(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 6, de la nature des sujets que les peintres et les poëtes traitent. Qu’ils ne sçauroient les choisir trop interressans par eux-mêmes » pp. 51-56
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 6, de la nature des sujets que les peintres et les poëtes traitent. Qu’ils ne sçauroient les choisir trop interressans par eux-mêmes » pp. 51-56

Section 6, de la nature des sujets que les peintres et les poëtes traitent. Qu’ils ne sçauroient les choisir trop interressans par eux-mêmes

Des que l’attrait principal de la poësie et de la peinture, dès que le pouvoir qu’elles ont pour nous émouvoir et pour nous plaire vient des imitations qu’elles sçavent faire des objets capables de nous interresser : la plus grande imprudence que le peintre ou le poëte puissent faire, c’est de prendre pour l’objet principal de leur imitation des choses que nous regarderions avec indifference dans la nature : c’est d’emploïer leur art à nous répresenter des actions qui ne s’attireroient qu’une attention mediocre si nous les voïions veritablement. Comment serons-nous touchez par la copie d’un original incapable de nous affecter ? Comment serons-nous attachez par un tableau qui répresente un villageois passant son chemin en conduisant deux bêtes de somme, si l’action que ce tableau imite ne peut pas nous attacher ? Un conte en vers qui décrit une avanture que nous aurions vûë sans y prendre beaucoup d’interêt, nous interressera encore moins.

L’imitation agit toujours plus foiblement que l’objet imité : quidquid… etc. . L’imitation ne sçauroit donc nous émouvoir quand la chose imitée n’est point capable de le faire. Les sujets que Teniers, Wowermans et les autres peintres de ce genre ont répresentez, n’auroient obtenu de nous qu’une attention très-legere. Il n’est rien dans l’action d’une fête de village ou dans les divertissemens ordinaires d’un corps de garde qui puisse nous émouvoir. Il s’ensuit donc que l’imitation de ces objets peut bien nous amuser durant quelques momens, qu’elle peut bien nous faire applaudir aux talens que l’ouvrier avoit pour l’imitation, mais elle ne sçauroit nous toucher.

Nous loüons l’art du peintre à bien imiter, mais nous le blâmons d’avoir choisi pour l’objet de son travail des sujets qui nous interessent si peu.

Le plus beau païsage, fut-il du Titien et du Carrache, ne nous émeut pas plus que le feroit la vûë d’un canton de païs affreux ou riant : il n’est rien dans un pareil tableau qui nous entretienne, pour ainsi dire ; et comme il ne nous touche gueres, il ne nous attache pas beaucoup. Les peintres intelligens ont si bien connu, ils ont si bien senti cette verité, que rarement ils ont fait des païsages deserts et sans figures. Ils les ont peuplez, ils ont introduit dans ces tableaux un sujet composé de plusieurs personnages dont l’action fût capable de nous émouvoir et par consequent de nous attacher. C’est ainsi qu’en ont usé le Poussin, Rubens et d’autres grands maîtres qui ne se sont pas contentez de mettre dans leurs païsages un homme qui passe son chemin, ou bien une femme qui porte des fruits au marché. Ils y placent ordinairement des figures qui pensent, afin de nous donner lieu de penser ; ils y mettent des hommes agitez de passions, afin de reveiller les nôtres et de nous attacher par cette agitation. En effet on parle plus souvent des figures de ces tableaux que de leurs terrasses et de leurs arbres. Le païsage que le Poussin a peint plusieurs fois, et qui s’appelle communément l’ Arcadie , ne seroit pas si vanté s’il étoit sans figures.

Qui n’a point entendu parler de cette fameuse contrée qu’on imagine avoir été durant un tems le sejour des habitans les plus heureux qu’aucune terre ait jamais portez ? Hommes toujours occupez de leurs plaisirs, et qui ne connoissoient d’autres inquietudes, ni d’autres malheurs que ceux qu’essuient dans les romans ces bergers chimeriques dont on veut nous faire envier la condition. Le tableau dont je parle répresente le païsage d’une contrée riante.

Au milieu l’on voit le monument d’une jeune fille morte à la fleur de son âge : c’est ce qu’on connoît par la statuë de cette fille couchée sur le tombeau à la maniere des anciens. L’inscription sepulcrale n’est que de quatre mots latins : je vivois cependant en Arcadie, et in Arcadia ego. Mais cette inscription si courte fait faire les plus serieuses reflexions à deux jeunes garçons et à deux jeunes filles parées de guirlandes de fleurs, et qui paroissent avoir rencontré ce monument si triste en des lieux où l’on devine bien qu’ils ne cherchoient pas un objet affligeant. Un d’entre eux fait remarquer aux autres cette inscription en la montrant du doigt, et l’on ne voit plus sur leurs visages, à travers l’affliction qui s’en empare, que les restes d’une joïe expirante. On s’imagine entendre les reflexions de ces jeunes personnes sur la mort qui n’épargne ni l’âge, ni la beauté, et contre laquelle les plus heureux climats n’ont point d’azile. On se figure ce qu’elles vont se dire de touchant lorsqu’elles seront revenuës de la premiere surprise, et l’on l’applique à soi-même et à ceux pour qui l’on s’interesse.

Il en est de la poësie comme de la peinture, et les imitations que la poësie fait de la nature nous touchent seulement à proportion de l’impression que la chose imitée feroit sur nous, si nous la voïions veritablement. Un conte en vers dont le sujet ne seroit point plaisant par lui-même, ne feroit rire personne quelque bien versifié qu’il pût être. Quand une satire ne met pas dans un beau jour quelque verité dont j’avois déja un sentiment confus, quand elle ne contient pas de ces maximes dignes de passer incessamment en proverbes à cause du grand sens qu’elles renferment en abregé, je puis tout au plus la loüer d’être bien écrite ; mais je n’en retiens rien, et j’ai aussi peu d’envie de la vanter que de la relire. Si le trait de l’épigramme n’est pas vif, si le sujet n’en est pas tel qu’on l’écoutât avec plaisir, quand même il seroit raconté en prose, l’épigramme, quoique bien versifiée et rimée richement, ne sera retenuë de personne. Un poëte dramatique qui met ses personnages en des situations qui sont si peu interressantes, que j’y verrois réellement des personnes de ma connoissance sans être bien ému, ne m’émeut gueres en faveur de ses personnages. Comment la copie me toucheroit-elle si l’original n’est pas capable de me toucher ?