XCIXe entretien.
Benvenuto Cellini (1re
partie)
I
Êtes-vous curieux de vivre quelques heures d’une vie intime et confidentielle avec les Raphaël et les Michel-Ange, qui nous paraissent aujourd’hui des hommes de la Fable ? avec les Léonard de Vinci, les Bandinello, les peintres, les sculpteurs, les hommes de lettres, les poètes, les cardinaux, les Médicis, les papes mémorables de l’Italie, et les François Ier au quinzième siècle ? Prenez ce télescope qui rapproche les âges et qui vous introduit dans les mœurs de ce temps, comme le télescope d’Herschel vous introduit dans le monde supérieur des astres et des nébuleuses du septième ciel ! Ce télescope unique, c’est-à-dire original, bizarre, passionné, vaniteux, que je vais analyser, ce sont les Mémoires de Benvenuto Cellini.
II
Benvenuto Cellini, d’une famille bourgeoise et artiste de la Toscane, naquit en 1500. Mon père, dit-il, prit le même état d’architecte que le sien ; et comme, selon Vitruve, un bon architecte doit savoir bien dessiner, et un peu de musique, mon père apprit l’un et l’autre, et surtout à jouer de la flûte et de la viole. Il s’y appliqua d’autant plus qu’il ne sortait jamais de son logis. Il avait pour très proche voisin un certain Étienne Granaci, qui avait plusieurs filles fort belles. Il plut à Dieu de le rendre amoureux d’Élisabeth, l’une d’elles, qui lui fut accordée, à cause de l’amitié qui régnait entre les deux familles. Les deux vieux pères parlèrent d’abord du mariage, ensuite de la dot. Il y eut cependant quelques petites difficultés à vaincre. André disait à Étienne : Jean mon fils est le plus brave jeune homme qui soit à Florence et en Italie, et je pourrais lui donner un des plus riches partis de Florence dans notre état. Étienne lui répondait : Vous avez raison ; mais j’ai cinq filles et cinq garçons, et, mon compte fait, je lui donne pour dot tout ce que je puis lui donner. Mon père Jean, qui était caché près de là, et qui les écoutait, arriva à l’improviste, et s’écria : Ah ! mon cher père, c’est Élisabeth que j’aime, et non sa dot ! Malheur à ceux qui ne se marient que pour l’argent ! Puisque vous vantez mes petits talents, croyez-vous qu’ils ne suffisent pas à l’entretien de ma femme ? Je ne veux que votre consentement ; donnez-moi Élisabeth, et gardez sa dot. À ce discours, André Cellini se mit en colère, car il était un peu vif ; mais, fort peu de jours après, il consentit au mariage. Mon père et ma mère s’aimèrent du plus saint amour pendant dix-huit ans, avec le plus grand désir d’avoir des enfants. Cependant, après ce long terme, ma mère fit une fausse couche de deux jumeaux, causée par l’ignorance des médecins. Depuis, elle devint grosse d’une fille, à laquelle la mère de mon père donna son nom de Rose. Deux ans après, ma mère devint encore grosse ; et comme les femmes dans cet état sont sujettes à certaines envies, qui furent les mêmes que dans sa dernière grossesse, on crut qu’elle mettrait encore au monde une fille à laquelle on donnait d’avance le nom de Reparata, en l’honneur de la mère de ma mère. Celle-ci accoucha pendant la nuit de la Toussaint de l’année 1500. La sage-femme, qui savait que mes parents attendaient une fille, après avoir nettoyé l’enfant, et l’avoir enveloppé dans du beau linge bien blanc, alla tout doucement trouver mon père, et lui dit : Je vous apporte un présent que vous n’attendez pas. Mon père, qui était philosophe, lui répondit : Je prends avec plaisir ce que le ciel m’envoie ; et, ayant soulevé le linge, il vit un fils qu’il n’attendait pas en effet. Ayant ensuite joint ses deux vieilles mains, et levant les yeux vers le ciel : Seigneur, dit-il, je te rends grâces de tout mon cœur ; j’accepte avec joie le présent que tu me fais ; qu’il soit le bienvenu ! Toutes les personnes qui étaient présentes lui demandèrent, en le félicitant, quel nom il voulait donner à cet enfant ? Qu’il soit Bienvenu, ce fut son prénom.
III
Son père, qui, indépendant de son état d’architecte, était sculpteur en ivoire, et très habile musicien sur la flûte, entra dans la compagnie des musiciens de la ville et fut aimé des premiers Médicis, ces citoyens élevés par les richesses à la tyrannie volontaire de leur patrie.
« Quelque temps après, il rentra dans la confrérie des flûteurs de la Seigneurie. À cette époque, qui précédait celle de ma naissance, ces flûteurs étaient d’honorables artisans qui travaillaient en laine ou en soie ; ce qui fut cause que mon père ne dédaigna point d’être leur confrère. Son plus grand désir était que je pusse devenir un jour un excellent joueur de flûte ; et mon plus grand chagrin était de lui entendre dire que, si je le voulais, je serais dans cet art le premier homme du monde. Mon père, comme je l’ai déjà dit, était un grand serviteur et un zélé partisan de la maison Médicis. Lorsque Pierre fut banni de Florence, il lui confia des choses de la plus haute importance. Depuis, le magnifique Pierre Soderini étant mis à la tête du gouvernement, et mon père étant à son service en qualité de flûteur, il employa ses talents à des ouvrages plus relevés. J’étais bien jeune encore, et cependant on me faisait faire la basse dans le concert de la Seigneurie. J’y jouais de la flûte, porté par un domestique, afin que je pusse lire plus facilement la musique. Le gonfalonier Soderini se plaisait souvent à me faire babiller, me donnait des bonbons, et disait à mon père : Maître Jean, ne négligez pas de lui donner vos autres talents. Je veux, lui répondait-il, qu’il ne fasse autre chose que composer et jouer de la flûte, parce que, si Dieu lui prête vie, il sera le premier homme du monde dans cette profession ; mais un des vieux sénateurs lui dit : Maître Jean, faites ce que vous dit le gonfalonier, parce que cet enfant sera quelque chose de plus qu’un joueur de flûte. Quelque temps après, les Médicis furent rappelés à Florence. Le cardinal, qui fut depuis Léon X, fit mille caresses à mon père. Quelques jours après, arriva la nouvelle de la mort du pape Jules II, et ce cardinal, étant allé à Rome, fut élu pape, contre l’attente de tout le monde. Mon père fut appelé auprès de lui, mais il refusa de s’y rendre ; et, pour l’en punir, le gonfalonier Salviati lui ôta sa place de flûteur au palais. »
IV
Le père de Benvenuto, le destinant au métier d’orfèvre, qui tenait à l’art de la sculpture par la ciselure, le plaça bientôt après chez un charbonnier, père du fameux statuaire Bandinello. Mécontent de cet hôte avare et commun, il l’en retire presque aussitôt, et le garde chez lui jusqu’à quinze ans, sans lui enseigner autre chose que la flûte.
Il entre alors chez un fameux orfèvre du nom de Marioni, comme ouvrier sans gages. Son
génie naturel ayant trouvé là sa vraie voie, il déborda spontanément de facilité, de
grâce et de force. « Cependant, dit-il, je ne manquai pas de me rendre agréable à
mon père, en jouant pour lui tantôt de la flûte,
tantôt du cor, ce qui
lui arrachait des soupirs et des larmes. »
Banni de Florence par un arrêt du conseil des Huit, pour six mois, pour avoir porté secours à un de ses frères qui servait dans l’armée, il alla chercher fortune à Sienne chez un ancien ami de son père, M. Custeri ; le cardinal de Médicis, depuis Clément VII, le voit, le reconnaît et l’envoie à Bologne pour étudier la grande orfèvrerie artistique chez l’un, la flûte chez un autre. Il y gagna quelque argent et apprit à dessiner chez le fameux peintre Scipion Cavaletti. Son bannissement expiré, il revint à Florence et chez son père, désolé de son abandon de la flûte. Il finit cependant par le fléchir, et put obtenir de son père qu’on le laisserait aller dessiner chez un fameux bijoutier, Henri Pierino. — Et moi aussi, lui dit son vieux père en le conduisant chez Pierino ;
« Moi aussi, me répondit mon père, j’ai été un bon dessinateur ; mais pour l’amour de moi, qui suis ton père, qui t’ai mis au monde, qui t’ai nourri, élevé dans les arts et dans tous les principes de la vertu, ne voudras-tu pas, mon cher fils, prendre quelquefois ton cor et ta flûte, pour me récompenser de toutes mes peines, et charmer les derniers instants de ma vie ? Très volontiers, lui dis-je. Hé bien, voilà, reprit-il, mon cher fils, comme je veux que tu me venges de tous mes ennemis ! »
V
Son frère lui ayant dérobé ses habits pendant qu’il était absent, il s’indigna et partit sans dessein pour Pise. Il y arriva sans argent, mais déjà riche par le progrès qu’il avait fait à Florence dans l’orfèvrerie et dans les lettres ; il ne doutait de rien ; la Providence servit le hasard.
« Je m’arrêtai, dit-il, près du pont du Milieu, vis-à-vis la boutique d’un orfèvre, pour contempler son travail. Bientôt il me demanda qui j’étais, et quelle était ma profession. Je lui dis que j’étais garçon orfèvre. Hé bien, me répondit-il, entrez dans ma boutique et travaillez avec moi ; je vois à votre mine que vous êtes un honnête garçon. Il me mit aussitôt de l’or et de l’argent entre les mains, et, quand la journée fut finie, il me conduisit à sa maison, où il vivait honnêtement avec une femme fort belle et ses enfants. Songeant au chagrin que ma fuite pourrait causer à mon père, je lui écrivis que j’étais placé chez un homme de bien, qui s’appelait maître Olivier della Chiostra ; que nous faisions de fort belles pièces d’orfèvrerie ; qu’il fût bien tranquille, parce que mes progrès dans mon état lui seraient un jour honorables et utiles. J’eus bientôt sa réponse : “Mon cher fils, me disait-il, l’amour que je te porte est si grand qu’il me semble avoir perdu la lumière depuis que je ne te vois plus, et que je ne puis te donner mes instructions ordinaires ; mais mon honneur, qui est ce que j’ai de plus cher au monde, m’empêche de me rendre auprès de toi.” Sa lettre tomba entre les mains de mon maître, qui la lut secrètement, et qui me l’avoua ensuite, en me disant : “Mon cher Benvenuto, votre air ne m’a pas trompé, et j’en suis convaincu par la lettre de votre père, qui me paraît un bien honnête homme. Ainsi regardez-vous dans ma maison comme dans la sienne.”
« Étant à Pise, j’allai visiter le Campo Santo 5. J’y trouvai, ainsi qu’en d’autres endroits de la ville, des antiques que j’allais copier dans mes heures de loisir ; et mon maître, qui venait souvent me visiter dans ma chambre, prenait tant de plaisir à voir que mon temps était bien employé, qu’il me regardait comme son propre fils.
« Pendant l’année que je restai avec lui, mes progrès furent si rapides, et je fis de si beaux ouvrages, que je voulus me mettre en état d’en faire encore de plus beaux. Cependant mon père m’écrivait des lettres à me fendre le cœur ; il me priait de retourner auprès de lui, et me recommandait surtout de ne pas négliger de jouer de la flûte, talent qu’il m’avait donné avec tant de peine. C’est là ce qui me faisait perdre l’envie de contenter ses désirs, tant j’avais en horreur ce maudit flûter. Je crus être en paradis cette année entière que je passai à Pise, où il ne me vint jamais en fantaisie d’en jouer une seule fois. À la fin de l’an, mon maître eut besoin d’aller à Florence, pour y vendre des balayures d’or et d’argent qu’il avait amassées ; et, comme le mauvais air de Pise m’avait donné la fièvre, je l’y accompagnai. Mon père ne cessait de le prier de ne point me ramener à Pise. Je restai auprès de lui environ deux mois, malade, obligé de garder le lit. Il me prodigua de si tendres soins que je guéris enfin. Il me répétait sans cesse, en me tâtant le pouls, car il s’entendait un peu en médecine, qu’il lui semblait que je ne serais jamais en assez bonne santé pour m’entendre jouer de la flûte ; et, quand mon pouls ne répondait pas à ses désirs, il me quittait en versant des larmes ; si bien qu’un jour, désespéré de son chagrin, je priai une de mes sœurs de m’apporter ma flûte, persuadé que, le jeu de cet instrument étant peu fatigant, je n’en serais pas plus malade. J’en jouai si parfaitement que mon père, arrivant à l’improviste, me bénit mille fois, m’assurant que j’avais fait de grands progrès pendant mon absence, et me conjurant de continuer, de ne pas négliger un si beau talent. Quand je fus guéri, j’allai travailler chez mon ancien maître, l’orfèvre Marcone ; il me donnait assez à gagner, et j’aidais toute ma famille.
« Dans ce temps-là arriva à Florence un sculpteur appelé Pierre Torrigiani 6, venant d’Angleterre, où il était resté plusieurs années. Il était fort lié avec mon maître, et le visitait tous les jours. Lorsqu’il vit mes dessins et mes ouvrages : Étant venu à Florence, me dit-il, pour engager de jeunes artistes, et votre manière de travailler étant plus d’un sculpteur que d’un orfèvre, venez m’aider à faire de grands ouvrages de bronze, que le roi d’Angleterre m’a commandés, et votre fortune sera bientôt faite. Cet homme était de belle taille, fort avantageux ; il avait plus l’air d’un guerrier que d’un artiste. Sa voix était éclatante, ses gestes hardis ; il fronçait les sourcils à faire peur, et il nous parlait tous les jours des manières libres avec lesquelles il traitait ces ignorants d’Anglais.
« À ce propos, on vint à parler de Michel-Ange Buonaroti ; et ce qui en fut le motif, ce fut un dessin que j’avais fait sur un carton de cet homme divin.
« Ce carton fut le premier ouvrage où il fit voir son admirable talent. Le grand Léonard de Vinci en faisait un autre de son côté, et les deux compositions devaient orner le palais de la Seigneurie. Elles représentaient la ville de Pise assiégée par les Florentins : celui de Léonard offrait un combat de cavalerie, divinement travaillé, et celui de Michel-Ange un grand nombre de fantassins qui se baignaient dans l’Arno, et qui, au cri d’alerte, couraient aux armes, à demi nus, avec de si beaux gestes et de si belles postures, que ni les anciens, ni les modernes n’avaient jusque-là rien imaginé qui pût l’égaler. Ces deux cartons restèrent, l’un dans le palais Médicis, et l’autre dans la galerie du Pape. Tant qu’ils furent exposés, ils furent l’école de tous les artistes du monde. Cet ouvrage fut cause que le divin Michel-Ange fut chargé de faire la grande chapelle du pape Jules, dont il n’acheva que la moitié, son talent, depuis, ne pouvant répondre à celui de ses premières études.
« Mais retournons à Torrigiani, qui, mon dessin à la main, parla de la sorte : Nous allions, Michel-Ange et moi, dessiner, encore enfants l’un et l’autre, à l’église del Carmine dans la chapelle de Mazaccio 7. Il se plaisait à se moquer de tous ceux qui travaillaient avec lui. Un jour mon tour étant venu d’être le sujet de ses plaisanteries, je me mis si fort en colère, et je lui donnai un coup de poing si serré sur la figure, que je sentis l’os et les tendons de son nez fléchir sous ma main, comme un cornet, et qu’il en restera marqué toute sa vie8. Ces paroles me donnèrent tant d’aversion pour ce Torrigiani, à cause de l’admiration que j’avais pour Michel-Ange, que, bien loin d’avoir le désir de le suivre en Angleterre, je ne pouvais souffrir de le voir.
« Je ne cessai, à Florence, de m’appliquer à la manière de ce grand maître, et je ne m’en suis jamais écarté. J’étais alors lié de la plus étroite amitié avec un jeune homme de mon âge, qui était garçon orfèvre, et s’appelait François, fils de Philippe, Fra Philippi, très excellent peintre. Nous ne nous quittions jamais ni nuit ni jour. Sa maison était remplie de belles études faites par son père, et de plusieurs livres de dessins d’après l’antique, que nous y copiions. Cette occupation dura deux ans. Dans ce temps-là, j’achevai un ouvrage d’argent en bas-relief, grand comme la main d’un enfant. Il servait à fermer la ceinture d’un homme, selon l’usage d’alors. J’y avais gravé des feuillages faits à l’antique, avec de petits amours et d’autres ornements. Cet ouvrage, que je fabriquai dans l’atelier d’un certain François Salimberi, me donna une grande réputation ; et comme la fureur qu’avait mon père de me faire jouer de la flûte m’avait mis en colère contre lui, je dis un jour à un jeune homme de mes amis, nommé Jean-Baptiste dit le Tasse, graveur en bois : Tu as plus de langue que de cœur. Oui, me dit-il, je suis également fort en courroux contre ma mère ; et si j’avais de l’argent, j’irais à Rome, et j’abandonnerais ma boutique. À cela ne tienne, lui répondis-je ; j’ai assez d’argent pour toi et pour moi. Pendant cet entretien, nous nous trouvâmes tous les deux à la porte Saint-Pierre, sans nous en être aperçus. Tiens, dis-je au Tasse, c’est Dieu qui nous a conduits à cette porte qui mène à Rome ! Il me semble que j’ai déjà fait la moitié du chemin. D’accord sur ce point, nous nous disions en marchant : Que vont dire, ce soir, nos vieux parents ? Nous nous jurâmes alors de ne plus parler d’eux que nous ne fussions à Rome ; et attachant nos tabliers derrière le dos, nous arrivâmes à Sienne sans ouvrir la bouche. Quand nous y fûmes, mon compagnon de voyage me dit qu’il s’était fait mal au pied, et me pria de lui prêter un peu d’argent pour retourner à Florence : il ne m’en reste pas assez, lui dis-je, pour continuer ma route, et je t’engage à me suivre. Si tu as mal au pied, nous trouverons un cheval, et alors tu n’auras plus d’excuse pour retourner à Florence.
« Ayant donc loué un cheval, je repris mon chemin vers Rome. Le Tasse, me voyant résolu, ne cessait de murmurer, et me suivait en boitant et à pas fort lents. Enfin, lorsque je fus sorti de Sienne, j’eus pitié de lui ; je l’attendis et je le mis en croupe sur mon cheval, en lui disant : Nos amis se seraient trop moqués de nous si, partis pour Rome, nous n’avions pu aller au-delà de Sienne. Tu dis la vérité, me répondit-il ; et comme il était fort gai, il se mit à rire et à chanter ; et en riant et en chantant, nous arrivâmes à Rome.
« J’avais alors dix-neuf ans commencés avec le siècle. Je me mis aussitôt en boutique, chez un maître dont le nom était le Firenzole de Lombardie, orfèvre fort habile. Lui ayant montré quelques modèles que j’avais faits à Florence, chez Salimberi, mon travail lui fut agréable, et il dit à un garçon qu’il avait avec lui, comme moi Florentin, appelé Gianotto Gianotti : Il est de ces Florentins qui savent, et toi de ceux qui ne savent pas ! Alors je reconnus Gianotto, et je voulus l’embrasser, parce que nous avions longtemps vécu et travaillé ensemble à Florence ; mais il fut si piqué des paroles de son maître, qu’il dit qu’il ne me connaissait pas.
« — Gianotto, lui répondis-je, rempli d’indignation, peu m’importe que tu me reconnaisses ou non. J’espère que mon travail n’aura pas besoin de toi pour témoigner qui je suis. À ces paroles, le maître, qui était un homme franc et loyal, se tournant vers Gianotto : N’as-tu pas honte, lui dit-il, de renier ton camarade ? Et me regardant ensuite : Entre dans ma boutique, ajouta-t-il, et fais-moi voir ce que tu dis être en état de faire ; et en même temps il me chargea d’un bel ouvrage d’argent, commandé par un cardinal. C’était un petit coffre, d’après le dessin de celui de porphyre qui est devant la porte de la Rotonde : je l’enrichis de si belles figures que mon maître le vantait partout comme une pièce qui faisait beaucoup d’honneur à sa boutique. Il devait servir de socle à une salière pour la table du cardinal. Cet ouvrage fut le premier qui m’apporta quelque profit à Rome. Une partie de mon gain fut envoyée à mon père, et l’autre me servit à vivre libre, pour pouvoir dessiner des morceaux d’antiquité, jusqu’à ce que, ma bourse étant vide, je fus obligé de me remettre en boutique pour me procurer un nouveau gain.
« Mon compagnon Baptiste retourna bientôt à Florence ; et quand j’eus achevé des ouvrages qu’on m’avait donnés à faire, j’eus la fantaisie de changer de maître, et je m’engageai avec un certain Milanais appelé maître Pagalo Arsago. Firenzola eut à ce sujet une grande querelle avec lui, et lui tint, en ma présence, mille propos injurieux ; mais je pris sa défense, en disant que j’étais né libre, que je voulais vivre de même, et travailler chez qui je voudrais, pourvu que je ne fisse tort à personne ; que je m’étais d’ailleurs acquitté avec lui.
« Arsago ajouta qu’il ne m’avait point appelé, et que je pouvais rester où il me plairait. Fort bien, dit Firenzola, je ne lui demande rien ; mais que je ne le voie de ma vie. Alors je lui demandai de l’argent qu’il me devait : mais sa réponse fut de se moquer de moi. Hé bien, sachez, lui dis-je, que si j’ai su me servir de mes outils pour faire les ouvrages que vous m’avez commandés, je saurai me servir de mon épée pour me les faire payer. Ces paroles furent entendues par Antoine de Saint-Marin, le premier orfèvre de Rome. Il écouta mes raisons, prit ma défense, et me fit payer. La querelle fut assez vive, car Firenzola était un ferrailleur ; mais j’avais pour moi la justice, appuyée par mon courage. Nous fûmes amis depuis, et je fus parrain de l’un de ses enfants.
« Je gagnai beaucoup d’argent avec Arsago, et j’en envoyais toujours une partie à mon père. Au bout de deux ans, je retournai à Florence à sa prière, et je me plaçai de nouveau chez Salimberi, auprès duquel je faisais bien mes affaires. Je repris mes liaisons avec François di Philippo ; car ma maudite flûte me laissait toujours quelques moments de nuit et de jour pour dessiner. Je fis dans ce temps-là une boucle d’argent qui fermait une ceinture large de trois doigts, dont se paraient les nouvelles mariées. Elle était ornée de petites figures à demi-relief ; et quoiqu’elle me fût mal payée, l’honneur que me fit cet ouvrage fut au-dessus du prix de sa façon. »
VI
Le dominicain Savonarola, ennemi des Médicis, et cherchant la faveur du peuple, le fit condamner et bannir de nouveau pour une rixe où il avait joué du poignard contre une bande de jeunes Florentins. Il partit pour Rome sans argent et sans recommandation, avec son courage, son talent déjà divin et sa verve d’artiste pour tout avenir. Arrivé à Rome au moment du conclave qui venait d’élever à la papauté Clément VII, il y entra comme apprenti dans la boutique du fameux orfèvre nommé Santi. Santi venait de mourir, laissant son atelier à son fils ; son premier ouvrier, nommé Lucagnolo, gouvernait la maison. Benvenuto commença par travailler pour un évêque espagnol, mais son ambition, qui grandissait avec son talent, continuait toujours au-delà de sa fortune. Il osa s’introduire dans la Farnesina, charmant palais de plaisance que les Chigi, fameux banquiers romains, faisaient construire et décorer par Raphaël.
J’y copiais, dit-il, pour me former la main et le goût, les chefs-d’œuvre de l’histoire de Galatée dont Raphaël embellissait les murailles.
« La femme de Sigismond Chigi, qui était fort belle et fort aimable, me voyant souvent dans sa maison, s’approcha un jour de moi, et, me regardant dessiner, me demanda si j’étais peintre ou sculpteur. Je suis orfèvre, lui dis-je. Oh ! c’est trop bien pour un orfèvre, me répondit-elle ; et, s’étant fait apporter par sa femme de chambre un lis composé de magnifiques diamants montés sur or, elle me le montra et voulut me le faire estimer. Je lui dis qu’il valait huit cents écus. Vous l’avez fort bien estimé, me dit-elle ; auriez-vous le courage de me monter ces diamants d’une manière plus nouvelle ? Volontiers, madame, lui répondis-je ; et sur-le-champ je lui en fis un petit dessin, et je le fis d’autant mieux, que je prenais plaisir à m’entretenir avec une si belle et si aimable personne.
« Comme je l’achevais, survint une belle Romaine, qui lui demanda ce qu’elle faisait. Je me plais, répondit Mme Chigi, à regarder dessiner ce jeune homme, qui est aussi bon qu’il est beau.
« Ces paroles me firent un peu rougir, mais me donnèrent la hardiesse de dire que, quel que je fusse, je serais toujours prêt à la servir. Alors elle me donna son lis de diamants, avec deux écus d’or, en me recommandant de lui garder le vieux or sur lequel ils étaient montés. Si j’étais ce jeune homme, dit la dame romaine, je me sauverais avec ce trésor. Mais Mme Chigi lui répondit que rarement les vertus habitaient avec les vices, et que, si je faisais pareille chose, je démentirais le visage d’honnête homme que j’avais ; ensuite, prenant sous le bras son amie : Adieu, me dit-elle avec un aimable sourire ; adieu, Benvenuto !
« Je restai encore quelques moments chez M. Chigi, pour terminer un dessin de la figure de Jupiter d’après Raphaël ; ensuite je partis pour travailler à un petit modèle de cire, pour le lis de Mme Porcie, c’était son nom, que j’allai bientôt lui faire voir. La belle Romaine était avec elle ; elles furent toutes deux parfaitement contentes de mon ouvrage, et je leur promis de faire encore mieux, tant leurs éloges flattèrent mon cœur ; de sorte que le lis fut monté en douze jours, et, avec les ornements dont je l’entourai, les brillants parurent infiniment plus beaux.
« Pendant que j’y travaillais, Lucagnolo, dont je viens de parler, se moquait de moi, et me disait que je gagnerais beaucoup plus à faire de beaux vases d’argent ; je lui soutenais le contraire. Hé bien, tu verras, me dit-il : nous avons commencé en même temps ; toi ton joyau, et moi mon vase d’argent ; ils seront achevés à peu près au même moment, tu verras lequel nous donnera plus de profit. Je suis bien aise, lui dis-je, de faire cette épreuve avec un aussi habile homme que toi, et tu jugeras qui se trompe de nous deux. À ces mots nous nous mîmes au travail à l’envi l’un de l’autre.
« Lucagnolo termina en même temps que moi son grand vase pour le pape, où il mettait, étant à table, le superflu de son assiette, meuble plus fait pour la magnificence que pour la nécessité. Le vase avait deux anses ornées de figures et de feuillages, parfaitement travaillés, et c’était le plus beau que j’eusse encore vu.
« Hé bien, me dit alors Lucagnolo, conviens-tu que j’avais raison ? Nous verrons bientôt qui aura le plus gagné ; et il porta son vase au pape, qui lui fit payer le prix que méritent ces sortes d’ouvrages, dont Lucagnolo parut fort satisfait. Moi, je portai mon lis à l’aimable Chigi, qui en fut émerveillée, et me dit que j’avais surpassé tout ce que j’avais promis ; en ajoutant que je pouvais demander tout ce que je voudrais ; que, me donnât-elle un château, ce qui était au-dessus de son pouvoir, elle croirait ne pas assez payer mon travail. Tout ce que j’exige, lui répondis-je en riant, c’est que vous soyez contente de moi. Se tournant alors vers son amie : Vous voyez, dit-elle, que j’avais bien jugé ce jeune homme. Mon cher Benvenuto, ajouta-t-elle, avez-vous ouï dire que, lorsque le pauvre donne au riche, le diable rit ? Hé bien, Madame, je veux voir comment il fait quand il rit. Non, non, dit-elle, je ne veux pas lui faire ce plaisir. Retourné à ma boutique, je vis Lucagnolo avec un gros sac d’argent que son vase avait produit : Nous verrons, me dit-il, en me le montrant, si ton joyau t’en produira autant. — Patience, lui répondis-je, donne-moi deux jours seulement.
« Le lendemain, l’intendant de Mme Chigi m’apporta de sa part une bourse pleine d’or, en me disant, entre autres choses agréables, qu’elle ne voulait pas que le diable pût en rire ; que ce qu’elle m’envoyait n’était pas l’entier payement de mon ouvrage. Lucagnolo, impatient de savoir ce que j’avais reçu, en présence de ses garçons et d’autres voisins qui étaient curieux de voir la fin de notre contestation, prit son sac avec un sourire moqueur, et le versant avec grand bruit sur l’atelier, nous fit voir vingt-cinq écus de monnaie : moi qui étais piqué des cris d’étonnement de la compagnie, et de ses mauvaises plaisanteries, j’entrouvris mon sac ; et, voyant qu’il était rempli d’or, les yeux baissés, sans dire mot, je le soulevai en l’air avec deux mains ; et le faisant bruire comme la trémie d’un moulin, j’en fis sortir en or la moitié plus d’argent que lui ; de sorte que ceux qui d’avance se moquaient de moi se mirent à crier : Lucagnolo, la monnaie de Benvenuto est plus belle que la tienne ! Je crus que celui-ci en mourrait de honte et de jalousie ; et quoiqu’il lui revînt le tiers de cet argent, comme maître de la boutique, cette dernière passion fit plus d’effet sur lui que l’avarice. Hé bien, dit-il, puisque l’on gagne tant à faire de ces bêtises, je ne veux plus faire autre chose. — Il te sera plus difficile, lui répondis-je en colère, de faire de ces choses, qu’à moi des vases comme les tiens, et je te le ferai voir. Tous les témoins de cette scène lui donnèrent tort à haute voix, le regardant comme un grossier qu’il était, et faisant l’éloge de ma franchise.
VII
« Le lendemain, j’allai remercier Mme Chigi, et je lui dis que, loin de faire rire le diable, elle l’avait fait renier Dieu une seconde fois ; ce qui fut entre nous un sujet de plaisanterie. Elle me donna ensuite d’autres ouvrages, et nous nous quittâmes fort contents l’un de l’autre. »
Mécontent de Lucagnolo, il travailla chez un autre maître à son profit personnel. Son goût pour la flûte lui procura un apprenti et l’occasion d’un heureux mariage.
« Quand j’étais occupé de mon vase, j’avais pris, malgré moi, un jeune apprenti pour faire plaisir à des amis. Il avait quatorze ans, et se nommait Paulin. Il était fils d’un Romain qui vivait de ses rentes. C’était le plus beau et le plus honnête enfant que l’on pût voir. Pour faire épanouir sa charmante figure un peu mélancolique, je jouais souvent de la flûte. Il y prenait tant de plaisir, et son visage alors s’embellissait de tant de charmes, qu’il surpassait tout ce que les Grecs racontent de leurs divinités. Il avait une sœur nommée Faustine, aussi belle que lui. Leur père, qui, je crois, aurait voulu me faire son gendre, me menait souvent avec eux à sa campagne, où, pour les amuser, je jouais de la flûte plus que je ne faisais auparavant.
« Dans ce temps-là, un musicien de la chapelle du pape, Jean Jacomo de Césène, me fit prier par Laurent, trombone de Lucques, de vouloir l’aider à exécuter quelques morceaux choisis, le jour de la fête de Sa Sainteté. Quoique j’eusse le plus ardent désir de finir mon vase, je promis néanmoins de le contenter, tant pour mon propre plaisir que pour tenir parole à mon père. Nous nous y préparâmes huit jours à l’avance ; et le 1er août, pendant que le pape dînait, nous exécutâmes ces morceaux de choix qui lui plurent tellement qu’il avoua n’avoir jamais entendu de si belle musique. Il demanda à J. Jacomo où il avait trouvé un si excellent joueur de flûte. Celui-ci lui dit mon nom : c’est donc le fils de maître Jean Cellini, répondit le pape ? Et alors, sachant qui j’étais, il voulut m’avoir à son service. Je doute qu’il veuille y consentir, reprit J. Jacomo : il est orfèvre, et il travaille admirablement dans son art ; ce qui lui vaut mieux que d’être musicien. Je le veux encore davantage, dit le pape, puisqu’il a ce talent de plus. Je lui donnerai les mêmes gages qu’à vous, et je le ferai travailler pour moi de son autre métier. À ces mots, il tendit la main, et lui donna une bourse de cent écus d’or, en lui recommandant de m’en donner ma part.
« Jacomo vint à nous, et nous répéta de point en point ce que le pape lui avait dit ; ensuite il partagea, entre huit que nous étions, les cent écus d’or, en me disant qu’il allait m’inscrire dans leur compagnie. Laissez passer aujourd’hui, lui dis-je ; demain vous aurez ma réponse.
« Je réfléchissais sur cette proposition qui, étant acceptée, contrariait infiniment mon goût pour mon métier. La nuit suivante, mon père m’apparut en songe ; il me disait avec des larmes pleines de tendresse : Au nom de Dieu, mon fils, entre dans la musique du pape ! et il me semblait que je lui répondais : Mon cher père, cela m’est impossible. Alors il prit une figure terrible, en ajoutant : Choisis donc entre ma malédiction paternelle et ma bénédiction.
« M’étant éveillé, je fus si effrayé que je courus me faire inscrire dans les musiciens de Sa Sainteté. Depuis, j’écrivis mon songe à mon père, qui faillit en mourir de joie, et qui, quelque temps après, me fit savoir qu’il avait fait un songe tout semblable. D’après cette satisfaction que je lui avais donnée, il me semblait que tout dût me réussir ; et je m’occupai du vase que j’avais commencé pour l’évêque de Salamanque.
« C’était un homme fort riche et fort magnifique, mais difficile à contenter. Il envoyait tous les jours savoir ce que je faisais ; et lorsque celui qu’il envoyait ne me trouvait point à la maison, il venait lui-même fort en colère me menacer de m’ôter son vase et de le donner à un autre. C’était ma maudite flûte qui était la cause de ces retards ; mais je travaillai nuit et jour, et je fus bientôt en état de le lui montrer ; ce dont je me repentis ensuite, tant il avait la rage de le voir achevé. J’en vins à bout dans trois mois, et je l’ornai de figures et de feuillages si bien imités qu’il n’y avait qu’à admirer. Je l’envoyai à Lucagnolo pour le lui faire voir, par le jeune Paulin, qui lui dit avec beaucoup de grâce : M. Lucagnolo, Benvenuto vous envoie ce qu’il avait promis de faire, et il attend que vous lui montriez quelques-unes de ces bêtises que vous avez promis de faire de votre côté. Lucagnolo le prit par la main, le regarda beaucoup, et lui répondit : Mon bel enfant, dis à ton maître qu’il est un fort habile homme, et que je le prie de tout oublier, et de vouloir être mon ami !
« Paulin s’acquitta parfaitement de son ambassade, et je fis porter le vase à l’évêque, qui voulut le faire estimer. Lucagnolo, qu’il consulta, surpassa les éloges que j’attendais de lui ; et le prélat, en prenant le vase, dit à l’Espagnol : Je jure Dieu que je veux être autant de temps à le payer qu’il en a mis à le faire.
« Je fus très mécontent de ces paroles, et je maudis toute l’Espagne et tous ceux qui lui voulaient du bien. Parmi les ornements de ce vase, il y avait un couvercle subtilement travaillé, qui, par le moyen d’un ressort, se tenait debout sur son ouverture. Monseigneur le faisant voir un jour, par vanité, à ses Espagnols, l’un d’eux, en son absence, le mania si grossièrement qu’il cassa le ressort. Honteux de sa sottise, il pria le maître d’hôtel de me l’apporter pour le raccommoder sur-le-champ, de manière que l’évêque ne s’en aperçût pas ; ce que je fis en quelques heures. Celui qui me l’avait apporté vint tout en sueur pour le reprendre, disant que son maître l’avait demandé pour le montrer à quelques personnes. Vite, vite, donnez-le-moi, me disait-il, en me laissant à peine le temps de parler. Moi qui voulais ne pas le rendre, je lui répondis que je n’étais point pressé. Ces mots le mirent tellement en fureur qu’il mit la main à son épée ; je pris une arme de mon côté, en disant hardiment à cet homme que ce vase ne sortirait point de ma boutique qu’il ne fût payé, et qu’il allât le dire à son maître. Ne pouvant rien obtenir par la force, il eut recours aux supplications, en me certifiant qu’il m’en apporterait le prix le plus tôt possible ; mais je fus inébranlable. À la fin, il me menaça de venir avec tant d’Espagnols qu’il aurait raison de moi, et me quitta en courant.
« Moi qui craignais quelque mauvais coup de la part de ces gens-là, je résolus de me défendre, et je mis mon arquebuse en état ; ils refusent, me disais-je, de me donner le prix de mon travail, et ils veulent encore ma vie !
« Je vis bientôt venir plusieurs Espagnols avec cet homme à leur tête, fiers comme ils le sont tous, et qui leur criait d’entrer de force chez moi ; mais je leur montrai la bouche de mon canon prêt à faire feu, en les traitant de voleurs et d’assassins, et en leur disant que le premier qui s’approcherait était mort : ce qui fit tellement peur à leur chef qu’il piqua de l’éperon un genêt d’Espagne sur lequel il était monté, et qu’il prit la fuite à toute bride.
« Tous les voisins accoururent à ce tapage, et quelques gentilshommes romains qui passaient criaient : Tuez, tuez ces scélérats, et nous vous aiderons ! Ces paroles effrayèrent tellement le reste de la troupe, qu’elle suivit l’exemple du majordome.
« Ils racontèrent à Monseigneur tout ce qui s’était passé ; et celui-ci leur répondit avec son arrogance ordinaire, qu’ils avaient mal fait de se porter à cet excès ; mais que, puisqu’ils avaient commencé, ils auraient dû finir. Il me fit dire ensuite de lui porter son vase, et qu’il me le payerait bien, sinon qu’il me ferait donner sur les oreilles. Ses menaces ne m’épouvantèrent point, et ma réponse fut que j’allais en instruire le pape. Sa colère et mes craintes étant passées, je lui portai son vase, sur la parole de quelques gentilshommes, et avec la certitude qu’il me serait payé. Cependant je me munis d’un poignard et de ma cotte de mailles.
« J’entrai chez Monseigneur, suivi du jeune Paulin qui portait le vase : il avait fait mettre tous ses gens en haie sur notre passage, et il nous fallut traverser cette espèce de zodiaque, où l’un représentait le Lion, l’autre le Scorpion, l’autre le Cancer, pour arriver jusqu’à lui. Comme Espagnol qu’il était, il me balbutia encore quelques paroles impertinentes ; mais je le regardai en levant la tête, et sans lui répondre un mot, ce qui redoubla son courroux. Alors, m’ayant fait apporter du papier : Écrivez de votre main, me dit-il, que vous avez reçu le prix du vase, et que vous êtes content. Volontiers, lui répondis-je, quand je serai payé. À ces mots, sa fureur s’exhala encore en menaces, mais enfin il me satisfit ; je lui donnai un billet signé de ma main, et je le quittai. Le pape Clément, qui avait vu mon vase, rit beaucoup de cette scène qui lui fut rapportée, et déclara hautement qu’il me voulait beaucoup de bien ; ce qui rabattit beaucoup la fierté de mon Espagnol. Il voulut alors se réconcilier avec moi, en m’envoyant le peintre dont j’ai parlé, et me promettant d’autres ouvrages à lui faire ; mais je lui dis que je travaillerais volontiers pour lui, à condition qu’il me payerait d’avance. Ces choses furent encore redites au pape, qui en étouffa de rire avec le cardinal Cibo, auquel il raconta notre querelle ; et se tournant ensuite vers son ministre, il lui recommanda de me faire travailler pour le palais. Le cardinal voulut que je lui fisse un vase plus grand que celui de l’évêque. Les cardinaux Cornaro, Ridolfi, Salviati et plusieurs autres me donnèrent aussi leur pratique, et je gagnais tout ce que je voulais. Mme Chigi me conseilla dans ce temps-là d’avoir une boutique à moi seul. Cette aimable dame me faisait toujours faire quelque chose pour elle, et son amitié me donna quelque renom parmi le monde. »
Chacune de ces pages de Cellini est attendrie par un de ces retours de cœur vers son vieux père, qui montrent en lui une tendresse égale à sa fougue.
La peste se déclare à Rome ; il emploie ces jours de deuil et de loisir forcés à des fouilles et à des imitations de l’antique. Les grands artistes se réunissent pour fêter, dans une orgie peu décente, la fin de la maladie. Michel-Ange, que ses années devaient rendre plus sage, les convie à une véritable orgie, qui donne une idée des mœurs licencieuses de l’époque.
« La peste avait cessé dans Rome, et tous ceux qu’elle avait épargnés se félicitaient, s’embrassaient ; ce qui fut l’origine d’une société d’artistes les plus renommés de la ville, dont Michel-Ange fut le fondateur. Cet homme était le premier de son état ; mais il aimait le plaisir et la joie : c’était le plus vieux par les années, et le plus jeune par la gaieté. Nous nous trouvions ensemble au moins deux fois la semaine. Le peintre Jules Romain, et Jean Francisco, disciple de Raphaël, étaient de nos amis. Un jour, nous trouvant assemblés, nous convînmes de nous réunir le dimanche suivant dans la maison de Michel-Ange, pour y célébrer un grand festin. Il fut dit que chacun y mènerait sa corneille 9, et que celui qui manquerait à cette obligation payerait un bon dîner ; il fallait s’en pourvoir d’une, si l’on n’en avait point, pour ne pas payer cette amende. Je comptais y mener une certaine Penthésilée, fort belle fille, qui m’aimait beaucoup ; mais je fus obligé de la céder à Bacchiacca, mon ami intime, qui était fort épris d’elle ; ce qui m’attira de la part de cette fille, piquée de ce que je l’avais cédée avec tant de légèreté, une vengeance dont je parlerai en son lieu.
« Cependant l’heure du repas approchait, chacun était pourvu de sa corneille, et je n’en avais point ; ce qui me tenait à cœur, c’était de me faire accompagner dans cette brillante société par quelque corneille qui ne me déshonorât point à ses yeux. J’imaginai une plaisanterie qui devait augmenter la joie du festin, et je fis choix d’un jeune garçon de seize ans, fils d’un ouvrier en laiton, mon voisin, qui avait le teint le plus vermeil, et dont la figure surpassait celle d’Antinoüs, tellement qu’il m’avait souvent servi de modèle. Ce jeune homme n’était connu de personne, était ordinairement mal vêtu, et sortait peu de sa maison, s’appliquant continuellement à l’étude du latin.
« Je le fis appeler et consentir à prendre des habits de femme, que j’avais fait préparer tout exprès, et qui lui allèrent à merveille. J’ornai son cou, ses oreilles et ses doigts des plus beaux joyaux que j’eusse dans mes armoires ; et, le tirant par une oreille, je l’amenai devant un grand miroir. Diego, il se nommait ainsi, s’écria en se voyant si beau : Oh Dieu ! est-ce bien moi que je vois ? Toi-même, lui répondis-je. Je ne t’ai jamais demandé aucune complaisance ; mais je veux du moins que tu m’accordes celle-ci, qui est que tu viennes avec moi dans une société honnête, dont je t’ai souvent parlé, habillé comme tu l’es maintenant. Ce jeune homme vertueux et sage baissa les yeux, et garda un moment le silence ; puis il me dit avec assurance : Je le veux bien, marchons ! Je le couvris d’un grand voile qui s’appelle à Rome un manteau d’été, et nous allâmes au rendez-vous. Dès qu’on nous aperçut, tout le monde nous vint au-devant ; Michel-Ange était entre Jules et Jean Francisco. Quand j’eus soulevé le voile de Diego, Michel-Ange, qui était facétieux, mit ses mains, l’une sur celui-ci, et l’autre sur celui-là, leur fit courber la tête, et, se mettant à genoux lui-même : Miséricorde ! s’écria-t-il, faites venir tout le monde ; voilà, voilà un ange qui descend du paradis ! quoiqu’on les fasse tous masculins, il est aussi, vous le voyez, des anges femelles. Belle Angeline ! sauve-moi, bénis-moi ! Quand il eut achevé ses folies, cette belle créature leva la main, et lui donna une bénédiction papale. Alors Michel-Ange s’étant redressé : On baise, dit-il, les pieds au pape ; mais on baise les joues aux anges. Diego rougit beaucoup, et sa beauté s’accrut d’une façon merveilleuse. Étant entrés dans le salon, nous y trouvâmes plusieurs sonnets10 que chacun de nous avait faits et envoyés à Michel-Ange ; il les lut tous les uns après les autres, et sa manière de les lire les fit paraître plus beaux. Il se passa encore d’autres particularités sur lesquelles je ne m’étendrai point ; je dirai seulement que l’admirable Jules Romain, en regardant l’un de nous qui était près de lui, plus occupé que les autres des beautés qu’il avait devant les yeux, se tourna vers Michel-Ange, et lui dit : Mon cher Michel-Ange, votre nom de corneille est bien appliqué à ces dames, quoiqu’elles soient moins belles que le beau paon qui se déploie devant elles. La table étant servie, Jules voulut nous assigner à chacun notre place, et me donner celle du milieu, parce que je la méritais.
« Derrière les dames était un espalier de jasmins naturels, qui faisait tellement ressortir leur beauté, et surtout celle de Diego, qu’il m’est impossible de l’exprimer ; c’est ainsi que nous fîmes la meilleure chère du monde. Après le repas, on fit un peu de musique dans laquelle mon charmant Diego demanda à faire sa partie, et il s’en acquitta si parfaitement que Jules et Michel-Ange ne riaient plus, mais en étaient dans une sorte d’extase. Après la musique, un certain Aurelio d’Ascoli, grand improvisateur, fit un magnifique éloge des femmes. Pendant qu’il chantait, deux d’entre elles, voisines de mon beau jeune homme, ne cessaient de babiller : l’une lui demandait depuis quand elle allait dans le monde ? l’autre, depuis quand elle était à Rome, et avec moi ? quelles étaient ses connaissances ? et lui faisaient mille autres questions impertinentes. Elles soupçonnèrent alors qu’il était homme. Sur-le-champ tout le monde se mit à crier en éclatant de rire, et le fier Michel-Ange demanda la permission de me donner une pénitence ; ce qui lui étant accordé, il dit à haute voix : Vive Benvenuto ! vive Benvenuto ! pour nous avoir agréablement trompés. Ainsi finit cette journée amusante. »
Benvenuto trahi bientôt après par cette courtisane Penthésilée que Pulci, de Florence, lui avait enlevée, Benvenuto se bat contre Pulci et douze estafiers à cheval qui les accompagnaient. Jeune, fort, intrépide, il renverse une partie de cette escorte ; Pulci, en caracolant devant la porte de Penthésilée, se casse la jambe, et meurt de sa blessure. Benvenuto est obligé de se cacher chez un seigneur napolitain, brave entre les braves.
VIII
Cependant sa renommée de bravoure le fait rechercher par la grande famille des Colonna, amie des Médicis, à l’époque où le connétable de Bourbon vient assiéger Rome. Les bravi, espèce de héros volontaires, faisaient alors le nerf des guerres italiennes. Le pape menacé accepte le secours de Benvenuto et d’une compagnie de cinquante bravi enrégimentés et soldés par les Colonna. Instruit et exercé dans l’art, encore récent, de l’artillerie, Benvenuto s’enferme dans le château Saint-Ange, citadelle des papes attenante au Vatican.
Le connétable de Bourbon était déjà aux portes de la ville.
« Nous nous portons, dit Benvenuto, au Campo Santo (cimetière), et de là nous vîmes l’armée du connétable qui faisait ses efforts pour pénétrer dans la ville de ce côté-là. Il avait déjà perdu plusieurs de ses gens, et le combat y était terrible. Je me tournai alors vers Alexandre, c’était le nom de Delbène, et je lui dis : Allons-nous-en, car il n’y a pas de remède. Vous voyez que les uns montent d’un côté, et que ceux-ci fuient de l’autre. Alexandre, effrayé, me répondit : Plût à Dieu que nous ne fussions pas venus ici ! Cependant, repris-je, puisque vous m’y avez amené, je veux faire un coup de ma façon : je tournai alors mon arquebuse vers l’endroit où le combat était le plus animé, et je visai un homme qui était plus élevé que les autres. J’ignore s’il était à pied ou à cheval, à cause de la fumée qui m’empêchait de distinguer les objets bien nettement. Je dis ensuite à Alexandre et aux deux autres d’apprêter leurs armes, et je les postai de manière qu’on ne pouvait les atteindre du dehors. Après que nous eûmes fait notre feu, je me haussai sur la muraille, et je vis parmi les ennemis un tumulte extraordinaire ; c’est que le connétable était tombé sous nos coups, comme nous l’apprîmes dans la suite. Étant sortis de là, nous nous en allâmes à travers le Campo Santo, et l’église de Saint-Pierre ; et, par le derrière de celle de Saint-Ange, nous arrivâmes, non sans beaucoup de peine, à la porte du château. Là, Rienzo de Cerri et Laurent Baglioni tuaient tous ceux qui fuyaient devant les ennemis qui étaient déjà entrés dans Rome. Le capitaine du château voulant faire tomber la Sarrasine, nous eûmes le temps de nous y glisser tous les quatre.
« Sur-le-champ le capitaine Pallone de Médicis s’empara de moi, parce que j’étais de la maison du pape, et me força de quitter Delbène : ce que je fis malgré moi. J’étais déjà dans le fort, lorsque le pape y entrait par le corridor du château ; car il n’avait pas voulu partir plus tôt du palais de Saint-Pierre, ne pouvant s’imaginer que les Impériaux osassent entrer dans Rome.
« Bientôt je vis quelques pièces d’artillerie qui étaient sous la garde d’un bombardier de Florence, nommé Juliano. Il se désolait de voir, du haut des fortifications, sa pauvre maison saccagée, et sa femme et ses enfants au pouvoir des ennemis : de sorte qu’il n’osait faire son devoir, de peur de tirer sur eux. Il avait jeté sa mèche tout allumée par terre, et se déchirait la figure, en pleurant à chaudes larmes ; ce que faisaient aussi les autres bombardiers. À l’aspect de ce désordre, j’appelai à mon aide quelques hommes moins alarmés que ceux-là : prenant ensuite une mèche à la main, je tournai la bouche de quelques pièces où il le fallait, et je mis à bas plusieurs soldats ennemis ; sans cela, une partie de ceux qui étaient entrés dans la ville le matin se dirigeait vers le château, et il était possible qu’elle y eût pénétré. J’y faisais un feu continuel ; ce qui m’attirait les bénédictions de plusieurs cardinaux et seigneurs qui me regardaient. Enfin, ce jour-là, je sauvai le château, et je vins à bout, par mon exemple, de remettre à l’ouvrage les bombardiers qui s’en éloignaient. Cet exercice m’occupa tout le jour. Le pape ayant nommé le seigneur Santa-Croce chef de son artillerie, il entra dans le fort sur le soir, au moment où l’armée entrait dans Rome par le quartier des Transtéverins. La première opération qu’il fit fut de venir à moi, de me faire beaucoup de caresses, et de me donner cinq bonnes pièces d’artillerie, qui furent placées sur le lieu le plus élevé qu’on appelle l’Ange. C’est une plate-forme qui fait le tour du château, d’où l’on voit Rome et les prés de revers. J’eus plusieurs bombardiers sous mes ordres : il m’assigna une paye et des vivres, et me recommanda de continuer comme j’avais commencé.
« La nuit venue, et les ennemis entrés dans Rome, moi, qui ai toujours aimé les choses nouvelles, je me plaisais à considérer le désordre d’une ville prise d’assaut, ce que je voyais du point où j’étais, beaucoup mieux que ceux qui étaient dans le château. Je fis jouer mes pièces de canon sans relâche pendant un mois entier que nous fûmes assiégés, et il m’arriva des choses dignes d’être racontées ; mais j’en laisserai une partie pour n’être pas long, et ne pas trop m’éloigner de mon sujet principal. »
IX
Le pape, ébloui de ses services, vint plusieurs fois le visiter à son poste. Il lui démontra une fois la portée de ses pièces en coupant en deux un colonel espagnol qu’il prit pour but à sa couleuvrine. Puis, se jetant à ses pieds, il lui demanda de lui accorder le pardon des homicides commis par lui pour le service de l’Église.
La paix de Rome avec l’Espagne fit licencier Benvenuto ; il revint à Florence la bourse pleine, avec un bon cheval et un page. Son père faillit mourir de joie de le revoir sauvé, riche et puissant. Le père et deux de ses sœurs l’engageaient à aller à Mantoue pour éviter la peste qui commençait à consterner Florence ; il remonte à cheval et leur obéit. Il y retrouve Jules Romain, l’élève bien-aimé de Raphaël, qui rend hommage à son prodigieux talent ; mais le mauvais climat de Mantoue le dégoûta de ce séjour, il revint à Florence. Son père était mort de la peste ; il ne retrouve que sa sœur Reparata mariée, et qui le reconnaît avec une tendresse qui fera l’occupation et le souci du reste de sa vie. Il repart pour Rome ; il y retrouve ses amis les bravi et les artistes.
L’audience qu’il reçoit du pape le jeudi saint, pour être relevé de l’excommunication, est une des circonstances les plus pittoresques de ses Mémoires :
« Nous nous acheminâmes donc vers le palais, c’était un jeudi saint ; et, comme il y était connu, et moi attendu, nous fûmes introduits dans la chambre du pape sans attendre l’audience. Il était un peu malade, et il avait à côté de lui M. Salviati et l’archevêque de Capoue. Ma présence parut le réjouir beaucoup : je m’approchai de lui avec respect, je lui baisai les pieds ; et, voyant que j’avais à lui parler de choses importantes, il fit un signe de la main pour qu’on se retirât ; et je lui parlai ainsi :
« Très-Saint-Père, depuis le sac de Rome, je n’ai pu ni me confesser, ni recevoir la communion, parce qu’on n’a point voulu m’absoudre. La raison en est que, lorsque j’eus fondu l’or de vos joyaux et celui de votre tiare, le cavalier que vous aviez chargé de me récompenser de toutes mes peines me paya avec des sottises. Me voyant sans ressource pour retourner chez moi, j’eus recours aux cendres de cet or, d’où j’en tirai à peu près une livre et demie, avec intention de vous le rendre, quand je le pourrais. Je suis à présent aux pieds de Votre Sainteté, qui est le véritable confesseur, et je la supplie de me pardonner, et de me permettre de me confesser et de communier, pour que je puisse obtenir la grâce de Dieu. Le pape alors, en poussant des soupirs que lui causait peut-être le souvenir de ses malheurs passés, prononça ces paroles : Benvenuto, je crois ce que tu me dis, et t’absous de ce péché et de tous ceux que tu peux avoir commis, m’eusses-tu pris la valeur d’une de mes trois couronnes. — Très-Saint-Père, lui répondis-je, je n’ai pas pris autre chose, et cela ne vaut pas cent cinquante ducats, qui, joints à pareille somme que j’obtins de la monnaie de Pérouse, me servirent pour aller porter du secours à mon vieux et malheureux père. — Ton père était un fort honnête homme, reprit le pape, et tu lui ressembles ! Je suis fâché de n’avoir pu mieux reconnaître tes services dans le temps, et j’aurais voulu que cet or fût d’un prix plus considérable : va donc te confesser, si tu n’as pas d’autres péchés qui me regardent ; et, quand tu auras reçu la communion, viens me retrouver, parce que je te veux beaucoup de bien.
« Quand j’eus fini avec le pape, M. Salviati et l’archevêque se rapprochèrent ; il leur parla de moi en termes les plus obligeants, et recommanda à ce dernier de m’absoudre de tous mes péchés, et de me faire toutes les caresses possibles, ce qu’il avait déjà fait lui-même.
« Quand je sortis du palais avec Jacopin, il témoigna beaucoup de curiosité pour savoir ce que j’avais dit à Sa Sainteté. Il me le demanda deux ou trois fois ; mais je lui répondis que je ne voulais pas le dire, parce que cela ne le regardait point. J’allai ensuite m’acquitter de mes devoirs chrétiens, et, les fêtes passées, je retournai auprès du pape. Il me reçut aussi bien que la première fois, et me dit que, si j’étais arrivé plus tôt, il m’aurait fait refaire les couronnes que nous avions mises en pièces dans le château, mais qu’il me donnerait des ouvrages plus relevés, et dans lesquels je pourrais montrer tout mon talent ; et c’est à l’agrafe de la chape pontificale que je veux te donner à travailler. Il faut qu’elle soit large d’environ huit pouces, et parfaitement ronde. Il y aura Dieu le Père en demi-relief : tu emploieras du mieux possible ce superbe diamant avec d’autres belles pierreries. Caradosso l’a commencée, et ne la finit point. Pour que j’en puisse jouir encore quelquefois, fais-m’en promptement le modèle ; et à l’instant il me fit apporter toutes les richesses dont il voulait l’orner, et qu’il me fit emporter chez moi. »
Le pape le fait surintendant de sa monnaie. Il fait des modèles magnifiques ; il perd son frère d’un coup de poignard dans une rencontre sur le pont Saint-Ange. Il jure de le venger et tue lui-même son meurtrier d’un autre coup de poignard ; le pape lui pardonne et lui donne le conseil de prendre garde à ses ennemis.
« J’ouvris alors une boutique fort belle aux Banchi, vis-à-vis celle de Raphaël. Le pape m’y fit porter tous ses joyaux, au gros diamant près, qu’il avait mis en gage chez un banquier génois, dans un cas de nécessité. J’y tenais cinq compagnons excellents, et ma boutique était brillante d’or, d’argent et de riches pierreries : j’avais un superbe chien à poil long, que le duc Alexandre m’avait donné, et qui, outre qu’il était bon chasseur, était d’une garde sûre pour ma maison. J’avais de plus une belle fille, qui me servait de modèle quand j’en avais besoin, et surveillait toutes mes affaires. Une nuit que je dormais profondément, contre mon ordinaire, un homme qui, sous la qualité d’orfèvre, était venu souvent dans ma boutique, et la trouvait richement garnie, vint pour me voler ; mon chien se jetait sur lui ; mais il se défendait avec son épée, de sorte que cet animal courait çà et là dans toute la maison, entrait dans les chambres de mes garçons, qui étaient ouvertes à cause de la grande chaleur ; et, voyant que ses aboiements ne les réveillaient pas, il leur arrachait les couvertures de leur lit, leur tirait les bras aux uns et aux autres ; et, par les cris épouvantables qu’il faisait, et marchant devant eux, il leur montrait ce qu’ils avaient à faire ; mais ils ne voulaient pas le suivre, et, pour le faire taire, lui jetaient des bâtons dans les jambes ; car ma boutique était toujours éclairée pendant la nuit. Enfin mon chien, perdant l’espoir d’être secondé, se mit seul à combattre le voleur. Il lui déchirait ses habits, le poursuivait dans la rue, et l’aurait, je crois, égorgé, si le voleur n’avait pas demandé du secours à des passants, en les priant de le défendre contre un chien qu’il disait enragé. Ces gens le crurent, et, après beaucoup d’efforts, firent rentrer cet animal dans la maison. Le jour venu, mes malheureux compagnons, étant descendus dans la boutique, la virent entièrement bouleversée, et trouvèrent les armoires ouvertes. Ils poussèrent des cris qui me réveillèrent, et m’avertirent de ce qui venait de se passer. J’en fus tellement épouvanté que je n’eus pas la force d’aller visiter la cassette où étaient renfermés les joyaux du pape. Je leur dis d’aller y voir eux-mêmes ; ils étaient tous en chemise, parce que, s’étant déshabillés dans la boutique, à cause du chaud qu’il faisait, ils y avaient laissé leurs habits, que le voleur avait emportés. Quand ils virent que la cassette n’avait pas été touchée, et que tous les trésors y étaient encore, ils poussèrent des cris de joie, ce qui me rendit toutes mes forces, et me fit remercier Dieu. Je leur dis ensuite d’aller acheter des habits, et que je les payerais. Quand je réfléchis sur cet événement, je fus effrayé de l’idée qu’on pouvait m’accuser moi-même de ce vol, et dire que je l’avais imaginé pour m’emparer des joyaux de Sa Sainteté. Elle l’apprit bientôt par la bouche d’un de ses serviteurs, et par d’autres, qui étaient François de Nero, Zanna, Billioti, son computiste, et l’évêque de Vaison11. Très-Saint-Père, lui dirent-ils, comment avez-vous pu confier tant de richesses à cet écervelé de jeune homme ? — Avez-vous ouï dire, leur répondit le pape, qu’il avait volé quelqu’un ? — C’est, répondit Nero, qu’il n’en a pas eu l’occasion. — Hé bien, riposta le pape, je le tiens encore pour un honnête homme.
« Sans perdre un seul moment, je courus au palais avec ma cassette, pour la porter au pape, que Nero 12 avait depuis entièrement tourné contre moi, en lui mettant mille soupçons dans la tête. Que me veux-tu ! me dit-il avec un regard terrible et une voix altérée. — Je vous apporte, lui dis-je, vos joyaux, où il ne manque rien. Alors le pape, tranquillisé, me répondit : En ce cas, tu es bienvenu. Tandis qu’il faisait le compte de ses joyaux, je lui racontais mon aventure malheureuse en présence de celui qui m’avait accusé. Ensuite le pape, après m’avoir regardé plusieurs fois attentivement, se mit à rire de tout ce que je lui avais dit, et me recommanda d’être toujours honnête homme, comme je l’avais été jusqu’alors. »
X
Dans son retour à Rome, Benvenuto eut une aventure.
Il devint éperdument épris de la fille d’une courtisane sicilienne. En apprenant le départ de cette fille pour son pays, il s’échappa comme un insensé de Rome pour la poursuivre. Arrivé à quelque distance de Naples, il la retrouve dans une hôtellerie et la perd de nouveau. C’est tout à fait une aventure d’Arioste, et qui, comme celle de ce poète, n’a pas de suite dans la vie de ce héros. Mais cet amour de rencontre est agréablement raconté.
« En quittant Naples, je cachai mon argent sur mon dos, à cause des voleurs, qui ne sont point rares dans ce pays. À la Selciata, je me défendis contre eux avec beaucoup de courage, et je m’en débarrassai. Quelques jours après, ayant laissé Solosmeo au mont Cassin, j’allai dîner à l’hôtellerie des Adannani. Près de là, je voulus tirer quelques oiseaux avec mon arquebuse ; un petit fer qui s’y trouvait me déchira la main droite ; et, sans ressentir beaucoup de mal, ma main versait beaucoup de sang.
« Étant entré dans l’hôtellerie, je montai dans une chambre où se trouvaient à table plusieurs gentilshommes, et une dame de la plus rare beauté. Derrière moi était un jeune domestique que j’avais, qui me suivait avec une pertuisane au bras. Cette arme, le sang que je versais, et notre accoutrement, leur firent une peur effroyable, d’autant plus que ce lieu était un nid à voleurs. Ils se levèrent de table, et me prièrent de leur prêter secours ; mais je leur dis en riant qu’ils n’avaient rien à craindre, et que j’étais homme à pouvoir les défendre ; que je leur demandais seulement leurs bons offices pour bander ma blessure. Cette belle dame m’offrit aussitôt son mouchoir brodé d’or ; et, comme je le refusais, elle le déchira par le milieu, et voulut elle-même m’en envelopper la main. Nous dinâmes ensuite fort tranquillement. Après le dîner, nous montâmes à cheval, et nous voyageâmes de compagnie. La peur n’était pas encore passée ; et ces messieurs, qui restaient en arrière, me prièrent de marcher à côté de leur dame. Je fis signe alors à mon valet de s’éloigner un peu de nous, et nous eûmes le temps et la facilité de nous dire de ces douceurs qu’on ne trouve point chez le marchand. C’est ainsi que je fis le voyage le plus agréable de ma vie. »
Avant d’aller en prison, il eut un différend, pour une bagatelle, avec un gentilhomme
du cardinal Santa-Fiore, et il voulut lui faire mettre les armes à la
main. Celui-ci s’en plaignit au cardinal, qui lui répondit que, si Benvenuto le touchait, il lui ferait passer sa folie avec sa tête. Si l’on en
croit le rapport que Pier Luigi fit au pape, Benvenuto, instruit de cette menace, tenait toujours son arquebuse prête pour
tuer le cardinal, dont le palais était vis-à-vis de sa boutique. Un jour, le prélat
étant à sa fenêtre, Benvenuto allait tirer sur lui, s’il ne s’était
retiré ; mais, ayant manqué son coup, il tira sur un pigeon qui couvait au haut du
palais, et lui enleva la tête, chose difficile à croire ; car il ne voyait que cela du
corps de l’oiseau. « À présent, ajouta Pier Luigi, j’ai dit à Votre Sainteté ce
que je voulais lui dire. Il pourrait bien, croyant avoir été injustement incarcéré,
mettre aussi en danger les jours de Votre Sainteté. C’est un homme violent, emporté :
lorsqu’il tua Pompeio, il lui porta deux coups de poignard, au milieu
des dix soldats qui le gardaient, et se sauva, au grand mécontentement de tous les
gens de bien. »
Le gentilhomme appartenant au cardinal Santa-Fiore était présent quand Pier Luigi parla ainsi au
pape, et lui confirma tout ce que son fils venait de lui dire. Le pape, gonflé de
colère, ne prononça aucune parole.
« Il faut que je m’explique, dit Benvenuto, sur cette calomnie de M. Pier Luigi. Ce gentilhomme du cardinal Santa Fiore vint un jour à ma boutique, et m’apporta un petit anneau d’or couvert de vif-argent, en me disant de le lui nettoyer. Moi, qui avais des ouvrages plus importants, et qui me vis commander si grossièrement par un homme que je n’avais ni vu ni connu de ma vie, je lui répondis que je n’en avais pas le temps ; qu’il s’adressât à un autre. Il me dit alors que j’étais un âne. Non, lui repartis-je, je ne suis pas un âne, et je vaux mieux que vous. Ne m’ennuyez pas davantage ; car je vous donnerais des coups de pied plus forts que ceux d’un âne ! Il alla rapporter au cardinal, en l’envenimant, ce que je lui avais dit. Deux jours après, je tirai, sur le haut du palais Santa-Fiore, un pigeon qui couvait dans un trou, et qui avait été manqué plusieurs fois par l’orfèvre Tacca, qui était mon rival au tir de l’arquebuse. Quelques amis qui étaient dans ma boutique dirent : Voyez ce pauvre animal, il a peur, et à peine ose-t-il montrer sa tête ! — Il a beau se cacher, répondis-je ; si je prenais mon arquebuse, je ne le manquerais pas. Ils me défièrent. Je pariai une bouteille de vin grec de lui faire sauter la tête, qui était la seule chose que je visse de ce pauvre oiseau ; et, le pari accepté, je pris mon merveilleux brocard (c’est ainsi que j’appelais mon arquebuse), et je gagnai la bouteille de vin grec, ne pensant ni à ce cardinal, ni à nul autre ; car ce cardinal était un de mes protecteurs. Que l’on juge, d’après cela, des moyens que prend la fortune lorsqu’elle veut perdre un homme !
« Le pape, de mauvaise humeur contre moi, pensait à ce que son fils lui avait dit. Deux jours après, le cardinal Cornaro vint lui demander un évêché pour un de ses affidés gentilshommes, appelé Andrea Centano, que le pape lui avait promis, lorsqu’il vaquerait. Le pape ne s’en défendit pas ; mais il voulut que le cardinal lui livrât ma personne, en retour de cette grâce. — Mais si Votre Sainteté lui a pardonné, que dira-t-on d’elle et de moi dans le monde ? lui répondit celui-ci. — On en dira ce qu’on voudra, dit le pape : si vous voulez l’évêché, il faut me donner Benvenuto. Alors le bon cardinal lui répondit : Donnez-moi l’évêché, et que Votre Sainteté fasse ce qu’elle croira convenable. Le pape, que cet odieux marché faisait rougir en lui-même, ajouta : J’enverrai, pour ma propre satisfaction, Benvenuto dans les chambres basses, où il pourra se faire guérir et recevoir tous ses amis ; et, de plus, je payerai toute sa dépense. Le cardinal me fit redire toute cette conversation par M. Andrea, qui avait obtenu son évêché ; mais je le suppliai de me laisser faire ; que je m’envelopperais dans un matelas pour sortir de Rome ; et que me donner au pape c’était me donner la mort. Le cardinal y consentit ; mais M. Andrea, qui voulait son évêché, alla tout découvrir au pape, qui m’envoya saisir sur-le-champ, et me fit mettre dans une prison séparée. Le cardinal m’avertit de ne rien manger de ce que le pape m’enverrait ; qu’il se chargeait lui-même de me nourrir ; et il s’excusait envers moi sur ce qu’il avait été obligé de faire, mais qu’il allait tout employer pour me rendre la liberté.
« Mes amis continuaient leurs visites et leurs offres de services. Parmi eux, il y avait un jeune Grec d’environ vingt-cinq ans, qui était une des meilleures épées de Rome ; bon, fidèle dans son amitié, mais faible et crédule. Me défiant des intentions du pape, je dis un jour à cet ami : Ils veulent m’assassiner ; il est temps de me prêter ton secours. Ces soins qu’ils prennent de pourvoir à toutes mes dépenses me confirment dans l’idée que j’ai qu’ils veulent me trahir. — Mon cher Benvenuto, me dit-il, on dit dans Rome que le pape te donne un emploi de cinq cents écus de rente ; ainsi, je te prie de ne pas l’irriter par tes soupçons. — Je sais bien, lui répondis-je, qu’il pourrait me faire du bien, s’il le voulait ; mais il croit son honneur intéressé à me perdre : c’est pourquoi je te supplie à mains jointes de me tirer d’ici ; je te devrai la vie, et je te la sacrifierai, si tu en as besoin.
« Le pauvre jeune homme me répondait tout en pleurs : Mon cher Benvenuto, tu veux courir à ta perte : mais, quoique je t’obéisse malgré moi, dis-moi ce que tu veux que je fasse. Alors je lui prescrivis la manière dont il devait s’y prendre, qui ne pouvait manquer de réussir ; et au moment où je l’attendais il vint me dire que, pour mon avantage, il voulait me désobéir ; qu’il savait de bonne part, et par des personnes qui étaient auprès du pape, qu’il n’avait que de bonnes intentions pour moi ; ce qui m’affligea beaucoup. C’était le jour de la Fête-Dieu que cela se passait. Le cardinal Cornaro m’envoya une quantité de vivres, avec lesquels je me régalai avec mes amis ; ensuite, la nuit étant venue, nous allâmes nous coucher. Deux de mes gens restaient dans mon antichambre, et mon chien sous mon lit ; car il ne me quittait point. Je les appelai plusieurs fois pour le faire sortir, parce qu’il ronflait tellement qu’il interrompait mon sommeil ; mais il se jetait sur eux pour les mordre, et les effrayait par ses hurlements. À quatre heures précises, le barrigel avec ses sbires entra dans ma chambre. Mon chien s’élança sur eux, leur déchira leurs habits, et leur fit tant de peur qu’ils le crurent enragé. Le barrigel, qui s’y entendait, dit alors : C’est la nature des bons chiens de deviner les malheurs de leur maître : prenez des bâtons pour l’écarter, et vous, attachez Benvenuto sur ce fauteuil, et portez-le où vous savez.
« Ils obéirent, et me transportèrent ainsi à la tour de Nona, me couchèrent sur un mauvais matelas, et laissèrent un garde auprès de moi, qui me disait sans cesse : Hélas ! pauvre Benvenuto, que leur avez-vous fait ?
« Le lieu où j’étais, et les paroles de cet homme, m’annonçaient assez ce qui devait m’arriver. Je réfléchis toute la nuit sur ce que je pouvais avoir fait qui m’attirât un si rude châtiment, et je n’en trouvai point le motif. Mon garde me consolait et cherchait à me donner du courage ; mais je le priai de me laisser tranquille, parce que je savais mieux que lui ce que je devais faire. Alors je me remis tout entier entre les mains de Dieu, et je le priai de venir à mon secours. Je sais, disais-je, que j’ai commis des homicides ; mais je ne l’ai fait que pour défendre cette vie que vous m’avez donnée en garde ; et d’ailleurs ils m’ont été pardonnés : dans ce moment-ci, je suis innocent, selon toutes les lois humaines, et je suis comme un homme qui, passant dans la rue, reçoit une grosse pierre qui lui tombe sur la tête.
« Je pensais ensuite à la puissance des étoiles, non qu’elles puissent nous faire du mal ni du bien par elles-mêmes, mais par le hasard de leurs conjonctions auxquelles nous sommes exposés. D’après ma foi et mon innocence, disais-je, les anges devraient me délivrer de cette prison ; mais je ne suis pas digne d’un tel bienfait, et ils me laisseront soumis à toute la malignité de mon étoile.
« C’était au milieu de ces tristes pensées que le sommeil vint un moment s’emparer de moi. Je fus réveillé par mon garde au point du jour. Malheureux brave homme ! me dit-il, il n’est plus temps de dormir ; on vient vous apporter une mauvaise nouvelle. — Le plus tôt sera le meilleur, lui répondis-je, persuadé que mon âme sera sauvée en faveur de mon innocence. Jésus-Christ n’abandonne jamais ceux qui le servent, et je lui en rends grâces. Pourquoi ne vient-on pas me lire ma sentence ? — Celui qui en est chargé en est aussi affligé que vous, me répondit le garde. Alors je l’appelai par son nom, parce que je le connaissais. Venez, lui dis-je, monsieur Benedetto de Cagli, venez, je suis tout résolu : il vaut mieux mourir innocent que coupable. Envoyez-moi seulement un prêtre auquel je puisse me confesser, quoique je l’aie déjà fait devant Dieu, mais pour me soumettre aux lois de l’Église, à laquelle je pardonne, malgré tout le mal qu’elle me fait. Lisez-moi ma sentence, expédiez-moi promptement, de peur que mes saintes résolutions ne m’abandonnent. Cet honnête homme, à ces mots, ordonna que l’on refermât ma prison, parce que l’on ne pouvait rien faire sans lui ; et il partit sur-le-champ pour aller chez la duchesse, femme de Pier Luigi, qui se trouvait en ce moment avec l’autre duchesse, femme d’Octavio, et lui parla ainsi : Madame, je vous prie, au nom de Dieu, de dire au pape d’envoyer un autre que moi lire à Benvenuto sa sentence, parce qu’il m’est impossible de le faire ; et il la quitta aussitôt, le cœur rempli de douleur. L’autre duchesse s’écria à ces mots : C’est donc ainsi qu’on rend la justice à Rome, au nom du vicaire de Jésus-Christ ! Mon premier mari, qui aimait beaucoup Benvenuto, à cause de ses talents et de ses bonnes qualités, avait raison de vouloir le retenir à Florence, et de l’empêcher de revenir à Rome ; et elle s’en alla en murmurant des paroles fort aigres.
« La femme de Pier Luigi alla soudain trouver le pape, et, se jetant à ses pieds en présence de plusieurs cardinaux, lui dit tant de choses qu’elle le fit rougir, et lui arracha ces paroles : — Je lui fais grâce pour l’amour de vous, et d’autant plus que je ne lui en veux point.
« Il parla ainsi, parce qu’il était devant ces cardinaux qui avaient entendu les paroles hardies de cette dame généreuse. En attendant, j’étais dans des transes cruelles, qui étaient redoublées par la présence de ceux qui devaient m’exécuter ; mais l’heure du dîner étant venue, et voyant les provisions qu’on m’envoyait, je m’écriai, plein de surprise : La vérité a donc vaincu ma mauvaise étoile ! Je prie Dieu qu’il m’arrache bientôt de ce lieu-ci. Je commençai à manger d’assez bon appétit, car l’espérance fit cesser toutes mes craintes ; et je restai dans cet état jusqu’à une heure de la nuit, que le barrigel revint avec ses gens, et, avec des paroles plus douces, me fit reporter avec beaucoup de ménagement, à cause de ma jambe, au lieu où ils m’avaient pris.
« Le châtelain vint bientôt m’y trouver en s’y faisant porter, parce qu’il était malade. Voilà, dit-il, celui qui t’a repris ! — Voilà, lui répondis-je, celui qui vous a échappé, et que vous n’auriez pas, s’il n’avait été vendu pour un évêché, au mépris des lois les plus sacrées ! Mais, puisque c’est l’usage de cette cour, faites ce que vous voudrez, et pis encore, tout m’est indifférent dans ce monde. Ce pauvre homme, à ces paroles, s’écria : Hélas ! il ne se soucie ni de vivre ni de mourir, et il est plus hardi que lorsqu’il n’était point malade. Qu’on le porte sous le jardin, et qu’on ne me parle plus de lui, car il serait cause de ma mort. On me transporta donc sous le jardin, dans une chambre très obscure et très humide, pleine de vermine et de tarentules. On me jeta une mauvaise paillasse, et je fus enfermé, sans souper, sous quatre guichets. À dix heures du matin seulement, on m’apporta quelque chose à manger. Je demandai quelques-uns de mes livres ; on me donna la Bible vulgaire et la Chronique de Villani. J’eus beau en demander quelques autres, on me répondit que j’en avais trop de ceux-là.
« C’est dans cette situation que je passais ma vie, couché sur une triste paillasse tout humide, sans pouvoir me remuer, à cause de ma jambe rompue, et obligé de ramper au milieu des ordures pour aller faire mes besoins au dehors, afin de ne pas augmenter l’air infect de ma chambre. Je ne pouvais lire qu’une heure et demie par jour, parce qu’il n’entrait qu’en ce seul moment dans cette caverne affreuse, et le reste du temps, je le donnais à Dieu et à mes réflexions sur les fragilités de cette vie, que j’espérais bientôt quitter. Cependant quelquefois je reprenais mon courage, et je me consolais en me voyant moins exposé dans cette prison que dans le monde, à me livrer à mon caractère emporté et au poignard de mes ennemis jaloux. Un sommeil plus doux s’emparait de moi, et peu à peu je sentis ma santé se rétablir, l’ayant accoutumée à ce purgatoire.
« Je lisais tous les jours la Bible, et j’y prenais tant de plaisir, que je n’aurais fait autre chose, si je l’avais pu. J’étais si désespéré, lorsque l’obscurité venait interrompre mes lectures, que je me serais tué si j’avais eu des armes. Un jour, je me décidai à le faire, et je suspendis avec beaucoup d’efforts, au-dessus de ma tête, un énorme morceau de bois qui l’aurait écrasée ; mais, comme je voulus le faire tomber avec la main, je fus arrêté, et jeté à quatre pas de là d’une manière invisible. J’en demeurai tout étourdi et à demi mort, jusqu’au moment où l’on vint m’apporter mon dîner. J’entendis le capitaine Monaldi qui disait : Malheureux homme ! quelle fin ont eue ses talents admirables ! Ces paroles me réveillèrent, et je le vis avec un prêtre à côté de lui, qui s’écria : Vous disiez qu’il était mort ! Le geôlier répondit : Je l’ai dit, parce que je l’avais cru. Aussitôt ils me levèrent de dessus mon matelas tout trempé et pourri, qu’ils jetèrent dehors pour m’en donner un autre de la part du châtelain, auquel ils allèrent tout rapporter.
« Je fis ensuite réflexion sur la cause qui m’avait empêché de me donner la mort, et je la jugeai toute divine. Pendant la nuit, m’apparut en songe un jeune homme d’une beauté merveilleuse, qui me dit, en ayant l’air de me gronder : Tu sais qui t’a donné la vie, et tu veux la quitter avant le temps. Il me semble que je lui répondis que je reconnaissais tous les bienfaits de Dieu. Pourquoi donc, reprit-il, veux-tu les détruire ? Laisse-toi conduire, et ne perds pas l’espérance en sa divine bonté. Je vis alors que cet ange m’avait dit la vérité ; et ayant jeté les yeux sur des morceaux de brique que j’aiguisai en les frottant l’un contre l’autre, et avec un peu de rouille que je tirai des ferrures de ma porte avec les dents, et dont je fis une espèce d’encre, j’écrivis sur le bord d’une des pages de ma Bible, au moment où la lumière m’apparut, le dialogue suivant entre mon corps et mon âme :
Le Corps.
Pourquoi veux-tu te séparer de moi ?Ô mon âme ! le ciel m’a-t-il joint avec toiPour me quitter, s’il t’en prenait l’envie ?Ne pars point, sa rigueur semble s’être adoucie !L’Âme.
Puisque le ciel m’en impose la loi,Je serai ta compagne encore ;Oui, des jours plus heureux vont se lever, je croi,Et déjà j’en ai vu l’aurore.« Ayant donc repris courage par mes propres forces, et continuant de lire la Bible, je m’étais tellement accoutumé à l’obscurité de ma prison, qu’au lieu d’une heure et demie, j’en pouvais employer trois à mes lectures. Je considérais avec étonnement quelle est la force de la puissance divine dans les âmes simples et croyantes avec ferveur, auxquelles Dieu accorde de faire tout ce qu’elles s’imaginent ; et j’espérais la même grâce de Dieu, à cause de mon innocence. C’est ce qui faisait que je le priais, et que je m’entretenais sans cesse avec lui. J’y trouvais un si grand plaisir, que j’oubliais entièrement tout ce que j’avais souffert ; et, tout le jour, je chantais des psaumes ou des cantiques à sa gloire.
« Le seul malaise que j’éprouvasse venait de mes ongles, qui étaient devenus si longs que je ne pouvais ni me vêtir ni me toucher sans me blesser. Mes dents se gâtaient, ou se séparaient tellement de leurs alvéoles que je pouvais les en arracher sans douleur, comme si elles eussent été dans une gaine. Cependant je m’étais accoutumé à ces nouvelles douleurs. Tantôt je chantais ou je priais, tantôt j’écrivais avec ma brique et l’encre dont j’ai parlé ; et je commençai, sur ma captivité, des vers que l’on verra plus bas.
« Le bon châtelain envoyait souvent en secret savoir ce que je faisais ; et comme, le dernier du mois de juillet, me réjouissant en moi-même de cette grande fête qui se célèbre tous les ans à Rome, le premier d’août, je me disais : Jusqu’ici j’ai fait cette fête avec un esprit mondain ; cette année, je la ferai avec un cœur tout en Dieu : combien j’y trouverai plus de plaisir ! ceux qui m’écoutaient allèrent le redire au châtelain, qui s’écria avec douleur : Ô Dieu, il vit content au milieu des souffrances, et moi, je meurs à cause de lui, au milieu de toutes les commodités de la vie ! Allez ! et mettez-le dans cette caverne souterraine où l’on fit mourir de faim le prédicateur Fojano 13 ; peut-être cette prison lui fera-t-elle sortir la joie du cœur !
« Aussitôt le capitaine Manaldi vint avec vingt hommes armés, et me trouva à genoux devant Dieu le Père entouré de ses anges, et un crucifix ressuscitant victorieux, que j’avais figurés sur le mur, avec un peu de charbon que j’avais trouvé dans la terre.
« Depuis quatre mois que j’étais couché sur le dos, à cause de ma jambe, j’avais rêvé tant de fois que les anges venaient eux-mêmes me la panser, que je m’en servais ; et j’étais devenu aussi fort que si je n’y eusse jamais eu de mal. Ces hommes armés qui étaient venus me prendre me redoutaient comme si j’eusse été un vrai dragon. Le capitaine me dit : Nous venons ici beaucoup de gens armés, et avec grand bruit ; et vous ne daignez pas nous regarder ! Voyant bien, à ces paroles, qu’ils venaient pour accroître mes maux, mais préparé à tout souffrir, je lui répondis : J’ai tourné vers ce Dieu, roi des cieux, toutes les pensées de mon âme, de sorte qu’il ne reste rien pour vous. Tout ce qu’il y a de bon en moi n’est point de votre ressort ; ainsi, faites ce que vous voudrez. Le poltron de capitaine, ne sachant ce que je voulais dire, ordonna à quatre de ses hommes les plus robustes de reculer leurs armes, de peur que je ne m’en emparasse, et leur cria ensuite : Vite ! vite ! sautez-lui sur le dos, et saisissez-le, serrez-le bien fort ! J’aurais moins peur du diable que de lui ! Prenez garde qu’il ne vous échappe ! Moi, garrotté et maltraité par eux, m’attendant à de plus grands maux encore, je levais mes yeux vers le Christ, en disant : Dieu juste ! vous avez payé toutes nos dettes sur votre croix ; pourquoi faut-il que mon innocence paye celles de gens qui me sont inconnus ? Mais que votre volonté soit faite !
« Ils me transportèrent ensuite, avec un gros flambeau allumé devant eux ; et je croyais qu’ils m’allaient jeter dans le trébuchet de Sammalo, lieu épouvantable qui en avait englouti plusieurs, et où l’on tombait tout en vie de haut en bas, jusqu’au fond des fondations du château. Mais cela n’arriva pas ; et je crus m’en être tiré à bon marché. L’on se contenta de m’enfermer dans la caverne du Prédicateur. Dès que je fus seul, je chantai un Miserere, un De profundis, et le cantique In te, Domine, speravi. Je célébrai la fête du jour avec Dieu, et je remplissais mon cœur de foi et d’espérance. Le jour d’après, ils me tirèrent de cette caverne, et me remirent au lieu où ils m’avaient pris ; et devant eux, en revoyant la figure de mon Dieu, je répandis des larmes de joie.
« Le châtelain voulait toujours savoir ce que je faisais. Le pape, qui s’informait aussi de tout, et auquel les médecins avaient annoncé la mort prochaine du châtelain, dit qu’il voulait que celui-ci me fît mourir avant lui, de la manière qu’il le jugerait à propos, puisque j’étais la cause de sa mort. Le châtelain ayant su ces paroles du pape, par son fils Pier Luigi : Le pape veut donc, lui dit-il, que je me venge de Benvenuto, et le laisse à ma disposition ? Hé bien, qu’il me laisse faire ! Il devint alors plus cruel envers moi que le pape même. Le jeune invisible qui m’avait empêché de me tuer vint encore vers moi ; et, d’une voix fort claire : Mon cher Benvenuto ! me cria-t-il, allons ! allons ! fais ta prière à Dieu, et crie fort ! Tout effrayé alors, je me jette à genoux, et je dis mes oraisons accoutumées ; j’y ajoutai le psaume Qui habitat in adjutorio , et je m’entretins un moment avec Dieu ; et la même voix me dit : Va te reposer à présent, et sois sans crainte. Dans le même instant, le châtelain, ayant donné l’ordre de me faire mourir, changea soudain de sentiment, en disant : N’est-ce pas le même Benvenuto que j’ai tant défendu, et dont je connais toute l’innocence ? Comment Dieu me pardonnera-t-il, si je ne pardonne moi-même ? Allez lui dire qu’au lieu de la mort, je lui donne la liberté. Je veux de plus, par mon testament, l’acquitter de toutes les dépenses qu’il m’a faites. Le pape, qui en fut informé, s’en mit fort en colère.
« Cependant je priais toujours, et je composais mon chapitre sur ma prison. La nuit je faisais les songes les plus agréables ; et il me semblait être toujours avec cet esprit invisible qui me donnait de si salutaires avertissements. »
Le pape Clément VII, protecteur de Benvenuto, meurt en admirant ses chefs-d’œuvre. Benvenuto crie quelquefois après Pompeio, un officier milanais de Sa Sainteté, qui s’était de tout temps déclaré son ennemi. Il se retire chez son ami Delbène, où tout Rome vient le féliciter de son assassinat.
Le cardinal Farnèse, nommé pape quelques jours après, envoie lui demander son travail et l’assurer de sa protection. Le fils du pape Pier Luigi, assassiné depuis par ses ordres, pour le punir de son ingratitude envers son père et son bienfaiteur, se déclara contre Benvenuto et l’obligea à chercher sa sûreté à Florence.
Il y fut bien accueilli par le duc Alexandre de Médicis, qui lui donna une forte somme d’argent pour aller à Venise, et revenir ensuite travailler à son service. Mécontent du sculpteur Sansovino, qui, plein de son mérite, se préférait à Michel-Ange, il repart pour Florence avec son ami Tribolo.
Les persécutions du pape devinrent une vengeance privée.
XI
« Quelques jours après, nous repartîmes, dit-il, pour Florence. Nous logeâmes en route dans une hôtellerie près de la Chioggia, où l’hôte nous invita à le payer, et à aller nous coucher ensuite. Je trouvai ce procédé si nouveau, que je lui dis qu’on ne payait, selon l’usage, qu’en partant. Mon usage est de faire payer ainsi, me dit-il. Hé bien, lui répondis-je, faites un monde à votre mode ! Payez, reprit-il, et ne me rompez pas la tête de vos discours ! Tribolo, toujours peureux, me retenait, de crainte que l’hôte ne m’en dît encore davantage ; et nous le payâmes, comme il le voulait, avant de nous coucher. Les lits étaient neufs, et tout était fort propre dans la chambre qu’il nous donna. Cependant toute la nuit je songeai à me venger de son impertinence. Tantôt j’avais envie de mettre le feu à sa maison, tantôt de lui estropier quatre bons chevaux qu’il avait dans son écurie ; mais je craignais que Tribolo ne pût se sauver avec moi. Je fis donc porter mes effets dans la barque ; j’y fis entrer Tribolo, et je lui recommandai de ne point partir que je ne fusse revenu de l’auberge où j’avais oublié mes pantoufles. J’y fis appeler l’hôte qui m’envoya au diable. Il y avait dans la maison un jeune garçon d’écurie à moitié endormi, qui me dit que l’hôte ne se dérangerait pas pour le pape, et me demanda la bonne main ; je lui ordonnai d’aller causer avec celui qui tenait la corde du bateau, en attendant que j’eusse trouvé mes pantoufles, et que je fusse de retour. Je pris ensuite un petit couteau, et j’allai mettre en pièces les lits tout neufs de mon hôte ; de manière que je lui fis au moins pour cinquante écus de dommage ; et, emportant quelques morceaux des couvertures dans mes poches, je dis au batelier de nous faire partir. Tribolo, qui avait véritablement oublié les courroies de sa valise, voulait aussi retourner à l’auberge, et je ne pus l’en empêcher que lorsque je lui racontai le mal que j’y avais fait, en lui montrant des morceaux de couvertures. La peur s’empara de lui de plus belle, il ne cessait de crier au batelier de démarrer ; et ce ne fut qu’arrivé à Florence qu’il se crut en sûreté, et qu’il cessa de trembler. Il me dit alors : Pour l’amour de Dieu, liez votre épée, et n’en faites plus rien ; car il me semblait à toute heure voir mes entrailles percées. — Compère, lui répondis-je, vous n’aurez pas la peine de lier la vôtre, puisque vous ne l’avez point tirée. En effet, je n’en ai jamais vu de plus poltron que lui. À ces mots, regardant son épée : Vous dites la vérité, répondit-il ; elle est telle qu’elle était lorsque je me suis mis en route. Il trouvait que j’étais mauvais compagnon de voyage, attendu que j’avais su me défendre ; et moi je le lui rendais, parce qu’il ne me fut d’aucun secours. On en jugera par ce que j’en ai raconté. »
XII
Le duc Alexandre de Médicis le reçut bien,
il lui confia les dessins de
ses monnaies et lui fit faire son portrait. Dans l’intimité de ses rapports il vit
plusieurs fois le duc Alexandre de Médicis dormant seul dans sa chambre en compagnie de
son cousin Laurenzino de Médicis, qui rêvait déjà l’assassinat du
grand-duc. Laurenzino favorisait les vices d’Alexandre. Il se faisait,
comme Brutus, passer pour idiot et pour lâche, mais, sous prétexte
d’un rendez-vous secret donné par une belle dame de Florence, dont il savait Alexandre
épris, il l’entraîna seul la nuit dans le piège, le poignarda et s’enfuit à Ferrare.
Alexandre, dans un de ses entretiens avec Benvenuto, pria Laurenzino de se joindre à lui pour l’engager à ne pas retourner à Rome.
« Laurenzino, dit Benvenuto, s’y employa très froidement, en
regardant le duc de mauvais œil. Lorsque j’eus fini mon modèle, je l’enfermai dans une
petite boîte, et je dis au duc : Que Votre Excellence soit tranquille, je lui ferai
une médaille plus belle que celle du pape Clément, parce que la sienne était la
première que j’eusse faite ; et Mgr Laurent, qui a de l’esprit et
de la science, me donnera l’idée d’un revers qui soit digne de vous. Le duc sourit, et
ayant regardé Laurent : Vous lui donnerez un revers, lui dit-il, et il
ne
partira point. Celui-ci répondit sur-le-champ : Je vous en donnerai un14 qui
surprendra tout le monde. Le duc, qui le tenait tantôt pour un fou et tantôt pour un
poltron, se mit à rire, et s’enfonça dans son lit. Ayant ensuite appris que j’étais
parti malgré lui, il m’envoya cinquante ducats d’or à Sienne, où m’atteignit un de ses
serviteurs, qui me dit, de la part de Laurent, qu’il me préparait un beau
revers pour mon retour. »
Quelques jours après son retour à Rome, arriva la nouvelle de l’assassinat mystérieux du duc Alexandre par Laurenzino. Benvenuto fut consterné et comprit alors le sens du mot infâme des revers de la médaille. Les fugitifs de Florence, ennemis des Médicis, le raillèrent sur son amour pour eux et crurent au retour de la république. Mais le courrier suivant leur apprit la nomination de Jean de Médicis à la place de son frère. Il triompha et se réjouit d’avoir mieux connu la versatilité des Toscans.
XIII
Le pape Farnèse, qui voulait plier à lui Charles-Quint, fit venir Benvenuto, et lui commanda pour ce prince, qu’il attendait à Rome, une reliure en or massif entourée de diamants d’un prix énorme.
« Je mis aussitôt la main à l’ouvrage, et peu de temps après je le portai au pape. Il fut si émerveillé de sa perfection qu’il me combla d’éloges, et défendit à ce sot de Juvénal, son ministre, de se mêler de mes affaires.
« Ce livre précieux était presque achevé lorsque l’empereur arriva à Rome, au milieu des arcs de triomphe et des fêtes que d’autres sauront décrire mieux que moi. À leur première entrevue, ce prince fit présent au pape d’un beau diamant qui avait coûté douze mille écus, et que je devais monter sur un anneau à la mesure de son doigt ; mais Sa Sainteté voulut auparavant que je lui portasse le livre, quoique imparfait encore. Me consultant sur les excuses que nous pourrions donner à l’empereur, sur cette imperfection, je lui dis que l’excuse serait ma maladie, à laquelle Sa Majesté croirait facilement en me voyant si maigre et si défait. C’est à merveille, me dit le pape ; mais il faut que tu le lui offres toi-même de ma part. Il m’ajouta ce que je devais faire et dire en cette circonstance ; ce que je répétai devant lui. C’est fort bien, me répondit le pape, si la présence d’un empereur ne te trouble pas. Que Votre Sainteté ne craigne rien, lui dis-je, je ferai et je parlerai encore mieux ! L’empereur est vêtu et fait comme un autre homme, et je ne me trouble point devant Votre Sainteté, malgré son auguste dignité, ses ornements pontificaux et sa vieillesse. Ce prince lui fit compter cinq cents écus. — Juvénal, ministre et confident du pape Farnèse, le calomnia auprès de lui. On ne le reçut plus comme autrefois.
Lamartine.