(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre II. La commedia dell’arte » pp. 10-30
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(1863) Molière et la comédie italienne « Chapitre II. La commedia dell’arte » pp. 10-30

Chapitre II.
La commedia dell’arte

La comédie italienne est double, elle se divise en deux genres distincts : la comédie écrite en vers ou en prose ou comédie régulière, et la comédie populaire et improvisée, commedia dell’arte. La comédie régulière ou soutenue, comme on disait encore, n’a commencé qu’au quinzième siècle. Elle compte, à partir de cette époque, beaucoup de noms illustres et d’œuvres remarquables. Citons l’Arioste, le cardinal Bibbiena, Machiavel, Ruzzante, Pietro Aretino, Francesco d’Ambra, Ludovico Dolce, Annibal Caro et des milliers d’auteurs qui firent admirer surtout la complication et la singularité des intrigues qu’ils inventaient et les grâces souvent trop libres de leur dialogue.

La comédie de l’art, all’ improviso, paraît avoir toujours existé en Italie ; on la rattache aux Atellanes ; on en retrouve les principaux types dans les fresques de Pompéi et d’Herculanum. On suit assez bien les transformations de ces types à travers le moyen âge, jusqu’à l’époque de la Renaissance, où leur rôle s’agrandit et leur succès prit des proportions nouvelles. Aux quinzième et seizième siècles, la comédie improvisée devint un art très savant qui lutte avec la comédie régulière, qui crée plus que celle-ci des caractères durables, qui laisse dans l’imagination des peuples une trace plus profonde, et qui se vulgarise et se popularise dans toute l’Europe.

Si cette forme de l’art s’est uniquement produite en Italie, c’est que les Italiens ont porté plus loin que tout autre peuple le talent du mime et de l’acteur. « La nation est vraiment comédienne, disait encore le président de Brosses en 1740 ; même parmi les gens du monde, dans la conversation, il y a un feu qui ne se trouve pas chez nous qui passons pour être si vifs. » Ajoutez que dans l’Italie catholique la profession du théâtre fut sans contredit plus considérée qu’en aucun pays du monde ; les princes et les cardinaux témoignaient pour cet art une admiration sans scrupules. Les saints même lui témoignaient une certaine indulgence. On a souvent, cité à ce propos le trait curieux de l’administration de saint Charles Borromée, le grand archevêque de Milan, que M. Ch. Magnin rapporte en ces termes :

« Des récits contemporains, dit-il, nous apprennent que le gouverneur de cette ville ayant appelé, en 1583, Adriano Valerini avec la troupe qu’il dirigeait, fit suspendre leurs représentations, ému par de soudains scrupules de conscience. Le pauvre directeur réclama, et le gouverneur embarrassé s’en remit à la décision de l’archevêque. Le bon prélat donna audience aux comédiens, discuta leurs raisons, et, finalement, les autorisa à continuer leurs jeux dans son diocèse, à la condition de déposer entre ses mains le canevas des pièces qu’ils voudraient représenter. Il chargea de l’examen le prévôt de Saint-Barnaba, et, quand il n’y trouvait rien de répréhensible, le saint archevêque donnait son approbation et signait les canevas de sa main. Louis Riccoboni raconte que, dans sa jeunesse, il avait connu une vieille actrice nommée Lavinia qui avait trouvé dans l’héritage de son père, comédien comme elle, un assez grand nombre de ces précieux canevas revêtus de la signature de Charles Borromée. »

Les Académies, si nombreuses et si influentes en Italie, s’empressaient de recevoir dans leur sein les comédiens et les comédiennes distinguées. Il s’ensuivit que ceux qui embrassèrent cette profession furent souvent des gens bien nés, instruits, poètes et beaux esprits. Il n’est pas surprenant dès lors, qu’ils ne se bornèrent point au rôle d’interprète, qu’ils se chargèrent d’inventer, non seulement le scénario, mais le dialogue. Une imagination vive, un langage souple et harmonieux leur rendaient facile l’improvisation qui était, du reste dans les habitudes de la nation. On comprend donc au milieu de l’épanouissement de tous les arts que faisait fleurir la Renaissance, les progrès de la commedia dell’arte.

Elle partit des tréteaux, des parades de foire des mascarades et divertissements de carnaval, cela n’est pas douteux. Les bouffons et les masques créèrent les types qui allaient se perpétuer et devenir bientôt cosmopolites. En même temps qu’ils conservaient les souvenirs et souvent les costumes et les attributs des grotesques antiques, ils inventaient des caricatures nouvelles, des parodies satiriques. Chaque province, chaque ville concourait à la fête, fournissait son personnage. Les villes d’université comme Bologne enfantèrent tout naturellement le docteur, le pédant ridicule, dont chaque mot est une délicieuse ânerie ; les modèles n’étaient pas rares dans un temps où l’engouement pour les lettres grecques et latines dégénérait aisément en folie ; c’était l’époque où Philelphe le Florentin et Timothée entamaient, à propos de la force d’une syllabe grecque, une querelle acharnée, dans laquelle le dernier jouait et perdait sa grande barbe et en mourait de chagrin. La commerçante Venise caricaturait le vieux marchand, tantôt magnifique, tantôt avare, vaniteux, galant et toujours dupé, et créait messer Pantalon. Les Espagnols fanfarons, maîtres de la plus grande partie de l’Italie, firent ressusciter le Miles gloriosus de Plante, le capitan, le matamore, qui jouit d’une si longue popularité. Quant aux fourbes, les Napolitains en particulier n’en laissaient pas perdre la race, ils étaient bien capables d’enrichir la fertile lignée des valets intrigants et impudents du théâtre antique3.

3. — Pantalon.

 

4. — Le Docteur.

 

5. — Le Capitan.

 

6. — Le Zanni.

 

Les personnages du Niais, du Badin durent sans doute le jour aux rivalités de cités voisines ; c’est ainsi que dans nos cantons nous voyons courir d’intarissables plaisanteries sur les habitants de telle bourgade ou de tel village, devenus, on ne sait trop pourquoi, les héros de tous les bons contes qui se font à vingt lieues à la ronde. Si nos villageois avaient le génie de la comédie, ils en feraient des masques comme les Italiens. En Italie, de petites villes, comme Bergame ou Bisceglia, eurent le privilège de fournir les meilleurs types de la bêtise comique toujours mêlée d’un peu de malice et de ruse.

Tous ces personnages ramassés sur la place publique, la commedia dell’arte les mit en scène et les fit servir au divertissement, non seulement du peuple, mais des cours les plus brillantes et des plus doctes académies. Comme on le voit, cela formait déjà un certain ensemble : on avait le docteur, le capitan, messer Pantalon, les zanni, valets fourbes ou imbéciles, Brighelle, Arlequin, Scapin, Mezzetin, Covielle, Pierrot, etc.

Il fallut se compléter par les couples amoureux, autour desquels s’agite nécessairement toute action comique : les Horace et les Isabelle se joignirent aux masques bouffons. Les suivantes au minois éveillé, les Francisquine et les Zerbinette firent face aux valets, et les aidèrent à tromper et à exploiter les vieillards. On fut dès lors en mesure de jouer des comédies aussi intriguées qu’on pouvait le souhaiter dans le pays de l’imbroglio.

Tels furent les principaux rôles dont la Comédie de l’art se composa d’abord. Ces rôles sont fixés d’avance, invariables comme les masques, comme les costumes qui appartiennent à chacun d’eux. Dès qu’on aperçoit la terrible moustache du capitan, on est assuré qu’il va se livrer à d’extravagantes fanfaronnades. La robe noire du docteur apparaît-elle, on doit s’attendre à le voir appliquer des sentences à tort et à travers et estropier du latin. Si Brighelle montre son museau pointu, préparez-vous à le voir ourdir quelque trame perfide ; ainsi de suite. Chacun reste fidèle à son rôle. La comédie se joue comme avec les pièces connues d’un échiquier.

Ce n’est pas, bien entendu, que ces types ne varièrent jamais, suivant les époques et suivant les acteurs qui les adoptèrent successivement. Ainsi le zanni Arlequin, qui à l’origine était niais et balourd, fut doué par la suite d’un esprit assez vif. Mais c’étaient là des modifications une fois faites, qui duraient toute la vie du comédien qui avait le talent de les imposer au public. De même beaucoup d’autres personnages furent introduits dans le groupe primitif par des acteurs originaux, par des bouffons populaires. Mais les masques consacrés par la tradition l’emportèrent toujours, et toujours aussi ils gardèrent quelque chose de leur physionomie première et de leur première origine : à Paris, au dix-septième et au dix-huitième siècle, le docteur parlait encore le dialecte de Bologne et Arlequin le dialecte de Bergame.

Cette persistance de chaque acteur dans son personnage rendait plus facile l’obligation d’improviser le dialogue, ce qui était, comme nous l’avons dit, une condition essentielle de la Comédie de l’art. Chacun pouvait se faire un fonds plus ou moins riche de traits conformes à son caractère. « Les comédiens, disait Niccolo Barbieri, étudient beaucoup et se munissent la mémoire d’une grande provision de choses : sentences, concetti, déclarations d’amour, reproches, désespoirs et délires, afin de les avoir tout prêts à l’occasion, et leurs études sont en rapport avec les mœurs et les habitudes des personnages qu’ils représentent4. » Ainsi, l’on verra l’un des capitans les plus renommés, Francesco Andreini, publier ses Bravure, ses bravacheries, divisées en plusieurs discours.

L’esprit devait d’ailleurs se plier, se façonner à ce rôle perpétuel, et l’on finissait par entrer sans doute dans la peau de son personnage. Cela n’eût pas suffi toutefois pour empêcher la confusion de s’introduire dans la comédie, si les péripéties n’en avaient été réglées d’avance. L’usage s’établit donc d’écrire le sujet et le plan de la pièce. Ces canevas furent plus ou moins développés : ils se bornaient parfois à un sommaire très précis, que l’on affichait dans les coulisses et que les acteurs pouvaient consulter avant d’entrer en scène. Parfois aussi, lorsque les pièces devinrent très compliquées, très chargées de personnages et d’incidents, les canevas entraient dans tous les détails de l’action ; la trame était tissue avec soin ; à l’acteur d’y broder les arabesques d’une libre fantaisie, suivant la disposition du moment et celle que montrait le public.

Les acteurs de la Comédie de l’art n’avaient pas seulement, pour vaincre les difficultés de l’improvisation, l’avantage d’une longue préparation, d’une préparation de toute leur vie. Ils possédaient d’autres ressources. Ils étaient, pour la plupart, des mimes très exercés. Les jeux de physionomie, les postures, les gestes tenaient une grande place dans leur talent. Il était déjà question, au temps du roi Théodoric, de ces histrions « qui donnaient autant de soufflets et de coups de bâton qu’ils débitaient de paroles, et qui faisaient plus rire par les grotesques mouvements de leur corps que par les saillies plus ou moins heureuses de leur esprit ». Les Pantalon et les zanni descendaient en ligne directe de ces histrions. Souvent les sauts, les pirouettes, les culbutes leur tenaient lieu de réplique. Les bastonnades n’étaient pas ménagées. La plupart des acteurs fameux de la commedia dell’arte furent des gymnastes de premier ordre ; ils durent leur réputation autant à leurs tours de force ou d’adresse qu’à la vivacité de leurs reparties. Fiurelli (Scaramouche), à quatre-vingt-trois ans, donnait encore un soufflet avec le pied. Thomassin (Tommaso-Antonio Vicentini), le fameux Trivelin du dix-huitième siècle, lorsque, valet de Don Juan, son maître l’obligeait à faire raison à la statue du commandeur, faisait la culbute, le verre plein à la main et retombait sur ses pieds sans avoir répandu une goutte de vin. Il faisait, en dehors, le tour des premières, secondes et troisièmes loges, exercice si périlleux que le public, tremblant pour la vie de cet acteur, l’obligea d’y renoncer.

Ils étaient, en outre, habiles à amuser les spectateurs avec des lazzi, expression technique qui désignait moins des bons mots, comme nous l’employons en France, que les fantaisies pittoresques de la pantomime. Voulant donner la définition de ce qu’on entendait par ce mot, qui, étymologiquement, veut dire liens (lazzi, parole lombarde, au lieu de lacci, parole toscane), Riccoboni se sert de l’exemple suivant : « Dans la pièce d’Arlequin dévaliseur de maisons, Arlequin et Scapin sont valets de Flaminia, qui est une pauvre fille éloignée de ses parents et qui est réduite à la dernière misère. Arlequin se plaint à son camarade de sa situation et de la diète qu’il fait depuis longtemps. Scapin le console et lui dit qu’il va pourvoira tout : il lui ordonne de faire du bruit devant la maison. Flaminia, attirée par les cris d’Arlequin, lui en demande la cause. Scapin lui explique le sujet de leur querelle. Arlequin crie toujours et dit qu’il veut l’abandonner ; Flaminia le prie de ne point la quitter et se recommande à Scapin qui lui fait une proposition pour la tirer honnêtement de la misère qui l’accable. Pendant que Scapin explique son projet à Flaminia, Arlequin, par différents lazzi, interrompt la scène : tantôt il s’imagine d’avoir dans son chapeau des cerises qu’il fait semblant de manger, et d’en jeter les noyaux au visage de Scapin, tantôt il feint de vouloir attraper une mouche qui vole, de lui couper comiquement les ailes et de la manger, et choses pareilles. Voilà le jeu de théâtre qu’on appellelazzi. Ces lazzi interrompent toujours les discours de Scapin, mais en même temps ils lui donnent occasion de les reprendre avec plus de vigueur. Ces lazzi, quoique inutiles à la scène, parce que si Arlequin ne les faisait pas, l’action marcherait toujours ; quoique absolument inutiles, dis-je, ne s’éloignent point de l’intention de la scène, car, s’ils la coupent plusieurs fois, ils la renouent par la même badinerie qui est tirée du fond de l’intention de la scène. »

Les lazzi auraient dû, en effet, être toujours suggérés par la situation ou tout au moins d’accord avec elle. C’était là une règle qui dans l’usage souffrait de nombreuses exceptions ; on les prodiguait à tout propos et souvent hors de propos.

En résumé, la commedia dell’arte se retrouve partout sous sa forme première ; comme tous les arts, elle a sa période instinctive. Dès qu’un pitre s’installe sur la place publique et y débite des facéties de son cru, dès que l’esprit d’imitation suscite des grimaciers ou des mimes, elle existe, comme la statuaire existe dès qu’on essaye de pétrir l’argile ou de tailler la pierre, comme la musique existe dès qu’on essaye de moduler les sons de la voix. Elle ne devient un art que lorsqu’elle prend conscience d’elle-même, qu’elle se systématise, obtient des effets voulus, et se propose un but. Mais elle est évidemment le dernier mot de l’art dramatique. La distinction de l’auteur et du déclamateur est un procédé imparfait, qui n’a d’autre raison d’exister que l’insuffisance de la nature humaine. L’idéal est celui que chercha à réaliser la commedia dell’arte, en réunissant dans la même personne le poète et celui qui se charge de faire vivre ses fictions.