(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre 2. La littérature militante »
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(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre 2. La littérature militante »

Chapitre 2
La littérature militante

1. La poésie de combat. Discours de Ronsard. Les protestants : D’Aubigné et Du Bartas. — 2. Éloquence. Dégradation de l’éloquence de la chaire par la passion politique ou religieuse. Naissance de l’éloquence politique. L’Hôpital. Du Vair. Faiblesse de l’éloquence judiciaire. — 3. Les pamphlets. L’Apologie pour Hérodote. Le parti des politiques : Jean Bodin. La Satire Ménippée.

1. Les discours de Ronsard ; D’Aubigné et Du Bartas.

Si quelque partie de la littérature devait souffrir de l’ardeur des discordes civiles, c’était, semble-t-il, la poésie, et pourtant il est vrai qu’elle leur doit quelques-unes de ses meilleures œuvres. Car le défaut de la Pléiade, c’était le pastiche, l’artificiel ; et il ne fut pas mauvais que les poètes fussent rappelés à l’actualité, sollicités de vivre de la vie de leur temps, de tirer de leurs âmes les communes émotions de toutes les âmes contemporaines. La grandeur des objets qui mettaient les hommes aux prises — c’était la religion avec la morale — faisait que l’actualité échauffait la poésie sans la rapetisser, la précisait sans la dessécher.

Jamais Ronsard ne fut mieux inspiré, plus simplement grand, éloquent, passionné, tour à tour superbement lyrique ou âprement satirique que dans ses Discours : jamais sa langue n’a été plus solidement et nettement française, son alexandrin plus ample et mieux sonnant ; jamais il n’a donné de meilleure expression de ses théories poétiques, auxquelles il ne songeait plus guère alors. Les Discours sur les misères de France ou sur le tumulte d’Ambroise, la Remontrance au peuple de France, et la Réponse aux calomnies des prédicans, l’Institution pour l’adolescence du roi Charles IX, débordent tantôt d’indignation patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand poète. Il enseigne à la poésie que le monde et la vie lui appartiennent, et que des plus familières comme des attristantes réalités elle peut sortir en ses plus belles formes.

La leçon ne fut pas perdue. C’était un disciple de Ronsard que ce capitaine huguenot qui, dans les loisirs forcés d’une blessure lente à guérir214, mettait au service de ses irréconciliables haines une science des vers formée par les exemples de la Pléiade et par la pratique de la poésie mignarde et galante. Les Tragiques de D’Aubigné ne verront le jour qu’au XVII° siècle, et nous les retrouverons au temps où le rude partisan se sera fait décidément homme de plume : mais il faut bien noter ici que ce chef-d’œuvre de la satire lyrique est né des guerres civiles, conçu dans le feu des combats, sous l’impression actuelle des vengeances réciproques ; même une partie du poème s’est fait « la botte en jambe », à cheval, ou dans les tranchées ; c’était un soulagement pour cette âme forcenée d’épancher dans ses vers le trop-plein de ses fureurs, qui ne s’épuisaient pas sur l’ennemi.

Tandis que D’Aubigné attendait maladroitement l’apaisement universel pour publier ses vers enragés, Du Bartas215 se faisait reconnaître pour un grand poète protestant. Sa gloire inquiéta Ronsard, d’autant que l’esprit de parti se plut à exalter l’auteur des Semaines aux dépens de l’auteur des Discours. Oubliée en France et dans les pays catholiques, l’œuvre de Du Bartas resta populaire en pays protestant : de Milton à Byron, elle a laissé des traces dans la poésie anglaise, et Gœthe en a parlé en termes enthousiastes qui lui ont valu chez nous plus d’estime que de lecteurs.

Il y a de beaux morceaux dans Du Bartas : mais il n’y a que des « morceaux ». De par la conception première de l’œuvre, la Semaine n’est qu’une collection de « morceaux » rejoints et classés. Et tous ces morceaux sont descriptifs. Au fond, Du Bartas, qui peint la nature sortant des mains du Créateur, n’est qu’un Belleau protestant. Il a l’avantage de l’enthousiasme religieux ; mêlant sa foi dans tous les actes de sa pensée, il prend un sujet biblique, au lieu de je ne sais quelle indifférente histoire naturelle. Mais ce sujet n’en est pas moins tout descriptif, et je reconnais là l’esprit de la Pléiade dégénérée. Voilà pourquoi celui qui fut en son temps le rival de Ronsard n’est pour nous que l’émule de Belleau. Ses vers à effet, sa vigueur éloquente, sa phrase magnifiquement gonflée, ses passages éclatants n’y font rien : on pourra le faire admirer dans d’habiles extraits, mais le faire lire d’un bout à l’autre, jamais.

Et puis, permis à Gœthe, un Allemand, de n’y point faire attention : mais enfin celui dont Ronsard expia les péchés, celui qui méconnut le génie de la langue, qui l’enfla d’inventions fantastiques jusqu’à « la faire crever », celui qui alla à l’encontre de tous les préceptes et de l’esprit du maître, ce fut Du Bartas ; on sait l’abus qu’il fit des composés : « guide-navire, échelle-ciel, brise-guérets, aime-lyre », et une infinité d’autres. Il a compromis ainsi une tentative qui en elle-même était intéressante. Il a aussi très indiscrètement exercé le provignement recommandé par Ronsard. Sa langue est celle d’un provincial qui veut montrer aux Parisiens qu’on n’est pas arriéré chez lui : il exagère leurs modes ou leur jargon, et arrive à n’être que leur caricature. Il n’y a pas de réhabilitation à tenter pour lui.

2. Éloquence. L’Hôpital et Du Vair.

Nous arrivons maintenant à des produits plus directs des discordes et de l’anarchie du xve  siècle. Toute une littérature oratoire et polémique en sortit.

L’éloquence, d’abord, en prit soudain un vigoureux essor. Non pas l’éloquence religieuse : car il fallut que l’apaisement se fit pour que la prédication catholique acquît cette solidité et cette gravité, dont Calvin avait donné les premiers modèles. Dans l’exaspération de la lutte, la parole chrétienne ne pouvait garder la décence de son caractère, ni les esprits chrétiens la mansuétude de leur Évangile : les protestants glissèrent à la virulence injurieuse ; les catholiques qui ne s’étaient pas encore réformés, retenant lavulgarité facétieuse des Maillard et des Menot, se donnèrent pour rôle d’exploiter et d’exprimer les passions de la populace216. L’éloquence dégoûtante, triviale, bouffonne, sanguinaire des prédicateurs de la Ligue n’appartient pas plus à la littérature que, sous la Révolution, les diatribes de l’Ami du Peuple ou les grossièretés du Père Duchêne. En attendant que Henri IV ait remis la controverse et la prédication au ton qui leur convient, les débuts de Du Perron et de Du Plessis-Mornay217 promettent dès lors de meilleurs jours.

Mais ce qui dégradait l’éloquence de la chaire lit naître l’éloquence politique. Il avait pu y avoir dans les siècles précédents quelques harangues vigoureuses, quelques saillies de naturel éloquent, auxquelles les Etats généraux, les assemblées de l’Université ou diverses occasions de troubles civils avaient pu donner lieu. Il n’y avait pas eu d’orateur à qui l’on pût donner vraiment ce titre ; il n’y avait pas de tradition oratoire. Voici que pour la première fois l’éloquence politique semble se constituer chez nous, par la coïncidence heureuse du retour à l’antiquité, qui offre les grands modèles, et d’un demi-siècle de discordes, qui, affaiblissant le pouvoir central, ouvrent aux divers corps de l’État la liberté de la parole218. Pendant les trente-cinq ans qui séparent la mort de Henri II de l’entrée de Henri IV à Paris, deux hommes se tirent de pair par le talent oratoire : L’Hôpital et Du Vair.

Il appartient à l’histoire d’estimer le rôle du grand homme de bien qui fut L’Hôpital219. Mais il nous faut chercher l’inspiration qui anima son éloquence. Confondant l’État et le roi, non comme le courtisan pour livrer l’État au bon plaisir du roi, mais pour que le roi fit du bien public son bien, il voulut fortifier le roi pour assurer la paix ; il se dévoua à combattre tous les l’auteurs de sédition et, d’anarchie, les ambitieux déguisés en fanatiques, et les fanatiques en qui le zèle faisait tous les effets de l’ambition. Il concevait la tolérance religieuse, en bon Français comme une nécessite politique, en bon chrétien comme un commandement de l’Évangile : les événements du siècle lui semblaient en donner la démonstration expérimentale, et il ne cessa de la prêcher, aux Rois, aux États, aux Parlements : c’était l’unique moyen de rétablir la paix sociale et de maintenir l’unité du royaume, disait-il quarante ans presque avant l’édit de Nantes. A travers ces hautes préoccupations, il n’oubliait pas qu’il était magistrat et chef de la justice : en même temps que ses Ordonnances réformaient les vices de la législation et de la procédure, il visitait les Parlements ; à Paris, à Rouen, à Bordeaux, il admonestait les juges, leur disait d’honnêtes et de fortes paroles, les rappelant à la probité, à l’exactitude, à la vigilance, avec un profond amour du peuple à qui la justice doit être une protection, non une charge.

Cet homme inébranlable au milieu des factions, qui ne cherchait pas le nom de bonhomme, sachant être ferme à ses propres risques, et que les grands soucis ne détournaient pas des petits devoirs, eut ie culte et la passion des lettres : il se consola de sa disgrâce en faisant des vers latins. Aussi son éloquence est-elle parfois encombrée d’érudition. L’Hôpital ne se fait pas faute de citer à la file dans le même discours Philippe, Démétrius, Louis XII, Théopompe, Galba, et bien d’autres : cela passait pour gentillesse dans le monde lettré du Palais. Mais, heureusement, il avait une éloquence de tous les jours, qui vaut mieux. Il a la phrase un peu lente et pesante, mais traversée de brusques éclairs, et parfois ramassée en fortes sentences. Dans ses visites aux Parlements, sa parole est familière, pittoresque, haussée par l’intérieure élévation de la pensée, échauffée soudain de passion spontanée, et redescendant sans heurt à l’aisance d’une grave causerie. Mais dans la Harangue aux États d’Orléans (1560) et dans le Mémoire au Roi sur le But de la guerre et de la paix (1568), ses ordinaires remontrances en faveur de la paix et de la tolérance ont revêtu une forme singulièrement forte ; vigueur de raisonnement, mouvement pathétique, expression saisissante, toutes les parties d’un grand orateur se trouvent dans ces deux pièces.

Du Vair220 n’a pas la brusquerie nerveuse ni le feu intérieur de L’Hôpital. Il n’en a pas non plus rembarras. Il marche d’une allure plus aisée et plus égale. Il vise à la rondeur cicéronienne ; il étale un peu plus complaisamment en phrases déjà polies des développements généraux et des expansions sentimentales. Mais il a de la vigueur, un enchaînement solide et efficace de raisons, et je ne sais pourquoi, quand on a ses discours du temps de la Ligue, notamment son Exhortation à la paix, ou sa Suasion de l’arrêt rendu en Parlement pour la manutention de la loi salique, on va chercher dans la Harangue de d’Aubray un modèle de l’éloquence politique du temps. Littérairement, le style de d’Aubray, c’est à-dire de Pithou, est plus piquant : mais, à part un ou deux mouvements pathétiques, la force oratoire est moindre. Puis on a la bonne fortune d’avoir dans les œuvres de Du Vair les monuments d’une éloquence réelle221 qui pendant six années, des barricades à l’entrée du Roi, dans les plus critiques circonstances, fut une arme au service de l’ordre et du droit : on voit alors le genre oratoire vivre véritablement, adapté à son milieu, et faisant son office.

Cela ne dura pas. Du Vair, faisant un traité de l’éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, blâmait le goût de vaine érudition qui gâtait tous les discours ; Pasquier s’en plaignait comme lui. Et les exemples de L’Hôpital, de Du Vair même, montrent combien l’amas des citations curieuses fut alors funeste au progrès de notre éloquence. Cependant les mêmes orateurs nous donnent la preuve que, hormis les discours d’apparat, ils savaient se décharger du fardeau de leur érudition. Il suffit qu’ils soient aux prises avec de rudes réalités, secoués de vraie passion, et dès lors ils ne s’amusent plus à faire montre de leur savoir d’humanistes. Qu’en pleine crise, L’Hôpital parle au roi, Du Vair au Parlement, et tous les deux parlent fortement, simplement, efficacement. Ce qui tua l’éloquence, ce lut le triomphe de la cause que ces deux hommes éloquents servaient : ce fut le triomphe de la royauté. Auguste avait supprimé l’éloquence romaine après, qu’elle avait fourni glorieusement une longue carrière : Henri IV, en pacifiant le royaume, ferma la bouche aux orateurs, qu’à peine on avait eu le temps d’entendre. Les œuvres de Du Vair sont à cet égard significatives : après les sept discours du temps de la Ligue, d’une éloquence simple et vivante, elles n’enregistrent soudain, à partir de l’entrée du roi à Paris, que des harangues de cérémonie, des discours d’ouverture au Parlement de Provence ou aux Grands Jours de Marseille ; la royauté absolue a tué l’orateur qui était en Du Vair ; il ne reste qu’un magistrat ponctuel, grave et un peu pédant. Les troubles des minorités sembleront réveiller l’éloquence politique : ils seront trop vite apaisés pour qu’elle ait le temps de renouer sa tradition et de produire des chefs-d’œuvre ; nous ne la retrouverons qu’au bout de deux siècles, quand la royauté absolue croulera.

Le même coup qui étouffa l’éloquence politique fut mortel à l’éloquence judiciaire, qui est liée naturellement à l’existence et au progrès de l’autre. D’abord l’expérience a montré partout ce que gagne le barreau au voisinage de la tribune, quand les relations sont journalières, le personnel à demi commun. Puis, il faut la liberté politique pour élever l’éloquence judiciaire au-dessus de l’argumentation strictement juridique et des gros effets de cour d’assises. Alors le discours d’affaires peut devenir une œuvre qui vaut et qui dure, même après que son utilité réelle et directe est épuisée. On le vit au xvie siècle. La gravité pédante du Palais n’avait rejeté le lourd appareil scolastique que pour imposer aux avocats l’accablante érudition de la Renaissance : on verra dans le Traité de Du Vair pourquoi nous n’avons pas même à citer ici la plupart des hommes qui de son temps représentaient l’éloquence judiciaire.

Mais il faut donner une mention à Estienne Pasquier, parce qu’il eut un jour à plaider une grande cause : en 1565, il soutint la requête de l’Université de Paris, qui contestait aux Jésuites le droit d’enseigner222. Pasquier donna cours à toute sa passion gallicane, et fit un plaidoyer vigoureux, mordant, parfois injurieux, qui, même pour nous, a de la chaleur et de l’intérêt : élargissant le débat, il traita de l’institution même des Jésuites, de leurs principes et de leur doctrine, de la question générale de l’enseignement laïque et de l’enseignement ecclésiastique, usant de la liberté du temps pour se lancera fond dans des discussions qui sont encore actuelles et brûlantes. Ce procès de l’Université et des Jésuites est l’affaire capitale du siècle : trente ans après que Pasquier n’avait pu empêcher le Parlement d’appointer la cause et de laisser les Jésuites en possession indéfiniment provisoire, l’Université, au lendemain de l’entrée du roi à Paris (1594), tenta un nouvel effort : l’avocat Arnauld se fit l’interprète de ses revendications et de ses jalousies : il parla avec plus d’emportement, de grossièreté même, mais plus de lourdeur et d’emphase que Pasquier.

Puis, comme l’éloquence politique, l’éloquence judiciaire, un instant soulevée au-dessus de la chicane journalière, eut les ailes coupées, et nous la verrons se traîner au xviie  siècle sans pouvoir jamais sortir du pédantisme, tandis que l’éloquence religieuse, aidée des circonstances qui étouffent les deux autres genres, s’acheminera rapidement à sa perfection.

3. La Satire Ménippée

À l’éloquence se rattache un genre auquel la vivacité de la lutte donna soudain un développement considérable. Le pamphlet fut alors une des formes principales de la littérature. Les réformés y recoururent de bonne heure, pour légitimer aux yeux des peuples leurs nouveautés et la rupture de l’unité religieuse : Calvin, Viret écrivirent vigoureusement, injurieusement contre les superstitions et l’immoralité de l’Eglise romaine. Le chef-d’œuvre du genre est l’Apologie pour Hérodote que j’ai déjà nommée ; Henri Estienne, pour défendre Hérodote dont la véracité était soupçonnée, imagina de démontrer que la sottise et la malice des hommes de son temps produisaient des effets aussi étonnants que les invraisemblables contes de l’historien grec ; et mettant ses haines huguenotes au service de ses goûts littéraires, il se prit à conter tant de graveleux et scandaleux exemples de la corruption catholique, à dauber fidèles et clergé avec une verdeur si rabelaisienne, que l’austère Genève crut entendre un accent d’impiété dans la trop pétulante gaieté de son champion.

La guerre civile greffa les controverses politiques sur les discussions théologiques et morales. Les réformés, poussés à la guerre par la persécution et par l’ambition des chefs de deux partis, ne sel contentèrent pas de discréditer leurs principaux ennemis par d’outrageux, mais parfois éloquents pamphlets223. La nécessité de justifier leurs prises d’armes contre l’autorité royale dont leurs adversaires se couvraient, leur donna occasion de discuter l’étendue et le fondement du pouvoir monarchique. Ils réimprimèrent le Contr’un, et leurs érudits. Hotman, Du Plessis-Mornay, mirent en avant les théories nouvelles : la royauté élective et la souveraineté des États, les droits de la conscience contre la loi, la légitimité de l’insurrection, et même du régicide224. Quand l’ordre de succession traditionnel appela Henri IV au trône, les protestants quittèrent leurs doctrines, qui furent recueillies par les catholiques, et le régicide devint pour un temps la propriété des théologiens de la Compagnie de Jésus.

Les catholiques ne demeuraient pas en reste d’injures et de pamphlets : mais leurs passions ne trouvèrent point d’interprète qui les fit vivre dans une forme littéraire. Entre les deux partis extrêmes, un parti de modérés, amis de la paix, de l’ordre et de l’union, sa forma et peu à peu éleva la voix. C’était en somme la bourgeoisie, éminemment représentée alors par les gens de robe, qui faisait entendre et finit par imposer les réclamations de son honnêteté, de son sens pratique et de son patriotisme. C’était elle qui allait faire la France de Henri IV et de l’ancien régime, catholique mais gallicane, la royauté absolue, mais servie et contenue par le tiers état. Dans les efforts de L’Hôpital pour obtenir la paix religieuse, dans la résistance de Pasquier à l’établissement des Jésuites, dans le rôle de Du Vair qui essaie de réconcilier le peuple catholique avec le roi légitime, le même esprit se montre ; et l’action de ce tiers parti, qu’on dit des politiques et qu’on devrait dire des patriotes, se fait sentir. Ce parti, qui n’avait ni les armes ni le nombre, avait les lumières et le talent : il lutta par sa parole et par toute sorte d’écrits, s’efforça de gagner le sentiment national, de l’obliger à prendre conscience de soi-même et de ses pressants intérêts. L’Hôpital, Du Vair, si modérés, si graves, ne craignirent pas d’agiter l’opinion par d’éloquents et forts libelles225.

À côté d’eux se range un des plus originaux et hardis esprits de ce temps, Jean Bodin226, qui, député aux États de Blois de 1576, fit refuser par le tiers les subsides réclamés pour la guerre civile. Bodin malheureusement ne nous appartient pas tout entier : il écrivit en latin cette Méthode pour l’étude de l’histoire où abondent les idées neuves et fécondes, et cet étrange Heptaplomeres inédit jusqu’à nos jours, où avec une force incroyable pour le temps il confronte toutes les religions et les renvoie dos à dos, sans raillerie impertinente, comme expressions diverses de la religion naturelle, seule raisonnable, et comme également dignes de respect et de tolérance. Cette conclusion rattache le dialogue à la pensée maîtresse de Bodin.

Une idée analogue fait l’actualité de six livres de la République qu’il donne en 1576. C’est certainement une réplique à la Franco-Gallia d’Hotman. Mais Bodin a su faire autre chose qu’un pamphlet. Aux fantaisies historiques d’Hotman sur la royauté élective et la souveraineté des Etats, il opposa la théorie de la monarchie française, héréditaire, absolue, responsable envers Dieu du bonheur public ; avec une nette vue de l’état réel des choses, il vit dans l’Etat la famille agrandie, et dans l’absolutisme royal l’image amplifiée de la puissance paternelle. Autour de ces idées fondamentales, il groupa une théorie générale des formes diverses du gouvernement, de fortes études sur les progrès et les révolutions des États, des réflexions curieuses sur l’adaptation des institutions politiques aux climats, enfin de très libérales doctrines sur l’impôt et l’égale répartition des charges publiques : si bien que ce livre, sans éloquence, sans passion, pesant, peu attrayant, fonda chez nous la science politique, et ouvrit les voies non seulement à Bossuet pour la théorie de la royauté française, mais à Montesquieu pour les principes d’une philosophie de l’histoire.

Bodin fixa pour le tiers état la notion des rapports du pouvoir royal et du peuple. Cette doctrine était impliquée déjà dans les harangues de L’Hôpital : Du Vair ne manquera pas une occasion de l’affirmer, et elle sera le fond solide et comme la substance de la Satire Mênippée. Cependant les mêmes idées commençaient à agir sur les protestants : de larges esprits s’élevaient parmi eux, qui, revenant aux vrais principes de la première réforme, ne demandaient qu’à mettre d’accord leur conscience religieuse et leur devoir de Français au moyen des conditions posées par L’Hôpital et par Bodin. Le plus pacifique de ces modérés calvinistes fut un des plus vaillants soldats de la guerre civile, La Noue227, ce petit gentilhomme breton qui forçait à tel point l’estime des deux partis, qu’en même temps il pouvait être envoyé du roi auprès de ceux de la Rochelle, et défenseur de la Rochelle contre le roi, au su et par la volonté des uns et des autres.

Ce soldat que les loisirs d’une prison firent écrivain, trouva le style qui convenait à son âme douce et forte : un style familier et vigoureux, sans ombre de prétention ni d’effets. On put lire en 1587 ses Discours politiques et militaires, où il avait versé toute son expérience et tous ses souvenirs ; Français autant que protestant, il réclamait énergiquement la paix et la tolérance, seuls moyens de rétablir le royaume et les impurs : il s’adressait aux catholiques autant qu’aux protestants ; car l’union dépendait des deux partis, mais surtout de celui qui avait la majorité du peuple et la faveur du roi.

Quand on songe combien L’Hôpital, Du Vair, Bodin, La Noue sont peu connus aujourd’hui, et combien la Satire Ménippée est sinon lue, au moins connue, on ne peut s’empêcher de trouver un peu d’injustice dans cette inégale répartition de la gloire. Car la Ménippée eut tout l’honneur de l’œuvre dont les hommes que j’ai énumérés avaient eu toute la peine. Cet immortel pamphlet n’eut pas d’action réelle : la Ligue était vaincue quand il parut. Mais il dut son succès précisément à ce qu’il vint à son heure, lorsque tout le monde était disposé à le goûter, à ce qu’il exprimait des idées qu’il commençait à être inconvenant de ne pas partager : il plaidait une cause gagnée, mais si récemment gagnée qu’un plaidoyer ne semblait pas encore superflu. Les partisans du roi y retrouvaient avec plaisir leurs sentiments : les ligueurs y trouvaient l’apologie de leur conversion ou achetée ou forcée. Le livre profitait du mouvement qui entraîne toujours l’opinion vers le vainqueur au lendemain de la victoire. En somme, il ne faut pas y voir une des forces qui opérèrent la réunion des esprits sous la royauté légitime, mais l’expression des volontés à l’instant de cette réunion. Et de là vint que son mérite et son succès ne furent pas de pure actualité : assez d’apaisement s’était déjà fait pour que la satire ne put se passer de grâce littéraire, et que cette grâce littéraire fût savourée du lecteur.

On sait comment la Ménippée fut composée, après l’avortement des États de la Ligue, par quelques bourgeois, laïcs ou clercs, catholiques de naissance ou protestants convertis, braves gens, sans fanatisme et sans fanfaronnade, qui aimaient la France, le roi et leurs aises228. Le corps de la satire est formé par la copieuse et bouffonne description des Etats de la Ligue. Ce sont d’abord les deux charlatans, espagnol et lorrain, qui débitent le précieux Catholicon : symbole expressif des ambitions qui entretenaient la guerre civile ; puis le pittoresque tohu-bohu de la procession ligueuse, charge plaisante de la réelle procession de 1590, mais en même temps véridique peinture de toutes les mascarades révolutionnaires : enfin les États, et cette fameuse suite de discours où, par un spirituel emploi de procédé satirique, chacun des meneurs vient se déshabiller lui-même devant le public, et livrer le secret de son égoïsme, jusqu’à ce que, dans la bouche de D’Aubray, la voix de la saine et honnête bourgeoisie française, tour à tour indignée, ironique ou piteuse, se fasse entendre.

Il ne faut pas surfaire la Satire Ménippée, même dans sa valeur littéraire. Si elle offre, dans sa partie principale, un plan arrêté et une claire composition, on y trouve aussi bien du désordre, des longueurs, peu de proportion et d’équilibre. Même la fameuse harangue de D’Aubray vaut par le détail et les morceaux, plutôt que par l’ensemble : le misérable état de Paris, ce pathétique début, qui sonne comme une péroraison cicéronienne, introduit une longue et diffuse relation, aussi peu oratoire que possible, des intrigues de la maison de Lorraine, qui nous ramène à la désolation de la ville. L’écrivain, à travers toutes les redites et les disparates, mêlant les personnalités injurieuses aux grandes généralités, la facétieuse causticité du bourgeois de Paris à la rhétorique savante de l’humaniste, finit par avoir dit tout ce qu’il faut. Là comme dans le reste de la satire, deux choses font leur effet, l’invention première et générale, cette idée de donner une représentation comique des États de la Ligue, puis le jaillissement de l’esprit, des saillies, des mots qui portent, qui peignent et qui piquent, les continuelles trouvailles de l’expression.

On a fait remarquer que, la Satire Ménippée étant de plusieurs mains, il était impossible de distinguer la part de chacun dans l’œuvre commune. A mon avis, c’est pour cela précisément que l’œuvre est littérairement d’ordre moyen : cette unité de ton résulte simplement de ce qu’aucun des collaborateurs n’a une personnalité tout à fait décidée. Bourgeois et érudits, ils écrivent en bourgeois et en érudits : ils ont l’esprit de leur classe et de leur temps : de là vient que leurs inspirations se fondent et se confondent si bien.

Mais il faut noter qu’ici encore la guerre civile et l’actualité ont aidé les esprits à secouer le joug de l’érudition, et fait passer en quelque sorte l’imitation de l’extérieur à l’intérieur de l’œuvre littéraire ; la nécessité d’être lu, compris et goûté de tous a fait que les auteurs de la Ménippée, et parmi eux un lecteur royal, n’ont plus pris aux anciens que ce qu’ils ont senti être conforme à leur raison, ce qui pouvait rendre leur pensée ou plus forte, ou plus sensible, ou plus agréable aux simples Français. Et ainsi la Ménippée tient sa place dans l’histoire de la pénétration de l’esprit français par le génie ancien.