Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines
J’ai rapporté plusieurs raisons pour montrer que les poëtes tragiques doivent placer leur scene dans des tems éloignez de nous. Des raisons opposées me font croire qu’il faut mettre la scene des comedies dans les lieux et dans les tems où elle est répresentée : que son sujet doit être pris entre les évenemens ordinaires, et que ses personnages doivent ressembler par toutes sortes d’endroits au peuple pour qui l’on la compose. La comedie n’a pas besoin d’élever ses personnages favoris sur des piédestaux, puisque son but principal n’est point de les faire admirer pour les faire plaindre plus facilement : elle veut tout au plus nous donner quelqu’inquiétude pour eux par les contretems fâcheux qui leur arrivent, et qui doivent être plûtôt des traverses que de veritables infortunes, afin que nous soïons plus satisfaits de les voir heureux à la fin de la piece. Elle veut, en nous faisant rire aux dépens des personnages ridicules, nous corriger des défauts qu’elle jouë, afin que nous devenions meilleurs pour la societé.
La comedie ne sçauroit donc rendre le ridicule de ses personnages trop sensible aux spectateurs. Les spectateurs, en demêlant sans peine le ridicule des personnages, auront encore assez de peine à y reconnoître le ridicule qui peut être en eux.
Or nous ne pouvons pas reconnoître aussi facilement la nature quand elle paroît revêtuë de moeurs, de manieres, d’usages et d’habits étrangers, que lorsqu’elle est mise, pour ainsi dire, à notre façon.
Les bienséances d’Espagne, par exemple, ne nous étant pas aussi connuës que celles de France, nous ne sommes pas choquez du ridicule de celui qui les blesse, comme nous le serions si ce personnage blessoit les bienséances en usage dans notre patrie et dans notre tems. Nous ne serions pas aussi frappez de tous les traits qui peignent l’avare, que nous le sommes, si Harpagon exerçoit sa lezine sur la dépense d’une maison reglée suivant l’oeconomie des maisons d’Italie.
Nous reconnoissons toujours les hommes dans les heros des tragedies, soit que leur scene soit à Rome ou à Lacedemone, parce que la tragedie nous dépeint les grands vices et les grandes vertus. Or les hommes de tous les païs et de tous les siecles sont plus semblables les uns aux autres dans les grands vices et dans les grandes vertus, qu’ils ne le sont dans les coûtumes, dans les usages ordinaires, en un mot dans les vices et les vertus que la comedie veut copier. Ainsi les personnages de comedie doivent être taillez, pour ainsi dire, à la mode du païs pour qui la comedie est faite.
Plaute et Terence, dira-t-on, ont mis la scene de la plûpart de leurs pieces dans un païs étranger par rapport aux romains pour qui ces comedies étoient composées. L’intrigue de leurs pieces suppose les loix et les moeurs grecques. Mais si cette raison fait une objection contre mon sentiment : elle ne suffit point pour prouver le sentiment opposé à celui que j’expose. D’ailleurs je répondrai à l’objection, que Plaute et Terence ont pû se tromper. Quand ils composerent leurs pieces, la comedie étoit à Rome un poëme d’un genre nouveau, et les grecs avoient déja fait d’excellentes comedies. Plaute et Terence, qui n’avoient rien dans la langue latine▶ qui pût leur servir de guide, imiterent trop servilement les comedies de Ménandre et d’autres poëtes grecs, et ils jouerent des grecs devant les romains. Ceux qui transplantent quelqu’art que ce soit d’un païs étranger dans leur patrie, en suivent d’abord la pratique de trop près, et ils font la méprise d’imiter chez eux les mêmes originaux que cet art est en habitude d’imiter dans les lieux où ils l’ont appris. Mais l’experience apprend bientôt à changer l’objet de l’imitation : aussi les poëtes romains ne furent pas long-tems à connoître que leurs comedies plairoient davantage s’ils en mettoient la scene dans Rome, et s’ils y joüoient le peuple même qui devoit en juger. Ces poëtes le firent, et la comedie composée dans les moeurs romaines se divisa même en plusieurs especes.
On fit aussi des tragedies dans les moeurs romaines. Horace le plus judicieux des poëtes sçait beaucoup de gré à ceux de ses compatriotes qui les premiers introduisirent dans leurs comedies des personnages romains, et qui délivrerent ainsi la scene ◀latine d’une espece de tyrannie que des personnages étrangers y venoient exercer.
Les romains en parlant de leurs poësies dramatiques ont confondu quelquefois le genre avec l’espece. Je crois néanmoins devoir tâcher de debroüiller ici cette confusion, pour faciliter l’intelligence de ce qui me reste encore à dire sur le sujet que je traite actuellement.
La poësie dramatique des romains se divisoit d’abord en trois genres qui se subdivisoient en plusieurs especes. Ces trois genres étoient, la tragedie, la satire et la comedie.
Les romains avoient des tragedies de deux especes.
Ils en avoient dont les moeurs et les personnages étoient grecs, et ils les appelloient palliatae, parce qu’on se servoit des habits des grecs pour les répresenter.
Les tragedies dont les moeurs et les personnages étoient romains, s’appelloient praetextatae ou praetextae, du nom de l’habit que les personnes de condition portoient à Rome. Quoiqu’il ne nous soit demeuré qu’une tragedie de cette espece, l’ Octavie qui passe sous le nom de Seneque, nous sçavons néanmoins que les romains en avoient un grand nombre. Telles étoient le Brutus qui chassa les tarquins, et le Decius du poëte Attius.
La satire étoit une espece de pastorale que quelques auteurs disent avoir tenu le milieu entre la tragedie et la comedie. Nous n’en sçavons gueres davantage.
La comedie, ainsi que la tragedie, se divisoit premierement en deux especes ; la comedie grecque ou palliata, et la comedie romaine ou togata, parce qu’on y introduisoit ordinairement de simples citoyens dont l’habit étoit le vêtement appellé toga. Togatae fabulae… etc., dit Diomede ancien auteur qui a écrit quand l’empire romain subsistoit encore.
La comedie romaine se subdivisoit à son tour en quatre especes ; la comedie togata, proprement dite, la comedie tabernaria, les pieces atellanes et les mimes.
Les pieces du premier caractere étoient très-serieuses, et l’on y introduisoit même des personnages de condition, ce qui les fait appeller quelquefois praetextatae. Les pieces du second caractere étoient des comedies un peu moins serieuses. Leur nom venoit de taberna qui signifioit proprement un lieu de rendez-vous propre à rassembler les personnes de conditions differentes qui joüoient un rolle dans ces pieces.
Les atellanes étoient des pieces telles à peu près que les comedies italiennes ordinaires, c’est-à-dire, dont le dialogue n’est point écrit. L’acteur des atellanes joüoit donc son rolle d’imagination et il le brodoit à son plaisir. Tite-Live, en faisant l’histoire du progrès de la comedie à Rome, dit que la jeunesse de Rome n’avoit pas voulu que cet amusement devînt un art. Elle se l’étoit reservé. Voilà pourquoi, ajoute-t-il, ceux qui joüent dans les atellanes conservent tous les droits des citoyens et qu’ils servent même dans les legions, comme s’ils ne montoient pas sur le théatre.
Festus dit que les spectateurs n’avoient pas le droit de les faire démasquer comme ils pouvoient faire démasquer les autres comediens. On sçait bien qu’ils n’en étoient pas quitte quelquefois pour s’ôter le masque. Tous ces comediens joüoient chaussez avec cette espece de souliers particuliers qu’on appelloit Soque . Le Cothurne étoit la chaussure de ceux qui joüoient les tragedies.
Les mimes ressembloient à nos farces, et leurs acteurs joüoient déchaussez. Combien, dit Seneque, trouve-t-on de sentences dans les poëtes dont des philosophes pourroient se faire honneur ?
Je ne parle point des tragedies ni même des comedies à longue robe qui, par la gravité qu’elles gardent, tiennent le milieu entre les comedies plaisantes et la tragedie. Mais dans les mimes mêmes, combien y a-t-il de maximes de Publius Syrus plus propres à être débitées par des acteurs montez sur le Soque , et même sur le Cothurne , que par des acteurs sans chaussure.
Ce Publius Syrus étoit un poëte qui faisoit de ces comedies appellées mimes, et le rival de Laberius.
Macrobe parle beaucoup de leur concurrence dans ses saturnales. Diomede acheve de confirmer ce que je viens de dire en écrivant : quarta species est… etc. . La quatriéme espece de comedie est celle qu’on appelle comedie déchaussée, parce que les acteurs qui la joüent ne chaussent point le Cothurne comme les acteurs qui répresentent les tragedies ni le Soque, comme ceux qui répresentent les comedies des trois premiers genres. Les grecs donnent le nom de mimes à cette quatriéme espece de comedie.
Nous voïons par l’avanture qui arriva aux funerailles de Vespasien, où Suetone nous dit que suivant l’usage on joüoit le caractere du défunt dans une piece de mimes, qu’il y avoit de ces pieces dans les moeurs romaines. L’avarice de cet empereur n’en avoit pas été moins scandaleuse, quoiqu’il l’égaïat souvent par de bons mots dont plusieurs sont venus jusqu’à nous. Tout le monde sçait, par exemple, le trait dont il se servit pour excroquer une ville qui vouloit dépenser une grande somme à lui ériger une statuë. Messieurs, dit-il à ses deputez en leur présentant la paume de la main, voici la base où il faut placer votre statuë. favor archimimus, c’est le nom et la profession de l’acteur qui faisoit le rolle de Vespasien, aïant demandé aux directeurs du convoi combien coûtoit sa pompe funebre, il s’écria, lorsqu’il eut appris que la dépense montoit à des millions. épargnons, messieurs, donnez-moi cent mille écus, et jettez mon cadavre dans la riviere. Nous parlerons plus bas des pantomimes, espece de comediens qui déclamoient sans rien prononcer. Retournons à notre sujet.
Nos poëtes lyriques et nos poëtes comiques ont fait la même méprise que Plaute et que Terence, lorsque notre goût perfectionné par Malherbe et par ses successeurs, devint assez difficile pour ne s’accommoder plus des anciennes farces ; nos poëtes comiques françois tâcherent de perfectionner leur tâche, comme les autres poëtes avoient perfectionné la leur. Ces poëtes comiques sans modeles, et peut-être sans genie, trouvant que les espagnols nos voisins étoient déja riches en comedies, ils copierent d’abord les comedies castillanes. Presque tous nos poëtes comiques les ont imitées jusques à Moliere qui, après s’être égaré quelquefois, prit enfin pour toujours la route qu’Horace a jugé être la seule qui fût bonne. Ses dernieres comedies, si on en excepte celle qu’il fit pour joûter contre Plaute, sont dans les moeurs françoises. Je ne parle point des comedies heroïques de Moliere, parce qu’il songea moins en les écrivant à faire des comedies, qu’à composer des pieces dramatiques qui pussent servir de liaison aux divertissemens destinez à former ces spectacles magnifiques que Louis XIV encore jeune donnoit à sa cour, et dont la memoire s’est conservée dans les païs étrangers autant que celle de ses conquêtes. Le public, qui ne sort gueres du bon goût lorsqu’il y est entré, a rejetté depuis quelques années toutes les comedies composées dans des moeurs étrangeres avec lesquelles on auroit voulu l’amuser. En effet à moins que de connoître l’Espagne et les espagnols (connoissance qu’un poëte n’est pas en droit d’exiger du spectateur) on n’entend pas le fin de la plûpart des plaisanteries de ses pieces.
Combien y a-t-il de spectateurs qui ne comprennent pas la moitié des plaisanteries de dom Japhet ; celle par exemple, qui roule sur le reproche que les castillans qui prononcent bien et nettement font aux portuguais qui prononcent mal, et qui mangent une partie des sillabes : ce sont les guenons qui parlent portuguais.
Nous avons eu depuis soixante ans deux differentes troupes de comediens italiens établies à Paris. Ces comediens ont été obligez de parler françois, c’est la langue de ceux qui les païent. Mais comme les pieces italiennes qui ne sont point composées dans nos moeurs ne peuvent amuser le public ; les comediens dont je parle ont encore été obligez de joüer des pieces écrites dans les moeurs françoises.
Les premiers auteurs anglois qui mirent en leur langue les comedies de Moliere, les traduisirent mot à mot. Ceux qui l’ont fait dans la suite ont accommodé la comedie françoise aux moeurs angloises.
Ils en ont changé la scene et les incidens, et ils en ont plu davantage. C’est ainsi que Monsieur Wycherley en usa lorsqu’il fit du misantrope de Moliere son homme au franc procedé qu’il suppose être un anglois et homme de mer.
Nos premiers faiseurs d’opera se sont égarez, ainsi que nos poëtes comiques, pour avoir imité trop servilement les opera des italiens de qui nous empruntions ce genre de spectacle, sans faire attention que le goût des françois aïant été élevé par les tragedies de Corneille et de Racine, ainsi que par les comedies de Moliere, il exigeoit plus de vrai-semblance, qu’il demandoit plus de regularité et plus de dignité dans les poëmes dramatiques, qu’on n’en exige au-delà des Alpes. Aussi nous ne sçaurions plus lire aujourd’hui sans dedain l’opera de Gilbert et la Pomone de l’abbé Perrin. Ces pieces écrites depuis quarante-huit ans nous paroissent des poëmes gothiques composez cinq ou six generations avant nous. Monsieur Quinault, qui travailla pour notre théatre lyrique après les auteurs que j’ai citez, n’eut pas fait deux opera qu’il comprit bien que les personnages de bouffons, tellement essentiels dans les opera d’Italie, ne convenoient pas dans des opera faits pour des françois. Thesée est le dernier opera où Monsieur Quinault ait introduit des bouffons, et le soin qu’il a pris d’annoblir leur caractere, montre qu’il avoit déja senti que ces rolles étoient hors de leur place dans des tragedies faites pour être chantées, autant que dans des tragedies faites pour être déclamées.
Il ne suffit pas que l’auteur d’une comedie en place la scene au milieu du peuple qui la doit voir répresenter, il faut encore que son sujet soit à la portée de tout le monde, et que tout le monde puisse en concevoir sans peine, le noeud, le dénouëment et entendre la fin du dialogue des personnages.
Une comedie qui roule sur le détail d’une profession particuliere, et dont le public generalement parlant n’est pas instruit, ne sçauroit réussir. Nous avons vû échouer une comedie, parce qu’il falloit avoir plaidé long-tems pour l’entendre. Ces farces, dont le sujet éternel est le train de vie de gens de mauvaises moeurs et d’un certain étage, sont autant contre les regles que contre la bienséance. Il n’est qu’un certain nombre de personnes qui aïent assez frequenté les originaux dont on expose des copies, pour juger si les caracteres et les évenemens sont traitez dans la vrai-semblance. On se lasse de la mauvaise compagnie sur le théatre comme on s’en lasse dans le monde, et l’on dit des poëtes de pareilles pieces, ce que Despreaux dit du satirique Regnier.