(1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « J.-K. Huysmans »
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(1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « J.-K. Huysmans »

J.-K. Huysmans22

I

À Rebours ! Oui ! au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre, qui coupe comme un rasoir — mais un rasoir empoisonné — sur les platitudes ineptes et impies de la littérature contemporaine. Du talent pourtant, hélas ! il y en a, et plus qu’on ne voudrait et qu’on aurait pu croire, venant de l’auteur de ce livre, connu déjà par des ouvrages d’un ton bien inférieur à celui-ci… Jusqu’alors M. Huysmans s’était contenté d’emboîter le pas derrière M. Zola, le bouc du troupeau littéraire qui s’en va broutant, dans le roman, le serpolet des réalités les plus basses. C’était ce qu’ils appellent « un naturaliste ». Mot mal choisi, que leur prétention a imposé même à ceux qui n’admettent pas leur prétention. M. Huysmans, l’auteur des Sœurs Vatard, semblait devoir rester parmi les photographes sans âme et sans idées qui font école, à cette heure ; mais il paraît qu’il avait de l’âme pour son compte plus qu’on n’en a dans le groupe d’écrivains dont il fait partie, et c’est par là qu’il se sépare d’eux. Le schisme est menaçant, s’il n’est complet. M. Huysmans n’a pas, lui, le gras optimisme de M. Zola ! Il n’a pas, lui, la joie de vivre ! quoiqu’il la veuille aussi comme pas un. Et c’est précisément parce qu’il ne l’a pas qu’il veut mettre tout à la renverse.

C’est insensé, — mais c’est désespéré ! C’est donc plus que ne peuvent donner les photographes de la littérature. Le livre de M. Huysmans, pour qui la vie n’est pas le pâturage de M. Zola, est donc, au fond, un livre de désespéré, et son titre n’en dirait pas la portée si l’auteur ne l’avait pas souligné avec une épigraphe qui étonne et peut-être avertit… Le croirait-on ? l’auteur l’a tirée d’un des plus grands mystiques du xive  siècle ! Or, les naturalistes de notre âge ne sont pas des mystiques. Ils doivent même, j’imagine, faire aux mystiques le grand honneur de les mépriser. Ces gens-là ne lisent guères Ludolphe et Tauler, et pour que M. Huysmans mette Ruysbroek sur la couverture de son roman, il faut que le naturalisme moderne craque furieusement en lui, et qu’il commence d’en avoir assez de cette littérature en vogue et dans laquelle il a morfondu des facultés qui seraient plus hautes qu’elle. À Rebours est l’histoire d’une âme en peine qui raconte ses impuissances de vivre, même à rebours ! C’est l’état d’une âme que M. Huysmans a retrouvée, et qu’il a peinte dans un livre d’une originalité presque monstrueuse, — mais qui, certainement, n’est pas un paradoxe, une nouvelle manière de battre les cartes, dans le roman, pour en renouveler le jeu, aujourd’hui si commun et si cruellement ennuyeux.

Évidemment, c’est plus que cela. Le héros de M. Huysmans — et les héros des romans que nous écrivons sont toujours un peu nous-mêmes — est un malade comme tous les héros de roman de cette époque malade. Il est en proie à la névrose du siècle. Il est de l’hôpital Charcot. Un héros de roman qui se porte bien et qui jouit de toutes ses facultés dans leur parfait équilibre est une chose infiniment rare et presque un phénomène. Autrefois, le phénomène existait. La passion, qui fait les romans, troublait cet équilibre et aliénait la liberté de l’homme, mais elle ne la supprimait pas. À présent, on l’a supprimée. De toutes les libertés auxquelles on fait mine de croire, c’est la liberté de l’âme à laquelle on croit le moins. Maintenant, avant d’être passionné, on est malade… On a même inventé des maladies d’avant la naissance, — ce qui ne me contrarie point, moi qui suis chrétien et qui crois au péché originel, mais ce qui devrait faire au moins réfléchir ceux qui le nient… Cela s’appelle l’atavisme et fait présentement le tour de la littérature. Le héros de M. Huysmans a des ancêtres sous Henri III, et c’est l’explication d’un de ses vices. Pour nous qui parlons une autre langue que tout ce patois scientifique, le névropathe de M. Huysmans est une âme malade d’infini dans une société qui ne croit plus qu’aux choses finies. Arrivé à la dernière limite que les sensations puissent atteindre, et toujours affamé de sensations nouvelles, il s’imagine que de prendre la vie à rebours c’est le seul parti qui lui reste pour y trouver quelque goût et quelque saveur, et il le prend, ce parti de la vie à rebours, et il décrit tous les vains efforts qu’il fait pour l’y mettre. Seulement, je n’en suis pas bien sûr ! mais pourtant je crois qu’il s’en doute… en écrivant l’autobiographie de son héros, il ne fait pas que la confession particulière d’une personnalité dépravée et solitaire, mais, du même coup, il nous écrit la nosographie d’une société putréfiée de matérialisme, et cela uniquement donne à son livre une importance que n’ont pas les autres romans physiologiques de ce temps.

II

Car la physiologie, qui envahit tout, envahit le roman comme le reste. Depuis le glorieux Balzac, — qui croyait à Dieu et même à l’Église, et qui introduisit dans les siens cette physiologie, mais dans la juste mesure de son existence, — elle a grandi immensément, comme le matérialisme dont elle est la fille. Nous n’en sommes plus, il est vrai, à l’homme plante de La Mettrie ou à la main bête d’Helvétius. Nous ne disons plus avec la grossière brutalité de Cabanis : « La pensée n’est dans l’homme qu’un excrément de son cerveau » Mais nous disons philosophiquement et exactement la même chose, avec des mots différents et un autre style. Nous, c’est avec de la moelle épinière et des nerfs que nous expliquons l’homme tout entier. Des Esseintes (le malheureux dont M. Huysmans a écrit l’histoire) est soumis, dans toute la durée du roman, à cette fatalité terrible des nerfs, plus forts que la volonté et ses maîtres. Des Esseintes n’est plus un être organisé à la manière d’Obermann, de René, d’Adolphe, ces héros de romans humains, passionnés et coupables. C’est une mécanique détraquée. Rien de plus. L’intérêt de ce détraquement serait médiocre si cette mécanique n’en souffrait pas, si cette singulière horloge, qui ne s’est pas faite toute seule et qui essaie de se remonter et de se régler, n’avait pas en elle quelque chose de plus fort qu’elle qui l’en empêche et qui la torture… Et même sans cette torture le roman n’existerait pas. Il ne serait plus qu’un livre affreux, puéril et pervers ; mais cette torture, cette irrémédiable tordre, nous venge de sa perversité.

Sans elle, on n’irait pas jusqu’au bout. Il tomberait des mains. Les bibelotiers de cette époque de décadence, les soi-disant raffinés, ces artificiels niaisement épris de toutes les chinoiseries des civilisations matérielles, les pervertis de l’ennui à qui la simple beauté des choses ne suffit plus, le liraient seuls. Eux seuls, ces esprits blasés et tombés dans l’enfance des vieilles civilisations, s’intéresseraient aux efforts et aux rétorsions de ce misérable Des Esseintes, corrompu par l’ennui, qui engendre toutes les autres corruptions, et qui s’imagine qu’on peut prendre à rebours la vie, — cette difficulté de la vie ! — comme on change ses bibelots d’étagère. Eux seuls, ces dégoûtés, retrouveraient du ragoût peut-être à l’enfantillage destructeur de ce ménage renversé ; car le défaut du livre de M. Huysmans, tout horrible que ce livre soit, n’est pas seulement, comme je l’ai dit, d’être affreux dans sa philosophie, mais, en art, c’est d’être puéril. En art, il y avait mieux à nous offrir et à nous faire admirer. Des Esseintes est riche. Avec l’argent qu’il a, il pouvait se passer toutes ses fantaisies, et elles pouvaient être grandioses. Eh bien, exceptez du roman deux ou trois places où Des Esseintes se contente d’être tout à fait abominable, — par exemple quand il paye trois mois de lupanar à un tout jeune homme pour se donner plus tard le divertissement d’en faire un assassin, — le reste du temps, les moyens qu’il emploie pour échapper aux vulgarités de la vie font pitié. Quand il n’est pas un scélérat, il est un chétif… Il a des inventions idiotes et ridicules. Rappelez-vous l’histoire de la tortue dont il fait dorer l’écaille et dans laquelle il incruste des pierres précieuses ! Rappelez-vous les livres de sa bibliothèque, dont les reliures doivent traduire l’esprit ! Rappelez-vous ses fleurs de papier qui doivent tuer les fleurs de la nature ! Rappelez-vous l’alchimie de ses parfums, cherchés follement dans des combinaisons d’odeurs connues ! Et dites si des imaginations aussi pauvres valaient la peine d’être si absurdes. Assurément, je conçois très bien que les vulgarités de la vie répugnent à un esprit élevé et fier, mais, pour les fuir et pour les remplacer, il ne faut pas tomber dans l’infiniment petit des choses nabotes… Or, le Des Esseintes de M. Huysmans, qui fait le Titan contre la vie, ne se montre qu’un imbécile Tom Pouce quand il s’agit de la changer !

III

Et voilà la punition d’un tel livre, l’un des plus décadents que nous puissions compter parmi les livres décadents de ce siècle de décadence. Ce n’est point, du reste, par le talent qu’il est décadent ; c’est par l’emploi de ce talent. Le talent, en effet, est ici à toute page. L’abondance des notions sur toutes choses y va jusqu’à la profusion. Le style, savant et technique, y déploie une magnifique richesse de vocables qui ressemble aux pierres précieuses incrustées dans l’écaille de la tortue et qui la firent mourir. Ce style superbe ne sauvera pas non plus l’œuvre inouïe sur laquelle il brille. Exceptionnellement dépravé, le héros autobiographique de M. Huysmans aime toutes les décadences en littérature. De choix et de réflexion, il préfère, par exemple, le latin barbare du Moyen Âge au latin du siècle d’Auguste, et met Lucain au-dessus de Virgile, qu’il déshonorerait de sa critique si un génie comme Virgile pouvait être jamais déshonoré. Certes ! pour qu’un décadent de cette force pût se produire et qu’un livre comme celui de M. Huysmans pût germer dans une tête humaine, il fallait vraiment que nous fussions devenus ce que nous sommes, — une race à sa dernière heure. Une tête humaine, eût-elle du génie et si faussée qu’elle soit, n’importe guères à l’humanité. Elle ne compte pas dans le tas humain. On peut passer près d’elle et se taire, et même ne pas l’apercevoir. Mais quand cette tète est l’expression de toute une société et fait équation avec elle, alors elle vaut et mérite le cri du moraliste et de l’historien, et nous le poussons !

Jamais renseignement plus formidable ne fut donné sur une société raisonnable et rhythmée autrefois, mais où, en ces dernières années, tant de bons sens ont fait la culbute. Jamais l’extravagance d’un livre n’a plus énergiquement témoigné de l’extravagance universelle. Il y a eu dans l’histoire d’autres décadences que la nôtre. Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie. Rome et Byzance ont eu les leurs, mais je ne crois pas qu’on ait ramassé dans leurs ruines un livre pareil à celui-ci. Procope et Pétrone ne sont que des historiens, qui racontent, il est vrai, des choses honteuses et lamentables. Mais ils ne touchent pas à la vie, — à l’essence de la vie, — ils ne s’acharnent pas sur elle. Ils n’affirment pas que le monde fait par Dieu est à refaire. Ils ne sont point des réformateurs contre Dieu. Ils n’ont pas la spléenétique audace d’un simple romancier du xixe  siècle, qui croit pouvoir créer une vie à rebours de la vie. Le livre de M. Huysmans n’est pas l’histoire de la décadence d’une société, mais de la décadence de l’humanité intégrale. Il est, dans son roman, plus Byzantin que Byzance même. La théologastre Byzance croyait à Dieu, puisqu’elle discutait sa Trinité, et elle n’avait pas l’orgueil perverti de vouloir refaire la création de ce Dieu auquel elle croyait. Cette vieille et inepte amoureuse d’histrions et de cochers s’abaissa et s’avilit aux choses petites dans lesquelles meurent les peuples qui furent grands, et qui, quand ils sont vieux, se voûtent jusqu’à terre, mais elle n’est pas tombée dans des choses aussi petites que les choses inventées par un romancier ennuyé de l’œuvre de Dieu !

IV

Et cela serait réellement insupportable s’il n’y avait pas, au fond de cet ennui et de tous ces impuissants efforts pour le tromper, un peu de douleur qui fait plus pour relever le livre que le talent même. Entrepris par le désespoir, il touche, quand il finit, à un désespoir plus grand que celui par lequel il a commencé. Au bout de toutes les incroyables folies qu’il ose, l’auteur a senti le navrement de la déception. Une mortelle angoisse se dégage de son livre. Le misérable château de cartes — cette petite Babel de carton — élevé contre le monde de Dieu, s’est écroulé et lui est retombé sur les mains. Le matérialiste qui demandait tout à la matière n’en a tiré que ce qu’elle peut donner, et c’est insuffisant. Le Révolté a senti son néant. Chose expiatrice des criminels égarements de ce livre, les derniers mots en sont une prière. C’est à une prière qu’aboutit tout ce torrent d’imprécations et de malédictions enragées : « Ah ! — dit-il, — le courage me fait défaut et le cœur me lève… Seigneur ! prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque dans la nuit sous un firmament que n’éclairent plus les fanaux consolants de l’espoir ! » Est-ce assez humble et assez soumis ?… C’est plus que la prière de Baudelaire :

Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

Baudelaire, le satanique Baudelaire, qui mourut chrétien, doit être une des admirations de M. Huysmans. On sent sa présence, comme une chaleur, derrière les plus belles pages que M. Huysmans ait écrites. Eh bien, un jour, je défiai l’originalité de Baudelaire de recommencer les Fleurs du mal et de faire un pas de plus dans le sens épuisé du blasphème. Je serais bien capable de porter à l’auteur d’À Rebours le même défi : « Après les Fleurs du mal, dis-je à Baudelaire, — il ne vous reste plus, logiquement, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » Baudelaire choisit les pieds de la croix.

Mais l’auteur d’À Rebours les choisira-t-il ?