(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 285-289
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 285-289

MÉNAGE, [Gilles] de l’Académie Della Crusca, né à Angers en 1613, mort à Paris en 1692 ; un des plus célebres Littérateurs du Siecle dernier.

Ce n’est pas à son génie, ni à son esprit qui étoit médiocre, qu’il doit sa réputation : quelques Ouvrages utiles sur la Langue Françoise, ses querelles avec des Gens de Lettres de toutes les classes, ont donné à son nom la célébrité dont il jouit encore. Jamais homme ne se sentit plus d’attrait pour la Littérature. Il sacrifia tout à ce penchant, qui l’auroit pu rendre heureux s’il ne l’eût cultivé que pour lui-même, sans y joindre la démangeaison la plus violente de mettre tout au jour, & de s’élever contre les Ouvrages d’autrui.

Ménage joignoit à cela le défaut de parler beaucoup. Il avoit un appartement dans le Cloître Notre-Dame, où il se tenoit tous les mercredis une assemblée, qu’il appeloit sa Mercuriale. Les Gens de Lettres, tant Nationaux qu’Etrangers, s’y rendoient avec empressement. Le Maître de la maison se plaisoit fort à y débiter son savoir : il arrivoit souvent que les Auditeurs ne trouvoient pas l’occasion de placer un seul mot, & s’en retournoient sans avoir fait autre chose qu’écouter. Ménage s’excusoit tout bonnement de cette intempérance de langue, en disant, que quand il étoit en Anjou, il passoit pour taciturne, parce que ses Compatriotes parloient encore plus que lui. L’excuse n’étoit pas recevable, & les Angevins seront certainement de notre avis. Il faut convenir que la mémoire du Philologue, qui étoit prodigieuse, devoit fournir abondamment à sa loquacité. Par son secours, il se trouvoit en état de citer à tout propos & sur toutes sortes de sujets, des morceaux Grecs, Latins, Italiens, François, quantité d’Historiettes & de Bons Mots qu’il avoit appris, soit dans les livres, soit dans les sociétés.

Il fut chargé par le Cardinal Mazarin & par M. Colbert, de donner la liste des Gens de Lettres qui pouvoient mériter des récompenses. Une pareille commission exigeoit bien du discernement & bien de l’impartialité. Ménage s’en acquitta avec succès, du moins pour lui-même ; car elle lui valut une pension de deux mille livres.

On a de cet Auteur un grand nombre de Vers Grecs, Latins, Italiens, & François. Ces derniers sont les plus foibles : en charmes féconde, à nulle autre pareille, chef-d’œuvre des Cieux, Beauté sans seconde, &c. voilà tout ce que Ménage savoit faire, & ce que Boileau lui a plaisamment reproché. Ses Vers Italiens sont infiniment meilleurs ; les Littérateurs d’Italie en sont beaucoup de cas, quoiqu’on assure que ce Poëte ne savoit pas parler leur Langue. Ils lui mériterent une place à l’Académie Della Crusca. Il en auroit obtenu une à l’Académie Françoise, sans sa Requête des Dictionnaires, Production satirique & ingénieuse, qui l’éloigna pour toujours de ce Corps ; ce qui fit dire à un des Membres*, qu’on auroit dû, d’après cette Piece, le condamner à en être, comme on condamne un homme à épouser une fille qu’il a déshonorée.

Son Diogène Laërce est très-estimé. Ses Origines de la Langue Françoise & de la Langue Italienne, considérablement augmentées depuis sa mort, sont d’un homme qui avoit un grand fond d’érudition, mais pas toujours le discernement bien sûr, ni la critique bien exacte. Son Anti-Baillet est une réfutation des Jugemens des Savans. M. de Baillet l’avoit maltraité dans cet Ouvrage ; notre Auteur voulut s’en venger. En relevant les fautes des Jugemens des Savans, il en fit de nouvelles que M. de la Monnoie releva à son tour, dans ses Remarques sur l’Anti-Baillet. Ce Critique, par égard pour la mémoire de Ménage, ne vouloit pas les publier, quoique le Président Cousin le pressât vivement de les faire imprimer. Un jour qu’il le sollicitoit vivement, M. de la Monnoye lui répondit par ces Vers :

Laissons en paix Monsieur Ménage.
C’étoit un trop bon personnage,
Pour n’être pas de ses amis ;
Souffrez qu’à son tour il repose,
Lui, de qui les Vers & la Prose
Nous ont si souvent endormis.

Le Président Cousin avoit ses raisons. Ménage l’avoit cruellement maltraité dans une Epigramme. Cette attaque les brouilla sans retour. Pour s’en venger, le Président fit, après la mort de Ménage, son Eloge d’une maniere ironique, à peu près comme Voltaire a fait celui de Crébillon, qui n’avoit pas composé des Epigrammes contre lui, mais des Tragédies meilleures que les siennes.