Marie Stuart, par M. Mignet.
(2 vol. in-8º. — Paulin,
1851.)
« Eh bien ! On peut dire tout ce qu’on voudra,
maint noble cœur prendra parti pour Marie Stuart, même quand tout ce qu’on a
dit d’elle serait vrai. »
Cette parole que Walter Scott met dans la
bouche de l’un des personnages de son roman (L’Abbé), au
moment où il prépare le lecteur à l’introduction auprès de la belle reine, reste
le dernier mot de la postérité comme des contemporains, la conclusion de
l’histoire comme de la poésie. Élisabeth vivante a triomphé, et sa politique,
après elle, triomphe et règne encore, si bien que protestantisme et Empire
britannique ne sont qu’une seule et même chose. Marie Stuart a succombé de sa
personne et dans celle de ses descendants ; Charles Ier sous
la hache, Jacques II par l’exil, ont continué et accru son héritage de fautes,
d’imprudences et de calamités : la race entière a été retranchée et a paru
mériter de l’être. Mais, vaincue dans l’ordre réel et sous l’empire du fait ou
même sous celui de la raison inexorable, la belle reine a tout regagné dans le
domaine de l’imagination et de la pitié. Elle y a
retrouvé, de siècle en siècle, des chevaliers, des amoureux et des vengeurs.
Il y a quelques années, un Russe de distinction, le prince Alexandre Labanoff,
s’est mis à rechercher avec un zèle incomparable, dans les archives, dans les
collections et les bibliothèques de l’Europe, toutes les pièces émanant de Marie
Stuart, les plus importantes comme les moindres de ses lettres, pour les réunir
et en faire un corps d’histoire, et à la fois un reliquaire authentique, ne
doutant pas que l’intérêt, un intérêt sérieux et tendre, ne jaillît plus
puissant du sein de la vérité même. C’est à l’occasion de ce recueil du prince
Labanoff que M. Mignet fit paraître, de 1847 à 1850, dans le Journal des savants, une série d’articles où, non content d’apprécier
les documents produits, il introduisait pour sa part de nouvelles pièces
jusque-là inédites, et apportait de nouvelles lumières. Depuis lors, laissant la
forme de critique et de dissertation, M. Mignet a repris d’ensemble ce beau
sujet et en a composé un récit complet, grave, serré, intéressant et définitif,
qu’il publie en ce moment.
Dans l’intervalle, et il y a près d’un an (1850), a paru une Histoire de Marie Stuart par M. Dargaud, un écrivain de talent, et dont le livre a été beaucoup loué et beaucoup lu. M. Dargaud a fait, à sa manière, bien des recherches touchant l’héroïne de son choix : il a fait exprès le voyage d’Angleterre et d’Écosse, visitant en pèlerin tous les lieux, théâtre des séjours de Marie Stuart et de ses diverses captivités. En puisant abondamment chez ses devanciers, M. Dargaud leur a rendu justice avec effusion et cordialité ; il a fait passer dans les moindres lignes de son Histoire le sentiment de poésie et de pitié exaltée qui l’anime pour les souvenirs de la royale et catholique victime ; il a mérité une très belle lettre que Mme Sand lui a adressée de Nohant (10 avril 1851), et où elle le félicite en le critiquant à peine, et en parlant surtout de Marie Stuart avec charme et avec éloquence. Si donc je n’insiste pas plus longuement aujourd’hui sur l’ouvrage de M. Dargaud, c’est que j’avouerai ne point appartenir à cette école trop vive qui attendrit et amollit à ce degré l’histoire. Je ne crois pas que celle-ci doive être nécessairement ennuyeuse et triste, mais je pense encore moins qu’elle doive être à ce point émue, sentimentale et comme magnétique. Sans vouloir déprécier les qualités de M. Dargaud, qui sont trop dans le goût du jour pour ne pas se recommander d’elles-mêmes, je demanderai à suivre de préférence un historien plus sévère, et dont le jugement et la marche m’inspirent toute confiance.
Marie Stuart, née le 8 décembre 1542, six jours avant la mort de son père, lequel était en lutte, comme tous les rois ses devanciers, avec sa turbulente noblesse, commença en orpheline sa destinée d’inconstance et de malheurs. Elle fut assaillie d’orages dès le berceau,
Comme si, dès ce temps, la Fortune inhumaineEût voulu m’allaiter de tristesse et de peine,
ainsi que lui fait dire un vieux poète dans je ne sais quelle tragédie. Couronnée à l’âge de neuf mois, déjà disputée en mariage par les partis anglais et français, qui cherchaient à prévaloir en Écosse, elle fut bientôt, par l’influence de sa mère Marie de Guise, sœur des illustres Guises, accordée au dauphin de France, fils de Henri II. Le 13 août 1548, Marie Stuart, âgée de moins de six ans, débarqua à Brest ; fiancée au jeune Dauphin qui devint François II, et élevée avec les enfants de Henri II et de Catherine de Médicis, elle resta en France, soit comme dauphine, soit comme reine, jusqu’à la mort si prématurée de son mari. Elle y vécut en tout comme une princesse française. Ces douze ou treize années de séjour en France furent sa joie et son charme, et le principe de sa ruine.
Elle s’y accoutuma au sein de la cour la plus polie, la plus savante, la plus
galante d’alors, y brillant en sa fleur naissante comme l’une des plus rares
merveilles et des plus admirées, sachant la musique et tous les arts (
divinae Palladis artes
), apprenant les langues de
l’Antiquité, soutenant des thèses en latin▶, commandant des rhétoriques en
français, jouissant de l’entretien de ses poètes et leur faisant rivalité avec
sa propre poésie. L’Écosse, durant tout ce temps, ne lui parut que comme un pays
barbare et sauvage, qu’elle espérait bien ne jamais revoir, ou du moins ne
jamais habiter. Elle se flattait de la gouverner toujours par sa mère, qui en
était régente. Nourrie à une politique toute de cour et toute personnelle, on
lui fit signer à Fontainebleau, lors de son mariage (1558), une donation secrète
de l’Écosse aux rois de France, vers le même temps où elle adhérait publiquement
aux conditions que les commissaires arrivés d’Écosse mettaient à ce mariage, et
où elle leur promettait de conserver l’intégrité, les lois et les libertés de
son royaume natal. C’est en ce même moment que, sous main, elle faisait don du
royaume tout entier par un acte de bon plaisir et de pleine puissance. La cour
de France lui enseignait cette perfidie imprudente dès l’âge de seize ans. Une
autre imprudence bien impolitique qui s’afficha avec éclat, ce fut lorsque
Henri II, à la mort de Marie Tudor, fit prendre à Marie Stuart dauphine les
armes d’Angleterre à côté des armes d’Écosse, la présentant dès lors en rivale
déclarée et en concurrente d’Élisabeth.
Quand Marie Stuart perdit subitement son mari (5 décembre 1560), et que, veuve à dix-huit ans, il fut décidé qu’au lieu de rester en son douaire de Touraine, elle retournerait en son royaume d’Écosse pour y mettre ordre aux troubles civils qui s’y étaient élevés, ce fut un deuil universel en France dans le monde des jeunes seigneurs, des nobles dames et des poètes. Ceux-ci ont consigné leurs regrets dans maintes pièces de vers qui nous peignent au vif Marie Stuart à cette heure décisive, la première heure vraiment douloureuse de sa vie. On l’y voit fine, gracieuse, d’une blancheur de teint éblouissante, d’une taille et d’un corsage de reine ou de déesse, et L’Hôpital lui-même, à sa manière, dans un grave épithalame, l’avait dit :
Adspectu veneranda, putes ut Numen inesse :Tantus in ore decor, majestas regia tanta est !
d’une main longue, élégante et grêle (gracilis), d’un front
d’albâtre et brillant sous le crêpe, avec des cheveux d’or qui méritent une
légère remarque. C’est un poète (Ronsard) qui a parlé de
l’or de ses cheveux annelés et tressés
, et les poètes
emploient, on le sait, les mots un peu vaguement. Mme Sand,
parlant d’un portrait qu’elle a vu enfant au couvent des Anglaises, dit sans
hésiter : « Marie était belle, mais rousse. »
M. Dargaud parle d’un autre portrait où « un rayon de soleil éclaire,
dit-il assez singulièrement, des boucles de cheveux vivants et
électriques dans la lumière. »
Mais Walter Scott, réputé le
plus exact des romanciers historiques, nous peignant Marie Stuart prisonnière
dans le château de Loch Leven, nous montre, comme s’il les avait vues, les
tresses épaisses d’un brun foncé (dark brown) qui
s’échappaient à un certain moment de dessous le bonnet de la reine. Nous voilà
loin du roux, et je ne vois de moyen de tout concilier que d’en passer par ces
cheveux « si beaux, si blonds et cendrés »
qu’admirait Brantôme,
témoin très oculaire ; cheveux que la captivité devait blanchir,
et qui laisseront apparaître, à l’heure de la mort et aux
mains du bourreau, cette pauvre reine de quarante-cinq ans « toute
chenue »
, comme dit L’Estoile. Mais à dix-neuf ans et au moment de
son départ de France, la jeune veuve avait tout son éclat de beauté, n’était une
certaine vivacité de teint qu’elle perdit à la mort de son premier mari et qui
fit place à plus de blancheur.
Avec cela un esprit léger, gracieux, enjoué, la raillerie française, une âme vive et capable de passion, ouverte au désir, un cœur qui ne savait pas reculer quand l’animait la fantaisie ou la flamme, on entrevoit l’enchantement : telle était la reine aventureuse et poétique qui s’arrachait à la France en pleurant, et que des oncles politiques envoyaient pour ressaisir l’autorité au milieu de la plus rude et de la plus sauvage des Frondes.
L’Écosse, depuis que Marie Stuart enfant en était partie, avait subi de grands
changements : le principal était la Réformation religieuse qui y avait pris
racine et qui s’y était étendue avec vigueur. Le grand réformateur Knox prêchait
la doctrine nouvelle, qui y avait trouvé des âmes énergiques et dures toutes
faites pour la recueillir. La vieille lutte des barons et des seigneurs contre
les rois se compliquait et se redoublait désormais de celle des cités et du
peuple contre les croyances brillantes de la Cour et contre la hiérarchie
catholique. L’enfantement de la société moderne, de l’égalité civile, du respect
des droits de tous, s’y opérait péniblement à travers des scènes barbares et au
moyen du fanatisme même. Seule et sans conseil, aux prises avec les seigneurs et
avec la noblesse comme avaient été ses aïeux, Marie Stuart, prompte, mobile,
sujette à ses prédilections ou à ses antipathies, était déjà insuffisante :
qu’était-ce donc lorsqu’elle se trouvait de plus en face d’un parti religieux,
né et grandi durant les années récentes,
en face d’un
parti « raisonneur et sombre, moral et audacieux »
, discutant
rationnellement et la Bible en main le droit des rois, et poussant la logique
sous la prière ? Sortie d’une cour littéraire et artificielle, elle n’avait rien
pour comprendre ces grands et sourds mouvements des peuples, et pour les
retarder ou les détourner à son profit en s’y accommodant :
Elle revenait, a dit M. Mignet, pleine de regrets et de dégoûts, au milieu des montagnes sauvages et des habitants incultes de l’Écosse. Plus aimable qu’habile, très ardente et nullement circonspecte, elle y revenait avec une grâce déplacée, une beauté dangereuse, une intelligence vive mais mobile, une âme généreuse mais emportée, le goût des arts, l’amour des aventures, toutes les passions d’une femme, jointes à l’extrême liberté d’une veuve.
Enfin, pour compliquer le péril de cette situation précaire, elle avait pour voisine en Angleterre une reine rivale, Élisabeth, qu’elle avait offensée d’abord en revendiquant son titre, qu’elle n’offensait pas moins par une supériorité féminine et bruyante de beauté et de grâce, une reine capable, énergique, rigide et dissimulée, représentant l’opinion religieuse contraire, et entourée de conseillers habiles, constants et pleins de suite, compromis dans la même cause. Les sept années que Marie Stuart passa en Écosse, depuis son retour de France (19 août 1561) jusqu’à son emprisonnement (18 mai 1568), sont remplies de toutes les erreurs et de toutes les fautes que peut commettre une jeune princesse légère, emportée, irréfléchie, et qui n’a d’adresse et d’habileté que dans le sens de sa passion, jamais en vue d’un dessein politique général. La politique de Mme de Longueville, durant la Fronde, me paraît de cette force-là.
Quant aux autres fautes, aux fautes morales de la pauvre Marie Stuart, elles sont bien connues et aussi démontrées aujourd’hui que fautes de ce genre peuvent l’être. Mme Sand, très indulgente, considère comme les trois tâches capitales pour cette reine, l’abandon de Chastellard, les feintes caresses au malheureux Darnley, et l’oubli envers Bothwell.
Chastellard, comme on sait, était un gentilhomme de Dauphiné, musicien, poète, et
du cortège des serviteurs et des amoureux de la reine, qui d’abord l’agréait
assez. Chastellard avait été de la troupe qui fit escorte à Marie à son départ
pour l’Écosse, et, poussé par la passion, il y retourna quelque temps après ;
mais il ne sut pas se contraindre et s’en tenir, comme il convenait, à une
flamme poétique, en attendant qu’il fît partager, s’il le pouvait, sa flamme
réelle. Deux fois il fut trouvé caché sous le lit de la reine, et, à la seconde
fois, elle perdit patience et le mit entre les mains de la justice du pays. Le
pauvre Chastellard eut la tête tranchée ; il mourut en récitant, dit-on, un
hymne de Ronsard, et en s’écriant tout haut : « Ô cruelle
Dame ! »
Après un acte si rigoureux qu’elle laissait
accomplir par crainte du scandale, et pour mettre son honneur au-dessus de toute
atteinte et de tout soupçon, Marie Stuart n’avait, ce semble, qu’un parti à
prendre, c’était de rester la plus sévère et la plus vertueuse des
princesses.
Mais sa sévérité pour Chastellard, bien que faite pour étonner, n’est qu’une
peccadille au prix de sa conduite envers Darnley, son second mari. En épousant
ce jeune homme, son vassal, mais du nom de Stuart et de sa propre famille
(29 juillet 1565), Marie échappait aux diverses combinaisons politiques dans
lesquelles on essayait de l’attirer pour un second mariage, et elle eût
peut-être fait en cela une chose raisonnable, si elle n’eût pas fait avant tout
un acte de caprice et de passion.
Mais elle s’était
éprise de Darnley en un jour, et elle s’en dégoûta de même. Ce grand et frêle
jeune homme, tour à tour timide et vain, au cœur « mol comme
cire »
, n’avait rien de ce qui impose à une femme et de ce qui la
subjugue. La femme, telle que Marie Stuart, mobile, ardente et entraînée, avec
le sentiment de sa faiblesse et de son abandon, aime à trouver son maître et par
moments son tyran dans celui qu’elle aime, tandis qu’elle méprise vite en lui
son esclave et sa créature, quand il n’est rien que cela ; elle aime mieux un
bras de fer qu’une main efféminée. Moins de six mois après son mariage, Marie
dégoûtée se consolait avec l’Italien David Riccio, homme de trente-deux ans pour
lors environ, également propre aux affaires et aux plaisirs, qui la conseillait
et la servait comme secrétaire, et qui avait ce talent de musicien si propre à
en recouvrir et à en introduire quelque autre auprès des dames. Le faible
Darnley s’étant ouvert de sa jalousie aux lords et seigneurs mécontents,
ceux-ci, dans l’intérêt de leur politique, le poussèrent à la vengeance, et
s’offrirent à le servir de l’épée. Les ministres et pasteurs presbytériens s’en
mêlèrent. Le tout fut machiné et dressé sous couvert de châtiment céleste avec
un concert infini, et, qui plus est, moyennant des actes et des conventions
formelles qui simulaient la légalité. La reine et son favori, avant qu’ils
parussent s’en douter, étaient pris dans un réseau. David Riccio fut saisi par
les conjurés un soir au souper (9 mars 1566), dans le cabinet de Marie, Darnley
étant présent, et de là entraîné et poignardé dans la chambre voisine. Marie, à
cette date, était enceinte de son mari de près de six mois. Dès ce jour,
outragée, ulcérée dans son honneur et dans son affection, elle conçut contre
Darnley un redoublement de mépris mêlé d’horreur, et jura de se venger des
exécuteurs violents
du meurtre. À cet effet, elle
attend, elle dissimule, elle prend sur elle pour la première fois de sa vie et
contient ses mouvements. Elle ne devient politique, comme cela est le propre des
femmes passionnées, que dans l’intérêt de sa passion même et de sa
vengeance.
Ici est le plus grave et le plus irréparable endroit de sa vie. Même quand on s’est bien représenté ce que c’est que la morale moyenne du xvie siècle avec toutes les perfidies et les atrocités qu’elle tolère, on est à peine préparé. Marie Stuart avait à cœur d’abord de se venger des seigneurs qui avaient prêté main-forte à Darnley, plutôt que de ce faible époux lui-même. Pour parvenir à ses fins, elle se réconcilie avec ce dernier et le détache des conjurés ses complices. Elle le force à les désavouer, et achève ainsi de l’avilir et de l’abîmer dans son propre esprit. Elle s’en tient là avec lui tant qu’une nouvelle passion pour un autre ne se joint pas à ce mépris consommé. Elle accouche sur ces entrefaites (19 juin), et le rend père d’un fils qui tiendra de tous deux par les mauvais côtés, et qui sera Jacques Ier d’Angleterre, cette âme de casuiste dans un roi. Mais déjà une nouvelle passion est éclose dans le cœur ouvert de Marie Stuart ; celui qu’elle choisit cette fois n’a ni la faiblesse de Darnley, ni les grâces de salon d’un Riccio : c’est le comte de Bothwell, âgé de trente ans, laid, mais à l’aspect martial, brave, hardi, violent et capable de tout oser. C’est à lui que cette tendre et flexible volonté va désormais s’enchaîner comme à son appui. Marie Stuart a trouvé son maître, et elle va lui obéir en tout sans scrupule, sans remords, comme il arrive en toute passion éperdue.
Comment se débarrasser d’un mari désormais odieux ? Comment s’unir à un homme qu’elle aime et dont l’ambition n’est pas d’humeur à s’arrêter à la moitié du chemin ? Ici encore, non pas pour excuser, mais pour expliquer Marie Stuart, on a besoin de se représenter la morale du temps : bon nombre des mêmes seigneurs qui avaient pris part au meurtre de Riccio, et qui s’étaient ligués de fait et par écrit, s’offrirent à elle et, pour rentrer en grâce, lui firent entrevoir le moyen de se débarrasser d’un époux à charge et trop importun. Elle ne répondit d’abord à cette ouverture qu’en parlant du divorce et de la difficulté de l’obtenir ; mais ces hommes peu scrupuleux, par la bouche de Lethington, le plus habile et le plus politique d’entre eux, lui dirent :
Madame, ne vous inquiétez de rien ; nous sommes ici les principaux de la noblesse et du Conseil de Votre Grâce, et nous trouverons bien le moyen de vous délivrer de lui sans aucun préjudice pour votre fils ; et quoique milord Murray, ici présent (le frère naturel de Marie Stuart) soit un peu moins scrupuleux pour un protestant que Votre Grâce ne l’est pour une papiste, je suis sûr qu’il regardera à travers ses doigts, nous verra faire et ne dira rien.
Le mot était lâché, il ne s’agissait, pour Marie comme pour son
frère Murray, que de regarder à travers ses doigts, selon
l’expression vulgaire, et de laisser faire sans se mêler de rien. Elle dut s’en
mêler pourtant ; elle dut attirer dans le piège, par un feint retour de
tendresse, Darnley, alors convalescent de la petite vérole. Elle dissipa sans
trop de peine ses soupçons, et reprit sur lui son empire. Elle le décida à venir
en litière de Glasgow à Kirk o’ Field, aux portes d’Édimbourg, dans une espèce
de presbytère peu convenable pour recevoir un roi et une reine, mais très propre
au crime qu’on voulait commettre. Darnley y périt étranglé avec son page, dans
la nuit du 9 février 1567. La maison sauta au moyen d’un baril de poudre qu’on
avait introduit pour faire croire à un accident. Pendant
ce temps, Marie était allée à un bal masqué au palais
d’Holyrood ; elle n’avait quitté le roi son mari que dans la soirée, et quand
tout avait été préparé dans le dernier détail. Bothwell, qui avait assisté
quelque temps au bal d’Holyrood, était sorti d’Édimbourg après minuit, et avait
présidé à tout le forfait. Ces circonstances sont désormais prouvées d’une
manière irréfragable et par les dépositions des témoins, et par les confessions
des acteurs, et par les propres lettres de Marie Stuart, dont M. Mignet, dans un
éclaircissement final, met hors de doute l’authenticité. Elle sentait bien qu’en
s’abandonnant à ce point aux projets de Bothwell, elle lui fournissait des armes
contre elle-même, et qu’elle lui donnait sujet de se méfier à son tour. Il
pouvait se dire, comme plus tard Norfolk, que
l’oreiller
d’une telle femme
, pour y dormir,
était
peu sûr
. Dans les préparatifs de cet horrible guet-apens,
elle lui marquait plus d’une fois sa répugnance à tromper ce pauvre malade
crédule qui se confiait en elle :
Si ne m’éjouirai-je jamais, disait-elle, à tromper celui qui se fie en moi. Néanmoins vous me pouvez commander en toutes choses. Ne concevez donc point de moi aucune sinistre opinion, puisque vous-même êtes cause de cela : car je ne le ferais jamais contre lui pour ma vengeance particulière.
Ce rôle, en effet, de Clytemnestre, ou de Gertrude dans Hamlet, ne lui était pas naturel et ne pouvait que lui être imposé. Mais la passion la rendait cette fois insensible à la pitié, et lui faisait (c’est elle qui l’avoue) le cœur dur comme diamant. Marie Stuart mit bientôt le comble à sa passion désordonnée et à son désir en épousant ce même Bothwell et en révoltant par là contre elle le peuple entier, dont la moralité, tout fanatisé qu’il était, ne se dépravait pas du moins et était plus droite que celle des seigneurs.
Le crime eut de l’écho par-delà les mers : L’Hôpital, ce représentant de la conscience humaine en un siècle affreux, apprit, dans la retraite de sa maison des champs, l’égarement de celle dont il avait célébré le premier mariage et la grâce première ; il consacra son indignation par une nouvelle pièce de vers ◀latins, dans laquelle il raconte les horreurs de cette nuit funèbre, et ne craint pas de désigner l’épouse et la jeune mère, meurtrière, hélas ! du père de son enfant encore à la mamelleb.
Le 15 mai, trois mois, rien que trois mois après le meurtre, au premier sourire
du printemps, se célébrait le mariage avec l’assassin. Marie Stuart justifia en
tout le mot de Shakespeare : « Fragilité, ton nom est Femme ! »
Et nulle ne fut plus femme que Marie Stuart.
Ici, je ne saurais admettre le troisième reproche de Mme Sand, qui s’adresse à l’oubli de Marie Stuart pour Bothwell ; je vois,
au contraire, dans les traverses et les périls qui suivirent immédiatement ce
dernier mariage, que Marie n’a d’autre idée que de n’être point séparée de ce
violent et subjuguant époux. Elle l’aimait si follement (avril 1567) qu’elle
disait, à qui voulait l’entendre, « qu’elle quitterait la France,
l’Angleterre et son propre pays, et le suivrait jusqu’au bout du monde, vêtue d’une jupe blanche, plutôt que de se séparer de
lui »
. Et bientôt après, forcée par les lords de s’arracher à
Bothwell, et le leur reprochant amèrement, elle ne demandait qu’une chose,
« c’était qu’on les mît tous deux dans un navire pour les envoyer là
où la fortune les conduirait »
. Ce ne fut que l’éloignement, la
prison finale, l’impossibilité de toute communication, qui amenèrent forcément
la rupture. Marie, prisonnière en Angleterre, sollicita, il est vrai, des États
d’Écosse l’annulation
de son mariage avec Bothwell.
Dans l’espérance où elle était d’épouser le duc de Norfolk, qui faisait
l’amoureux d’elle et de sa couronne, et qu’au reste elle ne vit jamais. Mais,
Bothwell en fuite et une fois détruit, pourrait-on faire un reproche à Marie
Stuart d’un projet duquel elle attendait sa restauration et sa délivrance ? Sa
passion pour Bothwell avait été une fureur, et avait été poussée jusqu’à la
complicité du crime. Cette fièvre calmée, Marie Stuart tourna son esprit vers
les ressources qui s’offraient, et parmi lesquelles était la promesse de sa
main. Sa faute n’est pas là, et, au milieu de tant d’infidélités et d’horreurs,
ce serait pousser bien loin la délicatesse que de réclamer l’éternité du
sentiment pour ces restes d’une passion effrénée et sanglante. Ce qui est dû à
de semblables passions quand elles ne laissent pas après elles la haine, et ce
qui leur va le mieux, c’est l’oubli.
Une telle conduite et de tels actes, qui se couronnèrent par sa fuite
inconsidérée en Angleterre et par l’imprudent abandon de sa personne aux mains
d’Élisabeth, semblent bien peu propres à faire de Marie Stuart l’héroïne
touchante et pathétique qu’on est accoutumé de chérir et d’admirer. Et pourtant
elle mérite toute cette pitié, et il suffit, pour la lui rendre insensiblement,
de la suivre dans la troisième et dernière partie de sa vie, durant cette
longue, injuste et douloureuse captivité de dix-neuf années (18 mai 1568
— 5 février 1587). Aux prises sans défense avec une rivale cauteleuse et
ambitieuse, sujette à tous les contrecoups du dehors, victime d’une politique
avare et tenace qui ne lâche point sa proie et qui met un si long temps à la
torturer sans la dévorer, elle ne s’abandonne pas un seul moment, elle se
relève. Cette faculté d’espérance, qui l’a tant de fois trompée, lui devient ici
une grâce d’état et une
vertu. Elle émeut le monde
entier dans l’intérêt de son infortune et le soulève par un charme puissant. Sa
cause s’agrandit et se transforme. Ce n’est plus la femme passionnée et légère,
punie pour ses fragilités et ses inconstances, c’est l’héritière légitime de la
couronne d’Angleterre, qui est exposée dans son donjon aux yeux du monde, une
catholique fidèle, inébranlable, et qui refuse de sacrifier sa foi à l’intérêt
de son ambition et même au salut de sa vie. La beauté et la grandeur de ce rôle
étaient faites pour saisir l’âme tendre et naturellement croyante de Marie
Stuart. Elle s’en pénètre et le substitue dès le premier instant à tous ses
anciens sentiments personnels, qui peu à peu expirent et qui s’apaisent en elle
avec les occasions fugitives qui les avaient soulevés. Elle ne paraît pas plus
s’en souvenir que du bruit des vagues et de l’écume des flots sur ces lacs
brillants qu’elle a traversés. Durant dix-neuf ans toute la catholicité s’agite,
se passionne pour elle, et elle est là, à demi héroïne et à demi martyre, qui
fait le signal et agite sa bannière à travers les barreaux. Captive, ne
l’accusez pas de conspirer contre Élisabeth ; car, dans ses idées de droit divin
et de royauté absolue, de souveraine à souveraine, l’une des deux fût-elle
prisonnière de l’autre, ce n’est pas conspirer que de chercher le triomphe de sa
cause, c’est simplement poursuivre la guerre. Du moment d’ailleurs que Marie
Stuart est prisonnière, qu’on la voit accablée, privée de tout ce qui console,
infirme, hélas ! et déjà blanchie avant l’âge ; quand on l’entend, dans la plus
longue et la plus remarquable de ses lettres à Élisabeth (8 novembre 1582), lui
redire pour la vingtième fois : « Votre prison, sans aucun droit et juste
fondement, a jà détruit mon corps, duquel vous aurez bientôt la fin s’il y
continue guère davantage, et n’auront mes ennemis beaucoup de temps
pour assouvir leur cruauté sur moi : il ne me
reste que l’âme, laquelle il n’est en votre puissance de
captiver »
; quand on a entendu ce mélange de fierté et de plainte, la
pitié pour elle l’emporte, le cœur a parlé ; ce doux charme dont elle était
douée, et qui agissait sur tous ceux qui l’approchaient, reprend le dessus et
opère sur nous à distance. Ce n’est ni avec le texte d’un greffier, ni même avec
la raison d’un homme d’État, qu’on la juge, c’est avec le cœur d’un chevalier,
ou, pour mieux dire, d’un homme. L’humanité, la pitié, la religion, la grâce
poétique suprême, toutes ces puissances invincibles et immortelles se sentent
intéressées dans sa personne, et crient pour elle à travers les âges.
« Porte ces nouvelles, disait-elle au vieux Melvil au moment de
mourir, que je meurs ferme en ma religion, vraie catholique,
vraie Écossaise, vraie Française. »
Toutes les croyances,
tous les patriotismes et les nationalités invoqués ici par Marie Stuart, lui ont
fait un long écho et lui ont répondu avec pleurs et avec amour.
Que reprocher d’ailleurs à celle qui, après dix-neuf ans de supplice et de torture morale, dans la nuit qui précéda sa mort, chercha dans la vie des saints, que ses filles avaient coutume de lui lire tous les soirs, un grand coupable à qui Dieu eût pardonné ?
Elle s’arrêta à la touchante histoire du bon Larron, qui lui sembla le plus rassurant exemple de la confiance humaine et de la clémence divine, et dont Jeanne Kennedy (l’une de ses filles) lui fit lecture : « C’était un grand pécheur, dit-elle, mais pas si grand que moi ; je supplie Notre-Seigneur, en mémoire de sa Passion, d’avoir souvenance et merci de moi comme il l’eut de lui à l’heure de sa mort. »
— Ces sentiments vrais et sincères, cette humilité contrite de ses derniers et sublimes moments, cette intelligence parfaite et ce profond besoin du pardon, ne laissent plus moyen de voir en elle aucune tache du passé qu’à travers les larmes.
Le vieil Étienne Pasquier sentait ainsi. Ayant à raconter dans ses Recherches la mort de Marie Stuart, il l’oppose à l’histoire tragique
du connétable de Saint-Pol, à celle du connétable de Bourbon, qui lui ont laissé
un mélange de sentiments contraires : « Mais en celle que je discourrai
maintenant, dit-il, il me semble n’y avoir que pleurs, et, par aventure, se
trouvera-t-il homme qui, en lisant, ne pardonnera à ses yeux. »
M. Mignet, qui a dû examiner toutes choses en historien et ne donner à l’émotion que de courts passages, a très bien exposé et démêlé les différentes phases de cette captivité de Marie Stuart et les ressorts qui furent en jeu aux divers moments : il a particulièrement éclairé d’un jour nouveau, et à l’aide des papiers espagnols provenant des Archives de Simancas, les préparatifs si lents de l’entreprise tentée par Philippe II, de cette croisade infructueuse et tardive qui ne se décida qu’après la mort de Marie Stuart, et qui aboutit au naufrage fastueux de l’invincible Armada.
Au sortir, pourtant, de ce brillant et orageux épisode de l’histoire du
xvie
siècle, qui vient de nous être si
fortement et si judicieusement rendu, tout plein encore de ces temps de
violence, de trahison et d’iniquité, et sans avoir l’innocence de croire que
l’humanité en ait fini à jamais avec de tels actes, on se prend à se féliciter
malgré tout, à se réjouir de vivre en des âges d’une morale publique améliorée
et plus adoucie ; on s’écrie avec le sieur de Tavannes, au moment où dans ses
Mémoires il vient de raconter cette vie et cette mort de
Marie Stuart : « Heureux qui vit sous un État certain, où le bien et le
mal sont salariés et châtiés selon les mérites !… »
Heureux les temps et les sociétés où une certaine
morale générale et un respect humain de l’opinion, où le Code pénal aussi, mais
surtout le contrôle continuel de la publicité, interdisent, même aux plus
hardis, ces résolutions criminelles que chaque cœur humain, s’il est livré à
lui-même, est toujours tenté d’engendrer !