(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « La Fontaine »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « La Fontaine »

La Fontaine

Œuvres complètes, édition Lemerre.

I

Alphonse Lemerre, l’heureux et brave éditeur qui, chaque jour, prend une place plus large dans la publicité et dans la préoccupation de ceux qui, par ce temps industriel et maudit, pensent encore à la littérature, achève de publier, en ce moment, une édition des Œuvres de La Fontaine. Les six premiers volumes ont paru. Seulement, pourquoi, dans ces premiers volumes dont je dirai tout à l’heure les mérites, cherche-t-on vainement la notice biographique et critique annoncée sur la couverture, et qui, naturellement, devrait se trouver à la tête du premier volume ? On n’y trouve qu’une notice assez sèche sur les différentes éditions des œuvres de La Fontaine, mais sur La Fontaine lui-même, rien !

C’est la mode maintenant, à ce qu’il paraît, de nous donner des Introductions qui n’introduisent plus aux livres, mais qui suivent les livres qu’on publie. On devait aller devant, on va derrière. C’est moins fièrement littéraire, mais c’est plus laquais… Le Diderot des Garnier en était à son douzième volume, et l’Introduction et l’Essai sur la philosophie du xviiie  siècle ne devait paraître que quand l’ouvrage tout entier serait terminé. Telle n’était pas la coutume de nos pères, qui mettaient le cœur à gauche et les Introductions à leur place. Mais nous avons changé tout cela… Est-ce par amour pur du changement, ce petit sentiment révolutionnaire ?… Ou, comme la comtesse de Pimbêche, criant, quand l’Intimé parle au juge Dandin par le soupirail :

… Il s’en va lui prévenir l’esprit !

craint-on de prévenir l’esprit du lecteur et de nuire à l’indépendance de son jugement, à la liberté de sa pensée ? Les enseigneurs d’à présent sont si plats devant ceux qu’ils doivent enseigner ! Autrefois, les maîtres mettaient à genoux les élèves. À présent, les élèves y mettent leurs maîtres. C’est de là qu’ils enseignent… Est-ce plutôt, enfin, — et tout simplement, — parce que les messieurs, pour la plupart parfaitement inconnus, chargés de ces besognes des Introductions et des Notices, ont lazzaronné et ne sont pas prêts, qu’on laisse ces Notices en blanc ?… Quoi qu’il en soit, du reste, en attendant l’Introduction qui viendra, nous allons faire la nôtre à cette édition qu’Alphonse Lemerre élève (le mot n’est pas trop grand) à la gloire de La Fontaine.

II

Elle ne l’augmentera pas, car c’est impossible, mais elle répondra noblement aux besoins impérieux de cette popularité sans exemple que La Fontaine doit à ses Fables. Cette popularité, en effet, n’a d’égale dans aucune autre littérature. C’est la seule popularité qui ne soit ni une bêtise ni un mensonge, car les grands talents littéraires ne sont pas populaires, et dont le génie puisse être fier, parce qu’elle est en équation avec sa propre étendue. La Fontaine, cependant, fut bien autre chose qu’un fabuliste. Il a laissé des Contes et des Poésies de toute sorte, marqués de ce talent inouï qu’on n’a vu qu’une fois parmi les hommes. Mais ce sont exclusivement ses Fables, dans lesquelles on plonge, depuis qu’elles sont faites, les enfants de toutes les générations comme dans leur premier bain d’intelligence, ce sont ses Fables qui l’ont rendu aussi populaire que s’il ne méritait pas de l’être, et donné à sa popularité un caractère aussi particulier que son génie. Les autres grands écrivains — et les plus grands ! — ne laissent dans nos souvenirs que l’impression de leurs chefs-d’œuvre et le nom qu’ils ont immortalisé, mais La Fontaine y a laissé son œuvre même. Il est en nous et il vit en nous. Il fait corps avec notre substance. Nous avons tous, en France, été baptisés en Jean La Fontaine, et fait notre première communion intellectuelle dans ses Fables. Et plus nous avons grandi, plus il a grandi avec nous ; plus nous avons avancé dans la vie, plus nous avons trouvé de charme et de solidité dans ces Fables qui sont la vérité, dans ces drames dont les bêtes sont les personnages et qui racontent si délicieusement et si puissamment la vie humaine, tout en la métamorphosant.

Voilà le phénomène qu’il faut décrire et expliquer. Beaucoup d’écrivains ont parlé de La Fontaine, et il y a eu des choses bien dites sur cet esprit et sur cette âme qui va à tant d’esprits et à tant d’âmes, et qu’on pourrait appeler le séducteur universel. Il y a eu de son talent et de sa personne beaucoup d’appréciations intéressantes, parce que la supériorité de La Fontaine est si incontestable et si grande que quoi qu’on dise à son éloge on trouve toujours juste, et dans le vrai quelque chose ; de plus. Rappelez-vous La Harpe, Chamfort, Féletz et vingt autres ! Spécialement, dans ce temps-ci, deux hommes se sont occupés plus que personne de La Fontaine. Walckenaer a publié un livre exact, ramassé partout où il y avait un renseignement à prendre, et dans lequel il a répété, en digne érudit, c’est-à-dire en cultivateur exclusif de la faculté de la mémoire, toutes les formules de l’admiration classique sur La Fontaine, sans une phrase nouvelle ni un aperçu nouveau. C’est très consciencieux, son travail… On peut dire qu’il ne tomberait pas un bouton de la culotte de La Fontaine, que Walckenaer ne se fit un devoir de le ramasser. Mais à part cette conscience du menu, à part les petits commérages de la biographie, il n’y a, sur le génie de La Fontaine, qui est l’important d’un pareil livre, rien de vu, rien de pénétré. Il fallait être un autre homme qu’un gazon d’Institut tel que le fut Walckenaer, pour comprendre l’organisation de La Fontaine et pour expliquer sa poésie. Il fallait avoir l’instinct profond des choses poétiques, vibrer en accord parfait avec elles et surtout n’être pas enterré sous ce gazon qui fleurissait l’estimable crâne de Walckenaer comme une tombe, et M. Taine a été, un jour, cet homme-là !

Or, ce n’est pas du tout un érudit de vocation naturelle et d’absence d’idées comme le vieux Walckenaer, que M. Taine. Il est devenu un érudit de volonté, mais quand il écrivait son livre intitulé : La Fontaine et ses Fables, qui fut, je crois, sa Thèse pour le Doctorat, et qu’il a reprise et parachevée (1875), il débutait dans les lettres et il avait alors la fraîcheur et la vie d’un esprit jeune qu’il a trop sacrifié depuis à toutes les disgrâces de l’érudition. L’homme du matérialisme positiviste n’existait pas encore en lui, — et du système physiologique à l’aide duquel il explique tout dans le talent des hommes, il n’avait, à ce moment, pris que ce qu’il en faut pour que ce soit une idée juste. C’est plus tard qu’il l’a faussée en l’étreignant. Doué de cette faculté d’analyse que j’ai appelée la moitié du critique, il avait cette imagination à couleur vive qui fait l’écrivain. Son travail sur les Fables de La Fontaine fut l’aurore d’un talent qui n’a pas eu, malheureusement, le midi que promettait son aurore. Il aurait dû rester dans ces premières nuances, et c’est lui-même qui les a surchargées et épaissies. On peut donc m’en croire, moi qui ai si peu gâté et tant discuté M. Taine, quand je dis que son livre sur La Fontaine est tout à la fois substantiel et charmant. Jamais la Critique n’a été plus large, plus compréhensive, embrassant une œuvre et une personnalité de génie avec plus de force caressante et d’intelligence dans l’amour. La Fontaine est jugé, dans ce livre, au double point de vue de la biographie et de l’analyse. Il y est scrupuleusement étudié dans l’origine, l’essence et toutes les portées de son génie. Nous sommes ici bien loin de ce pauvre Walckenaer, ce stérile écho de la rhétorique de tout le monde, lequel reste assis sur son petit paquet de renseignements comme un commissionnaire en retard, quand nous avons déjà traversé et retraversé le sujet qu’il traite et que nous sommes en possession de tout La Fontaine à propos de ses Fables, de tout cet homme qui est moins un homme qu’une nature, tant il est profond, varié et infini dans sa simplicité.

Assurément, quelle que soit la plume qui sera chargée d’écrire l’Introduction sur La Fontaine dans la belle édition de Lemerre, il lui sera bien difficile de lutter avec ce livre-là !

III

Je ne sais véritablement pas ce qu’on pourrait ajouter à ce travail de recherche intime et supérieure.

Pour traiter un pareil sujet, après tout ce qui a été dit de La Fontaine, la première obligation était d’être neuf, et M. Taine l’a été. Il a analysé dans tous ses caractères, ses développements et ses nuances, ce génie ondoyant et divers… Il l’a analysé presque dans chacune de ses fables. Il a montré en La Fontaine le génie le plus gaulois, le plus étonnamment gaulois que l’esprit gaulois ait produit dans la langue et la littérature françaises. Si gaulois, en effet, La Fontaine, que quand l’influence grecque et latine, qui a marqué de son puissant et ineffaçable cachet l’esprit gaulois, a atteint les plus forts et les plus grands génies de notre langue, La Fontaine est celui qui y a résisté davantage. Chez lui, le Gaulois primait tout. Ce qu’il prenait à l’Antiquité, car il lui a pris souvent des inspirations, il le faisait gaulois en le touchant. Rappelez-vous, seulement, dans ce chef-d’œuvre de L’Amour mouillé, comme il a gauloisé adorablement Anacréon, mettant par-dessus le génie grec le génie si différent de sa propre race ! Il fut plus gaulois que Rabelais, ce Rabelais dont il se vantait de descendre ; — Rabelais lui-même, mais épuré, et qui eut trois touches à son clavier que Rabelais, son aïeul, n’avait pas : la grâce, la rêverie, la tendresse… M. Taine a parfaitement vu et indiqué cela. Il n’y a rien à reprendre dans les investigations étendues, délicates et subtiles qu’il creuse en ce phénomène poétique qui se nomme La Fontaine, ni dans sa conception de la poésie en général et de la poésie de La Fontaine en particulier. Tout est là de ce qui est important, nécessaire, digne d’être expliqué. Seulement, M. Taine, en rendant justice aux nombreux et immenses mérites du poète dans La Fontaine, n’aurait-il pas dû insister davantage sur la qualité prédominante du génie qu’on pourrait appeler nonpareil, comme la nonpareille des Florides, et qui le fait unique dans la littérature française, — et, que dis-je ? dans toutes les littératures !

Cette qualité première, c’est la bonhomie. Ce n’est pas tout que d’être un grand poète et un délicieux conteur. Il y a eu des conteurs et des poètes avant et depuis La Fontaine. Mais il n’y en a jamais eu ayant joint, dans une fusion de cette harmonie, à la poésie la plus divine une bonhomie plus divine encore. Ce don exquis de la bonhomie dans l’Idéal, où elle n’est pas d’ordinaire, et sans que l’Idéal en soit diminué, est si frappant dans La Fontaine que tout le monde, et non pas seulement la Critique, lui a spontanément donné le nom de bonhomme, qui a remplacé son nom. À coup sûr, la Critique n’aurait pas mieux fait… C’est Le Bonhomme, en effet, que La Fontaine, dans le sens le plus général et le plus absolu ; ce n’est pas simplement Un Bonhomme. Walter Scott, par exemple, un autre conteur et un autre poète, a parfois aussi une bonhomie charmante… mais c’est parfois, et La Fontaine l’a toujours. Sa bonhomie, à lui, n’est pas une ou deux intonations dans la voix, mais c’est toute la voix qui a ce son et cet accent irrésistibles. La Fontaine est bonhomme comme il respire, — et j’ajoute comme il est gaulois, et c’est même parce qu’il est si fortement gaulois qu’il est si bonhomme ; car la bonhomie est une qualité appartenant particulièrement et suprêmement à la race gauloise. Je ne dis pas qu’elle ne puisse exister dans une autre littérature que la nôtre, puisque je viens de parler de Walter Scott, mais elle y est excessivement rare, — et jamais, jamais dans la proportion qu’elle a dans La Fontaine.

Quant à l’Antiquité, sous laquelle nous nous débattons tous, elle ne connut jamais la bonhomie. Homère y touche par son sérieux naïf, mais il n’y entre pas. Aristophane, qui avait le diable au corps de la comédie, Aristophane a la gaieté osée, gouailleuse, amèrement et follement bouffonne d’un Rabelais d’Athènes, mais il n’avait pas, il ne pouvait avoir la bonhomie de notre Rabelais, qui, tout épique qu’il fût, se ressentait d’être gaulois. Lucien n’est qu’un Voltaire d’avant le Christianisme, et Platon, c’est le génie grec dans sa calme et majestueuse idéalité. Pour les Latins, ce fut la même chose. Quelle bonhomie pouvait-il y avoir dans ces dictateurs, ces absolus, ces hommes terribles ? Vous chercheriez vainement dans tout le monde latin deux figures comme celles de Louis XI, par exemple, — qui eut aussi du terrible quelquefois, — le gaulois et bonhomme Louis XI, et comme celle de Henri IV, ce gaulois mâtiné de gascon. Tous les deux, bien évidemment, pour ceux qui ont le sentiment des analogies sont de la même race que La Fontaine. Seulement, lui, c’est le Gaulois par excellence, et comme il est, de tous les écrivains, celui qui a le mieux exprimé poétiquement le génie de cette race que l’Histoire a symbolisée sous le nom de Jacques Bonhomme, on lui a taillé, de reconnaissance, son titre littéraire dans ce nom. Mettez telle épithète que vous voudrez à Virgile, à Shakespeare, à Dante, à Corneille, qu’on appelle aussi parfois le bonhomme, à la condition d’ajouter son nom immédiatement après, vous serez obligé, pour vous faire entendre, d’écrire leur nom à tous derrière leur épithète, tandis qu’en parlant de La Fontaine, vous n’avez qu’à dire : « le bonhomme », et la Gloire ne pourra s’y méprendre ; car toute la terre aura compris.

Tel est, selon moi, le plus grand mérite, — la plus grande originalité d’un homme qui en avait plusieurs à son service, quand une seule suffît bien souvent au talent ou même au génie ! Puisque à présent il ne s’agit que de ses Fables, on peut compter tous les genres d’originalité qu’il y a montrés. Ainsi, l’originalité de l’invention, dans chacune d’elles, ou de l’imitation, qui est une invention nouvelle, et qui tue, sous une supériorité accablante, l’invention qu’il veut imiter. Ainsi, l’originalité dramatique, car chaque fable, à elle seule, est tout un drame, dont les personnages, transposés de l’homme à l’animal, sont des caractères révélés par la plus merveilleuse divination physiologique. Ainsi, encore, l’originalité du dialogue et du comique d’expression, que personne, et Molière lui-même, n’a surpassé. Et enfin, puisqu’il est descriptif, La Fontaine, l’originalité du paysagiste, quand, en France, de son temps, il n’y en avait pas encore un seul dans la littérature, et que Fénelon nous donnait (dans son Télémaque) une nature souvenue et tirée des Anciens… Eh bien, disons-le, à travers toutes ces originalités différentes, qu’on retrouve quand on les y cherche dans le génie décomposé de La Fontaine, la meilleure à mes yeux et la plus étonnante, celle qui le fait le mieux ce phénix de La Fontaine, celle qui complète le mieux toutes ses puissances par un charme vainqueur de tout, c’est la bonhomie, c’est cet accent de bonhomie qui se mêle à tous les détails de son œuvre, — et je n’entends pas ici que les Fables, mais les Contes ! mais toutes ses compositions poétiques ! mais les vers les plus échappés à sa veine, les plus tracés à la légère ! et même jusqu’à son épitaphe ! Infusée partout et dans tout, cette bonhomie devient créatrice. Comme il a gauloisé la grâce ionienne d’Anacréon, La Fontaine a bonhomisé les Dieux de la Grèce. Il les a faits à son image, et on a ri de son bonhomme de Jupiter. Quand il est parlé du ciel dans ses ouvrages, La Fontaine n’est ni païen, ni chrétien, ni religieux, ni impie ; il est là ce qu’il fut partout : le bonhomme, qui ne pouvait pas pécher tant il était bonhomme, et qui, pécherait-il, disait sa servante, serait pardonné ! Et je le répète : là, il fut comme partout ; car, chose particulière encore à La Fontaine, il ne fut pas « Le Bonhomme » que dans ses œuvres, il le fut à tous les moments de sa vie, de même que Louis XIV était « Le Roi », même en renouant ses aiguillettes. Comme jamais poète ne vécut plus que lui dans son rêve, au milieu du monde il était distrait et on se le montrait en souriant… Mais quand il tombait de son rêve, — et il avait plus l’habitude d’en tomber que d’en descendre, — il portait dans toutes les relations de la vie le charme de son génie bonhomme. Il fut recherché, choyé, adoré par les plus hautes sociétés de son temps. Il était, lui, le pauvre, le luxe de ces gens riches ; car, dans ce temps-là, les gens riches faisaient cas du génie, et personne ne fut plus peut-être agréé et aimé des femmes que cet homme qui mettait ses bas à l’envers… Les témoignages sur ce point abondent, et le pudibond Walckenaer en a des rougeurs qui surprennent de traverser ainsi son vieux maroquin. Quoi d’étonnant, du reste, que les femmes, auxquelles il adressa les flatteries les plus enivrantes que jamais oreille de femme ait bues, aient raffolé de ce roi du madrigal voluptueux et naïf, qui a l’art de n’y pas toucher ou de n’y toucher que bien peu. Il avait ce qu’on pourrait appeler la galanterie amoureuse, mais fut-il jamais amoureux en réalité, La Fontaine ? Les Philis et les Jeannetons de ses vers me troublent moins que Walckenaer. Mais le désir, le terrible désir secoua-t-il jamais cette nature idéale et rêveuse ?… Versa-t-il jamais des larmes brûlantes ?… La passion lui planta-t-elle ses flèches dans l’âme ?… On a peine à concevoir La Fontaine amoureux comme Werther et Saint-Preux, en supposant que Werther et Saint-Preux soient des types d’amoureux, comme l’Opinion les fait, la bête ! C’était un homme plutôt à laisser là même les bonnes fortunes commencées, pour rentrer plus vite dans son rêve. Il aurait oublié que l’heure du berger sonnait, en lisant Baruch. Il le dit lui-même : « Je suis chose légère. » Les femmes qui l’aimèrent, l’aimèrent surtout comme de belles marraines qui lui firent chanter sa romance à Madame jusqu’à sa dernière heure, à ce Chérubin attardé qui devint une barbe grise avant de cesser d’être un enfant, mais qui finit, tout en la chantant, par rire de sa romance. L’adorable mélancolie de ce rire, nous la connaissons !… Elles l’aimèrent jusqu’à la barbe grise. Et dans sa vieillesse, et après madame de la Sablière, l’amitié des femmes ramassait encore ce dont l’amour ne voulait plus.

IV

C’est à ce La Fontaine que l’édition d’Alphonse Lemerre devait nous introduire. Nous verrons comme elle s’en tirera… En attendant, l’éditeur a publié en eaux-fortes par les plus habiles aquafortistes de ce temps, les dessins d’Oudry sur La Fontaine ; Oudry, l’animalier du xviiie  siècle, spirituel, fin, ayant du Watteau dans les fables tendres, et du Poussin dans quelques-uns de ses paysages de deux pouces, quand le sujet de la fable est grandiose. Oudry est certainement, pour interpréter La Fontaine, un talent préférable à Grandville, caricaturiste ingénieux, mais qui met de la caricature là où il y avait du caractère. Cependant, Oudry est trop du xviiie  siècle pour bien interpréter La Fontaine, qui n’est d’aucun siècle que du siècle de sa délicieuse fantaisie. La Fontaine est souverainement idéal et bonhomme. Le xviiie  siècle n’est, certes ! pas bonhomme, mais un diable d’homme, si on veut, et son idéal, niaisement philosophique et vertueux, La Fontaine n’y pensait pas. Je crois même que Jean-Jacques Rousseau et Lafayette l’auraient cruellement ennuyé !

N’importe ! dans l’état présent des compositions sur La Fontaine, les dessins d’Oudry, pour illustrer une édition de ses œuvres, étaient encore ce qu’il y avait de mieux.