(1874) Premiers lundis. Tome II « Dupin Aîné. Réception à l’Académie française »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Dupin Aîné. Réception à l’Académie française »

Dupin Aîné
Réception à l’Académie française

M. Dupin aîné remplaçait M. Cuvier à l’Académie française ; c’était une situation piquante et qui promettait de rompre la monotonie de plus en plus fastidieuse de ces sortes de solennités. M. Dupin, orateur brusque, caustique, original, jeté là sous l’habit vert-pomme au milieu des compliments obligés, tenu de s’astreindre à certaines formules de discours et à certaines idées héréditaires de fauteuil en fauteuil, comment s’en tirerait-il sans manquer à lui-même ni à son éloquence ? par quelle issue sa verve s’échapperait-elle ? par quel biais imprévu trahirait-il sa vive et pétulante humeur ? Dans la position toute particulière où il se trouve depuis quelques mois, personnage politique important, ballotté par les conjectures diverses de l’opinion, jugé avec une sévérité équitable pour avoir déserté un admirable rôle en une circonstance récente, désigné pourtant encore comme ressource prochaine et dernière d’un système qui a usé tous ses hommes, comment M. Dupin allait-il aborder le public pour la première fois depuis sa grande et irréparable faute ? quel front allait-il montrer à cette foule, bien tiède, bien étiolée, bien de loisir sans doute, mais enfin un peu curieuse et maligne, comme toutes les foules, même les plus choisies ? Le front de M. Dupin ne se déconcerte guère, comme on sait ; il rougit malaisément, d’habitude ; les embarras ne s’y lisent jamais : sa lèvre, en ces moments-là, est seulement un peu plus arrogante que de coutume, sa parole plus décidée, sa probité de langage plus austère. Je me disais tout cela en regardant ce front bosselé qui, certes, manque beaucoup moins d’énergie que de vraie noblesse et de grandeur ; cet œil inégal et mobile sous un sourcil disgracieux ; cette dent vive, en saillie, prompte à la morsure ; et je me demandais comment ce masque vivant d’orateur allait s’employer dans la harangue académique d’usage, quand M. de Jouy a déclaré la séance ouverte, et M. Dupin a commencé.

M. Dupin a rendu d’abord à l’Académie et à tout l’Institut cette justice que c’était une pairie non héréditaire, une pairie du savoir et du talent, où nul choix du pouvoir, nulle intervention étrangère ne vous portait, et où chaque membre arrivait par le seul et libre suffrage de ses égaux. Ce suffrage libre des égaux auquel il attache, et avec raison, tant de prix, lui a fait dire que les trois honneurs qu’il se glorifiait le plus d’avoir reçus dans sa vie étaient : 1° sa charge de bâtonnier de l’ordre des avocats, après trente ans de profession ; 2° sa mission de député du département qui l’avait vu naître ; 3° sa qualité enfin de membre de l’Académie française. Ceci était bien ; ceci sentait l’homme du tiers état, l’homme d’un barreau courageux et indépendant, le citoyen qui, comme Roland et Dupont de l’Eure, eût pu devenir ministre en gardant ses gros souliers à cordons ! Mais ceci n’était plus qu’une jactance oratoire, une morgue de faux homme de bien, du moment que, magistrat investi des plus hautes fonctions du ministère public, on avait fait taire dans une circonstance décisive son devoir suprême, sa conscience légale, ses antécédents notoires, et jusqu’à ces instincts entraînants de parole, seconde conscience de l’orateur.

Abordant la vie et les travaux de M. Cuvier, M. Dupin a été court, et nécessairement incomplet. On lui a su gré de sa parfaite clarté ; mais les détails biographiques étaient souvent lourds et communs : nulle délicatesse, nulle grâce n’est venue les relever. L’esprit de M. Dupin brille plutôt par la promptitude que par la finesse ; là où sa verve n’est pas de mise, il n’a rien d’ingénieux pour y suppléer. Ce n’a pas été une preuve de tact que de comparer M. Cuvier à Galilée, au sujet du Discours sur les révolutions du globe, et de dire que, s’il avait vécu au seizième siècle, M. Cuvier eût été condamné, comme l’illustre Florentin, par les docteurs de l’Inquisition, pour avoir osé interpréter par la science l’œuvre des sept jours, mais qu’aussi il eût répondu comme Galilée : E pur, etc. Il est malheureusement trop reconnu que M. Cuvier n’avait pas ce courage qui lutte contre les préjugés puissants ; qu’il n’avait pas même le courage de la science, et qu’il a plus d’une fois fait fléchir celle-ci contrairement à ses propres convictions bien avérées. Il est bon, il est religieux de se montrer indulgent envers les morts illustres ; mais, à l’égard de M. Cuvier, nous croyons qu’on a abusé de la permission et outrepassé le devoir. Peu s’en faut qu’on ne l’ait proposé pour modèle aux savants dans sa conduite politique. Nous maintenons à regret que, quelque bienveillant qu’ait été dans le privé le caractère du grand naturaliste, ce n’a été en politique qu’un triste et déplorable caractère.

A propos de la mort de M. Cuvier, M. Dupin a rappelé que, vers ce temps, succombait aussi un autre homme, grand par l’action, un de ces hommes nécessaires dont la présence seule irritait les factions parce qu’elles le connaissaient et le craignaient. Après quelque hésitation, on a deviné que c’était de M. Perier qu’il était question, tant les hommes nécessaires s’oublient vite de nos jours. M. Dupin s’est écrié qu’il lui rendait cet hommage en dépit du dénigrement et de la haine : il nous a été impossible, dans tout cela, de rien voir d’irrité que le ton et le geste de M. Dupin.

Arrivant à parler de lui-même et de l’éloquence de barreau et de tribune, l’orateur, que la froideur de l’auditoire semblait de plus en plus gagner, s’est retrouvé un moment : il caractérisait l’improvisation, il la montrait inégale, incorrecte peut-être, mais indispensable, irrésistible dans les luttes publiques, toujours sur la brèche, le glaive acéré et nu : « L’orateur, s’est-il écrié alors, n’a pas un cahier à la main, il ne lit pas, son œil ne suit pas des lignes, son geste n’y est pas enchaîné ; mais il vit, il regarde, il s’anime de l’impression universelle, etc., etc. » Et, tout en parlant ainsi, son doigt froissait le papier, son regard le dédaignait, et, l’oubliant durant quelques minutes, il s’est mis à lancer de rapides étincelles que le public lui a rendues en longs applaudissements. Pour peindre le génie de l’éloquence improvisée, indélibérée, il l’a heureusement comparé au cavalier numide qui monte à cru son cheval fidèle. Il y a, en effet, dans la bonne manière de M. Dupin, quelque chose de brusque, de saccadé, d’offensif et d’inévitable, qui rappelle, si l’on veut, une fuite de Parthes ou une charge de Bédouins. Aussi nous avons été surpris, un instant après, de l’entendre réprouver, par une phrase bien inutile, je ne sais quel genre déréglé sur le compte duquel MM. Jouy et Jay sont plus compétents que lui. L’éloquence de M. Dupin n’est rien moins que classique et régulière. D’appareil logique et d’ordonnance extérieure, peu. C’est une veine inégale, capricieuse, qui court et roule bons et méchants mots, érudition et lazzi, dictons du peuple et centons latins : il y a du l’Intimé aux mauvais endroits ; aux excellents, c’est beau comme le paysan du Danube, mais comme le paysan du Danube qui aurait fait ses études du temps d’Étienne Pasquier, à l’Université de Paris. Et puis ce paysan du Danube qui, devenu bourgeois et avocat, sait encore si bien régenter l’illustre sénat assis pour l’écouter, a des moments singuliers où il lui prend une fluxion ou un mal de gorge, comme à Démosthènes, duquel on disait alors qu’il philippisait, et il garde ces jours-là un silence aussi prudent que celui que garda toute sa vie l’académicien Conrart.

Le discours de M. Dupin s’est terminé par un avertissement aux gens de lettres et aux artistes de tout espérer d’un prince qui n’a cherché, dans l’exil, d’autre ressource que celle de devenir un modeste professeur ; d’un prince qui sait toutes les langues de l’Europe, et qui pourrait parler à chaque ambassadeur la sienne, s’il n’aimait mieux parler français à tous. Ce dernier trait a paru généralement fort spirituel : quelques personnes l’ont trouvé un peu vif.

Nous serons bref au sujet de M. de Jouy et de sa réponse à M. Dupin. L’honorable académicien pérorait déjà depuis quelque temps, d’un ton solennel qui captivait assez vaguement l’attention de l’auditoire, lorsque, venant à parler des luttes soutenues par M. Dupin contre je ne sais quelles médiocrités, il s’est écrié, avec redoublement de conviction : « Et vous le savez, Messieurs, quelle puissance que la médiocrité ! » et là-dessus, faisant une pause, il se retourna vers M. Viennet, placé à sa droite. M. Viennet sourit ; le président-orateur s’enfonça plus avant dans le large fauteuil, et le public, qui jouissait de la pantomime, applaudit.

En somme, toute cette séance s’est passée froidement ; elle n’a eu aucun caractère littéraire, ni même politique. Les députés, amis de M. Dupin, qui se trouvaient çà et là, n’ont paru rien prendre bien au vif : l’orateur, de son côté, n’a guère dit que l’indispensable dans sa fausse position. Pour que cette solennité ressemblât encore mieux à toutes les autres du même genre, passées et futures, M. Arnault l’a terminée par un discours sur l’apologue et par la lecture de quelques fables.