(1912) Réflexions sur quelques poètes pp. 6-302
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(1912) Réflexions sur quelques poètes pp. 6-302

[Avertissement]

Selon le vœu de Jean Moréas nous avons recueilli, dans les papiers qu’il a laissés, les éléments de plusieurs ouvrages en prose et en vers.

Les Réflexions sur quelques poètes, que nous publions aujourd’hui, contiennent des études choisies, revues et mises en ordre d’après ses propres instructions.

Nous ferons successivement paraître, avec le même soin et la même fidélité, les autres volumes dont voici les titres : Récits moraux et tragiques ; Mélanges et propos littéraires ; Le VIIe Livre des Stances, déjà connu, mais qui n’a pas encore été réuni à ses œuvres complètes ; nous y ajouterons des fragments d’Ajax et quelques vers inédits.

R. D. L. T.
H. D.

Louise Labé

L’antiquité connut deux Sapho, toutes deux nées dans l’île de Lesbos, mais l’une à Mytilène et l’autre à Erésus.

La légende ne tarda point à les confondre.

La première Sapho, celle de Mytilène, fut la grande poétesse louée par Hérodote et Strabon. Le Traité du Sublime attribué à Longin nous conserva heureusement la célèbre plainte amoureuse de cette femme au cœur violent. C’est un morceau composé, comme vous savez, dans un mètre particulier qu’on a appÉlé saphique.

Les poètes du xvie  siècle essayèrent d’utiliser ce mètre en français.

L’ami de Mathurin Régnier :

Rapin, le favori d’Apollon et des Muses,

Nicolas Rapin, ce Poitevin piquant qui collabora, non sans verve, à la Satyre Ménippée, affectionnait, à ce qu’il semble, les vers saphiques. J’en connais de lui qui sont excellents pour la cadence et l’harmonie, sinon pour le fond et la fureur poétique. Car Rapin était surtout un parfait érudit plein de goût, et, en latin, lorsqu’il voulait, il savait faire un beau mélange de dactyles et de spondées.

Sapho n’était pas violente en amour seulement. Sa passion débordait pour d’autres motifs encore. Toute jeune, elle conspira avec le poète Alcée contre le tyran Pittacus, et elle fut obligée de fuir sa patrie ; les marbres d’Oxford placent dans l’année 596 son exil de Mytilène.

Dans l’Anthologie, les Muses disent à Sapho :

« Non, certes, la Parque ne t’a pas gratifiée d’une mince part de gloire, le jour où, pour la première fois, tu as vu la lumière, Sapho ; car nous te donnâmes le lierre immortel, et le père des dieux l’approuva du bruit de son tonnerre. Tu seras célébrée par des chants chez tous les mortels, et tu jouiras de la plus illustre renommée. »

L’autre Sapho, celle d’Erésus, n’était qu’une courtisane lettrée, mais si divinement belle que ses concitoyens voulurent éterniser ses traits sur des médailles. Elle aima Phaon, jeune batelier que Vénus, en récompense d’un service, avait doué d’un charme inconnu ; mais Phaon la dédaigna, et, désespérée, elle se jeta dans la mer.

« Elle subit la destinée des ondes de Leucade », dit, dans sa quinzième Héroïde, Ovide qui, comme tant d’autres, identifie la courtisane amoureuse avec son homonyme, la poétesse.

Sans doute, au sujet de Sapho, la légende a prévalu définitivement ; et qui sait si elle n’a pas raison, contre la science et l’Iconographie grecque de Visconti ?

***

La vie de Louise Labé, la Belle Cordière lyonnaise, n’est pas moins mêlée de légende que celle de la grande Sapho, éternel modèle de toutes les femmes poètes.

Un contemporain de Louise, émule des Turnèbe, des Muret et des Ramus, bon humaniste de ce xvie  siècle docte et fleuri, fait l’éloge de la poétesse en vers grecs, et ne manque pas de la comparer à Sapho, pour le génie comme pour la mauvaise chance en amour :

« Les chants de Sapho à la douce voix, que la force du temps vorace avait anéantis, voici que, nourrie au sein mielleux de la Paphienne et des amours, Labé les a fait revivre.

« Si quelqu’un s’en étonne comme d’un prodige, et demande d’où vient cette nouvelle poétesse, qu’il sache que pour son malheur elle a aimé, elle aussi, un beau Phaon inflexible, et que, frappée à mort par sa fuite, l’infortunée commença d’arranger sur les cordes de la lyre une plainte mélodieuse. »

Naturellement, tous les biographes de Louise Labé voulurent savoir le nom de ce nouveau Phaon, aussi inhumain que l’autre. On a multiplié les lumières, et cependant nous demeurons toujours dans les ténèbres de l’ignorance.

***

Jacques Pelletier du Mans, savant homme, médecin et jurisconsulte, poète à ses heures, non sans talent, au cours d’un voyage qu’il fit à Lyon, rencontra Louise Labé et ne put cacher son enthousiasme pour sa beauté corporelle et les grâces de son gentil esprit.

Pelletier composa, à cette occasion, des vers où il dit que son heur le conduisit un jour à Lyon. Là, il vit le lieu où l’impétueux Rhône prend dans son sein la calme Saône et lui fait perdre son nom ; il admira les riches étalages des marchands de soieries et le labeur diligent de maint imprimeur fameux.

Et il ajoute :

J’ai vu enfin Damoiselles et Dames,
Plaisir des yeux et passion des âmes,
               Aux visages tant beaux ;
Mais j’en ai vu sur toutes autres l’une,
Resplendissant comme de nuit la lune
               Sur les moindres flambeaux.
Et bien qu’elle soit en tel nombre si belle,
La beauté est le moins qui soit en elle :
               Car le savoir qu’elle a,
Et le parler qui soevement distille,
Si vivement animé d’un doux style,
               Sont trop plus que cela.
Sus donc, mes vers, louez cette Louise, etc.

À part deux ou trois voix suspectes, les contemporains de Louise Labé sont d’accord pour célébrer sa beauté et les dons rares de son esprit et de son âme.

Elle était blonde et, sans doute, dans ses yeux, sur les traits fias de son visage, la rêverie cédait tout à coup, mais pour la reprendre aussitôt, la place à un air de vivacité et peut-être de malice, bien capable de redoubler la séduction.

Elle tissait et brodait avec une rare perfection et de façon à gagner le prix contre la fille de Xuthus, Euphro à l’harmonieuse navette, et même la Lydienne Arachné qui osa rivaliser avec Minerve :

Pour bien savoir avec l’esquille peindre
J’eusse entrepris la renommée esteindre
De celle-là, qui plus docte que sage,
Avec Pallas comparait son ouvrage.

Adextre à manier les armes et à dompter un fier coursier, elle était semblable aux antiques amazones et à ces belliqueuses damoiselles immortalisées par l’Arioste :

Qui m’eust vu lors en armes fière aller,
Porter la lance et bois faire voler,
Le devoir faire en l’estour furieus,
Piquer, volter le cheval glorieus.
Pour Bradamante ou la haute Marphise,
Sœur de Roger, il m’eust, possible, prise.

Louise Labé était en outre excellente musicienne et aussi docte que le furent Christine de Pisan et Marguerite d’Angoulême, la reine de Navarre.

Mais l’amour ne tarda point à avoir son tour :
Mais quoy ? Amour ne peut longuement voir
Mon cœur n’aymant que Mars et le savoir :
Et me voulant donner autre souci,
En souriant, il me disait ainsi :
Tu penses donq, ô Lyonnaise Dame,
Pouvoir fuir par ce moyen ma flamme :
Mais non feras, j’ay subjugué les Dieux
Es bas Enfers, en la Mer et es Cieux.
Et penses-tu que n’aye tel pouvoir
Sur les humains, de leur faire savoir
Qu’il n’y a rien qui de ma main échappe ?
Plus fort se pense et plus tôt je le frappe,
De me blâmer quelquefois tu n’as honte,
En te fiant en Mars, dont tu fais compte :
Mais maintenant, voy si pour persister
En le suivant me pourras résister.
Ainsi parlait, et tout eschauffé d’ire
Hors de sa trousse une sagette il tire,
Et décochant de son extrême force,
Droit la tira contre ma tendre escorce :
Faible harnois, pour bien couvrir le cœur,
Contre l’Archer qui toujours est vainqueur.
La bresche faite, entre Amour en la place,
Dont le repos premièrement il chasse :
Et de travail qui me donne sans cesse,
Boire, manger, et dormir ne me laisse.
Il ne me chaut de soleil ne d’ombrage :
Je n’ay qu’Amour et feu en mon courage…

Ainsi se confesse la Belle Cordière de Lyon dans ses Élégies qui sont des plaintes d’amour mélodieuses, des souvenirs encore cuisants mais toujours chers, un feu doux mal éteint sous la cendre. Car c’est le passé qu’elle chante, comme nous l’apprend le début de sa première Élégie :

Au temps qu’Amour, d’hommes et Dieux vainqueur,
Faisait brûler de sa flamme mon cœur,
En embrasant de sa cruelle rage
Mon sang, mes os, mon esprit et courage,
Encore lors, je n’avois la puissance
De lamenter ma peine et ma souffrance ;
Encor Phébus, ami des Lauriers verts,
N’avoit permis que je fisse des vers…

Maintenant la divine fureur d’Apollon remplit d’ardeur la poitrine de Louise Labé et la fait chanter sur la lyre même de Lesbos ses propres amours :

O dous archet, adoucis-moi la voix,
Qui pourroit fendre et aigrir quelquefois,
En récitant tant d’ennuis et douleurs,
Tant de despits, fortunes et malheurs.
Trempe l’ardeur, dont jadis mon cœur tendre
Fut en brûlant demi-réduit en cendre.
Je sens desjà un piteus souvenir,
Qui me contreint la larme à l’œil venir…

Elle croit éprouver de nouveau les tendres inquiétudes de jadis, elle revoit les armes dont Amour vint l’assaillir. Et elle se souvient aussi de sa propre cruauté, de ses dédains envers tous ceux qui n’avaient point su se garder d’une flèche partie de ses beaux yeux. Comme elle se moquait de celui-ci qui brûlait d’amour et de l’autre qui se consumait ! Tant de larmes versées, tant de soupirs, tant de prières perdues la faisaient rire. Et, pendant qu’elle se divertissait des tourments causés par sa beauté insouciante, elle ne s’aperçut point, hélas ! que, soudain, le même mal venait la surprendre à son tour. Et ce fut d’une telle force, que malgré le temps écoulé, sa blessure est toujours sensible.

Et maintenant, dit-elle, je suis encore contrainte

De rafreschir d’une nouvelle plainte
Mes maux passez.

Puis la poétesse conseille aux dames qui liront ses regrets de soupirer avec elle ; car elles peuvent un jour éprouver le même sort.

Quelque rigueur qui loge en votre cœur,
Amour s’en peut un jour rendre vainqueur.

Ô Dames, n’estimez point que l’on doive blâmer celles que ce dieu a blessées ; et prenez garde ! car plus vous aurez été ses ennemies, pis il vous fera, lorsqu’il vous sentira en son pouvoir. Plus d’une au cœur hautain, vaine de sa beauté et de son rang, a subi le dur servage de l’Amour :

                           les plus nobles esprits
En sont plus fort et plus soudain espris.

Notre poétesse rappelle l’exemple de Sémiramis. Cette grande reine, qui avait mis en déroute les noirs escadrons des Éthiopiens, se laissa bien prendre dans les lacs d’un amour terrible et criminel.

Ô reine de Babylone, s’écrie Louise Labé :

Où est ton cœur qui es combaz resonne ?
Qu’est devenu ce fer et cet escu,
Dont tu rendois le plus brave veincu ?
Où as-tu mis la Marciale creste
Qui obombroit le blond or de ta teste ?
Où est l’espée, où est cette cuirasse
Dont tu rompois des ennemis l’audace
Où sont fuiz tes coursiers furieus,
Lesquels trainoient ton char victorieus ?

Ô Sémiramis, le plaisir des armes ne te touche plus, tu as cessé d’être toi-même. Amour a donc pu corrompre ton cœur viril si facilement ?

 

En parlant du cœur viril de Sémiramis et de ses exploits belliqueux, Louise songe sans doute à sa propre aventure.

Martiale et rompue aux armes et à l’équitation, au point d’être surnommée le capitaine Loys, Amour lui avait fait quitter les étriers au premier coup de lance.

Elle entrait cependant en lice fort avantageusement, s’il faut en croire l’auteur des Louenges de Dame Louïse Labé, Lionnaize :

Louise ainsi furieuse
En laissant les habiz mols
Des femmes, et envieuse
De bruit, par les Espagnols
Souvent courut, en grand’noise,
Et maint assaut leur donna,
Quand la jeunesse Françoise
Perpignan environna.
Là sa force elle desploye,
Là de sa lance elle ploye
Le plus hardi assaillant,
Et brave dessus la selle
Ne démontroit rien en elle
Que d’un chevalier vaillant.
Ores la forte guerrière
Tournoit son destrier en rond,
Ores en une carrière
Essayoit s’il estoit pront :
Branlant en flots son panache,
Soit quand elle se jouoit
D’une pique, ou d’une hache,
Chacun prince la louoit :
Puis ayant à la senestre
L’espée ceinte, à la destre
La dague enrichie d’or,
En s’en allant toute armée
Εlle sembloit parmi l’armée
Un Achille ou un Hector.

Ainsi Eros vainquit et Sémiramis et Louise Labé. Mais Sophocle n’a-t-il point dit qu’il est invincible, et qu’il règne sur les puissants et dans la cabane du berger ?

 

Celui que Dante appelle cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler , le courtois Virgile :

O anima cortese Mantorana !

vit dans les bois de myrtes errer les apparences de ceux qu’un amour malheureux a tourmentés vivants, et qui, ayant conservé jusque dans la mort leurs tendres soucis, lavent en vain dans le Styx leur cruelle blessure.

Et moi-même, ô Muse ! j’osai, jeune encore, évoquer les Ombres énamourées, en ces rimes féminines :

Je vois la triste Phèdre, innocente et coupable,
Myrrhe qui consomma son désir exécrable,
D’un funeste présage Aglaure déchirée,
Et Canacé, épouse et sœur de Macarée,
La reine de Lemnos, qui brûla pour son hôte,
Le parjure Jason, l’intrépide Argonaute,
Héro, Laodamie, Hermione, Eurydice,
Cydippe, prise aux lacs d’un fatal artifice,
Procris au tendre cœur, jalouse de l’Aurore,
Hypermnestre, Evadné, cette Phyllis encore,
Et la sage Didon, que le pieux Enée
Pour obéir aux dieux avait abandonnée.
Comme ce pâle essaim de malheureuses Ombres,
Du Styx au triple tour couvrant les rives sombres,
Au penser doux-amer de son ancien martyre
S’agite tristement et doucement soupire !
Ainsi par un beau soir, au milieu de la plaine,
La tige que le vent bat d’une tiède haleine.

Il ne faut pas plaindre ceux qui ont souffert et langui pour un amour dédaigné.

Platon a raison :

« Celui qui aime est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ; car il est possédé d’un dieu. »

Et puis il faut subir l’ordre de l’univers, et Louise Labé a fort bien dit :

Tel n’ayme point, qu’une Dame aymera,
Tel ayme aussi, qui aymé ne sera.

Le poète Olivier de Magny aima la belle et docte Louise.

L’a-t-il aimée avec cette humeur inconstante, dont il tire vanité dans les vers suivants :

La nature m’a fait, et la nature est belle
Par la diversité que nous voyons en elle ;
Je suis donq naturel, et ma félicité
En matière d’amour c’est la diversité.
Aymons donques partout, et ces sottes constances
Chassons de nos amours et de nos alliances,
Aymant quand on nous ayme et nous gardant toujours
La liberté d’entrer en nouvelles amours.

Paroles présomptueuses que les amants crient parfois très haut pour donner le change, en le prenant eux-mêmes ! Mais Olivier de Magny ne se glorifie pas toujours d’être variable ; il a des accents mélancoliques où il dit qu’il aimera constamment, et vif et mort :

Vivons heureux, puis donc qu’il est ainsi
Qu’après la mort on peult encore aimer,
Et d’autant plus bienheureux s’estimer
Que moins on a de peine et de soucy.

Là-bas les soings, ne les mornes langueurs,
Ne les regrets, ne les soupçons hagards,
Les froides peurs, ne les traistres regards
Des vrais amans ne tourmentent les cœurs.

Là nous irons, là nos douces amours
Doucettement ensemble conduyrons,
Et d’un plaisir ensemble jouyrons,
D’un doux plaisir qui durera tousjours.

Donque la mort face hardiment sur moy
Ce qu’elle peult, j’aimeray constamment,
Et vif et mort en vous tant seulement
Vivra mon cœur, ma puissance et ma foy.

Les savants, les chanteurs et les artistes, tous les suppôts de l’Université et du Parnasse qui faisaient cercle autour de la femme d’Ennemond Perrin le cordier, relevaient apparemment leur enthousiasme pour elle par une forte dose de littérature. Mais je présume, en y laissant toujours une grande part aux Muses, que la passion du jeune Olivier fut plus naturelle.

Cette passion a-t-elle été payée de retour par Louise ? La question est malaisée à résoudre.

Dans une épître badine, Jean-Antoine de Baïf plaisante son ami Olivier de Magny sur les maux qu’il endure pour l’amour de la belle poétesse de Lyon. Le pauvret, dit-il :

               qu’Amour tourmente
D’une chaleur trop véhémente,
En oubli le povret a mis
Soy-mesme et ses meilleurs amis ;
Et le povret à rien ne pense,
Et si n’a de rien souvenance,
Mais seulement il lui souvient
De la maîtresse qui le tient ;
Et rien sinon d’elle il ne pense,
N’ayant que d’elle souvenance.
Et tout brûlé du feu d’amours
Passe ainsi les nuits et les jours…

Ah ! certes, le cœur du pauvre Olivier de Magny brûlera d’un feu non secourable, si les yeux qui allumèrent la flamme n’envoient point un prompt secours. Car ces yeux seuls peuvent adoucir la virulence de son souci, et aucune autre chose au monde ne saurait lui être agréable, ni le récréer. Il fait fi maintenant de ces gentilles Demoiselles qui habitent le sommet d’Hélicon ; cependant, il les avait adorées dès son âge le plus tendre. Aussi, Baïf fait-il soupirer à Olivier de Magny :

Adieu donq Nynfes, adieu belles,
Adieu gentilles Damoiselles,
Adieu le Chœur Pegasien,
Adieu l’honneur Parnassien.
Vénus la mignarde Déesse,
De Paphe la belle Princesse,
Et son petit-fils Cupidon,
Me maîtrisent de leur brandon.
Vos chansons n’ont point de puissance
De me donner quelque allégeance
Aus tourmens qui tiennent mon cœur,
Genné d’une douce langueur…

L’épître de Jean-Antoine de Baïf va et court abondante et fluide, comme c’est la coutume de l’auteur. En définitive elle éclaircit modérément la question de savoir si Olivier et Louise brûlèrent d’un amour réciproque. Pourtant les derniers vers que Baïf met dans la bouche de l’amant pourraient le faire croire. Mais je vous laisse juges : Ni le retour délicieux du printemps, dit Olivier de Magny, ni la consolation que m’apporte l’amitié :

Ne peuvent flatter la langueur
Qui tient genné mon pauvre cœur :
Bien que la mignarde maîtresse,
Pour qui je languis en détresse,
Contre mon amoureus tourment
Ne s’endurcisse fièrement,
Et bien qu’ingrate ne soit celle,
Celle gentile damoiselle
Qui fait d’un regard bien humain,
Ardre cent feus dedans mon sein.

Mais, ajoute-t-il :

    que me vaut passer les jours
En telle espérance d’amours…
Celui vraiment est misérable
Qu’Amour, voire estant favorable,
Rend de sa flamme langoureus.
Chétif quiconque est amoureus,
Par qui si cher est estimée
Une si légère fumée
D’un plaisir suivi de si près
De tant d’ennuis qui sont après.

Sainte-Beuve se demandait s’il fallait prendre au positif les vivacités lyriques d’Olivier au sujet de Louise, ou bien plutôt les mettre au rang des familiarités galantes et parfaitement chimériques d’un Benserade, lorsque ce rimeur prenait pour thème les grâces de la célèbre et vertueuse Julie d’Angennes, gloire de l’hôtel de Rambouillet.

Certains points de la vie de Louise Labé embarrassent toutefois Sainte-Beuve, et particulièrement cette Ode à sire Aymon adressée par Olivier de Magny au mari de la belle cordière.

L’Ode à sire Aymon forme un petit tableau réaliste où tous les détails sont rendus avec soin et habileté. À la fin, on nous montre le bonhomme cordier, mari de la belle, en tablier gras et portant entre ses bras sa quenouille. L’auteur le laisse s’égayer au bruit de son tour, et songeant à la dame qui cause son souci, il souhaite :

Puisse elle tousjours de mes playes,
Que j’ay pour elle dans le cœur,
Apaiser la douce langueur.

Le mari est traité cavalièrement dans toute cette pièce de vers, et les insinuations y sont des plus vives. Mais, cette histoire n’est pas facile à débrouiller. Est-ce là dépit, vengeance, aveuglement et fureur jalouse ? Où s’arrête la vérité ? Où commence la calomnie ?

Dans tous les cas, sans être rigoureux, ni sévère, on doit blâmer l’auteur de l’Ode à sire Aymon, de l’avoir composée, puis divulguée. Du moins, il faut le plaindre de s’être laissé emporter par un mouvement brusque et soudain de sa passion.

Courtoisie à part, il y a dans ces vers, malgré le talent, un grave défaut, qui est celui de la grossièreté.

Mais je demande des circonstances atténuantes pour Olivier de Magny. Il mourut à peine âgé de trente ans et il était fort jeune lorsqu’il se rendit coupable de cette invective contre le mari de Louise Labé,

Souvenons-nous que les plaies de l’amour sont insondables.

***

Olivier de Magny naquit à Cahors en Quercy, comme le fameux Clément Marot et un autre poète, également célèbre dans son temps, qui avait nom Hugues Salel. Ce dernier guida son jeune compatriote dans ses premières études.

Bientôt Magny suivit, en qualité de secrétaire, le conseiller d’État Jean d’Avançon, qui se rendait à Rome chargé d’une mission importante.

Un autre jeune poète, Joachim du Bellay, se trouvait alors à Horne où il regrettait, au milieu des marbres sublimes, la douceur angevine.

C’est, apparemment, dans son voyage à la suite de Jean d’Avançon qu’Olivier de Magny rencontra, en traversant Lyon, notre belle poétesse. Il l’aima avec emportement sinon toujours avec grâce. Car il est vrai qu’il chansonna le mari sans goût ni mesure, mais il chanta la femme avec tout son cœur :

Où print l’enfant Amour le fin or qui dora
En mille crespillons ta teste blondissante ?
En quel jardin print-il la rose rougissante
Qui le lis argenté de ton teint colora ?

La douce gravité qui ton front honora,
Les deux rubis balais de ta bouche alléchante,
Et les rais de cet œil qui doucement m’enchante,
En quel lieu les print-il quand il t’en décora ?

D’où print Amour encor ces filets et ces lesses,
Ces haims et ces apasts que sans fin tu me dresses
Soit parlant ou riant ou guignant de tes yeux ?

Il print d’Herme, de Cypre, et du sein de l’Aurore,
Des rayons du Soleil, et des Grâces encore,
Ces attraits et ces dons, pour prendre hommes et Dieux.

Ce poète, mort à la fleur de l’âge, était plein de mérite. Il joignait la grâce de la naïveté et la pompe des ornements.

Lisez son Vœu à Vénus :

Si par toi, fille de la mer.
Mère du dieu qui faict aimer,
Déesse qu’en Cypre on adore,
Et royne du tiers de nos cieux.
Qui es la volupté des dieux,
Et celle des hommes encore :

Si par toy, royne, je puis veoir,
Veoir et avoir en mon pouvoir,
Ma douce maîtresse si belle…

Je n’iray dessus ton autel,
Honorant ton nom immortel,
Apporter un grand sacrifice,
Ny ne m’amuseray encor
Sur de grandes colonnes d’or
Te bastir un grand édifice ;

Mais bien j’iray à ton honneur,
Si par toy j’ay tant de bonheur,
T’apporter des roses nouvelles,
Des œillets freschement cueillis
Des marguerites et des lis
Avec un’ pair’ de colombelles.

Comme dans ce vœu, l’inspiration d’Olivier de Magny est d’ordinaire simplement voluptueuse et païenne. Dans les élégies et les sonnets de Louise Labé, Eros apparaît, certes, tout couvert des armes que la Renaissance pilla pour lui dans l’antique arsenal grec et romain ; cependant la douce Muse Lyonnaise conserve à l’amour ces sentiments délicats et quasi-mystiques dont il a plu au Moyen Âge de le douer.

Je note seulement ce désaccord entre nos deux amoureux poétiques, et je laisse au lecteur, instruit maintenant de leurs aventures, le soin de ratiociner.

***

À cette date où florissait notre belle poétesse, femme d’Ennemond Perrin le cordier, l’antique cité de Lyon, qui avait retenu jadis, trois ans entiers, Auguste, et vu naître Claude, était depuis longtemps déjà, pour tout ce qui regardait la renaissance des lettres et des arts, à la tête des autres centres provinciaux de la France, et même, à quelques égards, en avance sur Paris.

Lyon était redevable de ces avantages, en grande partie, à sa position géographique. La Provence et toute cette bande de terre heureuse, ourlée par la Méditerranée, honneur du liquide élément, avait bercé l’âme lyonnaise avec le doux chant des troubadours ; d’un Arnaud Daniel, par exemple, d’un Pierre Vidal, ou de ce Geofroi Rudel, seigneur de Blaye, dont Amour causa la mort par le voyage qu’il lui fit faire sur mer. Relativement peu éloigné de l’Italie et sans cesse en communication et trafic avec ce pays, Lyon entendit les Muses s’éveiller à la voix de Guido Cavalcanti et de Guido Guinicelli, ces deux poètes si fameux avant la venue de Dante.

 

Tous les hommes doctes faisant leurs délices du commerce des Muses, ceux qui avaient fixé leur séjour à Lyon et ceux qui n’y étaient que de passage, hantaient alors la maison du cordier Perrin, et rendaient hommage d’admiration à sa femme, la célèbre Louise Labé.

La belle poétesse mêlait sa douce voix aux sons des instruments, avec une grâce divine. Puis on dissertait, tout en faisant collation d’exquises confitures, sur les bons ouvrages anciens et modernes, tant grecs et latins, que français, italiens et espagnols.

Dans cette société brillante, capable de balancer la légendaire Académie de Fourvières, Maurice Scève, poète et philosophe, tenait le premier rang. Ce Maurice Scève, issu d’une ancienne famille piémontaise, est surtout connu par son ouvrage intitulé : Delie, object de plus haute vertu. Dans ce poème alambiqué que composent quatre cent cinquante-huit dizains, les allégories du Roman de la Rose se teintent d’un certain platonisme imprévu qui les prolongent dans un vague clair-obscur de rêve. Cela forme des contrastes qui surprennent, non sans quelque agrément.

L’école de Ronsard plaçait Maurice Scève à côté de Jean le Maire de Belges, c’est-à-dire parmi les précurseurs dignes d’être honorés, et Joachim du Bellay ne manquait pas de lui adresser le sonnet flatteur que voici :

Gentil esprit, ornement de la France,
Qui d’Apollon sainctement inspiré,
T’es le premier du peuple retiré
Loin du chemin tracé par l’ignorance,

Scève divin, dont l’heureuse naissance
N’a moins encor son Rosne décoré
Que du Thouscan le fleuve est honoré
Du tronc qui prend à son bord accroissance :

Reçoy le vœu qu’un dévot Angevin,
Enamouré de ton esprit divin,
Laissant la France1, à ta grandeur dédie :

Ainsi toujours le Rosne impétueux,
Ainsi la Saône au sein non fluctueux
Sonne toujours et Scève et sa Délie.

On a dit que Clément Marot avait connu Louise Labé et loué son talent poétique. Cependant les œuvres de maître Clément ne soufflent mot sur elle ; nous y trouvons seulement les panégyriques de Jehanne Gaillarde à la plume dorée, et de quelques autres savantes lyonnaises, parmi lesquelles une Scève et une Faye. Marot mourut à Turin en 1544, et il avait passé les dernières années de sa vie à errer loin de la France. Il est donc probable qu’on se trompe en affirmant qu’il a connu et apprécié le mérite littéraire de Louise, qui était fort jeune au moment de sa mort.

***

La première édition des œuvres de Louise Labé fut publiée en 1550 par les soins de Jean de Tournes, illustre imprimeur de l’époque. Le petit livre commence par la dédicace à une toute jeune fille de bonne extraction lyonnaise, dont nous aurons à parler. Puis viennent le Débat de Folie et d’Amour, composition en prose, trois élégies et vingt-quatre sonnets2.

Je me suis suffisamment étendu sur les élégies, je parlerai tout à l’heure du Débat ; mais j’ai hâte de vous faire goûter quelques-uns des sonnets qui sont exquis, et comme saturés de mignardises passionnées :

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noyé.
J’ai chaut estrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grans ennuis entremeslez de joye.

Tout à un coup je ris et je larmoyé,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoye.

Ainsi Amour inconstamment me meine ;
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis quand je croy ma joie estre certeine,
Et estre au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Et cette autre plainte qui me rappelle, je ne sais pas pourquoi, les loyales et courtoises chansons du Châtelain de Couci :

Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
À l’heur passé avec toy regretter ;
Et qu’aus sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendre :

Je ne souhaite encore point mourir.
Mais quand mes yeux je sentiray tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante :
Priray la Mort noircir mon plus cler jour.

Il est évident que Louise Labé ne rompt pas en visière à tout le passé de la Poésie, et que chez elle la Renaissance s’ente sur le gothique.

Je viens de dire que tel de ses sonnets rappelle les chansons du Châtelain de Couci. En voici un qui fait songer à cet Anacréon à peine tiré alors du tombeau par Henri Estienne :

Diane estant en l’espesseur d’un bois,
Après avoir mainte beste assenée,
Prenoit le frais, de Nynfes couronnée :
J’allois resvant comme fay maintefois,

Sans y penser ; quand j’ouy une vois
Qui m’appela disant : Nynfe estonnée,
Que ne t’es-tu vers Diane tournée ?
Et me voyant sans arc et sans carquois,

Qu’as-tu trouvé, ô compagne, en ta voye,
Qui de ton arc et flesches ait fait proye ?
Je m’animay, respons-je, à un passant,

Et lui jetay en vain toutes mes flesches
Et l’arc après : mais lui les ramassant
Et les tirant me fît cent et cent bresches.

C’est merveilleux de fini, et l’on entend, ce semble, vibrer l’arc perfide dont l’Amour mouillé frappa, par une nuit sans lune, droit au cœur le poète de Téos.

Le dixième sonnet nous renseigne sur l’aimé. Il était, sans nul doute, disciple d’Apollon et nourrisson de Calliope :

Quand j’aperçoy ton blond chef couronné
D’un laurier verd, faire un Lui si bien pleindre,
Que tu pourrois à te suivre contreindre
Arbres et rocs ; quand je te vois orné,

Et de vertus dix mille environné,
Au chef d’honneur plus haut que nul atteindre
Et des plus hauts les louanges esteindre ;
Lors dit mon cœur en soy passionné :

Tant de vertus qui te font estre aymé,
Qui de chacun te font estre estimé,
Ne te pourroient aussi bien faire aimer ?

Et ajoutant à ta vertu louable
Ce nom encor de m’estre pitoyable,
De mon amour doucement t’enflammer ?

Eh bien ! malgré les dates qui par moment refusent d’être concordantes, malgré mille objections, pourquoi l’homme aimé de Louise ne serait-il pas simplement le jeune et brillant poète Olivier de Magny, comme les anciens biographes l’avaient supposé ? Certes, je jette ma langue aux chats ! Et cependant je vais vous faire lire un autre sonnet de Louise, qui est vraiment comme une allusion aux vers chantés pour elle par Olivier de Magny, et qui commencent ainsi :

Où print l’enfant Amour le fin or qui dora
En mille crespillons ta teste blondissante ?

Vous vous rappelez cette pièce charmante. Mais lisons le sonnet de Louise, qui, je l’ai dit, me paraît bien y faire allusion :

Las ! que me sert que si parfaitement
Louas jadis et ma tresse dorée,
Et de mes yeux la beauté comparée
A deux Soleils, dont Amour finement

Tira les trets causés de ton tourment ?
Où estes-vous, pleurs de peu de durée ?
Et Mort par qui devoit estre honorée
Ta ferme amour et itéré serment ?

Donques c’estoit le but de ta malice
De m’asservir sous ombre de service ?
Pardonne-moi, Ami, à cette fois,

Estant outrée et de despit et d’ire :
Mais je m’assur’, quelque part que tu sois,
Qu’autant que moy tu souffres de martire.

Enfin, que ce soit pour le poète Olivier de Magny, ou pour cet homme de guerre dont on a jasé, ou bien pour un troisième larron, il n’en est pas moins certain que Louise souffrit les assauts du cruel Amour, et que son cœur ardent ne s’étonna de rien, comme elle dit :

O beaux yeux bruns, ô regards destournés,
O chauds soupirs, ô larmes espandues !…

O tems perdu, ô peines despendues !…

O longs désirs, ô espérances vaines,
Tristes soupirs !…

Les masques, les tournois, tous les jeux où elle se plaisait auparavant, lui deviennent ennuyeux ; elle fuit la ville et, comme jadis l’amoureux Pétrarque, elle recherche les bois épais et solitaires. Mais, soupire-t-elle, en s’adressant à l’objet de sa passion : je m’aperçois :

Que si je veux de toy estre délivre,
Il me convient hors de moy mesme vivre…

Ainsi blessée par les flèches dangereuses de l’Amour, au milieu des hauts et des bas de sa passion, Louise n’oublie point le recours ordinaire des poètes. :

Lut, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irréprochable,
De mes ennuis controlleur véritable,
Tu as souvent avec moy lamenté ;

Et tant le pleur piteux t’a molesté,
Que commençant quelque son délectable,
Tu le rendais tout soudain lamentable,
Feignant le ton que plaint avait chanté.

Et si tu veux efforcer au contraire,
Tu te destens et si me contrains taire :
Mais me voyant tendrement soupirer,

Donnant faveur à ma tant triste plainte,
En mes ennuis me plaire suis contrainte,
Et d’un doux mal douce fin espérer.

Le Débat de Folie et d’Amour est un dialogue en prose. La philosophie et la morale y sont bien saupoudrées de quintessence, et le style charmant que Louise Labé mène d’un bout à l’autre de cet ouvrage, découvre dans l’ardente poétesse le plus ingénieux prosateur. Dans la fable de La Fontaine, qui traite le même sujet que cette fantaisie dialoguée de Louise, il y a le génie en plus, et quelques particularités agréables en moins.

Voyons maintenant l’argument du Débat de Folie et d’Amour :

Il y avait grand festin chez Jupiter, et tous les Dieux y étaient conviés. Tout à coup et au même instant arrivent devant la porte du palais Amour et Folie. La porte était déjà fermée et il n’y avait que le guichet d’ouvert. Amour était sur le point de mettre un pied dedans, lorsque Folie s’avance, l’écarte, et passe la première. Ainsi poussé, Amour entre en colère, mais Folie lui soutient que c’est bien à elle de passer devant. On discute puissance, dignités, préséances ; et comme Amour lutte difficilement contre la faconde intarissable de Folie, il ne tarde point à mettre la main à son arc et à en faire voler une flèche. Mais ce fut en vain, car Folie sut se rendre soudain invisible ; et pour se venger elle ôta la vue à Amour et couvrit les yeux arrachés d’un bandeau. Alors Vénus se plaint de Folie, et Jupiter consent à entendre leur différend. Apollon et Mercure plaident longuement le droit de l’une et l’autre partie.

Quand Mercure eut fini la défense de Folie, Jupiter voyant les Dieus estre diversement afeccionnez et en contrarietez d’opinions, les uns se tenans du côté de Cupidon, les autres se tournans à aprouver la cause de Folie : pour apointer le diferent, va prononcer un arrest interlocutoire en cette manière :

« Pour la difficulté et importance de vos diferens, et diversité d’opinions, nous avons remis votre affaire d’ici à trois fois sept fois neuf siècles. Et ce pendant vous commandons vivre amiablement ensemble, sans vous outrager l’un l’autre. Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira par tout où bon lui semblera. Et sur la restitucion de ses yeux, après en avoir parlé aus Parques, en sera ordonné. »

***

Nous avons dit plus haut que Louise Labé avait dédié son livre à une toute jeune fille de bonne extraction lyonnaise. Cette jeune fille s’appelait Clémence de Bourges. Du Verdier fait son éloge en ces termes :

« Clémence de Bourges, la perle des demoiselles lyonnaises, employa sa jeunesse à l’exercice de la poésie et de la musique, et eut l’esprit accompagné de tant de beautés, que le feu sieur Du Peyrat, gentilhomme doué de toutes les bonnes parties qu’on saurait souhaiter, lui donna son cœur et se voua entièrement à son service. Cette vertueuse couple d’amans étoient près de monter au sommet de leur heureux désir et contentement, par l’étroit et saint lien du mariage dont ils alloient joindre leurs corps et esprits, quand le destin s’y opposant fit qu’icelui sieur Du Peyrat fut tué aux premières guerres civiles, à Beaurepaire en Dauphiné, combattant pour le service du Roi et la défense de la Religion Catholique ; aux nouvelles de laquelle mort, l’éplorée Clémence se serra le cœur de regret et de douleur extrême qu’elle eut d’une telle perte, de sorte que peu de jours après elle décéda de cette vie. »

Un autre écrivain, contemporain de cette charmante jeune fille qui mourut d’aimer loyalement, nous apprend qu’elle fut portée en terre, découverte avec le chapeau de fleurs en la tête, témoin de sa pudicité virginale , et que les poètes Maurice Scève et Claude de Taillemont lui firent de doctes épitaphes.

 

Pédantesquement gracieuse ou gracieusement pédantesque, l’épitre dédicatoire à Mlle de Bourges ne laisse pas que d’être délicieuse. Je désire fort la faire connaître, ou la rappeler, à mes jeunes lectrices amies des Muses. Je n’ose pas la donner dans son texte et avec l’orthographe du temps. Elle a plusieurs pages, elle pourrait rebuter ainsi, et avec raison. Essayons de la résumer, en un langage rajeuni :

Mademoiselle, dit Louise Labé à Clémence, puisque le temps est venu où les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et aux arts, il me semble que celles qui en sont capables doivent se mettre à l’œuvre courageusement, afin de montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisaient en nous privant du bien et de l’honneur qui pouvaient nous en revenir. Aux chaînes, aux anneaux et aux somptueux habits, il nous faut préférer les ornements de la gloire que l’envie ni la longueur du temps ne sauraient nous ôter. Si le ciel m’avait favorisée davantage, au lieu de conseiller seulement, j’eusse pu servir d’exemple. Ne le pouvant pas, je me contenterai de prier les vertueuses Dames d’élever un peu leur esprit par-dessus leurs quenouilles et leurs fuseaux.

Ah ! qu’elles apprennent au monde que, si nous ne sommes point faites pour commander, nous ne méritons pas non plus d’être dédaignées comme compagnes, tant en affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. Animons-nous donc l’une l’autre à acquérir l’honneur que procure l’étude des lettres et des sciences, et de cette façon, outre la bonne renommée que notre sexe recevra, nous aurons valu à la société que les hommes se donneront la peine d’une grande émulation, car ils craindront d’éprouver la honte de se voir surpasser par celles dont ils se sont toujours prétendus supérieurs quasiment sur toute chose.

Après cela, Louise Labé exhorte Mlle de Bourges à suivre la gloire sans épargner sa jeunesse et son esprit accompagnés déjà de plusieurs et diverses grâces et faveurs de la fortune.

Suit un subtil éloge du contentement de soy que laisse l’étude. Puis, à la fin, Louise fait un retour charmant sur elle-même et sur le petit livre qu’elle envoie par le monde. Je citerai ce morceau textuellement ; vous le lirez avec plaisir :

« Quant à moy, dit-elle, tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchais autre chose qu’un honeste passetems et moyen de fuir oisiveté : et n’avoy point intencion que personne que moy les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devois mettre en lumière : je ne les ay osé esconduire, les menassant ce pendant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendrait. Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules, je vous ay choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit euvre, que ne vous envoye à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long temps je vous porte, et vous inciter et faire venir envie en voyant ce mien euvre rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieus limé et de meilleure grâce. Dieu vous maintienne en santé. »

Cette épître est datée de Lyon, et du 24 juillet 1555. Elle est signée, gentiment, votre humble amie Louïse Labé .

***

Un faiseur d’ana du xviiie  siècle s’avisa de prétendre qu’une rivalité amoureuse avait fini par jeter la brouille dans la belle amitié de Louise et de Clémence. C’est une invention qui ne repose sur rien.

Du temps même de la Belle Cordière, la malignité publique ne l’épargnait point, et la pauvre femme soupirait dans le beau sonnet que voici :

Ne reprenez, Dames, si j’ay aymé ;
Si j’ay senti mile torches ardentes,
Mile travaus, mile douleurs mordantes ;
Si en pleurant, j’ay mon tems consumé,

Las que mon nom n’en soit par vous blâmé.
Si j’ai failli, les peines sont présentes,
N’aigrissez point leurs pointes violentes :
Mais estimez qu’Amour à point nommé.

Sans votre ardeur d’un Vulcan excuser,
Sans la beauté d’Adonis acuser,
Pourra, s’il veut, plus vous rendre amoureuses

En ayant moins que moi d’occasion,
Et plus d’estrange et forte passion.
Et gardez-vous d’estre plus malheureuses.
***

Messire Claude de Rubys, sieur de l’Antiquaille, procureur général de la commune, conseiller à la sénéchaussée de Lyon et au Parlement des Dombes, auditeur de camp au gouvernement du Lyonnais et échevin, prenait volontiers de l’humeur, à ce qu’il semble, et il y avait peut-être en lui assez d’étoffe pour faire un fripon.

Comme écrivain il était critique outré et faux critique, censurant à tout propos ceux qui l’avaient précédé dans la carrière.

Quelqu’un l’a appÉlé : « grand ostentateur de médiocre érudition ».

Au fronton de son Histoire de Lyon, Claude de Rubys inscrit qu’elle contient : ce qui a esté obmis par Maistres Symphorien Champier, Paradin et autres, qui cy devant ont escript sur ce sujet : Ensemble ce enquoy ils se sont forvoyez de la vérité de l’histoire, etc.

Je sais bien que ce n’est pas grand cas que cette folie de reprendre, ni toujours un cas pendable. Mais chez Rubys, un air de bassesse arrogante et l’aigreur distillée, mettent mal à l’aise et préviennent contre l’auteur.

La réputation de Louise Labé se trouve attaquée à deux reprises dans les écrits de cet homme atrabilaire.

Une première fois Rubys dit en se moquant du bon Paradin, doyen de Beaujeu, qu’il devait proposer, aux dames de Lyon, Sainte Blandine pour mirouer et exemplaire de vertu et chasteté et non ceste impudique Loyse l’Abbé, que chacun sait avoir faict profession de courtisane publique jusques à sa mort .

Puis, dans l’avant-propos de son grand ouvrage achevé, on lit :

« Et de faict que Paradin aye esté de ces gens qui croyent et escrivent legierement, je le pourrois verifier par le récit de plusieurs discours fabuleux, qu’il a employez et affirmez pour véritables dans ses escrits. Mais me contenteray d’un seul, qui est en son histoire de Lyon. C’est là où il célèbre le loz de ces deux insignes courtisanes, qui furent de son temps à Lyon. L’une desquelles fut Pernette Guillet, laquelle…, l’autre Loyse l’Abbé, renommée non seulement à Lyon, mais par toute la France, sous le nom de la Belle-Cordière, pour l’une des plus insignes courtisanes de son temps. Et cependant il les qualifie deux miroüers de chasteté, et deux parangons de vertu. Que si le bon homme s’est laissé ainsi lourdement abuser en chose advenue de son temps à Lyon, où il estait tous les jours : à peine adjoustera on foy à ce qu’il a escrit des siecles passez. »

On a attribué ces outrages envers la poétesse à un dépit amoureux ou à quelque jalousie littéraire. Ce fut peut-être simplement démangeaison de médire, et moins encore.

***

La date de la mort de Louise ne nous est pas très exactement connue.

Nous savons seulement qu’un tailleur de pierres, du nom de Claude de Bourg, avait reçu, le vendredi 30 août 1566, de Thomas Fortini, une somme d’environ douze livres pour avoir taillé une pierre de tombeau et sur icelle fait les escripteaux et armes de la feu dame Loyse Charly 3 pour icelle ériger sur son vase à Parcyeu .

Ainsi reposa dans un cimetière agreste, jeune encore mais dès longtemps désabusée, celle que Pontus de Thyard, le grave évêque de Chàlons, avait chantée jadis en ces vers héroïques :

EN CONTEMPLATION DE D. LOUIZE LABE

Quel Dieu grava cette majesté douce
En ce gay port d’une pronte allégresse ?
De quel liz est, mais de quelle Déesse
Cette beauté, qui les autres destrousse ?

Quelle Syrène hors du sein ce chant pousse,
Qui decevroit le caut Prince de Grèce ?
Quels sont ces yeux, mais bien quel trofée est-ce,
Qui tient d’Amour l’arc, les trets et la trousse ?

Ici le ciel libéral me fait voir
En leur parfait, grâce, honneur et savoir,
Et de vertu le rare témoignage.

Ici le traytre Amour me veut surprendre :
Ah ! de quel feu brûle un cœur jà en cendre ?
Comme en deus pars se peut-il mettre en gage ?
***

… Louise, ô belle cordière ! tu entendis aussi cette voix qui près du char de l’Amour vainqueur disait à ton maître Pétrarque :

O figliuol mio, qual per te fiamma è accesa !

Ah ! mon enfant, quelle flamme on te prépare pour te brûler !

Et ce n’est pas seulement à la flamme de l’amour, ô Louise, que tu te brûlais, mais à toutes les flammes et flammettes de la vie mortelle.

Gaie, agissante, sans souci, tu courbais en passant les mille branches chargées de leur trésor, que le Zéphire de ton printemps balançait sur ta tête blonde.

Cependant (oh, divin et le plus funeste des contrastes !) l’image même de la sérénité se répandait sur tes tempes, et rien ne pouvait faire taire ta raison, ni la violence de ton pouls, ni les vîtes battements de ton cœur. Ainsi la vie s’est dissipée en toi par une trop grande subtilité. Vivre comme on respire, c’est l’apanage de la divinité ; mais pour nous, comme dit le poète :

Nous ressemblons les bœufs, qui de coutres tranchants
À col morne et fumeux vont labourant les champs.

Et il nous faut, sans rire, faire notre but non seulement des onze passions principales, mais encore de toutes les secondaires parmi lesquelles la honte et l’envie.

Sur Pétrarque

De notre Catalane ou langue provençale

La langue d’Italie et d’Espagne est vassale

Et ce qui fit priser Pétrarque le mignon

C’est la grâce des vers qu’il prit en Avignon.

Vauquelin de la Fresnaye.

J’avais acheté à la gare de Sceaux un petit livre intitulé : Mon Secret. C’était la traduction d’un opuscule latin de Pétrarque.

Je mis le livre dans ma poche et je me précipitai dans le wagon.

J’arrivai à Jouy-en-Josas, dans la vallée de Versailles. Nous étions en juin ; un clair soleil s’épanchait sur le paysage.

Après avoir grimpé une côte, je m’assis à l’ombre sous un arbre, et je me plongeai dans la lecture de mon petit livre, pendant plusieurs heures.

Je ne m’interrompais que pour suivre, un instant, des yeux, le vol des papillons ou le panache sinueux des trains qui couraient en sifflant en bas, à travers les futaies…

C’est pendant une ascension sur le Ventoux, que Pétrarque conçut en projet l’écrit qui nous occupe. Le poète avait quitté l’âge de la première jeunesse ; deux lustres le séparaient déjà de son séjour studieux à Bologne et il connaissait maintenant les atteintes des passions.

Alors, là, sur la cime du mont, que l’éther environnait de silence, Pétrarque médita en lui-même, et il voulut, comme saint Augustin, se remémorer ses souillures passées et les corruptions charnelles de son âme.

Il ouvrit l’exemplaire des Confessions qu’il portait toujours sur lui, et il tomba sur ces paroles : Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les grandes agitations de la mer, le vaste cours des fleuves, la circonférence de l’Océan, les évolutions des astres et ils s’oublient eux-mêmes…

Mon Secret est un dialogue moral dans la manière des anciens, avec quelques vestiges de ces allégories en vogue durant le Moyen Âge, de ces allégories semi-païennes, semi-chrétiennes, dont la Renaissance garda le goût assez tard.

Pétrarque voit apparaître une vierge resplendissante de lumière. Il la reconnaît vite, car il lui avait érigé autrefois, dans ses vers, un palais plein de magnificence au plus haut sommet de l’Atlas.

C’était la Vérité en personne qui, prenant en pitié ses erreurs, était descendue pour lui apporter un secours opportun.

Lorsque le poète, après un long éblouissement, put enfin regarder autour de lui sans trembler il aperçut, à côté de la déesse, un vieillard vénérable.

L’aspect religieux de ce vieillard, son front modeste, la dignité de ses regards, sa douceur, sa noblesse, son air africain, tout annonçait le très glorieux Père Augustin.

Une controverse s’engage entre saint Augustin et Pétrarque. Sujets : le malheur mérité, la mort, la gloire, l’orgueil de l’intelligence, les richesses, la cupidité, les avantages physiques, l’amour…

Pour saint Augustin l’amour est une chaîne, et Pétrarque ne consent pas à la secouer.

— Cette femme, lui dit saint Augustin, que tu représentes comme ton guide infaillible, t’a-t-elle dirigé en haut sans cesse, te tenant par la main, comme l’on fait pour les autres aveugles, afin de t’indiquer où il fallait marcher ?

— Elle l’a fait, répondit le poète, tant qu’elle a pu. A-t-elle fait autre chose, en effet, quand sans se laisser émouvoir par mes prières, ni vaincre par mes caresses, elle garda son honneur de femme, et, malgré son âge et le mien, malgré mille circonstances qui auraient dû fléchir un cœur d’airain, elle resta ferme et inexpugnable. Oui, cette âme féminine m’avertissait des devoirs de l’homme, et, pour garder la chasteté, elle faisait en sorte, comme dit Sénèque, qu’il ne me manquât ni un exemple ni un reproche . À la fin, quand elle vit que j’avais brisé mes rênes, et que je courais à l’abîme, elle aima mieux m’abandonner que me suivre…

… Cette Laure fut-elle réellement la fille d’Audibert de Noves, noble et riche chevalier, et l’épouse de l’acariâtre Hugues de Sade, patricien d’Avignon ? C’était la créance commune ; mais tout a changé. Des savants expriment à présent des doutes ; ils affirment même que c’est une autre Laure que Pétrarque avait aimée et chantée. Dans ce cas, ce serait l’abbé de Sade, auteur de Mémoires pour la vie de Pétrarque, qui aurait bel et bien forgé une fable afin de donner de la gloire à sa parente. Si cela est vrai, je l’en loue. On n’invente pas tous les jours un joli mensonge sentimental, tout en honorant sa famille.

Quoi qu’il en soit, Pétrarque avait brûlé cruellement, pour une femme du nom de Laure, qui était belle et bien parée. Elle eut de grandes rigueurs pour lui, par chasteté, par prudence ou par coquetterie. Le poète l’a célébrée, sans fatigue, vivante et morte.

Un peintre, élève de Giotto, en passant par Avignon, fit, sur la prière de Pétrarque, le portrait de Laure. Le poète l’en remercia en lui adressant deux sonnets. Selon l’expression de Vasari, ces sonnets donnèrent plus de renommée à ce peintre que n’auraient fait tous ses tableaux.

Laure avait les plus beaux yeux du monde, brillants et tendres. Elle avait les sourcils bruns et les cheveux blonds, un teint de lis qui s’animait soudain ; souple et légère, elle allait d’une démarche surhumaine.

Telle était cette femme, ou du moins, telle nous la voyons dans les poésies de son adorateur.

Lorsqu’elle était obligée de faire figure à la somptueuse Cour papale, Laure se montrait recherchée dans sa parure : les perles et les fleurs rehaussaient l’éclat de ses cheveux, sa robe était verte et lamée d’or, ou d’une couleur de pourpre, brodée d’azur semé de roses, avec des pierreries. Le reste du temps elle se contentait d’une élégance pleine d’abandon.

On conte ceci :

Charles de Luxembourg, le futur empereur, se trouvait à Avignon. Parmi les fêtes qu’on lui donna, il y eut un bal paré où brillèrent les plus fameuses beautés de la ville. Le prince connaissait la gloire de Laure. Il la cherche, l’aperçoit, écarte toutes les autres dames, s’approche d’elle fort courtoisement et lui baise les yeux et le front. Et l’assemblée d’applaudir frénétiquement.

Sur cette aventure, Pétrarque composa un sonnet ; et la hauteur de l’hommage reçu par son idole fit taire sa jalousie.

***

Ronsard sème çà et là dans ses Amours des images familières à Pétrarque ; et elles y montent plus drues, mais avec un air moindre de noblesse.

Avant lui, Marot avait traduit six sonnets sur la mort de Laure. C’est sans grande force, joli, délié, un peu menu, aux teintes effacées.

Le gentil maître Clément a été plus heureux dans l’Épitaphe de Ma Dame Laure qui est de son cru :

En petit lieu comprins vous povez veoir
Ce qui comprend beaucoup par renommée ;
Plume, labeur, la langue, le devoir
Furent vaincus de l’amant par l’aymée.

O gentille ame, estant tant estimée,
Qui te pourra louer qu’en se taisant ?
Car la parole est toujours réprimée
Quand le subjet surmonte le disant.

Comme toute la Pléiade, Joachim du Bellay honorait et célébrait le génie de Pétrarque. Il s’écriait :

…… Quels durs hyvers
Pourront jamais seicher la gloire,
Pétrarque, de tes lauriers verds !

Dans son recueil de l’Olive, il prend volontiers patron sur les sonnets du Florentin. Mais du Bellay n’avait jamais renié, au fond, l’esprit gaulois ; et voilà comment il se divertit aux dépens des pétrarquistes, dans une sorte d’ode satirique, pleine de verve et de couleur :

Ce n’est que feu de leurs froides chaleurs,
Ce n’est qu’horreur de leurs feintes douleurs,
Ce n’est encor de leurs soupirs et pleurs
              Que vent, pluye et orages,
Et bref, ce n’est à ouïr leurs chansons,
De leurs amours, que flammes et glaçons,
Flesches, liens et mille autres façons
              De semblables outrages…

Nos bons ayeux, qui cet art demenoyent,
Pour en parler Pétrarque n’apprenoyent,
Ains franchement leur dame entretenoyent
              Sans fard ou couverture ;
Mais aussi tost qu’amour s’est fait savant,
Luy, qui estoit français auparavant,
Est devenu flatteur et décevant
              Et de thusque nature…

… Pétrarque reçut solennellement la couronne poétique au Capitole. Le jour de son triomphe, il avait marché précédé par douze adolescents de la plus haute noblesse, vêtus d’écarlate ; six citoyens de Rome, en habit vert, l’entouraient.

Bien que comblé d’honneurs, le poète vécut en somme dans la tristesse, ainsi qu’il le devait à son génie.

Il est clair qu’il était constamment en butte à ce que Gœthe appelle les puissances démoniaques.

Faisant à cheval le chemin qui mène de Florence à Rome, Pétrarque fut atteint au-dessous du genou d’une ruade que lui détacha la monture d’un vieil abbé, son compagnon. La plaie s’envenima vite, et il se vit contraint de s’arrêter trois jours à Viterbe. Il eut ensuite beaucoup de peine à continuer son voyage.

Quelques années après, il eut à subir une autre occurrence toujours absurde. (Les puissances démoniaques aiment à rire.) Il avait copié de sa main un gros volume des épîtres de Cicéron, et comme il s’en servait aussi habituellement que de son Virgile, il le tenait sans cesse à sa portée. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs en cuivre, tomba plusieurs fois sur sa jambe gauche, la frappant au même endroit. La contusion prit à la fin un caractère suspect, et le poète fut sur le point d’avoir la jambe coupée par les chirurgiens.

Pétrarque mourut d’apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix ans. Ses domestiques le trouvèrent dans sa bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement.

Ronsard

On raconte que Mellin de Saint-Gelais, jaloux de la gloire naissante de Pierre de Ronsard, entreprit un jour de le ridiculiser en présence de Henri II. Il déclama une ode du jeune poète, avec un son de voix contrefait et force simagrées. Le roi ne semblait point blâmer cette moquerie, et les courtisans s’apprêtaient à faire chorus. Alors la noble et docte Marguerite de France, sœur de Henri II, arracha soudain le livre des mains de Saint-Gelais, et récita le même passage, avec tant de feu et un si bel emportement, que le roi, qui avait le goût éclairé, ne tarda point échanger son indifférence en admiration. Les courtisans firent aussitôt volte-face, et le vieux disciple de l’école marotique se vit abandonné à sa honte.

La légende a brodé peut-être autour de cet incident, mais il est certain que Marguerite avait pris de bonne heure la défense de la nouvelle école, et qu’elle avait appuyé constamment Ronsard de tout son crédit.

Le poète en témoigne en mille endroits de ses œuvres. Faisant allusion à Pindare, il dit à Marguerite :

Avec Hieron Roy de Sicile,
Trafiqua maint vers difficile,
Où des brocards injurieux
De Bacchilide son contraire
Fut moqué, comme chez ton frère
M’ont moqué ceux des envieux.

La gratitude de Ronsard pour sa docte princesse est toujours sur ses lèvres. Elle est la colonne et l’espérance des Muses . Il la loue de marier les mœurs au savoir , et proclame que sa vertu redore l’heureux siècle .

Puis il chante dans son enivrement :

C’est toi Princesse, qui animes
Nos vers, et les fais magnanimes
Pour les élever jusqu’aux cieux,
Et qui fais nos chants poétiques
Egaler les vers des antiques
Par un oser ingénieux…

N’est-ce pas toy, docte Princesse,
Ainçois, ô mortelle Déesse,
Qui me donnas cœur de chanter ?
Et qui m’ouvris la fantaisie
De trouver quelque poésie
Qui peust tes grâces contenter ?…

Nous avons mieux pour confirmer l’anecdote citée plus haut. Ce sont des vers qui semblent écrits dans le premier ressentiment de l’offense. Ils sont gonflés de jeune colère : ils sont fort beaux. Ils sont peu connus, Ronsard les ayant retranchés du Ve livre de ses Odes, où ils parurent d’abord, lorsque, peu après, des amis communs le réconcilièrent avec Mellin de Saint-Gelais.

Voici la pièce :

A MADAME MARGUERITE
Sœur du Roy Henry II

N’est-ce pas toi, vierge très bonne,
Qui ne peult souffrir que personne
Devant tes yeux soit mesprisé,
Et qui tant me fut favorable
Quand par l’envieux misérable
Mon œuvre fut Mellinisé ?

Lorsqu’un blasmeur avec ses roles,
Pleins de mes plus braves paroles
Et des vers qui sont plus les miens,
Grinçait la dent envenimée
Et aboyait ma renommée
Comme au soir la lune est des chiens ;

Se travaillant de faire croire
Au Roy ton frère, que la gloire
Me trahissait vilainement,
Et que par les vers de mon œuvre
Autre chose ne se descœuvre
Que mes louanges seulement.

Mais il luy feist veoir que l’envie
Etoit le tyran de sa vie,
Qui le suit d’un pas éternel,
Qui tousjours, tousjours l’accompaigne,
Comme une furie compaigne
Le dos d’un pâle criminel.

Ce n’est ainsi qu’on me despite,
Mais plus tost courageux m’incite
À lascher mes traits aguizés,
Tombans du ciel comme tempeste
Pour venir foudroyer la tête
De ces vieux masques déguisés.

Bien souvent mainte et mainte nue
Pour nuire au soleil est venue ;
Mais oncques ne l’ont devestu
Des traits de sa clarté plus forte :
Aussi son entreprise morte
Bronchera dessous la vertu.
***

Guillaume des Autels, né à Charolles, en Bourgogne, avait publié divers recueils poétiques, sans grand éclat, et s’était occupé de la question de l’orthographe qu’on agitait alors. C’était un homme doux qui admirait le génie de Ronsard et estimait le vieux Mellin ; il décida que leur querelle devait cesser et il leur adressa les vers suivants :

Comment pourrait ce mortel fiel
Abreuver ta gracieuse âme,
O Mellin, Mellin tout de miel,
Mellin toujours loin de tel blâme ?
Et toi, divin Ronsard, comment
Pourrait ton haut entendement
S’abaisser à ce vil courage ?
Le champ des Muses est bien grand ;
Autre que vous encore prend
Son droit en si bel héritage ;
Mais vous avez la meilleur’ part ;
Si maintenant je l’avais telle,
Je ferais la paix immortelle
De Saint-Gelais et de Ronsard.

D’autres lettrés, amis de la paix, s’entremirent et la réconciliation eut lieu. Ronsard cessa de se plaindre de la tenaille de Mellin , et adressa à celui-ci cette belle ode, à la vérité fort connue, mais dont je demande toutefois la permission de rappeler quelques strophes :

Toujours ne tempeste enragée,
Contre ses bords la mer Egée,
Et toujours l’orage cruel
Des vents comme un foudre ne gronde,
Elochant la voûte du Monde
D’un soufflement continuel…

Nous aussi, Mellin, qui ne sommes
Immortels mais fragiles hommes,
Suivant cet ordre il ne faut pas
Que notre ire soit immortelle,
Balançant sagement contre elle
La raison par juste compas…

Dressant à notre amitié neuve
Un autel, j’atteste le fleuve
Qui des parjures n’a pitié,
Que ny l’oubly, ny le temps mesme,
Ny la rancœur, ny la mort blême,
Ne dénou’ront notre amitié.

Car d’une amour dissimulée
Ma foy ne sera point voilée,
(D’un masque impudent artizan),
Croyant seurement que tu n’uses
Vers tes amis des doubles ruses
Dont se desguise un courtizan…

Comme nous le voyons par ces derniers vers la bonhomie naturelle de Ronsard avait ses malices. Mais il lui était sans doute facile de pardonner sans arrière-pensée au milieu de ses triomphes. Quant à Saint-Gelais, il répondit par un sonnet flatteur. Il paraît cependant que la réconciliation fut moins sincère de sa part. Faut-il s’en étonner ? En dehors du dépit de se voir éclipser par un nouveau venu, le vieux Mellin avait assez de goût, de politesse et d’esprit pour être réellement choqué de toutes ces innovations, encore rustiques. Mais, trop peu poète, au sens sublime du mot, il ne sentait pas la supériorité de l’inspiration chez Ronsard, et qu’il était vraiment rempli de fureur et de divinité .

Mellin était savant. À la connaissance des Grecs et des Latins, il joignait celle des Italiens alors à la mode, à cause de la reine Catherine de Médicis. Il avait embrassé l’état ecclésiastique et il fut aumônier de Henri II encore Dauphin. En somme, sa vie s’écoula doucement, sauf l’amertume que lui causèrent les succès de Ronsard. Nous avons dit qu’il avait du goût et de la politesse. Il était caustique. Sainte-Beuve le compare à Voiture, je crois. C’était le même naturel, plus délicat chez Mellin.

Voici un dizain de sa façon qui n’est pas sans grâce :

Près du cercueil d’une morte gisante,
Mort et Amour vinrent devant mes yeux.
Amour me dit : La Mort t’est plus duisante,
Car, en mourant, tu auras beaucoup mieux.
Alors la Mort, qui régnait en maints lieux,
Pour me navrer, son fort arc enfonça ;
Mais, de malheur, sa flèche m’offensa
Au propre lieu où Amour mit la sienne ;
Et, sans entrer seulement avança
Le trait d’Amour en la playe ancienne.

Étienne Pasquier dit dans ses Recherches sur la France, que Mellin produisait des petites fleurs, et non des fruits d’aucune durée . Ces mignardises couraient et plaisaient fort. Mais le recueil imprimé de ses œuvres mourut presque aussitôt qu’il vit le jour .

***

Lorsque après de longues avanies, Ronsard fut remis en honneur au siècle dernier, les romantiques s’extasièrent avant tout sur ses qualités d’inventeur de rythmes. Sainte-Beuve, le plus lettré de la bande, mais qui n’était encore qu’un apprenti au moment de ses premiers travaux sur la Pléiade, insiste particulièrement sur ces prétendues inventions. Il faut dire qu’il reconnut bientôt s’être abusé et que la plupart de ces rythmes étaient en réalité fort anciens et dataient du moyen âge.

Cependant, si Sainte-Beuve avait eu tort quant à la lettre, il ne se trompait pas quant au fond. Ronsard est bien l’inventeur de ces rythmes ou coupes de strophes : il est inventeur dans le seul sens valable que ce mot comporte : il a soufflé sur la matière.

Plus que les romantiques, les parnassiens donnèrent une trop grande prépondérance à l’extériorité rythmique. Cette superstition dure encore.

Les psaumes de David ne s’élèvent pas jusqu’au ciel dans la traduction de Clément Marot. M. Faguet a fait justement remarquer la faiblesse de cette traduction il l’attribue en quelque sorte, si je ne me trompe, au mauvais choix des rythmes, et donne comme exemple le trente-huitième psaume, jeté dans le moule que Remy Belleau choisit plus tard pour sa fameuse chanson :

Avril, l’honneur et des bois
               Et des mois :
Avril, la douce espérance
Des fruits qui, sous le coton
               Du bouton,
Nourrissent leur jeune enfance…

Cela est sautillant et riant, certes. Mais Ronsard s’est servi de cette même strophe dans son Ode à Charles IX, alors Duc d’Orléans ; et là ces petits vers deviennent tout à coup graves, emportés et lyriques superbement :

Comme on voit au point du jour,
               Tout autour
Rougir la rose espanie,
Et puis on la voit au soir
               Se déchoir
A terre toute fanie ;

Ou comme un lys trop lavé,
               Aggravé
D’une pluyeuse tempeste,
Ou trop fort du chaud atteint
               Perdre teint
Et languir à basse teste ;

Ainsi ton oncle en naissant,
               Périssant
Fut veu presque en mesme espace,
Et comme fleur du printemps,
               En un temps
Perdit la vie et la grâce…

Puis le poète prédit au futur Roi que menant les plus vaillants de la Française jeunesse il soumettra cent peuples divers :

Ceux qui sont sous le réveil
                       Du Soleil,
Ceux qui habitent Niphate,
Ceux qui vont d’un bœuf suant
                       Remuant
Les gras rivages d’Euphrate ;

Ceux qui boivent dans le sein
                       Du Jourdain
De l’eau tant de fois courbée,
Et tout ce peuple odorant
                       Demeurant
Aux sablons de la Sabée ;

Ceux qui ont en bataillant
                       L’arc vaillant,
Quand ils sont tournés derrière,
Et ceux qui toutes saisons
                       Leurs maisons
Roulent sur une civière, etc.

Eh bien ! même dans ses plus amples alexandrins, Ronsard n’a pas toujours atteint à cette hauteur lyrique, comme il le fait ici avec la petite strophe, fragile en apparence, que nous voyons également s’adapter si bien aux gentillesses de Remy Belleau. C’est que Ronsard est capable de hausser le ton, lorsqu’il le faut, et le ton c’est toute la poésie. Le psaume de Marot est faible, mais ce n’est pas la forme de strophe dont il fait usage qui en est cause : c’est l’âme de maître Clément qui manquait de gravité.

Le ton c’est la principale marque des grands poètes. Un Racine a le ton et tout le reste. Mais c’est par leur ton que Ronsard et Corneille sont des génies. Le premier, malgré beaucoup de mauvais goût qui va parfois jusqu’à la barbarie ; le second, malgré son style souvent incorrect, et quelque absurdité, même au milieu de ses plus belles inventions.

***

Montaigne pensait que là où Ronsard excellait, il n’était guère éloigné de la perfection antique.

Pour l’ensemble, avant Montaigne et Ronsard, quelques prosateurs, et quelques poètes parmi les Français, eurent plus de perfection que ces deux grands hommes : c’était un fruit naturel de la succession non troublée des temps.

Il y a, chez Ronsard, la turbulence de l’envahisseur ; mais Montaigne commence déjà à se caser.

Je suis pour ma part assez choqué qu’il soit nécessaire en ce monde de bouleverser quelquefois l’ordre. Cependant, il faut subir la destinée.

 

Avec quelque apparence de raison, hélas ! les hommes ne se donnent point la peine de démêler le sens véritable de toutes les paroles.

Au comble de sa belle fureur érudite, Ronsard avait inscrit au fronton de son œuvre ces quatre vers :

Les François qui ces vers liront,
S’ils ne sont ou Grecs ou Romains,
Au lieu de ce livre ils n’auront
Qu’un faix pesant entre les mains.

Déjà du vivant de Ronsard, ses ennemis avaient essayé de tourner contre lui ce quatrain. Mais une prompte gloire et la faveur des princes firent taire les langues envenimées.

Vint le jour où la gloire du poète trébucha de son haut piédestal, et l’accusation fut reprise pour avoir, cette fois, gain de cause. On répétait à la ronde que Ronsard parlait grec et latin en français.

À la vérité, tout cela se borne à quelque abus de la mythologie et à trois mots grecs : ocymore, dyspotme, oligochronien. Et savez-vous comment Ronsard emploie ces trois mots ? Au début d’un poème admirable intitulé « Le Tombeau de Marguerite de France, Duchesse de Savoye », déplorant la mort précoce des princes de la maison des Valois, il s’écrie :

Ah ! que je suis marry que la Muse françoise
Ne peut dire ces mots comme fait la Grégeoise,
Ocymore, dyspotme, oligochronien :
Certes je les dirais du sang Valésien,
Qui de beauté, de grâce et de lustre ressemble
Au Lys qui naist, fleurit et languit tout ensemble.

Comme vous voyez il regrette que les mots ocymore, dyspotme, oligochronien, ne soient point français, les estimant bien faits pour exprimer avec le plus de force combien la Parque se montra avare de sa trame envers la race des Valois. J’accorde que c’est d’une fantaisie excessive, quoique je ne le pense point. Mais, en conscience, est-ce donc là parler grec en français ?

***

Vous savez que Fénelon disserte sur Ronsard à faire croire, presque, qu’il entreprend de le défendre. Je ne saurais lui en savoir gré. Je ne suis pas ennemi de ce prélat ni de la fluidité de son Télémaque. Mais de la façon dont il traite de la rime et de ce qu’il appelle les épithètes forcées ajoutées soi-disant pour attraper cette rime, même chez nos poètes les plus estimables, je crois bien que le vers français pouvait sans doute exercer son intelligence, mais que son cœur en était touché fort légèrement et que son goût ne l’y portait point.

Puis, il y a quelque inexactitude dans ce qu’il nous rapporte de Ronsard : « Il n’avait pas tort, ce me semble, dit Fénelon, de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans les hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois, et il faut s’arrêter dès qu’on ne se voit pas suivi de la multitude. »

Fort bien, mais le malheur est que la multitude, c’est-à-dire tous ceux qui lisaient alors des vers, a suivi Ronsard presque tout de suite, fort docilement. Même, elle continua à le suivre assez tard.

Ce fameux pédant amoureux de la période nombreuse, et qui lui rendit service, Guez de Balzac, sollicité de donner son avis sur Ronsard, longtemps après sa mort, en parle en ces termes :

« Dans notre dernière conférence, il fut parlé de celui que M. le Président de Thou et Scevole de Sainte-Marthe ont mis à côté d’Homère, vis-à-vis de Virgile, et je ne sais combien de toises au-dessus de tous les autres poètes grecs, latins et italiens. Encore aujourd’hui il est admiré par les trois quarts du Parlement de Paris, et généralement par les autres Parlements de France. L’Université et les Jésuites tiennent encore son parti contre la Cour et contre l’Académie. Pourquoi voulez-vous donc que je me déclare, contre un homme si bien appuyé, et que ce que nous en avons dit, en notre particulier devienne public ? Il le faut pourtant, Monseigneur, puisque vous m’en priez, et que les prières des supérieurs sont des commandements. Mais je me garderai bien de le nommer, de peur de me faire lapider, par les communes même de notre province. Je me brouillerais avec mes parents, et avec mes amis, si je leur disais qu’ils sont en erreur de ce côté-là, et que le Dieu qu’ils adorent est un faux Dieu. Abstenons-nous donc, pour la sûreté de notre personne, de ce nom si cher au peuple, et qui révolterait le monde contre nous.

« Le poète si célèbre et si admiré a ses défauts et ceux de son temps. Ce n’est pas un poète bien entier, c’est le commencement et la matière d’un poète. On voit, dans ses œuvres, des parties naissantes, et à demi animées, d’un corps qui se forme, et qui se fait, mais qui n’a gardé d’être achevé. C’est une grande source, et il le faut avouer ; mais c’est une source trouble et boueuse, une source où non seulement il y a moins d’eau que de limon, mais où l’ordure empêche de couler l’eau.

« Du naturel, de l’imagination, de la facilité, tant qu’on veut ; mais peu d’ordre, point de choix ; soit pour les paroles, soit pour les choses ; une audace insupportable à changer et à innover ; une licence prodigieuse à former de mauvais mots, et de mauvaises locutions ; à employer indifféremment tout ce qui se présentait à lui ; fût-il condamné par l’usage ; traînât-il par les rues ; fût-il plus obscur que la plus noire nuit d’hiver, fût-ce de la rouille et du fer gâté. La licence des poètes dithyrambiques, la licence même du menu peuple, à la fête des Bacchanales, et aux autres jours de débauche, était moindre que celle de ce poète licencieux ; et si on ne dit absolument que le jugement lui manque, c’est lui faire grâce de se contenter de dire que, dans la plupart de ses poèmes, le jugement n’est pas la partie dominante, et qui gouverne le reste. »

Ça n’est point si mal tourné, mais je présume que Guez de Balzac aimait la poésie, ainsi que lui-même le dit de quelqu’un, comme un jeu innocent et permis, plus honnête que le Hoc et que le Trictrac .

***

Je vous prie de ne point prendre à la lettre les noises que je cherche dans cette causerie. Ceux qu’elles regardent ont été, certes, hommes de mérite, et de leur temps. On dit des sottises sur toute chose. Mais il n’y a point de sottises, il n’y a que des sots.

Les Amours de Marie

Vous êtes peut-être à la campagne, sous l’ombrage au bord d’une rivière.

Vous pouvez être aussi devant la mer divine, ou bien sur quelque montagne, face à face avec l’horizon étendu.

Mais si vos occupations, ou simplement vos goûts, vous retiennent dans ce Paris toujours admirable, il vous est également facile de communiquer avec la Nature.

Paris peut se vanter de ses jardins merveilleux, et même de ses squares agréables. Les environs de Paris, où coulent des fleuves harmonieux, où se profilent de tendres bois, ne le cèdent, pour la beauté, pour la noblesse, à aucun paysage.

 

… La Poésie et la Nature s’accordent parfaitement, et l’une renforce les attraits de l’autre.

Voilà pourquoi je vous offre aujourd’hui quelques vers de Ronsard, accompagnés de remarques.

Que ce soit dans un jardin, aux champs, sur les cimes, ou près des flots, — lisez les vers du poète et mêlez un instant votre rêverie à la sienne.

Le second livre des Amours de Pierre de Ronsard célèbre une jeune fille du nom de Marie. Remy Belleau a commenté ce second livre, comme le docte Marc-Antoine de Muret avait commenté le premier (consacré à Cassandre), et l’avocat Richelet les Sonnets pour Hélène.

Marie était une fille d’Anjou, belle et modeste. On a cherché à connaître exactement son état civil. Vous savez qu’une femme qui a été aimée d’un grand homme excite facilement une curiosité vaine. Je m’y laisse prendre comme tout le monde.

Le bon Nodier voulait que la Marie de Ronsard fût une Marie des Marquets, sœur d’une savante religieuse du couvent de Passy. Il faut savoir que Nodier, qui était bibliophile enragé, avait découvert un livre d’Heures ayant appartenu à cette personne. Sur la première page de ces Heures, on avait tracé deux quatrains que Nodier supposa tout de suite de Ronsard et de son écriture.

On ne tarda pas à contester les affirmations de Nodier.

D’ailleurs, Claude Binet, ami et disciple de Ronsard, nous apprend que le poète désigne souvent la belle Marie sous le nom du Pin de Bourgueil, parce que c’est le lieu où elle demeurait et où il la vit pour la première fois.

Nous avons le portrait de Marie, en quatorze vers admirables :

Marie, vous avez la joue aussi vermeille
Qu’une rose de mai ; vous avez les cheveux
Entre bruns et châtains, frisés de mille nœuds,
Crêpés et tortillés tout autour de l’oreille.

Quand vous étiez petite, une mignarde abeille
Sur vos lèvres forma son nectar savoureux ;
Amour laissa ses traits en vos yeux rigoureux ;
Python vous fit la voix à nulle autre pareille.

Vous avez les tetins comme deux monts de lait,
Qui pommellent ainsi qu’au printemps nouvelet
Pommellent deux boutons que leur châsse environne.

De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein ;
Vous avez de l’Aurore et le front et la main,
Mais vous avez le cœur d’une fière lionne.

Je veux faire plaisir aux brunes. Je citerai Remy Belleau, qui dit : « Cela est certain et confessé par tous les poètes, que les cheveux bruns et de couleur de châtaigne sont plus beaux que les blonds. Et pour ce il me souvient avoir lu en quelque commentaire grec que Vénus était nommée châtaignère, à cause de son teint et de ses cheveux de même couleur. »

L’anagramme du nom de Marie est aimer. « Aimez-moi donc, Marie », lui dit Ronsard, celui qui n’aime point se prive de la meilleure des douceurs.

La jeune fille dormait volontiers la grasse matinée. Elle n’avait pas tort, puisque sa paresse nous valut une merveille. Écoutez :

Marie, levez-vous, vous êtes paresseuse,
Jà la gaie allouette au ciel a fredonné,
Et jà le rossignol doucement jargonné
Dessus l’épine assis sa complainte amoureuse.

Sus debout, allons voir l’herbelette perleuse,
Et votre beau rosier de boutons couronné,
Et vos œillets mignons, auxquels aviez donné,
Hier au soir, de l’eau, d’une main si soigneuse.

Marie, en vous couchant, vous jurâtes vos yeux
D’être plus tôt que moi ce matin éveillée :
Mais le dormir de l’aube, aux filles gracieux,

Vous tient, d’un doux sommeil, encor les yeux cillée.
Çà, çà, que je les baise et votre beau tetin
Cent fois, pour vous apprendre à vous lever matin.

Mais notre charmante dormeuse ne rechignait pas à la peine. Elle filait courageusement à la maison, et Ronsard lui fit un jour présent d’une quenouille et d’un délicieux poème qui commence par ce vers :

Quenouille, de Pallas la compagne et l’amie…

La passion de Ronsard pour Marie a-t-elle été payée de retour ?

Remy Belleau dit expressément que Marie se montra ingrate et cruelle, autant que Cassandre.

Mais Ronsard se contredit plus d’une fois à ce sujet : et je pense que le poète, confessant dans une Élégie à Marie, l’avoir chantée d’un style qui variait entre l’aigre et le doux selon les passions qu’elle lui donnait , a déclaré du coup l’humeur commune aux amants.

Certains nomment, comme rival de Ronsard auprès de Marie, Charles de Pisseleu, qui fut plus tard évêque.

Est-ce de lui que le poète se plaint dans ce passage ?

J’aurai toujours en l’âme attachés les rameaux
Du lierre où ma Dame osa premier écrire
L’amour qu’elle n’osait de sa bouche me dire,
Par crainte d’un seigneur, la cause de mes maux.

Cette manière de correspondre avait servi déjà dans les aventures de Bacchus avec Ariane et de Tristan avec Iseult.

 

Un jour, la belle Marie tomba subitement malade et mourut. Ronsard la pleura en toutes sortes de rythmes. C’est dans le sonnet suivant qu’il la pleure le mieux :

Comme on voit sur la branche, au mois de mai, la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’aube de ses pleurs au point du jour l’arrose ;

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose.

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que, vif et mort, ton corps ne soit que roses.

Ne nous plaignons pas de clore ces notes par un chant funèbre, car l’amour ne serait rien sans la mort.

Joachim du Bellay à Rome

Joachim du Bellay n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’il s’en alla à Rome, et une grande partie de son œuvre était déjà publiée.

Le Recueil de Poésie paru en 1549, bourré d’odes et de prosphonématiques, faillit mettre fin à sa nouvelle amitié avec Ronsard que les Muses lui avaient fait rencontrer dans une hôtellerie sur la route de Poitiers à Paris.

Voici comment :

« Comme, dit Colletet, le bruit s’épandoit déjà partout de quatre livres d’odes que Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace, du Bellay, mû d’émulation jalouse, voulut s’essayer à en composer quelques-unes sur le modèle de celles-là et, trouvant moyen de les tirer du cabinet de l’auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les fit courir pour prévenir la réputation de Ronsard, et, y ajoutant quelques sonnets, il les mit en lumière l’an 1549, sous le titre de Recueil de Poésie : ce qui fit naître dans l’esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une jalousie raisonnable contre du Bellay, jusques à intenter une action pour le recouvrement de ses papiers : et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit généreux au possible et comme il avoit de tendres sentiments d’amitié pour du Bellay, il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter du Bellay à continuer dans l’ode. »

Le Recueil était dédié à la docte princesse Marguerite, qui « daignait contempler d’un bon œil » la Poésie et les poètes.

Après cet ouvrage vint la célèbre Défense et Illustration de la Langue française, dédiée, celle-là, au cardinal du Bellay.

Ce fut, comme on sait, un beau vacarme, une fière tempête sur le double sommet du Parnasse.

L’Olive, suite de sonnets amoureux, précédés d’une Épistre au lecteur fort curieuse, parut en 1550. Joachim n’avait pas encore à cette époque « oublié l’art de pétrarquiser », et nous pouvons lui appliquer ce que lui-même a dit plus tard dans sa pièce Contre les Pétrarquistes :

Ce n’est que feu de leurs froides chaleurs,
Ce n’est qu’horreur de leurs feintes douleurs,
Ce n’est encor de leurs soupirs et pleurs
              Que vent, pluye et orages ;
Et, bref, ce n’est à ouïr leurs chansons
De leurs amours, que flammes et glaçons,
Flesches, liens et mille autres façons
              De semblables outrages.

Pétrarque est un poète immense ; c’est un modèle escarpé, si j’ose dire. Et quant à l’Olive du jeune du Bellay, il ne faut pas en penser tant de mal. Il y a dans ces vers de la grâce, et déjà le style y met de la décence dans la nouveauté. C’est le don suprême de du Bellay, et celui qui l’a toujours défendu contre le Temps.

 

Le cardinal du Bellay vivait à Rome avec magnificence. Il s’était fait bâtir un palais près des Thermes de Dioclétien. Notre poète tenait dans cette maison la charge de l’économat. Il nous l’apprend lui-même, en badinant non sans amertume :

Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ay soin de la despense
Qui se fait chaque jour, et si faut que je pense
A rendre sans argent cent créditeurs contens.

Je vays, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prends argent d’avance :
Quand j’ai despesché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je prétens.

Qui me présente un compte, une lettre, un mémoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
Avecques tout cela, dy, Panjas, je te prie,
Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?
***

Dans ses Antiquités de Rome, errant parmi les saintes ruines, sous les arcs triomphaux qui s’élancent dans le ciel, du Bellay chante :

Les sept costeaux romains, sept miracles du monde.

Il fait le tour des tombeaux, et à haute voix, par trois fois il appelle, vainement, les esprits des grands Romains dont la poudreuse cendre gît sous le faix de tant de murs écroulés.

Le Tibre seul, comme jadis, fuit toujours vers la mer. Les vieux palais, les monuments superbes ne luttent plus qu’avec peine contre le Temps qui consume tout et, finalement, jette à terre œuvres et noms.

Devant ce spectacle, le poète songe au vain tumulte de ses propres passions, et il s’écrie :

Tristes désirs, vivez doncques contens :
Car si le temps finist chose si dure,
Il finira la peine que j’endure.

Voici un sonnet très amusant, tout à fait dans la manière de ces doctes jeux qui furent comme la monnaie courante de la nouvelle poésie au xvie  siècle :

Celle qui de son chef les estoiles passoit,
Et d’un pied sur Thetis, l’autre dessous l’Aurore,
D’une main sur le Scythe et l’autre sur le More,
De la terre et du ciel la rondeur compassoit ;

Jupiter ayant peur, si plus elle croissoit,
Que l’orgueil des Géans se relevast encore,
L’accabla sous ces monts, ces sept monts qui sont ore
Tombeaux de la grandeur que le ciel menaçoit.

Il luy mist sur le chef la croppe Saturnale,
Puis dessus l’estomac assist la Quirinale,
Sur le ventre il planta l’antique Palatin,

Mist sur la dextre main la hauteur Celienne,
Sur la senestre assist l’eschine Exquilienne,
Viminal sur un pied, sur l’autre l’Aventin.

Dans cet autre sonnet également docte et doctissime, mais plus poignant de ton et de sentiment, du Bellay, comme le mantouan Virgile et Dante Alighieri, évoque les pâles morts ;

Pâles esprits, et vous, ombres poudreuses,
Qui jouissant de la clarté du jour
Fistes sortir cest orgueilleux séjour,
Dont nous voyons les reliques cendreuses,

Dites, esprits, (ainsi les ténébreuses
Rives de Styx non passable au retour,
Vous enlaçant d’un trois fois triple tour,
N’enferment point vos images ombreuses),

Dites-moy donc, (car quelqu’une de vous,
Possible encor, se cache ici dessous),
Ne sentez-vous augmenter vostre peine,

Quand, quelquefois, de ces costeaux romains,
Vous contemplez l’ouvrage de vos mains
N’estre plus rien qu’une poudreuse plaine ?

Après avoir tout le long de ses Antiquités de Rome, déploré la vanité des choses, le poète en arrive sans doute à reconnaître que la plus grande des vanités est cette déploration même. Il s’adresse donc à ses vers, et il leur parle fort gentiment :

Espérez-vous que la postérité
Doive, mes vers, pour tant jamais vous lire ?
Espérez-vous que l’œuvre d’une lyre
Puisse acquérir telle immortalité ?

Si sous le ciel fust quelque éternité,
Les monuments que je vous ay fait dire,
Non en papier, mais en marbre et porphyre,
Eussent gardé leur vive antiquité.

Ne laisse pas toutefois de sonner,
Luth, qu’Apollon m’a bien daigné donner :
Car, si le temps ta gloire ne dérobe,

Vanter te peux, quelque bas que tu sois,
D’avoir chanté, le premier des François,
L’antique honneur du peuple à longue robe.
***

Si le vol audacieux des Antiquités retombe parfois malencontreusement, la marche pédestre des Regrets, l’autre recueil poétique que du Bellay data de Rome, a souvent des ailes.

Dans ces vers tirés de la réalité de chaque instant, le naturel du poète galope librement, mais sans prendre, toutefois, le mors aux dents. Après beaucoup de familiarité, la bonne réputation des lettres et l’honneur de l’art y demeurent sans accrocs.

Du Bellay chante pour désaigrir l’ennuy qui le tourmente .

Il dit au commencent de son livre :
J’estois à Rome au milieu de la guerre,
Sortant desja de l’aage plus dispos,
A mes travaux cherchant quelque repos,
Non pour louange ou pour faveur acquerre.

Ainsi voit-on celui qui sur la plaine
Picque le bœuf ou travaille au rampart,
Se resjouir et d’un vers fait sans art
S’esvertuer au travail de sa peine.

Ainsi à l’époque de son séjour à Rome, du Bellay sortait déjà de l’âge plus dispos, c’est-à-dire de la première jeunesse. La maladie minait son corps, son cœur était las, et sa raison, qu’il avait impérieuse, le tyrannisait en lui faisant voir à découvert toutes les choses. Voilà un grand malheur, et d’une parfaite inutilité !

Las ! où est maintenant ce mépris de fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
C’est honneste désir de l’immortalité
Et ceste belle flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs qu’au soir, sous la nuist brune,
Les Muses me donnoient, alors qu’en liberté,
Dessus le verd tapy d’un rivage esquarté,
Je les menois danser aux rayons de la lune ?

Maintenant la Fortune est maîtresse de moy,
Et mon cœur, qui souloit être maistre de soy,
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuyent.

De la postérité je n’ay plus de soucy,
Geste divine ardeur, je ne l’ai plus aussy,
Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent.

Montaigne parle d’un esprit hargneux et triste qui paist aux malheurs ; et il le compare aux ventouses qui ne hument que le mauvais sang.

Du Bellay fut un peu cela ; mais la bonne humeur de Montaigne est souvent bien suspecte, et elle n’est supportable qu’à cause du style.

 

Dans ce monde romain, à travers la foule des prélats, des courtisans, des ambassadeurs, des hommes d’affaires, au milieu de l’ambition effrénée et de la finesse sournoise, la sensibilité de notre poète se heurtait sans cesse, et le dégoût, qu’il avait prompt, l’envahissait sans plus attendre.

Flatter un créditeur pour son terme allonger,
Courtiser un banquier, donner bonne espérance,
Ne suivre en son parler la liberté de France
Et, pour respondre un mot, un quart d’heure y songer…

C’est ainsi qu’il raille ; mais bientôt il s’abandonne à la plus noire mélancolie, et plaignant sa destinée et celle de deux autres poètes, ses amis, il s’écrie :

Las ! et nous, cependant, nous consumons nostre aage
Sur le bord incognu d’un estrange rivage,
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter ;

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmy l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un estang trois cygnes lamenter.

Un âpre chagrin, véritablement, un regret dépité, à peine adoucis par l’art, remplissent de leurs accents l’admirable sonnet que voici :

Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure et le poinct,
Et malheureuse soit la flatteuse espérance,
Quand pour venir ici j’abandonnay la France,
La France et mon Anjou dont le désir me poingt,

Vrayment d’un bon oyseau guidé je ne fus point,
Et mon cœur me donnait assez signifiance
Que le ciel étoit plein de mauvaise influence,
Et que Mars estoit lors à Saturne conjoint.

Cent fois le bon advis lors m’en voulut distraire,
Mais toujours le destin me tiroit au contraire :
Et si mon désir n’eust aveuglé ma raison,

N’estoit-ce pas assez, pour rompre mon voyage,
Quand sur le seuil de l’huis, d’un sinistre présage,
Je me blessay le pied sortant de ma maison ?

Les compagnons d’Ulysse, après avoir goûté le lotos doux comme miel, oubliaient leur patrie et souhaitaient de vivre parmi les Lotophages.

Joachim du Bellay, cloué sur l’Aventin, n’oublie point le retour.

Semblable à Ovide exilé, il laisse son âme revoler vers la terre qu’il a quittée, comme l’oiseau vers son nid. Et dans sa nostalgie, le regret de la grande patrie ne nuit pas au souvenir de la douceur angevine, tant ces deux amours s’y mêlent naturellement :

France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourry longtemps du lait de ta mamelle :
Ores, comme un aigneau qui sa nourrisse appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois…

Puis vient ce sonnet, lu et relu, pieuse offrande à la petite patrie :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage !

Quand reverray-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverray-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaist le séjour qu’ont basty mes ayeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine ;

Plus mon Loyre gaulois que le Tybre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
***

Une causticité naturelle, le plaisir de railler, se réveillent chez du Bellay à la première occasion et amusent quelque temps sa tristesse, qui demeure quand même profonde et sincère.

Alors ses vers chantent pour lui ce qu’il n’ose dire. Et ce sont des boutades et des moqueries souvent terribles ; de fines caricatures qui gardent la ressemblance sous le grossissement, et, d’un trait, clouent au pilori.

Voulez-vous savoir quelle chose c’est Rome ? Rome est un échafaud public, une scène, un théâtre où se voit le jeu de la fortune, où chacun, malgré sa prudence, se montre à la fin tel qu’il est ; où les courtisans font l’amour et trament l’intrigue, où l’ambition et la duplicité abondent, où l’oisiveté rend le bon vicieux, où le vil faquin discourt des faits du monde.

Quel tableau ! Mais n’oublions pas que les poètes sont irritables, et que du Bellay traversait alors une crise de mauvaise humeur.

Les Vénitiens ne sont pas épargnés non plus. Du Bellay nous les montre en antique chaperon, en robe à grandes manches, en bonnets sans bord, parlant avec gravité, mais grossièrement, et donnant sur les affaires publiques des avis qui sont de sages sottises. Leur superbe arsenal, leurs vaisseaux, leur palais, leur Saint-Marc, leurs profits, leurs trafics sont tournés en ridicule. Enfin, ces coyons magnifiques , ne sont-ils point les maris de la mer dont le Turc est l’adultère ?

Un bon rire franc, malgré la méchanceté, résonne dans le sonnet que voici, et qui est, il me semble bien, une peinture sans défaut :

Marcher d’un grave pas, et d’un grave souci,
Et d’un grave sousris à chacun faire feste,
Balancer tous ses mots, respondre de la teste,
Avec un Messer non, ou bien un Messer si ;

Entremeler souvent un petit é cosi,
Et, d’un son servitor’ contrefaire l’honneste,
Et, comme si l’on eust sa part à la conqueste,
Discourir sur Florence et sur Naples aussi ;

Seigneuriser chacun d’un baisement de main,
Et, suivant la façon du courtisan romain,
Cacher sa pauvreté d’une brave apparence ;

Voilà de ceste cour la plus grande vertu,
Dont, souvent, mal monté, mal sain et mal vestu,
Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France.

Le bon Vauquelin de La Fresnaye, en son Art poétique, a fort bien remarqué que souvent chez du Bellay le sonnet sent son épigramme.

***

La publication des Regrets ne resta point sans écho dans l’entourage du cardinal du Bellay à Rome. Il y eut des grincements de dents et mainte colère indignée. Tous les traits de satire avaient porté, tellement que le cardinal crut devoir réprimander l’auteur du scandale.

Le poète se défendit fort dignement, dans une lettre sans humilité ni arrogance, mais avec cet air sombre qui lui est naturel.

Je me suis dit quelquefois qu’il y a bien dans du Bellay du caractère renfermé de Racine. D’ailleurs ces deux poètes, inégaux par le génie, certes, se ressemblent encore par la délicatesse de leur art et un commun souci de perfection dans le style.

Jacques Bouju, angevin et versificateur trilingue, avait reçu, en matière galante, les confidences de du Bellay, qui lui disait :

Ne pense pas, Bouju, que les nymphes latines,
Pour couvrir leur raison d’une humble privauté,
Ni pour marquer leur teint d’une fausse beauté,
Me facent oublier nos nymphes angevines.

L’angevine douceur, les paroles divines,
L’habit qui ne tient rien de l’impudicité,
La grâce, la jeunesse et la simplicité,
Me desgoutent, Bouju, de ces vieilles Alcines…

Une belle Faustine vengea bientôt les femmes romaines des dédains du poète. Elle le tint dans ses fers pendant les dernières années de son séjour à Rome. Ce fut une aventure des plus romanesques, avec mari jaloux, cloître, enlèvement et le reste.

Faustine que le poète appelle aussi du doux nom de Columba, était blanche comme la déesse de Paphos et d’Amathonte. Il l’a longuement célébrée en vers latins, et une fois, en français, dans ce Bayser :

Sus, ma petite columbelle,
Ma petite belle rebelle,
Qu’on me paye ce qu’on me doit :
Qu’autant de baisers on me donne
Que le poète de Véronne
A sa Lesbie en demandoit.

Mais pourquoy te fay-je demande
De si peu de baysers, friande,
Si Catulle en demande peu ?
Peu vraiment Catulle en désire,
Et peu se peuvent-ils bien dire,
Puisque compter il les a peu.

De mille fleurs la belle Flore
Les verdes rives ne colore,
Cérès de mille espicz nouveaux
Ne rend la campagne fertile,
Et, de mille raisins et mille,
Bacchus n’emplit pas ses tonneaux.

Autant donc que de fleurs fleurissent,
D’espicz et de raisins meurissent,
Autant de baysers donne-moy :
Autant je t’en rendray sur l’heure,
Afin qu’ingrat je ne demeure
De tant de baysers envers toy.

Mais sçais-tu quelz baysers, mignonne ?
Je ne veulx pas qu’on me les donne
A la françoise et ne les veulx
Tels que la Vierge chasseresse,
Venant de la chasse, les laisse
Prendre à son frère aux blonds cheveux :

Je les veulx à l’italienne
Et telz que l’Acidalienne
Les donne à Mars son amoureux :
Lors sera contente ma vie,
Et n’auray sur les Dieux envie
Ny sur leur nectar savoureux.

Remy Belleau

Remy Belleau était percheron. Il vit le jour à Nogent-le-Rotrou vers la fin de 1527 ou au commencement de 1528.

Il faut croire qu’il quitta fort jeune son pays d’origine, car il dit dans une de ses odes :

O Terre, en qui j’ai pris naissance,
Terre, qui ma première enfance
Allaitas de ton cher tetin,
Mais, hélas ! qui ne me fus guère
Ny mère nourrice, ny mère,
Me traînant ailleurs le destin…

Belleau suivit René de Lorraine, duc d’Elbeuf, dans son expédition de Naples, et il le suivit non seulement comme savant, mais aussi comme guerrier.

Donc, Belleau, tu portes envie
Aux dépouilles de l’Italie…

lui disait Ronsard.

Plus tard, le poète fut chargé de l’éducation du jeune Charles d’Elbeuf, celui qui devint pair, grand écuyer, grand veneur, chevalier des ordres du Roi, et qui finit par se compromettre dans les troubles de la Ligue.

« Belleau s’appliqua, — écrit l’abbé Goujet, — avec beaucoup de soin à la poésie française, et il y réussit au goût de son siècle ; ce qui l’a fait mettre au nombre des sept poètes dont on forma la Pléiade Française. On admirait surtout sa naïveté et sa facilité à décrire les choses dont il vouloit parler, et l’on trouvoit ses peintures si vives et si naturelles, que Ronsard avait coutume de l’appeler le Peintre de la nature. Comme le goût a bien changé depuis ce temps, on n’en porte plus un jugement si favorable. »

Déjà, le caustique cardinal du Perron disait de Belleau et de Jodelle qu’ils faisaient des vers de pilés , c’est-à-dire des choses sans valeur, telles que sont des pois pilés quand on en a retiré la purée.

Cependant, Guillaume Colletet, qui n’est mort qu’en 1659, admirait toujours Remy Belleau, et proclamait ses vers sur les Pierres précieuses, un ouvrage considérable, d’une richesse éclatante, un ouvrage rare, curieux et bien imaginé. Il vantait également ses Églogues sacrées, mais en leur préférant celles d’Antoine Godeau, évêque de Grasse ; et il ajoutait plaisamment que c’était là un témoignage qu’il rendait à la vérité connue, et que l’amitié qui le liait à Godeau ne le faisait point juger ainsi.

Quant à la composition, mêlée de prose et de vers, que Belleau a laissée sous le titre : La Bergerie, Colletet ne trouvait que l’Arcadie du fameux Sannazar digne de lui être comparée en ce genre.

Cette Bergerie contient le chef-d’œuvre de Remy Belleau, les strophes où il célèbre le mois d’Avril :

… C’est toy courtois et gentil,
               Qui d’exil
Retires ces passagères,
Ces arondelles qui vont
               Et qui sont
Du printemps les messagères.

L’aubespine et l’aiglantin,
               Et le thym,
L’œillet, le lis et les roses,
En ceste belle saison,
               A foison,
Monstrent leurs robes écloses.

Il y a d’autres peintures, et vives et mignardes, dans l’ouvrage de Belleau, et, avec un peu d’exagération, ses amis de la Pléiade auraient pu dire :

« Muses bucoliques, naguère dispersées, maintenant réunies, vous voilà de la même bergerie et dans un seul troupeau. »

C’est ainsi qu’Artémidore parle de la réunion des poésies de Théocrite, habitant de la grande Syracuse, fils de Praxagoras et de la noble Philinna.

Voici, par exemple, comment Belleau décrit l’été :

… Les fruits dessus la branche à l’envy jaunissoyent,
Et les espys barbus aux champs se hérissoyent
En bataillons crestés, qui de face gentille
Monstroyent leurs flancs dorés aux dents de la faucille.
L’un coupe, l’autre engerbe, et l’épiant glaneur
Va talonnant le pas du courbe moissonneur…

La désolation hivernale incite également le bucoliaste :

L’hyver pâle de froid, au poil aspre et rebours,
Des fleuves languissants avoit bridé le cours,
La bise commandoit sur les tristes campagnes,
Les arbres sembloyentmorts, le sommet des montagnes,
Les rochers et les bois, pour la froide saison,
Portoyent de neige espaisse une blanche toison :

On ne voyoit sinon les rives descouvertes
Des marais paresseux, et les bordures vertes
Des fontaines d’eau vive et des coulants ruisseaux ;
Dedans les chesnes creux se mussoyent les oiseaux,
Le pied dedans la plume ; et la famine dure
Seule les tiroit hors pour chercher leur pasture.

Remy Belleau récitait fort bien les vers, et il savait prendre la position et la tenue du mime. Il joua dans la Cléopâtre de Jodelle, avec beaucoup d’art et de naturel, lorsqu’on représenta cette tragédie au Collège de Boncourt devant un public nombreux et choisi.

***

Belleau a traduit les Phénomènes du poète astronome Aratus. Cette traduction fut trouvée dans ses papiers après sa mort. Il en avait déjà donné plusieurs fragments dans sa Bergerie, par la bouche d’un pêcheur regardant le ciel se couvrir de nuages.

Mais c’est surtout pour avoir rendu en français quelque chose de la naïveté et de la mignardise d’Anacréon, que Remy Belleau a mérité d’être nommé parmi ceux de son temps qui ont cultivé avec profit l’étude de la langue grecque.

Sa version des Odes anacréontiques est un ouvrage de sa jeunesse.

Faut-il croire, comme on l’a dit, que plus tard, devenu grave et sérieux, Belleau jugea frivole son premier enthousiasme ? Quoi qu’il en soit, il donna son Anacréon en 1356.

Ronsard trouvait Belleau trop sobre pour un disciple du vieillard de Téos.

Dans une ode, il lui dit : « boy donques » puis soudain il se ravise :

Mais non, ne boy point, mon Belleau,
Si tu veux monter au troupeau
Des Muses, dessus leur montagne :
Il vaut trop mieux estudier,
Comme tu fais, que s’allier
De Bacchus et de sa compagne.

Parmi les plus jolies strophes que Belleau a su tirer de son modèle, je citerai les deux suivantes sur la rose :

La Rose à l’Amour sacrée
Entremeslons dans le vin,
Rose à la feuille pourprée,
Belle, douce, propre, à fin
D’en ourdir une couronne,
Qui le front nous environne,
Pour gayment rire sans fin.

Rose, l’honneur des fleurettes,
Du printemps le cher soucy,
Et des dieux les amourettes,
Et le parfum adoucy
De l’enfant de la Cyprine,
Quand par la troupe divine
Des Grâces il danse aussi…

Un ancien a dit :

« La rose ne fleurit qu’un instant ; vient-elle à passer, cherche, tu ne trouveras plus un rosier, mais une ronce. »

***

Quittant l’imitation directe, Remy Belleau invente à son tour fort ingénieusement, et c’est, comme on dit, un ouvrier qui traite bien son ouvrage.

Moitié naïf, moitié subtil, il peint tantôt violemment, tantôt à petits traits et avec des couleurs assez fines.

Lisez cette pièce tout à fait agréable intitulée : l’Ombre.

… Est-il besoin de faire remarquer qu’au xvie  siècle ombre comme tige étaient des substantifs masculins ?…

Estant au frais de l’ombrage
De cest ormeau refrisé
Sur les plis de son feuillage
D’un beau cep favorisé,
D’un beau cep qui l’entortille,
Et qui de grâce gentille
A son tige éternisé ;

Et, prenant l’haleine douce
D’un doux zéphir voletant,
Qui de mignarde secousse
Un doux souspir va soufflant,
Je suis contraint en eschange
De te chanter la louange
De cest Ombre tremblotant.

Ombre gentil, qui moderes
Sous une fresche douceur
Les plus ardentes coleres
Du ciel, estant en chaleur,
Et les plus chaudes haleines
Que reçoivent point les plaines
Du soleil en son ardeur.

D’une couleur ombrageuse,
Tu contrefais le portrait
Que la main industrieuse
De la Nature portrait ;
Tu contrefais en nuage,
De tout apparant visage,
D’un noir brun, le premier trait.

C’est toi qui retiens en bride
Des heures le glissant pas,
Et l’inconstance du vide
Qui mesures au compas ;
C’est toi qui brunis et voiles
Le feu brillant des estoiles
Qui rayonne contre bas.

C’est toi qui fais que la Lune
Mène au galop ses moreaux
Le long de la lice brune,
Claire de mille flambeaux ;
C’est toi qui de main maîtresse
Pousse avant la blonde tresse
Du Soleil au fond des eaux.

C’est toi qui sur l’herbelette
De ton Esté froidureux,
Entens la douce musette
Et les discours amoureux
Du berger à la bergere,
Lors que la Chienne en colere
Rend ses abois chaloureux.

Ombre frais je te salue,
Je te salue, ô l’honneur
De la crinière feuillue
Des bois, et de la fraîcheur,
Et des antres solitaires,
Les plus loyaux secrétaires
De ma plaintive langueur.

Dans ses petits poèmes, Belleau chante aussi l’heure dont la course rapporte le bonheur ou apaise la peine en nourrissant l’homme d’espérance.

Sur des graines semées par une damoiselle qui ne pouvoient lever ny croistre, est un impromptu fort plaisant. Les yeux de la semeuse dardent des traits trop brûlants et trop rigoureux. C’est la cause de tout le mal.

Remy Belleau chante le ver luisant de Nuict  :

Vrayment tu te dois bien vanter
Estre seul ayant la poitrine
Pleine d’une humeur crystaline
Qui te fait voir et souhaiter
Des petits enfans seulement,
Ou pour te montrer à leur père,
Ou le prendre au sein de leur mère
Pour lustre, comme un diamant.
Vy donc, et que le pas divers
Du pied passager ne t’offense,
Et pour ta plus seure défense
Choisis le fort des buissons verts.

… Dans les campagnes du Languedoc j’ai plus d’une fois arrêté mes pas nocturnes au bord d’un fossé buissonneux, demeure de vers luisants ; et dans les jardins de Nice mes yeux ont suivi le lampyre de ces climats, cette luciole qui s’élève doucement dans le calme des soirées…

***

Pierre de Ronsard a composé l’épitaphe de Remy Belleau en ces quatre vers :

Ne taillez, mains industrieuses,
Des pierres pour couvrir Belleau,
Lui-même a bâti son tombeau
Dedans ses pierres précieuses.

Il s’agit du livre de Belleau : Les Amours et nouveaux eschanges des pierres précieuses.

C’est un copieux recueil de vers enluminés et forgés. Il souleva en son temps un grand enthousiasme, par sa nouveauté, qui ne fait pas constamment oublier son mérite.

Belleau y chante sur la lyre, y souffle dans le bombyx et dans les chalumeaux. Il y promène la brosse et les pinceaux.

Dans sa dédicace au très-chrétien Roy de France et de Pologne Henry III, le poète dit qu’il a écrit des pierres précieuses « tantost les déguisant sous une feinte métamorphose, tantost les faisant parler, et quelquefois les animant de passions amoureuses et autres affections secrètes, sans toutefois oublier leur force, ny leur propriété particulière ».

Nous trouvons en effet dans cet ouvrage le ton didactique et le fabuleux, des renseignements et des légendes.

 

Dans un discours, en guise de préface, Remy Belleau explique qu’il a voulu suivre l’opinion des anciens auteurs sur les vertus et les propriétés particulières des pierres précieuses.

Et c’est par respect pour la vénérable antiquité, pour Orphée et les autres chantres inspirés, qu’il agit ainsi : non pour déguiser le faux sous une apparence de vérité, mais pour toujours admirer les œuvres de Dieu , qui enferme tant de beauté et tant de perfection dans ses plus petites créatures.

Il traite ensuite de la matière des pierres, selon les philosophes qui ont soutenu que celles qui peuvent se dissoudre par le feu et être rendues liquides : se font d’une vapeur ou d’une exhalaison sèche et ignée Les pierres transparentes sont composées d’un suc et d’une humeur aqueuse ; et il y en a qui sont plus terrestres qu’aqueuses. Ainsi, la vraie matière des pierres précieuses est une terre détrempée de fange ou bourbe limoneuse que les Latins appellent latum lorsqu’elle produit les pierres obscures, et succus lorsqu’elle donne naissance aux pierres pellucides.

La couleur des pierres précieuses est tirée de la matière qui les produit. C’est surtout la chaleur qui les teint, qui les rend claires ou obscures. Là où le soleil est plein de force naissent les pierres vertes ou noires, et dans les lieux sombres, les rouges. Une humeur très pure compose le cristal limpide : l’iris et le diamant sortent d’une humeur plus brune. Les émeraudes doivent leur couleur à un suc vert, les saphirs à un suc céleste. Le suc rouge est pour le rubis, le violet purpurin pour l’améthyste et l’hyacinthe, le doré pour la chrysolithe. L’opale et l’agate sont d’un suc mêlé ; et les autres pierres qui ne sont point transparentes, mais seulement luisantes sur la surface, participent d’un suc obscur, terreux et épais.

Voici quelques strophes sur le corail :

Qui ne croit les nouveaux eschanges
Qui se refont en corps estranges
Au sein de ce grand univers ;
Qui ne reconnoit que l’ouvrage,
Qu’icy-bas Nature mesnage,
N’est beau que pour estre divers ;

Celuy n’a pas la connoissance
Que tout cela qui prend croissance
Est esclave du changement :
Et que la naissance altérée
Par la mort, se vest reparée
D’autre et nouvel accoustrement…

… Qui croirait, qu’une herbe puante,
Dessous l’escume blanchissante
Ensevelie au fond de l’eau,
Sentant l’air, devient pierre dure
Empruntant la riche teinture
Des rais du céleste flambeau ?

Car ceste herbe pâle et flestrie,
Sans humeur, et sèche et pourrie,
Languissante sur le gravier,
Le flot, crespant sur le rivage,
Ply sur ply, cruel, la ravage
Et la plonge au fond de la mer.

Là se confit et devient molle,
Puis, surnageant, elle se colle
Contre les flancs d’un roc marin,
Quand le vent sur l’onde commande,
Et la mer avare et gourmande
Aux bords revomit son larcin.

Le fer s’endurcit à la trempe,
Mais ceste plante se détrempe
Et s’amollit dedans la mer,
Puis, s’endurcit et se congèle,
Empruntant ceste couleur belle
Aussitôt qu’elle a senti l’air…

Le recueil des Amours et nouveaux eschanges des pierres précieuses est peut-être l’œuvre capitale de Remy Belleau, mais non la plus aimable. Le poète s’y montre, je crois, trop cuirassé, trop empanaché ; il prend même, par-ci par-là, des airs rébarbatifs.

Remy Belleau est plus naturel, plus à son aise dans les compositions légères, gentiment réalistes ; dans les simples chansons, ou dans les tableautins familiers.

Certes, les durs vers ambitieux des Pierres précieuses intéressent encore l’histoire de la poésie française. Mais ils valaient surtout par la surprise, qui tombe vite.

Il y eut aussi de la surprise et du bouleversement dans les grandes odes de Ronsard. Mais là tout change, à cause de la qualité. Celui donc qui aime la poésie sans arrière-pensée, pourrait bien aujourd’hui, tout en adorant les sonnets et les ariettes du Vendômois, s’enivrer divinement de ses vers repliés qu’il arrachait à la Lyre thébaine.

 

Écoutons néanmoins Belleau chanter l’émeraude :

Pierre naïve et verdoyante
Ainsi que l’herbe rosoyante
Sous la fraîcheur d’un beau matin,
Ny blesmissante ny haslée,
Mais loin du soleil reculée
Près d’un ruisselet argentin.

Couleur qui rassemble et rallie
La force des yeux affoiblie
Par trop longs et soudains regars,
Et qui repaist de flammes douces
Les rayons mornes, las ou mousses
De nostre œil, quand ils sont espars.

Couleur belle et gayement brillante,
Couleur en qui se représente
Le fard qui rajeunit les ans,
Lors que les Grâces par la prée
Troussent leur robe diaprée
Des honneurs d’un gaillard Printemps.

Couleur, dont jamais ne s’efface
Le teint verdoyant ny la grâce,
Peignant l’air de son lustre beau,
Qui n’affaiblit et ne s’offense
De l’ombre ny de la puissance
Des feux du céleste flambeau.

Couleur vrayment opiniastre,
Qu’on ne peut dompter ny combattre,
Tant est constante en sa valeur :
Couleur qui jamais ne s’altère,
Mais toujours qui demeure entière
En sa gaye et gente verdeur.

Belleau se souvient d’avoir suivi les pas de la Muse chère aux vendangeurs, et le voici qui laisse les faveurs, les charmes, les soupirs, les plaintes de l’Amour, pour célébrer la coupe brillante toute pleine de la douce humeur des grappes :

O riche et bienheureux crystal,
Plus precieux que le métal
Dont Jupiter pour couverture
Et pour masque, fit, une fois,
De larmes d’or baignant les toits,
A ses amours prompte ouverture.

Crystal poli dessus le tour,
Arrondi de la main d’Amour,
Animé de sa douce haleine ;
Crystal, où la troupe des Dieux,
Du nectar pressuré des cieux,
Va trompant sa soif et sa peine.

… C’est toi donc qui rens adouci
L’aigre fiel de nostre souci ;
C’est toy qui romps et qui deslie,
Par un secret enchantement,
Le nœud qui serre estroitement
Le fil courant de nostre vie…

Le lustre du vin est si beau
Sur la glace de ce vaisseau,
L’un et l’autre honneur de la Terre,
Qu’œilladant ce vineux esprit,
Ondoyant vous diriez qu’il rit
Dedans le Crystal qui l’enserre…
***

Remy Belleau mourut dans sa cinquantième année, par un jour de printemps.

Il avait achevé sa vie dans la maison du duc d’Elbeuf avec autant de tranquillité que de gloire, dit Scevole de Sainte-Marthe. Les poètes ses amis portèrent son corps sur leurs épaules jusqu’à l’église des Vieux-Augustins où il fut enterré près du Chœur.

Étienne Jodelle

Jacques Tahureau chanta Estienne Jodelle, en jouant avec grâce sur l’anagramme de son nom :

Quand tu nasquis en ces bas lieux,
Tous les dieux et les demy-dieux,
Avec les déesses benines,
Gravèrent en lettres divines
Dessus ton berceau fortuné :
Io, le Delien est né !

Tout le parnassien troupeau
Chantant autour de ton berceau,
Te prévoyant son prestre en France,
Disoyt en l’heur de ta naissance
Sur ton front déjà couronné :
Io, le Delien est né !

Les Nimphes des bois et des eaux,
Faunes, chevrÉpieds, satyreaux,
Les rocs, les antres, les montagnes,
Les prés, les bosquets, les campagnes,
Ont tous ensemble résonné :
Io, le Delien est né !

Dès la fleur de tes jeunes ans,
De nos Poètes les mieux disans,
Ravis, comme d’un autre Ascrée,
De ta docte bouche sacrée,
Ont tous sur leur lire entonné :
Io, le Delien est né !

Il me semble déjà que j’oy
Rire et chanter avecque moy
Toutes nos plus belles fillettes,
Ayant, de gayes violettes,
Leur chef espars environné :
Io, le Delien est né !

Ne craignez plus, divins esprits,
Que l’ignorant gaigne le prix
Dessus votre gloire immortelle :
Io ! votre divin Jodelle,
Qui vous était prédestiné,
Io, le Delien est né !

Charles de la Mothe, qui édita les œuvres de Jodelle, en vante l’élégance et la majesté dans le style, les figures bien accommodées, les inventions subtiles, les hautes conceptions, la parfaite suite et la liaison du discours, la solide structure et la gravité des vers.

Dans ses Recherches sur la France, Pasquier loue assez plusieurs poésies de Jodelle, et pour les autres il les compare à ces passevolants, faux soldats que les capitaines faisaient figurer aux revues dans le dessein d’escamoter la paye.

Guillaume Colletet n’aimait guère le talent de Jodelle, et il le mettait même au-dessous de Baïf et de Ponthus de Thyart. Il lui reproche sa négligence et sa dureté prosaïque. « Je me suis, dit-il, quelquefois contraint à le lire, et j’ai tâché de trouver quelque chose d’agréable en ses écrits pour ne le point tant mépriser, comme je fais, ou du moins n’en avoir pas tant d’aversion, mais comme après l’avoir lu la première fois, je ne l’ai jamais aussi quitté qu’avec plaisir… » Tout en estimant Jodelle, l’éloquent Scevole de Sainte-Marthe lui préfère Jean de la Péruse, auteur d’une Médée, et dit que ce jeune homme, par son style clair et poli, eût été sans doute le véritable Euripide français, sans la mort qui le surprit trop tôt.

 

Jodelle fut probablement une sorte d’improvisateur. On dit qu’il composait une pièce dramatique en quelques matinées. Par exemple, sa comédie d’Eugène « fut faite en quatre traites ». On lui donnait un sujet, et, en une nuit, il bâtissait cinq cents vers latins. Il rimait sonnets et chansons comme sans y penser. Jodelle a énormément écrit, et il est certain que la plupart de ses ouvrages ont été perdus.

Enfin, comme on l’a soutenu, nous n’avons peut-être de Jodelle que ce qu’il a fait de plus mal, c’est-à-dire ses commencements.

 

Jodelle était aussi architecte, très connaisseur en peinture et en sculpture, éloquent orateur et fort adroit aux armes.

Il a vécu un peu en philosophe ou en nonchalant, sans souci des grandeurs du monde et des avantages de la fortune.

 

J’ai déjà moi-même parlé de Jodelle durement ; et je le tiens toujours pour un de ces poètes qui excellent incontinent sur le premier sujet venu. Ils versifient, ils riment. Qui les pousse ? Pourquoi s’arrêtent-ils ? On les suit sans déplaisir, et, avec eux, les qualités passent, comme les fautes.

 

Cependant, il y a peut-être un mystère dans le cas de ce Jodelle, tant il est sombre et nu au milieu de tous les flamboiements de la Renaissance. Ses vers rebutent souvent, et ils pénètrent aussi.

 

Écoutons ces strophes d’un Chœur de sa Didon :

Les Dieux des humains se soucient,
Et leurs yeux sur nous arrestés
Font que nos fortunes varient,
Sans varier leurs volontés.
Le tour du Ciel qui nous rameine
Après un repos une peine,
Un repos après un tourment,
Va toujours d’une même sorte ;
Mais tout cela qu’il nous rapporte
Ne vient jamais qu’inconstamment.
Les Dieux toujours à soi ressemblent ;
Quant à soi les Dieux sont parfaits ;
Mais leurs effets sont imparfaits
Et jamais en tout ne se semblent…

Ainsi les hauts Dieux se reservent
Ce point, d’estre tous seuls contens ;
Pendant que les bas mortels servent
Aux inconstances de leur temps.
Des evenemens l’inconstance
Engendre en eux une ignorance :
Tant qu’aveuglés par le désir
Auquel trop ils s’assujétissent,
Pour l’heur le malheur ils choisissent,
L’ombre du plaisir pour plaisir.
Mais quoy ? veu telle incertitude,
L’homme sage sans s’esmouvoir
Reçoit ce qu’il faut recevoir,
Moqueur de la vicissitude.

Car si toutes choses qui viennent,
Avoient paravant à venir,
Si les douleurs qui en proviennent,
Par un malheureux souvenir,
Ou bien la crainte qui devance
L’evenement de telle chance,
Ne nous peuvent apporter mieux :
Grands Dieux, qu’est-ce qui nous fait faire
Plus malheureux en nostre affaire,
Que mesme ne nous font les cieux ?
Heureux les esprits qui ne sentent
Les inutiles passions Filles des appréhensions,
Qui seules quasi nous tourmentent.

Tout n’est qu’un songe, une risée,
Un fantosme, une fable, un rien,
Qui tient nostre vie amusée
En ce qu’on ne peut dire sien.
Mais ceste marâtre Nature,
Qui se montre beaucoup plus dure
A nous qu’aux autres animaux,
Nous donne un discours dommageable,
Qui rend un homme misérable,
Et avant et après ses maux.
Et plus les bourrelles Furies
Voyent que nous sommes en heur,
Et plus après nostre malheur
Montrent sur nous leurs seigneuries.

Jodelle allait mourir lorsque Robert Garnier prit possession de la scène et préluda au théâtre classique en France. Garnier a laissé sept tragédies : Porcie, Cornélie, Marc-Antoine, Hippolyte, la Troade, Antigone, les Juives. Il a laissé également : Bradamante, une tragi-comédie.

N’ai-je point appÉlé Robert Garnier un miracle de mauvais goût et de verve sublime ?

Son art était encore vacillant ; mais c’est vraiment son style tragique que le xviie  siècle a porté à la perfection.

 

… Les amis de Jodelle nous ont appris qu’une superbe assurance toujours à suivre ses propres inventions, au lieu de s’assujettir aux anciens.

Voilà ! et c’est Ronsard et Racine qui furent des imitateurs.

Philippe Desportes

Dampierre, gracieuse petite ville d’ombrages et d’eaux, charmera toujours mes souvenirs. C’est là que je vis ce rosier, merveille de la nature, étendre sur un mur ses larges branches surchargées de bouquets. Il semblait dire : « Que m’importe si le mur est sordide et plein de crevasses ! »

J’aime tout ce coin, fin et tendre, de l’Île-de-France. Je l’ai parcouru tant de fois et en toute saison. Je le vis blanc de poussière et de canicule, ou diversement peint par l’automne : je l’admirai sous le printemps au beau sourire et sous les glaces de l’hiver.

Cernay n’est pas loin de Dampierre. L’ombre du poète Desportes erre encore en ces lieux. Desportes posséda l’abbaye de Vaux-Cernay. Il y goûtait, sans doute, au bruit des cascades, le plaisir délicat d’un optimisme mélancolique.

À une petite distance de l’abbaye, un frère du poète, Thibaut Desportes, habitait le château de Bévilliers, dressé sur une hauteur et entouré de riches jardins. Ce Thibaut était grand audiencier de France. Après la mort de Philippe Desportes, l’abbaye de Vaux-Cernay passa à son neveu, le fameux satirique Mathurin Régnier. Il n’en jouit pas longtemps. Il mourut peu après, pour avoir bu, dit-on, du vin d’Espagne en abondance, au cours d’un festin dont il régalait son médecin, nommé le Sonneur, qui l’avait guéri d’une ancienne maladie.

Cernay confine presque à la Beauce.

Cette province fut le berceau des frères Desportes ainsi que de leur neveu. Ils étaient nés, tous les trois, dans l’antique ville de Chartres.

Ronsard disait à Philippe Desportes :

Desportes, qu’Aristote amuse tout le jour,
Qui honores ta Dure, et les champs qu’à l’entour
Chartres voit de son mont, et penché les regarde…

Les œuvres de Desportes ne sont point pleines de ces jolis tableaux où les aînés de la Pléiade savaient mettre, à côté de la science des livres, toute la fraîcheur de la nature. Le chantre favori de Henri III menait plus volontiers sa Muse sous les lambris dorés des hautes salles où les belles Dames de la Cour s’assemblaient pour les mascarades et les ballets allégoriques.

Cependant, Desportes écrit parfois des vers qui semblent tout imprégnés de quelque douce campagne ; de ce paysage peut-être qui encadrait son abbaye de Vaux-Cernay :

Cette fontaine est froide, et son eau doux-coulante,
A la couleur d’argent, semble parler d’Amour ;
Un herbage mollet reverdit tout autour,
Et les aunes font ombre à la chaleur brûlante.

Le feuillage obeyt à Zéphyr qui l’évente,
Soupirant, amoureux, en ce plaisant séjour ;
Le soleil clair de flame est au milieu du jour,
Et la terre se fend de l’ardeur violante.

Passant, par le travail du long chemin lassé,
Brûlé de la chaleur et de la soif pressé,
Arreste en cette place où ton bonheur te maine ;

L’agréable repos ton corps délassera,
L’ombrage et le vent frais ton ardeur chassera,
Et ta soif se perdra dans l’eau de la fontaine.

Desportes commença par être clerc chez un procureur de Paris. La femme de ce procureur, qui était accorte, montra tout de suite du goût pour le jeune clerc ; le mari s’en aperçut, et, en homme avisé, sans s’attarder aux explications, résolut de se débarrasser du galant. Un jour que Desportes se trouvait absent, il prend ses hardes, en fait un paquet et l’accroche au maillet de l’huis avec cet écriteau :

« Quand Philippe reviendra, il n’aura qu’à prendre ses hardes et s’en aller. »

Voilà donc le futur poète dans la rue, et bientôt, je ne sais comment, sur le pont d’Avignon où les valets à louer avaient coutume de se tenir.

Il méditait, fort ennuyé sans doute, lorsque soudain il entendit quelques jeunes garçons qui disaient :

— M. l’évèque du Puy a besoin d’un secrétaire.

Philippe accourt ; il est agréé par le prélat sur sa physionomie.

Antoine de Saint-Nectaire, abbé d’Aurillac, puis évêque du Puy, était un personnage considérable. Il y avait mille avantages pour Desportes à être à son service. Il se mit à cultiver les lettres et commença sa réputation par la belle pièce suivante :

O nuict ! Jalouse nuict, contre moi conjurée,
Qui renflammes le ciel de nouvelle clarté,
T’ai-je donc aujourd’huy tant de fois désirée,
Pour être si contraire à ma félicité ?

Pauvre moy ! je pensoy qu’à ta brune rencontre
Les cieux d’un noir bandeau deussent estre voilez ;
Mais, comme un jour d’esté, claire tu fais ta monstre,
Semant parmy le ciel mille feux est oilez.

Et toy, sœur d’Apollon, vagabonde courrière,
Qui pour me découvrir flambes si clairement,
Allumes-tu la nuict d’aussi grande lumière,
Quand sans bruit tu descends pour baiser ton amant ?

Hélas ! s’il t’en souvient, amoureuse déesse,
Et si quelque douceur se cueille en le baisant,
Maintenant que je sors pour baiser ma maistresse,
Que l’argent de ton front ne soit pas si luisant.

Ah ! la fable a menty, les amoureuses flammes
N’échauffèrent jamais ta froide humidité ;
Mais Pan, qui te connut du naturel des femmes,
T’offrant une toison, vainquit ta chasteté.

Si tu avois aimé, comme on nous fait entendre,
Les beaux yeux d’un berger, de long sommeil touchés,
Durant tes chauds désirs tu aurois peu apprendre
Que les larcins d’amour veulent être cachez…

On mit ces vers en musique et tout le monde les chanta.

Il faut croire que sa mésaventure à propos de la femme du procureur n’avait point amendé le poète, car il s’empressa, dit-on, de tomber amoureux d’une parente de son nouveau patron. Les uns veulent que ce soit elle que Desportes a célébrée sous le nom de Cléonice, d’autres soutiennent que ce fut plutôt Héliette de Vivonne de la Chasteigneraie. Il est vrai que Ronsard parle d’une Héliette dans une pièce imprimée à la suite des Amours de Cléonice :

Cette Française grecque aux beaux cheveux châtains,
Dont les yeux sont pareils à Vesper la brunette,
Cette belle, sçavante et céleste Héliette…

Mais je quitte ces contestations, et je préfère vous citer un charmant sonnet que Desportes avait adressé à cette énigmatique Cléonice :

Je pars, non point de vous, mais de moy seulement,
Car je laisse mon âme afin qu’elle vous suive ;
Et ne vous estonnez que sans âme je vive,
Amour me fait mouvoir par son feu véhément.

Je ne vous laisse point à ce département,
Bien que vous presumiez n’estre jamais captive ;
Car je vous porte au cœur si belle et si naïve,
Que n’avez rien en vous qui n’y soit vivement.

Mais pourtant ma douleur n’est par là divertie,
Car j’emporte de vous cette seule partie,
Qui rafraîchit ma perte et l’en fait souvenir.

Puis je crains d’autre part, sachant votre rudesse,
Que vous receviez mal l’âme que je vous laisse,
Et que vous ne veuillez avec vous la tenir.

… Il n’y a point de doute pour ce qui est de la réalité des amours du poète avec Mlle de Vitry, une fille d’honneur de la reine Catherine de Médicis.

Μlle de Vitry, plus connue sous le nom de Mme de Simiers, était galante, agréable et spirituelle. Elle eut un enfant de Desportes, et l’on a rapporté des propos fort piquants qu’elle avait tenus à cette occasion, pendant un bal, au Louvre.

Mme de Simiers avait de l’esprit et de l’invention, mais aucune pratique dans l’art d’écrire. C’est Desportes qui mettait ses imaginations sur le papier.

Elle disait plaisamment :

— Je viens d’envoyer mes pensées au rimeur.

Elle rejoignit Desportes à Rouen, pendant qu’il y était assiégé avec le brave Villars. Celui-ci devint amoureux de Mme de Simiers à toute outrance ; et, vous vous y attendiez, elle le brouilla avec Desportes assez facilement. Elle disait à l’amiral :

— Si vous gardez toujours Desportes à vos côtés, on croira que vous ne faites rien que par son conseil, et que cet homme vous régente en toute chose.

Villars en était si fou que lorsque, après sa réconciliation avec Henri IV, il fut envoyé en Picardie pour s’opposer aux Espagnols, il avait un bracelet de cheveux de cette dame, qu’il baisait à tout instant. Et comme le duc de Bouillon lui en faisait honte :

— En bonne foi, dit-il, j’y crois comme en Dieu.

Cela ne l’empêcha point d’être tué le jour même.

Desportes eut sa plus grande vogue sous Henri III. Avant son avènement déjà, ce prince libéral avait prodigué ses bienfaits au poète. Il lui donna dix mille écus comptant, pour rengager à publier ses poésies. L’ouvrage parut en format in-4º, sur beau papier, et exécuté avec un soin extrême.

L’affabilité, la douceur, la constance en amitié formaient le principal du caractère de Desportes. Savant, éloquent, courtois, il charmait par la parole et les façons ; heureux, il compatissait à la mauvaise chance. Même ses détracteurs s’accordent à lui reconnaître ces rares qualités.

Certes, ni la sublime sauvagerie de Ronsard, ni l’ardent stoïcisme de du Bellay ne furent son lot. Desportes était adonné au plaisir. Je préfère les hommes d’une autre trempe ; je dirai cependant, qu’à bien regarder, rien de bas ne se découvre dans les actes ou dans le talent de ce poète, malgré les apparences.

***

Lorsque Henri III, alors duc d’Anjou, quitta la France pour être roi de Pologne, il emmena avec lui Philippe Desportes. Ils étaient à peine parvenus au terme de leur voyage, qu’ils se sentirent pleins d’ennui. Ils avaient trouvé un pays désert et glacé, habité par un peuple rustaud, arrogant, intempérant, mal vêtu et logé dans des huttes enfumées. Malgré l’accointance de son royal protecteur, le poète n’y put tenir. Au bout de quelques mois de séjour, il demandait et obtenait la permission de retourner à Paris.

C’est en ce moment qu’il composa son Adieu à la Pologne, satire véhémente et comme remplie d’une joie de délivrance :

Adieu, Pologne, adieu, plaines désertes,
Tousjours de neige et de glaces couvertes,
Adieu, pays, d’un éternel adieu !
Ton air, tes mœurs, m’ont si fort sçeu desplaire,
Qu’il faudra bien que tout me soit contraire,
Si jamais plus je retourne en ce lieu.

Adieu, maisons d’admirable structure,
Poisles, adieu, qui dans vostre closture
Mille animaux pesle-mesle entassez,
Filles, garçons, veaux et bœufs tout ensemble !
Un tel mesnage à l’âge d’or ressemble,
Tant regretté par les siècles passez.

Quoy qu’on me dist de vos mœurs inciviles,
De vos habits, de vos meschantes villes,
De vos esprits pleins de légèreté,
Sarmates fiers, je n’en voulois rien croire,
Ny ne pensoy que vous peussiez tant boire ;
L’eussé-je creu sans y avoir esté !

Barbare peuple, arrogant et volage,
Vanteur, causeur, n’ayant rien que langage,
Qui jour et nuit dans un poisle enfermé.
Pour tout plaisir se joue avec un verre,
Ronfle à la table ou s’endort sur la terre,
Puis comme un Mars veut estre renommé.

Ce ne sont pas vos grand’s lances creusées,
Vos peaux de loup, vos armes desguisées,
Où maint plumage et mainte aile s’estend,
Vos bras charnus ny vos traits redoutables,
Lourds Polonnois, qui vous font indomtables ;
La pauvreté seulement vous deffend.

Si votre terre étoit mieux cultivée,
Que l’air fust doux, qu’elle fust abreuvée
De clairs ruisseaux, riche en bonnes citez,
En marchandise, en profondes rivières,
Qu’elle eust des vins, des ports et des minières.
Vous ne seriez si long-tans indomtez.

Les Othomans, dont l’âme est si hardie,
Aiment mieux Cypre ou la belle Candie,
Que vos deserts presque toujours glacez ;
Et l’Allemand, qui les guerres demande,
Vous dédaignant, court la terre Flamande,
Où ses labeurs sont mieux récompensez.

Ces vers sont beaux ; mais Desportes ne tendait l’arc de l’iambe qu’à l’occasion. Il aimait bien mieux un sonnet mignard, une élégie tendrement spirituelle, une chanson comme celle-ci :

Rozette, pour un peu d’absence,
Vostre cœur vous avez changé,
Et moi, sçachant cette inconstance,
Le mien autre part j’ay rangé ;
Jamais plus beauté si légère
Sur moy tant de pouvoir n’aura :
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s’en repentira.

Tandis qu’en pleurs je me consume,
Maudissant cet esloignement,
Vous, qui n’aimez que par coustume,
Caressiez un nouvel amant.
Jamais légère girouëtte
Au vent si tost ne se vira ;
Nous verrons, bergère Rozette,
Qui premier s’en repentira.

Où sont tant de promesses saintes,
Tant de pleurs versez en partant ?
Est-il vray que ces tristes plaintes
Sortissent d’un cœur inconstant ?
Dieux, que vous estes mensongère !
Maudit soit qui plus vous croira !
Nous verrons, volage bergère,
Qui premier s’en repentira.

Celui qui a gaigné ma place,
Ne vous peut aimer tant que moy ;
Et celle que j’aime vous passe
De beauté, d’amour et de foy.
Gardez bien vostre amitié neuve,
La mienne plus ne varira,
Et puis nous verrons à l’espreuve
Qui premier s’en repentira.

Par la faveur du duc de Joyeuse qui avait épousé la propre sœur de la reine, Desportes atteignit le plus haut point de sa fortune. Et comme le poète aimait à rendre service, plus d’un parmi ses confrères eut sa part de son crédit.

« Ce fut alors, dit Tallemant, qu’il fit beaucoup de bien aux gens de lettres et leur fit donner bon nombre de bénéfices. »

Les Italiens servaient de modèle à Desportes, mais sans rien lui faire perdre de son originalité véritable, qui était une façon particulière de sentir et de nuancer.

Un nigaud avait peiné pour découvrir les larcins de Desportes. L’ouvrage tomba entre les mains du poète qui déclara en souriant :

— J’ai pris aux Italiens plus qu’on ne dit, et si l’auteur m’avait consulté, je lui eusse fourni de bons mémoires.

On remarque quelque monotonie dans les sonnets de Desportes. Que de pensées ingénieuses pourtant et que de sentiments délicats !

Son frère Thibaut le fit enterrer dans l’abbaye de Bonport, où il s’était éteint, et mit sur son tombeau une épitaphe fort touchante.

Pierre de l’Estoile rapporte que le poète regretta sa fin en ces termes :

— J’ai trente mille livres de rente, et je meurs !

Si cela est, ce ne fut sans doute qu’une manière de boutade. Desportes se plaisait à amasser ; mais il avait trop d’esprit et, peut-être, de cœur pour faire si grand cas de la vie.

Agrippa d’Aubigné

Une excellente nouvelle édition de diverses poésies d’Agrippa d’Aubigné, m’incite à vous parler de cet homme tumultueux.

Agrippa d’Aubigné était huguenot, fils de huguenot. Son père, Jean d’Aubigné, l’avait nourri de sa propre fureur.

Hardi, aventureux, le jeune Agrippa commence ses prouesses dès l’âge de onze ans.

Une nuit, il se jette de la fenêtre d’une chambre, pour suivre une bande de calvinistes. Il était en chemise et pieds nus, et il disait en riant :

— Je ne reprocherai jamais à la guerre de m’avoir dépouillé. Pourrais-je en sortir plus mal équipé que je n’y suis entré ?

Une autre fois il eut une affaire restée mystérieuse. Il venait de mettre pied à terre à la porte d’une hôtellerie, lorsqu’un cavalier inconnu l’assaillit brusquement. Agrippa était sans armes, et pour se défendre, il saisit l’épée d’un garçon de cuisine. Il en frappe son adversaire et le blesse au défaut de la cuirasse. Mais, en même temps, il glisse sur le sol glacé et tombe. L’autre, se jetant sur lui, le marque de deux profondes plaies ; puis il s’enfuit à toute bride. On fait venir un chirurgien qui trouve le blessé baignant dans son sang. Il paraît qu’après un pansement, d’Aubigné monta à cheval et fit vingt-deux lieues sans s’arrêter.

C’est lui-même qui racontait ces choses dans sa vieillesse. Faut-il en accuser une humeur de jactance ? Mais, sans doute, d’Aubigné était brave, comme beaucoup de ses contemporains, papistes ou huguenots.

Dans les Tragiques, d’Aubigné couvre Henri III d’opprobre, à cause d’un habillement bizarre que ce prince aimait à porter.

 

Je préfère aux invectives de d’Aubigné, les strophes louangeuses que Philippe Desportes écrivit sur le même sujet. Elles sont plus belles et probablement plus véridiques :

Lorsque le preux Achille estoit entre les dames,
D’un habit féminin déguisé finement,
Sa douceur agréable en cet accoustrement
Allumait dans les cœurs mille amoureuses flames.

En voyant ses attraits, sa façon naturelle,
Les beaux lys de son teint, son parler gracieux,
Les roses de sa joue et l’esclair de ses yeux,
On ne l’estimoit pas autre qu’une pucelle.

Mais, bien qu’il surpassât la plus parfaite image,
Qu’il eust la grâce douce et le visage beau,
Le teint frais et douillet, délicate la peau,
Il cachait au dedans un généreux courage,

Dont il rendit depuis mille preuves certaines,
Faisant sur les Troyens les siens victorieux,
Et s’acquist tel renom par ses faits glorieux,
Qu’il offusqua l’honneur des plus vieux capitaines.

Ainsi cette beauté qu’on voit en vous reluire
Vous fait comme céleste à bon droit admirer ;
Amour dedans vos yeux s’est venu retirer,
Et de là droit aux cœurs milles flèches il tire.

Mais, bien que vous ayez une douceur naïsve,
Et que rien de si beau n’apparoisse que vous,
Que vos yeux soient rians, vostre visage doux,
Vous avez au dedans une âme ardente et vive.

Et serez comme Achille au milieu des allarmes,
Foudroyant les plus forts, tuant et traversant ;
Et, tout ainsi qu’un ours se fait voye en passant,
Vous passerez par tout par la force des armes.

Heureux en qui le ciel ces deux thresors assemble,
Qu’il ait la face belle et le cœur généreux !
Vous, l’honneur plus parfait des guerriers amoureux,
Nous faites voir encor Mars et Venus ensemble.

Il faut remarquer que l’auteur des Tragiques lui-même, en composant son Histoire, de sens rassis, parle de Henri III comme d’un prince agréable en conversation, amateur des Lettres courageux et libéral.

La libéralité ne fut point le vice de cet autre Henri, le roi de Navarre, que d’Aubigné servit fidèlement. Au retour d’une entreprise qu’il conduisit à l’avantage du Navarrais, celui-ci lui fit don de son portrait. Et le poète de rimer :

Ce Prince est d’étrange nature,
Je ne sais qui diable l’a fait,
Ceux qui le servent en effet,
Il les récompense en peinture.
***

Dans son premier recueil, intitulé le Printemps, Agrippa d’Aubigné, fort jeune alors, mettait en sonnets et en odelettes, tout à fait dans la manière de la Pléiade, la passion qu’une jeune fille, Diane Salviati, lui avait inspirée.

En commençant, il s’excuse de ce que ses vers sentent le soldat : la poudre et la mèche. Ne vivait-il point entouré d’ennemis, n’osant prendre un peu de repos que la tête appuyée sur ses pistolets ?

Le poète explique tout cela dans un style piquant, sinon parfaitement poli.

Diane Salviati se trouvait être la propre nièce de Mlle de Pré, que Ronsard rendit immortelle sous le nom de Cassandre.

C’est une occasion pour Agrippa de s’adresser à son maître :

Ronsard, si tu as sçeu par tout le monde espandre
L’amitié, la douceur, les grâces, la fierté,
Les faveurs, les ennuys, l’aise et la cruauté,
Et les chastes amours de toy et ta Cassandre,

Je ne veux à l’envy, pour sa niepce entreprendre
De rechanter autant comme tu as chanté,
Mais je veux comparer à beauté la beauté,
Et mes feux à tes feux, et ma cendre à ta cendre…

Les Salviati étaient venus en France avec Catherine de Médicis. Ils comptaient dans leur famille deux cardinaux, et pouvaient s’enorgueillir encore de quelques autres illustrations. C’est pourquoi d’Aubigné dit à la belle Diane :

Ce nom, Salviati, s’eslève jusqu’aux cieux,
Vostre perfection n’imite que les Dieux.
J’estime la grandeur une céleste grâce ;

Ce don n’est rien, s’il n’est d’autres dons décoré :
C’est beaucoup d’estre ainsi de sa race honoré,
Mais c’est encore plus d’estre honneur de sa race.

Jean Salviati, le père de Diane, habitait le célèbre château de Talcy, dans le Blésois. Quoique bon catholique, il prenait plaisir en la compagnie d’un jeune huguenot, son voisin. Celui-ci, qui n’était autre que d’Aubigné, allait souvent au château, et il ne tarda point à tomber amoureux de la fille de Jean Salviati. Il fut galant, et rima mille fadaises que Diane écoutait sans colère.

On parla de marier les jeunes gens, mais, à la fin, tout s’est rompu sur le différent de la religion.

Alors qu’il espérait unir sa vie à celle de Diane, Agrippa d’Aubigné lui avait adressé le sonnet suivant :

Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux :
J’en serai laboureur, vous dame et gardienne.
Vous donnerez le champ, je fournirai la peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.

Les fleurs dont ce parterre esjouira nos yeux
Seront verds florissants, leurs subjects sont la graine,
Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine,
Il aura pour zéphirs mes soupirs amoureux ;

Vous y verrez mesler mille beautés escloses,
Soucis, œillets et lys, sans espines les roses,
Encolie et pensée, et pourrez y choisir

Fruictz succrez de durée, après des fleurs d’attente,
Et puis nous partirons à vostre choix la rente :
A moy toute la peine, et à vous le plaisir.

D’Aubigné souffrit cruellement du mauvais succès de son amour et il ne pouvait pas se consoler de la perte de Diane Salviati. Il roula dans la tempête de sa vie, bataillant ou intriguant. On le vit, un instant, du côté des catholiques. Il se lia avec les Guise, et composa, pour les fêtes de la Cour, des ballets et des mascarades.

Il se piquait d’être prompt à la répartie. Un jour qu’il se tenait seul sur un banc, trois filles de la Reine, « qui toutes trois, faisaient cent quarante ans », lui demandèrent, sur un ton de moquerie :

— Que contemplez-vous là, monsieur ?

Il répondit en parlant du nez :

— Les antiquités de Cour, mesdames.

Cependant, il ne tarda point à endosser de nouveau son harnais de rebelle ; et, un beau matin, mécontent de ceux de son parti, et abreuvé d’amertume, il voulut prendre du service en Allemagne. Il allait partir, lorsque Amour vint, le brûler d’une nouvelle flamme. Il aima Suzanne de Lezay, de la maison de Vivonne, et il l’épousa.

Après sa brouille avec les Salviati, d’Aubigné avais pris part à un tournoi, assez brillamment. La belle Diane, qui était promise à un autre, se trouva parmi les spectateurs, et elle mourut peu de temps après. Agrippa s’imaginait avoir été cause de cette mort. Voici comment :

« Ceste demoiselle, dit-il, apprenant et voyant à l’estime de la Cour les différences de ce qu’elle avait perdu et de ce qu’elle possédoit, amassa une mélancholie dont elle tomba malade, et n’eut santé jusqu’à la mort. »

Il raconte, dans un sonnet, que le souvenir de Diane ne cessait de le tourmenter, et qu’il se réveillait au milieu de la nuit, en poussant des soupirs aussi forts que le bruit

Que fait parmi les pins la rude tramontane.

Alors, sa femme s’étonnait qu’une morte fût capable de lui disputer le cœur de son mari, et d’Aubigné de répondre :

Oui, Suzanne, la nuit de Diane est un jour.
Pourquoy ne peut sa mort me donner de l’amour,
Puisque, morte, elle peut te donner jalousie ?

… Resté veuf, Agrippa d’Aubigné se remaria, à l’âge de soixante et onze ans.

***

À vrai dire, tous ces sonnets et ces petites odes d’Agrippa d’Aubigné n’ont pour nous arrêter que la signature de l’auteur. Les sonnets ne sont amoureux qu’à la mode du jour, et les odes, à peine dégrossies, ne laissent pas pourtant d’être fort alambiquées. Dans la suite de Ronsard, plus d’un poète secondaire a fait mieux.

Agrippa se rendait bien compte de l’imperfection de ses premiers essais, mais il se flattait d’y faire sentir une fureur agréable. Il dit que l’amour lui avait mis en tête la poésie, et qu’il avait alors composé son Printemps, « où il y a plusieurs choses moins polies, mais quelque fureur qui sera au gré de plusieurs ». Hélas ! comme on s’abuse ! La fureur bouillonnait sans doute dans ses veines, et elle semble bien refroidie sur le papier.

Enfin, ce n’est pas sur le Printemps qu’il faut juger le don poétique d’Agrippa d’Aubigné, c’est sur les Tragiques, qui sont l’œuvre de sa maturité.

Les Tragiques furent composés « à cheval et dans les tranchées ». Ces alexandrins se débandent souvent, et il n’y paraît rien de net. Faut-il en accuser la hâte dans le travail ? Je ne sais. D’Aubigné pouvait faire et défaire, il rayait peut-être dix fois. Mais qu’importe ! Au-dessus du temps et de la méthode, il y a autre chose. Il me semble que cela manquait un peu à d’Aubigné.

Il ne s’agit pas de rudesse ou d’un naturel déchaîné. L’auteur des Tragiques n’est pas si sauvage ! Il était du métier, à sa façon. Mais s’il ne possède pas toujours la petite perfection du détail, il ne faut pas se figurer que la grande perfection du vrai génie poétique vient à son aide à tous coups.

Après cela, je ne veux pas nier la saveur que nous goûtons dans les Tragiques.

Je citerai cette tirade :

Je n’escris plus les feux d’un amour inconnu,
Mais par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprens bien plus haut, car j’apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent que les Grecs nous feignoyent,
Où leurs poètes vains beuvoient et se baignoyent,
Ne courent plus icy : mais les ondes si claires,
Qui eurent les saphirs et les perles contraires,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant, heurte contre des os.
Telle est, en escrivant, ma non-commune image,
Autre fureur qu’amour reluit en mon visage.
Sous un inique Mars, parmi les durs labeurs
Qui gastent le papier, et l’ancre de sueurs,
Au lieu de Thessalie aux mignardes vallées,
Nous avortons ces chants au milieu des armées,
En délassant nos bras de crasse tout rouillez,
Qui n’osent s’esloigner des brassards despouillez.
Le luth que j’accordois avec mes chansonnettes
Est ores estouffé de l’esclat des trompettes :
Icy le sang n’est feint, le meurtre n’y défaut,
La mort joue elle-mesme en ce triste échaffaut ;
Le juge criminel tourne et emplit son urne ;
D’icy, la botte en jambe, et non pas le cothurne,
J’appelle Melpomène en sa vive fureur,
Au lieu de l’Hippocrène esveillant cette sœur
Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu’elle sorte
Affreuse, échevÉlée, et bramant en la sorte
Que fait la biche après le faon qu’elle a perdu…
***

Pierre de Ronsard était alors la source de toute poésie. C’est là que l’auteur des Tragiques a puisé.

Au plus fort des querelles religieuses, d’Aubigné sut garder intacte son admiration pour le grand lyrique. Il ne fit point comme certains petits disciples, passés au calvinisme, qui offensaient par leurs écrits le maître demeuré bon catholique.

C’est à l’un d’eux que Ronsard disait :

Tes escrits sont témoins que tu m’as desrobé,
Du fardeau du larcin ton dos est tout courbé ;
Tu en rougis de honte, et en ta conscience,
Père tu me cognois d’une telle science.

Agrippa d’Aubigné, en dépit de sa secte, criait bien haut sa reconnaissance envers Ronsard, et il disait, à propos des poètes de son temps : « La première bande sera de la fin du roy François et du règne de Henry second, et lui donnerons pour chef M. de Ronsard que j’ai cogneu privement ayant osé à l’âge de vingt ans lui donner quelques pièces, et luy daigné me respondre. Nostre cognoissance redoubla sur ce que mes premiers amours s’attachèrent à Diane de Talsi, nièce de Mlle de Pré, qui estoit sa Cassandre. Je vous convie et ceux qui me croiront, à lire et relire ce poète sur tous. C’est luy qui a coupé le filet que la France avoit soubs la langue, peut estre d’un stile moins délicat que celuy d’aujourd’hui, mais avec des avantages ausquels je voy céder tout ce qui escrit de ce temps où se trouve plus de fluidité : mais je n’y voy point la fureur poétique, sans laquelle nous ne lisons que des proses bien rimées. » Ces paroles naïves sont touchantes et pourraient me réconcilier avec Agrippa d’Aubigné.

Il y a néanmoins une chose qu’il est impossible de celer. Comme poésie, les discours de Ronsard contre les protestants sont le prototype des Tragiques. Et faites attention que la véhémence de l’actualité soutient Agrippa, mais que Ronsard laisse couler les flots d’Hippocrène sur les malheurs des hommes.

Écoutons Ronsard :

Ha ! que diront là-bas sous leurs tombes poudreuses
De tant de vaillants rois les âmes généreuses !
Que dira Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Louys,
Qui de leur propre sang à tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?
Que diront tant de Ducs, et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une playe au combat les premiers,
Et pour France ont souffert tant de labeur extrême,
La voyant aujourd’hui destruire par soy-même !
Ils se repentiront d’avoir tant travaillé,
Assailly, défendu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin divisé de courage,
Qui perd en se jouant un si bel héritage :
Héritage opulent, que toy peuple qui bois
Dans l’anglaise Tamise, et toy More qui vois
Tomber le chariot du soleil sur ta teste,
Et toy race Gothique aux armes toujours preste,
Qui sens la froide bise en tes cheveux venter,
Par armes n’aviez sceu ni froisser ni donter…

O toi historien, qui d’encre non menteuse
Escriras de ce temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent nostre mal,
Et qu’ils prennent exemple aux pechez de leurs pères,
De peur de ne tomber en pareilles misères.

Quelqu’un que Ronsard appelle un prédicant de Genève, avait publié contre lui un abominable pamphlet, et le poète lui répond :

Tu es foible pour moi si je veux escrimer
Du baston qui me fait par l’Europe estimer.
Mais si ce grand guerrier et grand soldat de Beze
Se présente au combat, mon cœur sautera d’aise.
D’un si fort ennemi je seray glorieux,
Et Dieu sçait qui des deux sera victorieux !

Ronsard estimait le savoir de Théodore de Bèze, et il lui avait conservé son amitié, tout en condamnant ses opinions.

Il lui adresse cette apostrophe sublime :

De Beze, je te prie, escoute ma parole
Que tu estimeras d’une personne folle :
S’il te plaist toutefois de juger sainement,
Après m’avoir ouy tu diras autrement.
La terre qu’aujourd’hui tu remplis toute d’armes…
Ce n’est pas une terre Allemande ou Gothique,
Ny une région tartare ny Scythique :
C’est celle où tu naquis, qui douce te receut,
Alors qu’à Vezelay ta mère te conceut :
Celle qui t’a nourry et qui t’a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre,
Pour luy faire service et pour en bien user,
Et non comme tu fais, à fin d’en abuser.
Si tu es envers elle enfant de bon courage,
Ores que tu le peux, rens-luy son nourrissage,
Retire tes soldats, et au lac genevois
(Comme chose execrable) enfonce leurs harnois.
Ne presche plus en France une doctrine armée,
Un Christ empistolé tout noirci de fumée…

Un jour en te voyant aller faire ton presche,
Ayant dessous un reistre une espée au costé,
Mon Dieu, ce dy-je lors, quelle sainte bonté !
O parole de Dieu d’un faux masque trompée,
Puis que les Predicants preschent à coups d’espée…

Ces discours de Ronsard devraient être lus et relus sans cesse, à cause de leur signification et de leur beauté.

Mais, d’ordinaire, le lecteur se contente d’un sonnet :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle…

Ou d’une chanson :

Mignonne allons voir si la rose…

Certes, les sonnets amoureux de Ronsard sont remplis de grâce, et ses belles chansons montent à tire-d’aile. Cependant, le véritable génie de ce grand poète ne se découvre entièrement que dans ses Odes sublimes, et dans ses compositions morales, d’une gravité inspirée.

Pernette du Guillet. — Les Dames des Roches

Pernette du Guillet naquit à Lyon en 1520. Elle mourut à la fleur de l’âge et l’auteur du Microcosme, le subtil Maurice Scève, composa son épitaphe, en ces termes :

ÉPITAPHE
de Pernette du Guillet

L’heureuse cendre autrefois composée
En un corps chaste, où vertu reposa,
Est en ce lieu, par les grâces posée,
Parmi ses os, que beauté composa.
O terre indigne ! en toy son repos ha
Le riche estuy de cette ame gentile,
En tout sçavoir sur toute autre subtile,
Tant que les cieux, par leur trop grande envie,
Avant ses jours l’ont d’entre nous ravie,
Pour s’enrichir d’un tel bien mescognu,
Au monde ingrat laissant bien courte vie,
Et longue mort à ceux qui l’ont connu.

Pernette qui savait l’italien et l’espagnol, commençait au moment de sa mort l’étude du grec. Elle était belle comme Louise Labé qu’elle surpassait, dit-on, sur les instruments et par le chant.

Maurice Scève, qui la chanta morte, lui avait inspiré pendant sa vie un sentiment tendre, mais tout de poésie. Pernette du Guillet était vertueuse et chaste ; elle demeura fort attachée à son mari, qui, après la mort précoce de sa docte femme, recueillit pieusement ses Rymes et les fit imprimer à Lyon.

Si l’on peut dire de la poésie amoureuse de Louise Labé que c’est un torrent de flammes, celle de Pernette du Guillet n’est qu’une onde limpide qui coule sur le gazon et parmi les fleurs, traversée doucement d’un rayon à peine mélancolique.

Chez Pernette, les plus sombres vers dissimulent mal un enjouement naïf. On sent que l’auteur laisse son esprit travailler comme le vin nouveau, après avoir mis son cœur en sûreté.

Mais la grâce et le charme captivant abondent dans l’œuvre de la jeune femme.

Écoutons-la chanter :

Quand vous voyez que l’estincelle
Du chaste amour soubs mon esselle
Vient tous les jours à s’allumer,
Ne me debvez-vous bien aymer ?

Quand vous me voyez tousjours celle
Qui pour vous souffre, et son mal cèle,
Me laissant par luy consumer,
Ne me debvez-vous bien aymer ?

Quand vous voyez que pour moins belle
Je ne prends contre vous querelle,
Mais pour mien vous veulx réclamer,
Ne me debvez-vous bien aymer ?

Quand pour quelque autre amour nouvelle
Jamais ne vous seray cruelle,
Sans aucune plainte former.
Ne me debvez-vous bien aymer ?

Quand vous verrez que sans cautelle
Tousjours vous seray esté telle,
Que le temps pourra affermer,
Ne me devrez-vous bien aymer ?

Qui dira ma robe fourée
De la belle pluye dorée
Qui Daphnes enclose esbranla :
Je ne sçay rien moins que cela.

Qui dira qu’à plusieurs je tens
Pour en avoir mon passetemps,
Prenant mon plaisir çà et là :
Je ne sçay rien moins que cela

Qui dira que j’ay révélé
Le feu longtemps en moy cÉlé
Pour en toy veoir si force il a :
Je ne sçay rien moins que cela.

Qui dira que d’ardeur commune
Qui les jeunes gens importune
De toy je veulx, et puis hola :
Je ne sçay rien moins que cela.

Mais qui dira que la vertu
Dont tu es richement vestu,
En ton amour m’estincella :
Je ne sçay rien mieux que cela.

Mais qui dira que d’amour saincte
Chastement au cueur suis attaincte,
Qui mon honneur onc ne foula :
Je ne sçay rien mieux que cela.
***

Les Dames des Roches florissaient à Poitiers, au déclin du xvie  siècle. Madeleine des Roches semblait la sœur aînée de sa fille Catherine, qui était son portrait vivant pour les avantages du corps et de l’esprit. La mère et la fille, tendrement unies, recevaient chez elles les hommes les plus considérables du temps.

La Lyre que les Dames des Roches faisaient sonner à loisir, ne frémissait pas toute sous le souffle d’Apollon.

On dit que les Dames étaient fort belles. Cela n’est point incroyable.

Mais ni la beauté d’Hélène de Sparte ni les fureurs lyriques n’étaient nécessaires pour retenir une docte compagnie où brillaient les Estienne Pasquier, les Achille du Harlay, les Nicolas Rapin et les Scévole de Sainte-Marthe. D’honnêtes attraits, un talent aimable et facile, suffisaient sans doute à ces hommes savants et enjoués.

Quoi qu’il en soit, voici quelques échantillons de la manière des Dames des Roches :

A UNE AMIE

Las ! où est maintenant ta jeune bonne grâce
Et ton gentil esprit plus beau que ta beauté ?
Où est ton doux maintien, ta douce privauté ?
Tu les avois du ciel, ils y ont repris place.

O misérable, hélas ! toute l’humaine race
Qui n’a rien de certain que l’infidélité !
O triste que je suis, ô grande adversité !
Je n’ai qu’un seul appui, en cette terre basse.

O ma chère compagne et douceur de ma vie,
Puisque les cieux ont eu sur mon bonheur envie
Et que tel a esté des Parques le décret ;

Si après nostre mort le vrai amour demeure,
Abaisse un peu tes yeux de leur claire demeure,
Pour voir quel est mon pleur, ma crainte et mon regret.

A MA QUENOUILLE

Quenouille, mon soucy, je vous promets et jure
De vous aimer toujours et jamais ne changer
Votre honneur domestic pour un bien étranger
Qui erre inconstamment et fort peu de temps dure.

Vous ayant au costé, je suis beaucoup plus sure
Que si encre et papier se venoient arranger
Tout à l’entour de moy : car, pour me revenger,
Vous pouvez bien plustost repousser une injure.

Mais, quenouille, ma mie, il ne faut pas pourtant
Que, pour vous estimer et pour vous aimer tant,
Je délaisse de tout ceste honneste coustume

D’escrire quelquefois ; en escrivant ainsy,
J’escris de vos valeurs, quenouille, mon soucy,
Ayant dedans la main le fuseau et la plume.

Lisez maintenant ces quatrains, qui sont du dernier féminisme, ou je n’y entends rien.

Nos parents ont la louable coustume,
Pour nous tollir l’usage de raison,
De nous tenir closes dans la maison
Et nous donner le fuseau pour la plume.

Traçant nos pas selon la destinée
On nous promet liberté et plaisir ;
Et nous payons l’obstiné desplaisir,
Portant la dot sous les lois d’hyménée…

Il faut soudain que nous changions l’office
Qui nous pouvoit quelque peu façonner,
Ou les maris ne nous feront sonner
Que l’obéir, le soin et l’avarice.

Quelqu’un d’entre eux ayant fermé la porte
A la vertu, nourrice du sçavoir,
En nous voyant craint de la recevoir
Pour ce qu’ell’porte habit de notre sorte…

Les plus beaux jours de nos vertes années
Semblent des fleurs d’un printemps gracieux,
Pressé d’orage et de vent pluvieux,
Qui vont borner leurs courses terminées.

Au temps heureux de ma saison passée,
J’avoy bien l’aile unie à mon costé :
Mais en perdant ma jeune liberté,
Avant le vol ma plume s’est cassée.

Et ces petits vers doux-coulants, comme le Clain paisible :

Sous un laurier triomphant,
Amour regarde la belle,
Puis, fermant l’une et l’autre aile,
Il la suit comme un enfant.

Il repose dans son sein,
Il joue en sa tresse blonde,
Frisotée comme l’onde
Qui coule du petit Clain ;

Il regarde par ses yeux.
Parle et répond par sa bouche,
Par ses mains les mains il touche,
N’espargnant hommes ni dieux.

Quand il s’en vient entre nous,
Un souris lui sert d’escorte ;
Mais qui n’ouvrirait sa porte,
Le voyant humble et si doux ?

Ha, Dieu ! quelle trahison,
Sous une fraude tant douce !
Je crains beaucoup qu’il me pousse
Hors de ma propre maison.

Plus que par leurs vers, remplis d’ailleurs d’un beau naturel, les Dames des Roches obtiennent l’immortalité par l’aventure de la puce. L’illustrissime « puce des Grands-Jours de Poitiers ».

Sainte-Beuve en raconte l’histoire comme il suit :

« Pendant la tenue des Grands-Jours à Poitiers, en 1579, les plus considérables personnages de la magistrature se réunissaient chez les Dames des Roches mère et fille, la fleur et l’ornement du pays poitevin, toutes deux recommandables par leurs vertus, leurs talents et leur beauté. Un soir qu’on y causait poésie et galanterie, comme à l’ordinaire, Étienne Pasquier, alors avocat au Parlement, aperçut une puce sur le sein de Mlle des Roches, et la fit remarquer à la jeune dame, qui en rit beaucoup. Le lendemain, elle et Pasquier apportèrent chacun une petite pièce de vers sur l’accident de la veille. Dès ce moment, ce fut à qui célébrerait la puce de Mlle des Roches. Ces savants élèves de Cujas, ces vertueux sénateurs, Achille de Harlay et Barnabé Brisson à leur tête, se mirent en frais de gentillesse, et placèrent à l’envi le puceron bienheureux au-dessus de la colombe de Bathylle et du moineau de Lesbie. Rapin, Passerat, Pierre Pithou, Scévole de Sainte-Marthe, Joseph Scaliger, Odet Turnèbe, prirent part au divertissement ; je ne sais par quel hasard le président Pibrac n’en fut pas ; quelques-uns, pour varier la fête, joignirent aux vers français et latins des vers espagnols, italiens et grecs. »

Un témoin du fait mémorable, le célèbre jurisconsulte Étienne Pasquier lui-même, en a tracé un tableau autrement vivant et significatif que celui du critique :

« M’estant transporté, dit Estienne Pasquier, en la ville de Poitiers, pour me trouver aux Grands-Jours qui se devoient tenir sous la bannière de M. le président de Harlay. je voulus visiter mes Dames des Roches, mère et fille, et après avoir longuement gouverné la fille, l’une des plus belles et sages de notre France, j’aperceu une puce qui s’estoit parquée au beau milieu de son sein ; au moyen de quoy, par forme de risée, je luy dy que vrayement j’estimois cette puce très prudente et très hardie : prudente d’avoir sceu, entre toutes les parties de son corps, choisir cette belle place pour se rafraîchir ; mais très hardie de s’estre mise en si beau jour, parce que, jalouz de son heur, peu s’en falloit que je ne meisse la main sur elle, en délibération de luy faire un mauvais tour, et bien lui prenoit qu’elle estoit en lieu de franchise. Et estant ce propos rejetté d’une bouche à autre par une contention mignarde, finalement, ayant esté l’autheur de la noise, je luy dy que, puisque cette puce avoit receu tant d’heur de se repaistre de son sang, et d’estre réciproquement honorée de nos propos, elle méritoit encore d’estre enchâssée dedans nos papiers et que très volontiers je m’y emploierois, si cette dame voulait de sa part faire le semblable. Chose qu’elle m’accorda libéralement… Quelques personnages de marque voulurent estre de la partie, et s’emploièrent sur le mesme subject à qui mieux mieux, les uns en latin, les autres en français et quelques-uns en l’une et l’autre langue… »

Passerat. — Gilles Durant

Je vous ai parlé de Ronsard à deux reprises. Nous l’avons vu jetant les premières flammes de sa colère contre l’envieux Mellin de Saint-Gelais ; nous l’avons entendu célébrer la grâce de ce pin de Bourgueil, de cette belle Marie, et pleurer sa mort précoce. Nous retrouverons le grand poète.

Je voudrais aujourd’hui vous faire respirer d’autres fleurs de la même prairie héliconienne du xvie  siècle, fleurs plus modestes, mais également odorantes.

Ce sont des vers de Jean Passerat et de Gilles Durant.

 

Méléagre, en offrant à son ami Dioclès sa Couronne tressée avec des vers grecs, désigne chaque poète par le nom d’une fleur, d’un fruit ou d’un arbre.

Eh ! bien, que dans mon bouquet léger, Passerat figure donc la fleur de vigne, puisqu’on dit qu’il aimait à boire, et Gilles Durant la fleur de souci, qu’il a chantée excellemment, comme nous verrons.

***

Jean Passerat « homme duquel on ne sçaurait assez honorer les vers, soient Latins ou François, quand il en a voulu faire4 », naquit à Troyes en 1534.

Passerat était fort savant ; il remplaça Ramus dans sa chaire du Collège royal. Émule des Sannazar et des Vida comme poète latin, il a rimé en français plusieurs morceaux charmants, d’un goût délicat, d’une couleur vive, spirituels et enjoués. On l’a comparé à La Fontaine, et c’est à tort, selon moi. Je ne parle pas de leurs arts respectifs ; la différence en cela saute aux yeux. Je veux dire que la malice de Passerat me semble trop bonne fille, trop en dehors, exempte de toute amertume psychologique, pour être celle du fabuliste.

Il avait écrit également des vers grecs, c’est pourquoi Vauquelin de La Fresnaye dit, dans son Art Poétique, que Passerat avait « trois langages divers ». Ami particulier de Ronsard, il était lié avec les principaux adeptes de la Pléiade. Cependant, son humeur l’attachait toujours aux gaillardises de l’ancienne littérature. Rabelais qui avait restauré, à souhait pour un érudit, cette littérature, était bien l’homme de Passerat. Il commenta, dit-on, le Pantagruel, et nous tenons de Colletet, à ce sujet l’anecdote suivante :

« La lecture des œuvres de Rabelais, dit Colletet dans sa Vie de Passerat, lui avait autrefois plu si fort, et il en avait tellement approfondi les mystères cachés, que sur cet ouvrage folâtre, il avait dressé de doctes commentaires qu’il conservait curieusement dans son cabinet, et qu’il ne communiquait qu’à ses plus intimes amis. Mais comme il vint à examiner sa conscience, et à considérer le peu d’édification ou plutôt le scandale que pouvoit causer cet ouvrage s’il advenoit qu’il fût un jour publié, il se résolut de le supprimer, d’autant plus que son dévot confesseur faisoit difficulté de lui donner l’absolution. Dans cette pieuse réflexion, il fit brûler en sa présence cet illégitime enfant de son bel esprit, et voulut prouver par cette action, véritablement chrétienne, qu’il préféroit la qualité d’homme de bien à celle de docte interprète. »

Les poésies françaises de Passerat se composent de Vers de chasse et d’amour, publiés à Paris en 1597 et d’un volume d’Œuvres poétiques, publié en 1607 et 1606.

Commençons par la célèbre Villanelle :

J’ay perdu ira tourterelle,
Est-ce point celle que j’oy ?
Je veux aller après elle.

Tu regrètes ta femelle,
Hélas ! aussi fai-je moy :
J’ai perdu ma tourterelle.

Si ton amour est fidelle,
Aussi est ferme ma foy,
Je veux aller après elle.

Ta plainte se renouvelle ;
Toujours plaindre je me doy :
J’ay perdu ma tourterelle.

En ne voyant plus la belle,
Plus rien de beau je ne voy ;
Je veux aller après elle.

Mort, que tant de fois j’appelle,
Pren ce qui se donne à toy :
J’ay perdu ma tourterelle,
Je veux aller après elle.

Les scholies et les lexiques n’empêchaient point le bon Passerat de prendre part à la vie publique. Il le fit avec assez d’ardeur ; notamment par sa collaboration à la Satyre Ménippée.

Ses adversaires l’ont accusé d’athéisme. Mais s’il ne fut point ligueur, il demeura, certes, bon catholique.

« Quant à sa religion, dit Goujet, il est sûr qu’il a toujours été sincèrement ennemi des nouvelles opinions et très attaché à la foi de l’Église catholique. »

Les mercenaires allemands qui désolaient alors le pays, étaient pour notre poète, non seulement de désagréables pillards, mais de méchants hérétiques. Et il les envoie gentiment se faire pendre ailleurs :

SAUVEGARDE POUR LA MAISON DE BAIGNOLET CONTRE LES REISTRES

Empistolés5 au visage noirci,
Diables du Rhin, n’approchez point d’ici :
C’est le séjour des filles de Mémoire.
Je vous conjure en lisant le grimoire,
De par Bacchus, dont suivez les guidons,
Qu’alliez ailleurs combattre les pardons.
Volez ailleurs, messieurs les hérétiques :
Ici n’y a ni chappes ni reliques.
Les oiseaux peints vous disent en leurs chants :
Retirez-vous, ne touchez à ces champs ;
A Mars n’est point ceste terre sacrée,
Ains6 à Phœbus, qui souvent se recrée.
N’y gastez rien, et ne vous y jouez :
Tous vos chevaux deviendraient encloués ;
Vos chariots, sans âisseuils et sans roues,
Demeureroient versés parmy les boues.
Encore un coup, sans espoir de retour,
Vous trouveriez le roi à Montcontour :
Ou maudiriez vostre folle entreprise,
Rassiegeants Metz gardé du duc de Guyse ;
Et en fuyant, battus et désarmés,
Boiriez de l’eau, que si peu vous aimez.
Gardez-vous donc d’entrer en ceste terre ;
Ainsi jamais ne vous faille la guerre ;
Ainsi jamais ne laissiez en repos
Le porc sallé, les verres et les pots ;
Ainsi toujours pi… — vous sous la table :
Ainsi toujours couchiez-vous à l’estable,
Vaincueurs de soif et vaincus de sommeil,
Ensevelis en vin blanc et vermeil,
Sales et nuds, vautrés dedans quelque auge,
Comme un sanglier qui se souille en sa bauge !
Brief, tous souhaits vous puissent advenir,
Fors seulement dans France revenir
Qui n’a besoin, ô estourneaux estranges 7
De vostre main à faire ses vendanges.

Voici maintenant un Sonnet et une Ode. Le Sonnet est ouvrage de bonne main, d’un tour inattendu, presque unique parmi les productions contemporaines. L’Ode est bien plutôt une Chanson, mais délicieuse :

SONNET

Rossignol, roy des bois, vous, tourtre8, solitaire,
Linotes et tarins, et vous chardonnerets :
Gentils musiciens des champs et des forests,
Qui vous plaignez du mal dont je ne puis me taire,

Donnez commun secours à un commun affaire :
Plus heureux j’en seray, plus heureux vous serez ;
Ainsi les tresbuschets, les gluaux et les rets
Des traistres oiseleurs ne vous puissent mal faire !

Je vous pry, mes mignons, et vous conjure tous,
Si vous reconnaissez un oiseau entre vous
Que l’on appelle Amour (c’est lui qui nous affole !) :

Des ongles et du bec, dont vous êtes armés,
Bourrez-le-moy si bien et si bien le plumez,
Que jamais le cruel en nos cœurs ne revole.

ODE DU PREMIER JOUR DE MAY

Laissons le lit et le sommeil
               Ceste journée :
Pour nous l’aurore au front vermeil
               Est déjà née.
Or’ que le ciel est le plus gay
En ce gracieux mois de may,
               Aimons, mignonne ;
Contentons notre ardent désir :
En ce monde n’a du plaisir
               Qui ne s’en donne.

Vien, belle, vien te pourmener
               Dans ce bocage,
Entens les oiseaux jargonner
               De leur ramage.
Mais écoute comme sur tous
Le rossignol est le plus doux,
               Sans qu’il se lasse.
Oublions tout deuil, tout ennuy
Pour nous resjouyr comme luy :
               Le temps se passe.

Ce vieillard, contraire aux amants,
               Des aisles porte,
Et, en fuyant, nos meilleurs ans
               Bien loing emporte.
Quand ridée un jour tu seras,
Mélancolique, tu diras :
               J’estoy peu sage,
Qui n’usoy point de la beauté
Que si tost le temps a osté
               De mon visage.

Laissons ce regret et ce pleur
               A la vieillesse ;
Jeunes, il faut cueillir la fleur
               De la jeunesse.
Or’ que le ciel est le plus gay
En ce gracieux mois de may,
               Aimons, mignonne ;
Contentons nostre ardent désir :
En ce monde n’a du plaisir
               Qui ne s’en donne.

Passerat avait perdu un œil en jouant à la paume. Il avait le visage fort rouge et les traits gros.

« Cela me fait croire, dit un biographe, qu’il ne faisait des vers galants, que pour badiner, sans qu’il y eût aucun amour en son fait ; ou peut-être pour d’autres. »

Ces conjectures ont scandalisé Sainte-Beuve, qui n’était pas beau, mais fort amoureux.

La haine entre philologues est sans merci. On a prétendu que, hors Cicéron, Passerat ne savait rien. Il avait pourtant relu Plaute plus de quarante fois.

Aveugle, paralysé, presque sans ressources, Passerat mourut à l’âge de soixante-huit ans.

Lestoile consigne cette mort fort plaisamment :

« M. Passerat, écrit-il, homme docte et des plus déliés esprits de ce siècle, bon philosophe et grand poète, mourut à Paris, ayant langui longtemps et perdu la vue avant de mourir de trop étudier, et aussi (disent quelques-uns) de trop boire : vice naturel à ceux qui excellent en l’art de poésie, comme ce bon homme, duquel la sépulture est aux Jacobins. »

***

Gilles Durant, sieur de la Bergerie, naquit à Clermont en 1550. Il étudia le droit à Bourges, sous Cujas, puis il plaida au barreau de Paris avec beaucoup de succès. Pourtant il s’écrie :

Mon humeur n’est point tournée
Au train de ma destinée ;
Ce que je suis me déplaist,
Ce que je ne suis me plaist :
Plaider, consulter, écrire,
Et me donner de l’ennuy
Pour les affaires d’autruy,
N’est point ce que je désire…
Je suis soul de ma fortune :
Ce que je fais m’importune,
Le Palais m’est un poison.
Je n’aime point le Jason,
Le Balde, ni le Bartole ;
Je ne puis les caresser,
Quand ils devraient m’amasser
Tous les sablons de Pactole…

Les Poésies de Gilles Durant furent publiées à Paris en 1587 et 1594. Elles contiennent ses vers d’amour adressés à Charlotte puis à Camille, ainsi que diverses élégies et odes.

De tout temps les poètes célébrèrent leur fleur de prédilection. Nous avons l’agréable Ballade de Froissart sur la marguerite. Gilles Durant chante le souci aux pâles couleurs :

J’aime la belle violette,
L’œillet et la pensée aussi,
J’aime la rose vermeillette,
Mais surtout j’aime le Souci.

Belle fleur, jadis amoureuse
Du Dieu qui nous donne le jour,
Te dois-je nommer malheureuse
Ou trop constante en ton amour ?

Ce Dieu qui en fleur t’a changée
N’a point changé ta volonté ;
Encor, belle fleur orangée.
Sens-tu l’effort de sa beauté.

Toujours ta face languissante
Aux rais de son œil s’épanit,
Et, dès que sa clarté s’absente,
Soudain ta beauté se fanit.

Je t’aime, Souci misérable,
Je t’aime, malheureuse fleur,
D’autant plus que tu m’es semblable
Et en constance et en malheur.

J’aime la belle violette,
L’œillet et la pensée aussi,
J’aime la rose vermeillette,
Mais surtout j’aime le Souci.

Le thème de la chanson suivante est un de ces précieux lieux communs qui causent la ruine du mauvais poète, lorsqu’ils ne s’attirent pas son mépris, mais que le véritable talent sait toujours renouveler.

Charlotte, si ton âme
Se sent or’ allumer
De cette douce flamme
Qui nous force d’aimer,
           Allons, contents,
Allons sur la verdure,
Allons tandis que dure
Notre jeune printemps.

Avant que la journée
De notre âge, qui fuit,
Se trouve environnée
Des ombres de la nuit,
           Prenons loisir
De vivre notre vie,
Et, sans craindre l’envie,
Donnons-nous du plaisir.

Du soleil la lumière
Vers le soir se déteint,
Puis à l’aube première
Elle reprend son teint ;
           Mais notre jour,
Quand une fois il tombe,
Demeure sous la tombe,
Sans espoir de retour.

Et puis les Ombres saintes
Hôtesses de là-bas.
Ne démènent qu’en feintes
Les amoureux ébats ;
           Entre elles plus
Amour n’a de puissance,
Et plus n’ont connaissance
Des plaisirs de Vénus.

Mais, lâchement couchées
Sous les myrtes pressés,
Elles pleurent fâchées,
Leurs âges mal passés ;
           Se lamentant,
Que n’ayant plus de vie,
Encore cette envie
Les aille tourmentant.

En vain elles désirent
De quitter leur séjour,
En vain elles soupirent
De revoir notre jour :
           Jamais un mort
Ayant passé le fleuve,
Qui les Ombres abreuve,
Ne revoit notre bord.

Aimons donc à notre aise ;
Baisons-nous bien et beau,
Puisque plus on ne baise
Là-bas sous le tombeau :
           Sentons-nous pas
Comme jà la jeunesse,
Des plaisirs larronnesse,
Fuit de nous à grands pas ?

Ça, finette affinée,
Ça, trompons le destin,
Qui clot notre journée
Souvent dès le matin ;
           Allons, contents,
Fouler cette verdure,
Allons, tandis que dure
Notre jeune printemps.

Ce Gilles Durant est vraiment plein de grâce, de finesse, de sage mélancolie. Il est maître de son art. Mais ce n’est pas un de ces poètes prédestinés, glorieuses victimes d’Apollon qui leur fait saigner tout le sang du cœur .

Il le sait et le dit en riant, et très sincèrement, je crois :

Pourtant je ne suis poète,
Si beau nom je ne souhaite ;
Aussi, jamais je n’eus soin
D’aller dormir sur Parnasse,
Tant de vers que je brouillasse
Ne viennent pas de si loin.

Comme Passerat, Gilles Durant avait collaboré à la Satyre Ménippée. Il y donna un petit chef-d’œuvre de malice intitulé : A Mademoiselle ma commère, sur le trespas de son asne, regret funèbre.

Je vous parlerai peut-être un jour de cette Satyre Ménippée, pour vous faire relire quelques-uns des vers qui rémaillent, et qui me paraissent très supérieurs à la prose.

Feston.
J.-A. de Baïf — Olivier de Magny — Remy Belleau

Je veux croire que les nuages se dissiperont, que l’aquilon cessera de souffler, que l’été enfin va respirer selon sa nature.

Alors, assis dans votre jardin, devant un parterre émaillé, ou bien en quelque lieu plus rustique, sous un ombrage, au bord d’une eau limpide, vous passerez des heures à rêver et à lire.

Voilà pourquoi je vous tresse ce feston composé d’anecdotes et de vers…

Je vais mourir : par la mort désirée,
Ma bouche ira bientôt être serrée ;
Mais cependant qu’encor je puis parler,
Je te dirai devant que m’en aller :
La rose est belle, et soudain elle passe ;
Le lis est blanc et dure peu d’espace ;
La violette est bien belle au printemps,
Et se vieillit en un petit de temps ;
La neige est blanche, et d’une douce pluie
En un moment s’écoule évanouie,
Et ta beauté, belle parfaitement,
Ne pourra pas te durer longuement.

Ainsi parle l’Amour vengeur de Jean-Antoine de Baïf.

Ce poète étudia en compagnie de Pierre de Ronsard au collège de Coqueret, où Dorat faisait puiser à ses élèves non ès-rivières des Latins, mais aux fontaines des Grecs .

Ronsard, quoique plus âgé, n’était pas aussi avancé que Baïf dans la connaissance des lettres anciennes. Il écoutait donc celui-ci volontiers ; et, en échange, il lui apprenait les moyens qu’il savait pour s’acheminer à la poésie française . Nourri dès sa première jeunesse à la Cour, Ronsard était habitué à veiller tard. Il continuait à lire et à écrire jusqu’à deux ou trois heures après minuit, et en allant se coucher il réveillait Baïf qui se levait, prenait la chandelle et ne laissait refroidir la place .

Baïf, instruit et d’un esprit enclin aux tentatives, n’était pas très naturellement poète. Il se tourmentait sans cesse, brûlant de hasarder toutes sortes de bagatelles.

Il rêvait de réformer l’orthographe selon les principes du savant Ramus, et d’adapter les pieds et les mesures de l’ancienne poésie.

À partir de l’année 1567, il se prit à composer quantité de vers mesurés que Thibault de Courville mettait en musique.

C’est pour la défense de ses théories que Baïf a fondé son Académie de musique et de poésie, première ébauche en quelque sorte de l’Académie française et du Conservatoire.

Les vers mesurés de Baïf prouvent encore une fois la vanité de toutes ces expériences. Et pourtant ils ne manquent pas d’une certaine exactitude.

En voici un échantillon :

Si belle vous me semblez
Plus que l’étoile qu’on voit
L’aube du jour devancer.
    Donnez-moi, donnez-moi
Quelque secours, je vous prie.

Ainsi de votre beauté
Puisse la fleur se garder
Contre l’outrage des ans.
    Donnez-moi, donnez-moi
Quelque secours, je vous prie.

Puisque ces yeux attrayants
D’une mignarde douceur
M’ont d’amour outrenavré,
    Donnez-moi, donnez-moi
Quelque secours, je vous prie.

Puis que cet air, qui tant plaît,
Doux et serein me perdant
Grande faveur me promet,
    Donnez-moi, donnez-moi
Quelque secours, je vous prie.

Le poète était le fils de ce Lazare de Baïf qui fut ambassadeur à Venise. C’est dans cette ville que le poète naquit.

Lazare de Baïf quitta Venise au bout de deux années ; il revint en France et fut nommé conseiller au Parlement.

Puis il est envoyé à la diète de Spire. En 1541, il rentre de nouveau. Nommé maître des requêtes ordinaires de l’hôtel du Roi, il s’établit à Paris.

À Rome, Lazare de Baïf avait reçu les leçons de Marc Musurus. Ami des lettres et des sciences, il a laissé divers traités d’archéologie grecque et romaine. Il a traduit en vers l’Électre de Sophocle et l’Hécube d’Euripide. Des épitaphes, des ballades et d’autres pièces complètent son bagage poétique.

Lazare de Baïf mourut en 1547.

 

Le poète avait hérité de son père une assez belle maison située sur la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et il avait fait graver sous chaque fenêtre, en gros caractères, divers passages d’Homère, d’Anacréon et de Pindare.

C’est dans cette maison que Baïf établit son Académie qui compta parmi ses membres Pierre de Ronsard, Guy de Pibrac, Philippe Desportes, Jacques Davy, du Perron et plusieurs autres savants et poètes contemporains.

Colletet nous apprend que Charles IX, qui estimait Baïf, lui fit diverses gratifications et l’honora de la qualité de secrétaire ordinaire de sa chambre.

Après Charles IX, Henri III lui continua ses faveurs. Il le faisait respecter de toute sa Cour, et il allait le voir dans sa maison « où il le trouvait toujours en la compagnie des Muses et parmi les doux concerts des enfants de la musique qu’il aimait et qu’il entendait à merveille ». Ce prince libéral donnait à Baïf de bons gages et lui procurait le moyen « d’entretenir aux études quelques gens de lettres, de régaler chez lui tous les savants de son siècle et de tenir bonne table ». C’est ainsi que Baïf eut l’idée de former son Académie. Henri III en approuva l’Institution écrite sur un beau vélin, en la signant de sa propre main. Catherine de Médicis et le duc de Joyeuse en firent autant.

Pendant les troubles qui suivirent la mort du Roi, l’Académie fut dissoute, et l’Institution sur beau vélin eut un sort bizarre. Elle fut vendue, avec d’autres manuscrits, à un pâtissier, par le fils naturel du poète Philippe Desportes.

 

Jean-Antoine de Baïf ne se lassait pas d’écrire.

Nous avons de lui des Amours, des Mimes, des Passe-Temps, des Jeux, des Églogues, des Psaumes, des Chansonnettes, des Poèmes mêlés et copieux.

Il a traduit, gravement, l’Antigone de Sophocle, et, naïvement, l’Eunuque de Térence.

Le 28 janvier 1567, il fit représenter en l’hôtel de Guise et devant le Roi, le Brave, pièce imitée de Plaute.

 

Avant de quitter Baïf, je vous citerai encore quelques-uns de ses vers, non plus mesurés, mais tout bonnement rimés à l’ancienne mode.

Il me semble qu’un air de douceur à la Pétrarque les enveloppe :

Orpheline maison, de ton heur dévêtue,
Tu es un pré sans fleur qui fanit langoureux,
Et je suis un anneau dont la pierre est perdue.

Hélas ! je ne vois plus la beauté qui près d’elle
Fait qu’à mes yeux ravis rien ne semble être beau.
Tout confort meurt en moi, tout deuil se renouvelle !…

S’elle voit la verdeur, que soudain elle pense
Avec mille regrets mes espoirs verdoyants
Qui me font pourchasser l’ombre de récompense.

Si d’un vent elle entend quelque siflante haleine
Par le feuillage épais des chênes se ployants,
Qu’il lui semble écouter les soupirs de mes peines.

Si quelque beau fleuron dessus l’herbe elle amasse
Qui à l’ombre nourri fleurisse vigoureux,
Qu’elle songe que peut la fraîcheur de sa grâce…

Et s’elle vient à voir quelque fleur fanissante
Sous les rayons brûlants du soleil chaleureux,
Qu’elle pense à ma vie en amour languissante.

S’elle voit des ruisseaux couler par la prairie,
Qu’elle pense les pleurs que je verse des yeux,
Ains les tristes ruisseaux par qui s’enfuit ma vie.

Si sur la branche morte elle oyt la tourterelle,
Sans compagne gémir son veuvage ennuyeux,
Qu’elle pense le deuil qu’absent je fais pour elle…

On ne connaît pas avec précision, je crois, la date de naissance d’Olivier de Magny. Il naquit vers l’année 1530, probablement.

Il était de Cahors, en Quercy, comme Clément Marot et Hugues Salel. Ce dernier lui servit de maître et favorisa son goût pour les lettres et la poésie.

Magny avait à peine vingt ans lorsqu’il accompagna le conseiller d’État Jean d’Avançon à Rome. Il y rencontra Joachim du Bellay qui s’y trouvait avec son oncle le cardinal.

Tous les souvenirs antiques, toute la pompe romaine ne parvinrent point à les séduire. Joachim du Bellay regrettait toujours l’ardoise fine de son Anjou, et Olivier de Magny l’intimité du paysage natal. Les deux poètes se lamentaient harmonieusement aux bords du Tibre, et ils se comparaient à quelque cygne expirant.

À Lyon, Olivier de Magny aima la docte et belle Louise Labé. C’est une aventure dont l’obscurité rehausse l’enchantement.

On dit que c’est pour Louise Labé que Magny composa ces vers :

Je l’aime bien, pour ce qu’elle a les yeux
Et les sourcils de couleur toute noire,
Le teint de rose et l’estomac d’ivoire,
L’haleine douce et le ris gracieux.

Je l’aime bien pour son front spacieux,
Où l’amour tient le siège de sa gloire,
Pour sa faconde et sa riche mémoire,
Et son esprit plus qu’autre industrieux…

Comme Ronsard, comme du Bellay, comme tous les autres de son temps, Olivier de Magny montait sur le coupeau d’Hélicon et il invoquait les dieux et les déesses :

Saintes filles d’Eurydomène
Sans qui tout déplaît à nos yeux,
Soit la déesse qui vous meine,
Soit son fils le maistre des dieux !

Le jeu sans vous n’a point de grâce,
Et sans vous, Grâces, le plaisir
Ne peut plaire en aucune place,
Ny contenter aucun désir.

À chacune de vous je donne,
Humblement par trois chastes vœux,
Une florissante couronne,
Pour en honorer vos cheveux.

A chacune je donne encore
Un petit pot plein de lait doux,
Et chacune de vous j’honore
D’un petit vase de miel roux.

Afin qu’il vous plaise d’espendre
Tant de grâce en mes petits vers,
Que Marguerite puisse prendre
Plaisir en leurs nombres divers.

Magny mourut fort jeune. Il était alors secrétaire du Roi.

L’œuvre poétique de Magny forme quatre recueils : les Amours, publiés à Paris en 1533 ; les Gayetés, en 1554 ; les Soupirs, en 1557, et les Odes, en 1559.

Ce n’est pas dans la trompette d’airain, mais ce n’est pas non plus dans une flûte d’os de biche que Magny a soufflé lorsqu’il a composé son poème sur Bacchus. Certes, ses lèvres animaient alors des roseaux dignes du dieu :

Quand le fleuve coulant est bridé de la glace,
Et que le champ demeure orphelin de sa grâce,
Et les bois d’alentour sont des vents abattus,
Qui fait aller joyeux par les champs devestus,
Et qui désaigrit plus du voyageur la peine
Que le bon vin qu’il porte en sa bouteille pleine ?
Puis quand l’aronde vient annoncer le printemps,
Quel autre doux plaisir fait nos cœurs plus contents,
Qu’estre au bord d’un ruisseau, et, couchés plat à terre,
Couronner d’un bon vin ou la tasse ou le verre,
Et boire l’un à l’autre, avalant et le vin
Et tout ce que l’on a de peine et de chagrin ?
Et quand l’automne arrive, et qu’on voit sur la treille
L’éclat délicieux d’une grappe vermeille,
Quel éclat de rubis, tant fust-il de valeur,
Voudroit-on égaler à sa belle couleur ?…
Je te salue, Père, et te dresse mes vœux,
Enfant que Jupiter eut jadis de Sémèle,
Je te salue encor d’une autre ardeur nouvelle,
Evan, Iach, Bacchus, Bromien, Lyéan,
Thyonée aux beaux yeux, Thébain, Victyléan,
Et de ce verre plein, dévot à ton service,
Je m’en vais commencer un nouveau sacrifice…

Remy Belleau, le gentil Belleau, comme on disait, fut une assez vive lueur de la Pléiade.

Ronsard l’appelait : le peintre de la nature , à cause de tous ces petits tableaux champêtres, aux couleurs agréables, dont il semait ses compositions poétiques.

La célèbre pièce : Avril, est sans contredit le chef-d’œuvre de Remy Belleau. Il n’est pas toujours aussi heureux ni fertile, et il arrive à sa flûte de s’enrouer.

Belleau a décrit avec art les pierres précieuses : l’améthyste, la perle, le rubis, l’agate…

Voici quelques strophes de sa pièce sur l’agate :

Si tost que Vénus la dorée
Arrive richement parée
Au palais de sa déité,
Les Naïades et les Phorcydes
Honorent de baisers humides
Les lèvres de sa majesté.

L’une, de ses mains yvoirines,
D’un gros carcan de perles fines,
Couronne l’honneur de son front ;
L’autre, sur la peau délicate
De son beau teint, pend une agate,
Qui portait figure d’un rond.

Rare chef-d’œuvre de nature,
Qui sans art, burin ni sculpture,
Y grava le cheval volant,
Qui sur la croupe tant connue
Ouvrit, de sa pince cornue,
La source du ruisseau parlant :

Où s’eslevait à double pointe
D’Hélicon la montagne sainte,
Et les brigades des neuf Sœurs,
De Jupiter race immortelle,
Qui ceint de la branche pucelle
Le docte front des bons sonneurs.

Chacune portait en la dextre
L’instrument dont elle est adextre,
La trompette à l’éclatant son,
Les chalumeaux et la musette,
La harpe, le luth, l’espinette,
La guitterre et le violon…

Dans Les Pierres Précieuses, Remy Belleau se montre en somme un précurseur de nos modernes parnassiens, en ce qui regarde la versification et une certaine manière de disposer les détails.

 

Les anciens tenaient Anacréon pour un très grand poète, et ils le nommaient gloire de l’Ionie.

Ils voulaient sur son tombeau les violettes vespérales, les myrtes humides de rosée, les fleurs pourpres de la prairie, le calice de la rose.

Antipater de Sidon enlace de lierre flexible le cippe du vieillard de Téos, et Simonide dit à la vigne de porter, dans le sépulcre même, à cet ami de l’ivresse, la belle grappe détachée du pampre.

Anacréon avait aimé tendrement la lyre et traversé la vie en chantant.

 

C’est en 1554 que le docte Henri Estienne publia les poésies d’Anacréon, qu’il venait de découvrir.

L’authenticité de ces gracieuses compositions est mise en doute.

Il faut apparemment chercher le véritable Anacréon dans les fragments conservés par quelques auteurs de l’antiquité ; et, peut-être aussi, dans les seize épigrammes de l’Anthologie.

Quoi qu’il en soit, les disciples de la Pléiade, sans trop se soucier, goûtèrent avec délice la nouveauté que le bon Henri Estienne leur offrait.

Ils se mirent incontinent à tourner en français, chacun selon son pouvoir, les odelettes anacréontiques.

Remy Belleau en donna une traduction ou imitation complète. Avec des lacunes, certes, elle n’est pas à dédaigner.

Voyez comme Belleau fait parler gentiment la colombe :

Que me vaudrait désormais
De voler par les montagnes,
Par les bois, par les campagnes,
Et sans cesse me brancher
Sur les arbres pour chercher
Je ne sais quoi de champêtre
Pour sauvagement me paître,
Vu que je mange du pain
Becqueté dedans la main
D’Anacréon, qui me donne
Du même vin qu’il ordonne
Pour sa bouche ; et quand j’ai bu
Et mignonnement repu,
Sur sa tête, je sautelle ;
Puis de l’une et de l’autre aile
Je le couvre, et sur les bords
De sa lyre, je m’endors !

Belleau a rendu aussi avec verve l’épisode de l’Amour piqué :

Amour ne voyait pas enclose
Entre les replis de la rose
Une mouche à miel, qui soudain
En l’un de ses doigts le vint poindre :
Le mignon commence à se plaindre,
Voyant enfler sa blanche main.

Aussi tost à Vénus la belle,
Fuyant, il vole à tire d’aile :
« Mère, dist-il, c’est fait de moy,
C’en est fait, et faut qu’à cette heure,
Navré jusques au cœur je meure,
Si secouru ne suis de toy.

« Navré je suis en ceste sorte
D’un petit serpenteau, qui porte
Deux ailerons dessus le dos :
Aux champs une abeille on l’appelle,
Voyez donc ma playe cruelle,
Las ! il m’a picqué jusqu’à l’os. »

— « Mignon (dist Vénus), si la pointe
D’une mouche à miel telle atteinte
Droit au cœur, comme lu dis, fait,
Combien sont navrés davantage
Ceux qui sont espoints de ta rage.
Et qui sont blessés de ton trait ? »

Ronsard brillait encore au zénith comme imitateur d’Anacréon. Du Bellay y montrait ses séductions ordinaires, et Gilles Durant son gentil esprit.

D’autres entraient également en émulation, et, parmi les plus fins, Vauquelin de La Fresnaye qui chantait :

Amour, tais-toi ! mais prends ton arc,
Car ma biche belle et sauvage,
Soir et matin sortant du parc,
Passe toujours par ce passage.

Voici sa piste : oh ! la voilà !
Droit à son cœur dresse ta viré,
Et ne faux point ce beau coup-là,
Afin qu’elle ne puisse rire.

Hélas ! qu’aveugle tu es bien !
Cruel, tu m’as frappé pour elle :
Libre, elle fuit, elle n’a rien ;
Mais las ! ma blessure est mortelle.

Vauquelin de La Fresnaye vivait retiré dans son pays de Normandie. Son style est souvent rude, mais plein de sève.

Ce poète a des images nettes et une naïveté fort plaisante. Son Art poétique mérite encore d’être consulté.

Théophile de Viau

Théophile était huguenot, mais sans fureur, et il finit par faire abjuration. Avant cet heureux retour, il avait été mêlé dans une aventure où il avait eu l’occasion de montrer sa modération et son goût.

« Comme nous allions, raconte-t-il, vers la porte du quai, nous rencontrâmes, au détour d’une petite rue, le Saint-Sacrement que le prêtre apportait à un malade ; nous fûmes assez surpris à cette cérémonie, car nous étions huguenots, Clitiphon et moi, mais lui surtout avec une opiniâtreté invincible, ce qu’il témoigna très mal à propos en cette rencontre ; car tout le monde se mettant à genoux en l’honneur de ce sacré mystère, je me rangeai contre une maison, nu-tête et un peu incliné, par une révérence que je croyais devoir à la coutume reçue et à la religion du prince (Dieu ne m’avait pas encore fait la grâce de me recevoir au giron de son Eglise), Clitiphon voulut insolemment passer par la rue où tout le monde était prosterné, sans s’humilier d’aucune apparence de salut. Un homme du peuple, comme souvent ces gens-là, par aveuglement de zèle, se laissent plus émouvoir à la colère qu’à la pitié, saute à la tête de Clitiphon, lui jette son chapeau par terre et ensuite se prend à crier au calviniste. Toute la rue se soulève et, sans la faveur d’un vieil homme de longue robe, qui se trouva là inopinément, on l’eût sans doute lapidé. Ce bonhomme fit semblant de se saisir de la personne de Clitiphon pour le mettre en prison et en répondit sur sa vie pour apaiser les plus séditieux qui commençaient à le traîner vers la Maison de Ville, où étaient les prisons de cette ville-là. Clitiphon parmi tout ce danger avait de la peine à se repentir de sa faute. Mais le bonhomme, qui s’était beaucoup hasardé pour lui rendre ce bon office, se montra si sage qu’il ne parut aucunement touché de l’obstination brutale où Clitiphon persévérait toujours ; seulement, il le pria deux ou trois fois de se contraindre un peu devant ce peuple, pour n’être pas occasion de nous faire tous assommer. »

Le talent poétique de Théophile de Viau consiste surtout à une succession (on pourrait dire accumulation) d’images brillantes, ou plutôt brillantées.

Cette manière, si en contraste avec celle plus sobre de l’art classique au xviie  siècle, surprit et fit extravaguer l’ignorance des Romantiques, au temps où ils venaient de découvrir, pour s’en réclamer, toute la bande obscure des rimeurs Louis XIII.

Théophile Gautier (il est vrai qu’il n’avait point achevé de jeter sa gourme) en délira. Quant à Sainte-Beuve, il fut plus circonspect et remit les choses en place.

Disons que ce pittoresque, souvent défraîchi, venait, à Théophile de Viau et à ses émules, du xvie  siècle finissant. Mais comme alors les derniers héritiers directs de la Pléiade savaient encore observer la décence et fuir une improvisation de mauvais aloi !

Malgré toutes réserves et toutes répugnances, malgré les objections les plus fortes, il faut avouer que Théophile, ainsi que quelques autres parmi ses contemporains, avait reçu le don de poésie, vicié certes, mais véritable.

Théophile n’est pas si primesautier ou plein de fraîcheur que quelques-uns l’affirment, ni Boileau-Despréaux si morne et rébarbatif que plusieurs, hier encore, se flattaient de le penser.

Hélas ! la juste opinion a sa tare comme la fausse. Saisir un avis et l’appliquer chaque fois à point, mais c’est le diable !

***

Plus d’un parle encore de Théophile, et avec assez d’ostentation, mais en continuant d’ignorer ses ouvrages, sauf quelques morceaux cités par Gautier et principalement La Solitude.

À la vérité cette pièce qui est fort longue et que Gautier a su émonder avec discernement, enferme plus d’une image poétique vive et harmonieuse.

La première strophe en est belle :

Dans ce val solitaire et sombre,
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.

Dans ses paysages, Théophile de Viau nous montre, comme d’ailleurs tous ses contemporains, un mélange de faux et de vrai qui ne laisse pas d’être curieux à noter. Dans un décor de toile et de carton-pâte, au milieu des concetti et des pointes, il trouve moyen de faire entendre parfois la voix naturelle des choses.

Je chercherai quelques exemples dans une série d’odes intitulée : La maison de Sylvie.

Un soir que les flots mariniers
Apprêtaient leur molle litière
Aux quatre rouges limoniers
Qui sont au joug de la lumière,
Je penchais mes yeux sur le bord
D’un lit où la Naïade dort,
Et regardant pêcher Silvie,
Je voyais battre les poissons
A qui plus tôt perdrait la vie
En l’honneur de ses hameçons.

D’une main défendant le bruit,
Et de l’autre jetant la ligne,
Elle fait qu’abordant la nuit,
Le jour plus bellement décline.
Le soleil craignait d’éclairer
Et craignait de se retirer,
Les étoiles n’osaient paraître,
Les flots n’osaient s’entre-pousser,
Le Zéphire n’osait passer,
L’herbe se retenait de croître.
…………………………………

Dans ces parcs, un vallon secret,
Tout voilé de ramages sombres,
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres,
Passe d’un cours si diligent
Les flots de deux ruisseaux d’argent,
Et donne une fraîcheur si vive
À tous les objets d’alentour,
Que même les martyrs d’Amour
Y trouvent leur douleur captive.

Un étang dort là tout auprès,
Où ces fontaines violentes
Courent et font du bruit exprès
Pour éveiller ses vagues lentes ;
Lui, d’un maintien majestueux,
Reçoit l’abord impétueux
De ces Naïades vagabondes,
Qui dedans ce large vaisseau
Confondent leur petit ruisseau,
Et ne discerne plus ses ondes.
…………………………………

Les ondes qui leur font l’amour
Se refrisent sur leurs épaules,
Et font danser tout à l’entour
L’ombre des roseaux et des saules.
…………………………………

Les rayons du jour égarés
Parmi les ombres incertaines,
Éparpillent les feux dorés
Dessus l’azur de ces fontaines.
Son or dedans l’eau confondu
Avecque ce cristal fondu
Mêle son teint et sa nature,
Et sème son éclat mouvant,
Comme la branche au gré du vent
Efface et marque sa peinture.

On comprend l’éblouissement de la jeunesse romantique devant de pareils vers : elle y trouvait un modèle de débraillé et de truculent cher à ses propres aspirations. Cependant, Théophile de Viau vivait en un temps où les plus abandonnés gardaient encore comme un arrière-goût de style.

Ce que le romantisme a goûté chez les petits poètes Louis XIII, ce que les ignorants y goûtent encore aujourd’hui, c’est surtout le plaisir de la surprise.

« Ce qui fait les grandes beautés, dit Montesquieu, c’est lorsqu’une chose est telle que la surprise est d’abord médiocre, qu’elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l’admiration. Les ouvrages de Raphaël frappent peu au premier coup d’œil : il imite si bien la nature que l’on n’en est pas d’abord plus étonné que si l’on voyait l’objet même, lequel ne causerait point de surprise. Mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d’un peintre moins bon nous saisit du premier coup d’œil, parce qu’on n’a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile, et les peintres de Venise, avec leurs attitudes forcées, à Lucain : Virgile, plus naturel, frappe d’abord moins, pour frapper ensuite plus ; Lucain frappe plus, pour frapper ensuite moins. »

Ne soyons pas tout à fait intolérants avec la nouveauté, même équivoque. Et j’ajouterai : Admettons une pointe de mauvais goût capable de relever à l’occasion le beau immuable. Mais il ne faut pas qu’elle l’encanaille.

***

Certes la tragédie de Pyrame et Thisbé contribua peu à la gloire de Théophile de Viau. Cependant, il ne serait pas exagéré de dire qu’elle le garda de l’oubli mieux que toute autre de ses œuvres. Et cela, à cause d’un hémistiche qui est devenu proverbial, ayant fait sourire les doctes et les ignorants.

Le passage suivant de Boileau finira de vous rappeler cette affaire.

« Veut-on voir, dit-il, combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurais rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poète Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’est tué, elle querelle ainsi ce poignard :

Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître
S’est souillé lâchement. Il en rougît, le traître !

« Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! »

À la vérité ce : Il en rougit, le traître ! lu à sa place, ne doit pas surprendre outre mesure dans une œuvre écrite tout entière dans un style renchérissant sur les préciosités les plus forcées. Avouons maintenant qu’il se rencontre dans Shakespeare, dans quelques Espagnols, et dans Racine même deux ou trois fois, de pareilles « extravagances » et qui, à force de génie, touchent au sublime. Mais il est vrai de dire qu’il vaudra toujours mieux se tenir dans la juste mesure.

***

Théophile professait qu’il fallait que le discours fût ferme et le sens naturel et facile ; il rejetait les afféteries « qui ne sont que mollesse et qu’artifice » comme par exemple : L’aurore toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paraissait aux portes de l’Orient. Les étoiles, éblouies d’une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à peu de la couleur du ciel , etc.

Le plaisant est qu’il se trouvait être justement plein à l’excès de toutes ces molles afféteries et que son discours manquait surtout de fermeté et de bon naturel.

Au surplus, Théophile, comme firent de tout temps les poètes étourdis et sans doctrine, n’oublie point de s’écrier : « Il faut écrire à la moderne. » Et là-dessus il part en guerre contre la mythologie.

Mais malheureux ! Racine, qui s’en est servi sans se demander ce que c’est que d’écrire à la moderne, fut le plus de son temps et le plus vraiment original, bien que ne répugnant pas à « ces larcins qu’on appelle imitation des auteurs anciens », comme tu dis. Car ce n’est point quelque ornement, une métaphore ou une invocation, mais bien la qualité rare de l’âme du poète qui font son originalité.

Ah ! que ces éternels modernistes prêtent à rire ! Ils tremblent de devoir la moindre des choses à l’antiquité et ils se contentent de promener, la mine étonnée, les oripeaux de la veille.

Saint-Amant

Tous ces poètes de la période entre Malherbe et les grands classiques du xviie  siècle s’estimaient pleins de fraîcheur, et ils ne faisaient que ressasser.

Pensant secouer le joug de l’antiquité, ils traînent les entraves du moment comme choses émerveillables.

Ils sont ignorants, et ils se pédantisent ; ils sont secs, et, à la fois, comme gonflés d’une humeur épaisse.

Leur sort fut bizarre et risible, car ils ne manquaient pas de mérite.

Théophile de Viau, le contemporain de Saint-Amant, jetait les images sur les images : il brillantait. Mais c’était quand même une sorte de poète.

Pour Saint-Amant, c’est un grand faiseur de vers, assez habile et inutile. Il a le tour de main, et il n’a pas le ton. Ôtez-lui ces expressions de son temps qui surprennent aujourd’hui, et vous £207£ pourriez avoir un de ces descriptifs dans la pauvre manière du xviiie  siècle.

 

M. Remy de Gourmont qui écrivit pour cette nouvelle édition de Saint-Amant, une excellente notice, n’est pas de mon avis. Il semble assez entêté de ce poète dont jadis Faret a pu dire : « Il ne faut voir que les vers de M. de Saint-Amant pour connaître qu’il a pris dans le ciel plus subtilement que Prométhée ce feu divin qui brille dans ses ouvrages… »

Voilà comment parlait le père Faret ; et il est certain que Saint-Amant a joui d’une vogue véritable, quoique fugitive.

Enfin, depuis le Romantisme, ces vieux poètes Louis XIII, fournissent encore des quiproquos, pour ainsi dire. Nous voyons que l’on vante leur initiative ou leur libre esprit, et ils ne furent peut-être que les ravaudeurs de la Pléiade.

Dans sa première fougue, Gautier s’extasiait sur Saint-Amant et les autres, sur la richesse et l’inespéré de leurs rimes. Sainte-Beuve se montra plus sage et remit les choses en place.

Il remarqua fort bien que ces poètes étaient une fin et non un commencement. Il les appelle « une postérité dégradée de Régnier ».

C’est, ma foi, trop d’honneur. Et, à propos : ceux qu’un air hardi et une large envergure séduisent tant, devraient, je crois, se contenter de ce Mathurin Régnier. Il est, lui, un vrai grand poète, malgré ses lacunes ; et les coups d’aile parfois impatients de ses vers ne les détournent point des cimes.

 

… Tout cela n’empêche nullement un bon choix de quelque poète suspect, mais qui a tenu sa place dans l’histoire, d’être fort précieux.

***
Que j’aime cette solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Éloignés du monde et du bruit
Plaisent à mon inquiétude !
Mon Dieu ! que mes yeux sont contents
De voir ces bois, qui se trouvèrent
À la nativité du temps,
Et que tous les siècles révèrent,
Être encore aussi beaux et verts,
Qu’aux premiers jours de l’univers…

Que j’aime ce marais paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aulnes, de saules et d’osiers,
À qui le fer n’est point nuisible ;
Les Nymphes, y cherchant le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais ;
Où l’on voit sauter les grenouilles,
Qui de frayeur s’y vont cacher
Si tôt qu’on veut s’en approcher….

Que j’aime à voir la décadence
De ces vieux châteaux ruinés,
Contre qui les ans mutinés
Ont déployé leur insolence !
Les sorciers y font leur sabbat,
Les démons follets s’y retirent,
Qui d’un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martyrent ;
Là se nichent en mille trous
Les couleuvres et les hiboux…

L’orfraie, avec ses cris funèbres,
Mortels augures des destins,
Fait vivre et danser les lutins
Dans ces lieux remplis de ténèbres.
Sous un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit
Pour une bergère insensible
Qui d’un seul regard de pitié
Ne daigne voir son amitié…

Tantôt, sortant de ces ruines,
Je monte au haut de ce rocher,
Dont le sommet semble chercher
En quel lieu se font les bruines ;
Puis je descends tout à loisir,
Sous une falaise escarpée,
D’où je regarde avec plaisir
L’onde qui l’a presque sapée,
Jusqu’au siège de Palémon,
Fait d’éponges et de limon…

Cette fameuse ode sur la Solitude fut composée à Belle-Isle-en-Mer où Saint-Amant avait suivi le duc de Retz.

 

Mais ni la mélancolie des vieux châteaux ruinés aux fentes comblées par les couleuvres et les hiboux, ni les cris funèbres de l’orfraie, ni l’aspect abrupt des rocs sapés par les vagues, ne parvenaient à faire oublier au poète sa plus forte passion qui était de boire : le vin lui donnait de l’enthousiasme.

En compagnie du maréchal de Belle-Isle, il montait sur une vieille crédence. Une petite table chargée de bouteilles était là dressée. Le maréchal et le poète s’asseyaient, chacun sur sa chaise, et c’étaient souvent des séances de vingt-quatre heures. Quelquefois, la table ne manquait pas de s’en aller par terre, entraînant les buveurs dans une jonchée de pots.

Saint-Amant fréquentait aussi chez le nommé La Plante qui tenait un cabaret dans un bourg voisin de Belle-Isle. Dans ce cabaret il buvait et fumait à son aise. Il y rima mainte chanson, et ce joli sonnet :

Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.

L’espoir qui me remet du jour au lendemain,
Essaie à gagner temps sur ma peine obstinée,
Et, me venant promettre une autre destinée,
Me fait monter plus haut qu’un empereur romain.

Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre
Qu’en mon premier état il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent :

Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d’espérance,
Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent.

La pièce sur le Melon est vive et colorée, avec un air d’audace. Elle n’est pourtant qu’à la façon de ces Gayetés dont Ronsard et ses amis furent à peu près les inventeurs :

Quelle odeur sens-je en cette chambre ?
Quel doux parfum de musc et d’ambre
Me vient le cerveau réjouir
Et tout le cœur épanouir ?
Ha ! bon Dieu ! j’en tombe en extase :
Ces belles fleurs qui dans ce vase
Parent le haut de ce buffet
Feraient-elles bien cet effet ?
A-t-on brûlé de la pastille ?
N’est-ce point ce vin qui pétille
Dans le cristal, que l’art humain
A fait pour couronner la main,
Et d’où sort, quand on le veut boire,
Un air de framboise à la gloire
Du bon terroir qui l’a porté
Pour notre éternelle santé ?
Non, ce n’est rien d’entre ces choses,
Mon penser, que tu me proposes.
Qu’est-ce donc ? Je l’ai découvert
Dans ce panier rempli de vert :
C’est un Melon, où la nature,
Par une admirable structure,
A voulu graver à l’entour
Mille plaisants chiffres d’amour,
Pour claire marque à tout le monde
Que d’une amitié sans seconde
Elle chérit ce doux manger
Et que, d’un souci ménager,
Travaillant aux biens de la terre,
Dans ce beau fruit seul elle enserre
Toutes les aimables vertus
Dont les autres sont revêtus…
Non, le coco, fruit délectable,
Qui lui tout seul fournit la table
De tous les mets que le désir
Puisse imaginer et choisir,
Ni le cher abricot que j’aime,
Ni la fraise avecque la crème,
Ni la manne qui vient du ciel,
Ni le pur aliment du miel,
Ni la poire de Tours sacrée,
Ni la verte figue sucrée,
Ni la prune au jus délicat,
Ni même le raisin muscat
(Parole pour moi bien étrange),
Ne sont qu’amertume et que fange
Au prix de ce Melon divin,
Honneur du climat angevin,
Que dis-je, d’Anjou ? je m’abuse :
C’est un fruit du cru de ma muse,
Un fruit en Parnasse élevé,
De l’eau d’Hyppocrène abreuvé…
***

Quant au Moïse sauvé, c’est un long poème tout à fait dans le goût de l’époque. Saint-Amant l’avait travaillé et retravaillé à s’en fantasier le cerveau. Il voulait pour son ouvrage un titre battant neuf, et il finit par l’appeler Idylle héroïque. Il avait auparavant consulté là-dessus l’Académie.

Dans la préface de ce Moïse sauvé, le poète nous fait part de son humeur indépendante. Quoi ! apprendre son art d’Homère ou de Virgile ? fi donc ! Mais suivre les exemples du Cavalier Marin, voilà qui est original.

Rotrou

Rotrou débuta au théâtre à dix-sept ans, et peu après, il obtint un grand succès avec sa seconde pièce, La Bague de l’oubli, sujet tiré de Lope de Vega. Il ne cessa de travailler et il donna coup sur coup plusieurs tragédies et une foule de tragi-comédies ou simplement comédies. Citons : Don Lope de Cardone, Don Bernard de Cabrère, Laure persécutée, La sœur, dans la manière espagnole ; les Ménechmes et les Deux Sosies, qu’il imita de Plaute. Dans les Deux Sosies, il y a un prologue fort gracieux, et des vers émus avec grâce dans le rôle d’Alcmène ; les scènes comiques sont vives et bien menées. On sait que Molière se souvint de Rotrou, en le surpassant dans l’Amphitryon.

Dans deux tragédies renouvÉlées de l’antiquité, l’Iphigénie et l’Antigone, qu’il avait d’abord intitulée La Thébaïde, Rotrou a précédé Racine.

Chosroès est un drame historique sévèrement conçu.

Enfin nous connaissons ses deux chefs-d’œuvre, Venceslas et Saint-Genest.

 

Il était beau de visage et fort galant. Il fut joueur et dissipé dans sa jeunesse.

Pour se contraindre à moins de dépense, Rotrou jetait, dit-on, son argent dans les fagots de son bûcher ; ainsi lorsqu’il lui fallait l’y rechercher, la peine qu’il se donnait faisait qu’il n’en tirait que de petites sommes à la fois.

Après son mariage, Rotrou vécut sans désordre, à Dreux, sa ville natale, où il exerçait la charge de lieutenant civil, et où il mourut à quarante et un ans, pendant une épidémie, victime de son devoir.

Peu de jours avant sa mort, il écrivait à son frère :

« Le péril où je me trouve est imminent. Au moment où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne aujourd’hui ; ce sera pour moi demain peut-être. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! »

Quoique plus jeune que Corneille, Rotrou le précéda dans la carrière. C’est sans doute pourquoi l’on rencontre chez lui un plus grand nombre d’expressions surannées que chez l’autre. Mais pour le caractère général, le style de Rotrou est en avance, j’ose dire, sur celui de Corneille.

L’auteur de Venceslas avait été nourri dans la langue corrompue de cette génération poétique qui réagit un moment, par paresse et ignorance, je crois, contre la rigueur de Malherbe. Mais tous ces mauvais exemples ne gâtèrent le goût inné de Rotrou que superficiellement. Son vers a de la souplesse, du nombre et de l’harmonie. Il y a de la mesure dans la conduite de ses pièces, et sa fantaisie évite l’extravagance.

Quelques retouches délicatement posées, et beaucoup de ses ouvrages seraient au point. Marmontel, qui s’y essaya sans succès, n’était pas né poète.

 

… Elle est charmante cette comédie sentimentale qu’on appelait alors tragi-comédie.

Le romantisme a repris ce genre sous une autre forme, mais trop lourdement, ou, peut-être, trop légèrement.

Cependant Rotrou avait ébauché là quelque chose qui ne doit pas être perdu.

 

… Les premières comédies de Corneille sont trop grises. Le Menteur, qui est un chef-d’œuvre, ce n’est pas cela.

Et Regnard ?

« Sans couvrir d’un voile — s’écrie Antigone dans les Phéniciennes d’Euripide — mes joues délicates, où mes cheveux tombent en boucles, sans avoir souci, comme il convient à une jeune fille, de la rougeur qui, sous mes paupières, colore mon visage, j’accours, bacchante de la mort, rejetant les liens de ma chevelure, et laissant flotter les plis éclatants de ma riche tunique, pour accompagner de mes longs gémissements cette pompe funèbre. Hélas ! hélas ! ô Polynice… »

J’ai dit que l’Antigone de Rotrou n’était point parfaite. Mais il y a lieu de retenir plus d’un passage.

Ce dialogue bref, par exemple :

ÆTEOCLE

Qu’un brave parle haut !

POLYNICE

Qu’un traître tard se fâche !

ÆTEOCLE

Souvent tel brave tremble…

POLYNICE

Et plus souvent un lâche.

ÆTEOCLE

Ce cœur si haut m’étonne…

POLYNICE

Et moi, le tien si bas.

ÆTEOCLE

L’effet le montrera.

POLYNICE

Tu ne te hâtes pas.

Et ces stances à la Fortune que récite Antigone, en deuil dans sa chambre  :

              Inconstante reine du monde,
              Qui fais tout par aveuglement,
              Sans dessein et sans fondement,
Et sur qui toutefois toute chose se fonde,
        Pousse ta roue, et ne te lasse pas,
                     Fais que son tour s’achève,
              Il faudra qu’elle nous relève
              Après nous avoir mis si bas.
              Tels que d’une mer agitée
              On voit les flots s’entre-suivants,
              Se fuir après au gré des vents.
Et ne tenir jamais une assiette arrêtée ;
        Tel est ton ordre aux biens que tu nous fais :
              Tu nous caresses, tu nous frappes,
              Tu viens à nous, tu nous échappes,
              Et tu ne t’arrêtes jamais.
              Mais pourquoi, trompeuse déesse,
              S’il est vrai que tu n’as point d’yeux,
              Est-ce plutôt à de hauts lieux
Qu’à des toits de bergers que ta rigueur s’adresse ?
        Tu ne peux voir sur la tête d’un roi
            L’éclat que tu lui donnes ;
              Et qui tient de toi des couronnes
              A toujours guerre avecques toi.

La prophétie de Tirésias à Créon est vigoureusement renouvÉlée de Sophocle :

                                     … Avant que le soleil
Laisse en notre horizon la nuit et le sommeil,
Vous verrez les effets du malheureux augure
Qui m’a si clairement marqué votre aventure :
Le frère mort, privé des honneurs du cercueil,
La sœur vive enterrée et tout le peuple en deuil
Appellent, d’une voix qui ne sera pas vaine,
La justice du ciel sur l’injustice humaine :
La mort de votre fils, ce prince aimé de tous,
Est le premier fléau qui tombera sur vous ;
D’effroyables remords, mégères éternelles,
Invisibles bourreaux des âmes criminelles,
Vous persécuteront jusqu’aux derniers abois ;
Et, s’il faut mettre hors tout ce que je prévois,
Un bras victorieux, que votre crime attire,
Vous va bientôt ravir et la vie et l’empire.
Mais qu’en vous ce discours n’excite aucun souci,
Et croyez que le gain me fait parler ainsi.

Enfin la dernière scène, entre Créon et son fils qui se lamente sur le corps d’Antigone, sa fiancée, est d’une grande beauté :

CRÉON

Mon fils, quel désespoir trouble votre pensée,
Et de quel vain regret est votre âme pressée ?
À quel point vous emporte une funeste amour ?
Faites grâce à celui dont vous tenez le jour.

HÉMON, tirant son épée.

Retirez-vous, barbare, évitant ma colère,
Je n’ai plus de respect, ni connais plus mon père ;
L’état où m’a réduit votre inhumanité
Me peut faire passer à toute extrémité :
Voyez, lion régnant, affamé de carnages,
Inhumain cœur humain, voilà de vos ouvrages ;
Saoulez ce naturel aux meurtres acharné,
(Il se frappe de son épée.)
Tenez, voilà le sang que vous m’avez donné.

Ce dernier vers, c’est du sublime.

 

Voici encore quatre beaux vers que l’amant expirant adresse à la morte adorée :

Toi, qui me fus ravie aussitôt que donnée,
Vertueuse beauté, princesse infortunée !
Allons, unis d’esprit, sans commerce de corps,
Achever notre hymen en l’empire des morts.

Hémon parlant ainsi au cadavre d’Antigone, c’est presque Roméo penché sur les traits pâlis de Juliette.

Mais ne respire-t-on pas dans toute cette scène comme un air shakespearien ?

D’ailleurs, les rencontres avec Shakespeare ne sont pas rares dans Rotrou.

Avait-il donc connu l’œuvre du grand tragique ? La vaine curiosité !

 

Ô Jean Rotrou, doux héros ! tu es le trait d’union entre Corneille et Racine, et le temps ne cessera point de mettre sur ton front, chaque jour, de plus fraîches couleurs.

L’Œdipe de Corneille

Il y a dans le Traité du sublime de Longin9 un chapitre intitulé : Si l’on doit préférer le médiocre parfait au sublime qui a quelques défauts.

Remarquons tout d’abord que la question est fort mal posée, sinon oiseuse.

Longin conclut naturellement : que le sublime remporte, alors même qu’il ne se soutient pas également partout.

Bacchylide, dit-il, et Ion le tragique, ne font jamais de faux pas, et n’ont rien qui ne soit écrit avec beaucoup d’élégance et d’agrément. Il n’en est pas ainsi de Pindare et de Sophocle car au milieu de leur plus grande violence, durant qu’ils tonnent et qu’ils foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal à propos à s’éteindre, et ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens capable de préférer les premiers aux seconds ?

 

Je ne sais pas si Bacchylide et Ion marchaient constamment si droit ! Mais quoique plus éloigné que Longin de l’antiquité, j’ose affirmer que Pindare et Sophocle ne tombent point si souvent, ni aussi malheureusement qu’il le dit.

Ces deux poètes, qui sont de sublimes génies, montrent également, d’un bout à l’autre de leurs œuvres, qu’ils se faisaient scrupule d’approfondir tous les secrets de leur art, les petits autant que les grands.

Longin a donc mal choisi ses exemples. La faute en est à sa question qui est mal posée, comme je l’ai déjà dit.

À la vérité, il y a peu de vrais génies sans assurance dans la partie matérielle de leur art ; et les simples talents sont bien moins adroits qu’on ne croit.

Quand on dit d’un versificateur : sa forme est parfaite, il y a, certes, confusion. Les demi-connaisseurs s’abusent facilement sur le véritable métier en poésie ou dans les arts. Ils admirent sans peine des tours de main aisés à attraper, et qui ne sont rien.

Non, sans une part de génie, il n’y a pas de parfait réellement dans l’exécution artistique.

Mais il y a des génies qui exécutent imparfaitement ou même mal.

Eh bien ! pour sortir des termes vagues et prendre, en quelque sorte, le taureau par les cornes, je vous demande : doit-on égaler Corneille qui est un sublime génie, mais plein de taches, même dans ses plus beaux endroits, à Racine qui fait voir, partout, avec un pareil génie, la plus grande perfection ?

C’est l’inutile question de Longin qui m’a conduit à poser la mienne. Mais je n’ai pas l’intention de la résoudre.

***

Certes, ce n’est point par son Œdipe que Corneille peut prendre l’avantage sur Racine.

 

Voyons comment l’auteur du Cid se tire de ce sujet terrible d’Œdipe où il innove sans grand discernement :

 

La scène ne s’ouvre point, comme dans Sophocle, par un émouvant dialogue entre le roi parricide et incestueux, mais ignorant de ses crimes, et le grand prêtre. Ce sont des paroles d’amour, des madrigaux assez fades, que Corneille nous fait entendre ; c’est ainsi qu’il prélude aux péripéties effrayantes qui vont se dérouler.

Voici les vers que Thésée, prince d’Athènes et amant de Dircé, débite à cette princesse ;

N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle.
La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,
Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.
Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;
Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,
Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

Dircé lui répond sur le même ton, et tous les deux recommencent.

 

Comme Voltaire a raison, dans ses Commentaires, lorsqu’il dit : « Cette scène est une contestation entre deux amants, qui ressemble aux conversations de Clélie ; rien ne serait plus froid même dans un sujet galant, à plus forte raison dans le sujet le plus terrible de l’antiquité… Racine même y aurait échoué avec ses vers élégants : comment donc put-on supporter une si plate galanterie, débitée en si mauvais vers ?… »

Il faut savoir que Corneille fait de Dircé une fille de Laïus, et la seule héritière de sa couronne, et qu’il se réjouit d’avoir imaginé l’heureux épisode des amours de cette princesse avec Thésée. Quel aveuglement ! Mais que dire, puisque Racine lui-même a donné dans ce travers ? Son originalité pourtant était assez substantielle, et il pouvait dédaigner des trouvailles telles que le personnage d’Aricie, et surtout celui d’Ériphile. La différence est qu’il n’y a pas moyen, pour Corneille, lorsqu’il se trompe de se sauver par la grâce, et que la séduction de Racine ne connaît pas d’obstacle.

Donc, Dircé et Thésée font assaut de beaux sentiments. Dircé veut éloigner Thésée pour lui éviter les dangers de la peste qui ravage Thèbes ; celui-ci ne consent point à la laisser exposée à ces mêmes dangers : il lui dit en vers détestables :

… Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre,
L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre ;
Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,
Si vous en avouez l’audace de mon feu ?
Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie
D’assurer sur un trône une si belle vie,
Et ne point consentir que des destins meilleurs
Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?

On trouve, un peu avant, quelques vers dits par Dircé, qui ne manquent pas d’accent :

Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,
Il l’attache au péril de la personne aimée.
Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants,
J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants.
Je me vois exposée à ces vastes misères,
J’y vois mes sœurs, la reine, et les princes mes frères ;
Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous,
Et mon cœur toutefois ne tremble que pour vous !
Tant de cette frayeur les profondes atteintes
Repoussent fortement toutes les autres craintes.

Enfin Dircé s’en va trouver la reine sa mère, et Œdipe arrive accompagné de Cléante, son confident. La conversation s’engage, et c’est une vraie scène de médiocre comédie bourgeoise. Œdipe veut placer ses propres filles, et son déplaisir est grand, lorsque Thésée lui avoue sa passion pour Dircé.

Thésée dit à Œdipe :

Antigone est parfaite, Ismène est admirable,
Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable,
Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
Mais où le cœur est pris, on charme en vain les yeux…
Si vous avez aimé, vous avez su connaître
Que l’amour de son choix veut être le seul maître…
Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs,
Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.

C’est inconcevable ! Et cela s’aggrave par la ridicule réponse d’Œdipe qui commence ainsi :

Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre
À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre…

Œdipe, resté seul avec Cléante, lui dit avec inquiétude :

Cet amant de Dircé déjà me parle en maître…

Et Cléante lui répond que, sans doute, Dircé, comme fille de Laïus :

Croit avoir quelque droit à la toute-puissance.

Après cela, Œdipe raconte l’histoire du sphinx. Il y a de beaux vers dans ce récit :

On t’a parlé du sphinx, dont l’énigme funeste
Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste.
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
Se campait fièrement sur le mont Cithéron,
D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,
À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.
Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,
C’était de ce prodige enfler la cruauté,
Et les membres épars des mauvais interprètes
Ne laissaient dans ces murs que des bouches muettes.
Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,
Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit,
De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie ;
J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.
Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants,
Je demande l’énigme, et j’en cherche le sens,
Et, ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,
J’en dévoile l’image et perce le mystère…

Ce qui est singulier, c’est que, dans la pièce, Dircé est promise à Amon, le tendre fiancé d’Antigone. Jocaste, qui survient, explique à Œdipe qu’Amon est fort à plaindre, mais que l’on peut excuser Dircé de donner la préférence à Thésée :

Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.

Une querelle de ménage a lieu entre Jocaste et Œdipe. Puis arrive un autre confident, Dymas, qui apporte de mauvaises nouvelles de l’oracle :

ŒDIPE

Hé bien, quand verrons-nous finir notre infortune ?
Qu’apportez-vous, Dymas ? quelle réponse ?

DYMAS

Aucune.

ŒDIPE

Quoi, les dieux sont muets !

DYMAS

Ils sont muets et sourds…

Œdipe semble croire que les dieux sont irrités contre Jocaste qui a trompé leurs augures, en faisant périr son fils. Puis il décide d’évoquer l’ombre de Laïus.

 

Le deuxième acte commence par une scène où Dircé tient tête à Œdipe, son beau-père, et ne lui cache point qu’elle n’éprouve pour lui ni amitié, ni estime. Il ne s’agit, dans cette scène, que du mariage de la princesse ; la peste qui ravage Thèbes et les oracles qui menacent le Roi, sont bien oubliés. À la fin pourtant Œdipe dit comme en passant :

Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie.

Ce devin avait reçu l’ordre d’évoquer l’ombre de Laïus.

Nous apprenons bientôt que l’ombre implacable de Laïus demande une victime de son sang. Dircé offre généreusement sa vie, et l’amoureux Thésée survient pour empêcher ce sacrifice.

 

Au troisième acte, il y a des stances, mais ce ne sont point celles de Polyeucte. Puis Jocaste veut détourner sa fille de son funeste dessein. Œdipe s’en mêle et Dircé, qui s’obstine, lui dit ironiquement :

Quelque secret motif qui vous ait excité
À ce tardif excès de générosité, etc.

Enfin, après tant de hors-d’œuvre, Corneille rentre dans le sujet de sa pièce :

ŒDIPE

Madame, quand des dieux la réponse funeste,
De peur d’un parricide, et de peur d’un inceste,
Sur le mont Cithéron fit exposer ce fils
Pour qui tant de forfaits avaient été prédits,
Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?

JOCASTE

Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,
Et quand par des voleurs il fut assassiné,
Ce digne favori l’avait accompagné.
Par lui seul on a su cette noire aventure ;
On le trouva percé d’une large blessure,
Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
Qu’il fallut une année, et plus, pour l’en guérir.

ŒDIPE

Est-il mort ?

JOCASTE

Non, Seigneur, la perte de son maître
Fut cause qu’en la Cour il cessa de paraître ;
Mais il respire encore assez vieil et cassé,
Et Mégare sa fille est auprès de Dircé.

ŒDIPE

Où fait-il sa demeure ?

JOCASTE

Au pied de cette roche,
Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.

ŒDIPE

Tâchez de lui parler.

JOCASTE

J’y vais tout de ce pas.
Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas.
………………………………………………………

ŒDIPE

Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,
Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie…

« C’est ici que commence la pièce. Le spectateur est remué dès les premiers vers que dit Œdipe. Cela seul fait voir combien d’Aubignac était mauvais juge de l’art dont il donna des règles. Il soutient que le sujet d’Œdipe ne peut intéresser ; et dès les premiers vers où ce sujet est traité, il intéresse malgré le froid de tout ce qui précède10. »

Malheureusement la scène ne tarde pas à se refroidir, et le passage où Œdipe répète à Jocaste la terrible prédiction de Tirésias, est bien incolore, et manque de force.

 

Nous retrouvons Thésée et nous retombons dans l’intrigue amoureuse. Ce prince imagine de se faire passer pour le fils de Jocaste, afin d’être la victime expiatoire et de sauver Dircé. Ce méchant stratagème donne néanmoins lieu à une tirade sur le libre arbitre, qui est belle de toutes façons :

Quoi ! la nécessité des vertus et des vices,
D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
Au plus bizarre effet de ses prédictions ?
L’âme est donc toute esclave, une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne,
Et nous ne recevons, ni crainte ni désir,
De cette liberté qui n’a rien à choisir :
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime,
Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
C’est la faute des dieux, et non pas des mortels :
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due,
Ils agissent en nous quand nous pensons agir,
Alors qu’on délibère on ne peut qu’obéir,
Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

Le dialogue entre Thésée et Dircé, qui ouvre le quatrième acte, va parfois jusqu’à l’inconvenance, mais il est curieux :

Je n’aime plus qu’en sœur, et malgré moi j’espère ;
Ah ! prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère…

s’écrie Dircé, et Thésée lui dévoile incontinent sa tromperie bien intentionnée :

Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,
Un juste désespoir m’aurait fait plus oser,
Et l’amour pour défendre une si chère vie
Peut faire vanité d’un peu de tromperie.

Et il ajoute : il est certain maintenant que le fils de Laïus et de Jocaste que l’on croyait mort, respire en ces lieux  ; Phorbas l’a confessé, Tirésias l’a proclamé. Ce fils doit se faire connaître aujourd’hui même ; laissez-moi me faire passer pour lui jusque-là, et cessez de vouloir mourir, car :

Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,
Ce fils a de sa main versé le sang du roi,
Et son ombre, en parlant de punir ce grand crime,
Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.

« Jocaste vient ici (scène II) conter froidement une histoire, sans faire paraître aucune de ces terribles inquiétudes qui devaient l’agiter. Elle parle d’un passant inconnu qui se chargea d’élever son fils, sans demander qui était cet enfant et sans vouloir le savoir : un Phædime savait qui était cet enfant, mais il est mort de la peste ; ainsi, dit-elle à Thésée, vous pouvez l’être et ne le pas être. Tout cela est discuté comme s’il s’agissait d’un procès ; nulle tendresse de mère, nulle crainte, nul retour sur soi-même11. »

Le vieux serviteur, Phorbas, qui garde le secret plein d’horreur de l’identité d’Œdipe, arrive à la troisième scène. Mais il ne se trouve d’abord qu’en présence de Thésée ; et Jocaste lui commande d’envisager ce prince et de dire s’il le reconnaît ou non pour l’enfant qu’elle lui avait jadis confié. Cela n’intéresse point. Vous voyez bien pourquoi, et je n’ai pas besoin de m’en expliquer davantage.

Mais lorsque, un peu plus tard, Œdipe et le vieux serviteur se rencontrent face à face, l’action s’anime soudain, capable d’exciter dans l’âme du spectateur des mouvements qui ne demeurent imparfaits qu’à cause de la pauvreté du vêtement poétique.

De fil en aiguille, pour parler ainsi, Œdipe arrive à se convaincre, et tout le monde avec lui, qu’il est réellement le meurtrier de Laïus. Mais il est encore loin de se douter de son parricide et de son inceste.

Thésée qui feint toujours de se croire fils du roi tué par Œdipe, porte à celui-ci un défi, qui est surtout ridicule à cause d’un pareil anachronisme dans une action dramatique si fameuse. Car autrement il ne serait pas déraisonnable qu’un fils vengeât son père.

Je vais vous citer une grande partie de la scène finale de cet acte, et puis nous causerons :

JOCASTE

…………………………………………………………………………
Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?
Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire
Quelle indigne pitié divise leur courroux ?
Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux,
Et comme si leur haine, impuissante ou timide,
N’osait le faire ensemble inceste et parricide,
Elle partage à deux un sort si peu commun,
Afin de me donner deux coupables pour un.

ŒDIPE

Ô partage inégal de ce courroux céleste !
Je suis le parricide12, et ce fils est l’inceste,
Mais mon crime est entier et le sien imparfait,
Le sien n’est qu’en désir, et le mien en effet.
Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,
La veuve de Laïus ne saurait les entendre,
Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,
Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.

JOCASTE

Ah ! je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme ;
La veuve de Laïus est toujours votre femme,
Et n’oppose que trop pour vous justifier
À la moitié du mort celle du meurtrier.
Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,
Toute autre admirerait votre bras magnanime,
Et toute autre réduite à punir votre erreur
La punirait du moins sans trouble et sans horreur.
Mais, hélas, mon devoir aux deux partis m’attache,
Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache
Et je trouve toujours dans mon esprit confus,
Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.
Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine,
L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne,
Et mon cœur qui doit tout, et ne voit rien permis,
Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.
La haine aurait l’appui d’un serment qui me lie,
Mais je le romps exprès pour en être punie,
Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager
J’aime à donner aux dieux un parjure à venger.
C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle,
Œdipe est innocent, je me fais criminelle,
Par un juste supplice osez me désunir
De la nécessité d’aimer et de punir.

ŒDIPE

Quoi, vous ne voyez pas que sa fausse justice
Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,
Et que par un désordre à confondre nos sens
Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents.
Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,
C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,
Et le bizarre éclat de son discernement
Sépare le forfait d’avec le châtiment.
C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,
De voir sur votre sang la peine du coupable,
Et les dieux vous en font une éternelle loi,
S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait pour moi.
Voyez comme les fils de Jocaste et d’Œdipe
D’une si juste haine ont tous deux le principe.
À voir leurs actions, à voir leur entretien,
L’un n’est que votre sang, et l’autre c’est le mien,
Et leur antipathie inspire à leur colère
Les préludes secrets de ce qu’il nous faut faire.

Certes, tout cela est souvent obscur, chargé de vaine dissertation, déplacé par rapport au véritable sujet de la pièce. Mais, il y a le ton, mais c’est solide, enfin c’est du bon Corneille. Vous savez que ce qui est du bon, du meilleur Corneille, n’est jamais sans mélange.

À propos de cette dernière scène du quatrième acte, Voltaire a été, dans ses Commentaires, dupe de l’illusion. Oui, ma foi ! Il dit qu’Œdipe prodigue des antithèses au lieu de se livrer à sa douleur, et à l’horreur de son état. Sa douleur, je le veux bien, mais l’horreur de son état ! Comment cela ? Quelle est donc la situation ? Œdipe vient d’apprendre qu’il a tué jadis, dans une querelle où il n’avait pas tous les torts, un homme dont il a, plus tard, épousé la veuve fortuitement. Hé ! mais, c’est un état fort désagréable ; et puis, Œdipe avait juré de venger cruellement la mort de Laïus, et voilà qu’il lui faut tenir ses serments à son dam. Allons, je l’avoue, il y a lieu de dire en quelque manière : l’horreur de son état. Irons-nous à présent jusqu’à interdire à Œdipe l’usage de l’antithèse ? Non, et si Voltaire l’a fait, c’est que, ne songeant qu’à Sophocle, il avait oublié que dans le quatrième acte de la pièce de Corneille, Œdipe est encore ignorant de son état de parricide et d’incestueux.

 

J’abrège sur le cinquième acte. Après diverses bavarderies, Œdipe apprend cette fois qu’il est non seulement meurtrier, mais en même temps parricide et incestueux. Cela se découvre à peu près comme dans Sophocle ; mais l’art et la grande poésie y font défaut.

À la fin, Phorbas et Jocaste se poignardent, et Œdipe s’arrache les yeux. Pour Thésée et Dircé, ils continuent leurs galanteries, qui pourraient bien finir par un mariage.

***

… Je prends un extrême intérêt, sinon beaucoup de plaisir, à la lecture des derniers ouvrages de Corneille. Au milieu de tout ce fatras, de toutes ces fautes contre la langue, il y a parfois des initiatives fort inattendues, des entreprises pleines de risques, et toujours si engageantes.

Poésies peu connues de La Fontaine

Les gens ne manquent pas qui, à force de subtilité ou, pour mieux dire, de gravité outrecuidante ont chargé les vers inspirés de La Fontaine d’un amas de considérations hors de propos.

Dans un de nos vieux auteurs, — Guez de Balzac, — se trouve le portrait d’un petit Bonhomme lequel, attaquant perpétuel, n’alléguait jamais un livre que pour le reprendre. Il paraît même qu’il se sentait fort malheureux de ce que les Druides par exemple ou les Gymnosophistes n’avaient rien laissé par écrit. Quel plaisir il eût goûté à exercer sa tyrannie sur leurs ouvrages !

Les critiques dont je parle plus haut n’ont, certes, rien d’une pareille humeur, mais seulement l’habitude, insupportable, de faire bon marché de la Poésie en soi. Ces docteurs n’y cherchent ordinairement qu’un prétexte honnête à leurs folles pensées ; et c’est à eux que Sainte-Beuve, qui avait l’héroïsme d’aimer les Muses sans espérance, disait : « Si vous estimez la Poésie un trop petit sujet pour vous, laissez-la tranquille. »

***

Mon dessein aujourd’hui n’est pas de rétorquer, au risque d’y ajouter, les diverses sottises de la critique au sujet de La Fontaine. Je veux simplement relire avec vous quelques-unes des poésies peu connues de celui qu’on appelle le fabuliste, et qui, plus exactement, représente le mieux en France la veine homérique de l’Odyssée.

En dehors de ses Fables sublimes, de ses Contes où il y a plus d’un chef-d’œuvre, en dehors de son Théâtre où tout n’est pas à négliger, La Fontaine a laissé des poèmes, comme l’Adonis, le Quinquina et La Captivité de saint Malc, il a laissé des Ballades et des Rondeaux, des Sonnets, des Madrigaux, des Dizains, des Sixains, des Chansons, des Épitaphes, des Vers pour des portraits, des Épigrammes, des traductions en vers, des Odes, des Élégies, des Épîtres, ainsi que divers morceaux, fort curieux, dans la manière gothique de Martial d’Auvergne, de frère Guillaume-Alexis et du célèbre poète Crétin qui fournit, dit-on, à Rabelais, le personnage de Raminagrobis. D’autre part, la prose des Amours de Psyché et de Cupidon, du Songe de Vaux, et de la Relation d’un voyage de Paris en Limousin, est parsemée de strophes : il y en a qui sont comme ces fleurs épanies que Ronsard triait pour le bouquet de sa maîtresse.

 

Parmi ces œuvres diverses de notre poète, se trouvent : l’Élégie aux Nymphes de Vaux, le Discours à Madame de La Sablière et l’Épître à Monseigneur l’évêque de Soissons. Ce sont trois merveilles bien connues et admirées de tout le monde. Du moins, je le pense.

Il y a dans le poème d’Adonis des beautés de premier ordre, quoique lourdement parées. La Fontaine n’avait pas encore conquis cette aisance dans la perfection, qui constitue l’art suprême : celui de ses Fables.

***

Venons au poème du Quinquina et de la Captivité de saint Malc. Il est entendu que nous ne nous y arrêterons pas longtemps : il n’y a que de rares fleurs à cueillir.

En 1679, Louis XIV acheta d’un Anglais, le chevalier Talbot, un secret pharmaceutique contre les fièvres, qui n’était qu’une préparation de quinquina. Pour obéir à Mme la duchesse de Bouillon, La Fontaine entreprit de chanter cette seconde panacée. Voici comment il débute :

Je ne voulais chanter que les héros d’Ésope :
Pour eux seuls en mes vers j’invoquais Calliope ;
Même j’allais cesser, et regardais le port.
La raison me disait que mes mains étaient lasses,
Mais un ordre est venu plus puissant et plus fort
Que la raison ; cet ordre accompagné de grâces,
Ne laissant rien de libre au cœur ni dans l’esprit,
M’a fait passer le but que je m’étais prescrit.
Vous vous reconnaissez à ces traits, Uranie :
C’est pour vous obéir et non point par mon choix,
Qu’à des sujets profonds j’occupe mon génie,
Disciple de Lucrèce une seconde fois13.
Favorisez cette œuvre ; empêchez qu’on ne die
Que mes vers sous le poids languiront abattus ;
Protégez les enfants d’une muse hardie ;
Inspirez-moi ; je veux qu’ici l’on étudie
D’un présent d’Apollon la force et les vertus.

Dans la suite, La Fontaine, moitié plaisant, moitié grave, mêle toutes choses, et le fameux Galien, et Monginot, son propre ami, auteur d’un traité de la guérison des fièvres par le quinquina.

 

Ce n’est ni la fable de : l’Hirondelle et les petits oiseaux, ni celle de : Le Songe d’un habitant du Mogol. Cependant la fameuse écorce sut inspirer à La Fontaine les vers suivants, d’une large et vigoureuse touche :

… Un arbre en est couvert, plein d’esprits odorants,
Bas de tige, étendu, protecteur de l’ombrage ;
Apollon a doué de cent dons différents
              Son bois, son fruit, et son feuillage.
              Le premier sert à maint ouvrage ;
Il est ondé d’aurore ; on en pourrait orner
Les maisons où le luxe a droit de dominer.
Le fruit a pour pépins une graine onctueuse,
              D’ample volume et précieuse :
Elle a l’effet du baume et fournit aux humains,
Sans le secours du temps, sans l’adresse des mains,
              Un remède à mainte blessure.
              Sa feuille est semblable en figure
Aux trésors toujours verts que mettent sur leur front
Les héros de la Thrace, et ceux du double Mont.

Le poème de la Captivité de saint Malc est de ce genre épique, pieux et chrétien, qui pensa un instant rejeter de la grande poésie les Dieux de l’Olympe. Ce genre a donné quelques fleurs éphémères, mais aucun fruit.

La Fontaine avait composé la Captivité de saint Malc à la prière des solitaires de Port-Royal. L’ouvrage fut publié en 1673 ; il était dédié au cardinal de Bouillon, celui qui avait porté le nom d’abbé duc d’Albret. C’était le frère puîné du duc de Bouillon et le neveu de Turenne. Il fut longtemps chargé des affaires de France à Rome, puis tomba dans la disgrâce de Louis XIV, et mourut doyen du Sacré Collège.

Dans sa dédicace au cardinal, le poète dit :

« Votre Altesse Eminentissime ne refusera pas sa protection au poème que je lui dédie : tout ce qui porte le caractère de piété est auprès de vous d’une recommandation trop puissante. C’est pour moi un juste sujet d’espérer dans l’occasion qui s’offre aujourd’hui : mais, si j’ose dire la vérité, mes souhaits ne se bornent point à cet avantage, je voudrois que cette idylle, outre la sainteté du sujet, ne vous parût pas entièrement dénuée des beautés de la poésie, etc. »

À la bonne heure ! Mais les beautés poétiques y sont peu nombreuses. Malgré sa plus belle contrition, La Fontaine devait rester toujours le disciple des Grecs et des Latins.

Cependant il y a dans la Captivité de saint Malc des vers d’une incomparable suavité chrétienne.

« Forêts, s’écriait-il, retraites du silence,
Lieux dont j’ai combattu la douce violence,
Angéliques cités d’où je me suis banni,
Je vous ai méprisés, déserts, j’en suis puni.
Ne vous verrai-je plus ? Quoi ! songe, tu t’envoles !
Ô Malc ! tu vois le fruit de tes desseins frivoles !
Verse des pleurs amers, puisque tu t’es privé
De ces pleurs bienheureux où ton cœur s’est lavé. »

L’histoire de saint Malc est racontée dans une lettre de saint Jérôme. L’héroï-comique Arnauld d’Andilly a donné une fort belle traduction de cette lettre.

***

Le charmant et malheureux Fouquet, surintendant des finances, aimait les lettres et savait encourager les poètes avec esprit et délicatesse.

Il avait accordé à La Fontaine une pension annuelle, à condition de recevoir de lui une pièce de vers pour le payement de chaque quartier.

C’est ainsi que le surintendant obligeait avec une grâce extrême ; et le poète ne manqua point de goûter la façon. Il souscrivit à l’engagement par une pièce de vers adressée au docte Pellisson, confident de Fouquet.

Cette pièce où il y a beaucoup de gaîté, et la malice la mieux apprise, commence ainsi :

Je vous l’avoue, et c’est la vérité,
Que Monseigneur n’a que trop mérité
La pension qu’il veut que je lui donne ;
En bonne foi, je ne connais personne
À qui Phébus s’engageât aujourd’hui
De la donner plus volontiers qu’à lui.

La Fontaine paya le premier terme par une ballade adressée à Mme Fouquet. Je cite l’envoi :

Reine des cœurs, objet délicieux,
Que suit l’enfant qu’on adore en des lieux
Nommés Paphos, Amathonte, et Cythère,
Vous qui charmez les hommes et les dieux,
En puissiez-vous dans cent ans autant faire !

C’est une ballade à Fouquet lui-même qui paie le second terme :

Trois fois dix vers, et puis cinq d’ajoutés,
Sans point d’abus, c’est ma tâche complète ;
Mais le mal est qu’ils ne sont pas comptés.
Par quelque bout il faut que je m’y mette.
Puis, que jamais ballade je promette !
Dussé-je entrer au fin fond d’une tour,
Nenni, ma foi, car je suis déjà court ;
Si que je crains que n’ayez rien du nôtre.
Quand il s’agit de mettre une œuvre au jour,
Promettre est un, et tenir est un autre…

L’indolence du poète commence déjà à se rebiffer. Il fit cependant, pour le troisième terme, une jolie ballade Sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi :

Prince amoureux de dame si gentille,
Si tu veux faire à la France un bon tour,
Avec l’infante enlève à la Castille
Les Jeux, les Ris, les Grâces, et l’Amour.

Vous connaissez l’Épitaphe d’un paresseux, que La Fontaine avait composée pour lui-même :

Jean s’en alla comme il était venu,
Mangea le fonds avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser ;
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.

Allons ! il n’était pas si paresseux pour accomplir sa destinée, c’est-à-dire à suivre les Muses immortelles. Mais il n’aimait pas à rimer à tour de bras. Bientôt il ne paya plus les quartiers de sa pension que par de courtes pièces, un dizain, un madrigal. Le surintendant s’en plaignit, tout en riant ; et La Fontaine, piqué, lui répondit en ces vers de haute verve :

Trois madrigaux, ce n’est pas votre compte,
Et c’est le mien : Que sert de vous flatter ?
Dix fois le jour au Parnasse je monte,
Et n’en saurais plus de trois ajuster.
Bien vous dirai qu’au nombre s’arrêter
N’est pas le mieux, seigneur, et voici comme :
Quand ils sont bons, en ce cas tout prud’homme
Les prend au poids au lieu de les compter ;
Sont-ils méchants, tant moindre en est la somme,
Et tant plutôt on s’en doit contenter.

Fouquet qui aimait et admirait La Fontaine rit de l’épigramme, et le poète put désormais faire à sa guise, tout en gardant la pension. Il commença alors à célébrer les merveilles de Vaux, fabuleux domaine, création inouïe de la magnificence du surintendant.

***

L’ouvrage, mêlé de prose et de vers, qui porte le titre de Le Songe de Vaux, et qui est resté inachevé, est une sorte de fantasmagorie comme le Songe de Polyphile ou celui de Scipion.

Dans cet ouvrage, La Fontaine avait entrepris de faire la description de Vaux, le fameux domaine où Fouquet entassait merveilles sur merveilles. « J’y consumai, dit le poète, près de trois années. Il est depuis arrivé des choses qui m’ont empêché de continuer. » Ces choses sont l’arrestation et la chute définitive du surintendant.

Il y a de petits chefs-d’œuvre parmi les vers que La Fontaine prodigue dans le Songe de Vaux. Voici d’abord cette ariette :

Fontaines, jaillissez ;
Herbe tendre, croissez
Le long de ces rivages ;
Venez, petits oiseaux,
Accorder vos ramages
Au doux bruit de leurs eaux.

Vous vous levez trop tard ;
L’Aurore est sur son char,
Et s’en vient voir ma belle ;
Oiseaux, chantez pour moi ;
Le dieu d’amour m’appelle,
Je ne sais pas pourquoi.

Mais, le morceau capital, c’est la description d’un plafond où la Nuit est tracée :

… Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras, et son bras sur la nue.
Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas ;
Fleurs que les seuls zéphyrs font voler sur leurs pas.
Ces pavots qu’ici-bas pour leur suc on renomme,
Tout fraîchement cueillis dans les jardins du Somme,
Sont moitié dans les airs, et moitié dans sa main :
Moisson plus que toute autre utile au genre humain.
Qu’elle est belle à mes yeux cette Nuit endormie !
Sans doute de l’Amour son âme est ennemie ;
Et ce frais embonpoint sur son teint sans pareil
Marque un fard appliqué par les mains du Sommeil…
***

Guillaume Colletet, de l’Académie française, était le père de ce Colletet, poète famélique, que Boileau a raillé impitoyablement :

Tandis que Colletet, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.

Colletet le père était un homme savant et laborieux, qui faisait des vers sans éclat, mais non sans mérite. Il continuait à vénérer la mémoire de Ronsard à une époque où ce grand génie était bafoué, ou même complètement tombé dans l’oubli. Guillaume Colletet avait su réaliser un beau rêve : il habita, en haut du faubourg Saint-Marceau, une maison qui avait été à Pierre de Ronsard. C’était un séjour plein d’agrément avec une cour gaie et un portique gardé par de superbes lions de marbre. Le zéphyr et les chants des oiseaux y animaient un feuillage ombreux et des parterres de fleurs. Colletet aimait à se promener à travers les doubles allées, en y cherchant les vestiges de Ronsard. Il dit gentiment dans les tercets d’un sonnet :

L’aimable promenoir de ces doubles allées,
Qui de profanes pas n’ont point été foulées,
Garde encore, ô Ronsard, les vestiges des tiens !

Désir ambitieux d’une gloire infinie !
Je trouve bien ici mes pas avec les siens,
Mais non pas, dans mes vers, sa force et son génie !

Entre cinquante et soixante ans, Colletet épousa, en secondes ou peut-être en troisièmes noces, sa propre chambrière nommée Claudine. C’était une belle fille avec des yeux spirituels et de superbes cheveux d’or. L’amoureux académicien l’a célébrée en vers de toute sorte où il n’est question que de plaines de lait, de collines d’albâtre, de neige qui fond et brûle… et cent autres folies.

C’est cette Claudine qui est cause que nous nous occupons ici de Guillaume Colletet. La Fontaine qui fréquentait le ménage ne resta pas longtemps insensible aux charmes de la belle fille. Il lui fit la cour et y perdit sa peine probablement. Quoi qu’il en soit, Claudine nous vaut quatre piécettes de La Fontaine : trois madrigaux et une épigramme qui est une palinodie. Je vous offre le tout qui est fort agréable. Voici le sonnet et la petite strophe à propos du portrait de Claudine peint par Sève :

Sève, qui peins l’objet dont mon cœur sait la loi,
Son pouvoir sans ton art assez loin peut s’étendre ;
Laisse en paix l’univers, ne lui va point apprendre
Ce qu’il faut ignorer, si l’on veut être soi.

Aussi bien manque-t-il ici je ne sais quoi
Que tu ne peux tracer, ni moi te faire entendre :
J’en conserve les traits, qui n’ont rien que de tendre,
Amour les a formés, plus grand peintre que toi.

Par d’inutiles soins pour moi tu te surpasses ;
Clarice est en mon âme avec toutes ses grâces ;
Je m’en fais des tableaux où tu n’as point de part.

Pour me faire sans cesse adorer cette belle
Il n’était pas besoin des efforts de ton art ;
Mon cœur, sans ce portrait, se souvient assez d’elle.

                Damon voyant Clarice peinte,
                Soudain en ressentit l’atteinte ;
                Il s’écria dans ce moment :
« Est-il une beauté sur les cœurs plus puissante ?
                Pendant que Clarice est absente,
                Son portrait lui fait un amant. »

Claudine récitait volontiers devant ses adorateurs des vers de sa façon, et elle se montrait fort gracieuse en pose inspirée.

Par la bouche d’une Muse, La Fontaine la loue comme il suit :

Recevez de nos mains cette illustre couronne,
Dont l’éclat immortel a des charmes si doux ;
               Nous n’avons encor vu personne
               Qui la méritât mieux que vous.
Vos vers sont d’un tel prix que rien ne les surpasse ;
Ce mont en retentit de l’un à l’autre bout :
               Vous saurez régner au Parnasse ;
Qui règne sur les cœurs, sait bien régner partout.

Il se trouva qu’après la mort de Colletet les Muses abandonnèrent Claudine qui cessa de versifier. Un ancien bruit se réveilla alors : on recommença à soutenir que les poésies de Claudine n’avaient été que du cru de son mari.

C’est à ce propos que La Fontaine, qui n’était plus épris ou qui se vengeait d’avoir été éconduit, ou bien qui s’amusait sans plus, composa la petite chanson satirique que voici :

Les oracles ont cessé ;
Colletet est trépassé.
Dès qu’il eut la bouche close,
Sa femme ne dit plus rien ;
Elle enterra vers et prose
Avec le pauvre chrétien.

En cela je plains son zèle ;
Et ne sais au par-dessus
Si les Grâces sont chez elle ;
Mais les Muses n’y sont plus.

Sans gloser sur le mystère
Des madrigaux qu’elle a faits,
Ne lui parlons désormais
Qu’en la langue de sa mère.
Les oracles ont cessé ;
Colletet est trépassé.

La Fontaine était, nous le savons, de complexion amoureuse ; cependant, il manquait parfois, non de véritable courtoisie, mais de certains ménagements envers les femmes. Après Claudine, la célèbre Mme Deshoulières en sut quelque chose. Elle avait fait paraître une ballade dont le refrain était : On n’aime plus comme on aimait jadis. La Fontaine lui répondit aussitôt par une autre ballade où l’on pouvait lire :

Toi qui te plains d’Amour et de ses traits,
Dame chagrine, apaise tes regrets ;
Si quelque ingrat rend ton humeur bourrue,
Ne t’en prends point à l’enfant de Cypris ;
Cause il n’est pas de ta déconvenue ;
Quand la dame est d’attraits assez pourvue,
On aime encor comme on aimait jadis.

Cela s’appelle se comporter inhumainement. Rachetons la faute du poète par ce Rondeau redoublé, qui est peut-être la plus douce de ces pièces fugitives :

Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose,
Je ne le puis souffrir aucunement,
Bien que chacun en murmure et nous glose,
Et c’est assez pour perdre votre amant.

Si j’avais bruit de mauvais garnement,
Vous me pourriez bannir à juste cause ;
Ne l’ayant point, c’est sans nul fondement
Qu’un vain scrupule à ma flamme s’oppose.

Que vous m’aimiez, c’est pour moi lettre close ;
Voire on dirait que quelque changement
À m’alléguer ces raisons vous dispose ;
Je ne le puis souffrir aucunement.

Bien moins pourrais vous cacher mon tourment,
N’ayant pas mis au contrat cette clause ;
Toujours ferai l’amour ouvertement,
Bien que chacun en murmure et nous glose.

Ainsi s’aimer est plus doux qu’eau de rose ;
Souffrez-le donc, Phyllis ; car autrement,
Loin de vos yeux je vais faire une pause ;
Et c’est assez pour perdre votre amant.

Pourriez-vous voir ce triste éloignement ?
De vos faveurs doublez plutôt la dose.
Amour ne veut tant de raisonnement :
Ce point d’honneur, ma foi, n’est autre chose
                        Qu’un vain scrupule.

Pouvais-je finir cette esquisse sur La Fontaine plus convenablement que par une semblable citation ? Ces vers charmeront, je le jure, celles de mes lectrices qui s’intéressent encore à la poésie.

Antoine de Bertin

J’ai acheté les œuvres d’Antoine de Bertin, capitaine de cavalerie et chevalier de Saint-Louis, par un doux matin d’été, chez un petit libraire occupé à ouvrir les volets de sa boutique.

Il y a longtemps de cela, mais je n’ai pas oublié que la lumière s’épanchait tranquille, sur la Seine, parmi les arbres des quais, et dans mon cœur…

Il semble qu’Antoine de Bertin ait connu des jours insouciants et voluptueux ; par contre, sa mort fut marquée d’une fatalité sinistre…

Jeune et ardent, épicurien tendre, le poète Bertin courait Paris rimant des vers sur les nuances des gazes transparentes, sur les plis ondoyants des robes, sur les écharpes envolées des belles. Dans les salons, assis à l’écart, il s’enivrait du parfum exhalé d’une abondante chevelure, et son âme montait avec les sons aériens de la harpe que pinçaient des doigts de lys et de roses.

Il aima Eucharis, puis Gatilie. Il fut jaloux, trompé et trompeur. Il mouilla de pleurs un seuil inexorable, il connut tout l’anéantissement des nuits d’abandon :

Je vais donc maintenant, tel qu’un ramier sauvage
Qui, sur le rocher nu, lamente ses ennuis,
Seul dans un lit désert déplorant mon veuvage,
Mesurer tristement le cercle entier des nuits !

En parfait amant, il s’irrite et menace au moindre soupçon : il va rompre ses fers, il oublie déjà, il tient tout prêt un immortel feston pour ceindre les tempes d’une nouvelle maîtresse. Puis, vite, il implore son pardon, et, d’un brûlant pinceau, il anime le portrait de l’ingrate :

        Il faut brûler, quand de ses flots mouvants
La plume ombrage, en dais, sa tête enorgueillie ;
        Il faut brûler, quand l’haleine des vents
Disperse ses cheveux sur sa gorge embellie.
Un air de négligence, un air de volupté,
Le sourire ingénu, la pudeur rougissante,
Les diamants, les fleurs, l’hermine éblouissante,
Et la pourpre et l’azur, tout sied à sa beauté…
        Il faut mourir, lorsque au milieu de nous,
Eucharis, vers le soir, nouvelle Terpsichore,
Danse, ou prenant sa harpe entre ses beaux genoux,
Mêle à ce doux concert sa voix plus douce encore.
***

Dans sa vie agitée et élégante, le poète n’avait point l’orgueil ni le temps d’être sage. Il s’échappait cependant, à l’occasion, de la cour et de la ville, afin de rêver, solitaire, entre Marly et Saint-Germain, sous les frais arceaux des bois de Feuillancour. Alors, dans cette retraite, les souvenirs de son enfance lui revenaient parfois, et il songeait, attendri, à cette île de Bourbon, son berceau, où le soleil, dans sa course, ramène sans cesse des nuits et des jours sereins :

Rivage heureux, tu n’es plus ma patrie !
Ô jour présent à mon âme attendrie,
Où de ton sein, jeune encore, enlevé,
Aux doctes sœurs, nourrisson réservé,
Sous d’autres cieux cherchant un autre monde,
J’ai vu tes bords s’enfuir au loin dans l’onde.

Je vous ai dit que Bertin mourut dans des circonstances funestes. Voici ce qu’une ancienne notice nous apprend sur cette mort :

À la fin de 1789, il passa à Saint-Domingue, dans l’espérance d’y obtenir la main d’une jeune créole qu’il avait vue à Paris et qui l’avait devancé en Amérique. Le jour du mariage fut fixé ; mais il fallait que les bans fussent publiés en France, ce qui fit que les papiers n’arrivèrent qu’à la fin de mai 1790. Il fut arrêté alors que la célébration du mariage se ferait au commencement de juin. La surveille de ce jour, Bertin éprouva quelques accès de fièvre et une douleur d’estomac, avec un peu de toux : on crut que c’était un rhume. Le jour du mariage étant arrivé, le malade demanda qu’il se fit dans sa chambre ; mais à peine eut-il prononcé le oui d’une voix très faible, qu’il s’évanouit. Il ne reprit sa connaissance qu’avec une forte fièvre et des vomissements : le septième accès fut accompagné de convulsions et suivi d’un évanouissement très long. On le crut mort ; on éloigna sa jeune épouse. Au bout de quarante-huit heures, ses yeux se rouvrirent, mais ses idées ne revinrent pas. Son état tenait de l’imbécillité, et cet état ne changea point jusqu’au dix-septième jour de sa maladie, qui fut celui de sa mort. Il était sur l’habitation de son beau-père, plaine de l’Artibonite, près le quartier Saint-Marc ; il mourut à la fin de juin 1790, âgé d’environ trente-huit ans…

 

J’eusse pu donner à ce récit du relief, en faire quelque chose de plus corsé, en un mot le rendre tout à fait horrifique. J’ai préféré vous le citer tel quel. Ce rapport, dans la sécheresse de son tour, fait songer à certaines pages anglaises, d’un humour glacial, celles, par exemple, sur les derniers jours de Kant.

***

Lorsqu’on feuillette quelque Anthologie des poètes de la Renaissance, il devient clair que, même chez les plus médiocres, une sève cachée monte et descend sous la rudesse ou le mauvais goût.

Le xviiie  siècle ne fut pas celui de la poésie, surtout de la poésie lyrique ; comme le xive , il était tourné vers l’esprit critique et les utopies réformatrices. Cependant, à la fin, les Muses revinrent tout à coup former des chœurs dans les jardins du petit Trianon. Ce n’étaient pas encore les danses sacrées du Pinde, mais des rondes légères et des menuets. Et cela jusqu’au jour où André Chénier put s’écrier sans mentir :

Salut Thrace ma mère et la mère d’Orphée !

Parny, Bertin et quelques autres n’en avaient pas moins ouvert la voie. Ils préludèrent vraiment sur la lyre et la flûte pastorale.

Je vous citerai quelques vers d’un poème de Bertin, intitulé La Vendange :

               Quels cris dans les airs retentissent !
Quels chants sur ces coteaux d’un ciel ardent brûlés !
               Déjà, le thyrse en main, s’unissent
               Les Faunes aux Sylvains mêlés.
               Les fougueux Egypans bondissent,
               Et sous leurs pas au loin gémissent
               La terre et les bois ébranlés.
Le front chargé des fruits d’une heureuse vendange,
Et penché sur son char, le Dieu vainqueur du Gange
Du plus riche des mois nous verse les tributs.
Je naquis dans ce mois : voici le jour que j’aime ;
Daigne encor l’embellir, doux objet de mes vœux !
De pampres et de fleurs viens orner mes cheveux ;
De pampres et de fleurs je t’ornerai moi-même.
…………………………………………………………
Mais déjà l’ombre croît ; la feuille qui murmure
Annonce un vent plus frais, humide enfant du soir ;
Réservant pour tes jeux la grappe la plus mûre,
Tout ton peuple à l’envi te demande au pressoir.

… Aux campagnes d’Élise, où il erre à présent, le gentil chevalier Antoine de Bertin ne voit point, sans doute, se presser autour de lui — comme le tragique Garnier le dit de Ronsard — le grand Eumolpe, et Orphée et Amphion, impatients de lui offrir leur laurier ou leur lierre ; mais ces divins chanteurs ne manquent pas, soyez certains, de lui adresser au passage un aimable sourire avec un signe de la main.

André Chénier

Sainte-Beuve écrivit certain jour une vingtaine de pages sous le titre : Un factum contre André Chénier. Il s’agissait de rétorquer les arguments qu’un critique du nom de Fremy cherchait à faire valoir aux dépens du poète.

… Arnould Fremy avait débuté dans la littérature romantique. Il défendit avec bonheur la mémoire de Charles Nodier ; il fut l’ami, et un peu le disciple, de Stendhal. Puis, un jour, il se mit à parler de l’antiquité d’un ton d’oracle…

L’affaire de ces deux critiques a conservé son intérêt, car elle touche à des points qui dépassent la question immédiate. Elle est aussi fort divertissante. Sainte-Beuve se tient, cela va sans dire, à cent coudées au-dessus de son antagoniste ; eh ! bien, nous le surprenons, quand même, éprouvant un cruel plaisir à étriller ce Fremy, qui pensait régenter en matière classique et qui avait obtenu peut-être quelques succès universitaires à l’époque.

Arnould Fremy a tort et Sainte-Beuve a raison. Le premier n’a tort que parce qu’il est lui-même, et le second n’a raison que pour un motif identique. Peut-être bien !… Croyez-moi, il ne s’agit pas d’un paradoxe, comme on dit. Qui voudrait nier la vérité ? Elle existe tellement, qu’elle admet les combinaisons les plus inattendues, et qu’elle se moque des apparences les plus claires. Tous les contraires lui sont bons pour débrouiller l’écheveau.

Car le seul juste point est un jeu de balance.

Cela regarde les moindres choses, comme les plus hautes. Mais, en quelque sorte, les hommes se fient à leur toucher ; et ils aiment à vivre dans une belle sécurité, une fausseté au jour le jour. Qu’y faire ! puisque autrement il y aurait pour eux trop de fatigue…

***

Théories, principes, méthodes, parti pris, l’Esthétique et la Poétique, tout cela est excellent. Il y a, toutefois, dans l’art des vers, et dans les autres arts, un côté moins subtil, disons plus grossier, et c’est le côté essentiel. Affaire d’instinct plutôt que de raisonnement, goût spécial à chaque art. Ce goût est rare, il est communément l’apanage du praticien. Mais tous les praticiens ne sont pas des artistes… etc…

***

Méléagre, dans le préambule de sa guirlande, accorde à la poétesse Anyté le lys et à la divine Sapho la rose. Pour ses hymnes, Mélanippide reçoit le narcisse fécond et Simonide de Céos une branche de vigne en fleurs. L’iris aux parfums enivrants est à l’amoureuse Nossis, l’agréable marjolaine à Rhianus et le jaune safran, aux chastes couleurs, à la mélodieuse Érinne. La noire violette orne la lyre de Damagète et le doux myrte celle de Callimaque. L’âpre Archiloque aime à cueillir l’euphorbe épineuse ; la pomme sucrée et colorée plaît à Diotime et la grenade à peine mûre à Ménécrate. Le bluet foncé, le troène de Phénicie appartiennent à d’autres chanteurs…

Quel emblème mérite André Chénier ? Serait-ce point le jasmin oriental, transporté des rivages du Bosphore d’abord en Languedoc, source de la race paternelle du poète, puis dans quelque jardin de la vallée de Versailles, où il acheva de former son génie.

***

Dans des vers où j’évoquai jadis les mânes des poètes divins je donnai à André Chénier l’épithète de charmant. Il fut, aussi, passionné et tragique et il sut tirer de la lyre les sons les plus hauts. Mais je ne songeai pas à lui, l’autre année, en écoutant tinter les clochettes des troupeaux, le long de la route d’Éleusis, ni en respirant l’odeur du thym sur les flancs nus du Lycabète droit, ni en contemplant la mer légère du haut de l’Acropole, debout parmi les débris des temples, ni lorsque je marchai solitaire dans la nuit attique, au bord du Céphise, sur la terre de Colone riche en coursiers…

***

À Paris, où elle surveillait les études de ses fils, Mme Chénier présida un cercle brillant de poètes, d’artistes et de savants. Comme jadis dans la maison de Louise Labé, on dissertait sur les bons ouvrages, anciens et modernes, et l’on faisait peut-être aussi collation d’exquises confitures, non de Lyon, mais d’Orient. Tout cela avec une grande retenue, car je ne sais si l’helléniste Brunck aurait osé suivre, à l’occasion, l’exemple du docte Pasquier, lequel, ayant aperçu une puce parquée au beau milieu du sein de Mlle des Roches, la célébra en vers lyriques.

Le guindé Alfieri fréquentait chez Mme Chénier, et aussi le fougueux Lebrun, qui, au souper antique de M. de Vaudreuil, joua le personnage de Pindare. Lebrun adresse au jeune André une pièce de vers dans laquelle il lui dit :

Oui, l’astre du génie éclaira ton berceau…

Chateaubriand, qui avait connu Lebrun-Pindare, le traite de faux monsieur de l’Empyrée et il décrit sa chambre de la rue Montmartre, qu’il appelle son Parnasse. Cette chambre était meublée de livres entassés pêle-mêle sur le plancher ; deux serviettes sales servaient de rideaux à un lit de sangle. Il y avait aussi la moitié d’un pot-à-l’eau et un fauteuil dépaillé. Chateaubriand assure que Lebrun vivait dans un pareil galetas par avarice. Il dit qu’il n’avait de vrai talent que pour la satire et que c’était surtout La Harpe qui l’inspirait.

En effet, Lebrun a rimé contre La Harpe avec une méchanceté pleine de verve. Cependant, nous ne devons pas, je crois, mépriser tout à fait ses Odes.

***

… André recherchait la douce mélancolie des bois et des vallées crépusculaires ; Marie-Joseph montait sur tous les tréteaux, et, malgré un certain talent, il ne fut qu’une ombre gesticulante.

À cause de ses deux fils si dissemblables, le poète Foscolo, comparait Mme Chénier à Létô, qui engendra deux enfants ennemis.

Je dois dire que je ne crois pas à l’épouvantable accusation de fratricide portée contre Marie-Joseph.

Lebrun

En 1829, Sainte-Beuve n’avait que vingt-cinq ans, et il était déjà, comme critique, maître de sa manière. Or, Lebrun paraissait alors une sorte de Prométhée à Sainte-Beuve qui en faisait grand cas, malgré les restrictions. Car, il évoquait à propos de ce poète, ces âmes violentes et malheureuses que le destin sacrifie à l’avenir.

« Ces hommes, disait-il, auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s’aigriront à l’attendre… Puis les choses iront toujours, les temps s’accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres ; elle en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. »

En fait de poésie lyrique, Lebrun était fort entier, glorieux en quelque sorte, et gorgias comme on disait.

Plein des fureurs du Dithyrambe, il rappelle ce poète ancien, qui dans tous ses efforts, était constamment ramené vers le ton phrygien, le plus violent et le plus capable d’exciter les passions.

Lebrun use d’un art volontiers ampoulé, et s’il devient soudain torrent, c’est pour se perdre avec pompe dans des trous peu profonds.

Son Phébus est brillanté ; il met sa verve à l’alambic. Et l’on se demande si son hyperbole est celle que Quintilien considère comme une perfection du discours.

Voici quelques strophes de son Ode sur le vaisseau « Le Vengeur ». Ces vers jouirent en leur temps d’une vogue extraordinaire.

                Au sommet glacé du Rhodope
Qu’il soumit tant de fois à ses accords touchants,
Par de timides sons le fils de Calliope
                Ne préludait point à ses chants.

                Plein d’une audace pindarique,
Il faut que des hauteurs du sublime Hélicon,
Le premier trait que lance un poète lyrique
                Soit une flèche d’Apollon.

                L’Etna, géant incendiaire,
Qui, d’un front embrasé, fend la voûte des airs,
Dédaigne ces volcans dont la froide colère
                S’épuise en stériles éclairs.

                À peine sa fureur commence,
C’est un vaste incendie et des fleuves brûlants.
Qu’il est beau de courroux, lorsque sa bouche immense
                Vomit leurs flots étincelants !

                Tel éclate un libre génie,
Quand il lance aux tyrans les foudres de sa voix.
Telle à flots indomptés sa brûlante harmonie
                Entraîne les sceptres des Rois.

                Toi, que je chante et que j’adore,
Dirige, ô Liberté, mon vaisseau dans son cours,
Moins de vents orageux tourmentent le Bosphore
                Que la mer terrible où je cours.

                Argo, la nef à voix humaine,
Qui mérita l’Olympe et luit au front des cieux,
Quel que fût le succès de sa course lointaine,
                Prit un vol moins audacieux.

                Vainqueur d’Éole et des Pléiades
Je sens d’un souffle heureux mon navire emporté,
Il échappe aux écueils des trompeuses Cyclades,
                Et vogue à l’Immortalité.

                Mais des flots fût-il la victime,
Ainsi que le Vengeur il est beau de périr ;
Il est beau quand le sort vous plonge dans l’abîme,
                De paraître le conquérir.

                Trahi par le sort infidèle,
Comme un lion pressé de nombreux léopards.
Seul au milieu de tous, sa ferveur étincelle ;
                Il les combat de toutes parts.

                L’airain lui déclare la guerre ;
Le fer, l’onde, la flamme entourent ses héros.
Sans doute ils triomphaient ! mais le dernier tonnerre
                Vient de s’éteindre sous les flots.

Lebrun exaltait les aspirations de l’homme libre, et il pensait sans doute mériter le plectre d’or du vieil Alcée, sans posséder, hélas ! le style serré, nombreux et magnifique que la tradition accorde à ce chanteur.

Sainte-Beuve jugeait la plupart des grandes odes de Lebrun assez sévèrement, et il leur trouvait un air du commun, un accent sec et glapissant. « C’est qu’avec beaucoup d’imagination, remarque-t-il, il est naturellement peu coloriste, et qu’il a besoin, pour arriver à une expression vivante, d’évoquer, comme par un soubresaut galvanique, les êtres de l’ancienne mythologie. Son pinceau maigre, quoique étincelant, joue d’ordinaire sur un fond abstrait ; il ne prend guère de splendeur large que lorsque le poète songe à Buffon et retrace d’après lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna à Lebrun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger à satiété, que l’illustre auteur des Époques possédait à un haut degré, en vertu de cette patience qu’il appelait génie. On rapporte qu’il recopia ses Époques jusqu’à dix-huit fois. Lebrun faisait ainsi ses odes. Il passa une moitié de sa vie à les remanier la plume à la main, à en tirer les brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui ne vint pas. Une note, placée en tête de la première publication du Vengeur, nous avertit, comme motif d’excuse, ou cas singulier, que le poète a composé cette ode, de soixante-dix vers environ, en très peu de jours et presque d’un seul jet. Si Lebrun avait eu plus de temps, il aurait peut-être trouvé moyen de la gâter. » Le critique avait sans doute raison d’appliquer à Lebrun ces remarques. Cependant, il ne faut pas accuser sans plus la mythologie ou l’abstraction, ni même la manie de retoucher ses ouvrages Car, tout cela ne manque pas de fournir souvent quelque avantage aux bons auteurs.

D’un caractère âpre et pointilleux, Lebrun faisait preuve d’une sorte de vertu guindée. Il méprisait les basses intrigues, et l’on disait de lui qu’il était effréné de gloire.

Lui arrivait-il de commettre quelque platitude ? Vite il accordait sa grande lyre pour chanter noblement.

Sans souci du monde et des salons, il vivait assez à l’écart, solitaire dans son cabinet ou en un lieu champêtre.

Ses confrères, pour la plupart, lui inspiraient peu d’amitié et d’estime. Ainsi, il décocha souvent ses sarcasmes rimés au frivole Saint-Lambert, à Linguet, à Dorat, à Lemière, à Colardeau, et surtout à La Harpe.

Il les appelait drôlement :

Du Pinde et des cafés renaissantes lumières…

Ses épigrammes contre La Harpe sont célèbres.

Celle-ci :

N’estimer rien n’est pas un crime,
Et La Harpe le prouve bien ;
Car on sait qu’il n’estime rien,
Non, rien, même quand il s’estime.

Puis, cette autre :

Non ! La Harpe au serpent n’a jamais ressemblé :
Le serpent siffle, et La Harpe est sifflé.

Mais la suivante est une façon de chef-d’œuvre :

Ce petit homme, à son petit compas,
Veut, sans pudeur, asservir le Génie ;
Au bas du Pinde il trotte à petits pas,
Et croit franchir les sommets d’Aonie.
Au grand Corneille il a fait avanie ;
Mais, à vrai dire, on riait aux éclats,
De voir ce nain mesurer un Atlas,
Et, redoublant ses efforts de Pygmée,
Burlesquement raidir ses petits bras,
Pour étouffer si haute Renommée !

Racan comparait certaines épigrammes à un potage qui ne sent que l’eau. Nous voyons que Lebrun mettait tous ses soins à ne pas laisser aux siennes ce goût plat.   

Il avait, d’ailleurs, sur le genre, ses théories, et il les coulait en rimes :

Si la Grâce ne l’assaisonne,
Malgré tout l’éclat d’un bon mot,
L’Épigramme qui vous étonne
Vous aura fatigué bientôt.
Marot évita ces disgrâces
Par sa gente naïveté.
On quitte parfois la Beauté,
Jamais on ne quitte les Grâces.
L’Épigramme est plus qu’un bon mot ;
Or, si de maligne épigramme,
Pour en affubler quelque sot,
Vous savez bien ourdir la trame ;
Si les vers bien faits, bien tissus,
S’imprègnent bien de ridicule,
Lors, c’est la robe de Nessus
Qui dévore même un Hercule.

Parmi les auteurs que Lebrun détestait, nous pouvons nommer encore Gilbert et Beaumarchais. Il admirait Montesquieu, Buffon, Voltaire, et il conservait une amitié fidèle à Marmontel et à Palissot.

Il sied de rappeler, à l’honneur de Lebrun, qu’il a reconnu tout de suite et prôné le génie d’André Chénier.

Quoique beaucoup plus âgé, Lebrun vécut familièrement avec le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, les frères Trudaine et les autres amis de Chénier. Et tous allaient de compagnie, sous les ombrages et le long des rivières, accorder la lyre élégiaque ou le rustique pipeau.

Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l’étude,
Adoucissent un peu ma triste solitude…

disait André Chénier à Lebrun.

Les deux poètes chantaient leurs amours à l’unisson ; et Lebrun, quittant les Églés, les Zirphés, les Delphires et les Céphises, n’avait d’encens que pour l’unique Adélaïde.

Cependant, la vie sentimentale de Lebrun ne fut point douce. Il eut à se plaindre et de ses deux femmes légitimes, et de presque toutes ses maîtresses.

Aussi, se vengeait-il volontiers du sexe :

Chloé, belle et poète, a deux petits travers :
Elle fait son visage, et ne fait pas ses vers.

Ducis

Lorsque la Comédie-Française reprit le Marchand de Venise d’Alfred de Vigny, la vieille adaptation trouva des juges sévères dans la presse. On a remis sur le tapis, la question de ce qu’on appelle une traduction exacte…

Qu’est-ce que la traduction exacte d’un grand ouvrage dramatique ? On se fait peut-être illusion là-dessus ! Le mot à mot est diablement traître, et l’on manque souvent d’égards envers les chefs-d’œuvre à les vouloir trop respecter. Je crois aussi que la prose n’est pas bonne pour faire vivre sur la scène une tragédie ou une haute comédie versifiées dans l’original. Un pareil travail peut être piquant, savoureux, instructif ; il n’est pas artistique. Dans le cas de Shakespeare, va-t-on me faire observer que ses pièces sont remplies de passages en prose ? Je réponds : soyez certains que la prose anglaise de Shakespeare, là où elle est, demande le vers français.

Enfin, à propos du Marchand de Venise, ce n’est pas la méthode de Vigny qu’il faut accuser, c’est la faiblesse accidentelle du grand poète des Destinées.

***

Je me livrais un matin à ces réflexions, ayant fait tomber, par hasard, d’un rayon de ma bibliothèque, les œuvres de Jean-François Ducis, celui qui donna le signal des adaptations shakespeariennes.

C’est une édition en quatre petits volumes, parue en 1827, chez Ladvocat, l’éditeur des romantiques ; elle est ornée d’un beau portrait gravé de Ducis. Les cheveux envolés autour de sa large face, son corps robuste couvert d’une sorte de houppelande fourrée, le bon dramaturge regarde dans l’infini.

Les contemporains de Ducis le tenaient volontiers pour un ostrogot assez terrible, et La Harpe disait :

— C’est bien heureux que cet homme n’ait pas le sens commun ; il nous écraserait tous.

Plus tard, surtout pendant les premières fougues romantiques, le ton changea : Ducis n’était plus un sauvage ivre, mais un sentimental édulcoré, esclave des bienséances ; et l’on se moquait de ses tonnerres ratés.

Quant à Ducis lui-même, il faut croire qu’il ne plaisantait point :

« Nous portons, nous autres, — s’écriait-il, — des volcans dans notre âme : nous sommes lions ou colombes… »

Devons-nous rire du bon gros père Ducis et de son phébus ? Je n’en sais rien. Il n’était pas très fort, mais il eut, à son heure, un commencement de talent neuf. À la vérité, il pouvait bien se sentir une âme sur le point de faire éruption.

Il avait composé son Hamlet d’après la traduction de la Place, et il disait avec simplicité :

— Je n’entends point l’anglais, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française.

Cette ignorance n’était peut-être pas ce qui l’éloignait le plus de Shakespeare.

Népomucène Lemercier

M. Maurice Albert a publié un livre intitulé : Les Théâtres du boulevard de 1789 à 1848. M. Marc des Granges a également traité ce sujet.

Ainsi, nous savons à présent toute sorte de choses sur l’histoire du pré-romantisme au théâtre, sur les origines du drame romantique. Hugo et le père Dumas auront beau faire, nous sommes désormais dans leur secret.

M. Maurice Albert ne prend pas des gants pour crier à Victor Hugo :

— Vous avez enfoncé des portes qui étaient ouvertes depuis plus d’un quart de siècle tout le long des boulevards !

Et tous ces critiques et historiens se mettent à chanter en chœur les louanges de Pixérécourt et de Ducange. Je dois ajouter que c’est apparemment sur un mode à moitié sérieux.

 

À vrai dire, ces découvertes à propos des origines du drame romantique datent de loin. Elles sont instructives, curieuses, amusantes… Cela conclut-il quelque chose ? Au fond, Hugo, et même Dumas père, sont bien les inventeurs de leur manière, qui ne fut pas toujours une bonne manière.

Jules Janin évoqua jadis l’ombre falote de Pixérécourt qui lui dit :

— Il n’y a que moi qui suis le prédécesseur véritable de M. Victor Hugo lui-même ; c’est moi, et moi seul, qui leur ai ouvert la carrière, à ces beaux esprits qui m’ont voulu réduire au néant ! Tant pis pour eux s’ils sont ingrats, et malheur à toi l’historien inexact… Maintenant, me reconnais-tu ? me vois-tu ? m’entends-tu ?…

Il secoua en criant son épaisse chevelure, et Janin, terrorisé, reconnut maître Guilbert de Pixérécourt, le héros, le roi, le dieu, le révolutionnaire le Corneille, le Shakespeare, l’enchanteur du boulevard.

Quant à Victor Ducange, il avait des moyens à lui pour exciter l’intérêt, la pitié et la terreur. Il fanatisait son parterre ; il était l’apôtre du peuple et même de la populace.

Lorsque la ville d’Amiens éleva une statue au savant Charles du Fresne, sieur du Cange, auteur du célèbre Glossaire, plus d’un s’écria dans son enthousiasme :

— C’est justice d’élever un bronze à l’auteur d’Agathe et de la Maison du Corrégidor !

Ce Ducange avait aussi annoncé Hugo ! Jules Janin nous l’avait appris avant M. Maurice Albert…

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Népomucène Lemercier, lui, pourrait être considéré, sans rire, comme le précurseur de Victor Hugo, dont il fut, en quelque sorte, l’ébauche. Une ébauche, déjà pleine de vigueur, que la Nature comptait reprendre pour lui donner le fini nécessaire.

Dans la Panhypocrisiade de Lemercier se trouve en germe cette manière tardive de Victor Hugo, manière pleine de fantasmagorie et d’une obscurité érudite. Et quant au Richelieu du premier, il n’est pas si éloigné de la Marion Delorme du second.

La liste des œuvres de Lemercier est longue, longue et bariolée : on y rencontre tous les genres et plusieurs manières. Il a composé des odes et des dithyrambes, des épopées, des satires et des épitres.

Son bagage tragique comprend : Agamemnon, ouvrage où il donna, fort jeune, sa vraie mesure, puis Baudoin, Caïn, Camille ou le Capitole sauvé, Charlemagne, Christophe Colomb, Clovis, la Démence de Charles VI, Ismaël au désert, Ursule et Orovèse, Louis IX, les Martyrs de Souli, Méléagre, les Serfs Polonais, enfin Frédégonde et Brunehaut qui réussit pleinement sur la scène.

Parmi les comédies de Népomucène Lemercier on cite le Corrupteur, le Faux Bonhomme, et surtout Pinto qui avait fait peur au Directoire. Pinto a été repris à l’Odéon, je crois, il y a quelques années.

La critique modérée disait encore au moment de la mort de Lemercier, que son Agamemnon était la dernière des belles tragédies dans le goût antique, et que Pinto avait mêlé, le premier, les sérieuses réalités de l’histoire à un excellent comique.

Lemercier écrivit Agamemnon fort jeune. C’est une tragédie à la façon de nos classiques, mais Shakespeare a passé là-dessus. Les réminiscences de Macbeth éclatent dans diverses scènes.

C’est Voltaire qui avait donné l’exemple de ces petites imitations, en faisant passer un reflet d’Othello dans Zaïre.

On a dit que le succès d’Agamemnon avait pesé sur la gloire et le talent de Népomucène Lemercier, et qu’à chaque nouvelle production le public et la critique lui criaient : Agamemnon ! Agamemnon !

On lui reprochait d’avoir quitté, après cette tragédie, le noble et sévère langage traditionnel, pour se faire des habitudes de style singulières.

Les derniers classiques rappelaient à Lemercier sa faute avec aigreur.

Quant aux novateurs, ils se moquaient de lui et le trouvaient timide et embrouillé. Ils soutenaient qu’il était allé de chute en chute, et que l’art moderne ne lui réussissait guère plus que la routine.

Malgré cela, on était forcé de reconnaître les qualités de l’auteur d’Agamemnon et de Pinto, et sa renommée imposait.

Je ne sais plus qui a comparé Lemercier à Paul Delaroche. C’est presque exact. Et si cette comparaison ne semble point un superbe éloge ni pour l’un ni pour l’autre, du moins il n’y a pas de quoi rougir, pour le peintre, comme pour le poète.

Ossian

Baour-Lormian s’écriait vers 1809 : Les Dieux de la Grèce ont vieilli ! Il adaptait donc comme il pouvait Ossian, alors tout battant neuf, et, dans un Discours préliminaire plein de fougue et d’absurdité, il affirmait   : que les Grecs avaient créé leur mythologie comme un divertissement .

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Comme ce Campenon qui fut l’ami de Ducis le tragique, comme plus d’un parmi les jeunes poètes au déclin du xviiie  siècle, Baour-Lormian annonçait déjà, en quelque façon, le romantisme futur. C’étaient encore, il est vrai, les belles manières classiques, mais affadies et ne recouvrant un semblant d’énergie que par le geste et l’accent de la naïveté barbare.

Lormian, auteur médiocre, apparaissait toutefois dans ses essais ossianiques, avec un air de nouveauté. Et cette nouveauté avait pour les contemporains un charme qui ne s’est pas évaporé tout entier, à en juger par les vers suivants :

Aussi calmes qu’un bois vers le déclin du jour…
Ils marchent plus nombreux que les sables mouvants
Ou les roseaux d’automne agités par les vents…
Obscur comme un ruisseau qui dans l’ombre s’écoule…
Ils s’élèvent pareils à deux brouillards errants…
Sa jeunesse brillait comme l’astre serein
Qui sème d’un or pur la rive orientale…
L’haleine du zéphir qui dans l’air se balance…
                                                       … Une clarté légère
Tremble encor dans les cieux et luit sur la fougère…

Les pâles clartés de la nuit, pleines du mystère de la Mort, sont souvent rendues par Lormian d’un pinceau vaporeux :

À la pâle clarté des astres incertains…
Des étoiles du soir les clartés vacillantes…
Aux rives du couchant, pâle, silencieuse,
La lune ne versait qu’une clarté douteuse,
Et le vent de minuit soufflait dans le vallon…

Tenez voici des noms presque aussi terribles que ceux qui hérissent les beaux vers de Leconte de Lisle :

Que n’ai-je pu rester aux murs de Davranna !
Sensible à mon amour, Anir dans sa vieillesse
Aurait béni du moins l’heureuse Minona…
     J’avais ton âge et presque ta beauté
     Quand à mes yeux, plus fraîche que l’aurore,
Plus blanche que le cygne au plumage argenté
Ou le lis embaumé que Morven fait éclore,
Pour la première fois s’offrit Evelina…

Tel daigne nous parler l’orageux Cruthloda,
Lorsque, resplendissant des feux du météore,
Sa voix vient réjouir les vallons du Loda
Et fait taire les vents sur les rocs d’Inistore.

Il y a vraiment du nombre dans la strophe que voici :

Ses yeux d’azur que voile un sinistre nuage,
Roulent, chargés d’amour, de tristesse et de pleurs :
Tels deux astres du soir brillent dans le feuillage,
Ou telles nous voyons, au pied du roc sauvage,
Les larmes du matin qui tremblent sur les fleurs.

Enfin ce Baour-Lormian, cet enfant de Toulouse, buvait avidement l’ivresse dans la coupe des Gaels.

***

Lamartine se faisait constamment gloire d’être redevable à Ossian. Jeune homme obscur, il aime à parler du barde fils de Fingal, dans sa correspondance avec son camarade Virieu ; et plus tard, pendant que le monde l’acclame, il n’oublie point de dire :

« Ossian fut l’Homère de mes premières années, je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux. »

Toutes sortes de nourritures, et saines et malsaines, firent croître également en force et en beauté le génie de Lamartine. Ce qui est plein de périls pour le commun, devient salubre pour l’homme supérieur. Ne cherchons pas la clef du mystère ; il est inutile de « vouloir tout ramener aux principes de notre faible raison ».

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Un autre poète, qui n’est pas sans cesse délicat, mais qui est constamment abreuvé des eaux parlantes d’Hippocrène, eut un jour la fantaisie d’emprunter quelque chose à Ossian.

Alfred de Musset fait chanter à sa douce Bernerette des vers qui sont la traduction presque littérale d’un des plus gracieux thèmes ossianiques.

Mais l’âme libre de Musset hausse cette imitation en chef-d’œuvre d’originalité française. Ainsi faisait Virgile dans ses Églogues lorsqu’il mettait à contribution Théocrite.

 

Je me figurais que Bernerette (je n’avais pas relu le conte de Musset depuis vingt ans) réveillait avec son chant mélancolique les échos du val d’Aulnay. Je m’aperçois que c’est aux environs de Montmorency que cela se passa. J’en suis fâché. Le val d’Aulnay fut la terre natale d’une belle femme que j’aimai fort jeune, et il est à présent le séjour d’un vieux poète malveillant, malevolus poeta , qui après m’avoir exaspéré, me fit bien rire.

Pierre Dupont

J’ai entendu raconter sur Pierre Dupont une anecdote fort réjouissante.

Ce chansonnier, ami du peuple et de ses revendications, apprit par hasard que Napoléon III professait une grande estime pour son talent. Il en fut flatté, comme de raison.

Or, il arriva qu’un jour, l’empereur vint à passer en carrosse sur le boulevard où Dupont prenait son apéritif à la terrasse d’un café ; et l’on le vit soudain se lever tout ému et se précipiter au-devant des chevaux, en s’écriant :

— Sire, vous êtes le premier des Français !

— Pouah ! pouah ! firenten chœur tous les bohèmes, compagnons du chansonnier, en laissant libre cours à leur envie, sans doute.

Je ne vois rien de répréhensible dans cette conduite de Pierre Dupont. Elle n’entache aucunement sa naïve indépendance. Mais le bonhomme était poète avant tout, et il aimait sa gloire.

Dans le Chant des ouvriers, on trouve celle belle strophe :

Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous vivons avec les hiboux
Et les larrons amis des ombres ;
Cependant notre sang vermeil
Coule impétueux dans nos veines ;
Nous nous plairions au grand soleil,
Et sous les rameaux verts des chênes.

Le soulèvement de la Hongrie en 1848, inspira au chansonnier ces vers sonores :

Ô terre des libres chevaux,
Où des vins le goût est si rare,
Hongrie ! il en faut de nouveaux,
Pour le grand jour qui se prépare !
Selle un cheval éblouissant
Comme les coursiers de l’aurore,
Dans le hanap verse ton sang,
Le grand Kossuth respire encore.

Dupont savait animer gaillardement les roseaux de la flûte champêtre. Dans Les bœufs, dans Les cerises, dans Les sapins, nous pouvons admirer et l’allure et maint détail :

Le sapin brave et l’hiver et l’orage,
Chaque printemps lui fait un éventail ;
Droite est sa flèche et vibrant son feuillage,
L’art grec s’y mêle au gothique travail ;

Ses blancs piliers, un souffle les balance
Sans plus d’effort que les simples roseaux ;
Chœur végétal, symphonie, orgue immense
Qui darde au ciel d’innombrables tuyaux…

Dans La Chanson des foins, les faucheurs prennent un air à la Théocrite, et l’on devine qu’ils commencent leur labeur au chant de l’alouette, pour ne se reposer que lorsqu’elle s’endort :

Prends ta faux, ton bidon pour boire,
Prends ton marteau, ta pierre noire
       Faucheur ! car c’est en juin
       Que l’on fauche le foin…
La faux s’en va de droite à gauche
Avec un rythme cadencé ;
L’herbe, à mesure qu’on la fauche,
Tombe et s’aligne en rang pressé.
***

Dans les salons littéraires et les ateliers où je fréquentais, il y a quelque vingt ans, je rencontrais souvent l’un de ces frères Lyonnet qui furent fameux vers 1860.

Il allait glabre et sublime, et il vocalisait du Pierre Dupont. Mais il semblait suranné ; il n’était pas toujours divertissant.

Un soir qu’il chantait au piano, je me mis à me balancer, sans prendre garde, assez bruyamment, sur un rocking-chair. Le vieil artiste se leva et s’approcha de la maîtresse de céans. Il regarda dans le vide, puis il dit tout bas, en me désignant :

— Ce jeune homme n’a pas le sentiment du rythme : il se balance à contre-temps !

 

Feu Paul Arène aimait à conter ceci :

Démodés et mis à l’écart, les frères Lyonnet se disaient las et dégoûtés de la vie artificielle du comédien. Ils n’aspiraient qu’à un petit pécule, afin de pouvoir se retirer et finir leurs jours doucement, là-bas, du côté de Saint-Jean-de-Luz, d’où ils tiraient leur race, paraît-il. On donna une représentation à leur bénéfice, qui réalisa une assez jolie somme.

— Eh bien, demandait Paul Arène, en riant, savez-vous ce qu’il advint ? Ayant touché la somme, les frères Lyonnet s’empressèrent de s’installer en plein centre cabot, à Asnières !

Sur Victor Hugo

La Comédie-Française commémore Hugo en reprenant les Burgraves. C’est fort bien.

Cette fantasmagorie, cependant, est peut-être du nombre de ces ouvrages romantiques dont les ornements trop lourds tombent déjà en poussière.

Vous savez que la Comédie avait d’abord voulu, à l’occasion du 108e anniversaire du grand poète, monter le Roi s’amuse. Une querelle inopinément cherchée à M. Jules Claretie fit échouer le projet.

Voilà un contretemps qui nous prive de la joie d’admirer le parfait Silvain. C’est là ce qu’il faut regretter surtout.

Il n’y a pas longtemps, Marion Delorme obtint le plus heureux succès grâce à l’art sublime de Mme Bartet, au jeu brillant de Lambert.

Allons, c’est encore Hernani qui semble le drame le plus valide de Victor Hugo.

Sans doute, par-ci par-là, l’outré, le cocasse même éclatent ; et les personnages ne cessent d’être surpris, durant cinq actes, de leur qualité d’Espagnols. Mais, dans Hernani comme dans le Cid, une sorte de primavera fait épanouir l’élocution et les sentiments.

 

Sainte-Beuve reprochait à Hugo de manquer de ce tact qui fut grec et qui n’est pas moins français. Et il ajoutait qu’il ménageait trop peu ses œuvres théâtrales.

Eh quoi ! Victor Hugo n’était-il point de ces privilégiés pour qui tout devient matière de leur art ?…

 

Feu Renouvier a laissé deux volumes sur Victor Hugo. Dans l’un, il juge le poète, dans l’autre, le philosophe. Dans le premier, les mérites et les vices sont pesés avec soin, et c’est pour aboutir, comme l’auteur lui-même l’avoue, à une apologie.

Renouvier ne se dissimulait point que le romantisme a été une révolution contre la raison, contre les procédés logiques de la pensée et de la composition des idées . Seulement, il estime que puisque, dans le cas, c’est la simple poésie qui entre en jeu, il est bien permis de se montrer moins sévère.

Serait-ce pas une opinion capable de jouer un mauvais tour et de gâter tous les principes d’une critique sérieuse ?

Dans un chapitre très nourri, qu’il intitule : Ignorance et absurdité, Renouvier nous montre Victor Hugo enfant sublime, cherchant à remédier à l’insuffisance de ses études par des lectures où sa fantaisie seule le menait.

« En première ligne — écrit le critique philosophe — des traits d’ignorance de Victor Hugo, dans ses ouvrages, il faut mettre ceux qui portent sur l’histoire littéraire et philosophique, parce qu’ils dénotent à la fois le manque de l’instruction la plus commune des hommes de lettres, une indifférence étonnante sur l’exactitude des applications qu’il fait des noms d’hommes illustres, historiques ou mythiques aux idées, et la persuasion où il est de tomber sur des qualifications justes, d’emblée, du même coup que sur une imagination attrayante, ou sur un mot qui sonne comme il faut. L’habitude a poussé ceci à un point bizarre, dans les ouvrages de sa dernière période. »

Ainsi, pour Victor Hugo, Socrate est lumineux, Zénon triste, et Pyrrhon vague. Les sept Sages de la Grèce se couvrent de nuages, de flots, de brumes et hivers. Quant à Hegel, il est naturellement sombre, et Kant en détresse.

Renouvier croit que si Kant est en détresse, c’est pour rimer avec Lucrèce, que le poète venait d’apercevoir sur une cime.

Ici, le critique, n’étant pas du métier, se fait illusion sur ce qu’on appelle des chevilles, Hugo n’en avait nul besoin.

Mais, continuons à suivre Zénon, le sage fou, qui va rejoindre Gerbert, le pape noir, et cela dans l’infini, qui est leur morne promenoir.

Les lois n’ont point :

   … Depuis les temps de Cyrus, d’Astyage,
De Cécrops, de Moïse et de Deucalion,
Fait un pas hors du lâche et sanglant talion.

Voulez-vous écouter l’Ane ? Il vous dira :

Comment mettre d’accord Jousse, Antoine Studite,
L’homme de cour Sénèque et Jean le troglodyte,
Young, le pleureur des nuits, Wordsworth, l’esprit des lacs
Thalès, Hévélius, Lévèra, Granallachs,
Les gais soupeurs, d’Holbach, Parny, Dorat-Cubière,
D’Argens avec Rancé, qui prend pour lit sa bière…

Le philosophe Renouvier gémit sur cet entassement de noms hétéroclites.

Je veux me déclarer moins choqué que lui et de cette ignorance, et de cette absurdité. Il ne s’agit pas tant d’ignorance, et Victor Hugo était plein de talent. Ce qu’il faut déplorer, c’est la source même d’où jaillissait une pareille poésie, et c’est cela que le bon Renouvier ne voyait pas assez clairement.

 

Dans un morceau de prose de sa jeunesse, Hugo parle de nos meilleurs classiques avec convenance.

Il y a encore là ce tour antithétique qui agace, cette affectation, cette manière qui vint de bonne heure gâter chez Hugo des dons admirables d’écrivain. Mais laissons !

Tout d’abord, il exaltera l’importance de la forme :

« La forme, dit-il, est chose beaucoup plus absolue qu’on ne pense… Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme préférée par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l’homme de génie. Ainsi, chez les grands poètes, rien de plus inséparable, rien de plus adhérent, rien de plus consubstantiel que l’idée et l’expression de l’idée. Ôtez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé. »

Il y aurait à redire sur le détail, et Bitaubé n’empêche pas complètement Homère de se faire jour. Mais il est vrai que la forme est constamment la marque significative, même lorsqu’elle paraît sacrifiée. Et vous entendez bien que j’écarte de la question les petites recettes des escamoteurs de style.

Victor Hugo parle excellemment de Molière, de La Fontaine, de Corneille, de Bossuet, de Pascal et même de Boileau.

Pour Racine, il dit qu’il possède la ligne de Raphaël, aussi chaste, harmonieuse et discrète, quoique d’un goût inférieur ; aussi pure, quoique moins haute ; aussi parfaite, quoique moins sublime…

Voilà comment Racine est égratigné au passage. C’est qu’il a toujours donné de l’humeur au chef romantique. Ne doit-il point, par sa perfection, faire naître un secret dépit, une jalousie presque inconsciente ? J’aimerais ce sentiment chez Hugo14.