(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre I. Renaissance et Réforme avant 1535 — Chapitre II. Clément Marot »
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(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre I. Renaissance et Réforme avant 1535 — Chapitre II. Clément Marot »

Chapitre II
Clément Marot

Les premières années du xvie  siècle : les poètes d’Anne de Bretagne. — 1. Le roi François Ier. Humanisme, hellénisme : libres études et raison indépendante. Erudits et traducteurs. — 2. La reine de Navarre : mélange en elle du moyen âge, de l’Italie et de l’antiquité, de la Renaissance érudite et de la Réforme religieuse. — 3. Clément Marot. Son protestantisme. Ses attaches au moyen âge, à l’Italie, aux Latins. Son caractère et son talent. Sa place dans le mouvement général de la littérature. — -î. Le pétrarquisme : Mellin de Saint-Gelais. La chevalerie : l’Amadis.

Pendant une vingtaine d’années, l’esprit de la Renaissance s’infiltre chez nous : mais le xve  siècle reste pour ainsi dire toujours à l’avant-scène. Charles VIIl est un féodal, une épreuve affaiblie du Téméraire ; Louis XII, un bourgeois, une épreuve affaiblie de Louis XI. Avec sa bonhomie avisée, Louis XII estime les lettres surtout par les services qu’elles rendent, comme moyen de publicité ou de polémique. Mais la reine Anne les aime pour elles-mêmes ; elle s’entoure de poètes : et naturellement cette duchesse de Bretagne fait fleurir à la cour de France la poésie tourmentée et vide dont la féodalité princière du xve  siècle avait été si éprise. Elle emplit sa maison, celle du roi de rhétoriqueurs. L’Epinette du jeune prince conquérant, le royaume de Bonne Renommée, œuvre de Simon Bougoing, donne une idée suffisante de cette poésie des valets de chambre ou secrétaires du couple royal, et montre en eux les héritiers directs des Meschinot et des Molinet. Hors de la cour, d’autres rivalisent avec eux : d’autres continuent Coquillart et, dans ses basses parties, Villon161. Pas de milieu entre le réalisme grossier et l’idéalisme creux : ici la nature est triviale, là elle est contrariée.

Cette « rhétorique » dont se réjouit la raide et pédante Anne, marche contre la nature, et met son progrès à s’en éloigner. Cependant elle ne peut tout à fait s’abriter contre les souffles nouveaux : Jean Le Maire de Belges, qui fut historiographe de Louis XII, écrit les Illustrations des Gaules 162, vaste compilation de récits fabuleux, où se heurtent singulièrement l’érudition saugrenue du moyen âge et l’enthousiasme poétique de la Renaissance : le même qui fait des vers dignes de Molinet est un adroit ouvrier qui prépare avec un certain sentiment d’artiste l’instrument de la poésie future ; Clément Marot tiendra de lui quelques excellents secrets de facture163.

1. Humanisme et hellénisme sous François Ier.

En 1515, changement soudain de décor : dès que paraissent François Ier et sa sœur Marguerite, à la vulgarité bourgeoise, à la boursouflure bourguignonne succède toute la splendeur italienne de la vie de cour.

François Ier est assez ignorant, léger, superficiel : il semble qu’en fait d’art il ait eu surtout le sens du décor, surtout du décor mondain et fastueux. Il a aimé les tableaux, les statues, mais plus encore les bâtiments : l’architecture est son art favori. Sa passion est de se créer des demeures dignes de lui, où sa royauté s’encadre et ressorte ; et s’il recherche les tableaux et les statues, c’est un peu parce qu’il y voit un mobilier royal. Il a de l’intelligence au reste du goût : il aime la poésie, il fait des vers164, comme Marot, trop souvent comme Jean, mais par rencontre aussi comme Clément. Il a l’imagination abstraite, subtile, spirituelle, des souplesses et des sourires nouveaux dans la sécheresse un peu triste d’autrefois.

Saint-Gelais et Marot, des épîtres et des chansons, suffisaient à la passion spontanée du roi : de lui-même, il n’avait pas besoin d’une autre littérature. Mais un Frédéric d’Urbin, un Laurent de Médicis, et tant d’autres princes bien petits devant un roi de France, lui avaient par leurs exemples inculqué cette croyance, qu’un souverain accompli se doit à lui-même de protéger toutes les formes de l’esprit et de la science, d’orner son règne de philosophes et d’hellénistes aussi bien que de peintres et de poètes. Il élargit sa curiosité, il ouvrit sa cour, sa faveur, son esprit à Budé, aux graves éruditions, à la grande antiquité. Sa protection facilita la victoire de l’humanisme sur la discipline du moyen âge.

Le grec165, nous l’avons vu déjà, est absent du moyen âge. Sauf quelques moines irlandais qui en avaient un instant réveillé la tradition, les plus grands esprits eux-mêmes, tels que Gerbert, l’avaient ignoré. Le seul auteur grec connu était le pseudo-Denys l’Aréopagite, identifié à saint Denis, en l’honneur de qui, le 16 octobre, on célébra tous les ans jusqu’en 1789 une messe grecque à l’abbaye de Saint-Denis. Les traductions de quelques ouvrages d’Aristote n’impliquent aucune intelligence de la langue ni surtout de la pensée grecques : on lisait la Poétique, et nous voyons, dans un traité de métrique du xive  siècle, les poèmes de Lucain et de Stace donnés comme exemples de tragédies. Les dominicains, pour l’intérêt des études théologiques et de leurs missions lointaines, semblent s’être préoccupés du grec, comme de l’hébreu : on a d’eux quelques traductions faites sur les originaux. Mais, au début du xve  siècle, l’ignorance est encore si entière que Jean de Mon-treuil ne peut déchiffrer dans Juvénal et dans Boèce le fameux γνώθι σεαυτόν. Cependant le besoin de connaître les langues des Evangiles et de la Bible devenait plus pressant : et mettant à exécution des résolutions prises depuis assez longtemps, l’université de Paris donnait cent écus à Grégoire Tifernas en 1457 pour enseigner le grec avec la rhétorique. Dès 1455, même dès 1417 selon une lettre de Jean de Montreuil, un maître d’hébreu avait été rétribué. Ces essais, semble-t-il, ne se soutiennent pas ; et Tifernas, qui mourut quelques années après en Italie, ne fut pas remplacé.

On continua d’étudier exclusivement le latin. Les études littéraires refleurissaient depuis la fin du xive  siècle : les humanités faisaient une concurrence, modeste encore, mais réelle, à la logique. Guillaume Fichet à la Sorbonne, Robert Gaguin aux Mathurins, d’autres aux Bernardins, à Navarre, enseignaient larhétorique, et la Faculté, en 1489, assigna une heure dans l’après-dîner aux poètes, c’est-à-dire aux maîtres des humanités.

Le xvie  siècle s’ouvrît et l’esprit du moyen âge dominait encore : les logiciens méprisaient les grammairiens ; la dispute fut en honneur Jusqu’après 1531 : « on n’entendait parler, dit Ramus, que de suppositions, d’ampliations, de restrictions, d’ascensions, d’exponibles, d’insolubles, et autres chimères pareilles ». On lisait toujours le Floretus, Facetus, Tartaret, Buridan, Pierre d’Espagne ; et le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu (fin du xiie s.) demeure la base de l’étude de la langue latine jusque vers 1514, où l’expulse le Rudiment de Jean Despautère. Muret, Ramus, Lambin, tous les érudits qui ont fréquenté les cours de l’Université dans le premier tiers du siècle, sont unanimes dans leurs doléances, attestent l’absolue vérité des satires de Rabelais. Il n’est pas jusqu’à Marot, si peu érudit, qui ne se plaigne de l’insuffisance des études :

En effet, c’étoient de grans bestes
Que les régens du temps jadis :
Jamais je n’entre en paradis,
S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse.

Mais vers l’époque de l’expédition de Charles VIII, l’humanisme engagea vivement la lutte, et força peu à peu les portes des collèges, où depuis le siècle dernier étaient renfermés les étudiants. Un traité pédagogique de Filelphe s’imposait dans les programmes. Fauste Andrelin venait d’Italie enseigner les secrets de la versification antique. Des hommes studieux qui avaient achevé l’ancien cycle d’études se remettaient à l’école. Budé avait vingt-quatre ans, il avait terminé son droit, quand, vers 1491 ou 1492, il reprit les auteurs latins, surtout les poètes, et commença de les comprendre ; Erasme avait près de trente ans, en 1496, quand il s’enferma comme boursier au collège Montaigu. Par sa science, sa maturité, sa fièvre d’enthousiasme, cet écolier valait un maître. Il avait déjà écrit deux livres de ses Anti-barbares, titre éloquent qui lui seul est un manifeste. Il a consigné plus tard dans un colloque (ΊὙθυοφαΥία) ses souvenirs de Montaigu : l’ascétisme imbécile et inélégant, la nourriture sordide, l’écœurante malpropreté, les manières brutales ; et de telles rancunes exprimées après vingt ans attestent bien qu’avec l’étude des anciens se développe une conception absolument nouvelle de l’ordre général de la vie.

Rares étaient encore les ressources : Érasme, Budé furent eux-mêmes leurs propres maîtres : αὐτομαθἡς τε χαὶ ὀψιμαθήϛ, dit celui-ci, « j’ai appris tout seul, et tard ». La ruine de l’empire grec avait envoyé en Occident de savants hommes, mais aussi toute sorte de gens, qui n’avaient de grec que le nom, et, s’ils savaient à peu près leur langue nationale, étaient tout à fait incapables de l’enseigner. Budé s’adresse au Spartiate George Hermonyme ; Érasme rencontre un Grec affamé, Michel Pavius, qui le fait payer très cher : tous les deux, après quelques leçons, renoncent à rien tirer de leurs professeurs.

En 1500 paraissent à Paris les Adages d’Érasme ; c’est toute la lumière de l’antiquité qui se répand à flots sur le monde : dans ce petit livre est ramassée la quintessence de la sagesse ancienne, la fleur de la raison d’Athènes et de Rome, tout ce que la pensée humaine suivant sa droite et naturelle voie peut trouver de meilleur et de plus substantiel, avec cette forme exquise et simple qui s’était perdue depuis tant de siècles. A l’apparition des Adages, tous les esprits qui cherchaient et attendaient se sentirent comme inondés de la grâce de l’antiquité. Peu après 1500, Henri Estienne commence à imprimer des livres latins. En 1302. Budé traduit en latin un traité de Plutarque. En 1504 ou 1505, Le Fèvre d’Étaples explique la grammaire grecque de Théodore Gaza au collège de Coqueret. Jérôme Aleandre, Jean Lascaris arrivent d’Italie. En 1507, Tissard édite chez Gourmont le premier livre grec qui ait été imprimé à Paris, cet informe et touchant liber gnomagyricus, ou éclate à la fois tant d’ignorance et de bonne volonté. Puis on publie une grammaire, un dictionnaire, en 1523 deux chants de l’Iliade, en 1528 sept tragédies de Sophocle. Cependant, dès 1519, Homère a paru en français, il est vrai d’après le latin, dans la version parfois heureuse de Jehan Sanxon ; Le Fèvre d’Étaples, qui a édité et commenté les Épîtres de saint Paul en 1512, traduit en 1524 les Évangiles, en 1530 la Bible. Thucydide, traduit par Claude de Seyssel, paraît en 1527. Budé avait renouvelé le droit en 1508 par ses notes sur les Pandectes ; son traité des Monnaies et Mesures anciennes (1544) tournait l’humanisme vers l’exacte érudition.

Il était naturel que ces gens qui’s’étaient faits eux-mêmes, eussent foi en leur esprit, dans la raison humaine qui, en eux, soutenue par la volonté, réglée par la méthode, avait été à la science à travers tous les obstacles. N’ayant pas eu de maîtres, que devait, compter pour eux l’autorité ? Non moins naturellement tous les Thubal Holophernes et les Janotus de Bragmardo des universités enrageaient. La grande révolution pédagogique de l’humanisme, qui se résume dans la substitution de la composition écrite à la dispute orale, mettait les logiciens au désespoir. Mais surtout les théologiens écumaient. Toutes ces langues, l’hébreu, le syriaque, le grec plus encore, leur étaient suspectes : dans les recherches philologiques, dans la simple grammaire, ils flairaient — non sans raison — une odeur d’hérésie, de raison indépendante, donc rebelle. De fait, les humanistes ne distinguaient pas entre l’antiquité sacrée et l’antiquité profane : ils expliquaient l’Écriture et les Pères avec la même simplicité hardie que Platon ou Justinien. Luther était en train de remuer l’Allemagne, de l’arracher à la domination du saint-siège ; ils n’étaient pas Luthériens, ils ne voulaient pas rompre l’unité chrétienne ; mais ils ne pensaient point avoir de raison d’exclure de leur étude les textes qui sont la base de la foi.

De là les colères des théologiens. La farce des Théologastres nous fait voir combien la lutte est violente entre 1523 et 1529 : et le nom encore fameux de Noël Béda résume les furieux efforts de la Sorbonne soutenue du Parlement pour supprimer la Réforme avec la Renaissance qui l’enveloppait. Ce Béda était un enragé Picard, que Bayle appelle « le plus grand clabaudeur » de son temps : préchant, écrivant, dénonçant, calomniant, injuriant, déchaîné aujourd’hui contre Érasme, demain contre Le Fèvre d’Étaples, un autre jour contre Louis de Berquin, qu’il fit enfin brûler, il ne laissa point de répit aux libres esprits, jusqu’à ce que ses fureurs, atteignant la propre sœur du roi, le firent enfermer au Mont-Saint-Michel, où il mourut.

Heureusement, la royauté n’avait pas hésité à se ranger du parti de la raison et de la civilisation. Charles VIII, Louis XII avaient donné quelques marques de bonne volonté aux promoteurs des études antiques ; Louis XII avait fait de Lascaris un ambassadeur ; ce fut sous son règne que l’hellénisme entra à la cour avec Budé, devenu secrétaire du roi. Autour de François Ier les érudits furent aussi nombreux que les poètes : outre Budé, qu’il fait directeur de sa bibliothèque et maître des requêtes, il essaie d’attirer Érasme ; il reçoit dans sa familiarité Guillaume Cop, traducteur d’Hippocrate et rénovateur de la médecine ; il a pour lecteur Jacques Colin, puis Duchâtel, deux savants hommes, le dernier surtout érudit universel et infatigable liseur, après avoir été un intrépide voyageur.

Même François Ier voulait témoigner par des effets plus solides l’intérêt que, selon son idée du prince accompli, il estimait devoir prendre aux études : il rêva des établissements fastueux, dont le malheur du temps priva la France. En 1529 Budé, dans une de ses Préfaces, rappelait au roi qu’il avait à doter une fille pauvre, la philologie : qu’il avait promis d’orner sa capitale d’une sorte de musée où les deux langues grecque et latine seraient enseignées, où des savants en nombre illimité trouveraient « un entretien convenable et les loisirs nécessaires ». L’année suivante, satisfaction fut donnée à la philologie par la nomination de quelques professeurs royaux : c’est de là qu’est sorti le collège de France.

2. La Reine de Navarre

François Ier, pour l’histoire littéraire, s’efface derrière sa sœur Marguerite166, qui fut mariée au duc d’Alençon, puis au roi de Navarre. Dans celle-ci se relient et tous les mouvements, toutes les tendances de la Renaissance française, dont elle est à ce moment la plus complète expression : plus complète sans nul doute que Marot qui la surpasse en talent littéraire. Elle est la femme accomplie, comparable aux plus beaux exemplaires que l’Italie ait offerts : une Isabelle de Gonzague n’a pas eu un plus riche développement.

À Alençon, à Bourges, à Nérac, à Pau, dans toutes ses résidences, en voyage même, elle n’apparaît qu’entourée de poètes et de savants, qui sont ses valets de chambre, ses secrétaires, ses protégés et comme ses nourrissons. Elle reçoit les vers de Marot ; Despériers lui traduit le Lysis de Platon ; elle correspond avec Briçonnet et avec Calvin. Elle recueille, écoute toute sorte de philosophes et de théologiens, pourvu qu’ils ne soient pas scolastiques.

Née en 1492, en un temps où il fallait encore vouloir s’instruire, et le vouloir fortement, elle s’est instruite, et toute sa vie elle a continué de s’instruire ; elle apprit l’italien, l’espagnol, l’allemand, le latin ; Paradis lui donna des leçons d’hébreu, et à quarante ans elle poursuivait encore l’étude du grec avec Duchâtel. Dans sa litière, où cette infatigable voyageuse passa la moitié de son existence, elle travaillait, conversait, dictait : vers ou prose, chant, drame ou récit, religion ou galanterie, mythologie ou réalité, toute forme et tous sujets lui étaient bons. Sa science ne l’éloigne ni du monde ni des affaires. Elle tient sa cour, et une place brillante à la cour de son frère. Le roi trouve en elle un conseiller fidèle, un adroit et actif négociateur : pendant sa captivité, elle va jusqu’en Espagne traiter de sa délivrance.

Mais le trait le plus original de sa nature, c’est la place qu’elle donne au sentiment. Le cœur en elle mène l’intelligence, elle ne vit que pour aimer et se dévouer. De là son mysticisme : elle aime Dieu passionnément, d’une libre et vive tendresse qui déborde hors de tous les cadres artificiels des idées. De là son amour fraternel : elle se donne au roi comme à Dieu, d’une pure ferveur, par un entier sacrifice. De là sa protection épandue si libéralement sur tous les suspects, toutes les victimes des théologiens, des moines et du Parlement. Auprès d’elle, dans ses apanages et ses États, Marot, Despériers, Farel, Sainte-Marthe, Le Fèvre d’Étaples, Roussel, Calvin, on pourrait dire toute la Renaissance et toute la Réforme, trouvent sécurité et liberté : les offices de sa maison, les charges de ses domaines abritent ceux à qui Réda ou Lizet rendent la France intenable. Deux fois elle leur arrache Louis de Berquin. Sa protection qui ne tombait pas de haut, et froidement, était une tendresse soucieuse où son cœur, non pas seulement sa puissance, apparaissait. Elle dispute François Ier jusqu’en 1534 au catholicisme scolastique : et c’est à peine à la fin si le roi peut défendre cette sœur plus compromise encore par sa bonté que par ses opinions.

Elle n’était pas protestante : elle ne songea jamais à rompre l’unité ; mais sa foi avait de trop vives sources pour s’accommoder de la sécheresse des scolastiques ; elle engageait dans sa religion de trop nobles aspirations intellectuelles et morales pour ne pas mépriser l’ignorance et la brutalité des moines. Elle ne voyait pas de mal à ce qu’un chrétien lût l’Écriture ou priât en sa langue, mais elle n’avait pas de doctrine ; elle s’accommodait de Calvin comme de Briçonnet. La religion en somme était pour elle affaire de haute culture et d’active spontanéité. Elle défendra cette large conception même contre Calvin, quand son dogmatisme accusera la tiédeur ou l’erreur de certains réformés.

Quelques vers au début d’une de ses meilleures pièces expriment très bien le vœu de son esprit et le vœu de son cœur167 :

1re Fille. — Tout le plaisir et le contentement
Que peut avoir un gentil cœur honnête,
C’est liberté de corps, d’entendement,
Qui rend heureux tout homme, oiseau, ou bête !

2e Fille. — Ô qu’ils sont sots et vides de raison,
Ceux qui ont dit une amour vertueuse
Être à un cœur servitude et prison,
Et pour aimer la dame malheureuse !

Ainsi s’affranchir par l’entendement, se donner par l’amour, voilà l’idéal de cette noble femme. Mais le bon sens français la garantit des aventures du sentiment. Elle n’échappe pas au galimatias mystique : mais, avec un ferme jugement pratique et moral, elle fixe la limite au libre développement de l’individu. Elle restreint la virtû par la vertu. On ne l’a pas toujours comprise. On l’a calomniée dans sa vie et dans son œuvre.

Cette œuvre nous révèle la complexité de sa nature. On y démêle très aisément comment le style moderne de l’esprit français se dégage du moyen âge sous l’influence de l’Italie et de l’antiquité. Au moyen âge appartiennent certains genres que cultive la reine Marguerite, les mystères, moralités, farces ; certaines formes d’idées et de composition, les abstractions, les allégories, les constructions, si j’ose dire, massives et subtiles ; certaines doctrines, la galanterie logique et chevaleresque ; un certain extérieur enfin, une certaine attitude et démarche de l’œuvre, je ne sais quelle raideur encore gothique, une héraldique complication de lignes entortillées sans souplesse. On sent des souffles d’Italie, dans l’Heptaméron issu du culte de Boccace, et les anciens sont de moitié avec l’Italie dans le platonisme, qui concourt, avec la théorie courtoise et la tendresse mystique, à former l’idéal amoureux de la reine, dans la mythologie qui ne séduit plus par l’absurdité merveilleuse des faits, mais par son beau naturalisme et par sa vérité pathétique, dans une aisance enfin de la pensée, du sentiment, de tout l’être, qui soulève, anime, illumine la raideur rebelle des formes surannées. Mais à la Renaissance religieuse, à la Réforme, il faut rendre les inquiétudes morales, la revendication pour le fidèle du droit d’interpréter l’Écriture, et certain effort sensible pour ramener vers le doux Rédempteur et le Père incompréhensible le culte un peu trop détourné au moyen âge sur l’humanité plus prochaine de la Vierge.

L’apparente incohérence de l’œuvre de Marguerite se réduit facilement à quelques traits principaux :

1° Elle a ouvert la source du lyrisme, qui est dans l’émotion personnelle ; quelques élans de foi ou d’amour fraternel nous le montrent168.

2° Elle indique ce que la vie, la nature recèlent de poésie ; elle trouve dans la spontanéité des impressions le principe de la noblesse et de la beauté169.

3° Elle interrompt par l’Heptaméron la continuité de la nouvelle française, railleuse et maligne des fabliaux à Voltaire : elle inaugure le sérieux, la pitié, le tragique.

4° Elle l’interrompt aussi quand du conte destiné à amuser, elle l’ait un instrument d’observation, une méthode de description des passions humaines. Il est visible que dans l’Heptaméron l’intérêt ne va pas surtout aux actions, mais aux mobiles, aux antécédents intérieurs des actions. Et, la première peut-être, la reine de Navarre a noté, entre la passion physique, seule connue aux conteurs bourgeois, et la passion intellectuelle, idée des lyriques courtois, une autre passion, qui est la vraie, la pure passion de l’âme, celle des tragédies de Racine170.

5° Enfin elle a eu assez nettement l’idée de ce que le xviie  siècle appellera l’honnête homme : et l’Heptaméron est un livre de civilité et de morale. Ce recueil de mésaventures conjugales, de tragédies galantes et de drôleries antimonastiques n’est immoral que selon les convenances de notre siècle : mais on sait combien les convenances sont chose relative et variable. La bonne reine a pris le ton du jour, conté les récits qui plaisaient : de là non pas l’immoralité — c’est trop dire, — mais plutôt l’impudeur hardie de l’Heptaméron, et cette mixture qui nous surprend de dévotion, de gaillardise et de morale. Ce n’est au fond que le livre d’une honnête femme, qui tient école de savoir-vivre et de bonnes mœurs.

On conçoit que, de l’œuvre de Marguerite, l’Heptaméron seul ait vraiment échappé à l’oubli : le xviie  siècle s’y retrouvait, mondain, dramatique et moral. Les filets de sentiment, et de poésie lyrique ou champêtre, qui jaillissent çà et là dans les vers de la reine de Navarre, l’intéressaient moins. Puis c’était dans ses vers que s’accusait surtout son défaut. Elle manque et de métier et d’art. Son écriture, comme disent nos jeunes, ne serre pas sa sensation. Elle a des morceaux exquis, qui restent engagés dans une sorte de blocage rapidement appareillé. Dans sa diffusion languissante et son abondance un peu sèche, on retrouve à la fois l’inculture esthétique du moyen âge et la facture lâche de l’amateur. Il était naturel que sa prose fût de meilleure qualité que ses vers : quand il s’agissait de conter et de causer, cette intelligente femme n’avait pas besoin d’être écrivain pour écrire excellemment.

3. Clément Marot

Marot171, moins riche de son fonds, fut un écrivain supérieur. En lui comme en Marguerite, Renaissance et Réforme se confondent encore. Même Marot appartient plus que sa protectrice au protestantisme. On peut ne pas tenir compte de la rude guerre d’épigrammes qu’il fit aux « sorbonistes », aux moines, aux abus de l’Eglise : c’était la tradition du moyen âge, et ce pourrait être aussi liberté philosophique. Il ne faut pas s’arrêter non plus à ce qu’il fut arrêté en 1526, poursuivi en 1532, décrété et obligé de fuir à la fin de 1534 : il y a des exemples de gens persécutés pour des opinions qu’ils n’ont pas ; et c’était peut-être la riposte des théologiens aux épigrammes, des gens de justice à l’Enfer. Mais, à la fin du Miroir de l’âme pécheresse dans l’édition de Paris de 1533, sous les auspices donc de la reine de Navarre, Marot fit imprimer un psaume, le Pater, le Credo, d’autres prières essentielles, traduits en français : surtout il avait, avant 1534, dédié à François Ier un Sermon du bon pasteur où l’on croirait entendre Calvin. Tandis que Marguerite, toute mystique, indifférente aux dogmes et aux cérémonies, revenait pour sa sûreté aux pratiques et professions du catholicisme, Marot, un intellectuel à qui il fallait des idées claires, s’engagea à fond dans la Réforme. Il continua sa traduction des Psaumes, même après qu’il fut entendu que ce travail était incompatible avec la fidélité d’un bon catholique. L’abjuration solennelle par laquelle il acheta son retour en France, sa punition à Genève et sa fuite n’y changèrent rien. Diverses pièces trouvées dans ses papiers, surtout l’allégorie inachevée du Balladin, démontrent que Marot est mort protestant.

Mais à quels motifs cédait cet aimable homme, quand il prenait des opinions, je ne dis pas bien dangereuses, mais surtout bien sévères pour sa gentille frivolité ? Faut-il supposer chez ce Méridional une lointaine survivance du vieil esprit d’hérésie qui avait causé trois siècles plus tôt la ruine du Midi ? Ou plutôt n’est-ce pas qu’à cet esprit fort médiocrement pourvu de puissance logique ou d’invention métaphysique, la doctrine de Farel offrait ce qu’en l’absence d’une philosophie constituée rien ne pouvait lui donner : un ensemble assez net d’idées qui pour l’instant affranchissaient la pensée. Les opinions de la Réforme ont été pour Marot une philosophie libérale et raisonnable.

Mais précisément, parce que ses idées seules étaient converties, la Réforme ne voulut pas de lui. Il n’avait pas converti ses mœurs : il resta jusqu’au bout homme de cour, homme de plaisir, un épicurien de la Renaissance. Sa religion était une spéculation comme pour d’autres le plalonisme ou le péripatétisme. De là vient que pensant comme Genève, il ne put vivre à Genève. Sa croyance est dans sa tête, dans sa raison : de là la faiblesse de son inspiration religieuse. Si nous regardons seulement, la valeur intrinsèque et non l’influence, il n’y a à tenir compte que de l’œuvre profane de Marot : c’est à elle surtout qu’il faut nous attacher.

Marot par toutes ses origines tient au moyen âge : il en est. Son érudition est du moyen âge :

J’ai lu des saints la légende dorée,
J’ai tu Alain, le très noble orateur (Alain Chartier),
Et Lancelot, le très plaisant menteur.
J’ai lu aussi le Roman de la Rose,
Maître en amours, et Valère et Orose
Contant les faits des antiques Romains.

On sait qu’il édita le Roman de la Rose et les œuvres de Villon. Mais ses maîtres immédiats, c’est Jean Marot son père, Jean Le Maire de Belges, c’est Molinet aux vers fleuris, c’est le souverain poète français, « Crétin qui tant savait »,

Le bon Crétin au vers équivoqué,

en un mot les grands rhétoriqueurs. L’Adolescence Clémentine (1332) est l’œuvre surtout d’un grand rhétoriqueur, qui ne se corrigera jamais complètement. Allégories, depuis le Temple de Cupido jusqu’au Balladin, personnifications, abstractions, allitérations, rimes batelées, fraternisées, vers équivoqués, acrostiches, toutes les pédanteries, toutes les bizarreries, tous les tours de force se rencontrent chez maître Clément, et trahissent ses origines. Heureusement, si son éducation le rattachait aux Molinet et, aux Crétin, son tempérament le tournait vers les Jean de Meung, les Villon, les Coquillart : il porta dans la poésie aristocratique les meilleurs dons de la poésie bourgeoise.

Mais il s’imprégna aussi d’une culture nouvelle et plus fine. Il avait parmi les livres qu’on saisit en 1534 un Boccace, la Célestine, les Églogues de Virgile. A Boccace il faut joindre Pétrarque ; à Virgile, Ovide, Catulle, dont il fit quelques « translations ». A peine italianisé, il était surtout latinisé. Cela ressort aussi de l’examen de ses œuvres : on y trouve des ballades, des chants royaux, des rondeaux, des chansons, des poèmes allégoriques, genres du moyen âge ; le coq-à-l’àne qu’il invente procède des fatrasies, qui sont du moyen âge aussi. A l’Italie, Marot tient par quelques sonnets. L’élégie, l’églogue, l’épitre, l’épigramme sont des genres antiques.

Cependant Marot n’est point un homme d’étude et de cabinet. Ce n’est point par la lecture et la méditation intime que la Renaissance s’insinua en lui : elle l’enveloppa par le dehors, et l’imprégna. Nul n’a plus subi l’influence de son milieu. Poète de cour, il refléta l’esprit et les besoins de la cour, hors de laquelle il ne pouvait vivre en joie. Il clarifia, affina, allégea le vieil esprit de Renart et de Rutebeuf ; il l’enrichit de finesse, de mesure, de grâce, pour le mettre d’accord avec la forme nouvelle des âmes, et même avec l’aspect des choses. Cette vie de cour essayée par Anne de Bretagne, splendidement développée par François Ier, cette perpétuelle conversation des hommes et des femmes les plus illustres dans les maisons du roi, rendaient impossibles la lourdeur, le pédantisme, la prolixité, la platitude d’autrefois. Pour se faire lire de ces seigneurs et de ces dames qu’entouraient toutes les élégances et que tous les plaisirs sollicitaient, il fallait être bref, pour ne pas ennuyer ; clair, pour ne pas fatiguer ; spirituel, pour divertir. Pour un public léger, égoïste, il ne fallait pas trop de sérieux ni de douleurs : railler et rire, c’était le mieux. Tout cela, Marot le fit en perfection.

Sa nature ne le poussait pas à sortir des sujets et du ton qui plaisaient à son public. Il n’était ni un sentimental, ni un passionné. Sans doute l’on trouverait sans peine dans son œuvre des saillies de sensibilité : elles ne prouvent rien. Il n’est pas étonnant qu’un homme qui souffre et qui craint, crie, vibre sous la pression du fait présent. Littérairement, le sentiment n’est caractéristique qu’à condition d’être, d’abord, une disposition habituelle de l’âme et comme le verre à travers lequel elle regarde les choses, en second lieu, un plaisir de l’âme, qui savoure l’amertume. Chez Marot, le sentiment est purement de circonstance ; il n’a place dans son œuvre que par des pièces biographiques et d’actualité : il subit la tristesse, la crainte ; il ne songe qu’à les évaporer au plus vite ; jamais il ne s’en fait une inspiration. L’indignation est la seule passion où il aille de lui-même chercher une source de poésie : c’est le sentiment le plus accessible à la mollesse épicurienne et à la sécheresse intellectuelle ; l’Enfer s’explique par la révolte d’une chair délicate, et d’un esprit juste, devant la souffrance physique injustement infligée.

Selon une excellente remarque de M. Brunetière, pour établir la valeur d’un poète, il suffit presque de l’interroger sur trois points : comment a-t-il parlé de la nature ? de l’amour ? de la mort ? Marot n’a guère parlé de la nature, sauf quelques jolies réminiscences de sa rustique enfance, de son Querey natal. Il crut de bonne foi qu’aimer, c’était jouir et dire d’agréables choses aux dames. Il n’a pensé à la mort que malgré lui, et pour préférer la vie. Il est tout à la vie, aux formes charmantes et superficielles de la vie. Il n’eût point si aisément réalisé l’idéal poétique d’une cour mondaine et galante, si déjà en lui-même il n’eût porté cet idéal. Demandez-lui son rêve de bonheur : il tient tout entier dans la Facile existence d’un château des bords de Loire.

… Sous bel ombre, en chambre et galeries
Nous pourmenans, livres et railleries.
Dames et bains, seraient les passe-temps,
Lieux et labeurs de nos esprits contents…
Le chien, l’oiseau, l’épinette et le livre,
Le deviser, l’amour (à un besoin),
Et le masquer, serait tout notre soing.

Rien de profond en lui, rien d’intime : mais de là même vient la perfection du type qu’il réalise. Tout en lui tend à la joie, et a la joie de sa compagnie, sans laquelle la sienne ne saurait subsister. Pour une telle nature, le plus insupportable mal, c’est la solitude, et l’ennui ; on le vit bien quand il vécut à Venise.

Cette âme légère a fait sa poésie avec ses idées et ses impressions, légères comme elle. Tourner un compliment ou une épi-gramme, quémander ou remercier, causer ou conter, voilà sa sphère : et dans tout cela il n’a pas son pareil. Deux épîtres au Roi, une épitre au Dauphin, une autre à Lyon Jamet, la ballade de frère Lubin, le rondeau à un créancier, nombre d’épigrammes, sont de bien petits, mais d’absolus chefs-d’œuvre. Cela est fait de rien. Tout le monde connaît cette grâce malicieuse, cette très peu candide et très naturelle simplicité, ces jets imprévus d’imagination ou d’ironie, cet art de dire les choses en se jouant, sans appuyer, et d’enfoncer profondément le trait dont l’atteinte est si légère. Mais ce qu’il y a de plus original ou de plus excellent dans Marot, c’est la saine robustesse de cet esprit si fin : nullemièvrerie italienne, nulle aristocratique préciosité n’ont altéré chez lui le fonds d’esprit français dont il avait hérité. Il a gardé toute la verdeur, la nette vivacité, le bon sens aigu de la poésie parisienne ou champenoise. Il est bien français encore en ce que l’idée chez lui, si peu de chose qu’elle soit, est la substance même et le tout de sa poésie ; le rythme, le mot n’ont de valeur que par l’idée, et relativement à l’idée.

Ce gentil poète a eu autant de gloire et d’influence que s’il eût été un grand poète. C’est que Ronsard, en tombant, le découvrit : avant Malherbe, il ne resta que Marot pour représenter le xvie  siècle, et servir de modèle. Et voici ce qu’on y trouvait, et par où il s’adaptait admirablement à l’esprit des deux siècles qui suivirent. Il était tout français, imperceptiblement italianisé, et n’ayant pris à l’antiquité latine que ce qui mettait en valeur les vieux dons de sa race : par lui, La Fontaine et les autres reprenaient le contact du pur génie de la France, se remettaient en communion avec l’âme héréditaire de notre peuple. Car ce poète de cour — chose si rare dans notre littérature — est, sous sa politesse, essentiellement populaire.

Puis il inaugure, avec Marguerite, mais dans une forme plus parfaite, la poésie moderne, dont la loi est vérité et sincérité : cette œuvre toute de circonstance et d’actualité est éminemment vraie et sincère. De plus, écrivant pour un public d’élite, asservissant son inspiration au goût de ses lecteurs, il ouvre l’ère de la littérature mondaine, il fait prédominer les qualités sociables sur la puissance intime de la personnalité ; avec lui commence le règne — salutaire ou désastreux comme on voudra, ou mêlé de bien et de mal — d’une société polie. Enfin il a fait des Psaumes, et l’on notera que dans le classique il n’y a de lyrisme que par les Psaumes : Malherbe, Rousseau, Racine, tous traitent les thèmes de la poésie hébraïque. Nous en verrons la cause ailleurs : il suffit que là encore Marot soit un précurseur. Faut-il ajouter qu’il est tout esprit, et que, sauf de hautes exceptions, ce ne sera pas le sentiment, mais l’intelligence qui créera notre littérature du xviie et du xviiie  siècle ? Ainsi s’explique que l’influence de Marot ait dépassé, si j’ose dire, sa valeur.

Il ne faut pas omettre aussi de signaler qu’avec Marot l’unité et comme la concentration littéraire de la France s’achèvent par le réveil du Midi. Le voici qui fait sa rentrée ou plutôt son entrée dans la littérature française. Privé depuis bientôt trois siècles de sa langue, il vient enfin verser sa richesse et sa fécondité dans la langue du Nord ; et pour son début il lui donne Marot, Montluc, et Montaigne.

4. Réveil de l’esprit chevaleresque

Marot séduisit les contemporains comme la postérité : en vain Sagon et quelques envieux l’attaquèrent. Il prit posture de chef d’école, et on le voit quelque part exposer gravement à ses disciples la règle des participes. Ce qui restait de rhétoriqueurs guindés ou de cyniques bourgeois dans les provinces se fondit peu à peu dans son école : quand il mourut, tout le reconnaissait pour maître. A la cour, son luthéranisme ne l’avait pas discrédité : mais là il était plus facile de l’admirer que de l’imiter. Mellin de Saint-Gelais172, qui fut après lui le plus en vue des poètes de cour, était son aîné : mais homme du monde, plus qu’écrivain, il ne recherchait pas la gloire littéraire ; il ne s’exposait pas volontiers au public. Il s’effaça devant Marot, par nonchalance plutôt que par modestie. L’exil, puis la mort de Marot le poussèrent au premier plan.

Plus savant que Marot, possédant parfaitement le grec comme le latin, traduisant, paraphrasant en français, ou imitant en leur langue les poètes de Rome, il représente mieux l’esprit de l’humanisme : mais il est surtout italien, et il unit la froideur maniérée du pétrarquisme à quelques restes de raide subtilité qu’il a hérités de son père Octovian. La grosse obscénité, à la gauloise, commence à tourner chez lui en mignardise polissonne. Sa galanterie, quand elle n’est pas cynique, se fait sentimentale avec préciosité. Sauf dans l’épigramme qu’il décoche parfois vivement, il est entortillé, pincé. Même son délayage est alambiqué. La forme est sèche, plus voisine du xve  siècle que celle de Marot ; la pensée est aussi frivole, et moins sincère. Ce que la poésie de circonstance a de plus léger, voilà son genre : des étrennes, des vers de mascarade et de ballet, des inscriptions à mettre sur des luths, sur des boites, pour des cadeaux.

La vie de cour italienne, transportée chez nous, aboutit à une sorte de restauration féodale et chevaleresque. La délicatesse ultra-montaine aide nos seigneurs à dissiper la lourdeur du bon sens bourgeois dont leurs pères avaient subi la contagion : l’idéal romanesque de la féodalité française reparaît, réveillé au fond des cœurs, ou renvoyé par des influences étrangères. Une fusion se fait de l’honneur chevaleresque et du désir de la gloire, mobile des individualités héroïques de l’antiquité et de l’Italie : et nous en trouvons le témoignage dans la charmante biographie de Bayard écrite par le Loyal Serviteur 173 : c’est comme un mélange de Chrétien de Troyes et de Plutarque.

On se reprit aux tournois, à l’amour courtois, aux vieux romans, à leurs transcriptions rajeunies, à leur plus ou moins authentique postérité. L’expression littéraire de cette mode fut la traduction d’Amadis de Gaule faite sur un original espagnol par d’Herberay des Essarts174. Amadis ravit François Ier, le roi chevalier, et toute cette brave noblesse des guerres d’Italie, qui se reconnaissait bien lorsqu’elle lisait comment, les chefs discutant s’il fallait donner bataille à un ennemi supérieur en nombre, « Agraies donna des éperons à son cheval, criant à haute voix : Maudit soit qui plus tardera, voilà ceux contre qui il faut débattre, non pas entre nous ; et ce disant piqua droit aux ennemis ». Il y a dans Amadis une fantasmagorie d’héroïsme, des héros occis, des géants pourfendus, des chevaliers vaincus par deux et par trois à la fois, des hommes d’armes par huit ou dix, des soldats par milliers sur le champ de bataille, un seul preux, tantôt Amadis, et tantôt Galaor, ou un autre, pour toutes ces besognes : des enfants perdus et retrouvés, des époux ou des amants séparés, des amours foudroyants ou ineffablement profonds, des enchantements, des oracles, une géographie fabuleuse.

Mais à travers cette folie d’invention on rencontre sans cesse une ferme réalité : des amours « exécutés » tels qu’ils le peuvent être dans le train le plus commun du monde, et plus rapidement même, de positives conclusions qui suivent, et parfois précèdent les vaporeuses adorations, une franchise d’accent, presque une brusquerie délibérée d’humeur chez ces chimériques héros, qui leur donne un peu de consistance et l’air de la vie. Amadis est sanguin, ardent, colère, un vrai « gendarme » des guerres d’Italie ; Montluc l’avouerait, quand il retourne d’un coup de pied le lit où git un vieux coquin, en l’envoyant à tous les diables.

Ainsi s’explique qu’Amadis et son cycle aient éclipsé les preux demeurés Français de France, Lancelot, Tristan, Perceforêt, dont les Vérard et les Galiot du Pré avaient imprimé les aventures ; et que la tradition de la Table ronde ait fait comme un crochet à travers la chevaleresque Espagne pour passer de notre xiie à notre xvie  siècle. Le fait est considérable, et ce premier apport de l’Espagne ne pouvait être passé sous silence : car Amadis ne fut pas seulement au temps de François Ier et de Henri II le code des belles manières et de l’honneur mondain, il ranima le roman idéaliste, et devint le point de départ d’une évolution qui nous conduit, par d’Urfé et Mlle de Scudéry, jusqu’à George Sand et à Feuillet.