(1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34
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(1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

I

Pouchkine et lord Byron sont morts l’un et l’autre dans la force de l’âge et la plénitude de leur talent, après avoir épuisé toutes les jouissances que peut donner la gloire des lettres. L’un et l’autre ont exercé une influence dominatrice sur la littérature de leur pays. Bien que leurs imitateurs leur aient quelque peu nui, la postérité, qui a commencé pour eux, a confirmé le jugement de leurs contemporains ; leur renommée est maintenant solidement établie, et nul critique ne s’aviserait d’effacer leurs noms de la liste des grands poètes. Il y a dans leurs ouvrages une certaine ressemblance qui se retrouve également dans leurs caractères. Pleins d’une misanthropie dédaigneuse, de dégoût pour les conventions de la société, ils sont tous les deux un peu enclins à l’exagération ; ils recherchent l’étrange, ils prennent pour beau ce qui est excessif ou terrible. Leur gaieté est bruyante, un peu forcée, presque farouche, comme celle d’un prophète de malheurs qui voit ses prédictions s’accomplir.

On sait leurs griefs contre la société où ils étaient nés. Lord Byron détestait le cant, ou l’hypocrisie des salons, et la prenait au tragique. Pouchkine rêvait, dit-on, une liberté à laquelle son pays n’était pas encore préparé. Or, ces salons qui appelaient Byron un être immoral et satanique, ont caressé toutes ses vanités par leurs fureurs comme par leurs admirations ; Pouchkine, ennemi du despotisme, trouva dans l’empereur Nicolas un censeur de ses poésies aussi bienveillant que Mécène eût pu l’être pour Horace1. Craints et gâtés par leurs contemporains, l’Anglais et le Russe, tour à tour méfiants et téméraires, ont imposé leur génie et régné comme des despotes pleins de mépris pour leurs sujets.

On pourrait remarquer encore d’autres ressemblances dans leurs manières d’écrire et jusque dans leur langue poétique, si l’on peut ainsi parler. Tous les deux, par exemple, se distinguent par leur concision, et comme Perse, se sont appliqués à renfermer dans leurs vers « plus de sens que de mots ». Cependant lord Byron, né dans un pays d’habitudes oratoires, où l’on parle à toute occasion, et où trop souvent on écrit comme on parle, n’a jamais daigné faire un choix entre les idées qui se présentaient en foule à son imagination. Bien qu’il les exprime toujours sous la forme la plus resserrée, il n’en écarte aucune, et souvent les jette pêle-mêle, à mesure qu’elles s’offrent à lui, en sorte que sa pensée, qui d’abord avait été rendue avec énergie, s’affaiblit en se reproduisant sous une forme moins frappante et avec un tour moins heureux. Trop peu confiant dans l’intelligence ou l’imagination de son lecteur, il veut tout lui expliquer ; il se commente lui-même, et le moindre risque qu’il court, c’est de nous rendre, pour ainsi dire, témoins du travail de sa composition, au lieu de nous en présenter le résultat. Au contraire, Pouchkine n’est pas moins concis pour le fond que pour la forme, et chacun de ses vers est le fruit d’une réflexion approfondie. Comme l’archer Pandarus d’Homère, il cherche longtemps dans son carquois une flèche droite et acérée, mais cette flèche ne manquera pas le but. La simplicité et quelquefois je ne sais quelle apparence de désordre pourraient bien n’être chez lui que le calcul d’un art raffiné. Byron perd une partie de sa force en la prodiguant au hasard ; Pouchkine sait la réserver pour des coups décisifs.

Pouchkine eut à lutter contre une difficulté qui devint pour lui une ressource féconde. Il lui a fallu créer en quelque sorte la langue dont il s’est servi. Avant lui, on se demandait s’il était facile d’écrire des poèmes en russe, et toute une école de critiques autorisés soutenait, « par vives raisons », qu’on devait employer pour la poésie la langue slavone, c’est-à-dire celle dans laquelle sont traduits les livres saints, la langue de la liturgie et de la chaire. Intelligible pour les chrétiens orthodoxes, c’est ainsi que les Russes désignent leur communion, le slavon a sur l’idiome vulgaire l’avantage d’un certain parfum de noblesse et de gravité, qui ne tient peut-être qu’à l’usage qu’on en fait.

D’ailleurs, quant à la question de date et d’origine, le russe n’est pas un dérivé du slavon, comme le romaïque, par exemple, est un dérivé du grec ancien ; ce sont deux dialectes issus d’une source commune, deux rameaux s’élevant de la même souche et qui ont pris en croissant chacun son développement particulier ; de même que le français et l’italien, provenant l’un et l’autre du latin, mais obéissant à des lois distinctes de transformation. Un général Chichkova, à qui on attribue les proclamations éloquentes qui, en 1812, appelèrent le peuple russe à la défense de son territoire, était le principal avocat de l’idiome slavon ; et, de fait, il en tira parti habilement dans un pays où le patriotisme se confond avec l’attachement à la religion. Quelque talent que le général Chichkov apportât à plaider la cause du slavon, le russe a triomphé, grâce à Pouchkine. On peut dire qu’il trancha la question comme le philosophe grec qui prouva le mouvement en marchant. Depuis Pouchkine, on ne fait plus de vers que dans la langue parlée.

Il n’y a guère de patois en Russie, et, sauf le dialecte petit-russien, en usage en Ukraine, toutes les anciennes provinces moscovites parlent le même idiome. Les paysans ne font pas de fautes contre la grammaire, et souvent s’expriment plus correctement que leurs seigneurs, à qui l’habitude de se servir du français dans la conversation a fait adopter des gallicismes et des tournures étrangères au génie de leur langue. Riche, sonore, accentuée, abondante en onomatopées, habile à exprimer les nuances les plus délicates et les plus subtiles, douée, comme le grec, d’un pouvoir de composition presque sans bornes, la langue russe semble faite pour la poésie. La rime, importation étrangère, et certainement inutile dans un idiome où chaque mot a un rythme très marqué, et chez un peuple qui chante en quelque sorte en parlant, la rime est toujours facile en russe, et grâce à l’accent prosodique avec lequel elle se combine, elle ne prend jamais une importance exagérée. Ajoutons que les inversions auxquelles elle peut obliger parfois n’apportent dans le vers ni étrangeté ni obscurité, la relation des mots les uns avec les autres n’étant pas marquée par leur ordre dans la phrase, mais par des désinences caractéristiques. Aussi toutes les formes de vers sont possibles en russe et ont été essayées. Joukovski a traduit le roman d’Ondine en hexamètres antiques ; d’autres ont employé le vers iambique ou notre alexandrin ; mais le vers qui paraît le plus naturel au génie slave est l’iambique de huit syllabes. C’est dans ce mètre qu’ont été composées la plupart des vieilles poésies populaires. Elles ne sont pas rimées. Aujourd’hui non seulement la rime est consacrée par l’usage, mais on y a joint encore l’alternance régulière des rimes masculines et féminines, telle qu’elle existe chez nous. J’appelle masculine une rime qui porte un accent sur la dernière syllabe ; féminine, lorsque cet accent tombe sur la pénultième syllabe d’un mot. Ainsi jenà est une rime masculine ; doùcha, une rime féminine. Tel est le mètre dont Pouchkine a fait le plus souvent usage et qu’il a rendu, pour ainsi dire, classique.

Est-ce en réalité un très grand avantage pour un poète de disposer d’une langue flexible, harmonieuse, accentuée ? Je n’ose avoir une opinion, moi profane ; mais il me semble que le poète sera trop souvent tenté de sacrifier le fond à la forme. Il se contentera de sons au lieu de pensées, et croira avoir atteint le but de l’art lorsqu’il aura réjoui les oreilles par une certaine mélodie appréciable par un petit nombre de connaisseurs. Il n’est pas rare que la perfection d’un instrument entraîne celui qui sait le manier à une recherche minutieuse et puérile. Plus d’un poète prend pour des idées des images confuses, et à force de raffiner devient inintelligible. Pour moi, je crois que les qualités extraordinaires de la langue russe sont en partie la cause d’un défaut fréquent chez les auteurs qui en font usage avec le plus d’habileté. La facilité qu’ils ont d’exprimer avec une gracieuse précision les moindres détails, de noter des nuances presque imperceptibles, les a conduits à une grâce coquette et mignarde, qui n’est pas le but de l’art. Ils se perdent souvent dans les minuties. On montre à la Farnésine une tête colossale dessinée au crayon par Michel-Ange qui, selon la tradition, aurait voulu donner une leçon à Raphaël et lui apprendre qu’il fallait viser au grand. Personne n’a peint un tapis de Turquie aussi bien que Gérard Dow, mais il est resté un peintre de genre. J’insiste sur ce défaut national de la littérature russe, parce que malgré les exemples et les tentations, Pouchkine n’y a jamais succombé. Sa sobriété, son tact à choisir les grands traits de tous les sujets qu’il traite, à sacrifier les détails inutiles, serait un mérite considérable en tout pays, et ce mérite est surtout à louer chez un Russe. Pouchkine a toujours pratiqué le précepte d’Horace :

Hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor.

Bien qu’il connût toutes les ressources, toute l’étonnante richesse de sa langue, sa pensée se produit toujours sous une forme si simple, qu’on ne croirait pas possible de l’exprimer autrement. On dit qu’à l’exemple de Molière, il consultait souvent sa vieille nourrice, et qu’il s’appliquait à ne se servir que de mots familiers à tous ses compatriotes, gentilshommes ou paysans.

J’ai ouï dire que son premier essai littéraire fut un petit poème antireligieux et passablement décolleté, nommé la Gavriliade. Gavriil est en russe le nom de l’Archange que nous appelons Gabriel. Ce poème n’a jamais été imprimé, que je sache ; je n’en ai pas lu une ligne, mais d’après ce que j’ai entendu dire, ce serait une imitation de la Guerre des Dieux de Parny. Des vers faciles et bien tournés, des tableaux pleins de feu et d’une témérité juvénile ne peuvent faire pardonner la licence du sujet et de l’exécution. Il faut se rappeler que Saint-Pétersbourg, qui tire ses modes de Paris, est toujours un peu arriéré, en sorte que le poème impie de Pouchkine trouva des lecteurs à une époque où pareil ouvrage eût paru en France du plus mauvais goût. Il plut aux adeptes de la philosophie sensuelle que la cour de Catherine II avait introduite dans le grand monde. Pourtant déjà on commençait à s’amender. Pour combattre la révolution, on avait demandé à la religion des armes nouvelles. Les vieilles aristocraties avaient compris qu’il fallait montrer un peu d’austérité, en paroles au moins, et elles commençaient à confondre dans le même anathème l’impiété et le jacobinisme. La Gavriliade valut à son auteur le renom de révolutionnaire, outre celui d’homme immoral, un peu moins dangereux en Russie que le premier. Pendant toute sa carrière, il subit la peine de cette première polissonnerie d’écolier. Condamné d’avance par les dévots et par ceux qui avaient intérêt à passer pour tels, il laisse voir dans ses ouvrages une irritation haineuse contre la société, dont le premier jugement à son égard n’avait pas été fort injuste, il faut en convenir.

Il obtint un succès plus légitime et dont il n’avait pas à rougir, en publiant vers 1820 le poème de Rousslan et Lioudmila. C’est encore une imitation, mais plus habile et d’après un original d’une autorité moins contestable. Il s’inspira de l’Arioste et surtout de Voltaire, dont la langue et l’esprit lui étaient plus familiers. Comme ses maîtres, il est gai, gracieux, élégamment ironique. En faveur de l’imitation, les Aristarques du temps lui montrèrent quelque indulgence ; ils y virent une preuve de modestie digne d’encouragement ; ils eussent été impitoyables peut-être pour une œuvre originale. À Rome autrefois, on n’aurait osé écrire en latin qu’en s’abritant sous l’autorité d’un Grec. À Saint-Pétersbourg, les lettrés exigeaient qu’on copiât un type français ou allemand. Aujourd’hui ce qui nous paraît le plus à remarquer dans Rousslan et Lioudmila, c’est un essai d’emprunter aux croyances populaires de la Russie des ressorts moins usés que ceux de la mythologie grecque, hors lesquels en 1820 il n’y avait pas de salut. Alors cet essai frisait la témérité, tant était grande l’intolérance classique. Pouchkine cherchait à sortir des routes battues. Vivant au milieu de l’aristocratie, il voulut pénétrer dans la vie intime du paysan. Pour sortir de l’ornière classique, le jeune poète risquait de tomber dans une des fondrières du romantisme, et probablement il lui eût fallu plus d’expérience qu’il n’en avait alors pour démêler dans des traditions bizarres et informes la poésie véritable qu’elles peuvent renfermer. Il y a souvent des perles enfouies dans le fumier des légendes populaires, mais rarement elles sont à la surface. Son intention était louable ; il eut tort d’étudier très superficiellement, et comme avec dédain, les vieux récits qu’il prétendait rajeunir. Il faut le dire, la mythologie païenne, dont les paysans slaves ont conservé la mémoire, est encore aujourd’hui beaucoup moins connue en Russie que la mythologie grecque, et les antiquaires, même les plus amoureux des fables nationales, se représentent plus distinctement Jupiter et Mercure que Tchernobog ou Péroun. L’Olympe slave chez les paysans se confond avec les loups-garous et les revenants. Les vieilles divinités du Nord sont des êtres fort mal définis, faute de poètes qui les aient chantées, d’artistes qui les aient peintes. Elles éveillent encore quelques idées de terreur, mais elles n’ont pas une physionomie arrêtée.

À la vérité, l’obscurité même qui entoure ces conceptions monstrueuses pourrait devenir un élément poétique si elles se produisaient avec l’art dont Hoffmann et Gogol ont fait preuve dans leurs contes fantastiques. Le plus sceptique a ses moments de croyance superstitieuse, et sous quelque forme qu’il se présente, le merveilleux trouve toujours une fibre qui tressaille dans le cœur humain. Toutefois la première condition pour exploiter notre crédulité, c’est de croire. En lisant, le soir, dans mon lit quelques histoires de revenant, je frissonnerai au craquement d’une boiserie, pourvu que l’auteur se montre aussi crédule, aussi peureux que moi. Si d’abord il se donne pour un esprit fort, adieu la terreur. Le tort de Pouchkine, en employant les superstitions populaires de son pays pour les machines de son poème, fut de les prendre du côté ridicule, et de donner à tout son récit une tournure ironique. Telle fut la manière de Hamilton. Ses contes de fées sont charmants sans doute, mais j’aime mieux ceux de Perrault. Remarquez encore que Hamilton s’égayait avec un fantastique usé par la mode, et dont peut-être on ne pouvait plus faire un meilleur usage. Pouchkine, au contraire, avait découvert une mine inconnue, car alors le beau monde de Saint-Pétersbourg n’entendait rien aux antiquités slaves ; mais, tout le premier, il en méconnut l’importance et il n’y apporta que la curiosité un peu méprisante d’un voyageur européen qui aborde dans une île de sauvages. Pour traiter le merveilleux au xixe  siècle, l’Arioste n’est pas, à mon avis, le guide qu’il faut prendre. C’est à lui pourtant que s’attacha Pouchkine. Quelques années auparavant, un homme de beaucoup d’esprit, Beckford, avait commis la même erreur. C’était l’homme de son temps qui savait le mieux l’arabe et qui avait étudié le plus à fond toutes les traditions de l’Orient. Il a versé son immense savoir dans son roman de Vathek ; mais, au lieu de donner à son œuvre la forme grande et sérieuse dont elle était digne, il conte dans un style badin, pastiche très habile de Hamilton, les plus sombres et les plus terribles légendes qu’ait inventées l’imagination orientale. Pouchkine, dans Rousslan et Lioudmila, est un épicurien incrédule qui ne sait pas garder son sérieux en débitant ses contes. Il ne nous montre ses géants qu’habillés en Croquemitaine, et dès qu’ils ne font plus peur, ils ont perdu presque tout leur mérite. Il conduit son héros par une nuit obscure au milieu de la steppe, devant un de ces tumulus antiques nommés kourgânes, qu’a laissés dans les plaines de la Russie une nation inconnue. Tout à coup le cheval de Rousslan s’arrête, hérissant sa crinière. Je m’attends à une apparition, et déjà je commence à partager la terreur du coursier. Du sommet du tumulus sort la tête d’un géant endormi. Cela rappelle trop les pâtés de perdreaux montrant la tête hors de la croûte. Pour le réveiller, Rousslan lui porte la pointe de sa lance dans les narines ; le géant éternue, la steppe tremble… mais c’en est fait du merveilleux. Qui a peur d’un géant qui éternue ? Cette fantasmagorie ne vaut guère mieux que les tigres de carton que les Chinois plaçaient sur leurs forteresses pour empêcher nos gens de donner l’assaut.

Plus tard Pouchkine trouva le style qui convient aux récits merveilleux, et quelques-unes de ses ballades sont de modèles en ce genre ; on s’aperçoit qu’il a étudié et surpris les procédés des conteurs populaires. À leur exemple, il devient crédule, il se fait enfant ; mais il oblige son lecteur à se transformer avec lui. C’est dans les récits de cette nature que j’admire surtout sa sobriété et l’art qu’il met à choisir les traits les plus frappants en négligeant maint détail qui nuirait à l’illusion. En effet, un peu d’obscurité est toujours nécessaire dans une histoire de revenants. Remarquons encore qu’il y a dans toutes un trait qui frappe et qu’on n’oublie plus : trouver le trait qu’il faut, c’est là le problème à résoudre. Dans un certain château du nord de l’Angleterre, les hôtes qui vont gagner leurs chambres après minuit n’entrent pas plutôt dans un certain corridor, qu’ils entendent les pas de quelqu’un qui les suit, marchant avec des mules. On se retourne. Personne. Ces mules ne sont pas là pour rien ; l’inventeur de l’histoire a bien senti que des bottes ou des souliers ne feraient pas le même effet. Tout gros mensonge a besoin d’un détail bien circonstancié, moyennant quoi il passe. C’est pourquoi notre maître Rabelais a laissé ce beau précepte : « qu’il faut mentir par nombre impair ». Si le choix du détail est malheureux, il n’y a plus d’illusion. Un matelot racontait qu’il avait vu le fantôme de son capitaine, tué quelques jours auparavant : « Il sortait de la grande écoutille avec son chapeau à trois cornes… — Conte cela aux soldats, dit un de ses camarades. On voit bien souvent des fantômes, mais jamais en chapeaux à trois cornes ».

Le Prisonnier du Caucase, qui suivit d’assez près Rousslan et Lioudmila, marque un changement assez notable dans la manière de Pouchkine. Il abandonne les héros de l’antiquité et cherche ses sujets dans le monde où nous vivons. Pourtant il est encore tout plein d’idées romanesques et juvéniles, et ses caractères appartiennent plus à la convention qu’à la nature. On s’aperçoit en outre qu’il est brûlant de ferveur pour lord Byron, et il se jette sur ses traces avec l’étourderie d’un néophyte jurant in verba magistri. Comme son maître, il a étudié la nature orientale ; il a visité le Caucase, cette Algérie de la Russie, siège d’une guerre acharnée dont il n’était pas destiné à voir la fin. La fable du poème est des plus simples et ne se recommande pas par sa nouveauté. Un officier russe, prisonnier des Circassiens, est consolé dans sa captivité, puis délivré par une jeune fille Tchetchenge, qui, lui sachant un autre amour au cœur, se jette dans un torrent après l’avoir conduit aux premières vedettes des Cosaques. On sent des réminiscences du Giaour et du deuxième chant de Don Juan ; réminiscences habilement déguisées d’ailleurs sous des couleurs nouvelles. Malheureusement ses personnages parlent et agissent trop comme des héros de roman. La jeune Circassienne est la proche parente de Gulnare et de Haïdée, et c’est une belle personne qu’on ne voit guère que par les yeux de l’imagination lorsqu’on a vingt-cinq ans. Les descriptions de lieux, les aspects de la nature sont plus exactement peints, car l’auteur sait voir et choisir dans le spectacle qu’il a sous les yeux. Là encore se montrent le tact et la sobriété qui caractérisent Pouchkine. Tout jeune, il sait commander à son imagination, il se contient et se corrige. Ce n’est point Mazepa lié sur le cheval sauvage, c’est un écuyer bien en selle, qui conduit sa monture là où il veut aller. Il me semble qu’aujourd’hui on méprise un peu trop le travail et qu’on n’estime que les génies primesautiers. Chez Pouchkine la verve ne fait pas défaut assurément, mais elle est accompagnée d’un goût sévère et d’un désir de la perfection que le « travail de la lime » limæ labor, ne rebute pas.

II

L’influence de lord Byron sur Pouchkine fut de longue durée ; elle a produit plusieurs ouvrages remarquables que j’hésite à nommer des imitations. On dirait plus justement que le poète russe s’exerce sur un terrain où l’Anglais s’est signalé avant lui. Byron, abandonnant pour un moment les passions violentes, a préludé à son Don Juan par le charmant poème de Beppo, si plein d’english humour, et en même temps si vrai dans la peinture des mœurs italiennes. La Petite Maison dans la Kolomna et le Comte Nouline sont deux charmants petits tableaux du même genre, non moins gracieux que leur devancier. Sauf la forme des vers et le ton général de la composition, Pouchkine n’a rien dérobé à lord Byron. Ses caractères sont bien russes et pris sur la nature. La Petite Maison dans la Kolomna chante les tribulations d’une bonne veuve, mère d’une jolie fille, en quête d’une servante à tout faire. Il s’en présente une, grande, robuste, un peu gauche et maladroite, mais qui prend les gages qu’on lui offre. La fille de la maison est d’ailleurs fort empressée à la mettre au fait et l’aide de son mieux. Un jour, la veuve est prise, pendant la messe, d’un pressentiment que sa bonne fait quelque sottise dans le ménage : elle rentre en hâte, et la trouve devant un miroir en train de se raser.

Le comte Nouline, revenant de faire son tour d’Europe, s’arrête, par suite d’un accident de voiture, dans le château d’une jeune femme un peu négligée par son mari, qui ne pense qu’à la chasse. Le comte est avantageux, la dame très ennuyée de la vie solitaire qu’on l’oblige à mener : naturellement le diable vient les tenter ; mais la vertu triomphe, et le comte Nouline ne gagne, à vouloir faire le Tarquin, que quelques égratignures. Sur ce léger canevas Pouchkine a jeté de charmantes broderies. Le récit s’enchevêtre à chaque instant des réflexions de l’auteur. En cela peut-être trouvera-t-on une autre imitation ; pourtant ce n’est pas à Byron que revient l’honneur de ce genre de composition, où l’auteur parle de tout à propos de peu de chose. Sterne, dans son Tristram Shandy, avait déjà mis à la mode cette sorte de commentaire perpétuel inséré dans le texte d’un récit des plus simples. Avant Sterne, Rabelais, avec sa verve et l’originalité de son style incomparable, avait fait la satire de l’Église, de la cour et de la société tout entière, à la faveur d’un conte à dormir debout.

Je crois qu’il ne serait pas impossible de lui ravir la gloire de l’invention, et de remonter à l’antiquité pour découvrir des modèles, si, dans une œuvre de ce genre, le mérite de l’exécution n’était pas le plus important, disons mieux, le seul à considérer. Personne ne raconte plus spirituellement que Pouchkine, personne n’entremêle plus agréablement la satire hardie, mais honnête, aux observations justes et fines de mœurs et de caractères ; personne enfin n’effleure avec plus de discrétion des situations qui, sous une plume moins habile, alarmeraient les lecteurs les moins timorés. Pourtant il y a partout des personnes aussi ingénieuses que la prude de Molière pour apercevoir dans un livre bien des intentions scandaleuses que l’auteur lui-même n’a pas eues. Les ennemis de Pouchkine lisaient, entre les lignes de ses poèmes, une foule de choses impies, immorales, révolutionnaires. Il est étrange que ceux qui déclament à tout propos contre les vices de leur siècle, s’attaquent avec tant d’acharnement aux ouvrages des auteurs qui n’ont pas une meilleure opinion qu’eux de la nature humaine. En vérité, les gens de lettres sont dans une position bien difficile. Peignez les vices, les faiblesses, les passions des hommes, on vous accusera de vouloir pervertir vos contemporains. Vous aurez beau faire emporter Don Juan par le diable, on croira que vous prêchez l’irréligion. Jadis le cœur humain tout entier appartenait aux poètes ; aujourd’hui on fait des réserves. Il y a mainte passion dont l’étude est interdite ; l’amour, par exemple, qui est souvent immoral. Ne donnez jamais quelques qualités aimables à un héros qui pèche contre les dix commandements ; on dira que vous sapez les bases de la société : Plutarque n’a fait déjà que trop de mal avec ses soi-disant grands hommes. Surtout ne vous avisez pas de vous moquer des hypocrites et des faux philanthropes, vous vous feriez trop d’ennemis.

Déjà à l’apogée de sa réputation, Pouchkine défiait ses critiques et ne cherchait pas à se justifier de l’accusation d’immoralité qui, dit-on, lui valut quelques succès parmi de bonnes âmes, comme il s’en trouve toujours pour convertir les mauvais sujets. Mais ses ennemis ne se bornèrent pas à noircir son caractère : ils prétendirent qu’il n’écrivait pas le russe purement. Il y a bien eu un Zoïle pour dire qu’Homère ne savait pas le grec ! Ce reproche de gens qui eussent été bien embarrassés pour prouver leur compétence, paraît avoir affligé et violemment irrité le poète. Son frère m’en parlait encore avec amertume, il y a quelques années. Dans la correspondance de Pouchkine, dans les notes de ses ouvrages et dans maint article de journal, on trouve les traces de sa rancune et de son dépit. Lucien, qui était philosophe de profession, homme d’esprit, Grec, et par conséquent beau diseur, perdit la tête parce qu’un pédant s’était avisé de lui reprocher un mot comme n’étant pas d’une bonne grécité. Il appelle son critique voleur, parricide, incestueux et le reste. Voyez l’Apophrade (ce n’est pas aux clames que je parle). Pouchkine fut dans cette polémique un peu moins vif que Lucien, mais plus aigre que la chose ne le méritait.

Nous avons vu Pouchkine chercher des inspirations étrangères et prendre un guide, moins peut-être pour se conduire que pour s’encourager, de même que ceux qui ne nagent jamais si bien que lorsqu’un bateau les accompagne. Le poème des Bohémiens nous le fait voir plus confiant en lui-même et se frayant sa voie à sa manière. Ce sont des fragments qui se suivent, sans transition ; tantôt de courts récits, tantôt des dialogues entremêlés quelquefois de morceaux lyriques. Point de détails, point de réflexions, quelques descriptions rapides, et toujours une action entraînante. Je ne connais pas d’ouvrage plus tendu, si l’on peut se servir de cette expression comme d’un éloge ; pas un vers, pas un mot ne s’en pourrait retrancher ; chacun a sa place, chacun a sa destination, et cependant en apparence tout cela est simple, naturel, et l’art ne se révèle que par l’absence complète de tout ornement inutile.

Un homme qui a vécu dans le monde et qui en a été chassé trouve un asile parmi les Bohémiens. Probablement les yeux noirs de Zemfira, la fille du chef de la horde, sont pour quelque chose dans le choix de sa retraite. Le mariage ou l’association est bientôt conclu. Je n’ai pas la pédanterie de demander à Pouchkine dans quelle tribu il a vu des bohémiennes prendre leur rom parmi les Busné, c’est-à-dire un mari étranger à leur race. Il y a des exemples pourtant, dit-on. L’exilé goûte avec délices la libre oisiveté de la Bohême. Zemfira pense aux villes, les femmes y sont si bien parées ! Aleko, c’est le nom de son mari, s’aperçoit, au bout de quelques mois d’union, qu’il n’est plus aimé. Il s’en afflige et s’en irrite. « Console-toi, lui dit le père de Zemfira ; aimer, c’est pour toi souffrance et tristesse ; aimer, pour un cœur de femme, c’est un divertissement. Regarde sous la voûte du ciel la lune errant en liberté. À toute la nature, en passant, elle verse sa lumière. Elle distingue un nuage, et soudain l’illumine de ses rayons ; mais bientôt elle passe à un autre et ne s’y arrêtera pas longtemps. Qui lui assignera une place fixe dans le ciel ? qui lui dira : Reste ici ? Qui dira au cœur d’une jeune fille : Rien qu’un amour, ne change jamais ?… »

Aleko, sûr de l’infidélité de la bohémienne, la tue avec son amant. Stupéfaction de la horde. Le meurtrier, immobile et accablé de désespoir, attend la vengeance des bohémiens. Le père de Zemfira, après avoir déposé les deux amants dans une fosse creusée sous les yeux d’Aleko, lui adresse la parole : « Loin de nous, homme orgueilleux ! Nous sommes des barbares sans lois ; nous ne savons ni torturer ni punir, nous n’avons besoin ni de sang ni de larmes, mais nous ne vivons pas avec un assassin. Tu n’es pas né pour la vie des sauvages ; tu ne veux de la liberté que pour toi. Tes yeux nous feraient peur, timides que nous sommes. Tu es méchant et hardi, laisse-nous. Adieu, et que la paix reste avec toi ! » La horde charge ses chariots à la hâte, et laisse Aleko seul sur la steppe déserte.

Il y a, ce me semble, dans ce dénouement un effet grandiose, et l’horreur des nomades qui fuient l’assassin a quelque chose de plus terrible que la vengeance la plus raffinée. À mon avis, les Bohémiens offrent comme le résumé le plus fidèle de la manière et du génie de Pouchkine. Simplicité de la fable, choix habile des détails, merveilleuse sobriété de l’exécution. Il est impossible de donner en français une idée de la concision de ses vers. Ses images toujours pleines de vérité et de vie sont plutôt indiquées que développées, et c’est avec un goût tout à fait hellénique qu’il dirige l’attention du lecteur. L’exposition du poème, la description du site, la peinture de la vie des bohémiens n’occupent que dix-sept vers, et cependant que manque-t-il au tableau ?

Je traduis aussi littéralement que je le puis le début du poème :

« Des bohémiens, troupe vagabonde, vont errants en Bessarabie. Aujourd’hui, au bord du fleuve, ils campent sous leurs tentes déchirées. Douce comme l’indépendance est leur nuitée. Qu’on dort bien à la belle étoile ! Entre les roues des chariots, à l’abri de lambeaux de couvertures, brille le feu du bivouac. À l’entour, la horde prépare le souper. Les chevaux paissent l’herbe de la steppe. Derrière une tente, un ours apprivoisé se vautre en liberté. Tout est en mouvement sur la plaine. On se prépare à la courte traite du lendemain, les femmes chantent, les enfants crient, l’enclume de campagne résonne sous le marteau. »

Quiconque a vu un camp de bohémiens reconnaîtra sans doute la vérité de cette description, où tout est pris sur nature, sauf l’ours peut-être, qui, chez nous, est remplacé par un singe ou un âne savant. Voici maintenant la marche de la horde, aussi graphiquement, aussi brièvement décrite :

« Tout s’ébranle à la fois, et le voyage commence par la plaine unie. Des ânes dans leurs paniers portent des enfants qui se jouent. Derrière viennent les maris, les frères, les filles et les femmes. Quels cris ! quel tapage ! Parmi des refrains de Bohême, les hurlements de l’ours et le cliquetis incessant de sa chaîne ; partout des haillons aux couleurs criardes : ici des enfants et des vieillards à demi nus, là des chiens qui hurlent et aboient ; le violon ronfle, les roues grincent sur le sable, tout est sauvage, misérable, désordonné… »

Sous le titre de Boris Godounov, Pouchkine a composé un drame historique dans la forme de ceux de Shakespeare, avec l’aventure du premier des faux Démétrius. Il y a des caractères bien tracés, entre autres celui de Boris ; mais, pour s’être astreint à suivre de trop près l’histoire officielle, il a sacrifié souvent l’action et les effets dramatiques. Il est juste de dire que l’ouvrage n’a pas été écrit pour la scène. J’entends par l’histoire officielle, celle de Karamzine, approuvée par la censure de son temps, car j’ai de bonnes raisons pour croire que l’imposteur n’était pas le moine défroqué Grégoire Otrépiev, que l’Église russe maudit encore aujourd’hui pour un crime dont il me paraît fort innocent. Et ma grande raison, c’est que je suis l’auteur d’un travail historique sur le même sujet, où je crois avoir prouvé que le faux Démétrius était un Cosaque ou un Polonais ; mais je suis accommodant et prêt à me prêter à toutes les hypothèses, pourvu qu’on donne à l’imposteur des sentiments et un caractère conformes au rôle qu’il a joué. Malheureusement le Grégoire Otrépiev de Pouchkine n’est que très vaguement dessiné. Il me semble qu’il y avait mieux à faire avec ce héros étrange, précurseur de Pierre le Grand, à qui peut-être il n’a manqué pour réussir et faire souche de souverains qu’un peu plus de prudence et moins de douceur. Je dois cependant citer une belle scène et très dramatique.

L’imposteur, déjà reconnu en Pologne et traité en prince dans le château du palatin Mniszek, est amoureux de sa fille, la belle Marina. Tout cela est parfaitement d’accord avec l’histoire, mais voici le roman qui commence. L’amour rend honnête. L’imposteur se croit aimé, et dans un moment d’abandon il confie son secret à sa maîtresse. Marina aimait le tsarévitch ; elle traite Otrépiev avec l’indignation d’une dame de haut parage insultée par la déclaration d’un vilain. Alors Otrépiev, comme réveillé en sursaut, reprend son rôle. Il lui dit : « L’ombre du Terrible 2 m’a adopté, et de son tombeau m’a nommé Démétrius. Il a soulevé les peuples autour de moi et m’a livré Boris pour victime. Je suis le tsarévitch. Je ne m’abaisserai pas devant l’orgueil d’une Polonaise. Un jour peut-être regretteras-tu ce que tu méprises aujourd’hui. » — Marina. « Et si je proclame ton impudent mensonge ? » — Otrépiev. « Tu penses m’effrayer ? Mais qui croira-t-on ? une coquette polonaise ou un tsarévitch de Russie ? Sache-le bien, d’ailleurs, ni le pape, ni le roi, ni les grands ne se lient à mes paroles. Que je sois ou non Démétrius, que leur importe ? Pour eux je suis une occasion de guerre et de révolte. Ils ont besoin de moi ; et toi, faible rebelle, ils sauront te réduire au silence. Adieu. » — Marina. « Arrête, tsarévitch ! Enfin j’entends le langage non plus d’un enfant, mais d’un homme. Prince, il me réconcilie avec toi. J’oublie ton fol abandon, et c’est bien Démétrius que je vois à présent. Pars, va à Moscou, purifie le Kremlin et assieds-toi sur le trône moscovite. Alors envoie-moi le courrier des fiançailles. » Il paraît certain que Marina n’épousa l’imposteur que pour être tsarine, mais son ambition était moins élevée que nous la représente Pouchkine. D’après sa conduite et les lettres qu’on a d’elle, on voit que c’était une personne futile, pleine de vanité, d’ailleurs croyant pieusement comme son père à la fable de l’imposteur, lequel, par parenthèse, ne semble avoir eu jamais de confident.

Le drame se terminant à la mort de la veuve et du fils de Boris, Pouchkine n’a pas traité une autre situation, qui me paraît digne de sa plume. Marfa, veuve d’Ivan le Terrible et mère du vrai Démétrius, était religieuse au couvent de Troïtsa lorsque l’imposteur fut couronné à Moscou. Elle ne pouvait douter que son fils ne fût mort, car il avait expiré entre ses bras, et elle croyait qu’il avait été assassiné par ordre de Boris. Il y avait douze ans que le vrai Démétrius reposait dans son tombeau. L’imposteur entra dans le couvent de Troïtsa, vit Marfa, et demeura une demi-heure seul avec elle. Puis il sortit du monastère en lui donnant la main. Devant tout le peuple, elle se jeta dans ses bras en pleurant, et personne ne douta plus qu’elle ne fût sa mère. Nul n’a su le secret de cette entrevue, mais un poète peut deviner, et je le pense, en tirer une belle scène.

On a de Pouchkine quelques ouvrages en prose, des nouvelles, dont plusieurs sont charmantes, comme la Fille du Capitaine et la Dame de Pique ; beaucoup d’articles de critique littéraire, et un travail historique sur la révolte de Pougatchev. Pougatchev était, comme on sait, un Cosaque qui, à l’exemple des faux Démétrius, essaya de se faire passer pour un prince dont la mort avait été mystérieuse. Ce prince était Pierre III. Sous ce nom, Pougatchev souleva les Cosaques de l’Oural, les Bachkyrs et les paysans des provinces méridionales de la Russie. On dit que l’empereur Nicolas avait donné lui-même à Pouchkine la mission d’écrire l’histoire de ce hardi coquin, qui saccagea Kazan et égorgea des milliers de gentilshommes, car c’était tout bonnement une jacquerie qu’il dirigeait. L’empereur voulait-il guérir le poète de ses aspirations trop libérales en le forçant de décrire les sanguinaires saturnales d’esclaves révoltés ? Voulait-il seulement, en lui confiant un travail officiel, l’accaparer en quelque sorte ? Je l’ignore. Mais Pouchkine attrapa bien ceux qui annonçaient que de la mission impériale sortirait un nouveau poème. Il étudia consciencieusement son sujet, compulsa maints mémoires, fouilla les archives de toutes les provinces où Pougatchev avait passé, et le résultat de son travail fut un récit aussi froid que le procès-verbal d’un greffier de cour d’assises. Il est vrai que ces études nous ont valu la Fille du Capitaine, petit roman où Pougatchev joue un rôle, et se fait mieux connaître que dans l’histoire officielle.

Je ne dirai rien de quelques poèmes, tels que les Frères bandits, Mazepa, le Cavalier de bronze, la Fontaine de Bakhtchisaraï, ayant hâte d’arriver au plus important des ouvrages de Pouchkine, à celui qui seul pourrait donner une idée complète de son génie et en montrer les différentes transformations. C’est Eugène Onéguine. S’il s’agissait d’un tableau, je dirais qu’il a été commencé dans la seconde manière du maître, et achevé dans la dernière, c’est-à-dire à l’apogée de son talent. Les premiers chants sont une imitation, mais parfaitement russifiée, du Don Juan de lord Byron. Les derniers sont d’un caractère tout différent, et on dirait que le railleur, le sceptique impitoyable, a fait place à une âme tendre et passionnée. Après avoir longtemps cherché dans le cœur humain tous les vices, toutes les bassesses, pour les flageller et les bafouer, il s’aperçoit tout à coup qu’à côté de ces honteuses misères, il y a des traits sublimes. Il devient le poète du grand et du beau, dès qu’il l’a découvert.

Eugène Onéguine est un joli garçon de Saint-Pétersbourg, atteint de tous les défauts de sa génération, mais ayant au fond du cœur quelque chose d’élevé et même une certaine dose de philosophie. Après avoir été quelque temps le roi de la mode, il prend en pitié ses faciles succès ; le monde l’ennuie, et, blasé avant trente ans, il va vivre à la campagne, fort mal vu de ses voisins, qu’offense sa supériorité. Il en est un cependant qu’il distingue, c’est le jeune Lenski, rapportant d’une université allemande un enthousiasme naïf et des aspirations sublimes. La philosophie de Schopenhauer n’était pas encore inventée.

Sa naïveté poétique divertit Onéguine, qui l’aime tout en se plaisant à le taquiner. Lenski voit tout en beau, il aime tout, et se désespère que son ami ait une si triste expérience des hommes et des choses. « L’allégresse du cœur s’augmente à la répandre. » Lenski, qui aime une demoiselle du voisinage, veut rendre Onéguine témoin de son bonheur, et le conduit, presque malgré lui, dans la famille de sa fiancée, famille bien patriarcale, provinciale même. Mais il y a deux filles à marier. Tatiana, la sœur de la fiancée de Lenski, timide, réservée, n’osant dire un mot, est tout yeux et tout oreilles pour le froid compagnon de son futur beau-frère ; il lui représente la perfection de ce comme il faut dont elle a entendu parler.

Tatiana est un volcan couvert de neige. Rien de plus gracieux que cette figure de jeune fille passionnée et candide, intelligente et crédule, fière et timide, vivant au milieu des rêves de son imagination. Mais pourquoi Onéguine ne découvre-t-il pas d’abord le diamant sous la gangue qui le cache ? Pourquoi ? parce qu’il n’a jamais vécu que d’une vie factice, parce qu’il n’a vu que du strass artistement taillé. Il ne connaît que ces belles poupées, habillées par la meilleure marchande de modes, et montées dans une de ces écoles où comme le veut mistress Malaprop, on apprend aux demoiselles « un peu d’innocence et d’artifice ». Après bien des hésitations, bien des tourments, la passion l’emporte et Tatiana écrit à Onéguine pour lui avouer son amour. « Elle lui écrivit en français, dit Pouchkine, car on ne peut écrire une lettre en russe. » C’est une épigramme à l’adresse d’un de ses critiques. La lettre de Tatiana est en excellent russe et des plus touchantes. Onéguine est surpris. Il n’a pas la moindre envie de l’épouser. Il pourrait bien la mettre à mal : mais il est honnête homme au fond, et il éprouve quelque plaisir à se trouver dans une situation contraire à celle où il a été toute sa vie. Un général qui a pris bien des places, par amour de la diversité, se plaît à soutenir un siège. Il dit fort poliment à Tatiana qu’il n’est pas son fait, et après quelques lieux communs de morale paternelle, il se retire, fort satisfait de ce qu’il croit un trait de galant homme, après avoir mortellement blessé un pauvre cœur.

Cependant Lenski est un peu piqué que sa fiancée et sa famille n’aient pas été mieux appréciées par Onéguine. Il y a entre eux un peu de contrainte et de froid ; puis un mot piquant échappe, et on y répond. Grâce à des amis très chatouilleux sur le point d’honneur pour leurs amis, l’affaire est déclarée sérieuse ; un duel a lieu, et Lenski est tué. Onéguine doit quitter la Russie pour plusieurs années. Il y revient mûri par le chagrin et par l’étude, plus indulgent pour les autres, moins égoïste et plus sérieux. Dans une grande soirée, il distingue une jeune femme remarquable par sa beauté et plus encore par son grand air. C’est la lionne de Moscou, mais lionne respectée par la médisance. Au milieu de ses longs voyages, Onéguine a perdu la mémoire de toutes les demoiselles qui promettaient de son temps, et il s’adresse à un vieux général, son parent, aimé et considéré de tout le monde. — « Quoi ! tu ne la connais pas ? c’est ma femme… Mais comment as-tu déjà oublié ta voisine de campagne, Tatiana ? Viens, que je te présente. » Tatiana le reçoit sans embarras ; elle n’est ni prude ni hardie, mais polie et gracieuse, affable même. Elle semble parfaitement à son aise, tandis qu’Onéguine admire comment la petite provinciale s’est changée si vite en grande dame. Il commence à regretter sa froideur d’autrefois. Pas n’est besoin d’ajouter que bientôt il en est amoureux, et très sérieusement ; mais à présent il a affaire à forte partie. Le général n’est pas jaloux, il est plein de confiance dans sa femme ; mais celle-ci est prudente, et sa science du monde, nouvellement acquise, elle s’en sert pour éviter le danger, sans paraître le craindre ou même le soupçonner. À son tour, Onéguine lui écrit ; il lui envoie lettre sur lettre ; pas une n’obtient de réponse. Désespéré, il pénètre un jour dans l’appartement de Tatiana et la surprend tout en pleurs lisant les lettres qu’il lui a adressées. — « Vous savez mon secret, lui dit-elle ; je vous ai toujours aimé ; mais je suis mariée. Adieu pour toujours. » Ainsi finit le poème.

J’ai remarqué l’imitation du Don Juan dans la première partie de l’ouvrage, publiée plusieurs années avant la seconde ; elle cesse complètement dans la suite du poème. Tous les caractères sont d’une vérité merveilleuse. Rien n’est forcé, tout est simple, facile, mais revêtu du plus admirable coloris. Il n’appartient pas à un Français d’apprécier la versification de Pouchkine, mais il n’y a pas de Russe instruit qui ne sache par cœur presque tous les vers d’Eugène Onéguine.

S’il fallait résumer en quelques mots le caractère des poèmes de Pouchkine, il faudrait noter la simplicité de la composition, la sobriété des détails, et surtout le tact exquis qui les fait choisir. Telle est aussi sa manière dans ses poésies lyriques, où il est peut-être le plus admirable. Bien qu’il soit impossible de traduire des vers et surtout des vers lyriques en vile prose, j’essayerai pourtant de donner un exemple de sa manière. Quelque imparfaite que soit ma traduction, elle permettra pourtant d’apprécier les traits saillants du génie de Pouchkine mieux que je ne pourrais le faire comprendre par une longue dissertation. Je commencerai par une pièce célèbre, l’Antchar. C’est le nom d’un arbre des Indes dont le suc est, dit-on, un poison mortel. Les Orientaux en content bien des merveilles ; je ne sais si les botanistes le connaissent.

« Dans un désert avare et stérile, sur un sol calciné par le soleil, l’antchar, tel qu’une vedette menaçante, se dresse unique dans la création.

« La nature, dans ces plaines altérées, le planta au jour de sa colère, abreuvant de poison ses racines et la pâle verdure de ses rameaux.

« Le poison filtre à travers son écorce, en gouttes fondues par l’ardeur du midi ; le soir, il se fige en gomme épaisse et transparente.

« L’oiseau se détourne à son aspect, le tigre l’évite ; un souffle de vent courbe son feuillage ; le vent passe, il est empesté.

« Une ondée arrose un instant ses feuilles endormies, et de ses branches tombe une pluie mortelle sur le sol brûlant.

« Mais un homme a fait un signe, un homme obéit ; on l’envoie à l’antchar, il part sans hésiter, et le lendemain il rapporte le poison3.

« Il rapporte la gomme mortelle, des rameaux et des feuilles fanées, et de son front pâle, la sueur découle en ruisseaux glacés.

« Il l’apporte, chancelle, tombe sur les nattes de la tente, et le misérable esclave expire aux pieds de son prince invincible.

« Et le prince, de ce poison, abreuve ses flèches obéissantes. Elles vont porter la destruction à ses voisins, sur la frontière. »

Le cadre est étroit, mais le tableau est achevé et, si je ne me trompe, la composition a sa grandeur. Voici maintenant un fragment très court où Pouchkine décrit une scène horrible, sans insister sur ses détails repoussants, et de façon pourtant à laisser l’impression la plus poignante. La pièce est intitulée le Privilégié ; je traduis ainsi le nom de Kromesnik, qui avait été donné aux gardes du tsar Ivan IV, ministres ordinaires de ses cruautés.

« Quelle nuit ! Une âpre gelée4. Au ciel, pas un nuage. La voûte bleue semble une courtine brodée, étincelante d’étoiles innombrables. Dans les maisons, silence absolu. Les portes sont assurées par des barres et de lourds cadenas. Partout repose le peuple ; tout s’est tu, jusqu’aux rumeurs et aux bruits des artisans. À peine entend-on la garde du tsar qui fait la ronde, et aussi un lointain bruissement de chaînes.

« Et Moscou s’abandonne au sommeil, oubliant les soldeurs de l’effroi. La place, dans l’obscurité de la nuit, est encore pleine de la justice d’hier. Partout les traces d’une récente boucherie. Ici des corps hachés en pièces, là des poteaux, des fourches, des chaudières pleines de poix refroidie ; plus loin des billots renversés. Des griffes de fer se hérissent sur des piliers. Ceci c’est un tas de cendres mêlé d’ossements ; sur des pals aigus des cadavres noircissent à la gelée, roidis dans leurs dernières convulsions,

« Qui vient là ? À qui ce cheval lancé à toute bride sur cette place effrayante ? Qui peut siffler ainsi ? Quelle est cette voix colère qui s’élève au milieu de la nuit ? C’est un hardi Privilégié. Il a hâte, il court à un rendez-vous d’amour, et le désir lui brûle le cœur. — “Allons, mon fier cheval, mon fidèle coursier, vole comme la flèche ! Plus vite, plus vite !” Mais le cheval effrayé secoue sa crinière tressée et se piète. Dans l’ombre, parmi les poteaux, se balance un cadavre suspendu à une traverse de chêne. Le cavalier allait se lancer dessous, quand le cheval effarouché se cabre sous le fouet, ronfle et se rejette en arrière sur ses jarrets. — “Qu’as-tu, mon bon cheval ? De quoi as-tu peur ? Ne sommes-nous pas allés là-bas fouler durement, dans une vengeance de terrible colère, les traîtres ennemis du tsar ? Leur sang a teint tes sabots d’acier. Ne les reconnais-tu pas à présent ? Allons, mon brave coursier, en avant ! vole !…” Et le cheval, à bout de résistance, passe comme un ouragan sous le cadavre. »

Je terminerai par une pièce d’un tout autre caractère qui, de même que l’Antchar, a eu le malheur d’être prise par la censure pour un dithyrambe révolutionnaire. Aujourd’hui l’une et l’autre sont imprimées dans toutes les éditions récentes de Pouchkine. Elle est intitulée le Prophète.

« Tourmenté d’une soif spirituelle, j’allais errant dans un sombre désert, et un séraphin à six ailes m’apparut à la croisée d’un sentier. De ses doigts légers comme un songe, il toucha mes prunelles ; mes prunelles s’ouvrirent voyantes comme celles d’un aiglon effarouché ; il toucha mes oreilles, elles se remplirent de bruits et de rumeurs, et je compris l’architecture des cieux et le vol des anges au-dessus des monts, et la voie des essaims d’animaux marins sous les ondes, et le travail souterrain de la plante qui germe. Et l’ange, se penchant vers ma bouche, m’arracha ma langue pécheresse, la diseuse de frivolités et de mensonges, et entre mes lèvres glacées sa main sanglante mil le dard du sage serpent. D’un glaive il fendit ma poitrine et en arracha mon cœur palpitant, et dans ma poitrine entrouverte il enfonça une braise ardente. Tel qu’un cadavre, j’étais gisant dans le désert, et la voix de Dieu m’appela : Lève-toi, prophète, vois, écoute, et parcourant et les mers et les terres, brûle par la Parole les cœurs des humains. »