(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 3, de la musique organique ou instrumentale » pp. 42-53
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 3, de la musique organique ou instrumentale » pp. 42-53

Section 3, de la musique organique ou instrumentale

Il seroit inutile de traiter ici de la structure des instrumens à vent ou à corde dont les anciens se servoient. La matiere a été comme épuisée, soit par Bartholin le fils dans son traité des instrumens à vent de l’antiquité, soit par d’autres sçavans. Je crois même à propos de remettre ce que j’ai à dire concernant l’usage que les anciens faisoient de leurs instrumens pour soustenir par un accompagnement les acteurs qui déclamoient, à l’endroit de cet ouvrage où je traiterai de l’execution de la déclamation composée et écrite en notes.

En effet comme une des preuves les plus convainquantes que je doive apporter pour faire voir que les anciens composoient et qu’ils écrivoient en notes la simple déclamation théatrale, est de montrer que cette déclamation étoit soûtenuë d’un accompagnement : je serois obligé, lorsque je viendrai à traiter de l’execution de cette déclamation, à faire relire les mêmes passages, et à repeter les mêmes réflexions dont je me serois déja servi, si j’avois parlé ici de l’accompagnement. Je me bornerai donc à dire quelque chose des compositions musicales des anciens, qui n’étoient point faites sur des paroles, et qui ne devoient être executées que par des instrumens.

Les anciens avoient la même idée que nous sur la perfection de la musique, et sur l’usage qu’il étoit possible d’en faire.

Aristides Quintilianus, en parlant de plusieurs divisions que les anciens faisoient de la musique considerée sous differens égards, dit que le chant, que la musique par rapport à l’esprit dans lequel elle a été composée, et à l’effet qu’on a voulu lui faire produire, se peut partager en musique qui nous porte à l’affliction, en musique qui nous rend gais, et nous anime, et en musique qui nous calme en appaisant nos agitations.

Nous rapportons ci-dessous le passage d’Aristides.

Nous avons observé déja dans le premier volume de cet ouvrage que les symphonies étoient susceptibles, ainsi que le sont les chants musicaux composez sur des paroles d’un caractere particulier qui rende ces symphonies capables de nous affecter diversement en nous inspirant tantôt de la gayeté, tantôt de la tristesse, tantôt une ardeur martiale et tantôt des sentimens de dévotion : le son des instrumens, écrit Quintilien, l’auteur le plus capable de rendre compte du gout de l’antiquité, nous affecte, et bien qu’il ne nous fasse pas entendre aucun mot, il ne laisse point de nous inspirer divers sentimens.

" c’est en vertu des loix de la nature, dit dans un autre endroit l’auteur que nous venons de citer, que les tons et la mesure font tant d’effet sur nous. Si cela n’étoit point, pourquoi les chants des symphonies qui ne nous font point entendre aucune parole, pourroient-ils nous émouvoir à leur gré, ainsi qu’ils le sçavent faire ? Dira-t’on que c’est par un pur effet du hazard que dans les festes, certaines symphonies échauffent l’imagination en mettant les esprits en mouvement, et que d’autres symphonies les appaisent et les calment !

N’est-il pas évident que ces symphonies ne produisent des effets si differens, que parce qu’elles sont d’un caractere opposé. Les unes ont été composées pour être propres à produire un certain effet, et les autres pour être propres à produire un effet contraire. à la guerre, lorsqu’il faut faire marcher les troupes en avant, les instrumens ne jouent pas un air du même caractere que celui qu’ils jouent, lorsqu’il faut qu’elles se retirent. L’air que sonnent nos instrumens militaires, quand il faut demander quartier, ne ressemble point à celui qu’ils sonnent, quand il faut aller à la charge. " comme les anciens n’avoient point d’armes à feu dont le bruit empêchât les soldats d’entendre durant l’action le son des instrumens militaires dont on se servoit à la fois pour leur faire connoître le commandement, et pour les encourager, les anciens faisoient sur cette partie de l’art de la guerre, une attention et des recherches qu’il seroit inutile de faire aujourd’hui.

Le fracas du canon et de la mousqueterie empêche souvent qu’on entende même les signaux que donnent plusieurs tambours ou plusieurs trompettes qui battent ou qui sonnent ensemble.

Les romains sur tout se piquoient d’exceller dans les airs militaires.

Quintilien après avoir dit qu’on faisoit un grand usage de la musique dans les armées lacedemoniennes pour exciter l’ardeur martiale dans le coeur des soldats, ajoûte : " les trompettes et les cors qui sont dans nos légions servent-ils à autre chose ? N’est il pas même permis de croire que c’est au talent de faire usage des instrumens de guerre, lequel nous possedons superieurement aux autres nations, qu’est dûë en partie la reputation de la milice romaine. "

Tite-Live raconte un fait très-propre à confirmer ce que dit Quintilien. Annibal aïant surpris la ville de Tarente sur les romains, il usa d’un stratagême pour empêcher la garnison de se jetter dans la forteresse de la place et pour la faire prisonniere de guerre. Comme il avoit découvert que le quartier d’assemblée des romains, en cas d’allarme imprevûë, étoit le théatre de la ville, il y fit sonner le même air que les romains faisoient sonner pour s’assembler : mais les soldats de la garnison reconnurent bien-tôt à la mauvaise maniere avec laquelle la trompette étoit embouchée, que ce n’étoit pas un romain qui en sonnoit, et se doutant bien de la ruse de l’ennemi, ils se refugierent dans la forteresse, au lieu de se rendre sur la place d’armes.

Longin parle de la musique organique, comme nous pouvons parler de notre musique instrumentale. Il dit que les simphonies touchent, quoiqu’elles ne soient que de simples imitations d’un bruit inarticulé, et s’il faut parler ainsi, des sons qui n’ont qu’une demi-vie, que la moitié de leur être. Cet auteur entendoit par sons parfaits, auxquels il oppose des sons des simphonies qui n’ont qu’un être imparfait, les sons des recits en musique où le son naturel étant adapté à des mots, se trouve joint avec un son articulé. Voici ce qu’ajoute Longin au passage que nous venons de rapporter. et de vrai ne voyons-nous pas que le son des instrumens à vent remuë l’ame… etc. je vais encore rapporter un endroit de Macrobe qui pourroit paroître inutile, parce qu’il ne dit que la même chose que les passages de Quintilien et de Longin qu’on vient de lire, mais il m’a semblé propre à fermer la bouche à ceux qui voudroient douter que les anciens songeassent à tirer de la musique toutes les expressions que nous voulons en tirer, et qu’ils eussent communément de cet art la même idée qu’en avoit Lulli. Puisqu’on ne sçauroit produire les symphonies des anciens, perduës par l’injure des temps, nous ne sçaurions juger du merite de ces symphonies, que sur le rapport de ceux qui les entendoient tous les jours, qui voïoient l’effet qu’elles produisoient, et qui sçavoient encore dans quel esprit elles avoient été composées.

" le pouvoir que le chant a sur nous est si grand, c’est Macrobe qui parle, qu’on fait jouër aux instrumens militaires un air propre à rechauffer le courage, lorsqu’il faut aller à la charge, au lieu qu’on leur fait jouër un air d’un caractere opposé, lorsqu’il faut faire une retraite. Les symphonies nous agitent, elles nous rendent gais ou inquiets, et même elles nous font dormir.

Elles nous calment, elles nous soulagent même dans les maladies du corps. " comme il arrive quelquefois que les maladies du corps sont causées par les agitations de l’esprit, il n’est pas surprenant que la musique en soulageant les maux de l’esprit, ait soulagé et même qu’elle ait gueri en certaines circonstances les maladies du corps. Que la musique diminuë, qu’elle dissipe nos chagrins et notre mauvaise humeur : chacun en est convaincu par sa propre experience.

Je sçai bien que les circonstances où la musique peut agir avec efficacité sur les maladies, sont rares, et qu’il seroit ridicule d’ordonner des airs et des chansons, comme on ordonne les purgations et la saignée. Aussi les auteurs anciens qui parlent des guerisons operées par la vertu de la musique en parlent-ils comme de cures extraordinaires.

Enfin comme il est quelquefois arrivé de nos jours des miracles de cette espece, les anciens sont pleinement à couvert du soupçon d’avoir cru, concernant les guerisons dont il s’agit, ce qui n’étoit pas, ou de nous avoir debité des fables comme des histoires veritables. Pour le dire en passant, ce point là n’est pas le seul sur lequel notre propre experience les ait défendus contre l’accusation d’imposture ou de credulité. Pline l’historien n’a-t’il pas été justifié contre plusieurs accusations de cette nature que les critiques du seiziéme siecle avoient intentées contre lui ? Pour revenir à la guerison de quelques maladies par la musique ; les memoires de l’academie des sciences qui ne sont point écrits par des personnes qui croïent legerement, font mention sur l’année mil sept cens deux et sur l’année mil sept cens sept, de guerisons operées recemment par la vertu de la musique.

On trouve dans Athenée, dans Martianus Capella et dans plusieurs autres écrivains anciens, des recits surprenans de tous les effets prodigieux que produisoit la musique des grecs et celle des romains. Quelques modernes, comme Monsieur Meibomius et Monsieur Bartholin le fils, ont même ramassé ces faits dans leurs ouvrages. On peut donc lire à ce sujet le recueil de plusieurs auteurs anciens qui ont écrit sur la musique, publié et commenté par le premier, et le livre de tibiisveterum, écrit par le Gaspard Bartholin. Si Monsieur Le Fevre de Saumur avoit pû voir ce dernier livre avant que de faire imprimer son commentaire sur Terence, peut-être n’y auroit-il pas inseré les beaux vers latins qu’il avoit faits contre la flute antique, et contre ceux qui veulent entreprendre d’en expliquer la structure et l’usage.

Il est bon de se ressouvenir en lisant les ouvrages dont je viens de faire mention, que c’étoit sur des grecs ou sur leurs voisins que la musique produisoit des effets si merveilleux. On sçait que les organes de l’oüie ont plus de sensibilité dans ces païs-là, que dans les contrées où le froid et l’humidité regnent huit mois de l’année. Comme la sensibilité du coeur est égale ordinairement à celle de l’oreille, les habitans des païs situez sur la mer égée et sur la mer Adriatique sont aussi naturellement plus disposez à se passionner que nous. Il n’y a pas si loin de l’Isle De France en Italie. Cependant un françois remarque d’abord, quand il est en Italie, qu’on y applaudit aux beaux endroits des operas, avec des transports qui paroîtroient dans son païs les saillies d’une troupe d’insensez.

Au contraire nous avons du côté du nord des voisins qui sont naturellement moins sensibles que nous au plaisir d’entendre de la musique. à en juger par les instrumens qu’ils aiment davantage, et qui nous sont presqu’insupportables, soit à cause du trop grand bruit qu’ils font, soit à cause de leur peu de justesse et leur peu d’étenduë, il faut que ces voisins aïent déja l’oreille plus dure que nous. Trouverions-nous communement parlant, un concert executé par des trompettes placez dans le lieu même où nous mangerions, un bruit fort agréable ?

Aimerions-nous dans un cabinet un clavecin dont les touches, au lieu de faire resonner des cordes de fil-d’archal, feroient sonner des clochettes ? Je dis communement, parce qu’étant situées entre l’Italie et les païs dont je viens de parler, il est naturel que nous aïons des compatriotes qui tiennent les uns des italiens, et les autres des peuples qui sont à notre septentrion.