(1925) Portraits et souvenirs
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(1925) Portraits et souvenirs

Avertissement

Le public se passerait sans doute assez bien d’un ouvrage de cette sorte, qui n’est, en somme, qu’un recueil d’articles de journaux, mais l’auteur en a pour excuse un intérêt particulier que ce même public, j’en suis certain, lui concédera volontiers.

 

N’y a-t-il pas, en effet, pour l’écrivain, une espèce de point d’honneur à réunir ainsi des pages quelque peu improvisées et à se pouvoir prouver à soi-même que, son travail, quoique hâtif n’est pas tout à fait indigne, au moins, de sa propre estime ?

Ce témoignage qu’il recherche ne saurait être considéré comme un signe de vanité. Il le faut prendre simplement comme une marque du respect où il tient l’art qu’il exerce et qu’il se doit, en toutes circonstances, de pratiquer de son mieux C’est ce sentiment qui est la raison d’être de ce livre. Qu’il lui serve d’introduction auprès du lecteur.

Laclos

Il y a, au Musée de Versailles, un furieux pastel pur Boilly. C’est le portrait d’un homme de cinquante ans, et qui a vécu. Sous la poudre, ses cheveux se gonflent en rouleaux au-dessus de l’oreille. Le visage est rond et plein, avec un air de finesse et d’attention. La singularité de cette figure, à la fois ironique, spirituelle et volontaire, est dans les yeux qui semblent, à mesure qu’ils observent, renfermer ce qu’ils ont vu sous un froncement très particulier des sourcils. Ce regard ne fait pas que regarder, il se souvient. Le personnage qui nous considère ainsi est un peu penché en avant. On dirait qu’il attend que vous ayez lu son nom gravé au bas du cadre. Approchez-vous. Vous êtes devant Pierre-Ambroise-François Choderlos de Laclos, général et romancier français, devant l’auteur des Liaisons dangereuses.

La fortune est imprévue. Laclos doit tout à ce livre qu’il a peut-être écrit par hasard, bien qu’il ait prétendu, comme il l’a dit ensuite, composer là un ouvrage « qui retentit encore sur la terre quand il y aurait passé ». Quoi qu’il en soit, Laclos, sans les Liaisons, ne serait pas le Laclos qui passionne encore aujourd’hui notre curiosité. Mêlé d’assez près aux événements politiques et militaires de son temps, il n’y a marqué sa place d’une manière ni très éclatante ni très mémorable. Son nom de soldat n’est lié à aucun nom de victoire et demeure indistinct dans le fracas des gloires républicaines. Il relève moins des historiens que des biographes. Cependant Laclos est célèbre.

Sa célébrité, il faut le dire, a je ne sais quoi de trouble et de suspect. On sait pourtant que Laclos fut honnête homme. D’où lui peuvent donc venir, ces rigueurs posthumes, sinon du fâcheux préjugé par lequel on rend l’écrivain d’imagination responsable du sujet de son œuvre, en l’identifiant, involontairement peut-être, aux personnages de ses fictions. C’est ainsi que M. de Valmont a fait tort à M. de Laclos, et que la postérité s’est montrée envers ce dernier à la fois injuste et favorable.

En effet, si elle a distingué les Liaisons dangereuses du fatras des récits libertins de l’époque, elle s’est souvenue trop longtemps que ce livre admirable avait pu être, à son heure, un mauvais livre, car, tant que les mœurs qu’il décrivait existaient encore, il pouvait contribuer à en répandre l’imitation. Il a donc fallu longtemps avant que l’ouvrage hardi et profond — que la reine Marie-Antoinette plaçait dans sa bibliothèque, relié à ses armes, mais sans qu’on eût osé indiquer au dos du volume son titre scabreux — reprît le rang littéraire auquel il avait droit et devint une des plus élégantes et solides merveilles du roman français.

Celui qui eut le rare bonheur d’écrire ce chef-d’œuvre immortel et périlleux n’était point un auteur de profession. Né à Amiens en 1741, entré à dix-huit ans dans le corps du génie, qu’il quitta en 1778, ensuite secrétaire des commandements du duc d’Orléans, général de brigade en 1792, commandant l’artillerie de l’armée du Rhin, Laclos, malgré des services honorables, n’eût été qu’une figure secondaire de soldat, un personnage à talents et à projets, ce « grand Monsieur, toujours en habit noir », que le Comte de Tilly se souvenait d’avoir vu rôder dans les salons du Palais Royal, s’il ne lui fût arrivé de vendre, le 16 mars 1782, à Durand neveu, libraire rue Galande, pour la somme de seize cents livres, un manuscrit intitulé le Danger des liaisons, qui fut publié, la même année, en quatre volumes in-douze sous le titre à jamais fameux des Liaisons dangereuses.

Les Liaisons dangereuses ou Lettres recueillies dans une Société et publiées pour l’instruction de quelques autres, tel est le titre complet de cet « ouvrage ou plutôt recueil » que le Rédacteur nous présente dans son introduction comme formé d’une correspondance véritable où l’on a changé les noms des personnes et des lieux avant de la livrer au public.

Il est bien certain qu’il ne faut voir dans la prétendue authenticité de ces lettres qu’un subterfuge et une précaution littéraires, mais ce procédé n’en est pas moins un indice intéressant des intentions de Laclos. N’est-ce pas un moyen d’avertir le public de la nature particulière de ce roman et de marquer son caractère de vérité ? Les Liaisons dangereuses veulent être un livre d’observation. C’est en ce sens que parle aussi l’épigraphe qui le précède, tirée de la Nouvelle Héloïse. « J’ai vu les mœurs de ce siècle et j’ai publié ce livre », s’écrie Rousseau ! Laclos va plus loin. Pour mieux établir son attitude d’observateur philosophe, il feint que son livre soit le produit involontaire et fortuit de certaines mœurs du temps. Elles y témoignent elles-mêmes de ce qu’elles sont. Laclos ne veut être que l’intermédiaire qui aide à mettre au jour ce terrible témoignage. Le hasard le lui a fourni et, destiné à demeurer secret, il en prend encore plus de force, de poids et de valeur.

Je crois que c’est bien de cette façon qu’il faut comprendre l’artifice dont s’est servi Laclos. Est-il donc besoin d’y voir un moyen de piquer la curiosité publique en laissant supposer, sinon que de telles lettres eussent été réellement échangées, du moins qu’il y avait dans ce qu’elles révélaient un « fond de vrai » et que, derrière le voile, on pouvait reconnaître des figures véritables et dissimulées ? Laclos était un esprit trop fin et trop avisé pour ne pas penser que les lecteurs chercheraient d’eux-mêmes ce « fond de vrai » que l’on veut toujours trouver à certains romans. A quoi bon provoquer le public à ce jeu des transparents ? N’est-il pas presque inévitable pour tous les ouvrages qui comme celui de Laclos, dénoncent un aspect inavoué et exact des mœurs ? Il semble alors que la société, qui se sent atteinte dans ses petits mystères et ses coutumes clandestines par ces sortes de livres, ait l’instinct assez naturel de s’en défendre en en faisant ce qu’on appelle des livres à clé. Par là, elle réduit au particulier ce qui risquait d’être général. Elle diminue la portée du tableau en y dénonçant des ressemblances personnelles, et préfère, au lieu qu’il y ait des Valmont, qu’il n’y ait tout au plus qu’un M. de Valmont.

Par un détour assez singulier, cette tactique n’eut point, pour les Liaisons, l’effet attendu. L’accord ne se fit pas au sujet des héros réels de cette tragédie anonyme. Des listes coururent, mais elles se couvrirent d’assez de noms pour que cette diversité même prouvât que Laclos avait touché juste puisque ses masques s’appliquaient à tant de visages et que ses portraits convenaient à tant de modèles.

Néanmoins, la tradition qui veut à l’origine des Liaisons dangereuses une histoire et des figures du temps a duré, mais au lieu de les chercher parmi les anecdotes illustres et les gens en vue, on a compris que l’on trouverait plutôt, comme point de départ à cet étrange livre, quelque aventure discrète ou quelque personnage obscur. On avait raison, et c’est ce que confirme une curieuse page des Mémoires du Comte de Tilly où Laclos lui-même avoue qu’il peignit son Valmont d’après un ami de régiment, « jeune homme né spécialement pour les femmes », et que ce fut à Grenoble qu’il vit l’original de sa Merteuil en une Marquise de L. T. D. P. M. Elle s’appelait Mme de Montmort, au dire de Stendhal, qui se souvenait de l’avoir connue, quand il était enfant, boiteuse, et qu’elle lui donnait des noix confites.

Laclos se serait donc servi d’originaux pour son roman. Ce procédé d’imitation est souvent familier aux romanciers qui ne le sont point de profession. Il est assez probable que Laclos eut recours à une sorte de calque qui lui fournissait le dessin vrai de ses figures. Il y ajouta les couleurs et les expressions, et ce fut, soutenu par cet appui solide à la réalité, qu’il put pousser ses personnages à l’extrême de leurs caractères et même jusqu’à une certaine exagération systématique, sans leur enlever, pour cela, cet aspect de vie et de vérité qui rend si naturels à la fois et si typiques une Merteuil et un Valmont.

 

M. le Vicomte de Valmont est de bonne maison. Né d’aïeux qui se sont montrés au service du Roi et de l’Etat, il a hérité d’eux une âme, si l’on peut dire, militaire et diplomatique. Il aime la lutte et il aime l’intrigue. Changez les circonstances de sa vie, M. de Valmont eût sans doute été admirable où l’on se bat et où l’on négocie, aux camps ou aux ambassades. Mais M. de Valmont est oisif. Il est jeune, il est riche, il est actif. De quoi s’occupe-t-il ? D’amour. Plus exactement de femmes. Elles sont son métier et sa gloire.

Auprès d’elles, il trouve l’emploi de ses qualités natives de hardiesse et d’habileté dont il n’a pas l’usage ailleurs. Aux femmes, M. de Valmont a réussi de suite. Aussi s’est-il vite lassé de celles qui ne demandent qu’à se donner. Il veut qu’on lui résiste pour avoir le plaisir de vaincre. Une défense à tourner ou à rompre l’amuse. Ecoutez-le sur ces sortes d’affaires, qui sont sa grande affaire ; son langage est tout de tactique et de stratégie. Il ne s’y agit que de conquêtes, de sièges, de combats, à moins qu’on ne temporise et ne parlemente, et il s’agira alors de façons, de conduites, de détours. Il parle de triomphes, de victoires, de lauriers. Il se compare à un Alexandre, à un Frédéric.

Comme eux, il ne répugne à aucun moyen. Pourtant, il a ce qu’il appelle des principes, et qui lui font préférer ce qu’il nomme « les méthodes difficiles ». Qu’est-ce pour lui que l’Amour et même le plaisir ? Il est vaniteux. Il n’est libertin et débauché que pour en tirer une vanité de plus, car il les a toutes. Ce sont elles qui le rendent audacieux, impertinent, prudent, cruel et impitoyable. Ce sont elles qui le font avoir des femmes, qui le font les perdre même, quelquefois par vengeance, quelquefois par intérêt, quelquefois par caprice, toujours pour donner de lui une idée de puissance, de danger, une idée qui le distingue du commun.

Cependant ne se peut-il pas qu’on songe à résister pour de bon à un homme aussi périlleux que M. de Valmont ? Il l’a prévu. Aussi sait-il bien qu’il doit passer pour irrésistible, et il s’est mis en état d’obtenir à coup sûr ce qu’on pourrait vouloir lui refuser. Pour cela, il a sa figure, son esprit et le reste. De plus, il s’est préparé depuis longtemps à toutes les conjonctures. M. de Valmont est un parfait comédien ; il est maître des expressions de son visage, du mouvement de ses gestes et du moment de ses larmes. Il en remontrerait également au policier le plus expert. Il connaît tous les stratagèmes, toutes les ruses et toutes les ressources. Il en a même inventé, car il se pique d’être nouveau, il se plaint que les parents n’apprennent pas à leurs enfants les talents des filous, et qu’il ait dû faire son éducation lui-même. Voyez-le au château de Mme de Rosemonde, comme il arrête les correspondances, fouille les secrétaires, retourne les poches, dérobe les clefs et en fait fabriquer de fausses ! Il y a en lui de l’escamoteur et du voleur. Il a de l’un la dextérité, de l’autre l’audace. Il rôde, la nuit, dans les corridors, en déshabillé, furtif et hardi, ombre redoutable, Eros nocturne qui a pris la lampe de Psyché pour s’en faire une lanterne sourde.

Avec cela, il est aimable. Dans le cercle, il est charmant, empressé, spirituel, attentif, quoiqu’il soit une tête bien occupée. La sienne travaille continuellement. Il combine, calcule, prévoit. Il se sent digne de lui-même. Il a le sentiment de sa célébrité.

Cest cette célébrité qui attire à lui Mme de Merteuil. Ils se prennent, se quittent, mais un lien a survécu à leur liaison. Il y a entre eux des ressemblances. Ils jouent le même jeu avec des cartes différentes. Tout ce qui illustre M. de Valmont perdrait Mme de Merteuil. Lui, opère à découvert. Il est haï, mais on le craint. N’a-t-il pas l’art de distribuer également bien la louange et le ridicule ? M. de Valmont va la tête haute. Il n’est hypocrite que lorsqu’il lui convient. Mme de Merteuil l’est par une nécessité continuelle. Elle subordonne ses plaisirs à sa réputation. Elle est secrète et souterraine ; aussi ses succès ne se tournent-ils pas, comme ceux de Valmont, en vanité ; ils se transforment en orgueil, si l’orgueil n’est qu’une vanité taciturne. La vanité de Valmont est qu’on parle de lui. L’orgueil de Mme de Merteuil est qu’on se taise sur elle. Cependant, quand elle a trouvé un confident en Valmont, elle s’épanche. Elle écrit alors la terrible lettre LXXXI où elle se livre, où elle explique le chef d’œuvre de sa conduite, où elle raisonne son caractère. Mais n’est-ce point se démentir que de s’avouer ainsi ? Singulier confesseur que M. de Valmont ! Vous ne connaissez pas Mme de Merteuil. M. de Valmont sera discret. Mme de Merteuil ne sait-elle pas de lui un certain trait qui, s’il était connu, le forcerait à sortir du Royaume ? Ah ! leur amitié est solide. Elle repose sur le seul point qui compte pour ces amis : un intérêt égal et réciproque. Et ils iront ainsi, côte à côte, jusqu’au jour où quelque événement fortuit les mettra face à face, et dénouera dans le sang et la honte leur hostile et dangereuse liaison.

De tels êtres ne sont pas seulement dangereux à eux-mêmes, mais à tous ceux qui les approchent. Il faut les fuir. C’est ce que veut démontrer l’œuvre de Laclos, car cet observateur est un moraliste. Cette préoccupation de moraliser se sent dans le dénouement, en quelque sorte, providentiel de son roman, dénouement plus complaisant que logique, et peut-être destiné à satisfaire davantage le public que l’auteur même. Quoi qu’il en soit de ses intentions, ce livre n’en reste pas moins un des plus surprenants de notre littérature romanesque. Le sujet en est trop célèbre pour que j’en veuille rien dire. Cent soixante-quinze lettres, dont quelques-unes sont admirables, l’exposent avec une ingéniosité merveilleuse. Il en résulte un chef-d’œuvre à la fois profond, spirituel et licencieux. Entre les deux grands portraits de Mme de Merteuil et de M. de Valmont, s’y montre la touchante figure de la Présidente de Tourvel. Ses lettres à elle ont un accent de tendresse, de grâce et de passion. Elles sont le cri d’une âme ardente, délicieuse et faible. Leur charme est bien fort, puisqu’elles ont touché Valmont lui-même, car Valmont aima Mme de Tourvel. Il l’aima à sa façon et si cette façon fut de la faire mourir en la sacrifiant sottement et bassement à sa vanité, cet amour, même cruel et gâté, ne nous empêche-t-il pas au moins d’éprouver pour Valmont la sorte de dégoût qui nous écarte de Mme de Merteuil ? Laclos a marqué cette différence. Il juge Valmont digne, malgré tout, du coup d’épée qui tue, tandis qu’il garde pour Mme de Merteuil la purulence qui défiguré et la petite vérole qui laisse vivre. La mort, la maladie, le couvent, l’exil, telle est la fin de cet étrange livre de cynisme, de fourberie, de libertinage, de ce livre plein de « sentiments feints et déguisés », d’actions scélérates, de gaietés terribles, de maximes impitoyables, de ce livre qui est un des tableaux les plus noirs”, qui aient été peints d’une société, car si l’Innocence y est représentée, n’est-ce point par cette Cécile de Volanges naïve, sensuelle, pervertie et niaise ; si l’Honneur s’y montre, n’est-ce pas en la personne de ce petit sot de Chevalier Danceny ? Et ce n’est pas tout. Voici la Bonté sous les traits de Mme de Rosemonde, impuissante a prévenir les maux qu’elle prévoit, et la Prudence sous la figure de Mme de Volanges, jouée et ridicule. Voici la Vertu. Elle emprunte le céleste visage de Mme de Tourvel, et elle n’apparaît que pour succomber.

C’est sur cette impression douloureuse que se terminent les Liaisons Dangereuses. A la fin de leur édition de 1782, Laclos y annonçait une suite. Elle devait continuer les aventures de Mme de Merteuil et de Cécile de Volanges. Y aurions-nous revu aussi les autres personnages des Liaisons ? On ne sait. Leur réunion n’a pas eu lieu et c’est à nous de leur inventer des destinées. Celle de Laclos était de n’écrire qu’un seul roman. D’ailleurs, la société qu’il avait si brillamment dépeinte n’existait déjà plus dix ans après l’apparition de son livre. La Révolution avait fait du romancier un homme politique et un général d’artillerie. Mme de Volanges allait bientôt, sans doute, monter sur l’échafaud. Les portes du couvent qui renfermait sa fille allaient s’ouvrir au nom de la loi. Le Chevalier Danceny, revenu de Malte, pouvait rencontrer sur les bords du Rhin M. de Prévan et M. de Gercourt émigrés. Laclos ne pensait sans doute plus guère, parmi les fumées du canon et la rumeur des armes, à ces personnages imaginaires. D’Allemagne il passait en Italie. Ce fut là que Stendhal rencontra, un soir, à Milan, au théâtre de la Scala, celui qu’un rapport de police, qui nous est parvenu, qualifiait « d’homme de génie, très froid et très fin ». Laclos mourut à Tarente en 1805.Sa tombe s’y voit encore. Il nous reste de lui un livre admirable et le portrait curieux dont je parlais tout à l’heure. Je ne le regarde jamais sans émotion ; il me semble que j’écoute grincer sur le papier la plume qui écrivit les Liaisons Dangereuses. C’est le bruit le plus vrai que Laclos ait laissé dans la mémoire des hommes, et l’avenir continuera toujours d’entendre le froissement d’acier que font, aux dernières pages des Liaisons, les épées, liées elles aussi, en leur rencontre mortelle, du Chevalier Danceny et du Vicomte de Valmont.

Villiers de l’Isle-Adam

On élèvera, un jour ou l’autre, à Paris, un monument à Villiers de l’Isle-Adam, et il est à souhaiter que le public lettré réponde à cet appel. Villiers de l’Isle-Adam fut un noble écrivain et ce ne sera que justice d’honorer sa mémoire. Mais, avant que le marbre ou le bronze dresse à nos jeux l’image de l’auteur des Contes cruels et de l’Eve future, ne me serait-il point permis d’esquisser brièvement celle qu’il a laissée dans mon souvenir et d’essayer un rapide portrait de celui qui fut une sorte de héros ?

Je dis héros, car il y eut de l’héroïsme dans sa destinée. Villiers, en effet, fut une protestation vivante contre l’esprit positiviste et réaliste de son temps. Dans la marée naturaliste qui submergea presque, à un moment, la pensée française, il demeura une des pierres qui opposa au flot son bloc indicateur. Il fut un des représentants de l’Idéalisme.

Je le revois, comme il m’apparut, pour la première fois, un soir d’hiver, chez Stéphane Mallarmé. Le feu. et la lampe brillaient doucement ; on causait, avec des pauses. Dans un de ces silences, le timbre de la porte résonna. Une draperie s’écarta, et l’on vit paraître un personnage singulier.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, de taille moyenne, presque trapu et vêtu de noir. Son visage aux traits effacés était terminé par une, pointe de barbe à la royale. Le front, très haut et large, était surmonté d’une abondante chevelure grise. Les yeux clairs regardaient d’un regard à la fois aigu et distrait. Il y avait en tout ce survenait on, ne savait quoi de mystérieux et d’inattendu, il s’assit, rejeta d’une main fine une longue mèche de ses cheveux et parla.

 

Ce fut ce soir-là que j’entendis pour la première fois causer Villiers. Sa causerie était plutôt un soliloque, coupé d’arrêts, de rires brusques. Il était entré avec sa rêverie et la continuait à haute voix, je ne puis dire pour nous, mais devant nous, car il avait certainement oublié nos présences et nous assistions à l’étrange spectacle d’une pensée cherchant sa forme et son expression définitives avec des nuances d’intonations et des ratures de paroles, à quelque chose comme une écriture orale, mimée, inquiétante et fugitive.

J’ai vu souvent se renouveler cette scène toujours surprenante, et je crois vraiment que personne ne manifesta pour son siècle un pareil mépris que Villiers, et pour ce dont s’enorgueillit faussement notre époque. Avec quelle ironie et quelle âpreté il en raillait les vaines et vaniteuses prétentions ! Et ce n’étaient point là griefs personnels contre un temps qui méconnaissait son talent, mais la révolte d’une âme haute. Ce que Villiers reprochait aux « modernes », c’était d’avoir tenté de supprimer dans l’homme ce qui constitue son patrimoine spirituel de Rêve, de Foi et de Croyance, pour le remplacer par le culte terrestre de l’Utile et du Réel, aux dépens de l’Idéal.

Ce thème, qui était celui, le plus ordinairement, des conversations de Villiers, nous le retrouvons dans son œuvre, varié avec une incomparable virtuosité d’inventions comiques ou terribles, car tantôt il attaque « l’ennemi » de front et lutte avec lui corps à corps ; tantôt il ruse et l’attire en des pièges où se montrent toute sa laideur et toute sa bassesse. Il l’a incarné dans le personnage formidable et grotesque de Tribulat Bonhomet qui représente ce que Villiers détesta en l’homme contemporain : ses prétentions à une fausse science, sa stupide infatuation de ce qu’il prend pour le progrès et qui n’est que la diminution en l’humanité de ce qui faisait jadis sa noblesse. Tout cela c’est Bonhome, Bonhomet qui se vante d’avoir « la physionomie de son siècle ! »

 

La haine de Villiers de l’IsIe-Adam contre la Réalité est d’autant plus forte que son Idéalisme est absolu. Villiers, en effet, n’est pas idéaliste par cette sorte d’instinct qui porte certains esprits à rechercher parmi les apparences celles qui leur semblent satisfaire le mieux leur désir de beauté. Un pareil Idéalisme, tout relatif et que l’on appellerait plus justement de l’Idéalisation, consiste tout simplement à faire un choix dans la réalité. Celui de Villiers fut un principe sous lequel il considéra l’ensemble du monde. Il fut la condition fondamentale de sa pensée, le dogme même de sa philosophie.

Cet idéalisme n’était pas, pour Villiers de l’Isle-Adam, un simple jeu métaphysique, mais une foi et une doctrine. Ce fut en elles qu’il puisa son mépris de ce qu’il considérait comme l’erreur impardonnable, celle qu’il combattit avec une obstination vraiment héroïque ; mais on méconnaîtrait Villiers en ne le considérant que comme le critique et l’adversaire d’une tendance qu’il haïssait. Villiers ne fut pas seulement un ironiste acerbe et un satiriste aigu, son génie original et puissant fait aussi de lui un des esprits qui se sont élevés le plus haut dans les pures et aériennes régions de la rêverie. Il est dominé par deux besoins égaux. Le premier, d’exprimer son dégoût de la réalité vulgaire ; le second, d’y échapper en se créant au-dessus d’elle un monde fictif où elle se modifie et se transfigure. C’est ce qu’il a voulu signifier en dédiant à la fois un de ses plus beaux livres : l’Eve future, aux « rêveurs » et aux « railleurs ». Et ce fut ainsi qu’il vécut une vie double et singulière, ne se détournant de l’illusion magnifique qu’il poursuivait souverainement que pour sourire de ce que les hommes s’attachent à atteindre et pour les railler cruellement de leurs efforts plus vains que la vanité même du but qui les provoque.

Aussi, l’argument décisif, trouvé, le sarcasme acéré lancé contre leur orgueil, retournait-il fièrement à ses songes hautains et solitaires, aux visions de ce monde intérieur dont il portait en sa pensée les décors et les héros imaginaires, et dont il gardait jalousement la clé merveilleuse et magique.

 

Le monde réel, dont cet audacieux esprit niait si hardiment la valeur et même l’existence, se vengea de son détracteur. Villiers de l’Isle-Adam connut la pauvreté et ia misère. Il ne s’en étonna pas. Il n’était pas venu, des plages bretonnes où il naquit, pour demander à son siècle le bonheur ni la richesse. Ce qu’il désira peut-être ne pouvait être que la gloire. Il ne la connut jamais qu’en lui-même et n’en aperçut pas assez le reflet admiratif dans le regard de ses contemporains, mais s’il ne fut pas, de son vivant, glorieux comme il eût dû l’être, il le fut au moins dès le premier jour aux yeux des amis de sa jeunesse.

J’ai entendu souvent raconter par eux l’arrivée à Paris de ce « dernier des Chateaubriand ». L’impression fut unanime. Il donna à ceux qui le virent, alors celle même du génie. Il en portait en lui les immenses projets et, si l’on peut dire, les nuées et les éclairs. Il avait publié déjà les deux drames Morgane, Elen, et préparait son Isis. En 1870, il fit jouer la Révolte, puis, pendant dix ans, il garda le silence.

Que fit-il durant cette période ? C’est là l’affaire des biographes. Ils excellent à ces sortes, d’enquêtes d’outre-tombe ; ils y apportent des minuties d’archéologues et des perspicacités de détectives. Ils reconstituent une vie comme on exhume une médaille ou comme on retrouve une piste. Je ne me charge point de leur travail. D’ailleurs Villiers était mystérieux, même pour ses amis. Il disparaissait et reparaissait sans que l’on sût d’où il venait ni où il allait, et il rapportait de ces absences quelque rêverie étincelante ou quelque conte profond qu’il racontait, car il avait coutume de parler son œuvre avant de l’écrire, non passant par désir d’être écouté que parce qu’elle était tellement identifiée avec lui-même qu’elle était devenue comme son propre souffle et mêlée à sa voix et à son geste. Et c’était ainsi qu’il errait par le monde, tourmenté de songe, obscur et pauvre, lui qui était apparu jadis tout frémissant d’exaltation et tout impatient de renommée.

Car le désir de la gloire n’était pas seulement chez Villiers de l’Isle-Adam le désir de faire partager aux autres le sentiment qu’il avait de lui-même. La gloire était pour lui une obligation héréditaire. Descendant d’une antique race, né d’aïeux illustres, il se sentait comme leur débiteur du nom qu’ils lui avaient légué et dont il leur devait d’accroître à son tour la célébrité, et il rêvait d’ajouter à la main du dextrochère héraldique qui compose les armoiries de sa maison, cette plume de fer dont parle Alfred de Vigny et qui n’est point « sans beauté ». Mais en attendant l’heure réparatrice, il peinait à travers la vie, en proie à ses plus dures exigences.

 

Ce furent les Contes cruels, parus en 1880, qui commencèrent à répandre le nom de Villiers. Les lettrés n’ignoraient pas qu’un admirable écrivain existait parmi eux, celui qui avait écrit la curieuse nouvelle de Claire Lenoir et le magnifique drame d’Axël, imprimés en des revues. En 1886, le public fut mis à même de mieux se rendre compte de la valeur de ce noble talent. Ce fut l’année de l’Amour suprême, d’Akédgsseril et de l’Eve future. L’Eve future fit du bruit. L’isolement avait cessé. Une génération nouvelle saluait, en Villiers un de ses maîtres, un des maîtres de l’Idéalisme. Ce fut à cette époque que je l’ai connu, précocement vieilli, épuisé de corps, mais dans sa plus belle activité d’esprit. Il allait publier les Histoires insolites, il préparait une Adoration des Mages, un Vieux de la Montagne, un traité de la Connaissance de l’Utilea . Mais la maladie et la mort étaient là. En août 1890, Villiers mourut. Avec lui disparaissait un grand poète, car s’il écrivit rarement en vers, sa prose contient tous les rythmes et toutes les harmonies. Nul n’usa d’un style plus solennel, plus grave, plus subtil. Il crut à la vertu des mots. Il admit à la parole ce pouvoir divin que lui reconnaît Edgar Poe, le pouvoir de créer des mondes. Villiers s’en créa un et l’habita. Il en préféra l’Illusion idéale aux Réalités matérielles. Et la mort dut être facile à quelqu’un qui crut, comme Villiers, inébranlablement, à la seule vie de l’âme et qui, dans la certitude de son immortalité, disait ce mot si plein d’amertume et d’espoir en son ironie confiante : « Ah ! je m’en souviendrai de la planète Terre ! » Il n’y fut, en effet, qu’un passant, mais de ces passants dont le pas résonne longtemps dans l’écho et dont la trace ne s’efface point.

Figures romantiques

Je suis allé, l’autre jour, passer une heure chez M. de Balzac. Tous les Balzaciens, tous les amateurs de souvenirs, tous les curieux du Paris pittoresque connaissent la bizarre bicoque où s’abrita, durant quelques années, l’auteur de la Comédie humaine b. Elle est une des singularités de cette singulière rue Raynouard qui aura été une des dernières rues provinciales du vieux Passy, peut-être celle qui résista le plus longtemps aux démolisseurs et aux bâtisseurs et qui, malgré leurs entreprises, conserve encore quelque chose de son aspect d’autrefois, avec sa chaussée caillouteuse, ses trottoirs inégaux, formés de gros pavés, et les façades basses qui la bordent et semblent surveiller le rare passant, de leurs fenêtres soupçonneuses et de leurs lucarnes sournoises.

C’est derrière une de ces façades que se dissimule le pavillon qui servit de refuge au romancier et que les admirateurs de Balzac s’ingénient à sauvegarder. Il est situé en contre-bas de la rue Raynouard et, pour l’atteindre, une fois la porte de l’immeuble franchie, il faut descendre deux étages jusqu’à la terrasse sur laquelle il s’élève, au milieu d’un bout de jardin. De là, on domine l’étrange et capricieuse rue Berton, qui monte du quai à la crête de Passy et, avant d’y arriver par des zigzags rocailleux, passe devant l’ancienne maison de santé du docteur Blanche.

Certes, il ne faut pas s’attendre à la retrouver, cette maison de Balzac, absolument telle qu’elle était lorsque le grand écrivain l’habitait. Si le décor extérieur n’a pas changé et si son pittoresque demeure intact (pour combien de temps, hélas !), la disposition intérieure des lieux a été quelque peu modifiée ; néanmoins l’atmosphère balzacienne s’y respire encore, grâce aux nombreux et intéressants souvenirs que le zélé conservateur de ce logis, M. de Royaumont, a su y réunir. Parcourez les pièces qui composaient la modeste demeure où le grand Balzac s’était retiré, loin des tracas et des bruits de Paris et où ne le visitaient guère que les personnages créés par sa prodigieuse imagination, vous y verrez un assemblage déjà important de gravures, de publications, de documents concernant la Comédie humaine et un certain nombre d’objets ayant appartenu à son auteur. Voici, par exemple, un fauteuil dans lequel il s’est assis, voici une petite veilleuse en porcelaine marquée à son chiffre, reliques précieuses et qui nous aident à évoquer la présence de celui dont un moulage nous montre la main puissante et qui semble à peine détendue du formidable labeur de plume qui la crispa, durant tant de nuits, sur la page géniale et raturée.

Mais ce n’est pas tout et la maison de Balzac a mieux encore à nous offrir. Venez, penchez-vous sur cette vitrine, vers cet écrin ouvert dans lequel miroite comme, un fragment de miroir terni. Vous vous reculerez, ému et stupéfait. C’est Honoré de Balzac lui-même qui vient d’apparaître à nos yeux ; dans l’admirable daguerréotypec où il est présent avec une extraordinaire réalité et une surprenante intensité de vie. Avec quelle précision merveilleuse cette mince plaque de verre a conservé son image. Derrière cette vitre magique, Balzac vous considère. Il est là, lointain, et proche à la fois. Il semble que vous n’auriez qu’à briser cette barrière fragile et transparente, et, soudain, grandi et vivant, Balzac surgirait dans la chambre et vous le verriez se précipiter vers la table et l’encrier, pour reprendre et continuer, dans cette demeure tout à coup pleine de lui, son œuvre énorme et interrompue.

Je connais à peu près tous les portraits de Balzac, ceux que l’on a faits de lui de son vivant, ceux que l’on a imaginés d’après son génie, mais aucun ne m’a produit la même impression que cet humble daguerréotype du petit musée de la rue Raynouard. Et cependant ce n’était pas pour revoir cette mystérieuse et troublante effigie que j’étais venu, l’autre jour, à Passy. Non, ce jour-là, Balzac accueillait une Ombre amie, une Ombre charmante et légère pour laquelle nous lui demandions sa protection, car je n’étais pas seul à assister à cette entrevue imaginaire. Tous ceux qui en étaient les témoins souhaitaient comme moi que cette ombre errante et chère se solidifiât dans le marbre ou dans le bronze, et c’était pour chercher les moyens de réaliser ce vœu que nous nous étions retrouvés là, chez Balzac, et que nous y avions amené avec nous ce doux Gérard de Nerval, dont nous aimerions à glorifier la mémoire en lui élevant un modeste monument.

Que le public partage ce sentiment qui nous a fait former un comité en vue de rendre hommage au délicieux écrivain que fut Gérard de Nerval, je n’en doute point, non plus qu’il ne nous aide à mener à bien un projet dont l’initiative revient à M. P.-N. Roinard et dont M. Paul Fort a accepté de prendre en main là conduite. M. Paul Fort, qui a été élu Prince des Poètes, ne peut inaugurer plus dignement son principat qu’en se vouant à la tâche d’honorer en Gérard de Nerval la poésie même, en dehors de toute formule et en toute son indépendance.

 

Gérard de Nerval, en effet, fut surtout poète par sa qualité d’imagination et de sensibilité. Il vécut, si l’on peut dire, dans un continuel état d’esprit poétique, et sa prose lui servit à exprimer cet état aussi bien et même peut-être mieux que les vers. Les vers de Gérard de Nerval ne constituent pas, il faut le reconnaître, la partie la plus importante et la plus originale de son œuvre. Le volume qui les contient présente plutôt d’agréables esquisses que des ouvrages achevés. Je mets à part, bien entendu, l’admirable série de sonnets intitulés : les Chimères, qui, dans leur obscurité et leur ésotérisme, s’illustrent de quelques-uns des plus mystérieux : et des plus beaux vers de la langue française. Nerval, pour être poète, n’avait pas besoin des signes extérieurs de la césure et de la rime. Il l’était par le rythme élégant et souple de sa phrase. Il l’était, je le répète, par la qualité de la sensibilité et de l’imagination, par les idées et par les images — par sa vie même.

Rien de plus poétique, au plus pur sens du terme que la vie de Gérard de Nerval. Personne ne vécut plus que lui d’illusions et de rêveries, dans un pareil détachement de tout ce qui n’était pas sa chimère. Il y avait en lui quelque chose de supra-terrestre et d’ailé. Attiré par l’inconnaissable, il erra à travers son temps, de son pas incertain et léger. Parfois même, il s’envolait et se perdait dans les nues. Le savant et bon docteur Esprit Blanched se chargeait de l’en faire descendre. L’équipée, entreprise à la suite de quelque reine de Saba vers les royaumes de l’Impossible, se terminait dans l’asile de la rue Berton. La dernière, hélas prit fin dans la rue de la Vieille-Lanternee.

 

Cette vie de Gérard de Nerval, avec ses alternatives de raison et de folie, ses grâces et ses bizarreries, a tenté les biographes et les psychologues. Nerval a été maintes fois étudié, des pages si vivantes de Théophile Gautier aux pages si documentées de M. Gauthier-Ferrières, et toujours il est sorti plus sympathique de ces épreuves. Sa correspondance, publiée par M. Marsan, avec de précieux commentaires, n’a fait qu’augmenter cette sympathie. Son œuvre, sa mémoire n’ont que des admirateurs et des amis.

Ses contemporains, Hugo, Gautier, Dumas, Arsène Houssaye, pour n’en nommer que quelques-uns, eurent pour lui une tendresse particulière. Tous reconnaissaient sa charmante bonté, son désintéressement absolu de tout ce qui n’était pas son rêve, tous furent touchés par la façon dont il mêlait la noblesse mélancolique de ce rêve aux hasards de son existence vagabonde. Ils admiraient en Gérard son constant souci d’ennoblir la réalité. Ils admiraient aussi en lui l’écrivain ingénieux et délicat, son sens de la légende et du mystère, sa compréhension, aussi bien que des plus subtils mouvements du cœur, des plus hautes spéculations de l’esprit. Et, tout en l’admirant, ils le plaignaient. Ils le sentaient frappé d’un mal incurable et singulier. Ils le regardaient passer avec une sorte de commisération attendrie. Nerval était l’enfant de bohème du romantisme, son enfant gâté, son enfant perdu …

Cette situation privilégiée, Gérard de Nerval l’a conservée auprès de la postérité. Dans l’âpre et malveillante révision que certains critiques, ont entreprise, en ces dernières années, du romantisme, Gérard a échappé au dénigrement systématique qu’eurent à subir ses contemporains. Il a passé, pour ainsi dire, entre les mailles du filet. On n’a point osé toucher aux belles et fines ailes, diaprées de toutes les couleurs de la fantaisie, qui le portaient au-dessus de terre. La renommée de Nerval est demeurée intacte. Elle a trouvé grâce devant les plus impitoyables.

Il est vrai, et c’est là sans doute l’explication de cette immunité dont a joui Gérard de Nerval, que son romantisme fut d’une qualité assez particulière. Certes, Gérard fut romantique par ses relations d’amitiés avec les principaux membres de l’école ; il le fut aussi par certaines de ses aspirations. Le traducteur du Faust de Gœthe, l’auteur de Léo Burkkardt eut sa part dans ce mouvement, mais il possédait une originalité si marquée, une manière de penser et d’écrire si personnelle, qu’il ne se laissa jamais absorber par le milieu qu’il fréquenta. Du romantisme, il pratiqua surtout les chemins de traverse, soucieux de sauvegarder sa liberté d’esprit. Sa délicatesse, sa fantaisie, son goût ne s’accommodaient guère des couleurs violentes et des truculences de ton en honneur à l’époque.

Au fond, Gérard de Nerval demeura de lignée et de tradition classiques. Il eut la mesure, la sobriété, la grâce légère et souple, un sens du pittoresque discret et élégant, qui firent de lui un isolé en un temps où les gros effets d’éloquence et de lyrisme étaient à la mode. A cette réserve naturelle, sa gloire perdît les bruyantes acclamations qui saluaient les noms de ses grands contemporains, mais elle y gagna quelque chose de particulièrement durable qui le situe très à part dans une période d’histoire littéraire plus tumultueuse souvent que raffinée.

 

Le gage le plus réel que Gérard de Nerval donna au romantisme, ce fut le drame de sa propre mort.

De tous ses compagnons de jeunesse, Nerval fut le seul qui finit romantiquement. Il est vrai que ce fut du romantisme involontaire. Que Gérard ait péri victime d’un guet-apens comme certain l’ont soutenu, cela semble peu probable. Sa mort fut le résultat d’une de ces minutes d’égarement auquel il était sujet. Le fait était si vraisemblable que l’Eglise ne lui refusa pas la sépulture des chrétiens, mais cet événement tragique n’illustre-t-il pas sa biographie d’une douloureuse et romantique vignette.

Il ne faudrait pas conclure surtout que Gérard n’ait été que le pauvre bohème noctambule dont on retrouva le cadavre dans l’impasse sinistré où le conduisit sa destinée ; au contraire, Nerval fut un homme de plein air et de plein jour, un promeneur intrépide, un flâneur émérite, un voyageur passionné. Les illusions et les chimères de son esprit ne l’empêchèrent jamais de goûter les spectacles de la nature. Cet imaginatif avait, à certains moments, le goût de la réalité. Il l’observait avec finesse et savait la peindre avec un rare talent. Toute une partie de son œuvre, et non la moins précieuse, nous conte ses promenades et ses voyages.

Et quel charmant compagnon que Gérard, soit qu’il nous mène à travers les calmes et frais paysages de son Valois natal, soit qu’il nous entraîne vers l’Orient, du Caire à Constantinople en passant par le Liban, soit qu’il se dirige vers l’Allemagne selon son caprice et son humeur ! Ici ou là, sous la tente ou à l’auberge, il nous enchante par le coloris de ses tableaux, par la verve de ses croquis. Et de quels beaux contes il entremêle ses récits, qu’il nous dise l’histoire merveilleuse de la Reine Balkis ou celle du Calife Hakem !

Mais c’est quand il nous évoque la douce et mélancolique figure de Sylvie que nous l’aimons le mieux … C’est alors qu’il nous livre le fond de son cœur délicat et blessé, le secret de son âme tendre et sensible. Sylvie, c’est le poème du premier amour, le poème de l’éternel regret et du souvenir. Ce poème, Gérard de Nerval l’a écrit dans la langue la plus limpide et la plus pure.

José-Maria de Heredia racontait que, petit garçon, se promenant avec son tuteur, il avait rencontré, rue de Richelieu, un monsieur qui, sous son ample manteau noir, cachait un coq. Ce monsieur était Gérard de Nerval. Interrogé sur ce coq, Nerval répondait en vouloir faire offrande à Esculape. Que Nerval présente au dieu guérisseur cet hommage propitiatoire, mais qu’il garde pour nous cette molle colombe qui, dans les arbres d’Ile de France, roucoulait si mélodieusement au pays de Sylvie. C’est elle dont le chant nous est précieux. Elle veille sur la gloire de Nerval mieux que le coq de l’anecdote et plus encore que cette huppe que portait au poing la petite reine Balkis, lorsqu’elle allait vers le roi Salomon en foulant le pavé miroirs que martelaient ses pieds de bouc, sous robe pompeuse et bigarrée !

Lettres de poète

En même temps que la Revue de Paris publiait les intéressantes lettres de Gambetta à Mme Léon, un volume réunissait celles de Charles Baudelaire à divers correspondantsf.

Cette coïncidence est assez significative, en cela qu’elle montre assez bien que les personnalités célèbres, quel que soit l’ordre où elles se sont illustrées, échappent difficilement à cette épreuve épistolaire que leur impose notre curiosité. Baudelaire et Gambetta sont un exemple de plus de nos exigences modernes. Le tribun et le poète, les voici, l’un et l’autre, soumis à l’inévitable usage ! L’un nous livre le secret de son cœur, l’autre nous apporte le détail de sa vie !

J’éprouve toujours, je l’avoue, devant ces indiscrétions de la postérité, un certain sentiment de gêne, et il me semble que l’admiration, sur ce point, outrepasse quelque peu ses droits. J’ajoute, de suite, que c’est plutôt au sujet des écrivains que cette pratique posthume me paraît d’une opportunité particulièrement contestable, quoique, au premier abord, il n’ait pas l’air d’en devoir être ainsi.

Quoi de plus naturel, pourrait-on dire, que d’imprimer ce qu’a écrit quelqu’un qui fait justement métier d’écrire ? N’a-t-il pas, tout le premier donné l’exemple de, cette sorte d’impudeur qu’il y a à révéler au public ses sentiments et ses pensées ? N’a-t-il pas voulu lui-même des confidents à ses joies et à ses mélancolies ? Quel ouvrage de littérature, et surtout de poésie, n’est point, en quelque partie, autobiographique ? Le fait même d’être un auteur n’implique-t-il pas, jusqu’à un certain point, le désir ou le consentement de s’offrir soi-même à la curiosité des autres ? Quoi donc de plus logique que de pousser à l’extrême les conséquences de cette promiscuité volontaire ? L’œuvre et l’homme sont la face et le revers d’une même médaille et, quand la gloire l’a frappée à son effigie, elle appartient à tous.

Peut-être en doit-il être ainsi ? Mais cependant je ne puis l’empêcher de trouver cruel qu’on impose à un écrivain — dont le souci constant et principal fut de donner à ses idées la forme et l’expression la plus parfaite passible — l’humiliation de prévoir qu’on joindra, un jour, à son œuvre, non pas même des essais ou des pages qu’il a lui-même négligés, mais le moindre bout de papier où il a griffonné, d’une plume hâtive ou fatiguée, au hasard des événements quotidiens et des grandes ou petites circonstances de la vie des mots qui, faits pour remplacer la parole, ne devraient pas avoir, plus qu’elle aux oreilles, de durée aux yeux.

 

Quoi que j’en aie dit, il est vrai, néanmoins que les qualités d’un bon écrivain se retrouvent, dans une certaine proportion, à tout ce qu’il écrit. Aussi ces lettres de Baudelaire sont-elles d’une langue toujours correcte et élégante ; nette et claire jusqu’en leur teneur la plus aride et la plus familière. M. Féli Gautier a donc bien fait d’en former l’épais et précieux volume où il nous les présente. Cette curieuse publication intéresse au moins tous les admirateurs du singulier et grand poète, si elle ne satisfait pas entièrement les amateurs de littérature épistolaireg.

Baudelaire, en effet, est loin d’être ce qu’on pourrait appeler un « épistolier ». Ses lettres ne sont pas de quelqu’un qui se divertit à les composer et leur ajoute des ornements de complaisance. Si elles sont « littéraires » par le nom qui les signe et par les personnes à qui elles s’adressent, elles ne le sont pas autrement. On n’y trouvera guère de digressions philosophiques ou critiques, ni tableaux ni anecdotes, ni portraits, sinon très incidemment. Elles n’ont, pour la plupart, qu’une inspiratrice, qui n’est ni la fantaisie, ni la passion, mais la dure, l’âpre nécessité.

Elles ne ressemblent, ces lettres de Baudelaire, ni à celles d’un Taine, ni à celles d’un Flaubert. J’allais ajouter ni à celles d’un Balzac ! Il y a cependant, entre la correspondance de l’auteur du Lys dans la vallée et celle de l’auteur des Fleurs du mal un point commun. Comme Honoré de Balzac, Charles Baudelaire se débattit, durant presque toute sa vie, contre la misère, la pauvreté et la gêne, et c’est de cette lutte épuisante, soutenue pendant de longues années avec une énergie et un courage silencieux, que nous entretiennent minutieusement la plupart des lettres qui forment les 53 g pages de leur douloureux recueil.

Douloureuse, certes, mais fortifiante lecture ! Ne sont-elles point, de telles vies, la rançon de l’indépendance du caractère et de l’originalité de l’esprit ? La Comédie humaine nous émouvrait moins si nous l’avions sue écrite dans quelque magnifique loisir. Son labeur prodigieux y perdrait quelque chose qui la rehausse. N’admirons-nous pas Baudelaire plus encore à penser que les transes et les tracas d’une existence souvent difficile et parfois atroce ne l’empêchèrent point d’exiger de son intelligence ce qu’elle recelait de plus profond et de plus ingénieux ? N’apprenons-nous pas aussi à le connaître ? S’il affecta parfois quelques bizarreries d’attitude, souvenons-nous qu’elles ne servaient peut-être qu’à cacher aux yeux du vulgaire le plus noble des héroïsmes, celui qui s’exerce tous les jours sur soi-même, et dont nous apparaît aujourd’hui, en ces lettres, l’humble et pénible et long secret.

 

Au rebours de ce qui a lieu d’ordinaire, où la légende est l’efflorescence posthume d’une mémoire, ce fut de son vivant que Baudelaire eut la sienne, et c’est maintenant seulement que sa grande et mélancolique figure se dénude et se décharné et prend son véritable aspect. Le parasitisme anecdotique qui fleurit autour de lui a péri peu à peu. Le Baudelaire mystificateur et satanique a fait place à un autre Baudelaire, le vrai, celui-là, dont Théophile Gautier, dans sa notice fameuseh, avait fixé les traits principaux et qu’achevèrent de nous dessiner la belle étude de M. Paul Bourget, dans les Essais de Psychologie contemporaine, et les pages documentées d’Eugène Crépet, en tête du volume d’œuvres posthumes du poète, auxquelles s’ajoute aujourd’hui l’important dossier des Lettres que je signalais tout à l’heure.

Si cet ensemble de travaux nous permet de passer du Baudelaire légendaire au Baudelaire réel, il faut néanmoins admettre que cette légende eut quelque fondement. Il est évident que Baudelaire lui-même y aida, un peu par excentricité, mais aussi par bonne foi ou, plus exactement, par sortilège littéraire et par désir de se conformer au type moral et intellectuel qu’il avait créé dans les Fleurs du mal.

Ce serait mal comprendre ce livre admirable et unique — rêverie à la fois sur soi-même et sur les possibilités mauvaises de l’être que de lui attribuer un sens exclusivement autobiographique, Il ne faut pas oublier qu’il a aussi une portée dramatique. Baudelaire avoue qu’il y a façonné son âme à diverses attitudes voulues. Maintes pages y parlent du haut d’un cothurne et à travers un masque. Le poète s’y suppose autant qu’il s’y raconte. L’artifice entrait pour une grande part dans la conception que Baudelaire se faisait de l’art, et les Fleurs du mal sont jusqu’à un certain point une œuvre artificielle qui contient autant d’invention que de sincérité. Elle est peut-être un miroir, mais un de ces miroirs magiques où celui qui s’y mire y voit reflétés avec lui les fantômes de son imagination.

 

Je possède de ces Fleurs du mal, en leur première édition — cette belle édition de 1857 qu’en fit l’éditeur Poulet-Malassis un précieux exemplaire auquel est jointe une lettre autographe et qui a appartenu à José-Maria de Heredia. Bien souvent j’ai entendu l’auteur des Trophées lire à haute voix le Balcon ou le Don Juan aux enfers ou tels autres poèmes dont il admirait éloquemment la concision hardie ou la subtile souplesse. Il aimait le vers baudelairien pour son ossature élégante et forte. Il en vantait la convenance et l’ingéniosité verbales toujours en rapport avec la complication ou la gravité des pensées ; il en prisait la fiche coloration, les sonorités profondes, le contournement où la carrure, le bloc solide ou l’arabesque délicate, l’art magicien, la sorcellerie, car il y eut de l’alchimiste en ce poète — le plus inventif et le plus scrupuleux des poètes — qui maniait les idées avec des mains prudentes et aventureuses, les épurait, les dosait, les vérifiait en ses alambics spirituels avant d’en enfermer le résidu ou l’essence, cendre et or, philtre et poison, en ses fioles ouvragées et en ses flacons parfaits !

Non seulement Baudelaire fut-il un poète original à l’égal des plus grands avec je ne sais quoi d’un charme captieux et d’un génie troublant, mais aussi un esprit vaste qui eut, si l’on petit dire, de l’architecture. Les parties s’en correspondent et, outre que les assises en sont solides, l’édifice est parachevé d’une ornementation rigoureuse à la fois et imprévue.

 

Baudelaire, en effet, eut des idées abondantes, coordonnées et systématiques. Il se préoccupait qu’elles le fussent. Il aimait à les répartir et à les étiqueter. Le poète, pensait-il, ne doit rien ignorer de la nature du Beau, ni des façons de le reproduire. Sa compétence esthétique doit être universelle. De là, chez l’auteur des Fleurs du mal, un sens critique expert et suraigu, et cette curiosité intellectuelle qu’il appliquait simultanément à l’art et à la vie. La vie l’intéressait, aussi bien dans ses représentations que pour les éléments qu’elle façonne et modifie continuellement sous son instable et changeante lumière. Rien ne lui était indifférent à cause du rythme qui est dans tout. Il jugeait un usage comme un tableau, une foule comme un paysage, un esprit comme un cristal, car la pensée a ses réfractions. La connaissance des formes l’induisait à celle des sentiments. Il y a en lui un moraliste et un idéologue, c’est-à-dire quelqu’un qui suppute les valeurs idéales et morales, les réprouve ou les accepte. Il y a en lui surtout un poète, dont l’œuvre originale et hautaine forme un tout organisé, qu’on peut aimer ou détester, mais dont on né peut nier l’importance, tant elle porte la marque d’un génie personnel et autoritaire.

Au Luxembourg

Un comité — dont j’ai l’honneur de faire partie — s’est constitué, sous la présidence du poète Léon Dierx, pour élever un monument à Leconte de Lisle. C’est à l’Ile-Bourboni, où il est né, que doit se dresser ce nouveau témoignage d’admiration envers l’admirable auteur des Poèmes barbares. N’est-il pas naturel que l’île lointaine veuille, à son tour, rendre hommage à l’un de ses fils les plus illustres ? D’autant plus que, si Leconte de Lisle quitta, de bonne heure les lieux où s’était écoulée sa jeunesse, il en avait conservé un souvenir attendri et filial. Plus d’un de ses poèmes, et non des moins beaux, les évoquent et les chantent. Il a dit, en vers lumineux et colorés comme sa couleur et sa lumière même, le charme et l’éclat de sa patrie australe, aussi est-il juste que, si les circonstances de sa vie le tinrent éloigné d’elle, il y retourne aujourd’hui sous la forme glorieuse et impérissable d’une effigie de marbre ou de bronze.

Quoi qu’on en ait pu dire, et malgré les abus que l’on en a fait, il y a un intérêt à ce que se perpétue publiquement, par une image commémorative, l’aspect qu’eurent, de leur vivant, les hommes illustres. Certes, je sais bien que c’est, avant tout, par leurs œuvres, ou en leur œuvre, qu’ils survivent ; mais il n’est pas mauvais que s’ajoute à cette survivance spirituelle une présence matérielle qui en complète et en aide la durée.

N’est-ce point satisfaire une curiosité légitime de la postérité en même temps que répondre à un sentiment de sa reconnaissance ? C’est aussi bien offrir à l’admiration un rappel moral que lui procurer un appui concret. C’est contribuer à la persistance d’une renommée dans les mémoires trop facilement surchargées et trop aisément oublieuses. L’emploi du marbre ou du bronze pour conserver durablement les traits d’un visage est un signe de respect envers la pensée qui anima la forme humaine dont on a cherché à reproduire pour jamais la particularité passagère. Le choix d’une matière relativement précieuse confère à ce que l’on a voulu représenter en elle une valeur qui, pour être conventionnelle, n’en est pas moins réelle. D’instinct, les yeux du passant tenteront donc de lire le nom gravé au socle du buste ou au piédestal du monument. Il acquiescera à l’hommage rendu, s’il en connaît les raisons. S’il les ignore, il peut arriver qu’il lui vienne à l’idée de s’en enquérir. En ce cas, l’œuvre est là pour le renseigner.

De sorte que l’effigie aura eu son utilité : aux uns elle aura donné l’occasion de s’instruire, aux autres elle aura offert un prétexte à se souvenir.

Je ne traverse jamais le beau jardin du Luxembourg — si noble avec ses terrasses à balustre dominant ses parterres fleuris, avec son palais pompeux et suranné et sa charmante fontaine mythologique où Polyphème guette et surprend la nymphe Galatée et le berger Acis — sans m’arrêter, çà et là, aux nombreux monuments commémoratifs qui l’ornent de leurs figures glorieuses. Artistes et écrivains fraternisent sous les ombrages de ce promenoir à la française dont ils sont les passants immobiles et méditatifs. J’aime à y rencontrer l’image d’Antoine Watteau dans un décor qui est presque celui de certaines de ses toiles et où ne manquent que les personnages qu’y assemblait sa fantaisie galante et mélancolique. Non loin de lui, il me plaît de saluer le masque contracté et hautain d’Eugène Delacroix, qui fut en même temps qu’un grand peintre un grand poète romantique. Ailleurs, le sourire ingénieux et enivré de Théodore de Banville m’appelle et me retient. Son vers sonore, brillant et ailé, chante, luit, palpite en ma mémoire. Henry Mürgerj, son voisin me chuchote à l’oreille ses récits attendris et gouailleurs. L’hirondelle qui rase de son vol rapide les fleurs des corbeilles me fait songer à celle qui nichait à la fenêtre de la mansarde où cousait Musette, tandis que Rodolphe et Schaunard narguaient leurs créanciers en fumant de longues pipes, assis à la turque sur un divan râpé.

Cependant, quand je suis las des violons de la Grande Chaumière et des flons-flons de la Çloserie des Genêts, je vais écouter le docte Sainte-Beuve. À lui, ce ne sont pas ses vers que je lui demande. Le poète qu’il fut par occasion et le romancier qu’il devint pour une fois disparaissent devant le critique qu’il était par vocation et par nécessité. Aussi est-ce le subtil lundiste qui nous montre là sa face sournoise et cauteleuse. Comme il est bien l’intelligence et l’arrière-pensée ! Comme il doit juger encore en sa tête de marbre ses compagnons de jardin ! De chacun, il sait le fort et le faible. Polyphème de l’observation et Cyclope de l’analyse, à l’œil impitoyable et minutieux, pareil au bonhomme mythologique de la fontaine, n’a-t-il pas épié, durant toute sa vie, la rencontre de la Nymphe et du Berger et émietté sur eux le vain rocher dont il ne pouvait plus, poète à sec et romancier tari, goûter l’onde vive et divine ?

Mais parmi tous ces morts illustres qui revivent là en effigie, celui vers qui je me dirige le plus volontiers, c’est Leconte de Lisle. Je ne vois jamais sans émotion et respect apparaître entre les arbres son visage impassible que couronne du laurler d’or une Muse fidèle. Le voilà. Pour fixer de lui une image définitive, le sculpteur n’a eu qu’à modeler son exacte ressemblance, car, en lui, la nature fut sans hypocrisie. Elle le fit pareil à son œuvre, en donnant à ses traits l’expression même de son génie, qui fut fait principalement de force, de sérénité et d’amertume. Aussi garde-t-il jusque dans l’immortalité un air de hauteur et de dédain et semble-t-il accueillir l’hommage et le geste de la gloire du même regard dont il recevait, en les méprisant, les assauts ou les avances de la vie !

Chaque fois que je me trouve en présence du Leconte de Lisle du Luxembourg, je ressens la même impression, celle d’un assentiment complet et sans réserves au témoignage d’admiration public rendu ainsi à un grand poète. Nul ne le méritait plus dûment et pleinement que lui. Il n’en est pas, peut-être, toujours ainsi. J’ai parlé tout à l’heure d’abus qu’engendrait notre goût actuel à honorer, par le bronze et le marbre, nos morts plus ou moins fameux. En effet, si, pour certains des plus véritablement grands, ce genre de consécration fut long à leur venir, si un Balzac, par exemple, et même un Musset durent attendre un demi-siècle, si un Stendhal et un Gérard de Nerval en manquent encore, il faut avouer que, pour certains autres, la réalisation de cette suprême preuve d’admiration fut quelque peu prématurée.

Je ne veux pas prétendre que, lorsque meurt un contemporain célèbre ou notoire, il ne soit pas naturel de vouloir manifester à sa mémoire notre respect, notre sympathie ou notre estime, mais est-il nécessaire que ce désir aboutisse d’emblée au buste ou à la statue sur une de nos places ou de nos promenades, ou dans l’un de nos rares jardins ? Pourquoi ne pas se borner à signaler et à distinguer provisoirement sa tombe par quelque figure ou quelque inscription qui rappellerait ses traits et son œuvre ? Cela fait, et ce premier devoir accompli, on laisserait à la renommée du défunt le temps de s’établir solidement, de s’affirmer indiscutablement, avant de procéder à sa glorification plus pompeuse et officielle. En un mot, et comme disent les médecins, on le mettrait « en observation » avant de l’admettre aux honneurs définitifs du socle ou du piédestal.

Ces honneurs il appartiendrait, du reste, de les décerner, après un laps de temps déterminé, à une sorte de conseil qui serait composé des plus hautes et des plus considérables personnalités des Lettres et des Arts. Il aurait pour mission, aussi bien que de s’opposer aux zèles intempestifs, de remédier aux ingratitudes oublieuses. Il centraliserait les sommes que, chaque année, nous attribuons à ce culte, très noble en soi, des renommées, mais qui, parfois, se laisse prendre à de vaines idoles et aller à des enthousiasmes irréfléchis. Ce serait rendre à cette habitude, louable en elle-même, sa véritable valeur et son importance. Il ne s’agirait pour cela que de la limiter à des chois raisonnés qui en feraient quelque chose de rare, tandis qu’on risque fort de voir cette distinction suprême, qui ne devait être accordée qu’à bon escient, ne devenir qu’une sorte d’usage trop général et trop fréquent pour que le cérémonial ordinaire de discours et d’orphéons, dont on l’accompagne, suffise à lui conserver un prestige que ne lui vaudra plus son caractère glorieusement exceptionnel.

Il est bien entendu, je le répète, que ces observations ne visent qu’à sauvegarder un principe qui me semble excellent et dont les applications imprudentes me paraissent d’autant plus à regretter. C’est pourquoi, à mon sens, il y faudrait obvier par ce délai imposé aux initiatives trop empressées et par cette sorte de tribunal de la gloire devant lequel devrait comparaître celui qui va obtenir d’elle une des marques les plus visibles qu’elle puisse donner de sa réalité. Les vrais talents n’auraient pas à souffrir de ce stage. Il y a douze ans, au moment de sa mort, qu’on n’eût pas élevé à Leconte de Lisle le monument dont la vue m’a suggéré ces quelques réflexions, n’y aurait-il pas toujours droit aujourd’hui ? D’ailleurs, avec un poète de sa qualité, il n’y avait guère de risque à se hâter. Ou ne pouvait que devancer le sentiment de la postérité prochaine. Son œuvre portait en elle de tels signes de durée qu’il n’y avait pas à se méprendre sur le sort qui lui était réservé. Elle ne pouvait que garder la haute place qu’elle occupait dans l’admiration des lettrés. Du vivant même du poète, elle avait pris un caractère, si l’on peut dire, définitif et immuable.

 

Pour les écrivains de ma génération qui ne connurent ni Alfred de Vigny, ni Baudelaire, ni Théophile Gautier, ni Hugo, Leconte de Lisle fut la grande figure poétique de notre jeunesse, la seule de celles du passé qu’il nous fût donné d’apercevoir ou d’approcher. Je me rappelle la fin d’une journée d’été, d’il y a vingt ans. J’étais assis sur un banc de ce jardin du Luxembourg, en train de rêver rythmes et rimes, et j’avais posé auprès de moi mes livres d’étudiant. A un pas qui retentit dans l’allée je tournai la tête : un vieillard s’avançait, d’une démarche lasse et lourde. De dessous son chapeau s’échappaient en arrière des mèches flottantes de cheveux blancs. Il avait la face large, les traits nobles et réguliers. Entièrement rasé, il portait un monocle. Lentement, majestueusement, il passa. J’aurais voulu me lever, me découvrir devant lui, mais le regard de son œil bleu clair avait été si sévère et si aigu que je restai là, le cœur battant, tandis que Leconte de Lisle continuait sa route olympienne dans la lumière dorée qui poudroyait et qui me semblait l’envelopper d’une poussière divine …

Plus tard, j’ai eu l’honneur d’approcher le grand poète. J’ai monté l’escalier de son logis et sonné à sa porte. Attiré à lui par sa gloire, j’ai été séduit par sa grâce. J’ai connu un Leconte de Lisle familier, à la fois charmant et terrible, gai et sarcastique, hautain et tendre. J’ai vu le rire illuminer ses yeux bleus, faire tomber son monocle, l’épigramme contracter sa bouche sinueuse. J’ai gardé un souvenir charmé de sa haute politesse, de son esprit, de sa simplicité, de sa bonté ; mais je n’ai jamais oublié cette première impression de respect ému et admiratif que j’avais éprouvée sur ce banc du vieux jardin d’où, à vingt ans, je l’avais aperçu pour la première fois et où, maintenant, je me détourne de mon chemin pour aller saluer son effigie, tandis qu’en ma mémoire chante quelqu’une des belles strophes où il a exprimé, en vers solides comme le bronze et harmonieux comme le marbre, sa souffrance, son amertume ou la tendresse secrète de son cœur.

 

Goncourt

On s’agite assez, en ce moment, autour de deux de nos Académies, la plus ancienne et la plus récente. La première, en effet, celle des Quarante, va bientôt avoir à élire les deux membres nouveaux qui compléteront son nombre sacré, tandis que la seconde, celle des Dix, va procéder prochainement à l’attribution de son prix annuel.

A cette double fin, les candidats ne manquent point, mais les plus intéressants, il me semble pouvoir le dire, ne me paraissent pas ceux qui briguent l’accès des sièges vacants sous la coupole mazarine. Ceux-là sont des écrivains « arrivés ». Ils ont eu leur part de gloire et de succès, et c’est justement ce qui leur permet de souhaiter à leur renom déjà établi la consécration qu’ils recherchent ; mais quelle que soit l’issue momentanée de leur candidature, sa réussite ou son échec ne modifiera pas beaucoup leur situation littéraire, acquise depuis longtemps et qui reste en dehors de l’événement dont ils courent la chance et dont ils attendent le résultat avec, j’en suis sûr, plus de curiosité que d’émotion.

Il n’en est pas de même pour les jeunes auteurs qui sollicitent le prix que doit décerner à l’un d’eux l’Académie des Dix. Leur jeunesse même les rend particulièrement sympathiques. Pour eux, ce prix Goncourt, comme on l’appelle, est d’une singulière importance ; D’abord, il leur apporte un secours matériel qui n’est pas à dédaigner, ensuite il leur prête un appui moral qui mérite considération.

Le choix de l’Académie des Dix — le fait s’est déjà produit — peut donner à un jeune homme hier encore presque inconnu une notoriété soudaine et faire de lui un auteur à succès. Il semble que le publié, en effet, accorde une réelle valeur au jugement des dix artistes qui lui signalent ainsi, chaque année, une œuvre remarquable dont ils lui garantissent en quelque sorte le mérite littéraire.

 

Quel que soit l’ouvrage que distinguent les membres de l’Académie des Dix on pourra, je pense, ) son sujet faire une remarque assez curieuse qui porte ainsi sur les livres précédemment récompensés du prix Goncourt. Dans aucun des volumes auxquels il fut attribué, pas plus que dans celui, probablement, auquel il sera décerné cette année, on ne trouverait l’influence des célèbres écrivains dont cette fondation littéraire porte le nom.

Il faut le constater, les lauréats du prix Goncourt ne sont pas des « Goncourtistes », j’entends par là que ni dans leur façon d’écrire, ni dans leur manière de composer, ni dans le style, ni dans le sujet, rien ne rappelle, chez eux, la méthode artistique des auteurs de Madame Gervaisais.

On la chercherait du reste en vain cette influence des Goncourt chez les jeunes romanciers d’aujourd’hui. Si, pour tous, les Goncourt demeurent des « maîtres », ils ne sont pour aucun « les maîtres ». Certes la jeunesse romancière d’à présent continue sans doute à admirer l’œuvre si volontaire, si originale et si personnelle des deux illustres frères, mais elle ne s’en inspire guère. Ce qui subsiste, dans le roman actuel, du naturalisme d’il y a trente ans, n’y vient pas des Goncourt. C’est bien plutôt d’Emile Zola ou d’Alphonse Daudet que relèvent les jeunes écrivains réalistes de l’heure présente, et encore même, leur réalisme, serait-ce plutôt dans Flaubert, dans Balzac et dans Stendhal qu’il en faudrait chercher les origines véritables, car c’est à ces trois grands auteurs que se rattache le mieux, si l’on veut lui trouver une filiation, le roman contemporain, en ses productions les plus récentes et en son esprit le plus nouveau.

 

Il ne faudrait pourtant pas conclure de cet état de chose à l’infériorité de l’œuvre des Goncourt. Servons-nous-en seulement pour mieux définir son caractère. Certains écrivains construisent leur monument au bord de ce qu’on pourrait appeler le grand chemin de la littérature ; d’autres le placent à l’écart, au détour de quelque sentier moins fréquenté. C’est au bout de l’un d’eux que l’on aperçoit le logis des Goncourt. Quoique un peu isolé maintenant, il a bonne façon dans le paysage littéraire et plus d’un visiteur passe encore, chapeau bas, sous sa porte double et fraternelle.

J’ai gardé un souvenir charmé du seul des deux Goncourt que j’ai connu. Aussi, l’autre jour, ai-je éprouvé un vif plaisir à retrouver sa figure à la première page d’un catalogue de sa collection. Il est précieux, ce catalogue que je feuilletais chez une amie à qui il appartient, car le subtil dessinateur Paul Helleu n’y a pas seulement représenté, en un portait fidèle et vivant, le visage si expressivement inquiet et beau d’Edmond de Goncourt, mais il a illustré les marges du volume de nombreux croquis pris durant la vente : profils attentifs ou sérieux de belles acheteuses, silhouettes d’amateurs ou de marchands, attitudes et gestes saisis sur le vif et qui rendent au naturel le mouvement d’une tête ou d’une main. Et chacune de ces esquisses me reportait au moment où tant d’admirables objets se dispersèrent, qui ornaient cette maison d’Auteuil dont je revoyais en esprit l’aspect d’autrefois.

Comme je me souviens nettement d’une dernière visite faite à Edmond de Goncourt, peu de temps avant sa mort ! C’était une après-midi de printemps, une de ces après-midi tièdes et légères du printemps parisien. Malgré la belle journée, M. de Goncourt était chez lui, heureusement, car ce n’était pas son « jour ». La porte ouverte, la vieille servante, nous introduisit dans le grand salon du rez-de-chaussée. Il était plein de soleil, calme et gai, avec ses murs où étaient pendus, en de vieux cadres dorés, ces beaux dessins du XVIIIe siècle, qui mettent partout ou ils sont la joie de leur art élégant et voluptueux, avec ses vitrines de bibelots avec son clair meuble de Beauvais où souriaient des fleurs tissées.

Ce fut là que nous attendîmes un moment. Enfin un pas lourd se fit entendre et M. de Goncourt parut, très droit, solide et robuste, en sa blanche vieillesse. Pendant qu’il nous parlait, je le regardais. Ses yeux, d’un noir singulier, animaient son visage très pâle sous la blancheur argentée des cheveux. J’avais plaisir à le voir ainsi, en sa vieillesse glorieuse, en cette charmante maison remplie des objets chers à son goût, par cette après-midi ensoleillée, qui faisait voleter les oiseaux dans les arbres du petit jardin qu’on apercevait à travers les vitres et où il nous conduisit.

Nous nous sommes promenés assez longtemps dans ce petit jardin d’Auteuil. L’allée en avait vite fait le tour. Des arbustes japonais aux feuilles vernies et toujours vertes là bordaient. Au bout de l’étroite pelouse, une rocaille dominait un bassin où rôdaient quelques cyprins en ombres pourpres et dorées. Au fond, un portique en treillage, enguirlandé de roses grimpantes, à la mode du XVIIIe siècle, semblait s’ouvrir sur le passé, ce passé de la vieille France où Edmond de Goncourt avait promené si souvent sa curiosité d’historien, d’érudit et d’artiste, ou il avait trouvé ses heures les plus heureuses et où s’étaient satisfaits le plus délicatement ses yeux et son esprit.

 

C’est en ce jardin fleuri et en ce clair salon d’amateur que j’aime le mieux à me représenter Edmonds de Goncourt, parmi ses dessins et ses bibelots et sous les roses de son treillage rustique, mais ce n’était pas là qu’on le rencontrait le plus souvent. D’ordinaire, pour le voir, il fallait monter au second étage de sa maison, dans ce grenier ou il recevait le dimanche, ses amis et ses admirateurs. Là il vous accueillait aussi avec sa même courtoisie un peu hautaine et réservée, mais ce n’était plus l’historien de Mme du Barry, le biographe d’Outamaro que l’on abordait, c’était le Goncourt romancier ou, pour parler plus exactement, le Goncourt homme de lettres.

Homme de lettres, il l’était terriblement, et s’il en avait la qualité suprême : l’amour exclusif et acharné de son art, il en avait aussi le défaut principal : la préoccupation trop passionnée de son œuvre. Cette œuvre — la sienne — son œil aigu scrutait sur les visages le degré d’admiration qu’on en pouvait avoir. Sa parole, son silence même revendiquaient pour elle. On le sentait tout entier, pris par ce souci douloureux, en proie à cette ambition inquiète qu’eût dû apaiser un juste sentiment de légitime orgueil. Célèbre, glorieux même entouré d’hommage et de respect, il eût voulu plus de célébrité, plus de gloire encore !

J’ai connu des personnes que cette âpreté presque maladive irritait et qui la lui reprochaient, Au contraire, quand j’en observais en lui quelque trait, j’en éprouvais une secrète tristesse. Pourquoi ces feux follets de vanité gâtaient-ils donc ainsi le soir de cette noble vie d’écrivain ? N’avait-il pas signé de son nom quelques-uns des beaux livres de notre temps ? Ce nom ne signifiait-il pas pour quiconque l’entendait : talent, probité, amour désintéressé des lettres ? Qu’importait donc le reste !

Une fois, j’étais assis à côté de lui, dans un salon ami. On parlait de Victor Hugo. Edmond de Goncourt écoutait nerveusement, visiblement agacé. Ses doigts longs et fins tortillaient sa moustache blanche. Soudain, il se pencha vers moi :

  • — Hugo, Hugo… mais moi aussi je m’appelle Hugo.

Et comme je le considérais avec un peu d’étonnement, il ajouta, faisant allusion à son nom patronymique :

  • Eh bien oui Huot, Huot de Goncourt … Huot … Hugo, c’est la même chose.

Heredia

Deux fort beaux discours ont célébré à l’Académie la mémoire de José-Maria de Heredia. Il ne m’appartient pas de louer ici les nobles, subtiles, éloquentes et fortes paroles par lesquelles M. Maurice Barrès et M. le vicomte de Vogüé définirent, chacun à son tour, l’éclatant et sobre génie de l’illustre auteur des Trophées. De leur double et haut hommage, je ne veux retenir qu’un point parce que j’y trouve l’occasion d’insister sur un des traits caractéristiques d’une figure très complexe en son apparente simplicité.

« Vous n’accordez pas à José-Maria de Heredia sans quelques restrictions le sens des grâces purement françaises ; vous vous demandez si certaines harmonies secrètes de notre sol avaient toute leur résonnance en cette âme acclimatée. » Ainsi s’exprime M. le vicomte de Vogüé, et l’argument qu’il oppose aux réserves de M. Maurice Barrès, il le tire de l’œuvre même du poète. N’est-elle pas, dit M. de Vogüé, apparentée par plus d’un point à celle des plus français de ses devanciers, du Vendômois Pierre de Ronsard, de l’Angevin Joachim du Bellay ? Ne retrouvons-nous pas chez lui leurs façons de sentir ? Ne respirons-nous pas dans certains sonnets des Trophées « l’arôme des jardins de Bourgueil ? » N’y entendons-nous pas comme un écho de la voix qui chantait à la Belle Viole la chanson du Vanneur de blé ?

Certes, la parenté poétique que signale si ingénieusement M. le vicomte de Vogüé est irrécusable. Je sens bien néanmoins que l’on y pourrait objecter que ce « sens des grâces purement françaises » a, chez José Maria de Heredia, une origine d’éducation et de culture, une origine littéraire et livresque si l’on veut, plutôt qu’il n’est dû, peut-être, à une disposition directe et naturelle. Il est possible, en effet, que l’admiration qu’éprouvait José-Maria de Heredia pour un Ronsard ou un du Bellay soit pour quelque chose dans leur communauté de sentiment, mais il est nécessaire d’ajouter que, l’influence en question admise, le jeune créole au nom sonore était singulièrement préparé, — par la part de sang français qui coulait en ses veines, et dont la source, en lui, était proche, — à comprendre et à distinguer, en leur résonnance la plus subtile, ces « harmonies secrètes de notre sol » dont parle M. de Vogüé.

On sait que les fils ressemblent à leurs mères et je ne serais pas éloigné de penser que l’empreinte maternelle ait prédominé en José-Maria de Heredia d’une façon occulte peut-être, mais très sourdement puissante.

Le livre des Trophées lui-même ne nous donne-t-il pas comme un indice de cette superposition atavique ? A relire les célèbres sonnets, on est frappé tout d’abord par ce qu’ils ont d’éclat, de couleur et de sonorité, mais, quand leur rumeur héroïque s’est apaisée, il me semble y entendre peu à peu une voix mélancolique et tendre. Leurs colorations vives et riches se nuancent de touches fines et sobres. A côté des concisions épiques se montrent des douceurs charmantes. Ce n’est pas seulement le palmier tropical qui ombrage au cimier le blason littéraire du fils des Conquistadors, une rose de France y fleurit aussi, odorante et délicate, dont les racines n’ont rien perdu de leur vertu à se nourrir à un terrain plus chaud et plus ardent.

 

José-Maria de Heredia n’aimait pas seulement notre pays pour ses traditions, sa culture et ses arts. Il l’aimait pour son sol même, ses aspects et ses paysages.

J’ai connu peu d’hommes qui fussent plus épris de nature et qui jouissent plus complètement des choses. Un ciel, une eau, un arbre, une fleur l’enchantaient, et, de celles-là, non les plus rares, mais les plus simples et les plus communes. Il savait le nom de toutes celles de nos jardins, de nos prés et de nos bois, de nos bois, où il connaissait toutes les espèces et toutes les essences. Dans le jardinet de l’Arsenal, un rameau de lilas ou quelques plants d’hortensias poussés là, malgré les poussières parisiennes, au bruit des voitures et des tramways, le ravissaient pendant des heures, autant que l’eussent pu faire les arbustes les plus singuliers et les plus précieuses orchidées de l’Ile natale.

Il avait rapporté, néanmoins, de son séjour aux Antilles, d’éclatantes visions de lumière et de couleur, et il en décrivait merveilleusement les forêts inextricables, les rivières argentées et la mer étincelante ; mais cette nature luxuriante et excessive ne l’avait pas ébloui à jamais et ne l’avait pas rendu insensible à des beautés plus modérées et plus délicates, comme celles qu’offre le spectacle de nos paysages de France.

Pour ces derniers, José-Maria de Heredia ressentait une prédilection spéciale qui, du reste, n’était point sans comparaisons, car, dans sa jeunesse, il avait voyagé. S’il n’avait jamais visité la Grèce et l’Orient, il avait parcouru l’Italie à deux reprises. Il la connaissait presque tout entière et avait séjourné à Rome, à Florence et à Venise.

S’il avait conservé un vif et beau souvenir de la lagune vénitienne, de la campagne romaine et des collines toscanes, celui qu’il avait gardé de l’Espagne n’était pas, il me semble, très enthousiaste. Il avait traversé pourtant cette province d’Aragon, d’où son aventureux aïeul était parti jadis pour s’embarquer sur les caravelles des Conquérants, vers les prestiges du Nouveau-Monde ; mais les liens rompus jadis par l’ancestral Déraciné ne se renouèrent pas dans le cœur du Descendant. Le sol d’Espagne lui parla peu. Il préféra, à Madrid, écouter Velasquez et contempler à l’Armeria Real l’épée guerrière et pontificale du premier des Borgia qui devait lui inspirer le sonnet fameux :

Au pommeau de l’épée, on lit : Calixte, Pape …k

Ces quelques excursions ramenèrent définitivement le poète aux paysages français dont il avait, dès son enfance, senti le charme. Senlis, où il fut élevé, et les doux sites du Valois eurent peut-être plus de puissance sur son esprit que ne semble le croire M. Maurice Barrès. Il en goûta pleinement « la mélancolie tendre et chantante » dont l’auteur des Amitiés françaises a exprimé tout l’attrait profond, à un émouvant passage de son beau discours où, en quelques phrases flexibles et balancées, il tresse une harmonieuse couronne à ces lieux illustres où naquit Gérard de Nerval, où reposa Jean-Jacques Rousseau et où José-Maria de Heredia prit contact, de ses jeunes yeux étrangers, avec la terre maternelle.

 

Parmi les paysages de France, ceux que préféra José-Maria de Heredia furent certainement ceux de Bretagne. De bonne heure et toujours, il fut un familier de la lande et de la grève bretonnes. En ses années d’adolescence, il les avait parcourues, sac au dos, comme les jeunes peintres, ses camarades, qu’il y accompagnait. La bande joyeuse allait d’auberge en auberge. Les peintres plantaient leurs chevalets devant quelque beau site marin ou terrestre. Le poète rêvait. Quelques-uns de ces rêves sont devenus les magnifiques sonnets qui s’appellent Armor, Mer montante ou Maris Stella.

De ces courses juvéniles, la Bretagne était restée chère au poète. Elle lui rappelait aussi des amitiés : le paysagiste Lansyer, Jules Breton, qu’il avait connus au pays des ajoncs ; Leconte de Lisle, dont il avait été plus d’une fois le compagnon de bain et de promenade, et dont il vantait le jarret infatigable et les exploits de nageur. Souvent, José-Maria de Heredia allait passer l’été sur quelques-unes des plages que baigne « le flot kymrique » ; à Douarnenez, par exemple, dont il admirait passionnément la baie harmonieuse aussi belle, disait-il, que celle de Salamine, comme le lui avait affirmé, se plaisait-il à répéter, son ami Melchior de Vogüél.

J’ai pu juger par moi-même avec quel enthousiasme José-Maria de Heredia aimait cette pittoresque et mélancolique contrée. En 1892, il habitait au Croisic, sur le quai, devant le port, une vieille maison d’armateur. Avec quelle émotion je me souviens encore du cordial accueil fait au jeune visiteur ! A peine arrivé, on l’emmena voir le pays. De la Turballe à Piriac, du Pouliguen à Guérande, quelle voix éloquente et chaude m’en commenta le charme triste et bizarre, quel geste communicatif m’en fit admirer les marais qui le couvrent de leur damier d’eau miroitante que bordent les blanches pyramides de sel entassé !

Et cependant, cette Bretagne-là, ce n’était pas celle que préférait José-Maria de Heredia. Néanmoins, à défaut de l’autre, de la vraie, de celle des vastes landes, des grands rochers, des longues grèves, il y trouvait encore un attrait. Peut-être même pouvait-il mieux s’y recueillir et y travailler, car c’était pour travailler que le poète s’était retiré au bout de la solitaire presqu’île croisiquaise et pour y mettre la dernière main à ces Trophées qui devaient paraître l’hiver suivant et dont les larges feuilles, couvertes de la magnifique écriture, me semblaient déjà palpiter d’un vent de gloire et d’immortalité.

 

Dix ans ont passé. Je revois José-Maria de Heredia au coin d’un de ces premiers feux d’automne qui égaient les soirées déjà longues et déjà refroidies. Nous sommes dans le salon d’une vieille maison qu’il a louée aux environs de Paris, à Montfort-l’Amaury, singulière petite ville dont les rues grimpent autour d’une église gothique et que domine la ruine de son château. Le poète a vieilli. Ses cheveux et sa barbe sont presque blancs. La maladie l’a touché. Il est souvent silencieux et absorbé. Il se chauffe et fume. Parfois, il prend sur la table un petit livre — les Trophées — en lit quelques pages, le repose et songe. Souvent, il parle de sa jeunesse et nous conte sa lointaine arrivée de petit créole dans la bonne cité de Senlis, où il devait apprendre le latin, l’histoire, les mathématiques — et la France, puis il se retire et va dormir, car, demain, il sera levé le premier.

La forêt de Rambouillet est à deux pas des dernières maisons de Montfort, et c’est elle qui attire le poète matinal. Il s’enfonce sous ses ombrages d’automne. Il sait où sont les plus beaux feuillages jaunissants et où croissent les plus beaux arbres. Il connaît toutes les routes, tous les détours, le chemin des étangs, les sentes qui se perdent sous bois, il connaît aussi la plaine, les villages, et il revient de ces courses comme égayé et rajeuni, ayant ajouté à ses souvenirs quelques aspects nouveaux de ces paysages français qu’il goûte tant et dont il sent si bien la grâce sobre et le charme mesuré.

Ce fut ainsi que nous allâmes un jour avec lui à ce château de Bourdonné, où il devait passer la dernière saison de sa vie. Il en aimait le beau parc aux allées ombreuses, les eaux vives qui reflétaient les murs de pierre et de brique, et la haute toiture d’ardoises de la vieille demeure. Il se sentait à l’aise dans ce décor d’ancienne France, comme il se plaisait dans l’antique logis de l’Arsenal. Il devait à ses aïeux normands cette compréhension de notre passé, cet amour de notre sol, et ce fut sans regret d’exilé que se fermèrent à notre lumière de France ses yeux qui s’étaient ouverts aux clartés éclatantes du ciel des Tropiques.

Théophile Gautier et José-Maria de Heredia

Un des plus fervents à fêter le centième anniversaire de la naissance de Théophile Gautier eût certes été José-Maria de Heredia. Parmi les grands poètes romantiques, l’auteur des Trophées avait une admiration particulière pour l’auteur des Emaux et Caméesm . Ajoutons qu’il se mêlait à cette admiration pour l’artiste une vive amitié pour l’homme et une profonde reconnaissance pour le maître bienveillant qui avait accueilli avec bonté ses débuts et qui, dans le Rapport sur les progrès de la Poésie avait signé, si l’on peut dire, au jeune étranger ses lettres de naturalisation poétique.

J’ignore de quelle année datent les premières relations entre Théophile Gautier et José-Maria de Heredia, mais ce que je sais, c’est qu’elles furent rapidement cordiales et familières. Ce qui est probable aussi c’est que l’intermédiaire qui rapprocha les deux poètes fut sans doute Catulle Mendès qui, entre les divers collaborateurs du Parnasse, jouait véritablement le rôle de Mercure. Quoi qu’il en ait été, il est certain qu’une intimité, respectueuse d’une part et de l’autre pleine de bonhomie, s’établit entre le maître glorieux et le débutant déjà remarqué. Le bon et charmant Gautier était un Olympien sans morgue et un Immortel de facile abord. Il y avait en lui quelque chose de paternel et d’indulgent. Ce hardi et ardent cavalier espagnol, qui domptait déjà Pégase d’une main sûre, dut lui plaire par son impétuosité et sa fière allure car, dès les premières paroles, Gautier lui demanda la permission de le tutoyer. Cette sympathie spontanée nous valut la phrase célèbre : « Heredia, je t’aime parce que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiquesn. »

Cette phrase, José-Maria de Heredia la répétait avec fierté et satisfaction quand il entamait ses souvenirs sur celui qu’il appelait volontiers, avec déférence et tendresse, « Monsieur Gautier ».Elle était le prélude d’anecdotes fort amusantes et fort pittoresques qu’il se plaisait à rapporter, de même qu’il aimait à raconter les circonstances de sa présentation à Victor Hugo.

Comme tous les jeunes poètes du temps, José-Maria de Heredia avait tenu à aller offrir ses hommages au « père de la poésie » contemporaine. Un ami le mena donc chez Hugo qui le reçut avec cette charmante et haute politesse dont témoignent tous ceux qui eurent l’honneur d’approcher l’illustre écrivain. « Il y avait là un tas d’hommes politiques, racontait José-Maria de Heredia ; Hugo se détacha de leur groupe, vint à moi et me dit très aimablement : « Vous faites des vers, monsieur, et vous êtes Castillan. C’est fort bien, mais savez-vous quelle est la rime à « Espagnol » ? Je m’inclinai et je lui répondis par le mot « Cavagnol ». Hugo se mit à rire et me tendit la main. La connaissance était faite et nous causâmes longuement de poésie. »

 

Le goût de la rime rare, difficile, inattendue, implique chez un écrivain la possession d’un vocabulaire étendu. Celui dont pouvait disposer Victor Hugo était extrêmement considérable et infiniment varié. Hugo connaissait vraiment tous les mots de la langue française. Sur ce point, d’ailleurs, Théophile Gautier ne lui cédait guère. Il était fier de cette science des vocables et il disait volontiers que Hugo, Balzac et lui étaient seuls à ne rien ignorer du dictionnaire. En parlant ainsi, Gautier ne se vantait point. Son érudition verbale était, en effet, tout à fait remarquable et il l’avait nourrie d’une lecture très abondante et très diverse. Ces acquisitions lui étaient du reste facilitées par une mémoire excellente, et sa parfaite lucidité d’esprit lui permettait de se servir avec une aisance surprenante des matériaux ainsi amassés. La phrase de Gautier s’inscrivait sur le papier presque sans ratures et il l’improvisait avec une singulière facilité. Si Hugo était parfois porté à abuser de ses magnifiques ressources verbales, Gautier n’usait des siennes qu’avec une savante modération. Chez lui, nulle surcharge, mais une heureuse précision. Les amplifications mêmes de Gautier sont toujours conduites avec un sens très sûr des proportions. Toujours il emploie l’expression exacte, le terme juste.

C’est ce souci de précision élégante et de scrupuleuse exactitude qu’admirait chez Théophile Gautier José-Maria de Heredia. Il prisait en lui une langue riche, mais toujours appropriée, il était fort sensible à cette qualité aussi bien de la prose que des vers de Gautier. C’est par là qu’il subit l’influence du poète des Emaux et Camées autant que par son don plastique et pittoresque. Certes, ce don, que José-Maria de Heredia possédait également à un haut degré, il l’appréciait chez Gautier, mais il le retrouvait aussi, plus conforme peut-être à ses aspirations personnelles, chez Hugo et chez Leconte de Lisle, même parfois chez Théodore de Banville. Par contre, l’exemple de Théophile Gautier lui offrait un autre enseignement qui correspondait à certaines tendances de son talent.

José-Maria de Heredia, en effet, dut être très vivement frappé par l’effort que marquent les Emaux et Camées pour condenser, en une forme brève et solide, les idées et les images, pour les inscrire strictement dans les limites d’une strophe étroite et bien ajustée. Chacun des courts poèmes du célèbre recueil octosyllabique de Gautier est, en son ingéniosité madrigalesque ou son arabesque plastique, un sobre raccourci de pensées et de métaphores.En les écrivant, ne semble-t-il pas que Théophile Gautier faisait, à son insu peut-être, aussi bien acte de théoricien qu’œuvre d’artiste. Il remettait ainsi en honneur une certaine concision trop dédaignée par les romantiques et indiquait le retour à des procédés de composition plus stricts. À ce point de vue donc, il se pourrait fort bien que l’étude des Emaux et Camées n’ait pas été étrangère à l’adoption, à peu près exclusive par l’auteur des Trophées, de la forme forcément limitative du sonnet.

Ceci dit, je ne crois pas cependant que l’on doive attribuer une trop grande part à l’influence de Théophile Gautier, dans la vocation de sonnettiste de José-Maria de Heredia. D’autres éléments moins indirects contribuèrent à la déterminer, parmi lesquels il serait injuste d’omettre le petit livre d’Asselineau sur l’histoire du sonnet. Quant à José-Maria de Heredia, on sait qu’il reconnaissait que c’était une note d’André Chénier, où le poète parle d’enfermer un sujet dans un petit « quadroo », qui lui avait donné l’idée de chercher dans le sonnet ce cadre poétique souhaité par l’auteur des Bucoliques.

Comme André Chénier, José-Maria de Heredia était grand lecteur de l’Anthologie. Dans une très intéressante étude de la Revue des cours et conférences, M. Joseph Vianey, professeur à l’Université de Montpellier, nous montre comment José-Maria de Heredia utilisa pour la composition de ses sonnets grecs la mythologie hellénique et les textes des épigrammatistes de l’anthologiep. Sur la façon dont l’auteur des Trophées interprète les mythes, tient compte de leurs origines naturalistes, en exprime le sens primitif ou les replace dans l’état d’esprit où ils ont pris naissance, le travail de M. Vianey est fort instructif et fort curieuxq. Il ne l’est pas moins quand il nous explique la manière dont l’ingénieux et subtil adaptateur que savait être José-Maria de Heredia tirait parti de la riche et souple matière anthologie pour la refondre dans sa strophe afin d’en composer les petits tableaux votifs, funéraires ou descriptifs qu’il excellait à animer en les dramatisant. José-Maria de Heredia, en effet, n’était pas seulement un poète original dont le vers a une sonorité, si l’on peut dire, personnelle, il était aussi le plus habile des artistes et le plus industrieux des ouvriers. Il ne dédaignait nullement de mêler à ses inspirations propres des emprunts faits à ses devanciers de l’Antiquité et de la Renaissance ou même aux poètes de son temps. Il va sans dire que ces emprunts n’excédaient jamais le droit qu’a tout écrivain de chercher derrière lui et autour de lui des appuis et des points de départ en des œuvres antérieures ou voisines.

C’est ainsi que M. Joseph Vianey relève pour certains sonnets des Trophées leurs sources contemporaines dans tels passages de Hugo ou de Leconte de Lisle. Je ne rapporterai pas les exemples que cite M. Vianey ni ceux où il montre que Théodore de Banville fut plus d’une fois mis à contribution par José-Maria de Heredia, et avec quel bonheur, notamment dans le sonnet de Persée et Andromède. Je me bornerai à signaler un fait analogue qui me semble ajouter Théophile Gautier au nombre des poètes inspirateurs de José-Maria de Heredia.

Il s’agit du poème intitulé Portail et qui sert comme de frontispice à la Comédie de la Mort, de Gautier. Gautier y évoque en ces tercets :

Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,
Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes.

Et il ajoute, après avoir décrit les arabesques de pierre fleurie, qui enlacent les colonnettes des mausolées :

Aux reflets des vitraux, la tombe réjouie,
Sous cette floraison toujours épanouie,
D’un air doux et charmant sourit à la douleur.

Or, il me paraît bien que c’est comme un écho des tercets de Gautier que je retrouve dans le magnifique sonnet des Trophées intitulé Vitrail quand j’y lis :

Aujourd’hui, les seigneurs auprès des châtelaines,
Avec le lévrier à leurs longues poulaines
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir.
Ils gisent là sans voix, sans geste, sans ouïe
Et, de leurs yeux de pierre, ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie.

Avec quelle beauté plus parfaite l’« indication » de Gautier ne s’est-elle pas, pour ainsi dire, « épanouie » et parachevée, entre les mains du Sonnettiste « au nom sonore et dont les vers se recourbaient comme des lambrequins héraldiques ».

À propos de Mallarmé

L’hommage rendu à Stéphane Mallarmé, par l’apposition d’une plaque commémorative sur la maison de la rue de Rome, où il habita durant de longues années, a ramené l’attention sur le poète qui écrivit cet Après-midi d’un Faune si curieusement et si singulièrement transformé en pantomime musicale par les danseurs russes du Châteletr. Ces deux événements furent l’occasion, dans la presse, d’un assez grand nombre d’articles. En même temps que l’on y rendait justice à l’artiste audacieux, subtil et consciencieux, que fut Mallarmé, et que l’on reconnaissait avec quelle noble obstination, avec quel haut désintéressement il pratiqua son métier d’écrivain, on ne laissait pas d’y formuler de nouveau, à propos de son œuvre, ce même reproche d’obscurité qui fut si souvent adressé à l’auteur, je l’avoue, difficile et secret, d’Hérodiade, et de maints poèmes dont la lecture demande, en effet, un certain effort d’attention et certaines habitudes d’esprit auxquels notre public ne se prête pas très volontiers.

Il serait puéril de nier que les poésies de Mallarmé soient — selon que l’on voudra — « entachées » ou « environnées » d’obscurité. M. Victor Marguerite, dans la belle étude qu’il a publiée au Figaro sur le maître de Valvins, en convient avec bonne foi, et M. Léopold Dauphin, qui vient de nous donner, sur celui qui fut pour lui un ami très cher, de charmants et précieux souvenirs, le constate aussi. Stéphane Mallarmé fut donc bien un auteur obscur, encore qu’il soit bon de remarquer que cette obscurité eut des degrés. Entre les premières pièces publiées par le Parnasse contemporain et le mystérieux morceau intitulé le Coup de Dés, qui fut, je crois, la suprême tentative du poète, et celle où le mena le plus loin son génie de l’ellipse, il y a un écart considérable. A mesure que Mallarmé exigeait plus de lui-même, il demandait davantage au lecteur. Cette collaboration intime était, d’ailleurs, un des principes sur lesquels reposait sa doctrine poétique. Le vers, ayant toujours été pour lui moins un moyen de s’exprimer qu’une façon de suggérer, ne prenait son sens véritable et toute sa portée que dans ce contact intellectuel qu’il créait.

Cette conception du vers n’était que lune des conséquences de l’idée que Mallarmé se faisait de la poésie. Il y en avait d’autres, sur lesquelles il serait trop long d’insister, et qui sont l’honneur du poète qui les a provoquées, voulues, qui les a subies et acceptées. En effet, Stéphane Mallarmé, en renonçant, par conviction, aux moyens usuels dont on s’était servi jusqu’à lui, et en s’inventant, à ses risques et périls, un art tout personnel, se résignait d’avance à ce grief d’obscurité dont on ne cessa de le poursuivre, et auquel il fit face avec la plus fière et la plus souriante dignité.

En souffrit-il ? je l’ignore, mais je pense qu’il était à ce sujet défendu de tout regret par le sentiment d’avoir obéi, en agissant ainsi, à l’ordre d’une logique intime devant laquelle il s’inclinait, ce qui ne l’empêchait pas cependant de protester parfois ironiquement contre le renom d’obscurité dont il était entouré: « X… est un charmant garçon, — lui ai-je entendu dire un jour — mais pourquoi explique-t-il mes vers : cela tendrait à faire croire qu’ils sont obscurs. »

 

Certes, et je le reconnais tout le premier, les vers de Stéphane Mallarmé sont souvent obscurs (quelles beautés dans leur ombre transparente !), mais ils ne sont jamais inintelligibles, aussi est-il singulier de constater qu’ils soulevèrent de véritables fureurs. Ceux qui furent mêlés au mouvement symboliste de 1885 n’ont pas oublié les sarcasmes, les plaisanteries, les colères qui, dans la presse et dans le public, accueillaient les rares poèmes que publiait Mallarmé. On allait les chercher dans les petites revues d’alors où ils paraissaient et l’on s’égayait à leurs dépens. L’irritation qu’ils causaient s’en prenait à leur auteur. On eut ainsi ce spectacle singulier d’un homme discret et infiniment distingué, d’un artiste d’irrécusable probité et de haute valeur, vilipendé et outragé parce qu’il lui plaisait de composer à l’écart des poésies quelque peu énigmatiques et dont le sens, toujours subtil, précis et profond, ne se révélait pas à première vue.

Et notez que je n’exagère pas. Il serait à souhaiter que l’on réunît, un jour ou l’autre, les articles écrits sur Stéphane Mallarmé de 1885 à 1895. On y verrait le traitement infligé à un poète pour le seul fait qu’il lui ait convenu de dissimuler sa pensée sous les voiles du symbole, de la raffiner d’allusions, de la fortifier d’ellipses et de s’affranchir des procédés habituels d’expression, d’être, en un mot, un auteur obscur.

Que la clarté soit une des qualités les plus belles de notre littérature, une de celles qui font sa force traditionnelle et la parent d’un éclat précieux, je n’en disconviens nullement, mais il ne faut pas oublier non plus que les auteurs obscurs et difficiles ont une place importante et méritée dans nos lettres françaises. Quelques-uns même de nos plus grands écrivains n’échappent pas à ce reproche d’obscurité. Citerai-je Rabelais, dont l’œuvre encyclopédique n’est ni lisible, ni compréhensible sans une explication continuelle ? Citerai-je Ronsard, que ses contemporains eux-mêmes prirent soin d’éclaircir de commentaires ?

Mais, sans aller si haut, ne serait-il pas possible d’établir une liste d’écrivains dont les œuvres délicates et singulières forment dans la pénombre de notre littérature un groupe un peu à l’écart, et dont les écrits quelque peu exceptionnels attirent la curiosité justement parce qu’ils sont comme en dehors de la grande voie lumineuse d’où leurs auteurs se sont éloignés par raffinement, par souci d’un art plus subtil ou plus spécial, qui n’était pas d’écrire dans le goût de leur temps, et qui était le signe chez eux d’une disposition d’esprit particulièrement originale. A ceux-là, pourquoi leur reprocherions-nous des recherches plus hardies, des intentions plus aventureuses ? Pourquoi, en faveur de leur singularité, ne les dispenserions-nous pas des moyens ordinaires d’expression ? Pourquoi ne leur passerions-nous pas quelque manque de clarté ? Admettons qu’ils ne fassent pas partie de la grande architecture littéraire d’une époque, qu’ils ne lui soient pas indispensables, mais reconnaissons-leur, dans l’ensemble de la structure, une valeur d’ornementation. Vénérons leur chapelle discrète au flanc de la cathédrale. Elle y ajoute un retrait mystérieux dont l’obscurité s’illumine d’une petite flamme, d’autant plus attirante qu’elle luit derrière une grille étrangement contournée.

C’est à l’abri de cette grille imaginaire que je grouperais volontiers toute une série d’œuvres et d’écrivains dont la place me semble marquée ainsi dans une enceinte réservée qui a droit à nos respects parce qu’elle parachève le vaste édifice auquel ont contribué les forces diverses de la poésie française. Je ne nommerai pas, certes, tous les ouvriers qui ont apporté à la masse admirable de l’effort commun leur pierre plus ou moins étrangement taillée dans une matière plus ou moins translucide, mais il me semble, dans cet oratoire, y voir assemblés côte à côte un Nerval avec ses mystiques sonnets des Chimères, un Rimbaud avec ses surprenantes Illuminations, un Laforgue avec ses délicieuses Moralités légendaires, un Paul Claudel avec sa Connaissance de l’Est. Au milieu d’eux, je distingue Stéphane Mallarmé, en attendant qu’un jour peut-être il soit appelé dans le chœur où sa voix fine et haute se mêlera aux grandes orgues de la poésie.

Rentrées

Si les premiers jours du mois d’octobre sont pour les écoliers de France une date fatidique puisqu’elle met un terme à la douce liberté des vacances et qu’elle marque la reprise du travail scolaire, elle ne manque point non plus, pour les professeurs, d’une certaine mélancolie. Pour eux aussi, voici venus la fin de leur loisir et le recommencement de leur tâche laborieuse, et cette perspective n’a rien de bien réjouissant. Je crois même qu’elle est pire que celle qui attend leurs jeunes élèves et, des deux rentrées, c’est encore celle des maîtres qui me paraît le moins enviable.

Certes, l’écolier, transporté de l’atmosphère des champs dans celle de la classe, n’est point sans souffrir quelque peu du changement. A la libre disposition de ses heures, succède leur emploi régulier. Les jeunes imaginations, libérées depuis deux mois de toute contrainte et livrées à leurs fantaisies, ont à faire effort pour se plier à ce que l’on va exiger d’elles. On va faire appel chez l’enfant à ce qu’il donne le plus péniblement, je veux dire son attention. Heureusement que, pour attirer et retenir cette attention, on a la ressource de mettre en jeu la curiosité. C’est, du reste, dans la mise en éveil de cette curiosité, dans son exercice et dans les satisfactions progressives qu’on lui donne, que réside peut-être le principal moyen d’action de l’éducateur.

Mais, par contre, cette curiosité juvénile qu’il est de son devoir de faire naître, de cultiver et de satisfaire, l’éducateur, lui, ne l’éprouve pas. Vis-à-vis de l’élève, il est en dépense continuelle et non en profit. A son contact, il ne s’augmente pas bien au contraire, il se disperse. En instruisant autrui il ne fait qu’utiliser des connaissances acquises sans trouver, en retour, aucune occasion de les étendre. Il distribue la rente de son apport intellectuel sans en accroître le capital. Aussi est-il naturel que son enseignement devienne vite tout machinal. Il ne saurait guère en être autrement.

Il est vrai, cependant, que ces connaissances, dont a fait part autour de lui, il les a, en somme, acquises dans ce but. Elles sont comme un dépôt dont il doit, annuellement, rendre compte et dont l’usufruit ne lui appartient pas. Mais il est possible aussi que l’éducateur, en acquérant les capacités qui lui sont nécessaires, y ait pris le goût du travail personnel. Dans ce cas, combien les heures de classe ne lui doivent-elles pas paraître employées à ses dépens, des heures perdues, pour tout dire, et infructueuses au point de vue de son développement propre !

Ce sentiment me semble devoir être inhérent au professorat et en constituer une des plus lourdes peines. Elle a heureusement des compensations. Je les vois dans ce que le dur métier d’enseigner comporte de noble et de généreux. Une fois la part faite aux justes récriminations de l’égoïsme, l’éducateur n’est-il pas récompensé de son sacrifice quotidien par la conscience du rôle qu’il accomplit et de la mission qui lui est confiée ? En aidant de jeunes intelligences à se débrouiller, à se former, à s’éclairer, ce n’est pas seulement une tâche vénale dont il s’acquitte, mais une œuvre indispensable et fécondé à laquelle il participe, celle de préparer l’avenir national et de collaborer aux destinées de la race. Et c’est cette haute persuasion qui, au jour de la rentrée, doit lui adoucir le regret qu’il peut avoir de mettre de côté, pendant des mois, ses aspirations secrètes et ses ambitions personnelles.

Certes, aucune des considérations que je viens d’esquisser ne dut être étrangère à un homme de haute et délicate conscience comme l’était le poète Stéphane Mallarmé, dont le hasard des circonstances fit, pendant trente ans, un professeur d’anglais ; mais il est hors de doute que cette longue pratique de l’enseignement, bien qu’il en eût accepté délibérément la charge, ne fut jamais pour lui qu’un fardeau imposé par la nécessité. Le très intéressant article publié dans le Mercure de France s par M. Charles Chassé ne peut que nous confirmer dans cette opinion. M. Chassé nous y renseigne avec toute la précision désirable sur la « carrière » universitaire de l’auteur de l’Après-Midi d’un Faune. L’étude de M. Chassé est curieuse et nous apporte une utile contribution à la biographie de cet homme singulier, mystérieux et charmant que fut Mallarmé. A tous ceux qui fréquentèrent l’admirable et rare écrivain, le causeur incomparable et l’ami parfait, l’étude de M. Chassé apprendra surtout certains détails matériels que la discrétion du poète laissait volontiers dans l’ombre, ne fût-ce que la leçon dont il débuta dans le professorat.

Ce fut en Angleterre, et comme maître de français, que débuta Stéphane Mallarmé. Sur ce séjour à Londres, les détails manquent. Tout ce que l’on sait, c’est que Mallarmé y fut fort malheureux II y souffrit de solitude et de mélancolie. C’est à cette souffrance que fait allusion le beau poème en prose, la Pipe, publié plus tard et tout imprégné de spleen et de brume londoniens. Cependant, de ce séjour, Mallarmé rapportait une connaissance suffisante de l’anglais qui lui permit d’obtenir le brevet d’aptitude à l’enseignement de cette langue et, en 1863, il fut nommé suppléant et chargé de cours au lycée de Tournon, puis ensuite, après un bref passage à Besançon, en 1867, au lycée d’Avignon, qu’il quitta en 1871 pour le lycée Condorcet, à Paris, d’où, en 1884, il fut transféré au lycée Janson de Sailly, et, de là, au collège Rollin, où il prit sa retraite en 1894.

C’est durant son professorat au collège Rollin que j’ai connu Stéphane Mallarmé. Il ne parlait guère des diverses chaires qu’il avait occupées, mais le peu qu’il disait de la carrière universitaire ne pouvait pas laisser de doutes sur le manque de goût qu’il avait pour elle. Il en éprouvait un ennui incommensurable et résigné. Au fait, son entrée dans l’Université ne lui avait jamais représenté qu’un gagne-pain et il considérait le métier qu’il exerçait comme une des formes de l’esclavage. La seule compensation pour lui à cet esclavage était qu’il lui dût une demi-liberté et que, une fois la dîme scolaires payée de sa personne, il n’était point obligé, pour vivre, aux besognes de la littérature ou du journalisme. Mallarmé avait tenu, avant tout, à se réserver une parfaite indépendance intellectuelle, en vue de développer, hors de toute intrusion matérielle, l’étrange et beau don poétique qui était l’apanage de son singulier génie.

 

C’était, d’ailleurs, au nom d’un plus haut devoir de perfection spirituelle, et non par dédain et par sécheresse de cœur, que Mallarmé justifiait son indifférence et sa répugnance pour une profession dont il respectait les obligations, tout en les réduisant à leur minimum. N’était-il pas en droit de limiter autant que possible le dommage que lui causait la nécessité d’une besogne rudimentaire, conscient de l’ironie qu’il y avait à ce qu’un esprit comme le sien, apte aux plus abstraites spéculations de l’esthétique et de la poésie, s’employât à apprendre quelques vocables anglaisé des galopins turbulents ou à de grands garçons distraits.

C’est aux souvenirs de ces « galopins » que M. Charles Chassé s’est adressé pour nous faire connaître la physionomie de Mallarmé, « professeur d’anglais ». Cette petite enquête auprès des anciens élèves du maître nous a valu plusieurs lettres intéressantes dont l’une, signée de M. Charles Seignobos, professeur à la Sorbonne, nous montre Mallarmé, à ses débuts à Tournon, installé tout d’abord dans une maison exposée au midi, « très chaude et pleine de cafards », puis ensuite « sur le quai du Rhône, en plein vent du Nord dans un logis glacial en hiver. Au lycée, M. Seignobos nous le représente « enseignant très mal, se fâchant en classe, irritable ».

Ce n’est point ce que nous dit M. Monestier, qui fut au lycée d’Avignon le collègue de Stéphane Mallarmé. Selon M. Monestier, au contraire, Mallarmé faisait sa classe avec soin. « Sa méthode devait être excellente, car ses élèves faisaient en anglais des progrès très sensibles, inconnus avant son arrivée au lycée. » Et M. Monestier ajoute que Mallarmé était très apprécié de ses collègues pour ses hautes qualités d’intelligence et pour le charme de sa conversation, mais qu’aucun d’eux ne se doutait qu’il pût être un jour un chef d’école littéraire. Ce témoignage de M. Monestier nous montre donc un Mallarmé très soucieux de ses devoirs professionnels, durant cette période avignonnaise de sa carrière ; mais il est probable que ce beau zèle momentané ne tarda pas à se ralentir. J’en vois la raison dans les préoccupations de plus en plus absorbantes du poète. Ses recherches poétiques lui font négliger sa classe. Stéphane Mallarmé, nommé à Paris, au lycée Condorcet, est de plus près mêlé au mouvement littéraire de son temps, et il en résulte chez lui une indifférence de plus en plus marquée pour la besogne universitaire.

C’est ce que nous apprend le poète André Fontainas qui fut, en 1876, élève de Mallarmé, à Condorcet. Mallarmé, s’étant aperçu qu’un de ses élèves parlait la langue anglaise avec aisance, s’était déchargé sur lui du souci de tenir la classe et de la diriger, et il n’y intervenait guère que pour y maintenir l’ordre, et encore cet ordre était souvent troublé, au dire de M. Jacques-Emile Blanche, qui, lui aussi, à Condorcet, eut, pendant quelque temps, Mallarmé pour professeur, professeur d’ailleurs « insuffisant », constate M. Jacques Blanche, car Mallarmé « avait un détestable accent anglais », ce qui n’empêchait pas le jeune lettré qu’était déjà le futur peintre de tant de toiles élégantes et subtiles d’admirer passionnément les poèmes de « l’insuffisant ». Malgré cette « insuffisance », Mallarmé n’en était pas moins très aimé de ses élèves, ainsi que nous l’attesté M. Joseph Caillaux, ancien président du Conseil. M. Caillaux a gardé bon souvenir de ce maître « bienveillant et charmant » qui chargeait un des élèves de la comptabilité des pensums, rôle qui eût dû échoir à M. Caillaux, en tant que futur ministre des finances, mais dont s’acquittait un certain Tamburini, non sans une négligence volontaire à laquelle acquiesçait avec une parfaite indifférence le doux pédagogue qui ne demandait guère rien d’autre à ses élèves que de le laisser continuer, tant bien que mal, sous la toge et sous la toque, les rêveries délicieuses et difficiles auxquelles se plaisait son esprit subtil et quintessencié.

Que Stéphane Mallarmé enseignât et parlât assez mal la langue anglaise, cela ne l’empêchait pas de la bien connaître et de la posséder très complètement et très finement. Je n’en veux pour preuve que les belles et justes traductions qu’il a données des poèmes d’Edgar Poe, achevant ainsi l’œuvre que Baudelaire avait entreprise et avait bornée aux ouvrages en prose du célèbre conteur américain. Notons aussi, comme signe de sa compétence linguistique, la Petite Philologie anglaise, à l’usage des classes et du monde t, qu’il publia en 1877, chez le libraire Truchy, et dont je possède un précieux exemplaire enrichi d’une dédicace de Stéphane Mallarmé à Paul Verlaine, exemplaire qu’il lui avait donné sans doute à titre d’ami et aussi à titre de collègue.

Car Paul Verlaine fut aussi professeur d’anglais. En effet, à une certaine époque de sa vie, Verlaine trouva dans l’enseignement de cette langue une ressource momentanée. Ce fut, je pense, durant la période troublée de son existence qui suivit les jours de la Commune, à laquelle il avait été mêlé. Craignant d’être inquiété, Verlaine avait cherché un asile en Angleterre. A son retour en France, il chercha à tirer parti de ce qu’il avait appris d’anglais au cours de ses pérégrinations londoniennes. Seulement, comme son bagage de philologue était médiocre et qu’il était de tempérament humoristique, quoique saturnien, il avait résolu la difficulté d’enseigner ce qu’il ne savait guère en habituant ses élèves à imiter en français, de leur mieux, l’accent britannique, ce qui était une façon de laisser croire que son enseignement ne péchait pas, comme celui de Mallarmé, par « insuffisance », mais au contraire, par excès. Et l’Ardennais gouailleur qu’était Verlaine contait avec joie cet épisode professoral de sa vie !    

Quant à Mallarmé, qui était d’esprit plus délicat et plus retenu que Verlaine, il n’avait point pour esquiver le métier qu’il exerçait de pareilles ressources. Il se bornait à être, le plus qu’il pouvait, absent en pensée de la classe et à y réduire le plus possible les occasions d’intervention personnelle. Ces subterfuges ne l’empêchaient pas de souffrir cruellement de l’obligation presque quotidienne où il se trouvait d’interrompre son travail de poète pour faire acte de présence au lycée. Il s’en plaignait parfois, mais discrètement. D’ailleurs, n’était-ce pas à la stoïque acceptation de ce labeur imposé qu’il devait l’indépendance de sa vie, toute dédiée aux expériences de l’esprit et aux jeux de la conjecture poétique.

Certes, notre cher et vénéré Stéphane Mallarmé n’a peut-être pas été un professeur d’anglais éminent et un universitaire modèle, mais à ceux qui l’ont admiré et fréquenté, il a appris, par son exemple, comment on doit, aux dépens d’une part de soi-même, réserver à la conception et à la composition de l’œuvre d’art une atmosphère spirituelle, pure de toute promiscuité, la seule respirable à la fleur divine qu’est la poésie, et la seule dans laquelle elle puisse épanouir dignement, au-dessus de la tige épineuse de ses racines inférieures, son calice lumineux et parfumé.

 

Lectures d’été

Jai lu, depuis quelques semaines, beaucoup de livres de vers. Les poètes, bien que notre époque ne les favorise pas d’une attention très encourageante, demeurent nombreux et se montrent d’une remarquable activité. Ils publient beaucoup et leur apport dans la production littéraire annuelle est considérable. Dans l’amas des volumes de toutes sortes, les leurs se recommandent par une coquetterie typographique particulière et se distinguent d’ordinaire par le soin avec lequel ils sont présentés. Parmi la banale et médiocre fabrication du livre moderne, les poètes font effort pour donner à leur œuvre un aspect avenant et agréable, lis surveillent, le choix du papier et des caractères. Les livres de vers conservent, pour la plupart, les bonnes traditions de la librairie.

J’aime beaucoup, chez les poètes, cette préoccupation et elle me touche même assez, surtout lorsque je me dis que la majorité de ces volumes, petits ou gros, très soignés et, par conséquent, coûteux, représentent pour l’auteur un sacrifice pécuniaire souvent pesant. On sait, en effet, que les éditeurs n’accueillent pas très volontiers les ouvrages de poésie et que les poètes, au moins à leurs débuts, sont obligés de faire les frais de leurs premières publications. Or, cela représente pour eux une dépense quelquefois onéreuse, car tous les poètes ne sont pas riches et le recueil qu’ils mettent au jour est parfois le résultat de véritables privations.

C’est ce sentiment qui me fait toujours considérer avec une réelle sympathie et un certain respect, les épais volumes ou les minces plaquettes qui représentent, en même temps que tant d’espoirs, tant de difficultés surmontées. Aussi, parmi la marée de livres qui encombrent mon cabinet de travail, je fais toujours aux livres de vers une place à part. Je les dispose en bon ordre ; je les regarde avec amitié et non sans quelque émotion. Parmi ces pages encore non coupées, quelles sont celles qui vont peut-être révéler quelque talent naissant, quelque génie inconnu ? Quel est le nom, parmi tous ces noms, qui circulera un jour de bouche en bouche ? On a hâte de connaître l’heureux survenant promis à la gloire et d’être le premier à le signaler.

Malheureusement, la bonne volonté ne suffit pas. Il faut du temps pour lire les poètes, et le temps, à Paris, est ce qui manque le plus. Aussi les mois passent et les volumes réservés restent toujours là. On attend le moment favorable pour faire connaissance avec ces visiteurs et l’on risquerait fort d’en rester sur cette intention si ne survenait enfin l’époque de l’année que nous appelons encore, par habitude, l’époque des vacances. Chacun s’arrange pour s’y ménager un peu de loisir et de liberté, et est-il de meilleur emploi de cette liberté et de ce loisir que de charger les poètes de les embellir de leurs rêves et de charmer notre repos de leurs nobles agitations et de leurs divines inquiétudes ?

C’est ce que j’ai fait depuis quelques semaines. Je me suis confié aux poètes et j’ai eu grandement raison. Ils m’ont été d’une précieuse compagnie et d’un charmant secours. Sans eux, je n’aurais vu que le ciel pluvieux et gris de l’horrible été que nous traversons ; j’aurais gémi sur l’inclémence de la saison. Grâce à eux, je ne me suis pas trop aperçu de la disgrâce où nous vivons. Les poètes, en effet, sont tous chantres du soleil et de la lumière, et ce sont cette lumière et ce soleil qu’ils ont substitués pour moi à la terne réalité.

C’est là justement une des grandes et mystérieuses merveilles de la Poésie que de créer autour de nous une atmosphère dans laquelle elle nous isole. Par le mouvement de ses images, par l’incantation de son rythme, la Poésie nous berce et nous enlace en même temps qu’elle nous enivre. Elle nous entoure d’un cercle magique d’où tout nous apparaît sous un aspect particulier. Elle change en prismes étincelants les plates couleurs de la réalité. De par son impérieuse et subtile influence, tous les sentiments humains s’enrichissent d’une plénitude de beauté. Elle crée avec la vie une vie différente, apparentée à celle qu’elle transforme, et qui lui ressemble comme la Bergère ressemble à la Princesse qu’elle est devenue.

Car c’est bien de la réalité que la poésie tire ses éléments, mais elle les transpose et leur donne un sens nouveau. C’est dans cette puissance de transmutation que réside le génie du poète. Il amasse autour de nous cette atmosphère d’isolement et de magie dont je parlais tout à l’heure et nous nous apparaissons à nous-mêmes selon les exigences de notre rêve. Cette illusion magnifique et séduisante que la Poésie nous donne est la source de son pouvoir, mais, comme tout philtre, celui qu’elle nous verse est constitué d’ingrédients plus ou moins secrets. Qu’importe, d’ailleurs, diront beaucoup, la recette selon laquelle est composé le breuvage souverain ! Ce que nous voulons, c’est qu’il y ait enchantement. C’est cela que nous demandons au poète. Pourquoi le chicaner sur les moyens par lesquels il a produit le miracle qui nous a charmés ?

 

Ce sentiment d’indifférence respectueuse est assez fréquent chez les esprits les plus enclins au goût de la poésie, et ceux qui ont à en juger n’y échappent pas non plus. Aussi, rien n’est-il plus difficile que de faire la critique d’un poème. De deux choses l’une. Ou bien l’on est sensible à ce charme magique du vers, et alors on est assez peu porté à analyser le plaisir éprouvé, car il y a dans cette curiosité une sorte de profanation. Ou bien le sortilège n’a pas opéré, et alors tout l’intérêt se concentre sur le mécanisme technique de l’œuvre sans qu’on en ait saisi la véritable portée poétique.

Il m’a toujours paru résulter de cette constatation que le jugement à porter sur un ouvrage de poésie exigerait, pour être à la fois impartial et compétent, une espèce de dédoublement. Il faudrait en même temps que le critique ait subi ce charme mystérieux et ne l’ait pas subi au point de demeurer étranger aux artifices employés pour le faire naître. A ce compte, ce sont encore les poètes qui seraient les plus aptes à ce dédoublement critique, familiarisés qu’ils sont avec la double opération, incantatoire et prosodique, dont se constitue un poème. Mais les poètes, il faut bien le dire, n’ont pas grand goût à se critiquer les uns les autres, du moins de la façon que j’indique. Ils ne le font guère qu’occasionnellement et toujours il m’a semblé, avec l’arrière-pensée qu’ils sortent un peu de leur véritable rôle, qui est de poser le petit problème que je signale et non, après tout, de le résoudre.

 

Ce sentiment de condescendance amusée et de réserve un peu réticente, je le retrouve dans le livre posthume de Jean Moréas, intitulé : Réflexions sur quelques poètes. J’ai pris, l’autre jour, ce volume, paru il y a quelques mois, parmi les recueils de vers mis de côté pour mes lectures estivales. Il y était fort à sa place, car Moréas a mêlé à ses « réflexions » de nombreuses citations. Je relève ce fait qui marque assez bien le caractère de l’ouvrage de Moréas ; ce n’est point à proprement parler un ouvrage de critique, mais bien plutôt une suite d’opinions et de remarques. Aussi l’auteur s’interrompt-il volontiers pour céder la parole à l’un des poètes dont il se plaît à nous entretenir, d’ailleurs fort agréablement et fort judicieusement.

Néanmoins je crois bien que ces « réflexions » n’ajouteront pas grand chose à la gloire très solide et très méritée de Moréas. La renommée de l’auteur des Cantilènes, du Pèlerin passionné et des Sylves demeurera exclusivement une renommée de poète. Moréas occupe une très haute place dans la poésie contemporaine et son œuvre en résume quelques-unes des aspirations les plus profondes. D’ailleurs, l’accord s’est fait, depuis longtemps déjà, sur son nom. Tout le monde sait que Moréas a laissé, quelques vers admirables, dus à un génie minutieux et patient, très subtil et très volontaire.

De cette patience et de cette volonté, les Réflexions sur quelques Poètes nous apportent un témoignage indirect, mais précieux. Dès ses débuts, Moréas se montra un écrivain méticuleux et attentif. Certaines bizarreries que l’on peut relever dans les Cantilènes n’ont rien d’aventuré, pas plus que certains pédantismes que nous pouvons noter dans le Pèlerin passionné. Moréas ne hasarde jamais aucune audace qu’à bon escient. Son classicisme est aussi raisonné que son symbolisme. Très adroit, très avisé, d’imagination brillante mais peu inventive, Moréas eut toujours le souci de chercher des points d’appui à son inspiration. Nul n’a des sources plus visibles que ne le sont les siennes. Aussi l’ai-je toujours connu grand lecteur de poètes et surtout de nos vieux poètes français, qu’il possédait bien et qu’il avait pénétrés à fond.

Cette fréquentation quotidienne des poètes, Moréas la pratiqua durant toute sa vie. Il y fut aidé par la préoccupation exclusive où il vivait de son art. N’étant pas très producteur, il satisfaisait son goût des vers avec ceux d’autrui et s’en assimilait la substance. C’est de cette docte habitude que sont nées ces pages de critique que l’on a eu grandement raison de réunir. Elles sont fort agréables et fort curieuses et elles nous rendent assez bien le tour de la conversation de Moréas. J’y retrouve ses formules souvent heureuses, ses propos toujours sincères. Elles ont gardé je ne sais quoi de rapide et de lapidaire, de martelé et de brusque qui me rappelle bien le geste et la voix du poète. Il me semble encore l’entendre disserter, comme il aimait à le faire, de ses devanciers, et en disserter en profond lettré et en parfait connaisseur de poésie.

 

De ces devanciers, le plus récent dont s’occupe Moréas dans ce volume de Réflexions est Victor Hugo. Après y avoir plus ou moins longuement parlé de Pétrarque et de Ronsard, de Théophile de Viau et de Desportes, d’André Chénier et de Népomucène Lemercier, sans oublier Louise Labbé et Permette du Guillet, Moréas consacre à Hugo quelques pages amusantes, mais qui sont loin de nous donner le jugement véritable que portait, sur l’auteur de la Légende des Siècles, l’auteur des Sylves. A vrai dire, ce silence n’est peut-être pas extrêmement regrettable. Moréas prisait assez peu les modernes, et Hugo ne l’enthousiasmait guère, pas plus, il me semble bien, que les autres romantiques, encore qu’il leur rendit, en partie, justice, ainsi qu’à Leconte de Lisle et à Baudelaire. Mais ses sympathies s’arrêtaient là, et, pour le reste des rimeurs contemporains, il les enveloppait dans le même dédain souriant et brutal. Tout l’effort poétique de son temps lui était indifférent. Il le tenait pour non avenu, et la poésie actuelle lui paraissait suffisamment représentée par lui-même et par ses disciples.

Cette attitude, on en conviendra, eût dû lui valoir l’animosité de ses confrères. Eh bien ! non, il n’en fut rien. Le désintérêt où il nous tenait était si franc, si naturel, si naïf que l’on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. On lui passait cette négation de tout talent, parce qu’il en avait lui-même beaucoup et parce qu’on lui était reconnaissant qu’il en eût autant. Et puis, nous avions de l’amitié et du respect pour cet Athénien qui avait délaissé les rives du Céphise pour les berges de la Seine et qui avait rendu un si noble hommage aux Muses françaises ! Qu’importaient alors les quelques boutades pittoresques où il exprimait énergiquement ses opinions dédaigneusement définitives.

De ces boutades de Moréas, on en a imprimé quelques-unes après sa mort. Les lecteurs qui en pourront être curieux les trouveront dans le volume où M. Louis Thomas a recueilli les meilleures. J’ai l’honneur d’y figurer, « Régnier, disait Moréas, imite mes Stances, mais ce n’est pas cela du toutu. » Le propos m’a toujours paru ambigu. Moréas voulait-il dire qu’en l’imitant je ne parvenais pas à l’égaler ou bien que mon imitation s’éloignait assez du modèle pour acquérir une qualité personnelle ? Je préfère naturellement attribuer au mot de Moréas ce second sens. En ce cas, je n’ai fait que le traiter comme un de ces classiques dont son inspiration s’est souvenue à maintes reprises et dont l’étude intelligente et féconde a fait de lui le haut poète qu’il est et que nous admirons sincèrement.

 

Lucien Muhlfeldv

La publication, en une édition illustrée, du beau roman de Lucien Muhlfeld : l’Associée, n’a pas été seulement l’occasion de relire ce livre, de si juste et si émouvante observation, de si fine et si actuelle vérité, elle a, en même temps, ravivé pour le public le souvenir de la sympathique et élégante figure littéraire que fut l’auteur regretté du Mauvais Désir et de la Carrière d’André Tourette.

Lucien Mulhfeld, certes, n’était cependant pas plus un oublié qu’il ne fut un méconnu, et le mouvement d’intérêt qui vient de se produire dans la presse autour de son nom ne nous fait pas assister à l’une de ces réparations que rend nécessaires l’ingratitude des contemporains envers un talent maltraité. Non, le délicat médaillon que Lucien Muhlfed s’est sculpté dans les mémoires n’a jamais cessé d’être, par des mains chères et pieuses et par de vigilantes amitiés, paré de fraîches guirlandes. Le témoignage qui s’y ajoute aujourd’hui a donc un caractère qu’il est aisé de définir. Il prouve simplement que cette place brillante que Lucien Muhlfed s’était acquise dans les lettres et à laquelle une mort cruellement prématurée l’a enlevé, il la conserve brillamment dans la postérité qui commence pour lui.

D’ailleurs, n’est-il pas logique qu’il en soit ainsi et que la mort même ait traité équitablement cet ingénieux et charmant écrivain à qui la vie avait offert ses plus souriantes faveurs ? Il les accueillait avec joie et avec une discrète ironie, comme s’il devinait, à travers les bonheurs et les succès, le secret de sa destinée. Et pourtant, Lucien Muhlfeld n’avait rien, ni dans l’esprit, ni dans le visage, de ceux qui semblent nés pour disparaître trop tôt. Il n’avait ni la mélancolie fiévreuse, ni l’ardeur passionnée, ni la langueur inquiète des jeunesses condamnées. Il ne portait aucun de ces signes qui font présager une fin hâtive et une œuvre interrompue. Au contraire, il montrait je ne sais quoi de gai et d’assuré. L’existence s’ouvrait à lui par de belles perspectives et il paraissait apte à la vivre et à en goûter ce qu’elle lui promettait encore après lui avoir beaucoup donné.

Doué des plus heureuses qualités de l’esprit, secondé par les circonstances les plus propices, Lucien Muhlfeld eût pu ne demander au métier des lettres que les agréments qu’il comporte, mais il avait un sentiment trop vif et trop fin de la dignité de l’art pour ne le pas exercer dans toute sa rigueur et toute sa conscience. Il savait que la plume n’est pas un instrument léger et frivole, complaisant aux ordres de la pensée, et qu’écrire est plus qu’un simple jeu et qu’un simple divertissement. Le dur labeur de l’écrivain ne l’effraya pas et il en acceptait les sévères obligations.

Lucien Muhlfeld eut l’amour du travail. Il y avait été préparé par une forte éducation, qu’il n’avait cessé de continuer par d’abondantes lectures. Chez lui, le talent du littérateur s’alliait au goût du lettré. Curieux des hommes et des choses, amusé par le spectacle de la vie, il subordonnait le plaisir qu’il trouvait à vivre à la tâche qu’il s’imposait volontairement et qu’il accomplissait avec le plus méticuleux scrupule. Il mettait une sorte de coquetterie fière à ne rien livrer au public qui n’eût la forme élégante et spirituelle qui lui était particulière. Que ce fût une rapide chronique ou un compte rendu théâtral forcément hâtif, il prenait le même soin de donner à sa pensée une expression exacte, nette et choisie.

 

C’est par la justesse de l’observation, par l’exactitude des analyses, par le choix ingénieux des sujets que valent si différemment les livres qui composent l’œuvre romanesque de Lucien Muhlfeld. Du premier, le Mauvais Désir, au dernier, l’Associée, en passant par la Carrière d’André Tourette, nous voyons un progrès constant. Le Mauvais Désir est une sorte de paradoxe sentimental, âpre et ironique ; la Carrière d’André Tourette est une très curieuse étude de mœurs ; l’Associée est une peinture de caractère, sobre et forte et qui n’a rien perdu de ses qualités de mesure et de vigueur. Je viens de la relire, cette Associée, et je retrouve en la relisant mon impression de jadis. On se sentait en présence d’une œuvre durable et elle a duré. Elle était le signe indéniable d’une belle vocation de romancier.

C’est ce sentiment, hélas ! qui rend particulièrement mélancolique la lecture de ce beau livre, qui nous rappelle tant d’espoirs et renouvelle tant de regrets. Cependant l’Associée est l’histoire d’un homme heureux et dont le bonheur est fait, comme celui de la plupart des hommes, d’égoïsme et d’ingratitude ! Oui, c’est un homme heureux que le docteur Albert Tellier. N’a-t-il pas de la santé, de la bonne mine et de l’intelligence ! Il exerce une profession qui lui plaît et un art dont il sait ce qu’il en faut savoir. Ses maîtres l’estiment. Il a en médecine de l’expérience et des idées. Ses idées, il est capable de les répandre. Ses causeries médicales dans les journaux sont fort goûtées. Le succès lui vient. Tellier prend de l’importance. Il établit, grâce à des libéralités amicales, un sanatorium modèle où il applique ses méthodes. Il est célèbre. Voici les honneurs, la gloire …

Il semble y avoir, entre la médecine et la politique, des affinités secrètes. Le corps social n’est-il point un organisme sujet à des maladies plus ou moins guérissables ? Le docteur Tellier entre au Sénat. Il y fait voter une loi d’hygiène qui porte son nom. L’Académie lui ouvre ses portes. Il a cinquante ans. La vie lui a accordé ce qu’elle réserve aux plus favorisés. Il attribue ces faveurs à son mérite. Tout lui a réussi, même le mariage, car Tellier est marié.

Il est marié à une charmante femme qu’il a épousée, sinon par amour, du moins avec amour. Geneviève Tellier n’est pas seulement une épouse irréprochable, elle est une épouse utile. Elle a aidé à la brillante carrière du docteur, ingénieusement, discrètement. Elle y a pris une part adroite et délicate. Tellier estime les qualités de sa femme et il est persuadé qu’il l’a rendue parfaitement heureuse. Il se sent quitte vis-à-vis d’elle. N’est-elle point Mme Tellier, femme du docteur Tellier, sénateur, académicien et bel homme ? Il partage gentiment avec elle les avantages de la haute situation où il est parvenu, sans s’apercevoir que cette collaboratrice dévouée a mis à son service les forces de son esprit, de son âme et de son cœur, que ce n’est pas une épouse ordinaire qu’a rêvé d’être Geneviève Tellier, mais une « associée », et une associée qui souhaitait pour récompense, moins peut-être la réussite de l’œuvre entreprise que la reconnaissance de celui pour qui avait travaillé son amour.

 

C’est vers cet espoir et à cet échec que va, à travers l’émouvant, le tendre, l’ironique roman de Lucien Muhlfeld, cette charmante et courageuse Geneviève Tellier. C’est elle qui en est le personnage principal et sympathique et la figure de prédilection. Elle y est dessinée avec des nuances de psychologie très subtile et très délicate, avec tendresse, si l’on peut dire, dans les phases successives de son existence de femme. Nous la voyons tour à tour, dans l’entrain hardi et joyeux des premières années de sa tâche d’associée, dans le plaisir des premiers succès, quand des espérances lui font signe et semblent l’appeler au bonheur. Puis la voici aux premières heures de découragement et de doute, lorsqu’elle s’aperçoit qu’il y a eu dans son jeu une erreur de calcul qui menace d’en

fausser le résultat.

C’est à ce moment où elle a vécu tout ce que la vie peut lui permettre d’illusion que je la préfère, cette attachante Geneviève, et c’est là que je goûte le mieux l’art mesuré du romancier. A ce point de son roman, il pouvait aisément le tourner au drame sentimental, et je lui sais gré de n’en avoir rien fait. Il eût pu alors nous montrer la revanche de Geneviève Tellier, mais il a mieux aimé conserver à son héroïne, sa grâce touchante et sereine que de la parer d’un faux attrait de femme romanesque. L’ingratitude conjugale, l’égoïsme masculin de Tellier ne recevront pas la punition méritée.

Et pourtant la déception — et surtout la déception de cœur et de sentiment — est ce que supportent le plus difficilement les femmes, même les meilleures et les plus courageuses. Elles sont admirables devant le malheur et la catastrophe, tandis que le simple désappointement produit en elles des revirements soudains et de dangereuses amertumes. Elles pardonnent plus volontiers la douleur que le chagrin. Il leur faut parfois peu de chose, en ce dernier cas, pour qu’elles se démentent de ce qui semble leur caractère le plus assuré. La Geneviève Tellier, de Lucien Muhlfeld, est encore d’un âge et d’un visage à trouver des compensations, mais elle est d’âme sensible et forte, et ce sont ces âmes-là qui se résignent le mieux, parce que ce sont elles qui risqueraient le plus aux révoltes périlleuses. Geneviève Tellier l’a senti. Elle souffrira donc en silence.

 

Cette réserve, cette dignité ennoblissent d’un charme ému les dernières pages de ce beau roman. Tandis qu’à Paris le docteur Tellier soigne les intérêts de sa carrière et de sa gloire, Geneviève Tellier retourne, aux derniers beaux jours de l’automne, en cette jolie propriété de la Malaguette, où elle est venue si souvent jadis écouter la voix de ses espérances et de son amour. C’est là, maintenant, qu’elle promène ses tendres désillusions, qu’elle réfléchit au passé, qu’elle accepte le présent et l’avenir. Elle comprend la noble erreur de sa vie. Et son vieux parrain, le baron Heurtel, qui a suivi avec une amicale sollicitude l’entreprise sentimentale de son ambitieuse petite filleule, achève de l’éclairer sur elle-même par de sages paroles. Elles disent, ces paroles, que la femme doit être plutôt une compagne qu’une associée et constatent que le vrai chemin du bonheur n’est pas celui qu’a pris Geneviève Tellier. Quoi qu’il en soit, aimons-la, cette « associée », aimons-la parce qu’elle est une amoureuse et qu’elle rêve d’être, ce qu’il y a de plus rare au monde, une amoureuse raisonnable ?

Comme nous avons relu aujourd’hui l’Associée souhaitons de pouvoir relire un jour, réunies en volume, les chroniques dramatiques de Lucien Muhlfeld. Elles sont excellentes et mériteraient d’être remises en lumière. Lucien Muhlfeld savait à merveille, du drame ou de la comédie auxquels il assistait, résumer le sujet et l’intrigue, apprécier finement le jeu des acteurs, noter l’impression produite sur le public. Il savait plus encore, il savait, dans une pièce, discerner ce qu’elle était de ce qu’elle semblait être. Rare et précieuse aptitude ! Le théâtre est le pays de l’illusion et il est difficile de n’en pas subir les mirages. Rien n’est plus délicat à sentir et à définir que la valeur exacte d’une œuvre dramatique.

Il y faut beaucoup de lucidité d’esprit et de prudence critique. Lucien Muhlfeld faisait preuve de l’une et de l’autre. Il joignait à la clairvoyance et à la sûreté de goût beaucoup d’indulgence, de malice et d’ironie, car il entendait bien garder le droit d’être sérieux : sans dogmatisme et bienveillant sans adulation. C’est ce souci qui donnait à ses chroniques un si joli tour d’aisance et de justesse. Lucien Muhlfeld disait ce qu’il pensait, et si parfois il atténuait son opinion, c’était pour dire de la mauvaise pièce ou du four indéniable plus de bien et moins de mal qu’il eût été rigoureusement juste d’en dire.

Du reste, je suis bien persuadé que, de même qu’il avait abandonné la critique littéraire pour le roman, Lucien Muhlfeld aurait quitté la critique dramatique pour le théâtre et je crois qu’il y eût brillamment réussi. Il avait dans l’esprit de la logique et de la vigueur en même temps que de la vivacité et de la grâce. C’étaient ces qualités qu’il admirait le plus chez les autres et qui, durant les longues heures où, du fond d’une loge, il écoutait dialoguer sur la scène les héros et les héroïnes trop souvent insipides de la comédie et du drame contemporains, l’intéressaient, à l’occasion, à un métier dont il supportait la fatigue consciencieusement et attentivement.

J’ai été souvent le compagnon de Lucien Muhlfeld à ces soirées de répétitions générales et de premières. Une scène ingénieuse, une réplique spirituelle, une situation forte ne le laissaient jamais indifférent et c’est dans leur attente qu’il venait chaque fois au théâtre et aussi parce qu’il l’aimait pour l’image qu’il présente de la vie, comme il aimait la vie même, dont il goûtait le spectacle divers et mouvant, cette vie qu’il observait en curieux, d’un œil perspicace et avisé, qu’il se plaisait à retrouver dans les livres qui la racontent et dans les pièces où l’on nous en offre les attitudes, les gestes, les figures tragiques, joyeuses ou pittoresques — et qui ne lui avait montré que le visage, souriant et beau, du bonheur.

 

Portrait d’amie

Ainsi que presque chaque année, je viens de passer quelques semaines à Venise et, encore une fois, en la quittant, j’ai éprouvé ce même regret que j’ai toujours ressenti au départ et dont la persistance finit par se changer ensuite en un vif ef profond désir de reprendre, à la première occasion, le chemin de la Cité singulière, et d’obéir de nouveau à l’attirait irrésistible qui m’y ramène périodiquement.

Il y a dans cette sorte de « folie vénitienne » un fait de séduction qui ne m’est pas particulier et que bien d’autres ont subi comme moi. Venise a ses habitués qui se livrent à ses délices de même que l’on s’adonne à l’opium ou au vin, mais l’ivresse qu’elle procure est sans remords. Aussi, j’avoue volontiers mon serrage. Quand le Lion de Saint-Marc vous a une fois posé sur l’épaule sa griffe puissante et despotique, on en porte la marque durable. C’est ainsi, et cependant, par une manière d’hypocrisie inconsciente, je ne laisse pas de m’inventer des prétextes pour n’expliquer à moi-même pourquoi j’abandonne si volontiers mes occupations les plus pressantes pour aller vivre quelques semaines, annuellement, de la molle et absorbante vie vénitienne.

Ces prétextes, d’ailleurs, ne manquent point. En est-il un plus plausible, par exemple, que de considérer Venise, tour à tour et selon l’occurrence, comme le lieu le plus vraiment propice au repos ou le plus véritablement favorable au travail ? Quelle détente, en effet, que cette ville de silence et de reflets, le balancement paresseux de ses gondoles, la savante lenteur qui y règle tous les actes de la vie ! Là, le son des cloches marque des heures lumineuses et calmes que distrait une flânerie interminable à travers des spectacles d’architecture et de couleur indéfiniment renouvelés. Mais, par contre, ce même silence, cette même lumière ne composent-ils pas une atmosphère admirablement appropriée aux exaltations de l’âme et aux recherches de l’esprit ? Venise tout entière, avec son inextricable labyrinthe de canaux et de « calli », ne semble-t-elle pas faite pour nous ramener continuellement en face de nous-mêmes et pour nous mettre en contact avec toutes nos ressources spirituelles ?

Néanmoins, ce n’est aucun de ces deux soucis qui m’y a conduit, cette année, mais plutôt un sentiment de curiosité et de gratitude. Ne devais-je pas à l’Enchanteresse d’aller saluer sur la Place Saint-Marc son Campanile restauré ? Je voulais gravir de nouveau les pentes intérieures qui mènent à la plate-forme aérienne d’où toute la Ville marine apparaît aux yeux émerveillés, posée et comme flottante sur la vaste étendue d’eau de sa lagune. Il me tardait d’entendre résonner, dans l’air si pur de ce ciel incomparable, la voix longtemps muette de la Marangona. Du moins, c’était cela que je me disais en reprenant, une fois de plus, la route si souvent parcourue.

Mais au fond, étaient-ce bien là les raisons qui me guidaient et n’eût-il pas été plus simple de reconnaître que j’obéissais, une fois encore, à l’attrait puissant et mystérieux dont j’ai parlé, à ce sortilège vénitien dont l’emblème me semble être cet anneau nuptial et symbolique que le Doge, jadis, jetait, en fiancé, dans la mer, au jour de ses noces adriatiques, et que Venise, maintenant, glisse en signe de servage au doigt des amoureux de sa beauté ?

 

Cette beauté de Venise, c’est au très remarquable et très regretté écrivain qui signait Laurent Evrard que j’en dois la révélation. Le hasard qui préside aux, rencontres heureuses m’avait mis en relation, à une époque déjà lointaine, avec la comtesse de la Baume-Pluvinel, qui cachait sous ce pseudonyme discret une des natures les plus élevées, les plus dignement modestes, les plus parfaitement hautes qu’il m’ait été donné d’apprécier. La comtesse de la Baume possédait toutes les distinctions du cœur et de l’esprit. C’était une femme de la plus rare intelligence, du goût le plus éclairé. Son amour des belles choses l’avait conduite à Venise, où elle habitait un des plus beaux palais du Grand Canal. À plusieurs reprises, je fus son hôte au Palais Dario.

Au temps du premier séjour que j’y fis, Laurent Evrard n’était encore que l’auteur d’un mince recueil de poésies intitulé Fables et chansons. Fables singulières et chansons déconcertantes ! Cette première œuvre de Laurent Evrard n’avait rien de ce qui caractérise d’ordinaire les poètes amateurs. Elles était plutôt d’une lecture difficile. Il s’y manifestait des recherches rythmiques fort intéressantes et hardies qui n’allaient pas sans quelque obscurité dans la pensée et dans l’expression. Mais bientôt le poète curieux et novateur qui était en Laurent Evrard se changeait en un conteur et un romancier chez qui se révélaient des dons surprenants d’analyse et d’observation, en même temps qu’un sens très aigu et très neuf du mystère.

C’est ce dont on s’aperçut, lorsque Laurent Evrard fit paraître son premier volume de nouvelles : le Danger, et ce qui fut plus évident encore, lorsqu’elle donna, sous le titre de Une leçon de vie, l’un des romans les plus profonds et les plus personnels que l’on eût écrits depuis longtemps et auquel vient s’ajouter aujourd’hui le volume intitulé : la Nuit, et qui contient cinq nouvelles dont l’une, la première, est une sorte de chef-d’œuvre émouvant et tragique.

En ces divers ouvrages, Laurent Evrard m’apparaît avant tout, et c’est là son signe distinctif, comme un écrivain entièrement original, qui a des procédés de composition, de style, lui appartenant en propre et sans partage. Or une originalité si marquée est, chez ceux qui écrivent, un don très rare. Il n’est guère d’auteurs, même parmi les plus illustres, dont il ne soit assez facile d’établir les parentés et de fixer la filiation. On reconstitue aisément les influences qu’ils ont subies, même s’ils les ont vite éliminées ou habilement déguisées. Avec Laurent Evrard, cette opération de dosage semble presque impossible à accomplir. Sa formation intellectuelle et littéraire me demeure mystérieuse. Ses origines spirituelles sont obscures et indéfinissables. Quels furent ses maîtres et parrains ? Tout ce que je puis faire c’est de rattacher Laurent Evrard à certaines tendances générales, à un certain groupe d’esprits, mais sans pouvoir déterminer exactement les liens qu’elle eut avec eux et sans pouvoir dire si elle emprunta au fonds commun ou si elle ne fit que contribuer à son enrichissement.

L’œuvre de Laurent Evrard me paraît, je le répète, tout à fait originale par le choix des sujets, par la façon dont ces sujets sont traités, par le genre d’émotion et de pensée qui s’en dégage.

Les conteurs et les romanciers me semblent se diviser assez bien en deux catégories distinctes. Pour les uns, le spectacle de la vie, quelles que soient les complications qu’ils y perçoivent, est régulier et naturel, et l’explication qu’ils proposent de l’existence repose sur une expérience traditionnelle à laquelle s’adjoint la leur propre. Pour eux, le jeu des caractères et des sentiments est un jeu logique dont les règles et les principes sont connus depuis longtemps et ont été observés avec exactitude. Ils adoptent des données psychologiques solidement établies. Ces écrivains sont des réalistes, des réalistes pour ainsi dire classiques.

A côté de ceux-là, je distingue une autre classe d’esprits. Pour eux, certes, les vérités psychologiques et sentimentales, dues à l’observation commune, demeurent valables. Elles servent à comprendre et à définir la vie en ce que l’on pourrait nommer sa réalité apparente, mais, pour ces derniers, au-dessous de cette première réalité, il en existe une autre, plus secrète, plus profonde, plus mystérieuse, et c’est celle-là qu’ils s’appliquent à étudier. Ils cherchent aux actions humaines des mobiles plus particuliers, et analysent les caractères et les sentiments non plus seulement en anatomistes, mais en chimistes.

C’est parmi ces chercheurs minutieux que je rangerais volontiers Laurent Evrard. C’est à eux qu’elle se rattache par ses tendances et ses préoccupations. Certes, je le répète, la grande psychologie classique, en ses certitudes, ne lui est pas inconnue, mais elle en pratique aussi une autre plus hardie, plus aventureuse, dans laquelle la divination a sa part à côté de, l’observation. Ce goût, très marqué chez Laurent Evrard, a pour conséquence une prédilection à mettre en scène des personnages un peu exceptionnels qui, par une certaine bizarrerie d’âme, se prêtent favorablement au genre d’analyse où excelle l’auteur de la Nuit. Ces personnages, Laurent Evrard dissimule assez ordinairement l’intérêt passionné qu’ils lui inspirent, en les traitant avec quelque ironie, mais cette ironie n’empêche nullement de ressentir le malaise très particulier qui se dégage des récits où ils sont engagés, généralement en des circonstances plus sourdement angoissantes que visiblement dramatiques.

Cet art du malaise, de l’angoisse, Laurent Evrard le posséda à un point extrêmement remarquable, et je crois que cette impression est surtout produite dans ses livres par le don d’analyse suraiguë avec lequel elle nous montre les êtres en une sorte de réalité plus profonde que celle à laquelle nous sommes habitués, car elle ne recourt jamais aux moyens du fantastique ni du surnaturel. Lisez, en effet, les nouvelles qui composent le Danger et la Nuit. Ce sont toujours des événements strictement réels, par lesquels Laurent Evrard nous opprime et nous trouble.

Lisez aussi — ou plutôt relisez — l’admirable roman qui s’appelle Une Leçon de Vie et qui est l’œuvre la plus complète qu’ait signée Laurent Evrard. Là, événements, personnages sont même presque quelconques. Le sujet traité est celui de la jalousie, ce qui n’a rien de neuf, mais tel est le singulier génie de Laurent Evrard que, dès les premières pages, vous serez saisi d’un sentiment d’attente qui croîtra jusqu’à l’angoisse la plus intense, la plus nouvelle !

 

Il y a quelques semaines, pendant que m’attendait à Paris ce volume de la Nuit, où des mains pieuses ont réuni les trop rares écrits, trouvés après sa mort dans les papiers de la comtesse de La Baume, presque chaque jour, à Venise, je passais devant ce beau palais Dario où tant d’heures aimées s’étaient écoulées en sa présence. Chaque jour, j’admirais l’étroite, élégante et somptueuse façade où, dans le marbre blanc, s’incrustent ces disques de serpentin dont le grand architecte Lombardo aimait à orner les demeures patriciennes qu’il construisait avec un art si noble et si charmant. Tantôt je l’apercevais, cette façade célèbre du palais Dario, dans la douce clarté du matin ; tantôt dans l’opulente lumière du couchant ; tantôt à la lueur des étoiles, lorsque sa blancheur nocturne se décharné et devient presque spectrale. Et toujours ma pensée allait vers l’amie disparue dont le souvenir est précieux à mon cœur.    

Et il me semblait la revoir, debout sur les marches de la porte marine, au seuil de cette demeure vénitienne dont elle était si humblement fière et dont elle s’occupait passionnément, sentant bien que le hasard avait placé entre ses mains une merveille fragile. D’ailleurs, Venise tout entière la passionnait également, et avec quelle joie elle savait nous faire aimer la Ville incomparable qu’elle connaissait en ses moindres pierres ! Et, au retour de quelque longue promenade en lagune ou d’une interminable rôderie à travers le labyrinthe des canaux, lorsque la gondole accostait aux marches de marbre, avec quel plaisir elle se retournait pour regarder, une fois encore, à travers l’arc de la porte, miroiter l’eau crépusculaire du Grand Canal. Attitude familière où elle me réapparaît souvent, avec sa haute taille un peu penchée, son grave et doux visage prématurément vieilli…

Oui, j’ai souvent pensé à vous, Laurent Evrard, durant ces semaines de Venise. Ah ! que la façade de votre palais Dario était donc belle ! Que son étroit jardin était donc embaumé ! Ses roses dépassaient son mur de vieilles briques et les parfums de l’oléa-fragrans remplissaient l’air. Les cloches de la Salute sonnaient dans le soleil. Et je songeais aux jours passés, à ces jours qui ne passaient pas sans que vous sussiez en réserver une part au travail, car vous n’ignoriez pas que l’art d’écrire est un art difficile qui demande effort et labeur, quand il n’est pas un simple divertissement, et lorsqu’on veut, comme vous l’avez fait, exprimer, en des pages durables, des penseés originales.

 

Un roman et un romancier

Si, comme l’affirme le vieux proverbe, les livres ont leur « destin », il semble bien qu’ils aient aussi leur saison, et le temps de l’année où nous sommes est singulièrement favorable à la végétation des couvertures jaunes, vertes, rouges ou blanches qui à l’étalage des libraires, offrent, au vent de la fortune, leurs feuilles renaissantes et multicolores,

A ces moments où se manifeste la poussée annuelle de la sève littéraire contemporaine, l’antique sentence latine : Habent sua fata libelli me revient chaque fois à la pensée. Oui, les livres ont leurs destinées, et quelle sera celle de tous ces volumes qui sollicitent incessamment notre curiosité et ne requièrent rien moins que notre admiration ? Ou’adviendra-t-il de ces milliers de pages imprimées où l’encre est encore à peine sèche et qui, chaque semaine, chaque jour, se présentent à la gloire ou à l’oubli ?

Certes-il est assez difficile de savoir lesquelles choisira la postérité pour les conserver en sa mémoire et nul ne peut prédire le sort d’un livre.

Notre goût est mauvais juge. Il se prend souvent à des considérations momentanées qui vaudront peu dans le classement définitif qu’opérera l’avenir. Surtout, s’il s’agit d’œuvres d’imagination, le cas que nous en faisons dépend de circonstances de sentiment et de sensibilité qui nous sont particulières et qui varieront après nous. Les meilleurs esprits sont dupes de ces illusions aussi bien que le commun des lecteurs. N’avons-nous même pas vu des critiques de profession, dont toute l’étude avait été dirigée vers le but d’acquérir une certitude de jugement à laquelle nous ne pouvons prétendre, commettre, en matière de prédictions littéraires, de graves erreurs d’évaluation ? Et cependant, malgré de pareils exemples, il n’est personne, devant un livre qu’il aime et qu’il admire, qui ne cède au plaisir de lui donner, au moins à part soi, cette place privilégiée qu’il lui assigne, à ses risques, parmi les œuvres d’exception et de durée.

Quelque audacieux et précaires que puissent paraître ces pronostics, il faut bien dire pourtant qu’ils ne reposent pas toujours sur une simple prédilection instinctive. Il y a certains livres qui semblent porter en eux l’assurance de leur « destin ». Ils ont, ces livres fortunés, on ne sait quoi qui les distingue ! On sent dans leur composition, dans leur style, quelque chose d’intérieurement indestructible. Et c’est justement cette impression que j’ai éprouvée à la lecture du dernier roman de M. René Boylesvew et qu’auront ressentie, j’en suis sûr, tous ceux qui ont lu ce délicat et subtil chef-d’œuvre qui s’appelle : Mon amour.

 

Mon amour est l’histoire d’un homme qui aime. Quoi de plus humain et de plus éternel que cette simple donnée ? Elle a suffi à M. René Boylesve pour qu’il écrivît une œuvre d’émotion discrète et profonde, de vérité sobre, de perfection solide et nuancée, un vrai type d’œuvre française par ses qualités d’ordre, d’équilibre, de goût, et qui se rattache au meilleur de notre tradition nationale.

En effet, M. Boylesve est classique. Il l’est par son sentiment de l’ordonnance et de la mesure, en même temps qu’il est moderne par sa sensibilité aiguë et tourmentée. Mais cette sensibilité si moderne, il la traduit par le moyen d’une langue élégante et forte, sans contorsion et sans grossissement, exacte et souple dans l’analyse, juste et claire dans la description et qui, sans surcharge de couleur et d’expression fait songer à ces paysages de la Touraine d’où M. Boylesve est originaire et dont elle a la grâce noble et l’harmonie heureuse, à cette Touraine où le héros de Mon Amour nous conduit un instant et dont il nous dit, en phrases délicieuses, le charme intime et familier.

 

Si M. René Boylesve sait rendre mieux que personne cette nature tourangelle qui lui est chère par souvenir et par affinité, il n’y a pas cependant borné son horizon. Sa jeunesse, comme cette Belle Viole qu’a chantée José-Maria de Heredia dans un sonnet des Trophées, ne s’est pas seulement accoudée au balcon d’où l’on voit le chemin :

Qui va des bords de Loire aux rives d’Italie.

M. René Boylesve a obéi à l’attrait lointain qui l’appelait vers d’autres paysages plus langoureux et plus riches, et c’est parmi eux qu’il a cherché un cadre à ses premières imaginations romanesques. Il les a entourées de ce beau décor italien qui fait si bien ressortir ce qu’on y évoque. Aussi est-ce sur le fond bleu du Lac Majeur et sous la lumière limpide du ciel florentin qu’il a dessiné les figures qui animent ses premiers romans ; mais, si vivement que l’auteur-de Sainte Marie des Fleurs et du Parfum des îles Borromées ait subi le sortilège de la terre lombarde ou toscane, cette magnifique influence ne lui a pas fait oublier longtemps la beauté plus modeste du sol natal. De même, que son presque compatriote Joachim du Bellay, M. René Boylesve a accompli le « beau voyage », et, de même que le poète angevin, il a pu répéter au retour le vers célèbre :

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine.

C’est en effet ce goût pour « l’ardoise fine » qui nous a valu le meilleur de l’œuvre de M. René Boylesve, mais avant qu’il gravât sur la tablette polie les personnages de la Becquée et du Bel Avenir y devait esquisser les figurines de fantaisie de la Leçon d’Amour dans un parc et y entrelacer les guirlandes de ce galant et vif récit où revit, adoucie en une joyeuseté plus élégante et plus réservée, la verve tourangelle des Rabelais et des Beroalde et où l’on entend comme un écho des contes du grand Tourangeau Honoré de Balzac qui préludait, par leur parade drolatique, au lever du rideau de sa Comédie humaine.

 

Si les premiers ouvrages de M. René Boylesve l’attestaient écrivain délicat et conteur ingénieux, ce furent Mlle Clocque, suivie bientôt de la Becquée et de l’Enfant à la Balustrade, qui affirmèrent et caractérisèrent son talent. La condition fondamentale en est avant tout une connaissance complète et profonde des milieux qu’il décrit. La vie de province — de sa province, j’entends, car M. Boylesve a trop le souci d’être vrai pour ne pas particulariser — lui est familière dans son mécanisme le plus intime. Pour nous la rendre compréhensible et visible, il n’a pas eu à l’étudier. Il la sait. Il en a présent à l’esprit tout le détail, et sa mémoire lui fournit avec une abondance précise le trait nécessaire et typique.

Aussi, pour mettre en jeu le « petit monde » dont il possède toutes les attitudes et tous les mobiles, n’a-t-il pas besoin de personnages exceptionnels et d’événements compliqués. Une vieille demoiselle, dans Mlle Clocque, un enfant qui observe et qui rapporte ce qu’il a vu, dans la Becquée et dans l’Enfant à la Balustrade, lui suffisent à grouper une série de menus faits où se révèle, peu à peu, l’existence provinciale en ses habitudes, ses sentiments, ses préférences, ses intérêts. Et tout cela est si naturel, si exact qu’il nous semble que nous nous souvenions ! Nous voilà à Tours, dans la maison de la rue de la Bourde ; à Beaumont, dans la maison Colivaut, nous voilà dans le beau domaine de Courance avec la tante Félicie, avec des gens qu’il nous semble avoir connus, tant la représentation que nous en donne M. Boylesve est véridique et vivante, et, pour tout dire en un mot, méticuleusement balzacienne !

Mais ce n’est pas seulement par la qualité de leur observation, par leur objectivité documentaire que valent les romans de M. René Boylesve, par ce qu’ils contiennent de précieux pour la connaissance des mœurs provinciales vers la fin du siècle dernier. M. Boylesve est un observateur avisé, certes, et un psychologue subtil, mais il est aussi un conteur original et charmant. Il ne nous présente pas ses « histoires » avec indifférence et détachement. Il leur donne un tour et un accent personnels. En nous les exposant, il en ressent avec nous la mélancolie ou l’amusement, le comique ou la tristesse. Il nous communique discrètement ce qu’il en éprouve lui-même. Il nous aide de son attendrissement. Il nous assiste de son ironie.

 

L’ironie de M. René Boylesve n’est jamais âpre ni mordante. Elle est légère, voilée, pleine de tendresse et d’indulgence. M. Boylesve a le sens du comique, mais ce sens est trop fin en lui pour qu’il en cherche l’exercice dans la caricature ou la satire. A quelqu’un de doué comme il l’est de la faculté de saisir le ridicule en sa nuance la plus ténue, la vie, en son ordinaire, n’offre-t-elle point abondamment de quoi sourire à son spectacle. D’ailleurs, M. Boylesve a trop dégoût pour se plaire à autre chose qu’à ce sourire averti et réservé.

Ainsi, dans le Bel Avenir, qui est un de ses romans dont le sujet eût prêté le mieux peut-être à un comique un peu plus marqué, souvenez-vous avec quel tact et quelle mesure il a mis en scène l’amusante rivalité des deux mères et l’opposition de caractères des deux jeunes gens, et comme il en a maintenu spirituellement et joliment le ton de malicieuse comédie. Du reste, en pouvait-il être autrement et n’est-ce pas presque faire injure à M. Boylesve que d’avoir l’air de le louer de ce qui lui est naturel ? N’est-ce pas justement cette parfaite délicatesse d’esprit, cette minutieuse surveillance de soi-même qui sont sa qualité distinctive ? N’est-ce pas cette même discipline d’une âme noble et scrupuleuse, cette même probité d’art et de pensée que l’on retrouve dans tout ce qu’il écrit ?

A mesure que M. René Boylesve, par ce constant souci de perfection ou il s’applique, atteint mieux ce qui est le fond de sa nature, le poète qui est en lui se découvre, si l’on peut dire, davantage. Déjà il apparaissait auparavant chez M. Boylesve pour imposer à son observation un choix toujours

élégant et discret des réalités. Le voici maintenant qui semble se manifester plus librement, car c’est presque autant un poème qu’un roman, ce Mon Amour qu’il nous donne aujourd’hui, dont les pages passionnées et chastes, douloureuses et émues, ont des cadences de strophes et marquent dans l’œuvre de M. René Boylesve un moment nouveau de grave, profonde et mystérieuse beauté.

 

Le chemin de Tolède

C’est avec joie que beaucoup des très nombreux admirateurs de M. Maurice Barrès l’ont vu, avec sa belle étude sur Greco, reprendre le chemin de Tolède. Ce retour vers les « ferventes Espagnes » a, ainsi que disait la poétesse Marcelline Desbordes-Valmore, fait chanter dans nos mémoires de précieux souvenirs. Telles images brûlantes et passionnées que nous goûtions jadis dans Un amateur d’âmes reparaissent à nos yeux, telles cadences fébriles et brusques que nous aimions naguère dans Du Sang, de la Volupté et de la Mort résonnent de nouveau à nos oreilles. Et nous voici émus d’une admiration rajeunie ! L’auteur de la Mort de Venise et du Voyage de Sparte rentre ainsi dans l’un de ses domaines privilégiés. Tolède n’est-elle pas une des villes inspiratrices de M. Maurice Barrès ? Sur quel fond, mieux que sur l’âpre et sobre décor tolédan, se détache sa figure hautaine et tourmentée, sa figure, pour ainsi dire, à la Greco ?

Ce sentiment que j’indique et que nous sommes plusieurs à éprouver, il ne faudrait pas qu’on le dénaturât, en lui attribuant un sens qu’il n’a point. Il n’implique aucune restriction à la belle et vaillante œuvre de M. Maurice Barrès, si forte et si intéressante en ses développements successifs. Tout au plus pourrait-on y voir une légère préférence pour certaines parties de cette œuvre, et encore, cette préférence aurait-elle des raisons dont les barrésistes les plus déterminés ne seraient nullement en droit de s’alarmer ou de se chagriner. N’a-t-elle pas, en effet, pour cause, l’attrait particulier que nous éprouvons toujours à retrouver dans un écrivain les attitudes initiales qui nous le rendirent cher, à le rejoindre au moment où ses qualités originelles étaient le plus à vif, avant qu’il les eût endiguées et maîtrisées ?

C’est donc ce genre de satisfaction que nous ressentons à la lecture d’un livre, comme cet essai sur Greco, que vient de publier M. Barrès. En effet, c’est aux années de jeunesse de M. Barrès que remontent les fréquentations tolédanes où il fit la connaissance du peintre étrange dont il nous donne aujourd’hui une biographie enrichie d’un admirable commentaire. L’ouvrage date donc, en son projet et peut-être en ses premières esquisses, d’une période relativement éloignée, mais il semble bien que ce ne soit que récemment que M. Barrès ait condensé, sous une forme définitive, les idées que Iui suggéraient, durant ses longues stations dans les églises et dans les couvents de Tolède, les tableaux du maître de l’Enterrement du comte d’Orgaz. Aussi, cette forme, d’une savante et sobre maîtrise, a-t-elle bénéficié des méthodes que s’est imposées M. Barrès, tout en conservant l’accent et le ton des ouvrages antérieurs auxquels celui-ci se rattache par son sujet qui nous ramène au temps où M. Maurice Barrès, pour fuir « l’œil des Barbares », promenait, en dilettante mélancolique et en touriste désenchanté, à travers les paysages d’Italie et d’Espagne, ses méditations romantiques et ses romanesques exaltations.

 

Certes, le Maurice Barrès d’aujourd’hui, en sa vigilance lorraine, en ses préoccupations nationales, en son classicisme traditionnel, nous est aussi cher qu’à qui que ce soit, pour le bel effort qu’il nous donne à admirer en lui de bon ordre spirituel et de volonté sentimentale. Nous sommes aussi sensible, je le répète, que quiconque au travail de surveillance, de pondération auquel M. Barrès s’est astreint sur lui-même, à la discipline où il a plié ses dons natifs et ses aspirations naturelles. M. Barrès a infléchi le jet primitif de son esprit selon la courbe d’un bel arc. Il a choisi ses flèches et sa cible, et l’archer est toujours demeuré sûr de son geste.

Un pareil souci mérite une estime particulière et constitue un noble exemple. Ne lui devons-nous pas toute la partie la plus récente de l’œuvre de M. Barrès dont nous eussions été privés si M. Barrès s’en était tenu, vis-à-vis de lui-même, à l’emploi de ses qualités les plus instinctives, s’il se fût contenté de tirer parti du magnifique don romantique qui était en lui et qui, peu à peu, savamment amalgamé avec d’autres éléments, a fini par constituer l’originalité si particulière d’un des écrivains les plus étonnants et les plus personnels de notre temps ?

Car M. Maurice Barrès, si nous le considérons sous son premier aspect littéraire, nous apparaît comme un des héritiers du romantisme, tant, certaines des principales marques de l’esprit romantique, nous les trouvons chez lui. Elles sont à l’origine de son talent et à la clé de ses premiers accords. Maurice Barrès, à ses débuts, en présente des signes indéniables. Le « moi » dont M. Barrès institue le culte raisonné est un « moi » romantique. Ne nous offre-t-il pas un mélange d’exaltation et de mélancolie tout à fait significatif ? M. Barrès est romantique par son goût pour les sentiments exceptionnels, par son dédain pour la vie vulgaire, par son besoin d’isolement, par sa recherche du rare et du passionné, par son mépris pour les réalités ordinaires, il a l’âpre et fervent désir de leur échapper. Aussi, comme tous les romantiques, M. Barrès est-il curieux de pittoresque psychologique, autant que de pittoresque local. Comme eux, le paradoxe l’attire, l’exotisme le tente. C’est l’époque où M. Barrès fréquente l’Espagne et l’Italie, en quête d’émotions sentimentales. Ces pays de « la volupté et de la mort » exercent sur lui leurs ardentes et mornes séductions. Venise, au milieu de ses lagunes, Tolède, sur son dur rocher, les palais mauresques de Grenade, les langoureux jardins de Lombardie, telles sont les images préférées de sa rêverie juvénile.

Outre ces affinités morales, je constate chez M. Barrès encore d’autres attaches romantiques. Les trois écrivains dont M. Barrès subit le plus profondément l’influence littéraire et artistique, l’influence formelle, je veux dire Chateaubriand, Stendhal et Michelet, sont tous trois, à divers degrés, imbus de romantisme. Or, M. Barrès leur doit beaucoup. Aussi bien que des façons de penser, ils lui imposèrent des moyens d’expression. La phrase de M. Barrès, dérive par sa sonorité de celle de Chateaubriand ; si elle a parfois une concision ironique à la Stendhal, reconnaissons-lui également des mouvements, des détentes à la Michelet. C’est bien à cette triple école que se forma le style de M. Barrès. Sur ce point, comme sur l’autre, le romantisme peut revendiquer M. Barrès, puisque, avant de devenir l’auteur de Colette Baudoche, M. Barrès fut celui d’Un Amateur d’âmes.

 

Comment M. Maurice Barrès, de romantique qu’il fut donc à son heure, en vint-il à se déromantiser ? Ce serait là le sujet d’une étude fort curieuse, mais qui dépasserait les limites d’un simple article. Bornons-nous à constater cette déromantisation et à remarquer que M. Barrès est arrivé à substituer, peu à peu, à son idéal de jeunesse, une doctrine de maturité assez différente. Son « égotisme » a fait place à un sentiment plus large de la vie. Or, cette transformation eut plusieurs causes qu’il ne serait pas impossible de déterminer, mais dont l’une fut certainement que M. Barrès, tout romantique qu’il fût d’instinct et de tendances, avait dans l’esprit un goût d’analyse, un don de clairvoyance, un désir de logique qui contrebalançaient ses qualités de lyrisme aigu et de pittoresque ardent. Il en résulta que M. Barrès ne se contenta pas, comme il arrive souvent, de développer ses dons. Il les raisonna, les pesa, leur fit subir sa critique. Son pessimisme romantique, son égotisme élégant en furent assez vite relégués au second plan. Il lui fallait d’autres raisons de vivre que celles que lui avait fournies le « culte du Moi ».

M. Maurice Barrès a trouvé les siennes, comme chacun sait, dans une acceptation plus souple et plus sympathique des réalités, dans la participation volontaire aux sentiments et aux aspirations de notre temps, et même jusque dans l’action. Les circonstances, qui déterminèrent l’évolution de M. Barrès sont trop connues pour qu’il soit utile de les indiquer. Désormais, M. Barrès, délaissant ses domaines d’Espagne et d’Italie, s’implantait définitivement en terre lorraine. De par cet enracinement, l’art de M. Barrès adoptait un point de vue nouveau. Ses semences romantiques allaient demander nourriture au sol classique.

Ce classicisme de M. Barrès, il importerait assez, de le bien définir. Disons, tout d’abord, et c’est ce que nous en pourrons dire de mieux, qu’il n’est nullement factice et systématique. Le classicisme de M. Barrès est un classicisme d’expérience et qui n’a rien de contraint ni d’improvisé. Il ne consiste ni en pastiche, ni en imitation. Il n’inclut aucune renonciation, s’accommode d’éléments divers qu’il subordonne les uns aux autres. M. Barrès ne s’est pas interrompu brusquement ; il s’est continué en s’utilisant tout entier.

Cette constance vis-à-vis de lui-même a porté M. Barrès à ne rien abandonner de son œuvre. Au contraire, il fut toujours soucieux de maintenir la liaison entre les ouvrages qui la composent. Il s’est toujours montré résolu à ne sacrifier aucune de ses ressources. Ce souci est conforme à l’idée que M. Barrès se fait du classicisme. Cette idée, je la trouve exprimée dans une des pages de l’éloquent adieu que M. Barrès adressa à Jean Moréas. Dans une des dernières conversations que M. Barrès eut avec le poète mourant, où ils causèrent « de ce qui leur tenait le plus au cœur, de littérature », Moréas dit à son ami : « Il n’y a pas de classiques ni de romantiques », et M. Barrès ajoute : « Je suis de son avis ; je crois qu’un sentiment romantique, s’il est mené à un degré supérieur de culture, prend un caractère classique. » A mon tour, j’acquiescerai volontiers aux paroles de M. Barrès. Romantisme et classicisme ne sont pas inconciliables, mais ils ne se concilient pas sans lutte secrète. Il y faut de l’application et de la discipline. N’est-ce pas le spectacle d’un débat de tendances analogues, bien que d’un tout autre ordre, que M. Barrès a voulu nous montrer dans son Greco ?

 

Lorsque M. Maurice Barrès, en ses années romantiques, s’arrêtait longuement à contempler sur le mur de l’église de San Thome, à Tolède, l’Enterrement du Comte d’Orgaz, peint par le Greco, il était frappé par le caractère double de cette œuvre étrangement suggestive. En bas du tableau, vingt seigneurs tolédans, la golile au cou, assistent avec de hautes mines revêches et graves à la mise au linceul du feu Comte, tandis qu’au-dessus d’eux le cadavre nu du défunt reçoit audience de la Cour céleste. Quel contraste entre ces deux scènes, entre la belle peinture réaliste d’en bas et l’étrange vision qui la domine ! Et cette discordance se retrouve en maintes autres œuvres du peintre. Elle est la caractéristique de son génie ; elle en constitue l’énigme.

Cette énigme, plusieurs critiques ont trouvé sa solution en déclarant que Le Greco était fou, ce qui est un moyen facile d’expliquer tout artiste difficile. Laissons-les dire et suivons M.Barrès quand il nous montre le Crétois Théotocopuli, ayant passé par les écoles de peinture de Venise et de Rome et façonné à leurs magnificences de couleurs, prenant soudain contact avec un milieu nouveau pour lui et qui devait bientôt le dominer entièrement au point qu’il devint, comme le dit M. Barrès, « le peintre le plus profond des âmes castillanes ».

Pour, cela, nous voyons Le Greco se soumettre aux influences de Tolède, renoncer à ses pratiques d’art précédentes, transformer sa palette, se faire l’interprète de ce que l’âme espagnole d’alors avait en même temps de réaliste et de visionnaire et qu’il traduit avec une intensité d’intérêt, une sincérité de moyens qui prouvent combien fut forte l’influence subie.

 

Aussi fut-ce Le Greco que M. Barrès rencontra, lorsqu’il s’exerçait à saisir ce qu’il a appelé « le secret de Tolède ».Ce secret, que lui a révélé le vieux maître tolédan, M. Maurice Barrès l’a exprimé en des pages admirables que je n’aurai pas l’impertinence de résumer. Elles nous conduisent dans les rues, dans les églises, dans les couvents de l’antique cité ou se superposent mystérieusement les civilisations successives qui l’imprègnent d’une si étrange atmosphère de volupté et de mysticisme. Mais, si elles nous apprennent, ces pages, l’énigme du Greco et le secret de Tolède, elles nous renseignent aussi sur celui par lequel M. Barrès s’impose à notre admiration. M. Maurice Barrès est, avant tout et par-dessus tout, un merveilleux artiste et un incomparable écrivain. Peu nous importe qu’il mette en œuvre des sentiments romantiques ou des sentiments classiques, puisque, des uns comme des autres, il tire des résonances aiguës et profondes qu’il sait fondre en une harmonie où la virtuosité n’est que la servante de l’inspiration.

L’homme qui a cru voler

Maintenant que nous voyons les dirigeables et les aéroplanes évoluer avec aisance au ciel conquis, il semble que nous puissions considérer comme enfin réalisé un des plus vieux désirs de l’humanité.

Depuis le légendaire et fabuleux Icare, l’homme a toujours souhaité le pouvoir de s’élever dans les airs et de s’y mouvoir librement. Aussi le problème aérien a-t-il, pendant des siècles, occupé les esprits les plus divers. Que d’appareils plus ou moins baroques, de machines plus ou moins bizarres furent inventés et calculés pour doter notre espèce terrestre de la prodigieuse faculté que nous refusait notre pesanteur et que nous interdisait notre nature ! Que de plans, de projets, de devis et d’essais qui n’aboutirent à rien d’autre, sinon que l’expérimentateur de leur système se rompît le plus souvent les os ! Ainsi en fut-il jusqu’au jour où, de l’humble montgolfière, gonflée d’air chaud, naquit le ballon à gaz, dont des améliorations successives firent le précurseur encore infirme du merveilleux engin que nous admirons aujourd’hui et qui promène où il veut son essor puissant, sûr et volontaire, si bien que celui qui le monte et participe à son exploit peut se croire doué miraculeusement du privilège des oiseaux.

Bien plus, ce n’est pas seulement, comme je le disais plus haut, un de plus vieux désirs humains qui est en voie de s’accomplir, c’est aussi un des rêves les plus fréquents de l’homme. Qui de nous n’a senti, dans son sommeil, son corps s’alléger soudain et ses membres perdre leur poids ordinaire ? Parmi les illusions que crée en nous le rêve — et dont il nous laisse, au réveil, un souvenir si exact qu’elles en gardent une sorte de réalité secondaire, — celle qu’il nous est, tout à coup, permis de planer dans l’espace n’est-elle pas une des plus familières et des plus agréables ? Je me rappelle, pour ma part, avoir goûté plus d’une fois ce sport de dormeur et en avoir savouré les légères délices. D’ailleurs, cette sensation n’a rien de rare. Que de personnes ont dû, comme moi, l’éprouver. Elle fait partie de ce qu’on pourrait appeler les événements du sommeil, qui sont aussi bien une imitation déformée de notre existence quotidienne et normale que des exceptions illusoires à ses nécessités et à ses règles.

C’est ainsi que le nombre des gens qui « ont cru voler » doit être considérable, mais ce qui l’est moins, sans doute, est celui des gens qui « croient avoir volé ». J’en ai connu un de cette sorte, et la singularité de son cas, c’est qu’il n’avait eu recours, pour atteindre ce résultat, à aucun instrument d’aviation ni à aucun sortilège de magie. Ce n’était, on en conviendra facilement avec moi, ni un mécanicien, ni un sorcier, que Leconte de Lisle, et c’est cependant de ce grand poète qu’il s’agit, car c’est de lui que je tiens le récit que je vais rapporter. J’en ai noté le détail à l’époque où il me le fit, et je crois n’y avoir rien retranché ni rien ajouté.

La conversation où Leconte de Lisle me raconta ce fait curieux date du printemps 1893. J’étais allé le voir, un jeudi, vers la fin de la journée. Je trouvai l’illustre auteur des Poèmes Barbares dans son cabinet de travail du boulevard Saint-Michel. Il y avait là un de ses amis et le mien, mort depuis. On causa de divers sujets, et on en vint à celui du surnaturel. Leconte de Lisle était sur ce point nettement positiviste. Il ne croyait pas au miracle. Son interlocuteur le pressait. N’avait-il donc jamais été témoin d’un de ces faits extraordinaires qui attestent, dans la nature et dans nous-mêmes, la présence de forces occultes et mystérieuses. Leconte de Lisle s’était tu ; il semblait embarrassé. Enfin, il laissa tomber son monocle. Eh bien ! oui, une fois il avait été le jouet d’un phénomène inexplicable et il allait nous le raconter.

 

Cela remontait à fort loin, et Leconte de Lisle ne pouvait préciser l’année, mais toutes les circonstances de l’événement étaient demeurées fort nettes dans sa mémoire. Donc, il dînait chez des amis qui habitaient rue de Rohan, au coin de la rue de Rivoli. Une fois sorti de table, on était passé au salon pour y terminer la soirée. Au bout d’un moment, la causerie tomba sur un poème que Leconte de Lisle avait publié, quelques semaines auparavant, dans une revue. L’une des personnes présentes, qui ne connaissait pas la pièce, pria le poète de la réciter. Il s’excusa sur sa mauvaise mémoire. Ce fut alors que le maître de la maison, voyant que la personne en question semblait dépitée de ce refus, fit remarquer à son hôte que la soirée était peu avancée, qu’il faisait beau — on était en été— et qu’il aurait parfaitement le temps, tout en fumant son cigare, d’aller jusque chez lui chercher la brochure pour donner ensuite lecture du poème.

Il fallait s’exécuter. Voilà donc Leconte de Lisle dans la rue, d’assez méchante humeur. Justement on venait de clore les grilles des guichets du Carrousel, que l’on fermait pour la nuit à cette époque. Ce contretemps obligeait Leconte de Lisle à faire un détour pour gagner la rue des Beaux-Arts, où il habitait alors. Au lieu de prendre le pont des Saints-Pères, il faudrait passer le pont des Arts. Sa contrariété augmentait.

Ce fut à ce moment que se produisit le phénomène demeuré pour lui inexplicable et mystérieux. Soudain, il sentit que ses semelles quittaient le sol du trottoir. Rapidement son corps s’élevait dans l’air, où il était transporté par une force inconnue et surnaturelle. Au-dessous de lui, il apercevait les palais du Louvre et des Tuileries, la Seine, puis son vol s’abaissait et il se trouvait, rue des Beaux-arts, devant la fenêtre ouverte de son appartement. Sur un coin de la table était le numéro de la revue …

Maintenant il était de nouveau sur le trottoir de la rue de Rohan, il remontait l’escalier de la maison, il ouvrait la porte du salon. A sa vue, il y eut une exclamation de surprise. Des voix se croisèrent : « Comment, déjà vous ? Vous, n’êtes pas resté cinq minutes !… Vous n’êtes donc pas allé chercher la revue ?… Mais si, la voilà, il la tient à la main !… » Le maître de la maison lui frappait amicalement sur l’épaule : « Ah ! ces poètes, tous les mêmes, ils se font prier. Ah ! farceur, vous l’aviez sur vous, cette revue, et, à présent, vous allez nous lire vos vers ! »

 

Leconte de Lisle n’ajoutait pas s’il avait laissé ses amis croire à une pose de sa part, où s’il leur avait avoué par quel étrange chemin il s’était rendu de la rue de Rohan à la rue des Beaux-Arts, et la singulière hallucination à laquelle il avait été en proie, hallucination où s’ajoutait, du reste, une preuve matérielle, par quoi elle dépasse la portée des phénomènes analogues et qui en ferait plutôt un cas de lévitation d’une espèce très particulière, mais rentrant en somme dans un ordre de prodiges naturels, scientifiquement observés, tels que M. Jules Bois nous en a décrit plus d’un dans son bel ouvrage sur le Miracle moderne. Je ne sais, mais ce que je puis affirmer, c’est l’entière bonne foi du grand poète.

Je dois dire qu’il ne semblait pas avoir conservé un très agréable souvenir de son exploit icarien. Il en parlait avec un certain malaise et ne paraissait pas souhaiter que se renouvelât en lui cette faculté exceptionnelle. Que sa muse eût des ailes était tout ce qu’il désirait, et il n’en convoitait pas autant pour lui-même !

 

Un temps viendra bientôt néanmoins où il faudra bien se conformer à l’usage commun. Ce qui, longtemps, fut un rêve deviendra une réalité. Chacun alors aura son dirigeable comme il possède actuellement son auto ou sa bicyclette, et l’on se croisera par les routes aériennes comme on se croise aujourd’hui sur les chemins terrestres, avec les mêmes plaisirs et avec les mêmes dangers.

Littérature patibulaire

Je ne sais trop si nous verrons, de notre vivant, s’établir en France le régime du communisme ou si cette expérience sera réservée à nos arrière-neveux, mais il est certain que, quoi qu’il en doive être un jour, le sentiment de la propriété conserve encore parmi nous une faveur considérable. Elle a pour partisans, cette propriété depuis si longtemps menacée, tous ceux qui possèdent. S’il n’y a en cela rien que de naturel, ce qui peut paraître plus surprenant c’est qu’elle jouisse, au regard de ceux qui ne possèdent point, d’un attrait également indéniable.

Est-il besoin d’autre preuve de ce que j’avance, que la merveilleuse ingéniosité dont font montre certains de nos concitoyens pour acquérir le bien d’autrui et que la diligence qu’ils mettent à se l’approprier ? Ils sacrifient à ce but leur temps et leur repos. Ils y aventurent leur liberté. Ils y risquent leur vie même. Ils exercent toute leur intelligence à trouver des moyens de s’emparer de ce qui appartient à d’autres. Pour y parvenir, ils inventent des procédés, des stratagèmes. Ils combinent des expédients, quelquefois admirables, mais toujours dangereux pour leur sécurité. Ils en poursuivent l’exécution avec une hardiesse et une dextérité étonnantes. Leur imagination est constamment tendue vers la solution pratique du problème qu’ils ont entrepris de résoudre et dont aucune des difficultés ne les décourage ni ne les rebute.

Pour arriver à leurs fins, ces amateurs de propriété ne reculent pas plus devant l’escroquerie sournoise que devant le vol à main ouverte. Autour de la proie tentante et convoitée, ils rôdent, se concertent, s’évertuent. Tantôt ils agissent seuls, tantôt ils s’associent et se groupent. Les uns ne se fient qu’à eux-mêmes ; les autres mettent en commun leur industrie et leurs ressources. Chacun a sa méthode pour couper une bourse ou pour forcer un coffre. Chacun y apporte ses talents personnels et y applique ses perfectionnements particuliers. Ils s’y montrent, les uns serviles, les autres originaux. A eux tous, ils forment un monde spécial qui a, comme tous les mondes, ses médiocres et ses heureux, ses ratés et ses héros.

Ainsi que toute action humaine, le vol peut donner la célébrité. Il y a des voleurs fameux. Ceux-là connaissent les douceurs de la renommée. Si tant de leurs humbles confrères, dont les exploits ne figurent qu’un instant aux faits-divers des journaux ou aux colonnes des gazettes judiciaires, ne retiennent guère l’attention du public, eux, les grands voleurs, ont les honneurs de la première page et conservent une place dans la mémoire des hommes. Les magazines reproduisent leurs portraits et commentent leurs actions. Bien plus, leur heure d’actualité passée, ils entrent dans la biographie universelle et y peuvent tranquillement défier l’oubli.

 

Si je n’ai jamais lu, à mon grand regret, les Vies des Gentilshommes de Grand Chemin, que publia, à Londres, en 1719, le capitaine Alexandre Smith, non plus que l’Histoire générale des plus fameux voleurs, que mit au jour l’Anglais Johnson, il m’arrive parfois, lorsque je me sens en goût de ce que l’on pourrait appeler la « Littérature patibulaire » de feuilleter l’Art de voler ses maîtres de Swiftx, ou les aventures de cette géniale Moll Flanders, dont Daniel de Foë rédigea les confessions, si admirablement traduites en français par le regretté Marcel Schwob. Mais il est aussi un autre ouvrage du même genre que je me permets de recommander aux curieux, c’est un livre intitulé : The Book of Scoundrels, ce qui veut dire à peu près : le Livre des Scélérats. J’en possède un exemplaire. C’est un volume in-octavo, relié en basane noire. Le titre y est surmonté d’une potence élégamment dessinée. L’auteur, M. Charles Whibley, est un écrivain de grand talent, un érudit et un ironiste. Aussi nous expose-t-il, d’un style sobre et concis, les vies de dix-sept voleurs ou scélérats de marque, tels que, par exemple, le capitaine Hild, Jonathan Wild, Ralph Buscæ, Gilderoy, Thomas Pureney, Jack Sheppard ou Deacon Brodie !

De chacun de ces dangereux et pittoresques personnages, M. Whibley nous trace un portrait très vivant et nous résume en quelques pages substantielles les principales actions. Avec un sérieux parfait, il accomplit ses devoirs de biographe, il est impartial et renseigné. Mais il ne se plaît pas seulement à nous faire connaître ses héros, il nous aide à juger des qualités qu’ils ont déployées en leurs difficiles travaux. C’est pourquoi il prend soin d’accoupler ses notices et de les faire suivre de parallèles, à la façon de Plutarque, parallèles ingénieux où il s’attache à faire ressortir les différences de caractères et de méthodes de ces divers conquérants du bien d’autrui. Ce n’est point certes qu’il ne les blâme d’avoir adopté un métier que réprouve la morale, même la plus indulgente, mais il entend qu’on reconnaisse, une fois ce désaveu bien établi, les mérites techniques de ces ouvriers du grand chemin. Dans le vol, il y a la manière, et M. Whibley est fort sensible à la manière. Celle surtout dont ces messieurs se comportent sur le gibet l’intéresse au plus haut point. C’est là, pour lui, l’instant culminant de leur carrière, et, pour ceux qui savent bien mourir, M. Whibley ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine estime. Il leur en fait une vertu professionnelle. Il les admire presque et, au fond, il est d’avis que, s’il importe de faire justice des voleurs, il est, après tout, juste aussi de la leur rendre !

 

C’est à ce sentiment qu’a obéi M. Frantz Funck-Brentanoy en nous donnant un très intéressant et très complet ouvrage sur le célèbre Mandrin, dont le nom, avec celui de Cartouche, est demeuré légendaire. Cartouche et Mandrin sont restés unis en une même gloire, mais il se trouve qu’en les accouplant ainsi l’un à l’autre dans son souvenir la postérité a fait tort à l’un des deux. Mandrin a fort à perdre en la compagnie où on le met d’ordinaire. C’est ce que nous montre M. Funck-Brentano, en nous exposant, en leurs détails les plus exacts et les plus circonstanciés, la vie et le rôle du fameux contrebandier.

En effet, si Louis-Dominique Cartouche fut simplement un voleur, Louis Mandrin fut, lui, tout bonnement un contrebandier, et même se pare-t-il pompeusement du titre de « Capitaine général des contrebandiers de France ». Mandrin, donc, ne vole pas, il fraude. C’est à proprement parler un « margandier », selon le terme par lequel on désignait jadis les hardis compagnons qui faisaient passer la frontière aux marchandises prohibées.

Ce fut à ces pratiques, illicites, il est vrai, mais plus commerciales que spoliatrices, que s’adonna Mandrin. Il ne s’en prenait ni aux personnes, ni aux biens des particuliers. Il ne vidait ni leurs poches, ni leur coffre, et ce qu’il en tirait ne lui venait que de la bonne volonté publique. Il offrait aux gens, en échangé de leurs écus, du tabac à meilleur compte, des étoffes à un prix raisonnable et des horlogeries avantageuses. Bien plus, pour rendre ce service, il affrontait mille peines, s’exposait aux incommodités des saisons. Avec de lourdes charges, à travers des routes difficiles, il parcourait le pays pour étaler sur les marchés sa pacotille tentante quoique frauduleuse. Son trafic exigeait de l’audace, de l’adresse, de la ruse, du sang-froid. Il lui fallait combiner ses expéditions et les mener à bien parmi toutes sortes d’embûches où il ne risquait, s’il était pris, rien moins que la roue, et, à chaque détour, l’embuscade des soldats du Roi ou des employés des Fermes.

L’employé des Fermes, le « gâpian », ainsi qu’on le nommait, était l’ennemi juré du « margandier ».

 

Au guet, à chaque passage de la frontière, le gâpian surveillait l’introduction de la contrebande. Il représentait la puissance tyrannique, et alors détestée, des Fermes Générales. C’était contre les Fermes que Mandrin se mettait en campagne et, ce faisant, il ne croyait pas déplaire au Roi. Le Roi ne pouvait trouver mauvais qu’on en fît voir de dures à la trop rigoureuse Compagnie dont les abus augmentaient la souffrance du peuple. En pensant ainsi, Mandrin était d’accord avec le sentiment populaire et c’est ce qui explique ses étonnantes randonnées en pays de France, telles que M. Funck-Brentano nous les conte, et qui menèrent six fois la bande, avec ses ballots, ses porteurs, ses cavaliers en armes, des frontières de Suisse et de Savoie, jusqu’au Puy-en-Velay et jusqu’à Mende-en-Languedoc, déjouant, grâce à la connivence tacite des populations, la poursuite aussi bien des argoulets de La Morlière que celles des chasseurs de Fischer, jusqu’au jour où, enlevé par un coup de main sur le territoire savoyard, Mandrin fut conduit à Valence pour y être jugé, et roué vif par sentence du tribunal qui y siégeait.

Ainsi finit, en effet, la « carrière » du fameux margandier, carrière violente, certes, et répréhensible, car de telles expéditions ne se font pas saris quelque rudesse et sans quelques excès. Mais il faut avouer néanmoins que Mandrin les conduisit avec une audace et une habileté remarquables et qu’il s’y conduisit avec autant de modération que le comportait l’exercice d’un métier un peu exceptionnel et qui a des nécessités. De même, faut-il reconnaître que Mandrin y apporta un certain comique et un esprit de plaisanterie non sans verve.

N’était-ce point tout de même, un assez bon tour que, dans les villes où il entrait, le mousquet au poing, le pistolet à l’arçon, et le chapeau galonné en tête, de forcer les « Entreposeurs de tabac » à lui acheter le sien et de leur fournir quittance en due forme du pris qu’on lui comptait, de telle sorte qu’il faisait ainsi, des fonctionnaires du fisc, les meilleurs clients de sa contrebande ? Aussi, se peut-on demander, en fermant le livre où M. Funck-Brentano a évoqué si curieusement cette curieuse figure si, né en d’autres temps et placé dans d’autres circonstances, Mandrin n’eût pas trouvé un meilleur emploi à ses qualités de bravoure, d’audace et d’ironie, et ne semble-t-il pas un peu que, comme ce cheval pommelé qu’il montait en ses « campagnes » pour dérouter les gâpians, son destin tragique et malencontreux ait été, si l’on ose dire, ferré à rebours !

 

« Sous le manteau vénitien »

C’est au son des cloches du Campanile relevé, dans quelque vieux et beau palais de Venise, à l’heure où le crépuscule rend plus mystérieux encore l’inextricable labyrinthe des « rii » et des « calli » de la ville mystérieuse, qu’il faudrait lire ce charmant petit livre qui, sous sa discrète couverture de papier gris, nous offre, en un délicat parfum de passé, quelques images et quelques figures de l’ancienne vie vénitienne, telle qu’on la vivait aux dernières années de la Sérénissime République.

L’auteur de ces pages amusantes et subtiles, intitulées : Sous le manteau vénitien, le prince Frédéric de Hohenlohe-Waldembourg nous a donné déjà, en trois brefs volumes de « notes » et « d’impressions », l’occasion d’apprécier sa parfaite connaissance de la Cité marine. Vénitien de cœur et d’esprit, fixé depuis longtemps à Venise, le prince Frédéric de Hohenlohe en sait tous les secrets. Il la possède en son détail le plus minutieux et en ses replis les plus cachés, en ses heures les plus éclatantes et les plus nuancées, en ses couleurs les plus vives et les plus amorties. Il en a subi tous les charmes, il en a analysé tous les attraits. Il est le spectateur toujours émerveillé de ses enchantements d’architecture et de lumière aussi bien que le familier attentif de sa vie passée.

De ce passé, le prince Frédéric de Hohenlohe a réuni avec amour maintes reliques et maints vestiges, surtout ceux de l’époque qui lui est particulièrement chère, de ces suprêmes années d’élégance et de liberté où Venise, déjà déchue, mais plus séduisante encore, raffinait ses dernières grâces et ses dernières délicatesses. C’est de ces souvenirs d’autrefois qu’est parée cette « Casetta Rossa » où habite le prince de Hohenlohe et dont les passants du Grand Canal connaissent bien la rouge façade en retrait, au fond de son petit jardin tout fleuri de glycines et qui mire dans l’eau la balustrade de sa terrasse.

Là, une fois le seuil franchi, on peut se croire l’hôte de quelque patricien de jadis. Toute modernité est soigneusement bannie de la délicieuse demeure que s’est créée le prince Frédéric de Hohenlohe. Rien ne dépare l’ensemble de ce charmant décor, coquet et suranné. Aux murs, des toiles de Guardi ou de Longhi offrent à la vue des scènes de la vie vénitienne, et les personnages des tableaux, s’ils descendaient de leurs cadres, retrouveraient autour deux les meubles, les objets, et jusqu’aux moindres brimborions qui leur furent familiers. Et même, leur prendrait-il fantaisie d’aller faire un tour sur le Piazzetta ou sous les arcades des Procuraties, ils n’auraient qu’à décrocher aux patères du vestibule un de ces amples manteaux qui y sont appendus, et qui composaient, avec le tricorne et le masque de carton blanc, le costume légendaire de l’ancienne Venise !

 

C’est de ce costume, dont on disait de qui le portait qu’il était en « tabaro et baüta », que nous entretient, tout d’abord, le prince Frédéric de Hohenlohe. Formé d’une large houppelande généralement noire, il se complétait d’une sorte de capuchon en soie, également. Sur ce capuchon ou « bauta » on posait le tricorne qui retenait le masque de carton traditionnel. Cet habillement, désigné souvent par le nom de « masque national », jouissait de privilèges spéciaux.

Le principal était que l’usage n’en était pas limité, comme celui des autres masques de Carnaval, du lendemain de l’Épiphanie au premier jour de Carême. Les « manteau et bauta » étaient autorisés à se montrer dès la fête de saint Étienne, le lendemain de Noël, ensuite, après la fête de l’Ascension, pour une huitaine, puis pour une quinzaine de jours tant que durait la foire instituée en souvenir de la libération de la Dalmatie ; encore à partir du premier dimanche d’octobre jusqu’au commencement de l’Avent et enfin à l’occasion de toute fête nationale. Ainsi, pendant environ six mois de l’aimée, les Vénitiens pouvaient se promener « incognito » sous ce commode et discret attirail qui partout recevait un accueil particulièrement bienveillant.

En effet, tous les palais s’ouvraient aux porteurs de « haute » même le Palais Ducal, tandis que les autres masques ne pouvaient qu’en traverser la cour. Les « baüte » y entraient librement et étaient admises en présence du Doge. Un certain nombre de places leur étaient réservées aux festins ducaux, ce qui était, ainsi que le remarque M. de Hohenlohe, une façon « d’assurer aux inférieurs un traitement de pair à pair auquel autrement ils n’auraient pu prétendre et que par conséquent ils appréciaient hautement ». Sous la « baüta », titre et rang étaient abolis, même à face découverte. On ne saluait plus M. le comte, M. le marquis, l’Excellence, le Procurateur que par l’appellatif « masque ». « Maschera ti saluto. » II en résultait que le Doge lui-même, ainsi que les grands dignitaires, profitaient de ce costume pour circuler librement par la ville, le tricorne ne s’enlevant de la tête sous aucun prétexte, à aucune fête, à aucun théâtre, devant aucun personnage quel qu’il fût.

Ce traitement de faveur accordé à la « baüta » avait du reste ses raisons d’être. Lui octroyait-on simplement ces libertés et ces privilèges pour mettre à leur aise les graves magistrats, les pompeux sénateurs et pour donner au peuple le plaisir de pouvoir impunément les coudoyer ? M. de Hohen-lohe voit dans la condescendance du gouvernement de Venise pour le « masque national » des motifs politiques surtout à l’époque qui précéda la Révolution française, où le port de la « baüta » fut imposé par une loi à la noblesse vénitienne.

Durant cette période, en effet, les « idées françaises » avaient commencé à pénétrer à Venise avec les théories des Encyclopédistes. Elles y étaient accueillies avec empressement. Or, le gouvernement conservateur craignait et empêchait leur importation autant que possible, se rendant bien compte de l’effet funeste de cette propagande. Il la combattait de toute sa force, jusqu’à proscrire non seulement les écrits des philosophes, mais aussi l’habillement à la française. On peut donc supposer que les inquisiteur, ne pouvant parvenir à abolir ces modes subversives, aient pensé les cacher en obligeant la noblesse à l’usage de la « baüta » traditionnelle.

L’observation de ces prescriptions n’allait pas, naturellement, sans quelques résistances. Au théâtre, par exemple, où la « baüta » était obligatoire, les dames et les gentilshommes usaient de divers stratagèmes, comme de la porter « alla forestiera », c’est-à-dire, suivant l’exemple donné par des étrangères, d’en rabattre le capuchon sur les épaules, ce qui valait aux délinquants et aux délinquantes des arrêts à domicile.

Bien plus, la « baüta », en certains cas, obligatoire, en d’autres, privilégiée, était promue, en des occasions prévues, au rôle de costume officiel et cela dans les rapports entre les Ministres étrangers et les Patriciens. On sait combien la prudence du gouvernement rendait ces rapports difficiles. Dans certaines circonstances cependant, lorsqu’une entrevue de ce genre devenait nécessaire, elle devait avoir lieu en « manteau et masque ». De même, pour l’élection du doge, les diplomates étaient invités à adopter le tricorne et le loup. Ainsi, des plus hauts personnages jusqu’à la plèbe la plus infime, le port de la « baüta » était universel à Venise. Les prêtres, les moines, les religieuses, aussi bien que les courtisans et les ruffians, en usaient également. Ce fut sous ce costume que l’empereur Joseph il et que les comtes du Nord se promenèrent par la ville, et l’on vit le nonce du Pape lui-même recourir à cet énigmatique attirail de noir et de blanc qui assurait l’incognito le plus complet à qui en endossait l’inviolable mystère. Car, ainsi que le constataient, en 1773, les sieurs de Rogissard et H*** en leurs Délices de l’Italie : « A Venise, le masque est sacré. »

 

C’est quelques-unes de ces silhouettes masquées qu’évoque, dans son délicat et spirituel volume, le prince Frédéric de Hohenlohe. Il nous y montre dans « une idylle entre Dilettanti » de curieuses figures d’autrefois. Avec lui, nous pénétrons dans les salles de jeu du Ridotto où la grande nouvelle du jour est le mariage célébré entre le noble Alvise Venier et la signora Teresa Ventura, mariage qui unissait le représentant d’une des plus illustres familles vénitiennes à la fille d’un charretier de Vicence.

Douée d’une voix admirable et d’étonnantes dispositions musicales aussi bien que d’un charmant visage, Teresa Ventura Venier fut célèbre par ses talents qui lui attirèrent de nombreux admirateurs, parmi lesquels ce singulier comte Pepoli, dont M. de Hohenlohe nous trace un si amusant portrait et qui, à la fois poète, danseur, musicien, cavalier, saltimbanque, escrimeur et rameur émérite, avait la manie de se travestir en arlequin et, au sortir du Conseil, parcourait la ville en faisant toutes sortes de bouffonneries …

Malheureusement, l’idylle entre ce fou et cette charmeresse ne dura pas longtemps, car une cruelle maladie enleva Teresa « en la fleur de sa gloire ». Pepoli pour se consoler s’adonna plus activement à la littérature. Sa fertilité fut inépuisable. Il avait fondé, pour imprimer ses œuvres, une typographie qui portait son nom, et, pour les vendre, il avait ouvert deux boutiques dans la Merceria dell’Orologio, à l’enseigne de Pégase.

J’avoue que je n’ai pas lu les ouvrages du comte Pepoli, mais la figure de cet original revit plaisamment sous le crayon du prince Frédéric de Hohenlohe, qui sait mieux que personne les mélancoliques ou gais fantômes qui errent encore en « tabaro et baüta » à travers le dédale de la Ville enchantée.

 

Un homme d’ordre

Je n’entends jamais parler, je l’avoue, sans quelque appréhension, des projets d’embellissement de Paris. Nous savons trop en quoi ils consistent d’ordinaire pour ne pas éprouver une secrète terreur du résultat qu’ils ne manquent guère d’avoir. Embellir Paris, cela signifie, le plus souvent, y détruire les derniers vestiges de pittoresque qui y subsistent, et même devons-nous nous féliciter quand le zèle des embellisseurs se contente de prolonger des rues, d’ouvrir des avenues, de pratiquer ce que l’on nomme des « percées », de créer ce que l’on appelle des « artères ». Il n’y a encore là que demi-mal. L’embellissement par destruction est moins redoutable que l’embellissement par construction.

Certes, je ne veux pas dire que nos architectes d’aujourd’hui manquent de science et de talent. Il y a parmi eux de très habiles gens et qui connaissent leur métier, mais l’époque ne leur est pas favorable. La grande architecture publique et monumentale n’est plus, pour l’instant, qu’un souvenir. Résignons-nous à cet état de choses et n’en rendons point nos architectes par trop responsables. Mais, au moins, que nos édiles ne leur donnent pas l’occasion d’aviver nos regrets. L’ère des cathédrales est close aussi bien que celle des palais et des châteaux. Bornons-nous à conserver ces reliques magnifiques, superbes ou charmantes, d’un art qui maintenant manque à la France et qu’elle retrouvera peut-être un jour. En attendant, tenons-nous sur la réserve et réduisons l’équerre à de plus humbles travaux de plaisance et d’utilité !

 

Si l’art de bâtir est, en France, dans une évidente décadence, celui de planter n’est pas dans un état beaucoup plus prospère. Je ne crois pas, pourtant, que les Français d’à présent soient insensibles à l’agrément des jardins, encore qu’à Paris, pour des raisons économiques, ce charmant luxe diminue de jour en jour. Malgré cela, le jardin est toujours en honneur chez nous et, certaines initiatives privées en sont la preuve ; mais constatons aussi que, depuis cent ans, de même que les architectes auxquels ils sont apparentés, les jardiniers n’ont produit aucun ouvrage public considérable. A Paris, par exemple, on ne peut compter comme preuve valable de leur activité les parterres étriqués du Trocadéro, l’aménagement banal du bois de Boulogne, le désordre prétentieux des Buttes-Chaumont ou les pelouses suburbaines du Parc Montsouris. Heureusement que Paris conserve encore de quoi nous montrer ce que fut l’art des jardins à la belle et grande époque, en son Luxembourg et en ses Tuileries. Mais c’est à Versailles qu’il faut aller pour saluer en toute sa beauté le noble spectacle qu’est, pour les yeux et pour l’esprit, un jardin à la française !

Celui-là est un ensemble incomparable de perspectives composées, d’ombrages et de parterres, d’allées et de ronds-points, d’eaux plates ou jaillissantes. Avec ses statues, ses fleurs et ses fontaines, que commande l’admirable Palais dont il est la parure, il présente le type accompli de ces jardins français que M. Lucien Corpechot, dans le beau livre qu’il leur a consacré, appelle fort justement : « Les jardins de l’intelligence. » Par eux, nous pouvons comprendre pleinement ce que fut, en France, l’art du jardin, à son apogée classique. Ils sont le témoignage d’une de nos aspirations nationales et l’une de ses plus parfaites réalisations.

C’est dans le jardin à la française tel que le conçut et l’exécuta à Versailles, aussi bien qu’en maints autres lieux, le grand André Le Nôtre, que s’exprime un des sentiments les plus personnels et les plus caractéristiques de notre race, je veux dire le goût de la mesure dans la grandeur, de l’ordre dans la hardiesse, de la perfection et de l’unité. Le jardin de Le Nôtre est donc la domination de l’intelligence sur la sensibilité, le triomphe de l’intelligible. Il a un sens en même temps qu’une beauté. Et c’est pourquoi le livre où M. Lucien Corpechot étudie son histoire et sa technique n’est pas tant un livre de pittoresque et de renseignement qu’un livre de philosophie.

Car cet ensemble merveilleux qu’est un jardin comme Versailles n’a pas seulement pour but ce « plaisir des yeux », dont parlait Fénelon, ce plaisir que la nature suffit à nous procurer avec des horizons, des ombrages, des fleurs et des eaux. Certes, c’est bien à ces éléments indispensables que recourt le jardinier ; mais il leur demande de satisfaire l’esprit en même temps que le regard. Il leur ordonne de répondre à notre besoin de symétrie et de régularité. Un jardin doit être favorable non pas uniquement aux hasards de la rêverie, mais propice également à l’activité méthodique de la pensée. Il doit donner des idées de grandeur, de dignité et de raison. La nature utilisée et conduite doit inspirer à l’homme le sentiment de sa supériorité volontaire, de sa puissance ordonnatrice. C’est en cela qu’un jardin composé selon ces principes, par ce qu’il a d’intelligible, de noble, de mesuré, peut être qualifié de classique à l’égal d’une tragédie de Racine ou d’une période de Bossuet. Tout s’y subordonne à un plan prémédité, tout y concorde à un but unique qu’il nous propose et auquel il nous oblige harmonieusement.

 

La création par Le Nôtre du jardin à la française ne fut pas spontanée, mais due à un heureux mélange de tradition et de génie. Je n’essaierai pas de résumer, même brièvement, par quelles transformations l’art des jardins aboutit à la conception toute intellectuelle de Le Nôtre, et il me semble préférable de renvoyer le lecteur, sur tous ces points, à l’excellent ouvrage de M. Lucien Corpechot et aux chapitres élégants et substantiels où il nous montre ce que fut, chez divers peuples de divers époques, le jeu magnifique et charmant qui consisté à disposer les arbres, les fleurs et les eaux en vue d’une satisfaction esthétique, aussi bien en Perse qu’à Rome ou à Byzance. Il nous mène ainsi, en passant par les préaux et les courtils de notre moyen-âge, jusqu’au temps de la Renaissance et à l’influence italienne qu’elle subit et qui faillit être néfaste à la tradition de discipline dont nos jardiniers français du quinzième siècle avaient établi les premiers éléments.

Le goût italien, imbu de maniérisme, et de bizarrerie, apportait avec lui une recherche dangereuse de la singularité, mais heureusement cette tendance trouva un contrepoids dans les doctrines déjà clairvoyantes des prédécesseurs d’André Le Nôtre, les Claude Mollet, les Boyceau. Le terrain, si l’on peut dire, était préparé. Il ne manquait que des circonstances favorables pour y élever le bel édifice de logique et d’unité dont Le Nôtre détermina, avec une fermeté admirable, les proportions et le caractère.

Ce fut à Vaux que Le Nôtre exerça pour la première fois son génie sur un théâtre digne de lui. Les jardins de Vaux tiennent dans l’œuvre de Le Nôtre une place importante, encore qu’il y apparaisse, jusqu’à un certain point, tributaire de ses devanciers. Il s’applique moins à innover qu’à porter à leur perfection des pratiques encours. Ce qu’il cherche surtout à Vaux c’est l’unité. De plus, Le Nôtre fait preuve, en cette première expérience, de ses merveilleuses aptitudes à vaincre les difficultés. Il donne la mesure] de ses talents, c’est à Versailles qu’il donnera celle de son génie.

Il en fallait pour surmonter les obstacles accumulés comme à plaisir devant l’entreprise gigantesque où Le Nôtre se hasardait, mais, dans cette entreprise, il avait un allié puissant en la personne du Roi. Louis XIV aimait son jardinier et croyait en lui. Les conceptions de Le Nôtre avaient quelque chose de royal, de là leur attrait pour l’esprit du monarque. Aussi, entre Louis XIV et Le Nôtre, l’accord fut-il parfait. L’harmonie qui en naquit est des plus nobles qu’on puisse rêver. Nous en sentons encore toute la grandeur lorsque, du parterre d’eau, nous considérons l’étendue de ces jardins de Versailles, où tout est ordre et magnificence. Nous subissons leur grave enchantement. Ils sont vraiment : les Jardins de l’Intelligence. C’est le titre que M. Lucien Corpechot a donné à son livre éloquent et sévère, où la forme s’adapte à la pensée et où la phrase a, comme dit M. Maurice Barrès, à qui l’ouvrage est dédié, des « cadences ». Il en fallait pour célébrer dignement celui qui fut l’Orphée de ce concert de lignes, d’ombrages et d’eaux.

 

Une des parties, et non la moins intéressante, du volume de M. Corpechot est celle où il nous conte la vie de l’Enchanteur. Elle mérite d’être méditée, car elle nous montre en Le Nôtre un beau naturel, soutenu par une forte tradition, ce qui est tout le secret de son génie. Les Le Nôtre furent jardiniers de père en fils. L’aïeul, Pierre, le fut de Marie de Médicis. Le père, Jean, du roi Louis XIII pour son jardin des Tuileries. Ce fut là que le jeune André fit son apprentissage. Néanmoins, très doué pour le dessin et l’architecture, il ne vint pas tout de suite au métier de famille. Auparavant, il fréquenta l’atelier de Simon Vouet et peut-être celui de François Mansart ; mais tout le ramenait à la bêche et au cordeau. Aussi le voyons-nous, en 1637, obtenir la survivance de la charge paternelle. Il a renoncé à ses premières ambitions, mais son séjour aux ateliers ne lui aura pas été inutile, car, en 1643, la reine Anne d’Autriche le nomme « dessinateur des plans et parterres de tous les jardins ». C’était le premier échelon ; « Le Nôtre, comme le constate M. Corpechot, sort de la condition de ses ancêtres, se fixe dans une profession dont il entrevoit la beauté et trouve l’emploi de son génie. » Trois années auparavant, il s’était marié. Il avait, à cette date, vingt-sept ans.

Il en avait quatre-vingts quand, en 1693, il se démit de ses charges, et quatre-vingt-sept en 1700, lorsqu’il mourut. Il avait régné soixante ans sur les jardins de France, car c’était une royauté qu’il avait exercée durant cette longue période. Dans ses états, Le Nôtre avait établi l’ordre et la discipline, la logique et l’unité. Il avait été, pendant plus d’un demi-siècle, le grand régulateur de la nature. Il avait commandé aux terrains, aux arbres et aux eaux, leur avait fait signifier de l’intelligible et leur avait imposé une rigoureuse éloquence. D’accord avec l’esprit de son temps, il en avait obtenu l’estime et la considération.

Le Roi avait accordé à Le Nôtre des distinctions méritées. Il l’avait fait chevalier de Saint-Michel et l’avait anobli. Le Nôtre portait dans ses armoiries trois limaçons. Il possédait assez de biens et un logis aux Tuileries, situé devant le pavillon de Marsan. Il jouissait d’un jardin particulier. Sa maison était pourvue de bons meubles. Il avait formé une excellente galerie de tableaux, dont quelques-uns figurent actuellement au musée du Louvre, de même qu’un sarcophage égyptien qui lui appartint, car il prisait les objets rares et curieux. Il recherchait les coquillages et les papillons. J’aime ce goût. Il prouve que Le Nôtre n’était pas insensible aux caprices de la nature, à la délicatesse des couleurs et à la bizarrerie des formes, et que, chez lui, le triomphe de l’intelligence n’avait pas détruit les finesses de la sensibilité. Je mettrais volontiers ces papillons et ces coquillages en attribut au pied du beau portrait que nous a dessiné M. Lucien Corpechot de cet homme admirable et singulier, dont le nom même semble dire combien il fut l’expression profonde d’un sentiment qui nous est propre.

Mon grand-père

C’est un souvenir d’enfance, et bien lointain, mais qui est demeuré, dans ma mémoire, d’une extrême précision. Je devais avoir huit ans et nous étions venus passer l’été dans une maison de campagne qui appartenait à un de mes oncles. Cette maison était bâtie à l’extrémité d’un petit village dont elle était, de beaucoup, l’habitation la plus considérable, ce qui lui valait dans le pays la qualification de château que lui méritaient également, plus que son importance et son ancienneté relatives, sa situation à l’écart et l’assez vaste enclos qui en dépendait. Cet enclos se composait d’un double potager, dont l’un en terrasses, d’un jardin d’agrément et d’un bois limité par le cours de la rivière et par un canal privé que cette rivière alimentait. Jadis, ce qu’on appelait le bois avait été un parc à l’anglaise. On distinguait encore vaguement dans les fourrés des traces de vallonnements. On disait même qu’à un endroit que l’on montrait s’était élevé autrefois un kiosque et un pont chinois, mais le dessin du parc avait disparu ; il ne restait plus rien du kiosque et le pont chinois avait été remplacé par une passerelle rustique qu’il m’était expressément défendu de franchir seul, de même qu’il m’était recommandé de ne pas m’approcher sans surveillance de la rivière et du canal, ni des bassins superposés du potager, bien tentants cependant par la présence des grenouilles qui y montraient leur nez à fleur d’eau, parmi les lentilles vertes des conserves.

Malgré ces défenses, cette maison, ces jardins et ce bois étaient pour moi un séjour délicieux. J’étais fort gâté par les cousins, cousines, oncles, tantes qui se trouvaient là réunis. Grâce à leur complaisance, je m’amusais fort. Il y avait toujours quelqu’un d’entre eux disposé à me mener faire un tour dans le bois, ou manger des groseilles au groseillier. En passant on s’arrêtait auprès du bassin aux grenouilles. Personne ne me refusait, de temps à autre, de m’accompagner à la pêche, et j’étais extrêmement fier de retirer, au crochet de mon hameçon, un goujon de la rivière ou une perche du canal.

Tout le monde s’intéressait à mes jeux, mais chacun avait sa spécialité. Je n’aimais vraiment jouer aux boules qu’avec celui-ci et faire des trous dans la terre qu’avec celui-là. Tel autre avait mes préférences pour la pêche ; mais, pour traverser la passerelle rustique qui était au bout du bois, je n’avais confiance que dans une de mes tantes. Jamais je ne me serais hasardé là sans qu’elle me tînt par la main. Elle me la serrait avec vigueur, ce qui me rassurait en même temps que j’en prenais une haute idée de sa prudence et de sa sagesse.

Cette bonne tante était, de toutes les personnes présentes, celle que j’admirais le plus, d’abord pour sa façon de passer les ponts, ensuite pour les brillants travaux de tapisserie qu’elle exécutait, et enfin pour la dextérité avec laquelle, au moyen d’un peigne minuscule qui y était renfermé, elle refaisait les grosses papillotes en tire-bouchons qui ornaient chaque côté de son visage, dont un petit chignon gris et tassé, placé sur le sommet de la tête, complète dans mon souvenir, l’aspect sympathique et lointain.

Si ma tante aux papillottes était la personne que j’admirais le plus, en cet été de ma huitième année, le personnage qui me paraissait le plus respectable était, sans conteste, un vieux monsieur à cheveux blancs pour qui tout le monde, dans la maison, éprouvait le même sentiment. Cette attitude de chacun envers lui me frappait beaucoup. À table, lorsqu’il parlait, on se taisait et on l’écoutait attentivement. A la promenade, c’était lui qui la dirigeait. Partout et en tout, on lui obéissait, et j’avais pris le même parti, d’autant que je savais ce qu’un enfant doit à son grand-père, et ce vieux monsieur était le mien !

 

Je le connaissais peu, car nous n’habitions pas la même ville, et c’était la première fois que je passais avec lui un aussi long temps. Cependant, je l’aimais beaucoup et, de plus, il m’intéressait infiniment. Je crois que je n’avais jamais vu quelqu’un aussi vieux que lui. Il était, en effet, fort âgé et avait, à cette époque plus de quatre-vingts ans, qu’il portait allègrement. De petite taille et un peu trapu, il avait la tête forte, les cheveux coupés ras, le nez aquilin et les yeux très bleus, avec, dans le regard, beaucoup de bonté, mais parfois quelque sévérité. Lorsqu’il fronçait le sourcil, ce regard se faisait dur et impérieux. La voix brève renforçait cet aspect d’autorité.

Les enfants sont singuliers. Au lieu de m’éloigner de lui, sa manière d’être, un peu froide, me donnait le désir de lui plaire, sans pour cela néanmoins me porter à être familier. Quand il m’appelait, j’accourais au plus vite. Le propos de lui désobéir en quoi que ce fût ne m’aurait jamais passé par la cervelle. Au contraire, j’aurais plutôt souhaité de devancer ses ordres, car son commandement m’intimidait. Certes, mon grand-père me faisait un peu peur, mais pas assez pour que j’évitasse qu’il s’occupât de moi. Je cherchais même des occasions d’attirer son attention. J’aurais voulu accomplir devant lui quelque action remarquable. Ce fut cette louable ambition qui me perdit.

 

Un jour que j’étais à louer, je le vis venir de mon côté. Il marchait dans l’allée, sa canne à la main. Tout à coup l’idée me vint de signaler ma présence par quelque manifestation qui donnât la véritable mesure de mon mérite. J’hésitais entre une cabriole ou une culbute. J’avais des prétentions à l’acrobatie. Pour mon malheur, j’en avais aussi à la musique. Je savais toutes sortes de chansons et, en particulier, une que j’avais apprise récemment qui me parut propre à émerveiller mon grand-père et à lui donner bonne opinion de mes talents, et à toute voix, fièrement j’entonnai à tue-tête le refrain de la Marseillaise !

L’effet fut magique. En deux enjambées mon grand-père fut devant moi, et le refrain s’arrêta subitement dans mon gosier. Je ne suis pas bien sûr si mon grand-père avait levé sa canne, mais ce que je n’ai jamais oublié et ce que je revois encore c’est le regard courroucé et le geste de colère dont il me foudroya. J’aurais voulu rentrer en terre, fuir, m’envoler. Je me sentais coupable d’un affreux méfait, sans savoir en quoi il consistait. Néanmoins, ma faute devait être grave, puisqu’elle m’attirait cette apostrophe : « Petit malheureux ! veux-tu bien te taire. Je te défends de jamais chanter de pareilles horreurs ! »

Et tandis que mon grand-père tournait les talons, je demeurai penaud et abasourdi de l’algarade incompréhensible qu’avait provoquée l’innocent et naïf étalage de ma virtuosité révolutionnaire. Ce ne fut que plus tard que je me rendis compte du scandale que mon exploit avait dû produire aux

oreilles légitimistes d’un vieil Emigré !

 

Car mon grand-père en était un. Ce n’était pas cependant de lui-même qu’il avait pris ce parti. Né en 1789, il avait quatre ans lorsque l’événement eut lieu. A cette époque, son père, ancien capitaine au régiment de Royal-Dragon, retiré du service, vivait dans une petite gentilhommière qu’il possédait en Thiérache, près du bourg de Vigneux. De Vigneux, par Hirson, on était à peu de distance de la frontière, mais je ne pense pas que mon bisaïeul eût songé à s’expatrier, s’il n’y eût été forcé par une circonstance particulière. Certes, l’ancien capitaine du Royal-Dragon était bon royaliste et devait suivre avec tristesse et avec inquiétude les débuts du mouvement révolutionnaire, mais de là à quitter la France, il y avait un pas, et il ne le franchit que malgré lui. Ce ne fut donc pas par humeur qu’il émigra, mais par nécessité et voici comment cette détermination lui fut imposée.

Je crois assez aux physionomies et j’ai chez moi le portrait de cet arrière-grand-père. C’est une toile assez médiocre, où il est représenté portant l’uniforme de son régiment. L’expression du visage est simple, ferme, franche et douce sous la perruque poudrée à catogan. Aussi, à le considérer, semble-t-il assez improbable que ce brave officier ait été grand oppresseur du pauvre peuple. Il n’a pas la mine de quelqu’un qui a dû beaucoup abuser des privilèges de sa qualité, mais il est à supposer que cette qualité seule suffît à ce que les patriotes de Vigneux lui en voulussent. Le fait est qu’un soir où il était en train de dîner en famille un coup de fusil fut tiré du dehors sur les convives. Personne ne fut atteint, ni par le projectile, ni par les éclats de vitre, mais l’attentat n’en était pas moins un avertissement. Le séjour du château devenait dangereux et il était urgent d’aviser. Aussi le départ fut-il décidé.

On part donc, un beau matin, comme pour la promenade, à pied, sans bagages, pour ne pas attirer les soupçons, et l’on prend le chemin de la Belgique. La troupe se compose de mon arrière-grand-père, de sa femme et de cinq enfants, dont l’aînée avait une dizaine d’années et la plus jeune quelques mois. On marche ainsi longtemps. Cependant, la nuit est venue et avec elle la fatigue. Il faut s’arrêter. Tout à coup, on entend un bruit de chevaux. Ô bonheur ! On reconnaît les survenants ! Ce sont des moines d’une abbaye voisine qui, eux aussi, se dirigent vers la frontière. Ils y transportent nuitamment le trésor du monastère, mais ils ne refusent pas d’emmener avec eux les fugitifs, et la caravane se met en route. Bientôt, on est en sûreté, à l’abri des sans-culottes et des démagogues, mais on est en terre d’exil ! Pendant dix longues années ce sera la vie errante et difficile de l’émigration, les alternatives de détresse et d’espoir, le vagabondage mélancolique, des bords du Rhin, où se rassemble l’armée des Princes dans laquelle l’ancien dragon va prendre du service, jusqu’à Vienne en Autriche, où il finit par se réfugier et où il végète en taillant des sabots que l’on va vendre de porte en porte aux villageois des environs.

 

Ce fut de cette existence précaire et besogneuse que vécut mon grand-père. Le « petit émigré », devenu un homme et même un vieillard, en parlait volontiers, paraît-il. Comme je regrette de ne pas l’avoir entendu conter ces lointains souvenirs ! Ils ne devaient pas être sans amertume, si j’en crois la façon dont il accueillit mon inopportune Marseillaise. Parmi eux, il y en avait pourtant de comiques et de pittoresques, tel que celui, par exemple, de l’hospitalité offerte aux exilés par un grand seigneur autrichien, qui avait épousé une amie de couvent de mon arrière-grand-mère.

Cette dame et son mari habitaient un fort beau château entouré de jardins magnifiques. La famille française y est reçue et hébergée. Tout est d’abord gâteries et prévenances. On donne même à mon grand-père un petit cheval pour qu’il le monte dans le parc. Jugez la joie d’un polisson de dix ans ! Mais un beau jour, le petit cheval s’emballe. Son jeune cavalier est incapable de le maîtriser et c’est une course désordonnée et désastreuse, à travers les parterres du jardin, parmi des fleurs rares brisées. Hélas ! ce bel exploit eut des suites fâcheuses, et on laissa entendre aux Français qu’ils feraient bien de chercher logis ailleurs. Ah ! comme l’on dut regretter, ce jour-là, une fois de plus, la paisible gentilhommière de Thiérache, où l’on ne doit jamais rentrer, car elle est maintenant bien national !

Ce ne fut qu’en 1802 que mon arrière-grand-père obtint sa radiation de la liste des émigrés. Quant à mon grand-père, il précéda ses parents, en France, de quelques mois. Il partit le premier. On l’avait confié à deux personnes amies avec qui il devait faire le voyage. C’étaient, paraît-il, deux jeunes et jolies femmes, dont l’une portait un fort grand nom. Le retour eut lieu sans incidents, seulement comme elles n’étaient point trop rassurées la nuit, dans les auberges, les voyageuses couchaient dans le même lit et y faisaient coucher aussi, entre elles deux, leur petit garde du corps.

Ainsi rentra en France, après dix ans d’émigration, mon grand-père, Henri-François-Charles de Régnier, que j’ai connu lorsque j’étais enfant !