(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — IV. La Poësie dramatique. » pp. 354-420
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Troisième Partie. De la Poësie. — IV. La Poësie dramatique. » pp. 354-420

IV. La Poësie dramatique.

Je traiterai, dans cet article, de l’amour dans les tragédies, du comique larmoyant, des parodies, de l’utilité des spectacles & de la déclamation.

Amour dans les tragédies.

Les Grecs n’en mettoient point dans les leurs, & les nôtres en sont pleines. Qui d’eux ou de nous a raison ? Si beaucoup d’écrivains approuvent les Athéniens, il en est aussi qui les condamnent.

Cette opposition de sentimens éclata surtout dans le temps des premières tragédies de Racine. On le vit s’ouvrir une nouvelle carrière, créer un genre dont on n’avoit point d’idée. L’ambition, la politique, la vengeance, étoient presque les seules passions connues au théâtre. Celle de l’amour avoit été manquée par Rotrou : Corneille l’employa heureusement dans le Cid ; mais c’est aussi presque la seule pièce dans laquelle il parle au cœur. Il étoit réservé à Racine de faire de l’amour le fond de ses tragédies. Jamais productions théâtrales ne furent plus goûtées, ni auteur plus chéri.

Mais cette ivresse de la nation Françoise ne l’empêcha point d’essuyer beaucoup de contradictions. On déploroit l’avilissement de l’art de Sophocle & d’Euripide : on gémissoit de voir la majesté de la scène Françoise en proie à de fades discours d’amans : on auroit voulu la ramener à son institution, faire le procès à tout auteur qui donnoit à Melpomène d’autre langage que celui qu’elle parloit aux Grecs, une autre passion, d’autres ressorts à développer que ceux dont elle faisoit usage chez ce peuple si poli, si spirituel, si tourné à la galanterie & à la délicatesse des sentimens.

L’écrivain qui s’éleva le plus contre le genre de Racine fut le célèbre abbé Villiers. Ses Stances sur la solitude, fort au-dessus de celles de Saint-Amand, & son Poëme sur l’art de prêcher l’avoient déjà mis en quelque réputation. Il crut s’être acquis par elle le droit de juger Racine ; &, dès 1676, il se plaignit, dans un ouvrage intitulé, Entretiens sur les tragédies de ce temps, de ce que ce poëte si tendre & quelques-uns de ses foibles imitateurs abandonnoient la marche des tragiques Grecs.

L’immortel Rousseau, dont le suffrage est d’un si grand poids, en matière de jugement, a formé, depuis, la même plainte. Ce poëte distingue la galanterie de l’amour : il rejette l’un en admettant l’autre. Mais l’amour qu’il veut bien tolérer au théâtre, est un amour peint de ses propres couleurs & non du faux coloris de nos opéra, de nos romans & de la plupart de nos tragédies modernes ; un amour accompagné de tous ses effets tragiques, du trouble, du crime, des remords, de l’état le plus affreux & le plus capable de guérir de cette passion.

M. Racine fils condamne lui-même son père, pour l’avoir représentée si souvent & n’avoir pas été aussi heureux dans toutes les tragédies où il l’a faite entrer, que dans celles d’Andromaque & de Phèdre. Il rappelle avec complaisance, dans son poëme, combien les Grecs étoient éloignés d’introduire sur leur scène cette coquetterie éternelle qui avilit la nôtre :

Athènes, il est vrai, tu le sçais, Valincour,
Par ces vers séduisans que dicte la mollesse,
N’a jamais, du Cothurne, avili la noblesse.

Riccoboni n’a pas oublié, dans sa réformation du théâtre, d’y comprendre cet abus. N’est-on pas étonné, s’écrie-t-il, de voir continuellement des héros doucereux sur la scène ? Dans la fadeur & l’ennui que causent nécessairement, à la longue, des amans toujours plaintifs, jaloux, furieux ; des rivaux de commande ; des confidens & des confidentes qui se prêtent si facilement & si bassement à tout ; au lieu d’applaudir à toutes ses sottises, on devroit marquer la plus grande indignation, & n’avoir que ce cri : plus d’amour, plus d’amour. S’il en faut encore, que ce soit un autre genre d’amour ; comme l’amour paternel, l’amour filial, l’amour conjugal, l’amour de l’humanité & celui de la patrie.

M. de la Place admire les Anglois de n’avoir pas donné dans le défaut qu’on nous reproche. La galanterie, à ce qu’il remarque dans la préface de leur théâtre, n’eût pas été bien reçue d’un peuple qui n’est remué que par des images affreuses ; sur qui le fer, le poison, les tortures, les roues, les gibets, les enterremens, les sorciers, les diables même, font tout un autre effet à la représentation que des discours élégiaques. Quelques modernes parmi eux, ajoute-t-il, ont introduit des héros dans le goût du Titus & de l’Alexandre de Racine ; mais ils l’ont fait sans succès ou avec licence & seulement par occasion . M. de la Place est ennemi de tout amour qui n’est que simple tendresse, & non amour furieux & théâtral, tel que celui qui nous frappe dans l’Othello de Shakespeare ; amour si vrai, si terrible, si tragique, & qu’on dit avoir été le germe des principales beautés de la touchante tragédie de Zaïre.

Les admirateurs des sentimens héroïques, les ames grandes, ambitieuses, sublimes & romaines, ne veulent au théâtre que des personnages élevés & susceptibles uniquement d’être remués par des intérêts puissans. Si l’amour, disent ces censeurs austères, est le ressort le plus vif des actions théâtrales, les Grecs eussent-ils manqué d’en faire usage ? Cependant, à l’exception du caractère de Phèdre, caractère unique & le plus fait pour le théâtre, ils y ont très-rarement hasardé de l’amour. Défigurèrent-ils leur Électre, leur Iphigénie, leur Mérope, leur Alcméon, en leur prêtant des sentimens tendres & les plus opposés au véritable héroïsme ?

La différence des climats, des mœurs, des coutumes, des loix, de leur religion & de la forme de leur gouvernement, peut-elle être la raison pour laquelle ils n’ont pas employé l’amour dans leurs tragédies, pendant qu’ils ne font que le respirer dans la plupart des autres genres. Ils ont pris exemple d’Homère, leur grand modèle. S’ils n’ont pas érigé cette passion en maîtresse souveraine de la scène, c’est qu’elle leur a paru futile ou déplacée.

Les partisans de l’amour donnèrent plusieurs raisons pour le justifier. La première, c’est que, les tragédies des Grecs n’ayant roulé d’abord que sur des sujets terribles, l’esprit des spectateurs étoit plié à ce genre de spectacles. La seconde, c’est que, leurs femmes menant une vie beaucoup plus retirée que les nôtres, & le langage de l’amour n’étant pas, comme aujourd’hui, la matière de tous les entretiens, les poëtes en étoient moins invités à traiter cette passion, la plus commune & pourtant la plus difficile à rendre par la délicatesse qu’elle exige. La troisième raison, c’est que les Grecs n’avoient point de comédiennes : les rôles de femmes étoient joués par des hommes masqués. L’amour eût été ridicule dans leur bouche, autant qu’il doit plaire dans celle de nos excellentes actrices.

On accuseroit aujourd’hui de maladresse, selon ces mêmes défenseurs de nos tragédies attendrissantes, un poëte qui négligeroit de plaire aux femmes, de mettre dans ses intérêts cette charmante partie des spectateurs, un poëte qui croiroit trouver les cœurs accessibles à d’autres mouvemens que ceux de l’amour. Avec quelle différence, en effet, a-t-on reçu certaines pièces où il étoit traité sans égard à la belle nature & à la vraisemblance, & de très-bonnes tragédies où il ne paroissoit point du tout. Oreste & Rome sauvée ont eu moins de représentations que des pièces au-dessous du médiocre, mais dont les situations tendres intéressoient le beau sexe. Par quelle fatalité les intérêts d’état & de patrie ne réussissent-ils plus qu’à Londres ?

Chaque parti joint au raisonnement l’autorité. Ceux qui tiennent pour les mœurs fières & sévères de l’ancienne tragédie & pour les passions les plus dignes de l’homme, se prévalent de l’exemple de Corneille, qui peint toujours en grand, qui s’est presque toujours élevé au-dessus de ce ton de galanterie à la mode dans son siècle. Ils mettent surtout la victoire de leur côté, parce que Racine, à la fin de sa vie, reconnut ses erreurs, crut avoir manqué l’objet du théâtre, & qu’après avoir embrasé la scène de tant de feux, il tourna son talent à des sujets plus chastes & plus nobles. Le chef-d’œuvre d’Athalie est pour eux une conviction.

Ils appellent encore à leur appui l’auteur de Mérope & d’Oreste. Ils lui demandent combien de fois il a gémi de sacrifier au goût de la nation, de ne pouvoir pas déployer toutes les beautés neuves, mâles & sublimes que lui présentoit son génie. J’aurois fait , mandoit-il à un de ses amis, lorsqu’on jouoit l’Orphelin de la Chine, les Tartares plus Tartares, si les François étoient moins François. On n’ignore pas avec quel regret il mit de l’amour dans Œdipe ; avec quelle complaisance il se donna carrière dans la Mort de César, dans Mérope, dans Oreste & dans Rome sauvée. De toutes ses pièces, les mieux écrites ou les plus finies sont peut-être celles où l’amour n’a point ou presque point de part.

Oreste, imité de Sophocle autant que nos mœurs peuvent le permettre, causa surtout des transports de ravissement aux amateurs des tragédies Grecques. La nature leur parut vengée. Ils tâchèrent de communiquer leur goût & de maintenir, par des dissertations, la simplicité qu’on ramenoit. Un d’eux porta son jugement sur toutes les Electres anciennes & modernes. Ses réflexions étoient si justes, que le chancelier d’Aguesseau, ce grand admirateur des anciens, sans connoître l’auteur, lui fit faire compliment sur son ouvrage.

On citoit quelques autres tragédies sur le modèle de l’antiquité ; l’Electre de Longepierre ; la Judith de Boyer ; le Joseph de l’abbé Genest, qui fut presque aussi bien reçu que sa Pénélope. Point d’amour au théâtre, s’écrioit-on ; point d’intrigue froide & ridicule ; point de M. Alexandre, selon l’expression des Anglois, de M. Achille, de M. Mithridate ; point de ce retour éternel & rebutant des mots crime, forfaits, vertu, amour, jalousie, désespoir, fureur, vengeance, tendresse, poison, fer & poignard ; point de ces vers boursoufflés & vuides de sens, tels que ceux-ci :

Tu ne sçaurois penser jusqu’où ma barbarie,
De ma jalouse erreur, a porté la folie.

Point d’épisode déplacé ; point de bassesse & de fadeur. Quel dommage que l’Iphigénie en Tauride, commencée sur ce plan par Racine, n’ait pas été continuée ! Quoiqu’elle ait tout récemment été mise sur le théâtre sans amour, quoique la pièce annonçât des talens, & qu’elle ait eu un grand succès, Euripide a perdu. Entre les mains de Racine, il eut peut-être gagné. Quel spectacle attendrissant il eut encore offert, s’il avoit traité le sujet des Troyennes !

Ceux qui sont d’avis qu’on laisse l’amour en possession du théâtre, s’appuyent, ainsi que leurs adversaires, de l’autorité du grand Corneille, dont le génie ne s’est jamais élevé si haut que dans les belles scènes du Cid, dans ces combats admirables du devoir & de la passion, & où la passion est toujours sacrifiée à l’honneur. Ils opposent à Esther & à Athalie, le reste des tragédies de Racine. Pour le doucereux Campistron, il leur est acquis à toutes sortes de titres. S’il est touchant dans ses pièces, elles sont bien foiblement écrites. Il n’est pas jusqu’au dur & raboteux Crébillon ; mais sublime en certains endroits, & unique pour nuancer un caractère qui ne fasse pour leur sentiment, & qui n’ait sacrifié tout à l’amour. Celui qu’il peint effraye, ainsi que tout ce qui sort de son imagination brûlante & noire. Aussi l’auteur de Zaïre disoit-il un jour à un jeune tragique : Vous & Crébillon, avant que de vous mettre à une tragédie, vous commencez par boire tous les matins cinq ou six palettes de sang. Les pièces encore où M. de Voltaire n’a point introduit l’amour, sont-elles en aussi grand nombre que celles où il le fait parler avec tant de force & de vérité ?

De toutes les tragédies de La Mothe, on ne représente qu’Inès : quoique mal écrite, elle a réussi par la beauté du sujet, par la peinture de la passion la plus malheureuse, & la plus intéressante. L’auteur, dès la première idée qu’il eut de mettre en action ce morceau d’histoire, sentit qu’il réussiroit ; qu’il feroit prendre l’intérêt le plus vif aux amans qu’il avoit à peindre*.

Les défenseurs de l’amour peuvent encore alléguer la tragédie de Didon : il n’y a qu’un rôle dans cette pièce, ainsi que dans Ariane ; & ce rôle doit son pathétique au développement des effets terribles d’une passion dans le cœur d’une femme extrême en tout. On convient que les premiers poëtes Anglois ont banni l’amour du théâtre ; mais leurs successeurs l’y ont introduit. La nation a-t-elle été dédommagée ? Cette révolution s’est faite sous Charles second, qui vivoit dans les plaisirs, & dont la cour, après celle de Louis XIV, étoit la plus galante de l’Europe. Il a été un temps où l’on n’aimoit que les Oldfields & les Duclos amoureuses. En Italie, une actrice n’a point d’autre ressource. On se moqueroit de voir une fille jeune & belle, s’entretenir longtemps d’ambition, & de politique.

Enfin, si l’amour est un défaut au théâtre, ce défaut trouve, aux yeux de ses défenseurs, son excuse dans l’emploi qu’en ont fait les plus célèbres poëtes. Après les tragiques Grecs, ceux de la Chine s’en sont le plus garantis. Chez ce peuple si sage, les sujets de tragédies sont presque toujours moraux, & relevés par les pensées & par les exemples des philosophes, & des héros de la nation. Je ne parle point du théâtre Péruvien, qu’on dit avoir été très-décent & très-majestueux, & fait uniquement pour élever l’ame, & consacrer les actions mémorables des Incas, & des grands hommes de ces contrées. Ce théâtre, si informe d’ailleurs, ne peut servir de règle. On avoue que les Péruviens n’ont jamais soupçonné l’effet que pouvoit y produire l’amour. Mais qu’en peut-on conclure en Europe, contre un usage dont l’introduction a été la source de tant de beautés, & de tant de chefs-d’œuvre de sentiment ?

Ce qu’il y a eu de mieux dans toute cette discussion, & ce qui doit suffire pour réunir les deux partis, est la réflexion si judicieuse de M. de Voltaire : « Vouloir de l’amour dans toutes les tragédies est un goût efféminé, l’en proscrire toujours est une mauvaise humeur bien déraisonnable » : mais, ajoute le même auteur, si l’on fait tant que de l’y amener, il faut qu’il y tienne la première place, il faut qu’il soit le nœud nécessaire de la pièce.

Cette passion n’est pas de nature à paroître en sous ordre ; Rotrou & Corneille l’ont fait presque toujours. L’amour, dans les pièces de Racine, est tel qu’il doit être, impérieux & souverain : mis au second rang, il ne seroit que de la galanterie.

Tout ce que nous avons dit de la tragédie, on peut le dire également de l’opéra, que Saint-Evremont appelle une sottise, en ajoutant, qu’une sottise chargée de musique, de danses, de machine, de décorations, est une sottise magnifique ; mais toujours sottise ; que c’est un vilain fond sous de beaux dehors.

Comique larmoyant.

Nivelle de la chaussée n’en est point le père, comme on le croit communément : les Romains avoient connu ce genre. Dans l’Hécyre de Térence, il n’y a qu’un personnage qui fasse rire, & même il ne paroît qu’à la fin ; tous les autres excitent des larmes : on en répand aussi à la comédie de l’Andrienne. Le pathétique commence dès le premier acte : on va la voir jouer, dans le même esprit qu’on court à Inès, ou à Zaïre.

Cependant on ne peut refuser à la Chaussée la gloire d’avoir introduit, sur notre théâtre, ce genre de comédie, de l’avoir développé, & perfectionné. Le Préjugé à la mode, la fausse Antipathie, & l’Ecole des amis, doivent faire estimer cet écrivain, que son esprit, ni les agrémens qu’il met partout, n’empêchent point de parler au cœur. Sa Mélanide est son triomphe. Il faut convenir que la pièce est charmante, pleine de sentiment & de chaleur. L’extrême intérêt n’y est point interrompu par la basse plaisanterie. Le peu de comique qui s’y trouve est noble, & naît du fond du sujet : il n’y a de comique qu’entre les deux amans Darviane & Rosalie. On sourit aux divers mouvemens de jalousie qu’on voit éclater dans l’un, & aux réponses que fait l’autre. Dans la distribution des places des poëtes comiques, on peut mettre La Chaussée immédiatement après les génies créateurs.

Mais, s’il n’inventa rien, s’il n’a fait que perfectionner, il a donné naissance à une dispute très-vive & très-importante, qui dure encore. Les uns condamnent le genre qu’il a suivi ; les autres l’admettent, & ne veulent pas que l’on se prive d’une nouvelle source de plaisirs. Mais de quel côté est la vérité ? c’est ce qu’on ne pourra décider, qu’après l’exposition des raisons de part & d’autre.

La première qui se présente contre le comique attendrissant, est que nos grands comiques François ne s’étoient point douté de ce genre ; que ce n’est point celui de Molière & de Regnard ; qu’on n’a de comédies, qui en approchent, que celles de Mélite, de la Place royale, de la Veuve ; toutes pièces détestables, & peu dignes de leur auteur.

On envisage ensuite le but de la comédie, qui est de représenter les ridicules des hommes. Or, si le genre attendrissant a lieu, l’objet du véritable comique sera manqué. On ne s’attachera plus à peindre les sottises humaines, à jouer les ridicules qu’on remarque dans la société. On feindra des vertus & des défauts hors de nature, pour arracher des larmes. On sacrifiera tout au pathétique. On ne donnera rien, ou presque rien à cette malice si naturelle aux hommes, qui leur fait considérer avec tant de complaisance ce qu’il y a de répréhensible, & de risible dans leurs semblables. Les aventures singulières & galantes seront mises en action. Nos comédies deviendront toutes des romans dialogués : on abandonnera l’ancien goût, par la facilité & l’abondance du nouveau. Ainsi le genre comique au lieu de faire des progrés, rentrera dans un état pire que celui de son enfance* :

Melpomène & Thalie ont un divers langage.

L’abbé Desfontaines fut un de ceux qui s’allarma le plus. Il ne vouloit point qu’on préférât au comique d’usage ce mêlange du pathétique & du sérieux, cet alliage des ris avec les pleurs. C’étoit moins l’innovation en elle-même qu’il poursuivoit, que l’abus qu’il craignoit qu’on en fit. Il croyoit toujours voir le siècle de Trajan succéder à celui d’Auguste. En garde contre toute nouveauté littéraire, il invectiva d’abord contre celle-ci dans ses feuilles. Le célèbre Piron, quoiqu’ennemi personnel de Desfontaines, en fit autant. Jaloux peut-être de voir Mélanide courue, & marquée au même coin de supériorité que la Métromanie, il plaisanta beaucoup sur les comédies attendrissantes, qu’il comparoit à de froids sermons : Tu vas donc entendre prêcher le père La Chaussée , dit-il un jour à un de ses amis qu’il rencontra allant à Mélanide. Le sentiment & l’émotion continuelle, qui font le grand mérite de cette pièce, lui paroissoient choquer les premières idées du comique. On peut voir son épigramme sur les deux Thalies, dont l’une simple & charmante a le rire de Vénus  ; & l’autre, nouvellement introduite est froide & pincée .

On fit, à toutes ces critiques de la comédie larmoyante, la seule réponse convenable. On les réfuta par le succès prodigieux & constant de ce genre ; par l’intérêt vif qu’y prenoient les femmes ; par l’impression que laissent toujours sur les cœurs même les moins vertueux les tableaux de la vertu, quoique placés dans un faux jour ; par la nécessité d’admettre un commencement à toute nouveauté utile. Tous ces grands mots, règles, usages, raison, bon goût, on les disoit mal appliqués. On ne vouloit pas qu’ils pussent tenir contre l’expérience. Une pièce à laquelle on alloit avec tant d’affluence, & qui faisoit les délices de tout Paris, pouvoit-elle n’être pas en droit de plaire ?

Plus ce genre de spectacle est critiqué, plus il est juste, s’écrioient ses partisans, que nous l’applaudissions, & que nous dédommagions, autant qu’il est en nous, un digne citoyen, puisqu’il n’y a pas une seconde Athènes pour récompenser ceux qui fournissent de nouveaux plaisirs à leur patrie. Ils assuroient que, bien loin de s’être éloigné de la nature, il l’avoit étudiée parfaitement ; que c’étoit la nature elle-même, si variée & sujette à tant de contrariétés, qui nous faisoit passer rapidement du rire aux larmes, & des larmes aux rire.

Le genre du comique larmoyant étoit comparé à celui du pastel inventé vers ce même temps, & non moins critiqué ; mais toujours aimé, toujours recherché du public, toujours s’établissant par l’envie & la persécution.

La comédie attendrissante paroît, à Riccoboni, supérieure à l’autre : il n’estime point celle qui fait rire. Dans une lettre à un de ses amis, il donne La Chaussée pour un des premiers génies de la nation, & le met à côté de Molière.

Les louanges dont cette lettre étoit remplie, louanges exagérées & ridicules, firent plus de tort à celui qui en étoit l’objet, que toutes les critiques dont on l’accabla : elle fut réfutée en 1737. On se plaignoit vivement qu’on osât se déclarer pour le renversement des loix, pour l’extinction du goût, pour l’avilissement du tragique, pour une usurpation manifeste du brodequin sur le cothurne, & peut-être pour l’anéantissement de l’un & de l’autre. On en appelloit à la physique, pour démontrer que ces deux genres ne sçauroient exister ensemble ; que l’effet propre à chacun doit être arrêté, ou du moins affoibli par l’autre ; qu’on est mal disposé à rire quand on a pleuré, & à pleurer quand on a ri ; que notre ame n’étant affectée différemment que par dégrés, doit l’être beaucoup moins à mesure qu’elle passe continuellement des larmes à la joie, & de la joie aux larmes ; que le spectateur, dans l’impossibilité de se livrer longtemps à rien de touchant ou de risible, doit rester suspendu entre deux mouvemens alternatifs & opposés. On plaisanta sur cette bigarrure de bouffonneries & de sérieux pathétique, sur l’honneur qu’on faisoit à des spectateurs raisonnables de les prendre pour des enfans ou des fous qui pleurent, & qui rient presque dans le même instant. Il parut des brochures sous ce titre singulier : Tragédie pour rire, & Comédie pour pleurer.

L’idée de faire des spectateurs tout à la fois des Héraclites & des Démocrites, divertissoit les censeurs : mais les enthousiastes de cette idée la jugeoient lumineuse, & l’ouvrage du génie : ils la défendoient avec zèle. La chaleur entre les deux partis étoit égale, lorsqu’on donna l’Enfant prodigue, pièce excellente & dans le goût nouveau, composée de scènes pathétiques, & de très-bonne plaisanterie, à l’exception de quelques-unes de celles qu’on met dans la bouche de Rondon & de Fierenfat. Il faudroit exclure du comique larmoyant toute bouffonnerie & tout bas comique. Mélanide peut servir de modèle. L’Enfant prodigue eut trente représentations. L’auteur ne s’étoit pas fait connoître ; mais on le devina au coloris de la pièce.

Dans la préface, M. de Voltaire expose les raisons qu’il a eues d’adopter le nouveau genre de comédie. Il ne veut exclure aucun genre : il les trouve tous bons du moment qu’ils plaisent, & le meilleur est celui qui est le mieux traité . Il ne voit, dans le comique larmoyant, que l’image de la vie ordinaire. N’arrive-t-il pas souvent, dit-il, que dans une même maison, dans une même famille, dans le même temps & pour la même chose, un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, & que les amis, ou les parens, ont différemment part à la scène. Il cite pour exemple une naïveté, un bon mot qui excite le rire jusques dans le sein de la désolation & de la pitié. La vie de Scaron n’étoit-elle pas un passage continuel de la douleur la plus vive à la joie la plus folâtre.

L’Enfant prodigue accrédita & multiplia les comédies larmoyantes. Leur titre seul prévenoit & leur attiroit des spectateurs en foule. Le goût du public parut si décidé pour elles, que les critiques furent réduits à se taire. L’abbé Desfontaines lui-même céda au torrent, & convint qu’elles avoient reçu leur passeport .

Nanine, la charmante comédie de Nanine, fut encore un essai dans le même genre. Si elle n’obtint pas d’abord tous les applaudissemens qu’elle méritoit, elle a été bien dédommagée dans la suite. C’est une des pièces de l’auteur qui fait le plus de plaisir. Tout y est dicté par le sentiment & par la vérité même : tout y est embelli par l’imagination la plus agréable. Rien de forcé, rien de bas, point de bouffonnerie déplacée. Le rôle du valet, quoique plaisant, n’est point chargé. Je voudrois seulement qu’on ôtât une vieille qui vient pour faire rire, & qu’on avoit traitée de bavarde chez la marquise Hagard. Nanine fait la même sensation au théâtre, que Pamela dans le roman de son nom.

Une autre comédie, reçue avec enthousiasme, & dont on est redevable au comique attendrissant, c’est la vertueuse Cénie. Quel intérêt dans quelques situations ! quelle pureté ! quelle correction ! quelle élégance de stile ! C’est le même ton ; c’est la même ame que dans les Lettres Péruviennes.

L’Écossaise est le dernier essai, dans ce genre, qui ait paru sur notre théâtre. La satyre qu’elle renferme, quoique très-vive & inusitée, n’a pas empêché que l’attendrissement ne fut universel.

Thalie, alternativement gaie & fondant en larmes, a tous les droits imaginables sur les cœurs. On a dit, en assez mauvais vers, pour la défense de cette muse :

Si quelquefois prenant son sérieux,
Aux spectateurs elle arrache des larmes,
Parlant aux cœurs, elle en a plus de charmes.
Pourquoi borner son aimable pouvoir,
Et lui ravir l’art de nous émouvoir ?
Son grand effet est de nous faire rire :
Est-ce le seul qu’on doive lui prescrire ?
Rire un moment, puis pousser des soupirs,
Puis rire encore ; voilà les vrais plaisirs.

Chaque bon comique a un caractère qui lui est propre. Ménandre étoit pur, élégant, naturel & simple. Aristophane est tout le contraire. On a comparé la muse du premier à une honnête femme, & celle de l’autre à une femme perdue. Un cynisme, souvent grossier, & de fréquens coups de génie, distinguent Plaute. C’est une Bachante dont la langue est détrempée de fiel . Térence est un homme aimable, chez qui tout respire la politesse, les graces, la décence & la bonne plaisanterie. Molière a les beautés & les défauts des uns & des autres. Dans Régnard, que de gaité, que de sel, que de bon comique ! Quelle versification ! C’est le Racine de la comédie. Destouches est fin & noble ; Dancourt fécond, léger, excellent pour le dialogue ; Le Grand naturel & très-agréable ; Dufresni vif, enjoué, saillant. Il restoit à La Chaussée le partage de faire rire & pleurer en même-temps.

On appelle quelquefois les comédies larmoyantes des tragédies bourgeoises ; mais ce sont deux genres qu’il ne faut pas confondre. Tel qui admet les unes, rejette expressément les autres. M. de Voltaire, par exemple, est dans ce cas. Il condamne les tragédies où l’on substitue aux rois, & à des personnages illustres, de simples bourgeois ; où l’on veut introduire, parmi des hommes du commun, le même sérieux & le même air de dignité qu’on remarque dans les véritables tragédies. Il traite ce genre d’espèce bâtarde, de monstre né de l’impuissance de réussir dans le comique ainsi que dans le tragique, & propre à faire manquer l’objet de tous les deux. Ces reproches sont-ils fondés ?

Si l’on pouvoit compter davantage sur les idées théâtrales de l’Angleterre, on allégueroit le succès du Marchand de Londres & de l’Opéra des gueux. Mais, parmi nous, le Fils naturel ne nous donne pas bonne opinion des tragédies bourgeoises. Si cette pièce singulière, que ses enthousiastes veulent faire envisager comme une nouvelle lumière apportée aux hommes qui se piquent de penser, est écrite en quelques endroits d’une manière forte, sublime & pathétique, elle est froide dans tout le reste.

L’auteur se flattoit de la voir jouer par les comédiens ; mais ils ont donné la préférence au Père de famille. Le succès de cette pièce n’a pas été bien décidé. Ceux qui l’avoient admirée à la lecture, espéroient qu’elle seroit reçue avec plus d’enthousiasme à la représentation. La critique s’en est prévalue : elle a trouvé le Père de famille encore plus repréhensible que le Fils naturel. C’est le même ton impérieux, le même froid jargon de sentimens alambiqués.

L’idée de ces deux essais philosophiques mérite d’être applaudie, mais elle est mal exécutée. Il faut de grands maîtres pour faire réussir de pareilles innovations. Que M. de Voltaire approuvât les tragédies bourgeoises & qu’il en fit une, comme on l’en a prié quelquefois ; peut-être aurions-nous un genre de plus, celui-là même que M. Diderot a manqué.

Les parodies.

>Elles sont le fléau des écrivains. Entr’eux & les parodistes est un mur éternel de division. Ceux-ci sont les corsaires de la littérature : ils ne cherchent qu’à saisir les défauts & les ridicules d’un auteur, pour en faire trophée, pour les tourner à l’amusement du public & à leur profit particulier. Le premier qui donna l’exemple de cette sorte de guerre, est un ancien poëte Grec appellé Hipponax, qui vivoit 540 ans avant l’ère chrétienne.

L’esprit d’Hipponax passa à plusieurs de ses compatriotes, qui cherchèrent à divertir de même la nation. Elle se passionna pour ce nouveau genre d’amusement. La parodie dramatique, chez les Grecs, étoit dans le goût de celle de nos jours. Les Hégemon, les Rhinton étoient en Grèce ce que sont chez nous Fuzelier, Vadé, Favard. Il ne paroissoit guère, à Athènes, de bonne tragédie qui ne fût tournée en ridicule. Les Latins se sont aussi exercés à faire des parodies ; mais il ne nous reste que des fragmens des leurs & de toutes celles des Grecs.

Le goût de la parodie & du burlesque a été singulièrement en vogue parmi nous, au commencement du siècle dernier. Combien de gens, dit Pelisson dans son histoire de l’académie, croyoient alors « que, pour bien écrire raisonnablement en ce genre, il suffisoit de dire des choses contre le bon sens & la raison. Chacun s’en croyoit capable ; & l’un & l’autre sexe, depuis les dames & les seigneurs de la cour jusqu’aux femmes de chambre & aux valets, s’occupoit à cela. Cette fureur de burlesque étoit venue si avant, que les libraires ne vouloient rien qui ne portât ce nom ». On imprima, l’an 1649, durant la guerre de Paris, une pièce ridicule intitulée : La Passion de notre-seigneur en vers burlesques.

Ce goût tomba vers l’an 1660 ; mais on l’a relevé depuis, on l’a épuré, on l’a rendu digne d’une nation dont le génie est si analogue à celui des Grecs pour l’esprit, la politesse, les graces, l’enjouement & la bonne plaisanterie. Peut-être même les avons-nous effacés dans le genre dont ils nous ont donné l’idée. Quelle critique fine dans nos parodies ! La simplicité naïve, la gaieté décente, la diction pure & noble même, autant que le sujet le comporte, en sont leurs principaux caractères.

Je parle des meilleures que nous ayons & de celles qui sont restées au théâtre. Pour les parodies satyriques, plates, bouffonnes, ordurières, telles qu’on en fait tous les jours, on les méprise. Rien de plus ennuyeux qu’un mauvais plaisant qui veut faire rire.

La parodie consiste à détourner le vrai sens d’une pièce, pour en substituer un communément malin, ironique & bouffon. Je dis communément, parce que la parodie est quelquefois innocente. C’est parodies que de copier, d’après quelque poëte connu, un ou plusieurs vers ; soit en n’y changeant rien ou en y faisant quelque léger changement, mais toujours en les présentant de manière qu’il en résulte un tout autre sens que celui de l’original. Tant de bons ou de mauvais vers passés en proverbe, & dont on fait, en mille circonstances, des applications naturelles, sont des parodies heureuses. Boileau en a fait en imitant la dureté de Chapelain.

Les plus considérables, & les seules peut-être qui méritent le nom de parodie, sont celles de ces poëmes qu’on détourne à un autre sujet par le changement de quelques expressions ; ou bien celles de ces poëmes faits exprès dans le goût sublime sur un sujet qui ne l’est pas. La Batrachomyomachie, ou le Combat des rats & des grenouilles, nous fournit un exemple de ce dernier genre. Nous en avons encore un autre dans le fameux poëme du Lutrin & dans celui de Cartouche.

Le Virgile de Scarron & la Henriade de Montbron ne sont point des parodies, mais des travestissemens, par la raison que j’ai dite qu’ils ont conservé le sujet. Dans le travestissement, on substitue le langage bas & burlesque au stile noble & élevé des auteurs qu’on défigure ; mais la parodie n’exige point qu’on avilisse sa façon d’écrire. On peut s’y montrer sur un ton épique & le soutenir. Moins elle donne dans le bas, plus elle est faite pour être l’effroi des écrivains célèbres.

Il n’en est guères qui ne redoutent d’être mis à son creuset. Ils tâchent, presque tous, de la faire regarder comme un monstre sur lequel il est affreux de jetter les regards, comme une action atroce dont on partage la honte en n’osant pas la condamner. L’abbé Desfontaines les compare aux casuistes qui anathématisent les mascarades & les travestissemens nocturnes.

La Mothe s’est élevé fortement contre ce genre de plaisanterie. Sa raison en fut révoltée, quoiqu’il ne l’eût pas toujours jugé de même. Il se représenta la parodie sous un autre aspect, & la décida directement opposée aux bonnes mœurs, au bon goût, au progrès de l’esprit humain, à la gloire des gens de lettres. Il écrivit pour les venger de l’insulte qu’il prétendoit leur être faite en plein théâtre, à eux tous, à l’auteur intéressé, au public dont on avoit eu les acclamations, aux acteurs qui avoient joué supérieurement & dont on copioit, d’une manière bouffonne, la voix, le geste, les démarches & les mouvemens.

Après les invectives générales, dont son fameux discours sur la parodie est rempli, il vient aux raisons particulières qui la lui font proscrire. « Vous avez admiré, dit-il, vous avez pleuré au tragique : n’espérez pas, en revoyant le tragique après avoir vu la parodie, être ému comme vous l’avez été. » Vous ne retrouverez plus les beaux endroits ; vous les confondrez avec les plus repréhensibles ; vous jugerez d’une pièce entière d’après un bon mot, d’après une saillie heureuse ; la vertu sera représentée à vos yeux sous le masque d’un pédant ou d’un hypocrite : il aura été d’autant plus facile de la couvrir de ridicule, que rien n’y prête comme le sublime, comme les grands sentimens de la tragédie qu’on charge toujours, & qui, pour peu qu’on les charge encore, deviennent gigantesques ou puériles. Vous vous direz à vous-même qu’il faut être bien fou pour donner une tragédie, & que la crainte d’être parodié doit empêcher beaucoup de poëtes d’en faire. « N’est-ce pas assez, ajoute le même écrivain, d’avoir à craindre un mauvais succès, malgré les peines qu’on se donne, sans attendre encore, dans le cas de la plus grande réussite, des brocards de théâtre qui divertissent le public à nos dépens. »

Il est à remarquer que ce discours sur la parodie fut composé à l’occasion de celle d’Inès de Castro. Agnès de Chaillot est une des meilleures parodies qu’on ait faites. D’ordinaire leur grand mérite n’est que celui des circonstances ; mais celle-ci se soutient toujours : on la revoit aux Italiens avec plaisir. La Mothe fut à la première représentation : il y rit beaucoup, comme il en convient lui-même dans sa préface d’Inès. Cependant la critique qu’on y faisoit de ses vers & du dénouement de sa pièce, est très-violente. Sa joie, en ce moment, étoit suspecte sans doute ; mais on la prit pour réelle, & l’on s’enhardit à le traiter selon son goût.

On parodia ses Fables ; on réfuta son Discours sur la parodie ; on conseilla à l’auteur d’être plus conséquent à l’avenir ; de ne point écrire contre ce qu’il avoit éprouvé lui-même être un sujet d’amusement.

La réfutation étoit intitulée : Discours à l’occasion d’un discours de M. de la Mothe sur les parodies. L’ouvrage est de Fuzelier. Cet écrivain a beaucoup travaillé pour les différens théâtres de Paris, &, dans tous, il a eu des succès. Il a donné le Ballet des âges, les Amours des dieux, les Indes Galantes, le Carnaval du Parnasse. Il mit, dans sa réponse, de l’esprit & de la méchanceté. Les deux adversaires combattirent à armes égales.

Fuzelier nioit à La Mothe qu’une bouffonnerie, telle que la parodie, empêchât l’effet du tragique ; qu’elle fît confondre les bons & les mauvais endroits d’une pièce & décider d’elle sur le jugement d’arlequin ; qu’elle décréditât la véritable vertu, puisque ce n’est que la vertu chimérique & romanesque qu’elle tourne en ridicule.

A l’égard des poëtes tragiques, dont elle diminue le nombre, il ne trouvoit pas que ce fût un grand mal, attendu qu’il y en a beaucoup trop. Il ne conçoit pas encore comment les Roscius de la France peuvent avoir à se plaindre de la parodie, pendant qu’ils n’y sont attaqués qu’indirectement. Seroit-ce un crime, dit-il, de jouer quelquefois ceux qui jouent tous les jours les autres.

La Mothe avoit dit que la parodie étoit un coup mortel à l’amour-propre, seul motif pour lequel on compose ; qu’il n’en avoit pas eu d’autre lui-même en écrivant, mais que sa vanité lui étoit commune avec tous les auteurs, qui, du moment qu’ils donnent au public des ouvrages de bel-esprit, en sont convaincus par le fait même. Son adversaire lui passe de n’avoir jamais eu que des vues aussi petites ; mais il ne veut pas qu’on juge également de tous les écrivains, dont plusieurs peuvent avoir un objet important comme celui d’éclairer les hommes & de les rendre meilleurs, de servir le prince & la patrie. Il oublie le motif pour lequel Scarron faisoit valoir le marquisat de Quinet, & l’abbé Devertot donnoit des ouvrages avant que sa fortune fût commencée.

Au surplus, dit Fuzelier, lorsqu’on craint qu’on ne soit parodié, l’on n’a qu’à ne rien faire de susceptible de l’être. Athalie, le chef-d’œuvre de la scène, ne l’a point été, ne le sera jamais, parce que tout y est conforme à la nature & à la raison. D’où il conclud que La Mothe doit réformer ses ouvrages & non pas les parodies.

M. de Voltaire s’est aussi plaint d’elles. Il les compte parmi les plus grands désagrémens attachés à la littérature. Toutes ses belles pièces ont été parodiées ; Zaïre, Alzire, Mérope, l’Orphelin de la Chine. Eussent-elles subi ce sort, s’il étoit vrai que les bons ouvrages en missent un auteur à l’abri ?

Plus on réussit dans une tragédie, plus on est sûr de payer aux comédiens Italiens le tribut accoutumé. On a défini leur théâtre, ainsi que celui de la foire, un théâtre consacré précisément au mauvais goût, à la médisance : mais ils appellent, de ce jugement, à celui du public, à la bonne critique qu’ils font quelquefois d’une nouveauté à laquelle on s’est laissé séduire. Ils se flattent de faire revenir & d’éclairer en amusant. Ils s’honorent du titre d’Aristarques. Dans la clôture de leur théâtre, en 1735, un d’eux prononça ces vers :

Les grands succès enflent de trop de gloire.
Il faut les mitiger par la restriction :
Car un auteur n’a pas de peine à croire
Qu’il a saisi le point de la perfection.
Et la critique est nécessaire,
Pour qu’il fasse au public la restitution
Des complimens outrés qu’on auroit pû lui faire ;
Jusqu’au temps où l’impression
Fait voir combien l’ouvrage a mérité de plaire.

L’abbé Sallier pense qu’ils remplissent parfaitement cet objet. Dans sa Dissertation sur l’origine & le caractère de la parodie, il assure qu’en leurs mains, elle devient le flambeau dont on éclaire les défauts d’un auteur qui avoit surpris l’admiration . Entr’autres preuves de ce raisonnement, on en trouve une frappante dans la petite Iphigénie, parodie de la grande. Cette critique ingénieuse n’a-t-elle pas dissipé bientôt l’illusion qu’avoit fait le théâtre, & réduit la pièce à sa juste valeur ?

Les ennemis de la parodie l’attaquent encore d’un autre côté. Quelque utile qu’elle soit, ils la mettent au rang des bagatelles : mais cette bagatelle a, comme tous les genres, ses principes, ses règles, ses difficultés, ses écueils, ses délicatesses, ses beautés. Ce n’est pas sans génie qu’on change une intrigue ; qu’on prend d’autres personnages ; qu’on trouve le rapport d’une action grande, avec quelque action de la vie commune ; qu’on fait sortir des fautes & des ridicules ; qu’on amène adroitement des situations comiques & applaudies ; qu’on divertit des gens de goût, en mettant, dans la bouche des bourgeois & des artisans, ce qu’on avoit entendu de celles des rois & des héros ; que, suivant l’intelligence du théâtre, on charge ou l’on affoiblit certains traits ; qu’enfin on fait contraster la plus grande simplicité avec tout l’appareil & tout le faste tragique. Telle scène de la foire ou du théâtre Italien coûte autant quelquefois, & renferme presque autant de beautés, que telle autre scène du théâtre François, extrêmement vantée.

Les spectacles.

Sont-ils bons ou mauvais de leur nature ? Question agitée dans tous les temps, & sur laquelle on écrit encore pour & contre. Les philosophes du siècle n’ont pu la faire terminer en leur faveur.

Pour être au fait de la contrariété des opinions sur ce point, il suffit de remonter à la fameuse lettre du père Caffaro, théatin. Cette lettre est une réponse au poëte Boursault, qui eut du scrupule d’avoir travaillé pour le théâtre, & qui consulta ce religieux.

On sçait que Racine fut déchiré des mêmes remords, &, qu’après s’être retranché à ne composer que des tragédies saintes, il abjura totalement le théâtre, & se retira à Port-royal pour y expier, dans les larmes, l’abus qu’il croyoit avoir fait de ses talens. On sçait encore combien Quinault se repentit de n’avoir pas fait des siens un autre emploi que celui auquel il doit toute sa gloire. Si ces deux poëtes immortels, d’une analogie si frappante pour le caractère de leur esprit & la délicatesse de leur conscience, eussent déposé leurs scrupules dans le sein d’un casuiste, tel que le P. Caffaro, ils n’eussent jamais abandonné le théâtre.

Ce religieux en fait hautement l’apologie dans sa lettre. Il a le courage de s’élever au-dessus des préjugés de son état, & de dire librement ce qu’il pense. Il parle de ce ton de force & de véhémence qu’il n’appartient qu’aux gens persuadés d’avoir.

La proposition générale qu’il tâche d’établir est celle-ci : « Les comédies, de leur nature & prises en elles-mêmes, indépendamment de toute circonstance bonne ou mauvaise, doivent être mises au nombre des choses indifférentes. » Il tire ses autorités, 1°. Des pères ; 2°. de l’écriture ; 3°. du raisonnement. »

S. Thomas d’Aquin, sur la représentation d’une farce de quelques misérables histrions, sentit combien leur art pouvoit être utile, & décida qu’il y avoit de l’injustice à le condamner sans restriction : S. François de Sales étoit du même avis. A Milan on jouoit la comédie du temps de S. Charles Borromée, sans que ce digne archevêque s’en formalisât : il la permit par une ordonnance de 1583. La seule condition qu’il imposa, fut que les pièces seroient soumises à l’examen.

L’écriture est encore favorable au Théatin. Elle n’a rien tant en recommendation que les jeux, les danses, les spectacles. Elle fait un mérite à quelques-uns de ses plus saints personnages d’avoir dansé au son du tambour. Chez elle tout est fête, appareil, magnificence. Quand on veut comprendre les comédies dans les anathêmes qu’elle prononce contre le jeu, le vin, la table, la parure, les tableaux, le luxe, c’est qu’on ne réfléchit pas que ces anathêmes tombent moins sur ces choses là, que sur l’abus qu’on peut en faire. La décence de notre théâtre est mise en opposition avec le cynisme, auquel se sont livrés quelquefois les Romains sur le leur. Valère Maxime rapporte que des femmes nues jouèrent dans une pièce où l’infâme Héliogabale représentoit Vénus, & dans laquelle il surpassa l’impudence du plus effronté satyre.

Le P. Caffaro passe au raisonnement. Aucun de ceux qu’on fait contre les spectacles ne lui paroît fondé. Le théâtre, dit-on, est défendu, & sans doute qu’il mérite de l’être. Son but est d’exciter les passions, & de jetter l’ame dans un état violent, & les comédiens sont flétris.

La comédie est défendue ; mais, répond le Théatin, c’est précisément donner en preuve l’état de la question. La comédie n’est, ni ne sçauroit être prohibée par elle-même. On défend les choses parce qu’elles sont mauvaises, & les choses ne sont point mauvaises en elles-mêmes, parce qu’elles sont défendues.

Le propre de la comédie est, dit-on, d’exciter les passions ; mais les excite-t-elle en effet ? Ceux qui la fréquentent sont-ils pires que ceux qui ne la connoissent pas ? le P. Caffaro n’en croit rien. Il a remarqué au tribunal de la pénitence que ces derniers, que les pauvres étoient aussi sujets que les autres à la colère, à la vengeance, à l’ambition & à la débauche : il n’est rien de si bon & de si salutaire dont on ne puisse abuser. Promenades, sociétés, festins, livres, bonnes œuvres, sermons, tout peut être une occasion de chute & de crime. « Faut-il, disoit le sage Licurgue, arracher toutes les vignes, parce qu’il se trouve des hommes qui font des excès de vin ? »

Les comédiens sont flétris. Mais, si du moment qu’on joue la comédie on doit être réputé infâme, tant de rois, tant de princes, tant de magistrats, tant de prêtres, tant de religieux qui l’ont jouée, ou qui la jouent le seront aussi. D’où vient en fait-on représenter aux jeunes gens dans plusieurs collèges ? On a vu des religieuses, à Rome, exécuter elles-mêmes la pièce de George Dandin, en présence de beaucoup de gens qui en furent très-satisfaits. La crainte d’encourir la peine d’infamie ne devroit-elle pas faire détester tout ce qui peut avoir rapport à un acteur ou une actrice ? car il n’importe pas qu’on joue par amusement ou pour gagner sa vie : si la chose est mauvaise en soi, elle l’est par rapport à tout le monde.

Les comédiens sont flétris ; mais dans quel temps l’ont-ils été ? Dans celui où ils jouoient réellement des pièces infâmes, dans celui où il falloit si peu de chose pour être couvert d’opprobre, où un soldat l’étoit pour avoir manqué de bravoure, une veuve pour s’être remariée avant l’année de son veuvage, un marchand pour faire profession de vendre du vin, un médecin pour remplir les devoirs de son état. La médecine en corps a été réputée infâme, & chassée de Rome. Qu’on sçache donc distinguer les temps & les personnes ? d’indignes bateleurs avec d’honnêtes gens, dont la fonction exige, pour y exceller, de la figure, de la dignité, de la voix, de la mémoire, du geste, de l’ame, de l’esprit, de la connoissance des mœurs & des caractères ; en un mot, un grand nombre de qualités que la nature réunit si rarement dans une même personne, qu’on compte plus d’excellens auteurs, que d’excellens comédiens.

Ils sont à plaindre sans doute d’avoir été traités durement par quelques-unes de nos loix, par les rituels, par les canons de quelques conciles. Les droits communs à tous les hommes devroient-ils être refusés à des hommes entretenus par le roi, dévoués à l’amusement, à l’instruction, à la gloire de la nation & devenus même, par le luxe des riches, une ressource pour les pauvres ?

S’ils étoient aussi dangereux qu’on le prétend, inviteroit on au coin des rues à les aller voir ? Qu’on affichât les mauvais lieux, avec quelle promptitude la police séviroit ! Mais ici les gens en place se taisent, ou approuvent & autorisent, par leur exemple, la comédie ; princes, magistrats, évêques. Si ces derniers n’y vont pas à la ville, ils s’y trouvent du moins à la cour.

Tant de raisons persuadent au P. Caffaro que les spectacles n’ont rien que d’honnête, & qu’il faut de la variété dans les amusemens, comme il y en a parmi les esprits & les caractères.

Notre religieux philosophe veut seulement qu’on ait égard à trois choses, qui sont encore plus de bienséance que d’obligation, aux temps, aux lieux, aux personnes. Aux temps, pour qu’on ne joue pas toute l’année, & à toute heure comme autrefois, & qu’on aille seulement aux spectacles au sortir de l’office divin ; attention toujours gardée par les comédiens, qui ne jouent qu’entre cinq ou six heures, & qui donnent relâche au théâtre à la fin du carême, & à toutes les grandes fêtes de l’année. Aux lieux, pour qu’on ne fasse pas de nos églises des salles de spectacle, comme il n’arrive que trop souvent dans de certaines maisons de religieux, & de religieuses. Aux personnes, pour que celles qui sont constituées en dignité, ou d’une profession comptable au public de leurs momens, n’aillent pas tous les jours à la comédie.

Les étrangers, qui viennent à Paris, sont fort étonnés de voir des ecclésiastiques à la comédie & à l’opéra : ceux de Londres ne paroissent jamais aux spectacles. En récompense, ils passent leur vie au cabaret, à y boire de la biere, du ponche, ou de l’eau de vie : il y a même des vicaires de paroisse, en Angleterre, qui tiennent des guinguettes, & qui y jouent du violon pour amuser les buveurs.

L’apologiste du théâtre termine sa lettre par cette réflexion : « D’autres que vous me feront peut-être un crime d’avoir suivi l’opinion la plus favorable, & m’appelleront casuiste relâché, parce qu’aujourd’hui c’est la mode d’enseigner une morale austère, & de ne la pas pratiquer : mais je vous jure, monsieur, que je ne me suis pas arrêté à la douceur, ou à la rigueur de l’opinion, mais uniquement à la vérité. »

Un prêtre, un religieux, qui entreprend de laver le théâtre de son ancien opprobre, étoit capable de rassurer bien des consciences : mais le P. Le Brun, de l’Oratoire, vint les allarmer ; il réfuta le P. Caffaro.

L’Oratorien traita le Théatin de faux frère, de prévaricateur, de ministre traître à son dieu & aux hommes, auxquels il applanissoit le chemin de perdition.

Ce même P. Le Brun, si connu par son livre critique des Pratiques superstitieuses, livre où il se donne pour une ame peu commune, étoit superstitieux comme un autre : on a dit que c’étoit un médecin malade lui-même.

Tous ses raisonnemens contre la comédie tombent, selon ceux qui la défendent, sur celle d’autrefois. Il ne rapproche point les anciennes pièces des nouvelles ; il n’examine point si ce qu’on dit des unes peut s’appliquer aux autres ; si les farces qu’on représentoit sous les empereurs payens, & contre lesquelles les pères de l’église lançoient tant d’anathêmes, ont quelque chose de commun avec nos pièces régulières ; si les changemens arrivés à nos mœurs n’ont pas amené ceux du théâtre. Point de justesse ni d’exactitude dans cet écrivain ; point de réflexion lumineuse, aucune connoissance du monde, beaucoup d’érudition mais peu de philosophie.

Quand il porte une vue générale sur la comédie ancienne & moderne, il trouve la différence à notre désavantage. Plaute, Térence, Aristophane, lui paroissent plus retenus qu’aucun de nos comiques. C’est qu’il ne se représente que de bas & de pitoyables farceurs de parades. Il ne songe point à Molière, à Dancour, à Montfleuri, qui jouoient eux-mêmes leurs pièces, & qui étoient aussi supérieurs la plume à la main, que sur le théâtre.

Il revient continuellement à la sévérité des loix impériales. Mais l’empereur Justin ne s’en relâcha-t il point dans la suite ? Ne permit-il pas aux comédiens de s’allier avec d’honnêtes familles ? Ces loix, ainsi que celles de Charlemagne, peuvent-elles avoir la même force depuis la déclaration de Louis XIII, du 16 Avril 1641*. Puisque le P. Le Brun s’établissoit juge du Procès des comédiens avec un certain public, il auroit bien fait de rapporter ce qui leur est favorable.

M. de Voltaire dit qu’un jour nos neveux, en voyant l’impertinent ouvrage de cet oratorien contre l’art des Sophocles & les œuvres de nos grands hommes imprimés en même-temps, s’écrieront : « Est-il possible que les François aient pu ainsi se contredire, & que la plus absurde barbarie ait levé si orgueilleusement la tête contre les plus belles productions de l’esprit humain ? »

Quoi qu’il en soit, le P. Le Brun resta maître du champ de bataille. L’archevêque de Paris, Noailles, exigea du P. Caffaro une rétraction authentique.

Le prince de Conti, en 1666, avoit également attaqué les spectacles. Il discuta cette matière en théologien, & les deux religieux l’ont traitée en gens de lettres. S’ils l’eussent envisagée autrement, je n’aurois point parlé d’eux. La théologie n’est pas de mon ressort. Je laisse aux Bossuet, aux Fénélon, le soin d’écraser sous les armes de la leur, sous les poids de leur autorité épiscopale, tous les sophismes en faveur des spectacles. Suivons le fil de la querelle.

Un abbé, peu connu, mais d’un zèle extrême, crut qu’il viendroit facilement à bout de la terminer. Dans cette idée, il donna au public les raisons qu’il avoit de condamner la comédie, & de vouloir en dégoûter les autres : mais ces raisons étoient ridicules. Aussi fit-on sur lui cette épigramme :

        Messire Laurent P....tier
        Qui ne put être bachelier,
Parce qu’il fut trouvé rossignol d’Arcadie,
        Ces jours passés, un livre a fait,
        Qui condamne la comédie.
        Dont il seroit un beau sujet.

Riccoboni a traité son art plus mal encore que La Mothe n’a traité celui des vers. Le talent d’acteur & d’auteur de comédie lui paroît celui d’un homme abominable. Il n’approuve que les drames de collège. « Ce ne sont pas, dit-il, les pièces de cette espèce que je propose de réformer, mais c’est, à l’exemple de celles-ci, que je voudrois qu’on réformât les autres. » Quelle idée ! quel goût ! Il dit, dans un autre endroit : « Je proteste que, depuis la première année que j’ai monté sur le théâtre, il y a déjà plus de cinquante ans, je l’ai toujours envisagé du mauvais côté, & que je n’ai jamais cessé de desirer l’occasion de pouvoir le quitter. »

Le P. Porée, traitant la question des spectacles, soutient qu’ils pourroient être une école de vertu ; mais il ajoute en même-temps que, par notre faute, ils ne sont que l’école du vice.

Cet écrivain, moins recommandable encore par la supériorité de ses talens que par la pureté de ses mœurs, composoit, toutes les années, des tragédies & des comédies pour les exercices accoutumés de sa classe. Il étoit quelquefois touché jusqu’aux larmes, en considérant le bien qu’on pourroit retirer du théâtre, & les maux ordinaires qui en résultent.

L’auteur de Didon se déclare aussi pour le théâtre, mais pour un théâtre plus décent, plus réservé encore que le nôtre. Il trouve surtout qu’il y auroit une réforme à faire dans les comédies. Celles de Dancourt, de Le Grand, de Régnard & de Molière, sont trop libres quelquefois, & même obscènes. Un écrivain Anglois, pour remédier à l’extrême licence des comiques de sa nation, est d’avis qu’on y établisse des censeurs éclairés & vertueux qui repassent sur les pièces tant anciennes que nouvelles, & n’y laissent rien de grossier, rien d’équivoque, rien qui puisse offenser la pudeur. Ce plan, dit M. Le Franc, proposé à Londres, devroit s’exécuter à Paris. C’est ainsi que cet auteur, qui posséde si bien son art, mais que son art n’aveugle point, sçait réunir les intérêts de l’homme de lettres, du philosophe & du chrétien.

Le père du Méchant & de Sidney ne veut point qu’il y ait, avec le ciel, de pareils accommodemens. Mais sa déclamation contre les spectacles a moins paru le langage du remords, que celui de l’amour-propre. Quelques-uns ont ri de cette démarche, & d’autres en ont empoisonné le motif. Le plus grand nombre a trouvé trop de faste dans cette amende-honorable, faite à la religion. Le silence eut mieux convenu que tant d’éclat & que cette abjuration solemnelle. Il est triste que M. Gresset prive la scène des caractères qu’on s’attendoit d’y voir, de la peinture vive & saillante, de plusieurs ridicules de la société.

M. de Voltaire, en parlant de la comédie & des comédiens, n’a point traité pleinement le fond de la question ; il s’est étendu sur l’historique. Il a montré combien nous sommes inconséquens à leur égard. En France, ils sont excommuniés, & la sépulture chrétienne leur est refusée, s’ils n’ont pas, avant la mort, renoncé à leur profession. A Rome, il n’en est pas de même. Alexandre ; César, Brutus, Athalie, Zaïre & Arlequin sont réprouvés chez nous ; & les peintres, les statuaires ne le sont pas. La Vénus du Titien & celle du Corrège, qui sont toutes nues, offensent-elles moins notre jeunesse modeste, que le jeu de nos acteurs ? On fait, sur eux, l’exemple qu’on faisoit autrefois sur les sorciers, sur beaucoup de rois & d’empereurs. Le Flamen ne se doutoit pas que l’art de Térence fut celui de Locuste.

Après tous ces ridicules, jettés sur la nation, M. de Voltaire ajoute qu’elle s’en fût sauvée ; que le théâtre se seroit relevé de son premier état d’infamie, sans les déclamations éternelles des Calvinistes & des Jansénistes. Telle bourgade protestante, en Suisse, a été cent cinquante ans sans souffrir un violon chez elle. Tel directeur Janséniste veut que, pour danser, on substitue aux violons des castagnettes. Les catholiques, au contraire, ont toujours beaucoup aimé la comédie. Combien de prétres eux-mêmes ont-ils travaillé pour elle ? Léon X est le restaurateur de la bonne comédie en Europe. Richelieu a fait bâtir la salle du palais royal ; Mazarin a eu les mêmes goûts. Il y avoit toujours aux spectacles de la cour, un banc qu’on nommoit le banc des évêques. Le cardinal de Fleuri, n’étant encore qu’évêque, fut pressé de faire revivre cette coutume. Rien n’est omis, dans les Réflexions sur la police des spectacles, de tout ce qui peut les mettre en honneur.

En 1756, un avocat, ou soit disant tel, a écrit contr’eux ; & quelles raisons a-t-il de les condamner ? Pas d’autres que les suivantes. C’est qu’on va moins à la comédie, pour connoître une jolie pièce, que pour y voir de jolies actrices ; que, touché de leur beauté, on est nécessairement malheureux, tout le monde ne pouvant pas être les premiers favoris de Mars ou de Plutus. C’est qu’on n’y puise que le persifflage, la dissipation & la licence ; que les hommes apprennent à y devenir des sybarites ou des scélérats, & les femmes de petites maitresses ou des mégères. C’est qu’on ne la souffre dans un état policé, que par le même esprit qu’on y tolère les lieux de débauche. C’est que, plus elle est licencieuse, plus aussi on la goûte ; témoin la préférence que tant de personnes donnent aux comédiens Italiens, ou même aux acteurs de l’opéra comique, sur les comédiens François. C’est qu’on n’a que faire de théâtre, pendant que le monde en est un assez grand lui-même, & rempli de toutes sortes d’originaux. C’est que la règle (* est au-dessus des mauvais exemples de quelques ecclésiastiques. Peu de ceux même qui vont à la comédie, signeroient qu’ils l’approuvent. Enfin, au lieu d’éteindre, elle fomente d’ordinaire les passions, « les agréables impostures de cette partie animale & déréglée, qui est la source de toutes nos foiblesses ». Quelle éloquence pour un avocat ! Mais son zèle est louable. Le dernier effort qu’un de ses confrères a fait en faveur de la comédie & de la profession de comédien, à la sollicitation, dit-on, de mademoiselle Clai…, a été réprimé avec la plus grande rigueur. Cet accord des magistrats, avec tant de casuistes, peut donner lieu à des réflexions sérieuses. On a vu que l’état de comédien n’est pas plus autorisé en France, par la législation, que par la religion.

Mais passons sur tous ces écrits polémiques. Arrêtons-nous à un seul, dans lequel tout porte l’empreinte du génie de l’auteur. Le panégyriste de l’ignorance & des brutes a du être le censeur de l’école de la politesse & du goût. Il se plaint de n’être plus, de ne présenter que l’ombre de lui-même au lecteur : mais c’est toujours le même écrivain ; c’est toujours la même abondance, la même simplicité, la même vigueur, la même précision & la même harmonie de stile. De tous les livres qu’il a donnés, celui-ci est presque le seul qui contienne des vérités utiles & pratiques.

M. d’Alembert a proposé aux Génevois d’avoir un théâtre de comédie. « Voilà, dit M. Rousseau, le conseil le plus dangereux qu’on pût donner, du moins tel est mon sentiment, & mes raisons sont dans cet écrit. »

Quoique ces raisons semblent ne devoir convenir qu’à la constitution de Genève, elles sont pourtant exposées très-souvent d’une manière générale. On voit qu’il ne s’explique qu’à demi ; qu’il craint d’ajouter à la fermentation qu’il a déjà causée ; & que, dans le fond de l’ame, il ne voudroit de théâtre nulle part.

Pour les sapper tous par les fondemens, il commence par invectiver contre la tragédie. Il se moque de la pitié & de la terreur qui en sont les ressorts. Il ne conçoit pas qu’on doive purger les passions, en les excitant. « Seroit-ce que pour devenir tempérant & sage ; il faut commencer par être furieux & fou. »

Il voit plutôt le contraire : il voit que la peinture qu’on fait d’elles les rend préférables à la vertu ; que les plus grands scélérats jouent sur le théâtre le plus beau rôle ; qu’ils y paroissent avec tous les avantages & tout le coloris des exploits des héros ; que les Mahomet y éclipsent les Zopire, & les Catilina les Cicéron ; que de semblables portraits ne sont propres qu’à faire revivre les originaux. Voilà ce qu’il pense des tragédies, même de celles où le crime est puni : en quoi, je le trouve d’accord avec La Mothe, qui dit : « Quelque forte que soit la leçon que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop foible & vient trop tard. »

Mais on a combattu l’idée de M. Rousseau. On lui a fait voir que l’objet du théâtre étoit mieux rempli, & que le spectacle des suites affreuses d’une passion guérissoit de cette passion même. « A Sparte, pour préserver les enfans des excès du vin, on leur faisoit voir des esclaves dans l’ivresse. L’état honteux de ces esclaves inspiroit aux enfans la crainte ou la pitié, ou l’une & l’autre en même temps ; & ces passions étoient le préservatif du vice qui les avoit fait naître. »

Les tragédies qui n’ont pas la ressource du dénoument, sont encore plus rejettées de M. Rousseau. Atrée & Mahomet ne périssent point, donc le crime est couronné. Mais M. Rousseau ne compte-t-il pour rien les remords, ces momens affreux de désespoir dont un bon poëte accompagne les actions des scélérats ? Cromwel, sans périr sur la scène, mais toujours tourmenté par sa propre conscience, toujours environné de spectres, toujours défiant & livré à une agitation plus cruelle que la dissolution même de son être, ne seroit-il pas un sujet théâtral ?

Le citoyen de Genève appelle de ces principes au témoignage des spectateurs. Il prétend que, s’ils consultent leur cœur à la fin d’une tragédie, ils tomberont d’accord de ce qu’il avance. Je vois encore ici la marquise de Lambert favorable à ce frondeur déterminé : « On reçoit au théâtre de grandes leçons de vertu, & l’on en remporte l’impression du vice. » Telle femme y est entrée Pénélope, & en est sortie Hélène*.

Mais cet appel de M. Rousseau n’a pas été mieux reçu que tout le reste. On lui a répondu que, de quelques cas particuliers, il ne pouvoit pas tirer une preuve générale en faveur de son sentiment.

Il ne persuade pas davantage dans ce qu’il dit des comédies. Les poëtes comiques, selon lui, s’attachent uniquement à tourner la bonté & la simplicité en ridicule, à rendre les vieillards la dupe & le jouet des jeunes gens. Ils intéressent au mensonge, à la ruse, aux fourberies : ils mettent l’honneur en parole & le vice en action ; ils attirent tous les applaudissemens au personnage le plus adroit, & rarement au plus estimable. Renard tombe encore plus dans cette faute que Molière, chez qui les friponneries sont communément punies.

On contredit encore, sur tous ces points, M. Rousseau. On soutien contre lui, que la comédie préserve de beaucoup de défauts & même de vices. On répéte ce propos usé, « que Molière a plus corrigé de défauts à la cour, lui seul, que tous les prédicateurs ensemble ».

La profession des comédiens n’a pas échappé à M. Rousseau. Excommuniés ou non ; il dit qu’ils sont partout méprisés, & qu’à Paris même, où ils ont plus de décence & de considération qu’ailleurs ; un simple bourgeois n’oseroit fréquenter ces comédiens qu’on voit, tous les jours, à la table des grands seigneurs.

La Le Couvreur enterrée sur les bords de la Seine, & L’Olfids à Westminster à côté de Newton & des rois, forment un contraste singulier & caractérisent le génie des deux nations. Mais celui qui connoit les Anglois, dit M. Rousseau, ne trouve à cela rien d’extraordinaire : ils ont voulu honorer, dans une actrice, non le métier, mais le talent. Les comédiens médiocres ou mauvais sont autant ou plus méprisés à Londres que partout ailleurs. Le portrait qu’il trace des acteurs & des actrices les feroit bien rougir, s’il étoit ressemblant. Se reconnoissent-ils à cette peinture de leur dissipation ; de leur luxe, de leurs hauteurs déplacées, de leurs intrigues, de leurs rivalités. Il ne les traite pas mieux que les habitans des caffés. Il appelle ces asyles, les refuges des fainéans & fripons du pays .

On étoit étonné de voir M. d’Alembert ne pas répondre à la satyre éloquente à laquelle il avoit donné sujet ; mais enfin il rompit le silence & défendit son opinion. Si, sur le théâtre, on a voulu quelquefois, dit-il, intéresser pour des scélérats ; c’est la faute du poëte & non du genre. Il est peu de tragédies où l’on ne trouve à s’instruire : dans Bérénice même, on apprend à vaincre la passion la plus violente. On dirigera l’amour vers une fin honnête, lorsqu’on montrera « dans des exemples illustres, ses fureurs & ses foiblesses, pour nous en défendre ou nous en guérir ».

La comédie a le même avantage. A l’exception de quelques pièces, le théâtre de Molière est le code de la bienséance, de l’honnéteté, des bonnes mœurs. Quel prédicateur que le Misantrope ! Il est ridicule de croire que les valets, en s’exerçant à voler « adroitement sur le théâtre, s’instruisent à voler dans les maisons & dans les rues ». Les comédiennes font peu retenues ; mais qu’on attache de la considération à leur état, & elles auront de meilleures mœurs.

M. d’Alembert renouvelle aux Génevois la proposition qu’il leur a faite d’avoir un théâtre. Il leur garantit que cet établissement ne sçauroit nuire à la constitution ni au gouvernement de leur ville, ni à l’innocence de leurs mœurs. « Ils sont assez avancés, ou, si l’on aime mieux, assez pervertis, pour pouvoir entendre Brutus & Rome sauvée, sans avoir à craindre d’en devenir pires. »

Lequel croire de M. d’Alembert ou d’un citoyen qui veut sauver sa patrie de la corruption ; qui ne lui présage qu’abomination & que malheurs, si l’on ne l’écoute ; qui eût pu s’appuyer de la raison que donne Cornelius Nepos pour marquer la différence des mœurs des Grecs & des Romains : C’est que les comédiens étoient estimés des premiers, & qu’ils étoient déshonorés chez les autres. Mais les Génevois semblent tous décidés. Ils sont très-peu reconnoissans du zèle de leur Démosthène : ils se plaignent qu’il les a mal peints, qu’il n’a crayonné que les mœurs de la populace. Tout ce qui pense chez eux, la laisse s’enivrer & fumer, & se rend en foule à la comédie à Carouge.

Les enfans de Calvin se réconcilient avec elle. Notre premier acteur eut la gloire d’en faire pleurer quelques-uns à Zaïre, à Brutus, dans un voyage qu’il fit à Genève. On a, depuis, senti la barbarie de proscrire des larmes innocentes. Oui, si les spectacles sont criminels, s’ils sont les avant-coureurs de la chûte des petits états, c’est fait de ta patrie, ô vertueux Rousseau ! tout annonce qu’elle établira un théâtre chez elle. Lacédémone n’en vouloit pas, convaincue de tes principes. Si elle avoit vu seulement, à ses portes, des acteurs ; si elle y avoit vu les Sophocle & les Ménandre, elle eût pris l’allarme & cru voir déjà l’ennemi dans ses murs.