(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Milton »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Milton »

Milton

Milton, sa vie et ses œuvres, par M. Edmond de Guerle.

I

Pourquoi Milton ?

Pourquoi ce travail, qui semble sortir de terre, sur Milton ?… Qui pense à Milton, à cette heure, dans ce monde moderne, attelé aux plus âpres besognes, qui n’est ni religieux, ni poétique, — tout ce que fut Milton, — et qui, tas de fourmis en travail, passe au pied de la statue des plus grands hommes sans avoir même le temps de la regarder ?… L’auteur de cette biographie de Milton, de cette biographie inattendue, qui n’a été demandée, je vous en réponds ! par aucun libraire, avait-il donc fait quelque découverte qui montre, dans le Milton que l’on connaît, un Milton qu’on ne connaissait pas, comme lorsque Thomas Carlyle découvrit les fameuses lettres inédites de Cromwell, qui éclairèrent d’un jour si profond l’individualité complexe de l’homme (… un homme s’est rencontré…) que n’avait pas compris Bossuet, ce Maître en Histoire ?… En 1823, un préposé aux papiers d’État de l’Angleterre, un M. Lemon, trouva, tout en faisant sa charge, parmi les dépêches que Milton avait rédigées dans le temps qu’il était secrétaire d’État au département des affaires étrangères, un large manuscrit latin, qui fut immédiatement publié, par ordre du gouvernement anglais, sous le titre : « Traité de la doctrine chrétienne d’après les seules Écritures (Treatise on Christian doctrine compiled from the Holy scriptures alone) ». Mais le bonheur de rencontrer un manuscrit, oublié et authentique, d’un grand homme, ne recommence pas tous les jours… Quand Chateaubriand nous donna ses quatre grandes pages sur Milton, il l’avait traduit où il allait le traduire, mais après Chateaubriand, le vieux lion littéraire qui essaya d’imprimer ses ongles sacrés sur le poème intraduisible de Milton, y aurait-il quelqu’un d’assez hardi pour vouloir casser les siens sur ce marbre ? Et ce quelqu’un-là serait-il M. de Guerle ?… M. Edmond de Guerle, l’auteur du livre sur Milton dont je cherche la raison d’être, est, si je ne me trompe, d’excellente race de traducteur. Il doit être le parent (et probablement le fils) de ce M. de Guerle mort maintenant et qui traduisit l’Énéide, — à ce qu’il paraît, un chef-d’œuvre. Or, comme bon sang ne peut mentir, M. Edmond de Guerle a peut-être, qui sait ! le projet de traduire plus tard aussi l’œuvre de Milton ? Et si cela était, son livre ne serait plus qu’une manière de pressentir et de préparer l’opinion, et de repassionner cette gloire froidie dans laquelle il a donné le coup de fourgon qui tire du brasier encore un dernier flamboiement.

Mais non ! toutes ces suppositions sont vaines. Nulle découverte récente ne s’est faite sur le vieux grand Classique anglais. Nul projet de traduction ne transpire dans le livre de M· de Guerle. Il reste donc, ce livre, dans les circonstances extérieures de la publicité, absolument sans raison d’être. Mais c’est justement ce qui m’en plaît… C’est le livre de l’amour et de la réflexion solitaires. C’est un livre désintéressé du moment présent et qui ne relève que de la préférence et du choix de son auteur. Quand M. Taine écrivait son Histoire de la littérature anglaise, il ne pouvait pas, lui, éviter Milton. Le poète du Paradis perdu tient une place trop éclatante dans l’Histoire littéraire de son pays pour ne pas crever les yeux, comme un soleil. Mais un livre sur Milton seul, et tiré de Milton seul, comme il tira lui-même son traité de la doctrine chrétienne de l’écriture seule (alone), on pouvait très bien ne pas le faire. Qu’y aurait-il eu de moins dans la gloire de Milton ?… Mais, que voulez-vous ? l’admiration, cette fille de l’amour, agit comme l’amour, sans regarder aux conséquences. M. de Guerle ne s’est pas demandé si le moment était favorable pour publier son volume : il l’a publié. Il s’est pris d’admiration pour Milton, à part de son siècle et aussi à part des théories du nôtre, et de cela — de ces deux à-partés — il est sorti un livre droit et simple, grave et renseigné, très heureusement pensé par places, et partout écrit avec une ampleur un peu traînante et un peu lourde, mais de cette lourdeur, que je ne crains pas, qui tient à l’étoffé du style et que l’on pourrait comparer à celle d’une draperie de velours.

II

Tels sont les mérites qui sautent aux yeux d’abord et qui ne tardent pas à les captiver, de cette biographie critique de Milton : une simplicité mâle et une droiture saine et forte, sans aucun des contournements de la pensée moderne et des affreuses loucheries des faiseurs de philosophies de l’Histoire. Dès les premiers mots de son livre, M. Edmond de Guerle déclare avoir peu de goût pour les théories avec lesquelles on explique présentement les grands hommes, en les diminuant ; car tout est jaloux dans un temps envieux, même les théories. Avec la largeur et l’élévation de son bon sens, M. de Guerle ne doit évidemment se fier ni à la théorie représentative, qui fait des grands hommes la représentation des petits, — de sorte qu’on peut se demander, dans cette théorie, combien de sots il faut pour faire un homme de génie, comme on se l’est déjà demandé pour faire un public, — ni non plus à cette théorie des milieux, ramassée partout, car elle triomphe partout, et que M. Taine, à force de la pousser et de l’exagérer, semble avoir prise à son compte. Non ! En racontant la vie de Milton, c’est Milton — et pas plus — que M. de Guerle a prétendu nous donner ; c’est cette toute-puissante unité humaine qui s’appelle Milton, et qu’il compare, dans sa préface, non sans éloquence, au chêne tordu et dépouillé qui s’élève seul sur une colline aride et désolée, dans le plus saisissant des paysages de Ruysdaël.

Il n’arrangera donc pas, soyez-en bien sûrs ! il n’organisera donc pas à froid de soi-disant influences qui auraient agi sur le génie de Milton. C’est la vie pour la vie de Milton qu’il va nous dire, la vie pour la vie et pour son détail, — et non pour faire de cette vie la cause du talent de Milton et pour retrouver dans son talent l’empreinte de cette vie tout entière. Quand il arrivera à l’examen du Paradis perdu, il ne mettra pas, bon gré mal gré et de force, et en faussant tout autour de soi pour l’expliquer, toute l’Angleterre politique et sociale du temps de Milton dans ce poème, qui n’eut d’autre source que la Bible, entrée dans la tête d’un grand poète. Comme M. Taine, le dernier critique de Milton, il ne dira, certes ! pas que « le ciel de Milton n’est qu’un Whitehall de valets brodés ; son Dieu, un roi constitutionnel avec une barbe à la Van Dyck ; le Verbe Créateur, un prince de Galles ; Adam, un jeune homme sorti récemment de l’Université d’Oxford ; Ève, une jeune miss anglaise, bonne ménagère… ». Il se gardera comme du feu, lui, le cerveau bien fait, de ces éblouissantes sottises qu’un siècle moins sot que le nôtre aurait outrageusement sifflées, et, pur de toutes ces inepties prétentieuses, son livre sera certainement la meilleure réponse qu’on puisse faire, par le temps qui court, aux interprétations critiques et aux systèmes de tant de pédants affolés ! Et il y répondra, ce livre solide, très intéressant et qui n’est que vrai, non pas seulement par la simplicité de sa conception et ses développements naturels, mais par le fond même du sujet qu’il traite : car s’il fut jamais un homme d’une originalité assez profonde pour résister à toutes les influences extérieures que le Matérialisme, la Bête de ce temps, voudrait faire tout à l’heure si puissantes, ce fut Milton.

III

Milton, en effet, c’est l’originalité victorieuse et immaculée, indestructible et immortelle. Tous les hommes de génie, par cela seul qu’ils ont du génie, ont le don d’originalité. Mais, cette originalité est à peu près chez tous menacée par beaucoup de choses mortelles : l’éducation, l’imitation, les préjugés, les circonstances, la recherche et la vanité du succès, les passions, qui ne sont pas toutes dans le sens du développement de nos facultés, que sais-je encore ? — bien des tempêtes et jusqu’à des souffles peuvent altérer, affaiblir, emporter et faire entièrement disparaître cette originalité, le plus profond et le plus frappant caractère du génie Mais l’originalité de Milton était de celles-là que rien ne pouvait entamer. Il n’en fut jamais de plus forte, de plus décisive, de plus tenace et de plus vivace. L’irrésistibilité de la vocation du génie est toujours en raison directe de son originalité… La vocation poétique de Milton fut révélée par ses premières œuvres de jeunesse, mais elle fut arrêtée et suspendue par toute une vie de travaux et de préoccupations contraires. Et cependant elle éclata, à la fin, quand personne n’y pensait plus, par cette détonation foudroyante du Paradis perdu, qui remplissait, quelques années après la mort du poète, tous les échos de l’Angleterre. Les poètes poussent partout, quand ils sont vigoureux, mais aucun poète sous le tournant du soleil ne l’a mieux prouvé que Milton, et on peut l’étudier comme un véritable phénomène de végétation poétique, ce chêne de rocher que rien, rien n’a pu empêcher de devenir, à l’âge où les hommes les plus forts se cassent, le rouvre du Paradis perdu.

Étudiez-le, ce phénomène, et voyez que d’obstacles s’opposèrent à son développement ! Il était né bourgeoisement, et ce n’est pas dans la bourgeoisie que les poètes doivent naître. Pas de milieu pour ces Immodérés ! (Je parle ici dans l’intérêt de leur génie.) Les poètes sont faits pour être roulés dans la pourpre de la splendeur ou dans les haillons de la misère. L’aisance même, le bien-être, les pieds chauds de la vie bourgeoise, leur sont aussi contraires que son étroitesse, et j’aimerais mieux pour ces adorés de mon cœur le soliveau de l’hirondelle !

Milton n’est qu’un bourgeois anglais, — armorié, dit M. de Guerle, mais peu m’importe ! — et son père, homme soucieux de culture intellectuelle, le fit aussi bien élever à sa façon que le père de Montaigne éleva son fils à la sienne. L’éducation, — excellente pour les gens médiocres, mais inutile et même funeste aux hommes supérieurs, qui, plus tard, sont obligés de faire la table rase de Descartes, — l’éducation prodigieusement forte de Milton fut un des premiers boulets de plomb qu’on mît sur l’aile de son génie. On en fit un pédant monstrueux. On lui apprit huit langues et toutes les sciences du temps, même l’astronomie. On le bourra d’hébreu, de syriaque et de chaldéen. On l’éleva enfin comme un petit Saumaise, et du pédant, on fit bientôt un puritain ! Ainsi, ce n’était pas assez que le pédantisme de la science : on y superposa le pédantisme de la sainteté anglaise, — une horrible sainteté, qui n’a rien ni de saint François de Sales, ni de Fénelon. Milton, ce beau jeune homme qui ensorcelait les femmes, même quand il dormait ; Milton, cet Endymion de la poésie anglaise, auprès de qui une inconnue qui passait quand il dormait sur un gazon laissa les fameux vers :

Occhi, stelle mortali,
Si chiusi m’uccidite,
Aperti, che farete 5 ?

rasa ses magnifiques cheveux bouclés et devint une Tête-Ronde, un théologien argumentant, une bouteille d’encre ! — Pédant deux fois, ce n’était pas assez ; il le fut trois. Il devint pédagogue. Il tint une école et même il aima ce métier, qu’il garda la plus grande partie de sa vie. L’instinct voyageur d’oiseau marin qui est dans tout Anglais, mais qui n’y dort pas, le fît aller un jour en Italie ; mais cet Oswald anticipé, plus sévère que celui du roman, n’y rencontra pas de Corinne. Le futur peintre d’Ève, la céleste et fragile mère du genre humain dans sa fleur, ce Corrège de suavité amoureuse, rigidifié et durci par le puritanisme, on ne lui connut jamais d’amour. Ses passions furent toujours austères, quand il en eut, et il les dompta. Le calme d’une âme forte tomba bientôt sur elles. Marié trois fois successivement, il fut malheureux par sa première femme qui l’abandonna, et les deux autres ne lui constituèrent que le vulgaire bonheur du pot au feu et des chemises reprisées. Ses filles, méchantes pour lui, excepté la dernière, rechignaient, quand il fut aveugle, à lui faire des lectures savantes dans des livres qu’elles ne comprenaient pas. Toujours pédagogue, il leur avait assez égoïstement appris à prononcer des mots comme des perroquets, et cela est dur, même pour des femmes. On conçoit presque l’humeur qu’elles prenaient dans le service de sa cécité sourcilleuse, et qu’elles durent plus d’une fois, ces filles d’aveugle, quand elles lui faisaient des lectures dans des livres sans lumière pour elles, envier le guide mendiant de celui du village, sous la haie d’aubépine, au soleil… Sombrement dévoué à Cromwell, l’homme de plume de la république, Milton n’eut, dans sa vie de devoirs et de fonctions arides, pour toute ressource d’imagination, que sa Bible et son orgue ; car il était musicien, ce poète si profondément, si absolument poète que la prose de ses jours ne tua pas la poésie de sa pensée, qu’elle aurait dû dix fois étouffer !

Et pourtant ce n’étaient là encore que les circonstances extérieures de sa vie, ce n’était là que le milieu, comme on dit maintenant, dans lequel l’âme plonge, prétendent-ils, comme une racine dans la terre. Mais, le croira-t-on ? à ces circonstances extérieures, Milton joignit sa volonté. Cette vie accablante et terrible, à ce qui semble, pour l’imagination d’un poète, il ne se révolta jamais contre elle ; il y a plus : il l’aima et l’étreignit sur son cœur stoïque, qui n’avait besoin ni de se résigner, ni de se consoler. Allez ! Satan, cet Insurgé du ciel qu’il peignit si bien, ce Révolté et ce Désespéré sublime, ce n’est pas Milton. Ce n’est pas dans son âme, à lui, Milton, qu’il en a trouvé les accents !… Cet homme d’affaires et d’enseignement, qui aimait également sa république et son école, qui faisait de la diplomatie, de la politique et de la discussion théologique toute la journée en latin, trouvait cela bon et savoureux.

Les passions de son temps l’avaient pris et pénétré. Controversiste infatigable d’une époque où l’Angleterre était déchirée par tous les genres de controverse, il préféra toujours les ardeurs de l’argumentation et de la dispute, dont il faisait peut-être son héroïsme et sa vertu, aux rêves inutiles de la poésie. Lui, l’ancien chantre du Comus et du Penseroso, il ne courbait pas seulement son génie poétique, dont il devait être sûr, devant un génie théologique qu’il n’avait pas, mais il alla jusqu’à vouloir écraser l’un par l’autre. Il se traita lui-même comme Jupiter traita les Titans. Il mit de sa propre main des Pélion et des Ossa de toutes sortes sur son vrai génie ; il les y entassa ; il les y accumula. Mais le Titan poétique était si fort en lui, qu’au moment même où l’on pouvait le plus le croire écrasé, il se leva tout droit et tout grand en rejetant ces affreuses montagnes qu’il avait empilées sur sa tête, et il apparut à l’Angleterre la fleur magnifiquement épanouie du Paradis perdu à la main !

Certes ! vous chercheriez en vain, dans toutes les histoires littéraires, un exemple plus frappant et plus beau de l’impérissable vocation du génie. Le génie de Milton résistant à la vie qu’il a menée soixante ans et même à la volonté de Milton ! l’impossibilité, même pour Milton, de tuer son génie, d’éteindre en lui cette petite flamme que Dieu seul y avait allumée, heureusement pour lui et pour nous ! Sans le Paradis perdu, en effet, sans cette rose née sur une tombe entrouverte, sans cette production tardive d’une vie dévorée, que serait en réalité Milton, malgré ses soixante ans de travaux, d’efforts, de science et même de renommée, — de cette renommée qui fait du bruit quelques jours, puis qui meurt ?

Sans le Paradis perdu, je vous le demande, que serait maintenant le secrétaire de Cromwell, le polémiste contre Saumaise, le républicain, le saint d’Israël de la République d’Angleterre, l’auteur de la Doctrine chrétienne retrouvée en 1823 et qui ne nous intéresse un peu que parce qu’elle est de l’auteur du Paradis perdu ; car que nous fait, à nous, hommes du xixe  siècle, que Milton fût, aux regards de l’Église protestante, orthodoxe ou hétérodoxe, trinitaire ou unitairien ? Que serait enfin cette vénérable (je le veux bien !) et inflexible Tête-Ronde dont le temps a fait une tête de mort comme des autres, dans le charnier de l’Histoire où elle aurait été oubliée, si elle n’avait été qu’une tête politique et religieuse, et que l’historien, qui n’est, en somme, qu’un fossoyeur, n’aurait peut-être pas reconnue en la roulant sous sa bêche ?·… Mais, avec le Paradis perdu, voilà que tout change d’aspect, en un instant, dans les passions de l’esprit humain. Celui qu’on ne croyait qu’un vieux théologien aveugle devient l’Homère de l’Angleterre, et la mémoire de ce puritain en habit gris, qui serait maintenant évaporée comme les sons de l’orgue dont il jouait, disent les Histoires, près de sa porte ouverte, aux derniers rayons du soir, se fixe en immortalité.

Eh bien, — on en dira ce qu’on voudra, — c’est là un très noble spectacle, et le livre de M. de Guerle, qui nous le donne, nous l’a ravivé ! Cette histoire de Milton, ancienne comme lui, nous a paru nouvelle. Nous lui cherchions une portée pratique au commencement de ce chapitre, mais enfoncer, par l’exemple de Milton, deux cents ans à l’avance, toutes les philosophies actuelles de l’Histoire, n’est-ce pas là déjà une assez jolie besogne ? Et, pourtant, ce n’est encore que la moitié de l’enfoncement. À côté des pédants de la Critique, il y a les pédants de la Politique, — une race nouvelle, — il y a les caporaux de la Démocratie, qui donnent, depuis quelque temps, le mot d’ordre contre la Poésie, qui lui refusent le droit d’exister, à cette sublime fille de la tête humaine, et qui la traitent comme une amusette de peuple enfant, comme un polichinelle cassé. Ah ! les polichinelles, ce sont eux, et c’est à eux que répond victorieusement le livre de M. de Guerle. Consacré à la gloire de Milton et de la Poésie qui le fit si grand, ce livre a cette portée encore. Nous ne lui en cherchions qu’une, et il en a deux !…