(1888) Préfaces et manifestes littéraires « Art français » pp. 243-257
/ 1472
(1888) Préfaces et manifestes littéraires « Art français » pp. 243-257

Art français

La Peinture à l’Exposition de 1855.
Préface50

La peinture est-elle un livre ? La peinture est-elle une idée ? Est-elle une voix visible, une langue peinte de la pensée ? Parle-t-elle au cerveau ? Son but et son action doivent-ils être d’immatérialiser cela qu’elle fait de couleurs, d’empâtements et de glacis ? sa préoccupation et sa gloire de mépriser ses conditions de vie, le sens naturel dont elle vient, le sens naturel qui la perçoit. La peinture est-elle en un mot un art spiritualiste ?

N’est-il pas plutôt dans ses destins et dans sa fortune de réjouir les yeux, d’être l’animation matérielle d’un fait, la représentation sensible d’une chose, et de ne pas aspirer beaucoup au-delà de la récréation du nerf optique ? La peinture n’est-elle pas plutôt un art matérialiste, vivifiant la forme par la couleur, incapable de vivifier par les intentions du dessin, le par dedans, le moral, le spirituel de la créature ?

Autrement, qu’est le peintre ? — Un esclave de la chimie, un homme de lettres aux ordres d’essences et de sucs colorants, qui a, pour toucher les oreilles de l’âme, du bitume et du blanc d’argent, de l’outremer et du vermillon.

Croit-on, au reste, que ce soit abaisser la peinture que de la réduire à son domaine propre, ce domaine que lui ont conquis le génie de ces palettes immortelles : Véronèse, Titien, Rubens, Rembrandt, Vélasquez, grands peintres, vrais peintres ! flamboyants évocateurs des seules choses évocables par le pinceau : le soleil et la chair ! — ce soleil et cette chair que la nature refusa toujours aux peintres spiritualistes, comme si elle voulait les punir de la négliger et de la trahir.

Edmond et Jules de Goncourt.

L’Art du XVIIIe siècle51.
Préface de l’édition originale (1855)

Le livre a été commencé par deux frères, en des années de jeunesse et de bonne santé, avec la confiance de le mener à sa fin. Tout un mois, chaque année, au sortir des noires et mélancoliques études de la vie contemporaine, il était le travail dans lequel se recréait, comme en de riantes vacances, leur goût du temps passé. Et il y avait entre eux deux une émulation pour définir en une phrase, pour faire dire à un mot, le cela presque inexprimable qui est dans un objet d’art. C’était leur livre préféré, le livre qui leur avait donné le plus de mal.

Deux années encore, et l’histoire de l’art français du xviiie  siècle, dans toutes ses manifestations véritablement françaises, était terminée. Une année allait paraître l’École de Watteau, contenant les biographies de Pater, de Lancret, de Portail, encadrées dans un historique de la domination du Maître pendant tout le siècle. À cet avant-dernier fascicule devait succéder, l’année suivante, un travail général sur la sculpture du temps, où se serait détachée, comme l’expression la plus originale de la sculpture rococo, la petite figure du sculpteur Clodion.

Ces deux années n’ont pas été données à la collaboration des deux frères. Le plus jeune est mort. Le vieux ne se sent pas le courage — et pourquoi ne le dirait-il pas — le talent d’écrire, lui tout seul, les deux études qui manquent au livre. Du reste, s’il s’en croyait capable, un sentiment pieux que comprendront quelques personnes le pousserait, le pousse aujourd’hui à vouloir qu’il en soit de ce livre, ainsi que de la chambre d’un mort bien-aimé, où les choses demeurent telles que les a trouvées la mort.

Edmond de Goncourt.

Gavarni : l’homme et l’œuvre.
Préface de la première édition (1873)52

Nous avons aimé, admiré Gavarni.

Nous avons beaucoup vécu avec lui. Pendant de longues années, nous avons été presque la seule intimité du misanthrope. Il éprouvait pour le plus jeune de nous deux une sorte d’affection paternelle ; et la solitude du Point-du-Jour s’ouvrait à notre visite avec cet aimable mot d’accueil : « Mes enfants, vous êtes la joie de ma maison ! »

Ce sont, dans leur vagabondage libre et leur franche expansion, les causeries, les confidences de cette intimité que nous donnons ici. Ce sont des journées entières passées ensemble, des soirées où nous nous attardions, oublieux de l’heure et de la dernière gondole de Versailles ; ce sont les lentes et successives retrouvailles d’un passé, revenant à Gavarni au coin de son feu, ou au détour d’une allée de son jardin, — une biographie, pour ainsi dire parlée, — où la parole du causeur, de l’homme qui se raconte, est notée avec la fidélité d’un sténographe.

Le fils de Gavarni, Pierre Gavarni, que nous ne saurions trop remercier, a complété notre travail sur la vie de son père, par la communication entière de ses papiers. Il nous a confié ses fragments de mémoires, ses carnets, ses notules, ses récits de voyages, ses cahiers de mathématique, au parchemin graissé et noirci par une compulsation continue, et où la littérature écrite à rebours se mêle aux X, enfin les feuilles volantes qui livrent des épisodes de son existence.

Gavarni, en effet, fut toujours très écrivassier de ses impressions, de ses sensations, de ses aventures psychologiques, et, sauf les dernières années de sa vieillesse, où le philosophe ne formule plus sur ses journaux que des pensées, — toute sa vie, il l’a écrite.

Nous trouvons, jeté sur un morceau de papier, avec le désordre d’une note :

Il me manque le premier volume de ma vie d’enfant… J’ai presque tout le reste en portefeuille… J’aimerais qu’on écrivît sans esprit. On ne s’écrit pas, on s’imprime53.

Le soir où il écrivait cela, Gavarni avait près de lui une maîtresse d’ancienne date ; et, pour se tenir compagnie, il avait tiré d’un tiroir secret un petit livre rouge, à coins usés, usés, usés.

Le volume laissé sur la table de nuit, il se faisait par avance une joie, sa maîtresse couchée et endormie, de se plonger dans le petit livre rouge avec recueillement, solennité, religion.

Il y avait déjà quelque temps qu’il entendait, sans y prendre garde, crier du papier derrière lui, quand il se retourna.

Elle en avait fait des papillotes… Et c’étaient deux années de la vie de Gavarni.

* * *

Donc il y a des années dans la vie de Gavarni dont les femmes ont fait des papillotes, il y a encore des années égarées et perdues ; mais, malgré ces petits malheurs, nul artiste jusqu’ici, croyons-nous, n’a laissé sur lui-même autant de documents que Gavarni.

Et avec l’inconnu et l’inédit de ces documents authentiques et sincères, nous essayons aujourd’hui, dans ce livre, de faire connaître à la France son grand peintre de mœurs.

Edmond et Jules de Goncourt.

La Maison d’un artiste.
Préface de la première édition (1881)54

En ce temps, où les choses, dont le poète latin a signalé la mélancolique vie latente, sont associées si largement par la description littéraire moderne, à l’histoire de l’Humanité, pourquoi n’écrirait-on pas les mémoires des choses, au milieu desquelles s’est écoulée une existence d’homme ?

Edmond de Goncourt.