(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « I. Saint Thomas d’Aquin »
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(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « I. Saint Thomas d’Aquin »

I. Saint Thomas d’Aquin1

I

Si l’Académie des sciences morales et politiques n’avait pas pris sur elle de mettre au concours saint Thomas d’Aquin et sa doctrine, quel livre ou quel journal, avec la superficialité de nos mœurs littéraires, eût osé jamais parler d’un tel sujet ? Aucun, sans nul doute. Quoi ! saint Thomas d’Aquin ! un saint et un scolastique ! Oh ! certes, il ne fallait rien moins que la prépondérance de l’Académie des sciences morales et politiques sur l’opinion pour faire de saint Thomas d’Aquin une actualité. Son livre immense, — qui s’appelle la Somme, et qui assomme, — sifflotait un voltairien au siècle dernier, — serait majestueusement resté dans cette gloire rongée d’oubli, où le nom de l’homme se voit encore, mais où ses idées ne se voient plus.

Des idées de ce grand homme d’idées, qui s’en occupe en effet depuis deux siècles ? Qui en a pris souci depuis que Descartes et Bacon ont saisi le monde moderne et l’ont confisqué ? Qui en parle ? Qui voudrait en parler ? Pour en parler, il faudrait être prêtre et entre prêtres ! Mais entre laïques, instruits, positifs, de leur temps, allons donc ! C’est matière de bréviaire, aurait dit Rabelais. On n’en dit mot ou l’on s’en moque. Tout au plus peut-être, parmi les moqueurs, quelqu’un de poli et d’indulgent pour les stupidités du Moyen Âge se risquerait-il à rappeler le mot du bon Leibnitz (qui voyait tout en beau, d’ailleurs) sur cette scolastique dont le fumier a des parcelles d’or. Ce serait là tout. On n’est pas Hercule. On ne tracasserait pas ce fumier davantage et l’or s’y morfondrait, en attendant les coqs qui trouvent des perles… dans les fables, si l’Académie n’y avait bravement lâché les siens.

Grâces soient donc rendues à l’Académie ! Le silence, gardé deux siècles durant, sur l’un des plus fiers livres qu’ait produits non le génie d’un homme, mais le génie des hommes, était en vérité par trop honteux, et c’est être délivré de la honte que d’être autorisé à en parler aujourd’hui, sans qu’on vous jette une soutane sur la tête pour mieux enterrer vos admirations arriérées ! En plaçant l’examen de la doctrine de saint Thomas d’Aquin parmi les examens de son programme, l’Académie a obéi, volontairement ou involontairement, à cet esprit historique qui est la force de cette époque sans invention et livrée à tous les rabâchages de la vieillesse !

Quand le génie de l’invention s’éteint, le génie de l’histoire s’éveille, et c’est ce génie de l’histoire qui devra, dans un temps donné, ramener avec respect les yeux des philosophes officiels sur les idées et les systèmes honorés le plus longtemps de leur mépris. Quoi qu’il en puisse être, du reste, réjouissons-nous de ce qui arrive. Réjouissons-nous de ce que, grâce à l’initiative de l’Académie, nous puissions parler, sans être moine et à d’autres qu’à des moines, d’un des plus grands esprits du temps passé, qui eut le malheur moderne d’être moine. En d’autres termes, disons qu’il est heureux que saint Thomas d’Aquin rentre par cette petite porte dans le monde qu’il a autrefois rempli de sa renommée, — et par cela seul qu’il s’est trouvé à Paris, en l’an de grâce 1858, un monsieur Jourdain à couronner !

Et ce n’est point une ironie. N’allez pas croire que nous voulions rire de ce monsieur Jourdain qui fait de la prose, mais qui le sait…

N’allez pas vous imaginer que nous nous inscrivions en faux contre sa couronne. Non pas ! Il la mérite et il l’a méritée si bien qu’on s’étonne quand on connaît le train infortuné de tous les mérites, que l’Académie la lui ait donnée. Ce que nous voulions seulement poser aujourd’hui, c’est l’incroyable singularité, bien honorable pour notre siècle, qui exige que le nom de saint Thomas d’Aquin soit couvert par celui de M. Jourdain, pour qu’on se permette d’en occuper l’opinion ! Et nous ne déclamons pas. Nous n’exagérons pas. Ceci est un fait.

Bien avant que M. Charles Jourdain eût été mis au monde par l’Académie des sciences morales et politiques, il se faisait, depuis 1854, une traduction de la Somme de saint Thomas, texte latin en regard, avec notes, commentaires, éclaircissements et toute l’armature nécessaire à un pareil vaisseau en matière de livre ; et qui l’a annoncée ? Personne. Quel est le lettré de ce temps où les Mémoires de mademoiselle Céleste Mogador trouvent des plumes galantes qui en écrivent, quel est le lettré qui, par un mot, ait seulement donné une idée juste de ce beau et utile travail de bénédictin que M. Lachat a entrepris, et qui devrait honorer la littérature du pays où il s’est produit ?… qui, excepté les clercs, comme on disait au moyen âge, sait quelque chose de cette édition princeps dont il a déjà paru plus de dix volumes en quatre ans ?

Et qui saurait sans moi que Cottin a prêché !

disait Boileau avec un orgueil qui n’en devait guère donner au pauvre Cottin ! « Et qui saurait, sans moi, qu’après tout saint Thomas d’Aquin n’était pas un cuistre ? » peut se dire l’Académie avec un orgueil moins cruel, elle qui, aujourd’hui, la main étendue sur la tête de M. Jourdain, son lauréat et l’interprète de sa pensée, nous assure solennellement que saint Thomas d’Aquin, toute réflexion faite, avait vraiment de la philosophie dans la tête, quoiqu’il fût… un théologien !

II

Tel est, en effet, tout l’esprit et toute la portée du travail que M. Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d’Aquin, l’Aristote du catholicisme (mais du catholicisme, voilà bien ce qui gâte un peu l’Aristote !) fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux non pas d’or, mais d’idées, de la philosophie contemporaine ; montrer qu’on peut très bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète avec tous ses compartiments, et que le monde d’un instant qui l’a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l’univers, ne fut dupe ni de l’illusion ni de l’ignorance, demander enfin pardon au dix-neuvième siècle pour une telle gloire, voilà le programme de l’Académie et le livre de son lauréat.

Cela n’est pas très ambitieux, n’est-ce pas ? et même cela se contente d’être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d’ensemble, qui concentra dans une colossale unité la science divine et la science humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous ? Tout est relatif. C’est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela, il y a seulement quelques années ? Saint Thomas d’Aquin exalté dans une académie de philosophes, M. de Rémusat rapportant ! Publié aujourd’hui sous la forme de deux gros volumes in-8º, le travail de M. Jourdain s’ajuste aux proportions du cadre tracé par l’Académie.

L’auteur a l’esprit de sa consigne. Il n’est téméraire ni pour personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu’il ne soit pas un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d’en être un, et un lion aussi ! On lui souhaiterait encore, — comme Covielle, — que son rosier fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains, dès qu’il a touché à la théologie, il n’efface pas du moins sur son front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de l’Académie, il se dit chrétien avec une honnête rougeur.

Car il est chrétien. Il est bien un peu payen aussi, et de famille payenne, par-dessus le marché, ami de son temps, mais il est épris d’une chrétienne qu’il veut faire accepter par les siens. Son livre est très diplomatique. C’est un plaidoyer insinuant, adroit, — accordant quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance philosophique avec des airs aimables, — on quête toujours dans un sac de velours, — indiquant des rapports étranges et bons entre la philosophie de saint Thomas d’Aquin et les philosophes modernes, et poussant à ce qu’on se prenne la main et qu’on s’embrasse. Le procédé de M. Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d’une main tout doucettement ce qu’il a donné de l’autre avec un grand geste, et ce qui suit va le faire comprendre :

Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l’Université pour entrer à l’Académie dont il a voulu le prix qu’il n’a pas manqué, ayant par conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles pour l’Église, M. Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.

Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et en vertu de sa modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l’amiable entre la Scolastique et la Philosophie, entre les ténèbres du Moyen Âge et les lumières de cet Âge-ci, entre la foi et la raison…

Les esprits absolus n’accepteront probablement pas les décisions onctueuses, gracieuses et officieuses de M. Jourdain, car les esprits absolus n’acceptent rien et veulent tout prendre, mais l’Académie les a acceptées. Qui pourrait s’en étonner n’aurait pas lu M. Jourdain ? Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l’avantage d’être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune des écrivains actuels ! M. Jourdain n’a ni une seule expression pittoresque, ni une seule expression incisive, ce qui serait une indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu qui se démène, — rendons lui cette justice, — pour être juste, il reste milieu, mais non juste, à peu près en toutes choses, et c’est par là qu’il a triomphé ! Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et doux que l’abstraction a blanchi encore, il n’a fait aucun mal aux yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous apprécié infiniment cette flanelle…

Certainement, pour manquer le prix, il fallait s’y prendre de toute autre manière. Mais M. Jourdain n’avait pas l’ambition de manquer le prix avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l’aperçu, et une décision dans la pensée, qui n’était pas dans les plans de M. Jourdain, eussent-ils été dans ses puissances. M. Jourdain, ne nous y trompons pas, est de naissance comme d’état un philosophe. C’est un philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le père eut autrefois aussi son prix d’académie, et qui a voulu continuer cette gloire paternelle… Certes, ce n’est pas avec de telles préoccupations que l’on peut dépasser par la fierté ou la soudaineté de l’aperçu, par l’indépendance, par un style vivant et anti-officiel, les conditions du programme de l’Académie, cet établissement de haute bienfaisance littéraire qui n’existe que pour mettre en lumière les talents qui, tout seuls, ne s’y mettraient pas.

III

Nous l’avons dit déjà, du reste, le défaut du programme de l’Académie était d’être par trop exclusivement philosophique, quand il s’agissait d’apprécier un homme qui, comme saint Thomas, était un grand théologien, bien avant d’être un grand philosophe. La gloire de celui qui fut appelé l’Ange de l’école, son influence inouïe sur un temps où la foi primait encore la raison, sa préoccupation perpétuelle et absorbante des intérêts de l’Église, et jusqu’à son genre de génie, qui ne fut vraiment original que par sa souveraine certitude et la toute-puissante clarté de son orthodoxie, furent une gloire, une influence, une préoccupation et un génie, essentiellement théologiques. Si saint Thomas d’Aquin n’avait été qu’un philosophe, il nous aurait décalqué Aristote avec une telle exactitude, qu’on aurait dit qu’ils n’étaient deux, ces immenses Ménechmes cérébraux, que parce qu’entre eux, on aurait pu compter les siècles. Saint Thomas d’Aquin, c’est la nature se faisant écho à elle-même, à travers les temps, recommençant un homme comme une création et remoulant un Aristote sur l’exemplaire qu’elle avait gardé du premier. Phénomène étrange dont elle donne rarement le spectacle ! Saint Thomas d’Aquin ne serait donc qu’un tome second d’Aristote, si le théologien, l’homme de la science surnaturelle, ne le frappait pas tout à coup d’une différence sublime, — empreinte éternelle qui empêchera désormais les siècles de confondre cette tête rase de moine avec la tête aux cheveux courts de la médaille du Stagyrite.

Ce qui marque la personnalité de saint Thomas d’Aquin avec une incroyable profondeur, ce n’est pas l’invention. Saint Thomas d’Aquin n’a presque rien inventé. Il semble, lui qui avait fait vœu de pauvreté dans la vie, avoir fait vœu aussi de pauvreté en invention. Mais ce qu’il possède, c’est justement le bien des pauvres, c’est la tradition de l’Église, et, par l’étude théologique dont il a reporté les habitudes sur les choses de la philosophie, la précision et le génie de la formule, tellement claire, dit très heureusement M. Jourdain, qu’elle peut se passer de démonstration ! Les qualités de cet esprit pour lequel on pouvait inventer, mieux que pour personne, le mot d’esprit fort, sont l’énormité de la puissance dans la nuance, la force d’équilibre, la statique, la froideur du front. Croirait-on, si ses œuvres ne l’attestaient, qu’il n’a jamais versé dans le mysticisme de Malebranche au dix-septième siècle, lui, l’homme du treizième et le saint ? N’est-ce pas merveilleux de force et de pouvoir sur soi ?

Du haut des sommets de la métaphysique, saint Thomas d’Aquin peut regarder impunément dans tous les gouffres : le vertige lui est inconnu, il reste impassible. Aussi sa gloire, sa gloire réelle, est bien moins de s’être élevé que de n’être jamais tombé. Un moment peut-être, au commencement de son enseignement, il inclina vers le côté qui est devenu la pente moderne et même la chute ; il alla du connu à l’inconnu, de l’homme à l’ange et à Dieu, mais bientôt il redressa ce faux pli de méthode. Il se ressouvint qu’il était théologien, et il commença son système par la question théologique des attributs de Dieu. Alors la Théologie, comme un aigle qui a enfin toute la poussée de ses ailes, l’emporta vers le monde d’où il n’est jamais descendu. Pendant que la Philosophie cherchait à le retenir en bas, il monta, et telle fut l’indéfectible sécurité, le maître aplomb de cet homme, que les analogies ou, pour mieux parler, les identités de sa pensée avec celle d’Aristote entraînaient, vers les erreurs du péripatétisme, qu’il s’arrêta toujours à temps pour les éviter !

Eh bien ! voilà le théologien dans l’œuvre duquel l’Académie des sciences morales et politiques, qui bat, en ce moment, le ban et l’arrière-ban de la Philosophie en détresse, a donné l’ordre d’aller chercher un philosophe, et M. Jourdain, ce terre-neuve de l’Académie, l’a rapporté. Il nous a donné une analyse très exacte de la théodicée, de la métaphysique et de la morale de l’illustre auteur de la Somme. Il a tourné, en homme qui comprend ces questions et ces langages, dans ce rond d’idées qui ne s’est pas élargi d’Aristote à saint Thomas d’Aquin et de saint Thomas d’Aquin à Kant lui-même.

Impossible de suivre dans un seul chapitre d’un livre comme celui-ci, le détail infini d’un travail exposé à grand’peine en deux volumes, mais ce qui résulte de ce travail, c’est l’inutilité démontrée de la peine qu’on a prise au point de vue des acquêts et des accroissements de la philosophie. Que gagnera-t-elle, en effet, à déclarer l’Ange de l’école un philosophe ?… Elle lui aura ôté ses ailes. Même saint Thomas dans le problème humain, dans l’ordre des connaissances naturelles, ne peut rien quand il s’agit d’ajouter une certitude à celles que l’esprit de l’homme craint de ne pas avoir. Pour être le docteur des docteurs, la lumière et la loi des esprits, l’autorité irréfragable, il faut à saint Thomas d’Aquin, le second Aristote, l’Église, la révélation et l’histoire, c’est-à-dire, tout ce que M. Jourdain aperçoit très bien dans tout le cours de son ouvrage, mais dont il se détourne pour ne pas contrarier l’Académie et… manquer son prix !