Discours prononcé à Tréguier
Que je vous remercie de m’avoir enlevé, moi déjà si peu enlevable, à cet éternel fauteuil où je m’ankylose, à ces douleurs par lesquelles je me laisse envahir, à ces hésitations d’où j’ai besoin d’être tiré de force ! Je vous devrai la joie d’avoir revu une fois encore ma vieille ville de Tréguier, à laquelle m’attachent de bien chers souvenirs. Si courtes et si rares ont été les apparitions que j’y ai faites depuis que le vaste monde m’a pris, que je peux dire qu’il y a quarante ans que je l’ai quittée. Quarante ans, quel long espace dans la vie humaine ! Que de choses changent en quarante ans ! Mais, nous autres, Bretons, nous sommes tenaces, et, hier, en faisant le tour du cloître et de la cathédrale, en visitant ma vieille maison, je me disais que rien absolument, n’était changé ni en moi, ni en ce qui m’entourait.
Ah ! sûrement, dans les hommes, le changement est énorme. Presque tous ceux qui ont entouré mon enfance ont disparu : ma mère, à qui je dois le fond de ma nature, qui est la gaieté ; ma sœur, si pure, si dévouée, ne sont plus aux lieux où je les ai vues autrefois vivre et m’aimer. Ma bonne, Marie-Jeanne, est morte, il y a quelques années. Et mes excellents maîtres, à qui je dois ce qu’il y a de meilleur en moi…, un seul d’entre eux, je crois, et des plus méritants, vit encore. M. Pothier et M. Duchesne, qui m’apprirent les deux choses qui m’ont été les plus utiles, le latin et les mathématiques ; M. Pasco, si plein de bonté ; M. Auffret, le principal, qui me fit comprendre ce que peut avoir de charme austère une vie grave, consacrée à la raison et au devoir, tous ces hommes excellents ne sont plus. Ils ont disparu, après avoir fait le bien et compté dans une tradition de sérieux et de vertu. Mais le cadre où ils vécurent dure toujours. Hier, je retrouvais presque pierre pour pierre le Tréguier d’autrefois ; j’aurais pu mettre un nom sur chaque maison. La cathédrale a toujours son adorable légèreté. L’herbe qui pousse sur les vieilles tombes du cloître est toujours aussi touffue ; j’aurais pu croire que c’est la même vache qui la broute depuis quarante ans.
Et alors, je me suis demandé si moi-même j’avais changé, et je me suis répondu bien fermement : Non. De corps, oui sans doute ; et pourtant, même sur ce point, j’aurais beaucoup à dire. Enfant, j’étais difficile à remuer, ne jouant jamais, porté à m’asseoir et m’acoquiner. La distance de la maison au collège, je la parcourais deux fois par jour, sans me détourner d’un pas à droite ni à gauche. Les rhumatismes, qui me rendent maintenant la marche si difficile, je les avais déjà. — Quant à l’âme, oh ! ç’a toujours bien été la même. Ce petit écolier consciencieux, laborieux, désireux de plaire à ses maîtres, c’est bien moi tout entier ; j’étais doué dès lors ; j’avais tout ce que j’ai maintenant ; je n’ai rien acquis depuis, si ce n’est l’art douteux de le faire valoir. Il vaudrait sûrement mieux vivre et mourir solitaire ; mais on n’est pas le maître ; le monde vous prend par les cheveux, fait un peu de vous ce qu’il veut.
Ce que j’ai toujours eu, c’est l’amour de la vérité. Je veux qu’on mette sur ma tombe (ah ! si elle pouvait être au milieu du cloître ! mais le cloître, c’est l’église, et l’église, bien à tort, ne veut pas de moi), je veux, dis-je, qu’on mette sur ma tombe : Veritatem dilexi . Oui, j’ai aimé la vérité ; je l’ai cherchée ; je l’ai suivie où elle m’a appelé, sans regarder aux durs sacrifices qu’elle m’imposait. J’ai déchiré les liens les plus chers pour lui obéir. Je suis sûr d’avoir bien fait. Je m’explique. Nul n’est certain de posséder le mot de l’énigme de l’univers, et l’infini qui nous enserre échappe à tous les cadres, à toutes les formules que nous voudrions lui imposer. Mais il y a une chose qu’on peut affirmer ; c’est la sincérité du cœur, c’est le dévouement au vrai et le sentiment des sacrifices qu’on a faits pour lui. Ce témoignage, je le porterai haut et ferme sur ma tête au jugement dernier.
En cela, j’ai été vraiment Breton. Nous sommes une race naïve, qui a la simplicité de croire au vrai et au bien. Avec le nécessaire et une petite part d’idéal, nous sommes heureux comme des rois. Cela sert médiocrement à réussir ; cela sert à quelque chose de mieux ; cela rend heureux. Oui, notre gaieté vient de notre honnêteté. Dans un temps où le mal général est le dégoût de la vie, nous continuons à croire que la vie vaut la peine qu’on en poursuive le but idéal. Nous sommes les vrais fils de Pelage, qui niait le péché originel. Une critique que m’adressent toujours les protestants est celle-ci : « Qu’est-ce que M. Renan fait du péché ? » Mon Dieu ! je crois que je le supprime. Je ne comprends rien à ces dogmes tristes. Je vous l’avoue, plus j’y réfléchis, plus je trouve que toute la philosophie se résume dans la bonne humeur. Nous autres, Celtes, nous ne serons jamais pessimistes, nihilistes. Sur le bord de ces abîmes, un sourire de la nature ou d’une femme nous sauverait… Ma mère, mourant à quatre-vingt-sept ans, après une maladie longue et terrible, plaisantait encore une heure avant de mourir.
Croyez-moi ; ne changez pas. Vos qualités sont de celles qui reprendront de la valeur. Le monde est en train de se laisser envahir par des races tristes, qui n’ont jamais su ce que c’est que jouir, races dures, sans sympathie, qui n’ont ni l’amour ni l’estime des hommes. Votre santé morale sera le sel de la terre. Vous aurez du talent, quand il n’y en aura plus ; de la gaieté, quand on médira d’elle ; vous aimerez la gloire, l’honneur, le bien, le beau, quand il sera convenu que ce sont là de pures vanités. Sachons être à notre jour des arriérés ; les rôles changent si vite en ce monde ! Ce sont presque toujours ces prétendus arriérés qui fondent ce que les empressés compromettent. Je songe souvent que c’est votre adhésion, en apparence tardive, qui donnera l’existence définitive à ces délicates choses que l’on perd par trop de zèle : un état légal, où l’ordre soit aussi assuré que la liberté ; un état social, où la justice ne soit pas trop violée ; un état religieux, qui donne à l’âme humaine son aliment idéal, sans contrainte officielle ni chimères superstitieuses.
Votre place est marquée dans l’exécution de ces grandes œuvres modernes ; car, en même temps que vous êtes du présent, vous tenez fortement au passé. Ce n’est pas le moment de changer ; restez ce que vous êtes. Entrez hardiment, avec votre génie propre, dans le concert de l’œuvre française ; portez-y votre raison, votre maturité. Osez valoir ce que vous valez. Notre cote en ce monde est au-dessous de notre valeur réelle. Nous avons des défauts, cela est hors de doute. Le principal est peut-être de trop douter de nous-mêmes.
Croyez-en l’expérience d’un compatriote, qui vous a quittés jeune et qui vous revient vieux, après avoir vu des mondes assez divers. Je ne vous enseignerai pas l’art de faire fortune, ni, comme on dit vulgairement, l’art de faire son chemin ; cette spécialité-là m’est assez étrangère. Mais, touchant au terme de ma vie, je peux vous dire un mot d’un art où j’ai pleinement réussi, c’est l’art d’être heureux. Eh bien ! pour cela les recettes ne sont pas nombreuses ; il n’y en a qu’une, à vrai dire : c’est de ne pas chercher le bonheur ; c’est de poursuivre un objet désintéressé, la science, l’art, le bien de nos semblables, le service de la patrie. À part un très petit nombre d’êtres, dont il sera possible de diminuer indéfiniment le nombre, il n’y a pas de déshérités du bonheur ; notre bonheur, sauf de rares exceptions, est entre nos mains.
Voilà le résultat de mon expérience. Je vous le livre pour ce qu’il vaut. J’ai toujours eu le goût de la vie, j’en verrai la fin sans tristesse ; car je l’ai pleinement goûtée. Et je mourrai en félicitant les jeunes ; car la vie est devant eux, et la vie est une chose excellente.