(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Gaston Boissier » pp. 33-50
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(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Gaston Boissier » pp. 33-50

M. Gaston Boissier

La Religion romaine d’Auguste aux Antonins.

I

L’auteur de ce livre se présentait un jour à l’Académie, et réellement il était fait pour y entrer. Il était du bois de l’endroit… et, de par ce livre, il y est entré plus tard. Mais l’Académie, avec son génie de discernement ordinaire, lui préféra ce jour-là M. John Lemoinne, lequel y est entré, lui, à califourchon sur le dos du Journal des débats, comme un jockey lassé de courir, heureux de trouver l’écurie. À proprement parler, M. John Lemoinne n’est pas un écrivain dans le sens compact, imposant, livresque du mot. C’est un articlier. Il gaufre, depuis plus de quarante ans, au Journal des débats. Il y découpe des articles légers et secs, quelquefois pointus, mais toujours diaphanes… de profondeur. L’Académie, en proie au triste phénomène du ratatinage, l’Académie, qui a cru un jour que le petit Paradol pourrait remplacer avantageusement son vieux Villemain, a peut-être cru aussi que M. John Lemoinne — un Paradol vieilli — pourrait remplacer le jeune Paradol ; et c’est ainsi que tout s’abaissant et s’amincissant à l’Académie, les fauteuils seraient bientôt chez elle remplacés par des chaises, et les chaises par des tabourets ! M. Gaston Boissier n’est pas encore de l’époque des tabourets… Il a du talent, — un talent agréable, — agreabilis, comme disait M. de Jouy, une des gloires latines de l’Académie française. Il est littéraire, et, quoique professeur, sa littérature n’est pas pédante. Il est érudit, et même son érudition est jolie. Il a ce qu’il faut, et plus encore, pour s’asseoir sans embarras auprès de M. John Lemoinne. Si celui-ci est du Journal des débats, M. Boissier est de l’École normale, et il a, pour être de l’Académie française, bien assez comme cela de rationalisme, de scepticisme, d’éclectisme et de paganisme. Comment donc ! il en a pour forcer la porte de toutes les classes de l’Institut.

Car toutes les Académies sont timbrées de ces quatre choses. Ce sont les quatre cornes, comme dirait l’Apocalypse, de la Grande Bête multiple et aux quatre faces qu’on appelle, dans la langue des hommes, l’Institut. Rationalistes, sceptiques, éclectiques, et, par-dessus le marché, païennes de tendance, de portée et de volonté, — c’est-à-dire, sous des noms différents, ennemies de l’Église catholique et n’ayant de préoccupation et d’intérêt que pour les travaux qui la diminuent, — les Académies, et en particulier l’Académie française, dont il est seulement question ici à propos du livre de M. Boissier, continuent les grandes et funestes traditions de la Renaissance. Malgré leur rationalisme, leur éclectisme et leur scepticisme, elles sont païennes au premier chef. Entendons-nous bien, cependant ! Elles n’adorent pas Jupiter… Elles viennent après Voltaire et le xviiie  siècle, qui, plus coupables que les moines châtreurs de l’ancienne Égypte, ont opéré l’esprit humain de la faculté d’adorer n’importe qui et n’importe quoi. Avant d’être païennes, elles sont ce que la philosophie de leur temps les a faites. Elles ont trop d’incrédulité cultivée pour accepter une religion quelconque, mais elles ont un vieux et incorrigible goût pour le paganisme et les sociétés qu’il a produites, parce que le paganisme est la négation naturelle du principe surnaturel qui l’a vaincu dans l’Histoire et dans la conscience du genre humain. Et ce que je dis là, l’Académie française l’affirme depuis longtemps de la manière la plus visible, la plus éclatante, à l’œil qui sait voir. Parmi les livres nombreux couronnés par elle, la moitié, au moins, a pour objet la glorification, sous une forme ou sous une autre, de ce paganisme qu’on croyait fini et enterré, et qui — n’est-ce pas curieux ? — essaie tout doucettement et tout cauteleusement, en plein xixe  siècle, sa petite résurrection de Lazare. C’est comique, mais c’est tragique aussi. C’est tragique, ce déterrement d’un cadavre pourri, qu’on ne déterre que pour s’en faire une arme, — que pour le jeter, avec la peste qu’il exhale, à la tête de ses ennemis ! L’Académie française, par ses prix donnés continûment et systématiquement aux ouvrages qui exaltent les sociétés païennes, et qui ne les exaltent jamais qu’au détriment de la société chrétienne, fait acte flagrant de paganisme. Et c’est plus grave, cela, que de recevoir le Matérialisme dans son sein, sous la désagréable espèce de Littré… Permettre au croupion du Matérialisme de s’asseoir dans un des fauteuils où se sont assis des religieux, des prêtres et des évêques, méritait bien, certes ! la colère de Monseigneur Dupanloup. Mais une tendance générale est plus dangereuse et en dit plus long qu’un fait isolé, et il faut bien la signaler quand on est chrétien : la tendance de l’enseignement par l’Académie est anti-chrétienne… Je me moque bien, pour ma part, du Spiritualisme de la philosophie moderne ! Que ce soit l’odieux scalpel du Matérialisme ou le glaive de vapeur, comme celui des guerriers d’Ossian, d’un Spiritualisme vide et vain, qui frappe le Christianisme, ce n’en est pas moins toujours le terrible ventrem feri de Tacite. Ce n’en est pas moins toujours, quel qu’en soit l’instrument, le parricide de l’idée chrétienne dont nous sommes tous les fils et qu’on frappe au cœur !

Eh bien, un des livres les mieux faits dans le sens même que l’Académie veut imprimer aux œuvres historiques sur le paganisme de l’ancien monde, est ce livre de M. Gaston Boissier intitulé : La Religion romaine d’Auguste aux Antonins. Ce livre n’a pas été couronné ; c’eût été trop vulgaire pour un livre qui n’est pas vulgaire. Il y avait mieux qu’un prix. L’auteur devait entrer, son livre à la main, de plain-pied, à l’Académie. M. John Lemoinne, qui n’est ni grand, ni gros, s’est glissé dans ses jambes et a passé devant.

Mais M. Gaston Boissier a eu son tour. Il était trop entré dans l’esprit de l’Académie pour ne pas entrer dans un de ses fauteuils. Ou bien donc l’Académie aurait été ingrate comme un gouvernement !

II

M. Gaston Boissier est professeur au Collège de France. Il a été, je crois, quelque temps, le suppléant de Philarète Chasles. Si ce choix-là a été fait, il était heureux. Philarète Chasles avait un dandysme de professeur qui sortait le professorat des cuistreries ordinaires dont il est bardé. On peut dire qu’il jouait avec sa robe, quoiqu’il ne la mît jamais, comme un chat joue avec sa queue. C’était le plus charmant Arlequin de professeur qui ait jamais existé. Il avait dans l’esprit les grâces d’une bayadère. Il aurait pu danser son cours au lieu de le parler, et c’eût été la danse… du Chasles ! M. Gaston Boissier n’a ni la fantaisie, ni la pétulance, ni le dandysme impertinent et charmant de Chasles, — mais il a pourtant, comme Chasles, du dandysme dans sa personne, et même dans sa littérature. Du dandysme relatif, puisqu’il est professeur ! Personnellement, il est correct, presque Anglais de tenue ; les mains blanches, qu’il sait montrer. Il parle simplement, comme un homme du monde, spirituellement, comme il écrit… et malheureusement pour dire les mêmes choses à peu près. Son livre actuel résume son enseignement, et c’est son enseignement que je n’aime pas ; ce n’est pas la manière dont il enseigne. Il est très habile pour ce qu’il veut faire, et il faut être chatouilleux comme moi à l’endroit du Christianisme et flaireur d’ennemi à distance, comme un Mohican qui reconnaît dans l’herbe la trace imperceptible du mocassin, pour dire, comme l’ours de la fable, — trop prudent, cet ours, mais ce n’est pas moi !… « Ôtons-nous, car il sent… » Il sent, cela est sûr, le livre de M. Boissier, mais je ne m’ôterai pas. On ne s’ôte pas si facilement de ce livre, très intéressant par toutes les notions qu’il roule dans ses pages et dont la gracieuse modération m’est trop suspecte pour que je ne veuille pas la pénétrer. Je veux même, si vous le permettez, vous faire sentir ce qu’il sent… C’est le fagot ! comme on disait autrefois, quand il y en avait pour les livres ; mais, hélas ! il n’y a plus pour les livres de fagots maintenant… que les leurs.

Ceux (pardon) du livre de M. Boissier sont des modèles du genre. Ils ont été choisis dans une forêt de faits, taillés, rassemblés et liés ensemble avec un savoir-faire égal au savoir-faire de l’incomparable Sganarelle. Mais ce n’en sont pas moins des fagots ! Qui pourra jamais croire, en effet, que le Christianisme, qui a changé le monde jusqu’à l’axe, et retourné, bout pour bout, l’âme humaine, ne soit que le prolongement normal, très simple, très prévu, très attendu, du paganisme, évoluant dans l’humanité ? À qui persuadera-t-on qu’il n’est que la conséquence naturelle de la logique invincible des choses, et que la planche une fois unie et huilée par le temps, le progrès et les philosophies, le paganisme y ait moelleusement glissé jusqu’où le Christianisme l’attendait, et dans lequel il est, ma foi ! entré comme une lame de couteau dans du beurre, quoique la crème de ce singulier beurre ait été le sang bouillonnant de milliers de martyrs. Telle est, pourtant, la conclusion un peu forte, — n’est-ce pas ? — enveloppée long temps et développée lentement dans ce livre de La Religion romaine, rallongée d’une autre religion romaine, sorties l’une de l’autre. L’idée de cette conclusion n’appartient pas à M. Gaston Boissier, ce qui lui ôte, aux yeux de l’Académie pour laquelle il écrit, l’inconvénient d’être original… mais il l’a seulement reprise et traitée à sa manière. M. Gaston Boissier s’est bien gardé de poser une thèse carrée et retentissante. Il n’est pas un casseur d’assiettes philosophique. Ce n’est pas un ennemi du Christianisme à la froide façon de M. Havet, ou à la perfide et lâche façon de M. Renan. Hait-il même le Christianisme ? Il me fait l’effet d’être bien éclectique pour haïr. C’est surtout un sceptique ; mais il a le scepticisme respectueux. On ne voit pas dans son livre un seul principe supérieur aux faits qu’il y rapporte et qu’il y groupe. S’arrêterait-il aux bagatelles de la porte ? — Et c’est le mot, ici, puisque le Christianisme va faire son entrée (veut-il nous faire croire) dans le monde, par la porte du paganisme. Le philosophe serait-il, en lui, confisqué par l’historien ? Assurément, l’auteur de La Religion romaine a trop l’habitude de l’histoire pour ne pas savoir où il tend et où il va ; mais il a la finesse ou l’hypocrisie de ne pas le dire, et c’est la route faite que vous apercevez enfin où cet insinuateur vous a mené !

Il vous a mené, par une multitude de routes et de sentiers, à la négation, ou, pour mieux dire, à la disparition, à l’effacement complet du principe qui fait de l’avènement du Christianisme dans le monde quelque chose de sui generis, quelque chose qui n’est plus seulement une révolution humaine sans exemple dans l’Histoire et même dans l’Histoire éclairée par la conception d’une Providence, quelque chose enfin d’une si tonitruante surnaturalité ! Le cœur de l’orgueilleux et voluptueux genre humain cloué avec amour à la croix des esclaves sur laquelle meurt un Dieu, les douze bateliers de Judée prenant la terre entière dans leur miraculeux filet, cette histoire, qui n’avait besoin que d’être racontée, depuis saint Paul jusqu’à Bossuet, pour que ceux qui n’étaient pas chrétiens le devinssent, —  Credo quia absurdum et impossibile ! — disparaît, ou plutôt n’apparaît pas dans le livre de M. Boissier… Elle n’a pas même besoin de venir. J’ai l’air de dire une simplicité, mais ce n’est pas moi qui la dis : dans le livre de M. Boissier, le Christianisme est déjà venu quand il arrive. Quand il vint, dit-il, « il ne fallait plus qu’une impulsion ». Une impulsion, mot bien commode ! car une impulsion peut être énorme, mais elle peut aussi être faible, et c’est toujours une impulsion. Une impulsion !… au lieu du coup de tonnerre du Christianisme tombant du ciel, de ce coup de tonnerre comme le monde n’en avait jamais entendu. Et, en effet, à dater d’Auguste, selon l’auteur de La Religion romaine, tout tournait au Christianisme, puisque tout tournait à la dévotion : — la religion, qui n’avait guères été jusque-là qu’une formule de droit religieux et une tradition patriotique, la philosophie, et même la rhétorique. Il dirait même : la grammaire, s’il osait… mais le ridicule l’arrête là, le dandy historien ! Sénèque était si chrétien de présensation, qu’on a prétendu, bien à tort, — et M. Boissier fait à fond cette critique, — qu’il avait connu saint Paul, et que si saint Paul ne l’avait pas converti, il l’avait, du moins, imprégné et saturé d’idées chrétiennes. Marc-Aurèle, tout philosophe qu’il fût, était dévot à la manière de nous autres, les dévots chrétiens. Il priait dans de petites chapelles. On croirait, dit M. Boissier, que les philosophes et les prêtres, unis pour la première fois, s’étaient entendus pour préparer la société qui allait naître. — Cela ne semble rien que cette thèse d’histoire, et c’est tout ; car c’est la divinité même du Christianisme qui reste dessous !

III

Et la chose est exécutée, du reste, avec une souplesse, une douceur et une discrétion incomparables, qui font penser à une autre Critique comme moi, Madame Pernelle, laquelle n’était pas très contente non plus :

            … Pour vous, sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !
Mais il n’est — comme on dit — pire eau que l’eau qui dort…

C’est dans celle-là, en effet, qu’on se noie le mieux, et que M. Boissier essaie de noyer la surnaturalité du Christianisme, qui est, en somme, sa vérité, puisque sans sa surnaturalité, le Christianisme cesserait d’être. Ses dogmes ne seraient alors que des outrages à la raison, et il tomberait jusqu’à n’être plus qu’une religion de cérémonies et de rites comme le furent les religions païennes, ou, comme chez les Romains, une antiquité historique et la consigne des ancêtres. À la souplesse du talent et à la discrétion, à cet air ineffable de ne pas toucher à ce sur quoi il pèse davantage, M. Gaston Boissier ajoute, dans son livre, une érudition qui, pour la première fois, n’est pas haïssable, mais charmante. Dandy d’érudition, comme d’expression ! Les femmes elles-mêmes trouveraient du plaisir dans cette érudition élégante et fringante, qui, pour les hommes, n’en est pas moins substantielle, — et qui est laite de tant de choses, comme un parfum est fait de mille fleurs. Je ne puis entrer dans le détail des faits entassés dans cette histoire, et dont l’auteur fait converger la lumière et les influences, avec le calcul et l’œil d’un pointeur, là où il lui plaît qu’elles convergent. Je n’écris pas pour le Journal des inscriptions, et l’importance du livre de M. Boissier est beaucoup plus, pour moi, dans l’interprétation et la convergence de ces faits, que dans les faits mêmes. Elle est moins dans les termes de l’équation que dans son inconnue. Seulement, les termes de l’équation sont si bien posés, que l’inconnue s’en dégage presque de soi et saute aux yeux de l’esprit avec la brusquerie d’un échappement.

Rien, en effet, d’oublié, dans les termes du problème. Ils y sont tous. Rien d’oublié dans le cercle historique que M. Boissier a tracé autour du Christianisme, pour le faire entrer dans ce cercle comme un rayon de plus. Dès les premiers mots de ce livre, qui semble avoir l’indifférence de l’impartialité : La Religion romaine d’Auguste aux Antonins, l’auteur vise le Christianisme. Il l’ajuste de loin, pour le mieux ajuster de près. J’ai parlé plus haut de Sénèque comme d’un chrétien anticipé, et que saint Paul, pour qu’il le fût, n’avait pas besoin de convertir ; — de Sénèque, qui, par parenthèse, fut à son époque un éclectique et un sceptique comme M. Boissier l’est à la sienne : tantôt panthéiste, tantôt stoïcien, tantôt croyant à un Dieu personnel qu’il invente. Boule tournante, que la tête à la débandade de ce philosophe ! — Sénèque avait mis les esclaves dans le droit romain, mais, avant Sénèque, Cicéron aussi. M. Gaston Boissier fait donc reculer l’idée chrétienne jusqu’à Cicéron. Il va faire davantage ; il va la faire reculer plus encore. Comme le Christianisme doit un jour venir de l’Orient et de Judée, M. Gaston Boissier ne manque pas d’insister sur les antiques influences des Juifs dans la vieille société romaine. « Mis en dehors d’elle, — dit-il, — ils n’en exerçaient pas moins dans l’ombre une grande action religieuse. On en parlait avec mépris, et on jeûnait le jour du Sabbat. On introduisait chez soi, par la porte dérobée, — (la porte dérobée, c’est vous, qui voulez faire entrer par là le Christianisme dans l’Histoire !), — les mendiants de la forêt Ancienne, qui disaient la bonne aventure, remettaient les péchés à vil prix, et enseignaient à voix basse la loi de Moïse. » Ce qui était des Juifs, du reste, existait à Rome de toutes les religions de l’Orient. L’imagination romaine était emportée vers elles. Les femmes, qui expriment mieux que les hommes l’imagination religieuse d’une race, les femmes, « très pieuses à leurs dieux » dans cette époque de dévotion universelle, allaient à Isis et à Cybèle sans cesser d’aller à Junon et à Diane, comme, plus tard, elles devaient aller à Jésus… Seulement, il ne faut pas oublier de marquer ce que l’auteur de La Religion romaine oublie : c’est qu’une fois à Jésus, elles ne revenaient pas à Junon et à Diane, et que Junon et Diane ne leur avaient jamais fait faire ce que le Christianisme, qu’on veut diminuer en l’expliquant, leur fit faire, en raison de deux choses que ne connaissaient pas ces misérables religions anciennes : l’absolu de son dogme et le péremptoire de sa loi.

Oui ! l’expliquer pour le diminuer en l’humanisant, cet incroyable Christianisme, qu’on veut faire croyable à la raison, et dont la gloire est d’être pour elle incroyable. Oui ! l’expliquer, l’atténuer, le simplifier, en faire un événement historique comme un autre, ayant ses origines dans des événements antérieurs presque semblables à lui, et coulant sur des pentes douces et souterraines dans l’Histoire bien avant qu’on l’y voie en plein, voilà le but que l’auteur de cette Religion romaine s’est proposé, et plus il avance dans son livre, plus l’intention d’abord cachée, la visée hostile, se dégagent des faits papelardement articulés. L’avalanche se ramasse en tombant dans le fond du gouffre ; les dernières pages sont les derniers coups… Il faut empêcher par toute voie que le Christianisme soit un démenti donné à toutes les lois du monde, de la nature et de l’humanité ! Et comme il est arrivé, ce phénomène renversant, en pleine corruption romaine, et qu’il fait des martyrs et des saints de ces abominables corrompus, pour nous assourdir à ce coup de tonnerre, pour ne pas voir l’éclat de cette foudre, on a dit — des gens d’esprit comme M. Boissier ! — qu’après tout, les Romains n’étaient pas si corrompus. Pour la sainteté du Christianisme, c’étaient des candidats. Le livre que voici ne craint pas de nier la corruption romaine. Il prétend qu’on l’a exagérée. La philanthropie du sceptique moderne, M. Boissier l’a reportée amoureusement sur cette société monstrueuse de débordements et d’infection, et, quand il s’agit d’elle, il croit à Pline et ne croit pas à Juvénal, et sans raison pourtant pour admettre l’un et repousser l’autre, puisqu’il pense (nous dit-il) que l’homme ne voit les choses qu’à travers ses passions et son humeur. Or, Pline, c’était son humeur d’être optimiste et de bonne humeur, comme Juvénal, d’être de mauvaise et misanthrope : — ils étaient donc à deux de jeu ! Mais la vérité de l’Histoire n’est pas que dans Pline et dans Juvénal, et les passions des hommes qui la faussent, pour cela, ne la détruisent pas.

M. Gaston Boissier lui-même, cet arrangeur habile, ce décorateur, ce prestidigitateur historique, qui veut escamoter, en le réduisant à n’être qu’une muscade, un boulet de la force du Christianisme, qui a brisé et fait sauter en morceaux le terrible monde ancien avec ses résistances, M. Boissier y perdra son latin, ce qui sera une perte, mais ne diminuera pas plus la corruption romaine que le Christianisme. Ce sont des faits corrélatifs, quoiqu’ils ne soient pas du même ordre, et quand il parlera du Christianisme avec plus de légèreté qu’il ne comporte, c’est toujours par le fait de la corruption romaine, qui ne pouvait être vaincue que par quelque chose de supérieur à l’humanité, qu’on lui répondra. L’homme était au fond d’un mal immense, qui ne pouvait plus augmenter. Il fallait Dieu pour l’en tirer ! Dieu descendit du ciel, et pour qu’on le vît mieux par le repoussoir de cet épouvantant contraste, il se fit attacher à la croix des scélérats. M. Gaston Boissier ne voit pas tout à fait cette croix comme nous la voyons, nous… Pour lui, elle n’est guères qu’un agrément assez touchant dans l’histoire du Christianisme ; mais, selon lui, le Christianisme précédait cette croix dans l’humanité, et aurait pu, sous quelque nom que ce fût, exister. C’était affaire d’idée ! comme ils disent, ces impertinents idéologues. Les sornettes que ce charmant dandy de professeur met à la place de cela, sont magnifiques. Pour lui, la société romaine, à partir d’Auguste, se christianise à la vapeur. On a la chose avant d’avoir le nom. Jésus-Christ n’est qu’un titulaire. Le stoïcisme et la philosophie platonicienne, dit joliment notre dandy, s’étaient donné le mot pour sauver « l’état social des dieux », et pour couvrir les bêtises de ces dieux, qui en faisaient beaucoup, on avait inventé les démons. Ce sont là les dernières évolutions de la philosophie, qui se retournait vers les religions comme elle s’en détourne aujourd’hui. Ainsi que les femmes, les esclaves, qui étaient de l’Orient en grand nombre, aimaient les religions orientales, qui leur rappelaient la patrie. Ils allèrent à Christ comme à Isis et à Mithra, et par le même pas dégagé. Bien avant l’émancipation des esclaves par le Christianisme, la besogne avait été faite par les Sodalités religieuses et les Collèges pour les sépultures, où les esclaves, comme les riches, — l’égalité de l’écu déjà, — prenaient des actions pour les petites bouteilles qui devaient renfermer leurs cendres. Les Sophistes précédaient les Apôtres. Ils prêchaient la bienfaisance et l’affabilité, comme l’abbé Poulie au xviiie  siècle. C’étaient les abbés Poulie d’un temps qui n’avait pas encore d’abbés. Le Cynique cédait le Moine, et c’est ainsi que le monde tout entier moulait le Christianisme ; et c’était aussi, toujours, la même histoire dans l’Histoire, et, sérieusement, à propos du Christianisme, la même chanson qu’au Vaudeville :

Il était venu, je vous jure,
Avant qu’il ne fût arrivé !

IV

Il faut, certes ! beaucoup de talent pour n’être pas ridicule en débitant de telles fadaises, mais le talent, mais la magie, c’est de les faire passer. M. Boissier a cette magie… Je me suis intéressé, moi qui le pénétrais pourtant, à toute la peine qu’une nature souple, gracieuse et veloutée comme la sienne, s’est donnée pour saisir délicatement de ses fines dents de rat érudit et pour ronger, sans faire le bruit scandaleux d’une vaste déchirure, le bas de cette aube divine du Christianisme, qui traîne dans les siècles et qui y passe, sans perdre jamais un seul fil de sa trame sacrée, au-dessus du museau de tous les rongeurs !… M. Gaston Boissier a touché, à travers celui qui donnait le nom à son livre, un sujet pour lequel il n’avait pas les mains qu’il fallait, — des mains savantes d’une autre science que la sienne, compétentes, théologiennes. Je l’affirme avec sécurité, l’histoire du Christianisme écrite par un homme qui n’a pas dans la tête la raison métaphysique de la nécessité du surnaturel pour expliquer le monde, sera toujours manquée, — avec plus ou moins d’éclat, s’il a du talent. M. Gaston Boissier en a, mais il faut une lumière surnaturelle pour parler des choses surnaturelles, et, aux yeux de ceux qui y croient, il est assis à l’ombre de la mort.

Et c’est pour cela qu’il a pu s’asseoir à l’ombre des Académies !