(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326
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(1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326

M. EDGAR QUINET96.— Napoléon, poëme. —

Depuis six ans environ, il s’est fait un assez bon nombre de tentatives poétiques pour sortir du genre qu’on pourrait appeler élégiaque, lyrique, individuel, du genre de l’art pour l’art, de ces deux cercles voisins l’un de l’autre et où se dessinent hautement Gœthe et Byron. Il y a eu nombre de tentatives épiques, napoléoniennes, sociales, saint-simoniennes, palingénésiques, humanitaires (tous ces mots ont été employés). Le public, qui ne lit pas ces ébauches plus ou moins téméraires et malheureuses, ne sait pas ce qu’il en coûte pour arriver jusqu’à lui, et dans ces marches forcées de l’intelligence, pour un qui atteint au but ou qui obtient du moins d’être nommé et discuté, combien d’autres tombent obscurément le long du chemin, sans une mention, sans un regard. Les critiques, à qui toutes ces productions hasardées arrivent régulièrement, se taisent le plus souvent, par embarras, par prudence, par certitude de mécontenter tout le monde, s’ils parlent, et de paraître à la fois trop indulgents aux yeux des indifférents, trop sévères au gré des nobles et orgueilleux blessés. J’ai eu entre les mains, sous le titre de Première Babylone, un poëme tout à fait bizarre, par un homme de cœur, M. Desjardins. Plus récemment, j’ai hésité à parler de la Cité des Hommes, poëme incomplet, par un homme de talent, M. Adolphe Dumas. Ce dernier poëme, qui est précédé d’une préface philosophique très-remarquable, dans laquelle l’auteur se porte comme le disciple libre et le continuateur à sa manière des Vico, Condorcet, Bonnet, Fabre d’Olivet, Ballanche, Saint-Simon, etc., ce poëme auquel on ne peut refuser élévation et imagination, réunit en lui toutes les difficultés conjurées de l’idée, de la langue et du rhythme, tous les mélanges de l’individuel et du social, du réel, du mythique et du prophétique ; c’est comme une cuve ardente où bouillonnent, coupés par morceaux, tous les membres d’Éson. L’auteur, qui a plus d’un rapport de ressemblance avec M. Quinet dont nous parlerons tout à l’heure, appartient comme lui à cette génération infatigable et généreuse, pure, avide d’espérance, insatiable de beaux désirs, de laquelle lui-même il a dit en un endroit :

Toute une nation puissante qui s’éprend
Pour le bien, pour le bon, pour le beau, pour le grand ;
Et toute une jeunesse ardente et sérieuse,
Qui pâlit de travail, et, les larmes aux yeux,
Cherchant son avenir, au plus profond des cieux
Suit l’étoile mystérieuse.

On hésite à faire l’aumône d’une louange restreinte, mais sentie, et d’un regret compatissant (lorsqu’elles échouent), à ces vastes ambitions poétiques qui demandent du premier coup un monde tout entier nouveau, qui voudraient doter de leur poésie, comme d’une religion, l’univers, et à qui le rameau de Dante semblerait parfois trop léger. Qu’offrir, en retour de leurs labeurs et dé leurs vœux, à ceux qui vous disent, comme M. Adolphe Dumas :

Quand on s’est mis en tête une idée éternelle,
Qu’on y tient, à son flanc, comme on tient à son aile,
Cela n’est plus possible ! — Un moi mystérieux
Nous pousse ; alors on prend la vie au sérieux :
Plus de jeux dans les prés, plus de frais sous le saule,
Le soir plus de moments perdus en doux propos ;
Il faut douze combats, et puis, pour le repos,
La peau de lion sur l’épaule !
Le monde ne sait pas les sublimes ennuis
Des rêves éveillés qu’on fait toutes les nuits ;
Il ne sait pas, tandis qu’il voue une génisse,
Ce qu’un vers sibyllin coûte à la pythonisse ;
Tandis que le tribun parle et qu’on bat des mains
Au forum, et qu’on lève et le poing et la chaîne,
Elle écrit de son sang, sur ses feuilles de chêne,
Vos grandes annales, Romains !

Si M. Adolphe Dumas avait écrit toujours ainsi, son poëme serait classé autrement qu’il l’est. Jeune au reste, et non découragé, qu’il se venge par de nouveaux et meilleurs efforts ! Ce qui fait, selon moi, la différence entre l’excellent artiste et l’artiste qui manque son coup, est souvent peu de chose au fond, quoique ce soit capital pour le résultat et pour l’effet. Dans les deux vases, le liquide semble le même ; c’est presque le même poids, la même quantité et la même nature de sels ; à quoi tient-il qu’ici le cristal devienne parfait et de diamant, que là au contraire la cristallisation soit confuse ? Cette comparaison doit donner de la modestie aux poëtes qui réussissent, à l’égard de leurs généreux frères qui échouent ; mais elle doit donner aussi à penser à ces derniers : dans les arts, dans la poésie, rien ne dure, rien n’est véritablement beau, sans la qualité de finesse.

Ahasvérus, que M. Magnin a si bien analysé autrefois dans la Revue des Deux Mondes, et que dernièrement M. Enfantin, dans sa lettre à M. Heine, n’a pas mal caractérisé d’un mot en disant que ce n’était qu’un grand espoir, Ahasvérus me semble appartenir à l’espèce de ces poëmes confus dont je parle ; il les résume suffisamment, il en dispense presque, il est le seul qui ait réussi et que le public connaisse. A l’aide de cette courante et fantastique tradition, M. Quinet qui, jusque-là, voyageur panthéiste et rêveur, s’était un peu abîmé en présence de la nature, transporta dans la vue des temps et de l’histoire sa pensée amie des interprétations et des symboles. En abordant aujourd’hui Napoléon, c’est-à-dire le plus grand des individus de ce temps-ci, il cherche, par une éclatante et courageuse épreuve, à confirmer et à continuer l’idée métaphysique qu’il a conçue du développement historique de l’humanité. Nous nous bornerons à examiner le Napoléon, comme poëme, comme épopée littéraire.

Napoléon est-il un personnage d’épopée ? Première question importante, que l’auteur discute dans sa préface, et qu’on peut discuter avec lui, avant de voir comment il l’a résolue dans son poëme. Tous les grands conquérants, les illustres guerriers fondateurs d’empire, ont été dans tous les temps matière à épopée, c’est-à-dire à des récits plus ou moins merveilleux, lesquels, accueillis, grossis par la bouche des peuples, colportés par des chanteurs toujours écoutés :

Pugnas et exactos tyrannos
Densum humeris bibit aure vulgus,

se sont quelquefois résumés et fixés en œuvre durable sous la main d’un poëte de génie. Achille, Alexandre, dans l’antiquité ; dans le moyen âge Attila, Charlemagne, sont dans ce cas. César à Rome, Louis XIV chez nous97, ont échappé à cette légende épique qui tend à se former, comme un nuage, autour du front des grands dominateurs ou conquérants, pour les hausser encore. La raison en est manifeste : ces grands individus, venus à des époques très-éclairées, se sont trouvés de toutes parts entourés et suivis de récits exacts, circonstanciés, de mémoires, de commentaires. Or, Napoléon, parmi nous, n’est-il pas précisément dans cette situation de Louis XIV et de César ? M. Quinet, il est vrai, dit à merveille dans sa préface : « L’époque la plus riche assurément que l’histoire romaine ait présentée à l’épopée est celle où le monde antique parvint à sa plus haute unité sous la puissance du premier des Césars. Que l’on essaye de se figurer, dans la langue prophétique du vie  livre de l’Énèide, tous les intérêts du monde antique rassemblés sur la limite de l’antiquité et des temps modernes, tant de peuples encore primitifs se groupant, avec leurs cultes et leur génie, autour de la louve romaine, dans l’attente du christianisme ; les Gaulois, les Bretons, les Germains nouvellement découverts ; en Orient, les Parthes, les Numides, les vieux et nouveaux empires ; et au faîte de tout cela, César, à l’œil de faucon, portant dans son génie réfléchi tout le génie des temps modernes ; et que l’on dise si l’épopée ne s’est pas trouvée là. Lucain en eut le pressentiment ; par malheur, il fut embarrassé par la guerre civile. La ville lui cacha le monde. » Observons, en passant, qu’un autre inconvénient, tout opposé à celui où se heurta Lucain, serait que l’univers cachât trop l’individu. Quoi qu’il en soit, quand on ne veut pas faire une épopée historique et classique dans le genre de Lucain, mais une épopée qui ait en soi du sacré, du merveilleux et du populaire, essayons de voir quel parti on peut tirer de Napoléon. Il faut avouer d’abord que le tour des imaginations est plus favorable en ce qui concerne Napoléon qu’il ne l’a jamais été par rapport à César et à Louis XIV. Le génie des Romains, comme celui des Français au XVIIe et au XVIIIe siècle, avait un caractère positif qui se prêtait mieux à la politique, à l’histoire, à la philosophie, qu’à la poésie lyrique ou épique. Mais la France, depuis les ébranlements de la Révolution et de l’Empire, a semblé acquérir, du côté de l’imagination et du penchant au merveilleux, une faculté nouvelle. Déjà, en ce qui touche Napoléon, l’admiration fertile des générations survenantes surpasse les bornes de ce qu’on aurait cru possible. Le merveilleux se forme très-vite et à vue d’œil, pour ainsi dire, autour de cette statue posée d’hier. La légende de toutes parts semble déjà commencer et prendre. Les Arabes du désert le saluent sous le nom de Bounaberdi, et en font, dit-on, une espèce d’apparition mystérieuse qui se détache pour eux dans la grande ombre de leur prophète. Un voyageur, qui est allé récemment aux confins de la Norwége la plus reculée, rapporte que, pour ces bons paysans, France et Napoléon ne font qu’un ; ils demandent à tout Français, quel que soit son âge, s’il a servi sous Napoléon ; s’il est vrai que les Anglais l’ont tenu prisonnier dans des souterrains et des cavernes assez pareilles à celles dont il est question dans l’Edda : s’il est vrai enfin que tous ses lieutenants eussent rang de roi. Voilà la saga qui commence. En France même, plus d’un vieux matelot ou d’une vieille paysanne a là-dessus son récit que les jeunes écoutent et croient. On cite un matelot de Dunkerque qui, étant sorti pour la pêche en juillet 1830, et revenant après quelques jours, s’écria à la première vue du pavillon tricolore qui avait remplacé le blanc : « Eh ! bien, Jean, je te l’avais bien dit qu’il n’était pas mort. » Il c’était Napoléon, le Napoléon populaire, celui de la grand’mère champenoise dont il est parlé dans Béranger. On saisit très-bien, dans ces faits qu’on pourrait aisément rendre plus nombreux, des indications et comme des vestiges de ce qui se serait formé en d’autres temps, où le Moniteur, les mémoires, l’histoire, n’auraient pas été là pour rogner les ailes chaque matin à la légende populaire. On voit par là comment les pèlerins du moyen âge ont cru et fait croire au voyage de Charlemagne à Jérusalem, comment un chanoine espagnol a fabriqué naïvement la chronique dite de Turpin, et un moine du midi le livre appelé Philomela. Mais mon objection est celle-ci : pour Napoléon, de pareils essais d’imagination populaire ne doivent-ils pas toujours rester à l’état d’indications, comme de simples vestiges d’une disposition romanesque qui tend à se reproduire, mais qui n’aboutira plus. Il y a des organes développés chez l’enfant qui ne laissent plus qu’une trace légère, curieuse à discerner, mais stérile, dans l’organisation de l’homme. Compter sur cette disposition, la croire féconde, s’y fonder pour développer hâtivement là-dessus une épopée populaire, qui peut-être (quoique j’en doute fort) se composera lentement d’elle-même avec le temps, n’est-ce pas vouloir faire croître en deux ans toute une forêt de chênes ? n’est-ce pas faire un peu comme le Saint-Simonisme qui voulut opérer en une ou deux années une transformation religieuse, laquelle, dans tous les cas, demanderait des demi-siècles ?

Il y a, dans cette portion populaire et légendaire de la gloire de Napoléon, de quoi défrayer au plus quelques chansons merveilleuses, comme l’a fait Béranger dans ses Souvenirs du Peuple, comme il se dispose, dit-on, à le tenter encore dans un cadre habilement choisi. J’attends cette épopée en chansons, et je me fie, pour tempérer le conte et l’exagération populaire, à l’auteur du Roi d’Yvetot, à celui qui a vu le conquérant à son midi et qui ne s’est pas soucié de servir sa gloire désastreuse.

Pourtant je conçois une épopée sur Napoléon, du genre de celle que M. Quinet a si bien indiquée dans sa préface à propos de César. Napoléon aurait toujours ce désavantage, en comparaison de César, d’avoir violé, méconnu, brutalisé l’intelligence98. Du reste, dans cette épopée, la partie d’imagination populaire serait remise à sa place ; elle pourrait se faire jour par endroits, ou circuler dans le tout avec art, mais sans masquer jamais les événements réels et les situations historiques. Il faudrait, en un mot, que le Napoléon de M. de Talleyrand y trouvât son compte aussi bien que le Napoléon de la chaumière champenoise. Ce mélange d’imagination et d’histoire, d’enthousiasme et de sévérité, de récit idéal et de prophétie sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton.

Une telle épopée, on le sent, aurait le caractère des épopées dans les sociétés et les littératures civilisées, c’est-à-dire qu’elle serait d’un homme et non de tous, qu’elle ne se prêterait pas à être remaniée, fondue dans quelque rédaction postérieure. « Pourquoi, » dit M. Quinet en sa préface, « ne reverrait-on pas autour de ce grand objet de l’amour et de la haine de tous une nouvelle lutte de rapsodes ou de trouvères ? » Cette concurrence, qui fait peut-être le prix des thèmes et poésies populaires, est médiocrement favorable, nous le croyons, aux monuments des génies individuels, vastes et consommés ; dans tous les cas, elle cesse du moment qu’un de ces génies a pris possession de l’œuvre et l’a consacrée de son sceau. Mais le temps n’est pas venu évidemment pour qu’une œuvre définitive de ce genre ait pu surgir. La quantité de préludes que nous entendons, la riche matière poétique qu’on broie à l’envi sur ce sujet, au lieu de préparer l’œuvre finale, ne la rendent-ils pas plus difficile ?

Placé entre l’épopée à la Lucain, qu’il ne voulait pas recommencer, et ces indications un peu confuses d’épopée chevaleresque, carlovingienne, vers laquelle, il penche par ses études et le tour de son talent, M. Quinet a donné carrière à ses sympathies de moyen âge, en les relevant et les rachetant par ses vues philosophiques sur l’avenir du monde, sur la guerre dont il voit en Napoléon le dernier grand représentant, et sur la démocratie dont il le considère également comme le héros : « La poésie, dit-il, n’a pas seulement pour but de représenter Napoléon tel qu’il s’est montré aux contemporains. Autrement elle rentrerait dans l’histoire et s’abdiquerait elle-même. Entre Napoléon et nous surgit un élément dont il est impossible de ne pas tenir compte. Cet élément, c’est le temps qui nous sépare de lui. Napoléon nous apparaît nécessairement aujourd’hui dans une tout autre perspective qu’il n’apparaissait aux contemporains. Pour nous, qui ne l’avons pas vu, nous ne pouvons pas nous replacer au lieu précis de la génération qui nous a devancés, sans que nous mettions l’archéologie à la place de la poésie. Les formes sous lesquelles le passé apparaît aux hommes de notre temps, voilà pour le poëte la vraie réalité. » Il semblerait, d’après ce passage, que nous soyons autre chose que les très-proches contemporains de Napoléon. Quoi ? il s’est écoulé depuis sa mort quelque chose comme une douzaine ou une quinzaine d’années ! on a beau dire que ces années sont des siècles : nous tous, gens de trente ans, nous l’avons vu. Or, est-il possible, à une si courte distance, d’idéaliser déjà si absolument, sa figure ? est-il possible de dire (et ce n’est pas seulement ici à M. Quinet, mais à toute une classe d’esprits élevés que je m’adresse), est-il donc permis de s’écrier : « à Napoléon la démocratie ; Napoléon, c’est le peuple ! » A-t-on droit de transfigurer ainsi à bout portant les hommes historiques en symbole ? Comme ces empereurs romains que la mort incontinent faisait dieux, suffit-il à nos personnages historiques de mourir pour être faits tout aussitôt idées ?

Je discute avec M. Quinet quelques-unes des théories sur lesquelles il s’est fondé dans la composition de son poëme, avant d’en venir aux beautés réelles et d’un ordre supérieur que j’aurai à signaler en plus d’un point de l’exécution. Dans ses remarques sur la versification et le rhythme, l’auteur explique comment il a cherché à approprier graduellement les vers de diverses sortes aux diverses parties du poëme, mesurant la familiarité ou la solennité du chant à celle du sujet. Ses réflexions sur cette matière technique, et qui lui était tout à fait étrangère avant l’ouvrage actuel, sont pleines de finesse et d’intention d’artiste. Je n’y contredirai qu’un endroit : « L’harmonie entrecoupée qu’appellent d’elles-mêmes l’ode et l’élégie ne ferait, dit-il, qu’énerver le vers héroïque. Le désordre des assonances dans l’ode de Malherbe convient au trouble réel de la poésie lyrique ; mais le vers épique doit avoir une tout autre constitution ; il doit pouvoir atteindre à tous les effets du dithyrambe sans se permettre aucun trouble apparent ; il faut qu’il ressemble à ces héros qui ne portent jamais sur leurs visages la marque des combats intérieurs. » La distinction est bien ingénieusement exprimée ; mais il m’est impossible de voir dans l’ode de Malherbe autre chose qu’un ordre majestueux et harmonieux, un concours d’avance réglé de justes consonnances. Quoi qu’il en soit, l’auteur dans ses vers a très-vite trouvé son rhythme, son allure, et, en quelque sorte, le trot ou le galop qui conviennent à sa rapide pensée. Il y a des passages (toute la ballade de la Bohémienne) d’une mélodie simple, naïve, monotone, chantante ; mais le plus souvent c’est une rapidité fougueuse, infatigable, effrénée, comme une course des chevaux de l’Ukraine. Le poëte n’a pas inventé, comme on l’a dit, des rhythmes nouveaux ; il n’a imprimé à la versification française aucune modification technique, comme l’ont fait Ronsard, Malherbe, et de nos jours M. Hugo ; mais dans son poëme, au milieu de nombreux hasards et de quelque inexpérience, il a mainte fois monté avec bonheur le char ailé qui se formait de lui-même sous lui.

Des deux grands poëtes qui ont jusqu’ici chanté Napoléon, à savoir Béranger et Victor Hugo, si M. Quinet n’a pas, à beaucoup près, atteint le premier dans le sentiment discret, et justement saisi, de la renommée populaire de son héros, il n’a pas non plus égalé le profil si net, si ferme, si vivement taillé en ivoire ou en airain, qu’en a souvent tracé le second. Il est vrai qu’il faut lui tenir compte, en le comparant avec l’un, du souffle et de l’ampleur continue qu’il déploie ; et en le comparant avec l’autre, de la pensée et de la moralité idéale, qui, bien que parfois nuageuse, tend toujours à racheter ces imperfections de forme. Le Napoléon de M. Quinet a plus d’un beau mouvement cornélien, comme quand il dit :

Deux mondes sont ici, qu’en tout je vois paraître ;
Ou Brutus, ou César, lequel vaut-il mieux être ?
C’est là tout le débat. Brutus, homme de bien ;
César, âme du monde : il en est le lien.
César n’a point d’égal ; Brutus n’a point de vices.
Qu’en penses-tu, mon âme ? Il faut que tu choisisses.
Brutus est la victime et meurt avec sa foi ;
César est le tyran et fait vivre sa loi.
Brutus est la vertu ; César est la puissance.
Mon âme, achève donc, et quitte la balance.
Brutus est le mortel qui survit par hasard ;
César le dieu sur terre… Ah ! je serai César.

Mais, malgré ces simples et graves moments, le Napoléon de M. Quinet est un peu nuageux de profil ; il a quelque chose des héros d’Ossian, ou encore d’un héros de l’Orient nous arrivant par les Niebelungen 99. On ne sait pas bien physiquement où il se termine, où l’homme, l’individu existe véritablement, et à partir de quel endroit le tourbillon d’idées environnantes imite et continue l’image. Je sais qu’on peut dire la même chose de la Béatrix de Dante ; on ne sait trop où la personne, l’amante bien-aimée finit en elle, et où la Théologie commence. Mais pourtant, avec quelle précision italienne, avec quelle netteté lumineuse elle est peinte ! Et aussi, Napoléon était plus positif que Béatrix ; et tout en fondant savamment les vues accessoires et idéales avec la réalité, il aurait fallu que le principal du dessin portât sur celle-ci. Or, d’une part, ce Napoléon a beaucoup du héros féodal ; la multitude d’images de chevalerie qui parsèment la peinture, les termes de fauconnerie qui escortent son aigle impériale, nous figurent plutôt un baron, un conquérant du moyen âge. D’une part, il se dore à l’excès des lueurs fantastiques de l’Orient et se brode à cet endroit d’arabesques sans nombre. Et puis, tout aussitôt, l’idée sociale, prophétique, l’apothéose future de la démocratie en sa personne, se met à percer et à s’étendre. Entre ces trois reflets comme entre trois arcs-en-ciel radieux et pluvieux, entre Charlemagne ou Siegfrid, Bounaberdi et le peuple fait homme, le Napoléon réel, vivant, qu’on a vu, qu’ont connu et admiré ceux de l’Institut d’Égypte, ceux du Conseil d’État et de l’État-major, ce Napoléon-là disparaît trop. L’application détaillée qu’on pourrait faire de ces critiques, en analysant le poëme, se conçoit aisément sans que nous nous y livrions.

Ce qui constitue le mérite, la vie de ce poëme, ce qui place M. Quinet tout d’abord au plus honorable rang parmi les poëtes en vers de nos jours, c’est, après la grandeur de l’entreprise et la longueur de la carrière dont il faut tenir compte, une poésie générale, mouvante, puissante, qui circule dans tout cela, comme l’air sur de vastes plateaux élevés, ou comme l’esprit sur les eaux ; c’est de plus un certain nombre de morceaux très-beaux qui semblent lui assurer une manière. M. Quinet est de tous les hommes celui chez lequel le système que nous avons en partie critiqué nous apparaît le plus identifié avec la nature intime, avec la vie habituelle, avec le tour de la pensée et de l’imagination. Une individualité qui se peint dans ce poëme, peut-être à l’égal de celle de Napoléon, ne serait-elle pas celle même du poëte : poëte généreux, ingénu, au front éclairé et noyé de nobles lueurs, à la poitrine palpitante, à l’imagination inépuisable ? Je vois en lui un neveu errant et quelque peu sauvage de Corneille et de Schiller, de ce dernier surtout, un élève lyrique de Gœrres, qui, pour nous Français, a sans doute trop vécu sur le Rhin, sous les balcons de Heidelberg, et qui n’a pas assez cuvé parmi nous cette première ébriété poétique, laquelle vaut mieux pourtant qu’une clarification trop glacée. La coupe de ma victoire, le vin de mon combat, ces fumeuses images reviennent souvent dans ses vers et accusent précisément l’excès de chaleur de cette poésie généreuse, de cette muse inculte et brave, dit quelque part André Chénier. — Vers 1813, en Prusse et bientôt par toute l’Allemagne la jeunesse teutonique confédérée eut ses poëtes patriotes, ses Tyrtées. La pensée la plus fixe, la douleur de M. Quinet, c’est qu’en 1814 et en 1815 la France n’ait pas eu ainsi sa levée, ses soldats-poëtes. Il a rendu à merveille son patriotique regret dans le beau chant d’invective appelé Aiguillon. Une idée dominante chez le poëte, et celle peut-être qui l’inspire le mieux dans son poëme, est donc le ressentiment de l’invasion, de la double plaie de 1814 et de 1815. Ce mal de faiblesse, d’indifférence, parfois de lâcheté, dans le caractère politique, dont semble travaillé le pays ; ce mal, dont 1814 et 1815 ne furent qu’une des circonstances les plus aggravantes, et dont les causes profondes remontent à des crises bien antérieures, et jusqu’en 91, en 93, au 18 fructidor, au 18 brumaire, etc. ; ce mal-là se concentre tout entier pour M. Quinet dans la double invasion du territoire ; une telle violation lui paraît infamante, presque irréparable. Or, le poëte guerrier que la France n’a pas eu alors, ce teutonique gaulois à opposer aux Uhland et aux Kœrner, c’est M. Quinet ; il se révèle aujourd’hui, et Napoléon est son chant. Ses vers me semblent une levée en masse, indisciplinée, orageuse, ardente ; même lorsqu’il triomphe, c’est par le nombre et l’impétuosité, par la bravoure du talent plutôt que par l’art, à la manière d’une invasion d’Arabes quand il est brillant, d’une invasion de Huns ou de Hulans quand il est sombre : ce ne sont pas des victoires romaines.

Trois morceaux me semblent, entre autres, très-beaux dans ce poëme, où il serait aisé de relever un grand nombre de traits éclatants et de noter aussi des défauts de bien des sortes. La Bohémienne est une véritable ballade, comme nous en avons très-peu en notre langue, comme il n’en faudrait pas faire beaucoup, mais franche, naturelle, fortement composée de dessin, et sachant être noble, touchante et grandiose, sur le ton de la complainte. Le second morceau, très-beau à mon sens, est le Te Deum des morts après Marengo, dans cet intervalle des deux siècles et après la signature de cette courte paix. Rien de mieux imaginé et de mieux senti qu’un tel chant pacifique, miséricordieux et pieux, dans la bouche des morts, tandis que les vivants ignorent ces choses, ne croient à rien, et vont de nouveau s’entre-déchirer :

« Seigneur, fais que ton nom jusqu’à nous retentisse !
Sous les pas des chevaux que l’herbe reverdisse !
Relève les épis foulés.
Donne, donne aux vivants ce que les morts possèdent ;
De frères nouveau-nés qui l’un l’autre s’entr’aident
Remplis les états dépeuplés.
Fais désormais, grand Dieu, les nations jumelles.
Que leur joug soit léger à leurs têtes rebelles,
Comme nos couronnes de fleurs !
Et nous, dans notre nuit, grand Dieu, Dieu des armées,
Nous bénirons ton sceau sur nos lèvres fermées,
Et ta blessure dans nos cœurs. »

Enfin, comme autre exemple heureux et large de la poésie de M. Quinet, j’indiquerai l’Incendie de Moscou. La peinture de cette barbarie demi-orientale, en proie aux flammes et aux hurlements, ces minarets croulants qui, la veille, sous leurs turbans de neige, rêvaient au Bosphore, la grande tour de Saint-Ivan qui, en brûlant et fondant, se tord comme une sorcière penchée sur la chaudière immense, ce sont là de reconnaissables images, des marques solennelles qui sacrent au front le poëte.

Toutefois, Français de la tradition grecque et latine rajeunie, mais non brisée, ami surtout de la culture polie, studieuse, élaborée et perfectionnée, de la poésie des siècles d’Auguste, et, à leur défaut, des époques de Renaissance, le lendemain matin qui suit le jour de cette lecture, je reprends (tombant dans l’excès contraire sans doute) une ode latine en vers saphiques de Gray à son ami West, une dissertation d’Andrieux sur quelques points de la diction de Corneille, voire même les remarques grammaticales de d’Olivet sur Racine ; et aussi je me mets à goûter à loisir, et à retourner en tous sens, au plus pur rayon de l’aurore. le plus cristallin des sonnets de Pétrarque.

— C’était la mode alors chez tous nos poëtes de préconiser le premier Empire et de faire l’apothéose de Napoléon ; Béranger, Hugo, M. Thiers à sa manière, n’y ont pas manqué. Dernièrement un spirituel écrivain, M. Prevost-Paradol (dans le Journal des Débats du vendredi 4 décembre 1868) a soutenu la thèse que tout ce concert d’éloges, y compris le rappel des cendres de Sainte-Hélène, n’avait été pour rien ou presque rien dans le réveil napoléonien du second Empire. Il est permis de douter de cette assertion si absolue ; mais assurément elle peut s’appliquer au Napoléon de M. Quinet. Ce poëme, malgré la bonne volonté de l’auteur, fut à peu près comme non avenu ; il est innocent de tout ce qui a triomphé depuis et que l’auteur a été des premiers à réprouver et à maudire. C’est pourtant singulier et piquant que nous qui, en 1836, étions si peu chaud pour les souvenirs du premier Empire, nous ayons si franchement accepté le second, non point par enthousiasme sans doute, mais par bon sens, et comme la solution pratique la meilleure aux difficultés où était alors engagée la France, et que nous nous trouvions aujourd’hui si à distance des poëtes qui n’avaient cessé, durant toute leur jeunesse, de préconiser et de chanter, que dis-je ? de hurler et de mugir sur tous les tons et à tue-tête la gloire de Napoléon. Ce qui peut diminuer peut-être l’étonnement, du moins en ce qui nous concerne, c’est qu’à l’exemple de la grande majorité de la France nous n’avons si vivement épousé le second Empire que parce qu’il s’annonçait dès son début comme devant différer notablement du premier.