(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Santeul ou de la poésie latine sous Louis XIV, par M. Montalant-Bougleux, 1 vol. in-12. Paris, 1855. — I » pp. 20-38
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Santeul ou de la poésie latine sous Louis XIV, par M. Montalant-Bougleux, 1 vol. in-12. Paris, 1855. — I » pp. 20-38

I

Santeul, le poète latin si fier de ses vers, si heureux de les réciter en tous lieux ou de les entendre de la bouche des autres, et qui aimait encore mieux qu’on dît du mal de lui que si l’on n’en avait rien dit du tout ; Santeul, qui dans une de ses plus grosses querelles écrivait à l’abbé Faydit, qui l’avait attaqué sur son épitaphe d’Arnauld :

Je fais le fâché par politique, mais je vous suis redevable de ma gloire ; vous êtes cause qu’on parle de moi partout, et presque autant que du prince d’Orange ; vous avez rendu mes vers de l’épitaphe de mon ami plus fameux que l’omousion du concile de Nicée ; ceux des autres poètes sur le même sujet sont demeurés ensevelis avec le mort, faute d’avoir eu comme moi un Homère pour les prôner et les faire valoir ;

— Santeul, qui était si fort de cette nature de poète et d’enfant qui tire vanité de tout, serait presque satisfait en ce moment. Grâce à ce retour en tous sens de la critique vers le passé, le voilà redevenu un sujet présent ; on s’occupe de lui. On le malmène, il est vrai ; on le veut chasser des bréviaires où ses hymnes avaient obtenu une place depuis cent cinquante ans ; je crois même qu’il est déjà chassé de presque tous ces livres diocésains ; mais n’importe, de façon ou d’autre, cela fait du bruit, quelque bruit autour de son nom. Il était enterré dans sa gloire, et les fidèles chantaient ses hymnes sans savoir qu’elles fussent de lui. Pour le déplacer, il a bien fallu le nommer, le prendre à partie ; on l’a attaqué comme au premier jour, et d’autres aussi l’ont défendu : c’est bien là de la gloire. Les mânes de Santeuil, pour parler son langage, se sont donc encore moins indignés que réjouis.

Mais il faut raconter tout cela par ordre et avec méthode, et mettre chacun à même de bien juger de l’état au moins de la question.

Dans la seconde moitié du xviie  siècle on se croyait dans un grand siècle, et on avait raison ; on se croyait dans un siècle régulateur et digne de servir à jamais de modèle aux autres époques, et en cela on s’attribuait un peu plus qu’on ne devait. Le gothique n’était pas à la mode en architecture ; on ne se donnait pas la peine de l’étudier ni de le comprendre. Le Moyen Âge en masse était réputé purement barbare, et il n’est guère douteux que s’il eût fallu choisir, on n’eût donné sans regret la Sainte-Chapelle pour la colonnade du Louvre. Or, dans la littérature sacrée, il arriva que ce goût général et dominant produisit ses effets. La littérature latine moderne pâlissait nécessairement en présence des chefs-d’œuvre de poésie française qui venaient d’éclore et qui illustraient le règne ; cette littérature et cette poésie latine, déjà de toutes parts en retraite, trouva néanmoins son dernier refuge et son emploi dans les livres d’Église. Les anciennes hymnes, les proses du Moyen Âge, dont toutes d’ailleurs n’avaient pas la beauté religieuse, la gravité ou l’onction des principales que nous connaissons, étaient jugées sévèrement par les délicats, et il parut aux hommes les plus considérables du clergé de France que c’était faire acte de convenance et de bonne liturgie que d’en remplacer quelques-unes par des strophes d’un rythme et d’une latinité plus d’accord avec les règles de l’ancienne poésie classique. Santeul fut l’auteur de choix qu’on employa dans cette œuvre de réparation, disait-on alors, — d’altération, dit-on aujourd’hui, — et il en porte en ce moment la peine. On le traite comme un classique, comme un classique d’arrière-garde, et qui prête flanc par bien des côtés.

Que s’il se mêle à cette question de liturgie une part de dogme, on trouvera tout naturel que je la néglige ici pour ne considérer que ce qui est du ressort du goût, ce dernier ordre de considérations étant très suffisant pour nous permettre de bien juger du caractère, du rôle et de toute la destinée de Santeul ; car il ne fut jamais qu’un homme de verve, et nullement un homme de doctrine.

Or il était immanquable que l’étude et la vogue se reportant aux choses du Moyen Âge, on en vînt bientôt, pour ce qui est des hymnes dans les rituels et les bréviaires, à contester au moins la convenance et l’opportunité de cette substitution qu’on y avait faite des hymnes de Santeul à des compositions plus anciennes et d’un caractère chrétien et populaire plus marqué. C’est absolument comme en architecture, lorsqu’on trouve à redire à de prétendues réparations, et à des reconstructions en style romain appliquées à des églises gothiques.

Un des bénédictins français modernes, dom Guéranger, souleva le premier et traita la question dans son livre des Institutions liturgiques (1841) : il y attaquait tout le système gallican, mais particulièrement cette innovation du xviie  siècle dans les chants et les hymnes sacrés, innovation dont Santeul fut l’instrument principal, et dont les promoteurs, M. de Harlay, archevêque de Paris, et le cardinal de Bouillon, abbé de Cluny, n’offraient pas toutes les qualités morales désirables chez des hommes voués au service de Dieu et préposés à la célébration de ses louanges. Dom Guéranger se plaisait aussi à faire ressortir le contraste qu’il y avait entre le caractère connu, la belle humeur joviale de Santeul et cet office solennel d’hymnographe dont on l’avait investi.

Dès ce moment, la guerre était déclarée, et le pauvre Santeul remis en cause. Dans un recueil estimé, les Annales de philosophie chrétienne, M. Bonnetty reprenant en détail les objections contre Santeul, et insistant sur les endroits par où il est vulnérable, n’a pas consacré moins de neuf articles (et il n’a pas fini encore) à ruiner son autorité comme chrétien, ou du moins comme poète et coryphée des fidèles. En même temps, un jeune érudit qui appartient à l’école fervente et savante d’Ozanam, M. Félix Clément, dans un choix qu’il vient de publier des anciens chants chrétiens antérieurs à l’époque de la Renaissance (Carmina e poetis christianis excerpta, 1854), s’est attaché à faire connaître les auteurs de ces hymnes et de ces prières empreintes d’une originalité singulière et souvent touchante jusque dans leur rudesse ou leur subtilité. Comme les écrivains très convaincus et qu’une croyance impérieuse anime, M. Félix Clément est quelquefois exclusif, et il abonde dans son propre sens : mais si l’on peut contester quelques-unes de ses assertions, il faut rendre hommage à l’idée essentielle de son livre, et le louer de la manière exacte dont il l’a mise en œuvre. Et de plus, quelque chose de l’âme de ceux qu’il expose, et dont il nous exprime les œuvres et la vie, semble le soutenir jusque dans ce travail assez ingrat d’annotateur. Son livre, sans qu’il y soit question nommément de Santeul, est écrasant pour ce dernier par la comparaison involontaire qu’on est amené à établir entre l’enthousiasme un peu factice du gai chanoine de Saint-Victor et la haute source d’inspiration habituelle de ces grands docteurs et promoteurs de la foi, les saint Bernard, les saint Bonaventure, les saint Thomas d’Aquin, le pieux roi Robert, et bien d’autres de ces âges anciens. Et cependant ce n’est pas une raison pour tout sacrifier de celui qui fut aussi et avant tout un poète. M. Montalant-Bougleux a eu le mérite de le sentir : dans ses études sur Santeul, il a eu à cœur de le venger d’un trop injuste dédain, et de le maintenir dans l’estime ; il a même entamé sur de certains points une discussion en règle contre les principes avancés par M. Félix Clément. Le livre de M. Montalant-Bougleux est estimable par le sujet et par l’intention ; il y a des idées justes, mais non assez précises, mais trop mêlées de digressions étrangères, et exprimées dans un style qui est loin d’être celui de la correction ornée : et c’est là le style qui conviendrait si bien à ce genre de dissertations littéraires. On a toutefois à remercier l’auteur de nous faire une dernière fois étudier Santeul, et de nous inviter par son exemple à lui rendre justice dans les limites de la vérité.

Quand on parle de Santeul, l’inconvénient et le péril à chaque instant est de tomber dans la caricature ; aussi faut-il avoir sous les yeux le portrait qu’a tracé de lui La Bruyère et n’en jamais sortir. Il y avait dans Santeul plusieurs hommes, nous a dit l’excellent peintre de Théodas, — ou plutôt il y avait un grand talent possédé par un enfant. Un portrait que je conseillerais encore d’avoir sous les yeux quand on veut parler de lui, c’est celui qui est dans le recueil des Hommes illustres de Perrault, le beau portrait peint par La Grange et gravé par Edelinck. Quel épanouissement dans ce front ! quel feu dans ce regard ! quelle expression sur tous les points ! et même une légère folie agréable n’y est pas étrangère. Comme cette physionomie un moment au repos est impatiente et prête à partir ! comme cette lèvre fermée sourit déjà du trait qu’elle va lancer ! on sent qu’il est heureux de ce qu’il va dire. Quelle mobilité dans les muscles et dans tout le masque ! quelle habitude du rire et de la saillie ! et ces cheveux épars qui se dressent en désordre autour du front, ils n’attendent que le souffle du dieu. Cette espèce de chemise plus ou moins blanche sous le manteau, et qui est le costume de son ordre, joue le déshabillé et achève le personnage. Voilà bien Santeul tout frais le matin, au premier moment où on le rencontre, où il écoute encore, où il ne fait que préluder, et avant que toute sa personne ait commencé la danse et l’orgie sacrée.

Santeul, né en 1630, était un enfant de Paris, d’une ancienne famille bourgeoise : son père était un riche marchand de fer de la rue Saint-Denis. Il avait des frères qui se distinguèrent par leur esprit, notamment l’aîné, Claude, qui fut prêtre et qui faisait de bons vers latins. Santeul fit ses études à Sainte-Barbe, et les termina chez les jésuites à leur collège de la rue Saint-Jacques, sous le célèbre père Gossart. Il fut très remarqué de ce dernier, qui l’encouragea fort, admira ses premiers essais de vers latins (la pièce sur la Bulle de savon), et lui donna, à travers ses louanges, toutes sortes de conseils qu’il ne suivit qu’à demi. Il y eut cependant une première époque de ferveur durant laquelle Santeul se tourna vers les idées de retraite, et il prit l’habit de chanoine régulier de l’abbaye de Saint-Victor en 1650, à l’âge de vingt ans. Il ne fut d’ailleurs jamais prêtre ; son humeur naturellement impétueuse, son tempérament poétique et glorieux qui triompha toujours de ses projets de réforme, l’avertit à temps de son peu de vocation, et, en faisant de lui le plus étrange des religieux, l’arrêta du moins sur le seuil de l’autel.

En ces années 1650-1660, c’était encore une condition et une carrière que d’être poète latin. Sur la liste des gens de lettres que Chapelain proposait aux libéralités de Colbert en 1662, le titre de poète latin est une qualification qui recommande plusieurs noms depuis célèbres à d’autres titres, Fléchier, Huet. Pour des hommes d’école tels que Gui Patin, la poésie française qui allait se renouveler et atteindre à sa perfection par Despréaux, par Racine et La Fontaine, existait peu ; la poésie latine, si florissante au xvie  siècle, n’avait pas cessé de régner. Ceux qui pensaient de la sorte, s’ils survécurent jusqu’en 1670, se trouvèrent tout d’un coup de cinquante ans en arrière. Cependant il se formait à cette époque, et surtout chez les jésuites, toute une génération polie, assez mondaine, qui avait un pied dans la littérature du temps et un autre dans la littérature scolaire, et qui sut faire de la poésie latine une branche de côté, une plate-bande étroite, mais encore admise dans le riche parterre du grand règne. Commire, Rapin, La Rue sont des noms restés agréables et honorés. Mais Santeul n’était pas homme à entrer comme eux dans des compromis habiles ou modestes ; il était latin et tout latin, ne voulant céder le pas à aucun poète et se croyant le premier, et le criant à tout venant. Despréaux, qui savait en quelles mains était alors le sceptre véritable, haussait les épaules quand il voyait les prétentions de ce Pindare égaré ; et le seul jour que Santeul parut à Versailles devant le roi pour y réciter ou y hurler des vers, Despréaux fit contre lui une épigramme.

Un homme d’esprit plus impartial que Despréaux, et qui y apportait moins de vivacité de goût, le docte Huet, a jugé Santeul avec beaucoup de vérité quand il a dit :

Si l’on avait dressé à cette date (vers 1660) une pléiade des poètes, comme autrefois en Égypte du temps de Ptolémée Philadelphe, ou comme au siècle passé en France, on y aurait certainement donné place à Pierre Petit, médecin, à Charles du Périer et à Jean-Baptiste Santeul, de la congrégation de Saint-Victor à Paris. Ces deux derniers furent tout entiers poètes et rien que poètes, parfaitement ignorants d’ailleurs et étrangers à toutes les branches des lettres humaines. Santeul était plus enflé, du Périer plus modeste ; il se voyait en celui-ci une certaine couleur d’antiquité, laquelle, à y bien regarder, se découvrait avec bien plus d’éclat dans les poèmes de Petit ; et ce dernier était de plus un esprit orné et imbu de toutes sortes de lettres… Quant à Santeul et à du Périer, si le hasard me les amenait parfois (et il ne me les amenait que trop souvent), tout à l’instant chez moi retentissait du bruit de leurs vers ; et comme le premier surtout, se tenant, comme on dit, sur un pied, faisait mille vers à l’heure et coulait plein de limon, vous l’auriez exactement comparé à ce Camille Querno dont s’amusait le grand pape Léon X ; qui obtint de lui le titre et les insignes d’archipoète, et qu’on saluait comme décoré d’une couronne de choux, de pampre et de laurier.

Il y a des hommes qui ne savent être qu’une chose, que de bonne heure une seule idée et une seule fumée remplit, et en qui une faculté irrésistible agit dès la jeunesse avec la force, la sagacité et aussi l’aveuglement d’un instinct. Boivin l’aîné, c’est le savant hérissé et sauvage tout pur ; il se vantait d’avoir en lui de l’oiseau de Minerve. Balzac, c’est le rhéteur et rien que le rhéteur, l’homme à phrases ; il les fait et les cherche à travers tout. Tel autre ne sera que le philologue, bon à posséder le sanscrit, le chinois, toutes les langues d’Asie, toutes les formes indépendamment des idées, tous les vocabulaires. Le Dominus Simpson de Walter Scott est le pur bibliothécaire, le bibliothécaire-machine. C’est ainsi que Santeul est le pur et franc poète. Et qu’on ne me cite pas La Fontaine comme lui disputant l’honneur de le mieux représenter que lui. La Fontaine, une si parfaite et si naïve image du poète, a trop d’esprit, de finesse, de goûts différents et d’oubli pour exprimer ce qu’ici je veux dire, et ce que Santeul nous personnifie plus au naturel : car ce n’est pas seulement la verve et l’inspiration que j’entends, c’est l’amour-propre, la jactance, l’emportement, l’infatuation de soi-même et de ses vers, c’est l’animal-poète dans toute sa belle humeur et dans toute sa gloire : ne le demandez pas à un autre que Santeul ; les curieux de son temps le savaient bien, et il est encore à montrer comme tel à ceux du nôtre.

Une journée de Santeul, vue dans son cadre, et sauf le hasard du détail, dut ressembler à presque toutes les autres. Il fait ses vers en s’éveillant d’ordinaire et de grand matin, en se promenant l’été dans le jardin de l’abbaye à grands pas et avec gestes. Puis, ayant pris son déjeuner, ses devoirs remplis et les offices entendus, il sort à midi sonnant, et va par le quartier latin pour réciter et produire les nouveau-nés, ce sont ses vers que je veux dire ; car les vers faits, vite la louange. Il passe par la place Maubert, et les harengères du lieu, qui le connaissent et qui aiment à l’attaquer, ont quelquefois les prémices de la pièce de vers du matin. Il rencontre à chaque pas bien des gens de sa connaissance ; il les aborde, il les embrasse et on l’embrasse ; c’est la méthode ordinaire avec lui. Il tutoie ceux même qu’il ne connaît qu’à peine, et les tire à lui familièrement. Il va par la rue Saint-Jacques chez ses amis les jésuites ; il s’arrête aux environs dans la boutique des libraires Thierry ou Cramoisy, chez qui sont en vente quelques-unes de ses pièces de vers publiées séparément en feuilles volantes avec images et vignettes : il expliquerait volontiers aux passants tout cela. Il s’arrête devant les fontaines où il y a des inscriptions de lui, et les lit tout haut. C’est pour aller dîner en ville qu’il est sorti, mais sa route est semée de tant d’accidents et de rencontres qu’il va souvent autre part qu’à l’endroit où on l’attendait. On l’emmène, il s’enivre de sa parole, il ne s’appartient plus ; et en même temps il met tout en train autour de lui, il fait le divertissement et les délices de la table qui l’accueille et qui le retient, que ce soit celle d’un bourgeois, d’un magistrat ou d’un prince ; et il s’en revient le soir à son couvent comme il peut.

Il y avait des moments où il se disait bien pourtant qu’il s’élevait d’autres gloires que la sienne, et que la poésie latine n’avait plus la faveur dont elle avait joui autrefois auprès des grands ; il sentait d’une manière confuse qu’en étalant sa denrée de vers latins à cette heure où tout présageait la grande saison de la langue française, il s’était fait, comme on dit, poissonnier la veille de Pâques. Il ne laisse pas de s’en plaindre dans une pièce de vers à Perrault, ce premier commis de Colbert et ce partisan déclaré des modernes :

Affer opem, Peralte, meos ne despice questus ;
    Obruitur quantis noster Apollo malis !
Deserimur !

Viens à notre aide, ô Perrault ! ne dédaigne point ma plainte. De quels maux est accablé notre Apollon ! Nous sommes délaissés, et une nuit profonde ensevelit les poètes latins ; plus d’honneur pour eux, pas un sourire pour leurs chants… Les poètes français ont je ne sais quelle douceur qui attire, et la tendre jeune fille ne lit plus que leurs vers tendres… Il n’a jamais nui de plaire à ce sexe délicat ; c’est encore comme cela maintenant, car ce qui leur a plu d’abord plaît à tous. Et nous, poètes ausoniens, nous nous obstinons à chercher un nom par nos vers ! Mais la Cour ne lit plus les rythmes d’Ausonie… C’était certes un barbare, celui qui le premier me convia à parler comme un Grec, à parler comme un Romain…

L’ambition de Santeul, il le confesse dans cette pièce de vers, ce serait d’être connu du grand mécène Colbert, de lui être présenté, et d’avoir part à ses attentions, à ses munificences. Ce vœu ne paraît pas avoir été complètement rempli ; mais il y avait encore pour lui hors du Louvre et dans Paris assez de place pour s’étendre et se développer. Santeul, sorti de la bourgeoisie et connu des principaux de la robe, fut de bonne heure employé par la ville de Paris, par le prévôt des marchands et les échevins, pour les inscriptions des fontaines publiques et des monuments ; il fut le poète municipal, pensionné comme tel, avant d’être le vates ecclesiasticus et le fabricateur d’hymnes. Santeul n’était pas pauvre ; il ne ressemblait pas, quand il allait par la ville, au chétif poète de Régnier, qui va prenant ses vers à la pipée. Les siens étaient déjà tout pris et le plus souvent payés, et même à l’avance… Sa gibecière n’était jamais vide ; c’était le poète replet et exultant. On commandait de toutes parts à Santeul des épitaphes en vers, comme on commande une croix chez le marbrier ; on voit que le prix était six louis, plus ou moins. D’autres fois c’était en cadeaux qu’on le payait. Il fit un distique pour mettre sur la porte de la chambre criminelle de Paris ;

Hic scelerum Poenae ultrices posuere tribunal.
   Sontibus unde timor, civibus inde salus.

Ce que je traduirai de la sorte : « Ici des châtiments vengeurs des crimes ont établi leur tribunal. Coupables, tremblez de crainte ! honnêtes gens, rassurez-vous ! » Ce distique lui valut une montre de cent cinquante francs. Enfin le poète victorin avait enseigne au soleil pour tout ce qui concernait sa profession, et de plus il avait le don de faire chaque chose avec verve, — une verve de tête et passagère comme les sujets.

J’ai déjà nommé du Périer, un des grands poètes latins de ce temps-là, et aujourd’hui tout à fait oublié ; il était neveu de cet autre du Périer, le seul connu, parce qu’une belle ode de notre Malherbe a couronné son nom :

Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle !…

Ce second du Périer, et qui se croyait le plus célèbre, avait été l’un des maîtres de Santeul pour les vers latins, et en même temps il était son rival, son antagoniste et son antipathique, celui à qui il se comparait volontiers et à qui il se préférait sans cesse. Cette comparaison était pour lui une source de satisfaction perpétuelle. Du Périer, à sa manière, le rendait bien à Santeul, qu’il prétendait avoir formé, et dont il se repentait, disait-il : « Paenitet me fecisse hominem » Leurs querelles, leurs paris en présence de Ménage pris pour arbitre, faisaient alors d’amusantes histoires. Santeul, qui se flattait avec raison d’être tout de feu et qui mettait la poésie dans la verve, ne tarissait pas quand il parlait des vers exsangues de du Périer, qui usait ses ouvrages à force de les polir, et qui s’y consumait lui-même :

Fecerat exsuccum labor improbus arsque poetam,
Dum probat et damnat, dumque retractat opus.

Mais un jour du Périer eut un avantage sur Santeul. Le docte et magnifique évêque de Paderborn, Furstemberg, pour lui marquer son estime, lui avait envoyé, ainsi qu’à d’autres poètes latins, une médaille d’or massif à son effigie dans une boîte d’or. Du Périer ne manqua pas de la faire voir à Santeul, et Santeul, qui n’avait rien reçu, en eut le cœur gros ; il s’en plaignit naïvement au prélat lui-même dans une élégie toute mortifiée : Conqueritur poeta indonatus. Lui aussi, au nom d’Apollon, il demande ses étrennes.

Le portrait extérieur que l’on donne de l’homme, et qui va si aisément à faire grimacer ce gai visage, n’offre pourtant pas une juste idée de l’élégance et de l’esprit qu’il y avait souvent dans ces vers de Santeul, dignes d’une dernière anthologie latine. Pour la fontaine du coin de la rue Saint-Séverin, par exemple, tout au bas de la rue Saint-Jacques, il avait fait cette inscription gracieuse :

Dum scandunt juga montis anhelo pectore Nymphae,
    Hic una e sociis, vallis amore, sedet.

Tandis que monte là-haut à perte d’haleine la troupe des nymphes, ici l’une d’elles, par amour du vallon, a voulu s’asseoir.

« — Et ne croyez pas, jeune homme, que dans ce premier vers la césure qui manque soit un défaut ; c’est la fatigue de monter, c’est la respiration inégale des Nymphes qu’il s’agissait de rendre. » — Santeul a dû bien des fois faire remarquer cette beauté d’harmonie à quelque écolier qui passait devant la fontaine ; et si l’écolier avait été un peu émancipé déjà et un peu précurseur de l’âge futur, ou seulement s’il avait eu pour mère une d’Hervart ou une La Sablière, il aurait pu lui répliquer aussi tôt, en le narguant ;

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé.
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moines, vieillards, tout était descendu ;
L’attelage suait, soufflait, était rendu…

« En fait d’essoufflement pittoresque, voilà, ô poète latin, ce qui vaut encore mieux que ton vers, et ce qui le fera oublier. »

Mais personne sans doute alors ne faisait ces comparaisons. Santeul avait son public de collège et de quartier qui lui suffisait, et, à défaut de public, il se serait par moments suffi à lui-même. La Seine, une année, en débordant, avait renversé la pompe du pont Notre-Dame, pour laquelle Santeul avait fait de jolis vers dont voici le dernier :

Fons fieri gaudet, qui modo flumen erat.

Vite il fit sur cet accident de nouveaux vers : Le fleuve, y disait-il, s’était arrêté sur le pont, avait lu l’inscription, et s’était dit : Voilà un homme qui me méprise, et qui fera avec ses vers un charme qui séduira mes flots et me les dérobera en fontaines. Le Fleuve irrité se met donc à tout détruire et à renverser la pompe, espérant du même coup anéantir les vers ; mais les vers sortent seuls victorieux du naufrage :

Fulcra domus cecidere, simul domus omnis, eodem
Superabat demens evertere carmina fluctu :
Sola sed eversis manserunt carmina tectis.

C’est ainsi qu’en se promenant dans tout Paris, Santeul se voyait comme le roi dans sa bonne ville, et ne trouvait que des occasions de s’applaudir.

Arrivé à un certain âge, il eut cependant une sorte d’événement dans sa vie, et une tentative de retour vers la gravité des mœurs et du ton. La belle humeur en lui n’excluait nullement la religion, et son irrégularité et sa pétulance n’avaient jamais été poussées jusqu’au désordre et au libertinage. Il y avait au premier abord chez Santeul un air de poète rabelaisien, de poète de carnaval ; mais quand on allait au fond, on voyait que, dans ce cœur d’enfant, la croyance et même une certaine innocence n’en étaient pas atteintes. Pellisson qui, depuis qu’il s’était converti, avait beaucoup de zèle, et qui de plus avait titre et qualité spéciale d’économe de Cluny, engagea un jour Santeul à mieux employer son talent, et à faire des chants religieux, des hymnes qui lui seraient une occupation également lucrative et plus décente, plus digne d’un religieux : « Laissez là, lui disait-il, tous ces artifices menteurs des muses et d’Apollon ; c’est assez donner à Phébus et aux muses ; ces sortes de jeux ne siéent qu’à la jeunesse, et, pour n’être que des jeux, on y trouve aussi quelque gloire. Mais puisque enfin vous voilà homme fait, et dans la pleine maturité de l’âge, de plus grands sujets vous appellent. » Et il lui montrait la troupe glorieuse des saints et des martyrs qui, rangés dans le ciel, n’attendaient que leur poète.

C’est ainsi du moins que Santeul se fait adresser la parole élégamment par Pellisson, dans une pièce en tête des hymnes, qui lui est consacrée :

« Pone, inquis, falsas musarum et Apollinis artes.
Sat musis Phoeboque datum ; juvenilibus annis
Ludi conveniunt, his et sua gloria ludis.
Sed plenos postquam jam vir compleveris annos,
Te majora vocant. » Simul omnes ordine longo
Monstrans Coelicolas, totum mihi pandis Olympum.

Mais là encore, involontairement, l’Olympe revenait sous sa plume pour signifier le paradis.

Une autre influence, et plus intime que celle de Pellisson, agit et opéra en ces années sur Santeul, ce fut celle de M. Le Tourneux, prêtre et prédicateur, un des hommes remarquables de Port-Royal. Il a été dit à ce propos, et dans l’ouvrage même que j’ai précédemment cité de Dom Guéranger, et dans les articles de M. Bonnetty, beaucoup de choses défavorables à M. Le Tourneux3. Je puis assurer qu’en ce qui est de Santeul, M. Le Tourneux n’eut que l’influence la plus morale, la plus directement chrétienne, et j’en ai pour preuve des lettres mêmes, inédites, adresséés par lui au poète devenu néophyte et un moment repentant. Santeul, en s’occupant à chanter les saints, et à remplacer leurs anciennes louanges réputées grossières par des hymnes plus polies et plus dignes des concerts célestes, n’avait fait que changer la forme de son orgueil poétique et de sa vanité. M. Le Tourneux, qui vise à réformer en lui le cœur, est attentif à poursuivre en lui ce déguisement nouveau de l’amour-propreb : « Considérez, lui écrit-il, mon cher frère, qu’on peut bien, dans l’Église visible et militante, chanter et composer les louanges de Dieu avec un cœur impur et des lèvres souillées, mais qu’on ne chantera pas les louanges de Dieu dans le ciel avec un cœur impur et des lèvres souillées… Vous avez donné de l’encens dans vos vers, mais c’était un feu étranger qui était dans l’encensoir. La vanité faisait ce que la charité devait faire. »

Dans une seconde lettre, il relève quelques expressions d’une oraison que Santeul avait faite à Jésus-Christ : il lui marque qu’à sa place il n’oserait pas se nommer le poète de Jésus-Christ :

Vous avouez, lui dit-il, que la vaine gloire vous a fait faire des hymnes ; par où osez-vous croire que c’est lui qui vous les a inspirées ? N’êtes-vous pas autant le poète d’Apollon, puisque vous avez invoqué Apollon et les muses ? Tout cela est poétique ; mais quand je pense à la sainteté et à la majesté redoutable de Dieu, à qui nous devons rendre compte de toute notre vie, et qui condamnera tout ce qui n’aura pas été fait pour lui, en vérité, mon cher monsieur, il faut trembler, et j’aimerais mieux lui demander pardon par mes pleurs que faire encore des vers où, en avouant mes fautes, je ne laisse pas de demander récompense de mes ouvrages. Hélas ! si vous étiez comme moi, ou plutôt si nous étions tous deux comme nous devons être, nous tremblerions de peur d’avoir osé, vous chanter, et moi prêcher la sainteté de Dieu, sans l’avoir respecté. Trop heureux s’il nous pardonne et nos sermons et nos vers !

On peut trouver qu’il y a dans ces paroles un excès de crainte et de tremblement qui est le défaut de cette école chrétienne austère ; mais, bien loin d’y voir un affaiblissement du christianisme, on y verrait plutôt un redoublement. M. Le Tourneux ne parle pas autrement ici que ne le ferait l’abbé de la Trappec.

Une page bien touchante qui fut jointe aux hymnes de Santeul, lorsqu’il les publia en volume (1685), est une prière au Christ (Ad Christum deprecatio) dans laquelle il est dit : « Accipe hic, Christe, quod tuum est, ignosce mihi quod meum, etc. » Ce que je traduis ainsi : « Reçois ici, ô Christ ! ce qui est de toi, pardonne-moi ce qui est de moi. À toi tout ce que j’ai dit de vrai, tout ce que j’ai dit de saint ; à moi de n’avoir point traité dans une bonne pensée les bonnes chosesd, et en matière sacrée d’avoir été mû, non de l’ardeur de te plaire, mais d’un excessif orgueil poétique, dont je rougis. Tu m’as donné des chants pour te célébrere ; donne-moi les prières, donne-moi les larmes par où je puisse laver les taches de ma vie antérieure, poète trop peu chrétien ; et que tu n’aies point à me percer un jour de cette parole de David, qui est comme un javelot : « Pourquoi racontes-tu mes justices et prends-tu mon testament à travers tes lèvres ? »

Or, cette prière qui est, je l’ose dire, plus forte et plus pénitente que Santeul, et qui a trouvé grâce auprès de ceux mêmes qui ont parlé de lui le moins favorablement, c’est M. Le Tourneux qui la lui suggéra, qui la lui dicta presque dans les mêmes termes, que le poète docile a suivis ; il n’a fait qu’y changer quelques mots pour la latinité :

J’aimerais mieux, lui écrivait en effet M. Le Tourneux, que, sans mettre votre nom à votre recueil, ni faire d’oraison en vers, vous missiez quelque chose en prose, à peu près en ces termes : Tuum est quodcumque verum et sanctum dixi ; meum quod bona non bene tractavi, quod non ex animo tibi placendi. Dedisti camina quibus lauderis : da mihi preces, da lacrymas vitae non satis christianae, qua nomen sanctum et magnum tuum pollui non timui, dum illa mea scripta celebrabant

Et il ajoutait : « Faites maintenant parler la voix de vos larmes et de vos bonnes œuvres, afin de faire taire celle de vos péchés. Un humble silence est peut-être le sacrifice que Dieu demande présentement de vous. »

Mais la nature chez Santeul échappa vite à ces prescriptions de M. Le Tourneux, qui n’était pas là pour le surveiller. De même que dans La Harpe converti le critique ne le fut jamais, de même dans Santeul devenu auteur de saintes hymnes le poète resta incurable. On raconte que, lorsque ses hymnes eurent été adoptées dans les bréviaires et qu’elles se chantèrent dans les offices, il ne se tint pas de joie ; il courait les églises où on les chantait ; il grondait ceux près de qui il était placé lorsque leur ton n’était pas à son gré, et quand le chant lui paraissait convenir à la beauté des paroles, il sautait et grimaçait tellement qu’il lui fallait sortir, de peur d’esclandre. Ce malheureux démon de gloire poétique, qu’on avait cru un moment exorcisé, le possédait et l’agitait de plus belle : « Les autres font leur salut dans l’église, disait-il ; mais moi c’est le contraire : pour faire le mien il faut que j’en sorte, de peur d’entendre mes hymnes avec trop d’orgueil. » Il les envoyait cependant à M. de Rancé et aurait voulu qu’on les chantât à la Trappe.

Au reste, sans être Santeul, on comprend la joie, l’enivrement presque légitime qui devait inonder son cœur lorsque lui, fragile, mais croyant et fidèle, perdu dans la foule, il entendait le chœur entier des lévites et de l’assistance entonner quelqu’une de ces hymnes aux nobles accents, dont l’une au moins, le Stupete gentes, a été comme touchée du souffle sacré et mérite, ce me semble, de vivre. — Dans ce vent soudain sorti du sanctuaire, et qui tend aujourd’hui à tout balayer de Santeul et à n’y rien laisser de sa mémoire, s’il était permis de faire entendre un humble vœu littéraire, je demanderais grâce pour une seule hymne de lui, et pour celle-là.