(1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402
/ 1472
(1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402

La littérature et les honnêtes gens

I

La littérature, malgré ses fautes, est restée une des expressions les plus vivaces, les plus populaires, de la civilisation et de la société françaises. Au milieu même de nos vicissitudes politiques, nous l’avons vue se transformer et s’assouplir de façon à garder toujours sa place et son rôle, soit pour répondre à nos anxiétés, soit pour nous en distraire. Sous cette monarchie tempérée dont le bienfait, comme celui de la vie, n’a été bien senti qu’au moment où nous le perdions, elle a été de toutes les fêtes de l’intelligence, elle est intervenue dans les luttes de la tribune et de la presse, elle a figuré dans les assemblées et jusque dans les conseils de la couronne, elle a mêlé à de plus graves débats le conflit de ces libertés de la poésie et de l’art dont nous avons abusé tout comme des libertés politiques. Aux jours de crise et de péril urgent, après les premiers instants donnés à la surprise et à la peur, elle a reparu pour essuyer nos reproches, pour en mériter d’autres, ou pour tenter, comme la lance d’Achille, de guérir les blessures qu’elle avait faites. Enfin, aujourd’hui que l’arène parlementaire est fermée et que les grands foyers de polémique se sont éteints ou assoupis, c’est elle qui a recueilli, non sans honneur, les naufragés des partis vaincus ; c’est elle qui sert, non sans courage, à dégager ce trop plein d’idées dont les gouvernements, quels qu’ils soient, doivent toujours craindre le travail latent et les explosions soudaines. La littérature n’est donc pas près de périr dans la patrie de Racine et de Fénelon, de Voltaire et de Montesquieu. Et cependant, il faut bien l’avouer, on sent, en y ramenant ses regards et sa pensée, quelque chose qui s’abaisse, qui se déprave, qui s’amoindrit dans l’estime des hommes. On aime encore les lettres, on croit difficile de s’en passer ; mais le charme qu’elles exercent ressemble à tous ceux qu’on se reproche, auxquels on cède à regret et sans rien conclure en l’honneur de l’objet aimé. Méfiance, soupçon, rancune, appréhension, mépris même, il y a un peu de tout cela dans le sentiment inspiré par cet art qui devrait être le sacerdoce de l’esprit et qui n’en est que l’amusement futile quand il n’en est pas, hélas ! la corruption grossière ou raffinée, Ce ne sont pas seulement les consciences timorées qui se détournent ainsi de la littérature en songeant au bien qu’elle pourrait faire et au mal qu’elle a fait : des hommes qui aimeraient mieux, j’en suis sûr, passer pour sceptiques que pour intolérants ont éprouvé une impression analogue ; ils ont écrit, sur les excès et les abus de l’esprit littéraire, sur l’idolâtrie du poëte et de l’artiste s’adorant eux-mêmes, des pages ingénieuses et sensées dont la vérité serait plus frappante encore si leurs auteurs avaient pris soin de nous dire comment, lorsqu’on n’adore plus Dieu, on peut éviter de se choisir pour idole. La société polie, autrefois liée par tant d’affinités heureuses et de gracieux échanges avec le monde des lettrés, s’en est retirée peu à peu, justement froissée de ces peintures qui la représentaient à elle-même sous des traits calomnieux et mensongers, lasse d’être sacrifiée sans cesse à je ne sais quel idéal où toute passion, tout bonheur, tout génie, toute grandeur, étaient autant d’insultes à ses croyances et à ses lois. Même dans la bourgeoisie, dans ces milieux un peu inférieurs qui n’ont pas toujours montré autant de sagacité et de prévoyance, la littérature est suspecte et discréditée comme le contraire de ce raisonnable et substantiel esprit de conduite nécessaire à qui veut prendre la vie du côté positif et productif. Ainsi la société chrétienne au nom de sa foi, le monde aristocratique au nom de son honneur ou de son orgueil, la classe bourgeoise au nom de ses intérêts, tous s’accordent dans un sentiment de répulsion ou d’alarme à l’endroit de la littérature, et nous connaissons tel père de famille qui, plutôt que de voir son fils se faire homme de lettres, préférerait le voir rester oisif ou devenir spéculateur, même dans un pays où les effets de l’oisiveté sont résumés par un proverbe et dans un temps où le goût des spéculations côtoie de si près la ruine et l’infamie.

D’où vient cela ? D’où vient ce mélange de prospérité et d’abaissement, de vie et de discrédit ? Ce vice ou ce malheur est-il inhérent à la littérature même, ou tient-il à des circonstances que l’on puisse conjurer ? Y aurait-il moyen de faire cesser le contraste, de réconcilier les lettres non seulement avec cette moyenne un peu vague que l’on comprend sous la dénomination complaisante d’honnêtes gens, mais avec les lecteurs chrétiens ? Avant d’aborder ces questions, précisons encore mieux le terrain sur lequel nous voudrions les débattre.

La critique, cette partie de la littérature si bien appropriée à notre temps parce qu’elle repose sur l’analyse et que l’analyse est le triomphe des sociétés vieillies, la critique a fait, de nos jours, des progrès remarquables. Elle a pénétré dans l’histoire, dans la science, dans l’érudition, dans la poésie, dans l’art, animant ce qui semblait mort, fécondant ce qui semblait stérile, et parfois substituant des fleurs vivantes et fraîches à des plantes desséchées dans l’herbier. Son domaine s’est agrandi de mille excursions heureuses à travers les littératures étrangères, où se sont développées deux facultés naturelles à l’esprit français : l’expansion et l’assimilation. On sourit d’étonnement et de pitié quand on songe à la critique telle qu’elle se pratiquait autrefois ; à ces chicanes de mots, à cette aridité de formules, à cette pauvreté d’idées, à cette petitesse d’aperçus, à ce pédantisme étroit à l’usage de rhétoriciens rachitiques, se disant fidèles à la tradition quand ils n’étaient qu’obstinés dans la routine, et croyant, par exemple, pouvoir parler poésie sans comprendre ni connaître Shakspeare et Dante. Là, comme sur d’autres points, l’avantage est tout entier à notre époque ; et pourtant là encore on peut signaler une anomalie. La critique, au milieu de ses conquêtes, a perdu le plus précieux, le plus essentiel de ses privilèges : l’autorité. On la lit, on l’écoute, on l’applaudit, mais on ne la croit pas ; et il en résulte pour elle un défaut absolu d’influence et d’action, tant sur les jugements du public que sur les tendances littéraires. On dirait que cette analyse, dont elle use avec tant d’habileté et de finesse, réagit sur elle comme ces liqueurs corrosives qui finissent par remonter de la main qui les distille aux poumons qui en aspirent les délétères parfums. On ne la croit pas, et elle ne se croit pas ; persuadée de l’inutilité de ses efforts pour la direction des intelligences, elle accepte une de ces trois alternatives, toutes trois également stériles : ou se retrancher dans un dogmatisme immobile dont le vide se couvre de monotones draperies ; ou se jouer en de fantasques arabesques qui ressemblent à une abdication traduite en bons mots ; ou se réfugier dans le passé pour n’avoir pas à se déjuger et à se contredire dans le présent : si bien que la critique, qui, grâce à son accroissement et à ses succès, pourrait être la gardienne de la littérature, en devient la complice, et partage avec elle le triste honneur d’énerver le sens moral et de corrompre le sens littéraire de son siècle.

Encore une fois, comment s’expliquer cette situation bizarre, et comment y remédier ? Art et critique sont-ils condamnés à dépérir dans l’engourdissement général de toutes ces facultés nobles et viriles qui purifient la passion sans l’étouffer et règlent l’imagination sans l’éteindre ? Ou bien, si l’on essaye de les ramener en des voies plus chrétiennes et plus austères, doit-on dès lors renoncer au suffrage des gens de goût, se résigner à perdre ou à affadir tout ce qui fait vivre les ouvrages de l’esprit, et se contenter d’écrire pour une petite église qui ne représente en rien le mouvement intellectuel d’une époque ou d’un pays ? Y a-t-il incompatibilité entre les plaisirs délicats de la pensée et les inaltérables devoirs de la conscience ? Telles sont les questions que je veux effleurer ici, comme on plante un jalon à l’entrée d’une route, non pas avec la prétention de la parcourir, mais avec l’espoir d’y appeler des hommes plus dignes et plus capables d’y marquer leur trace.

II

La lutte entre le bien et le mal ne date pas d’hier, en littérature comme en toutes choses : on retrouve cet éternel combat, qui est la vie même de l’humanité, dans les diverses phases de l’histoire comme dans les replis du cœur, dans les créations de la poésie comme dans les œuvres de Dieu, dans les plus grossiers symbolismes des théogonies païennes comme dans les plus limpides lumières de la religion révélée. Seulement il s’agit de savoir si une puissance fatale ou vengeresse a voulu, pour humilier l’homme dans ses ouvrages, qu’il ne pût y atteindre au beau, y mettre de l’émotion et de la flamme, y exercer sur ses semblables le plus doux et le plus séduisant de tous les prestiges, qu’en foulant aux pieds les lois divines, en glorifiant le mal, en outrageant le bien. Disons-le sans crainte, avant toute preuve positive et tout exemple personnel, une telle supposition serait impie. Oui, il est impossible que ce Dieu qui a ordonné que sa créature l’honorât et l’adorât dans toutes les beautés de cet univers sorti de ses mains, ait permis qu’elle le blasphémât dans la portion la plus divine de sa création, dans ce rayon de sa divinité qu’on appelle l’âme, l’esprit, le génie. Autant vaudrait soutenir qu’il a créé le jour pour blesser nos regards, la nuit pour nous tourmenter de visions sinistres, les fleurs pour répandre des miasmes, les fruits pour se changer en poisons, les animaux pour nous dévorer, les prairies, les futaies, les vallons, les eaux jaillissantes, pour nous apprendre à le renier et à le maudire. Autant vaudrait anéantir cet hymne universel qui, du brin d’herbe au chêne séculaire, célèbre incessamment sa grandeur et sa bonté. Sans doute ç’a été le signe et le châtiment de la créature déchue que, dans les productions de sa pensée comme dans le plus intime de son être, elle se sentît constamment tentée au mal et suspendue entre les deux principes qui sont au fond de sa nature et frémissent dans les frémissements de sa conscience ; mais c’est aussi le signe et l’honneur de la créature rachetée que, dans ses œuvres comme dans ses actes, elle ne puisse se décider pour le mal, s’abandonner à la révolte, sans troubler une loi supérieure aux vulgaires notions du goût, sans que son attentat, en altérant la pureté de son ouvrage, en ternisse aussi la beauté. Maintenant descendons de ces sphères qu’on pourrait trouver trop hautes pour notre indignité : allons au fait, et, de peur de nous égarer en de trop lointaines perspectives, tenons-nous-en à notre siècle.

Ce fut, on l’a dit, un beau moment que cette aurore du Consulat où une société tout entière revenait à la vie au milieu des enivrements de la gloire ; et ce n’est pas, nous le croyons, placer trop bas, trop près de l’éteignoir, notre idéal littéraire que d’y chercher des affinités avec cette époque où le cœur de la France battit d’un même élan d’enthousiasme et d’espérance. Le sentiment religieux qui se réveillait alors n’était ni bien profond, ni bien réfléchi, et une voix éloquente a pu énumérer, sans parti pris d’optimisme, tout ce qui devait, il y a cinquante ans, accabler les catholiques, tout ce qui doit les rassurer aujourd’hui. Pourtant, par une sorte d’instinctif accord avec les besoins du moment, la littérature s’y fit chrétienne, ou du moins le christianisme y inspira presque toutes les œuvres qui ont mérité de survivre, et rejeta dans l’oubli ou l’abandon les pâles héritiers d’un philosophisme échoué parmi des ruines. Les grands noms de Joseph de Maistre, de Bonald, de Chateaubriand, celui de Lamennais, qui vint plus tard et mérita un instant d’être compté dans le groupe glorieux, sont trop présents à toutes les mémoires, trop magnifiquement installés au seuil de la littérature du dix-neuvième siècle, pour qu’il n’y ait pas naïveté ou pléonasme à les redire, et, si nous les répétons ici, c’est afin de rappeler un fait consolant pour les catholiques. De ces quatre hommes illustres, deux sont restés jusqu’au bout ce qu’ils étaient au début, et les persistances de leur génie ont répondu à l’immobilité sereine de leur foi : un troisième, tout en demeurant fidèle aux grandes lignes et même à la pratique des vérités religieuses, a parfois cédé aux courants de son siècle et s’est surtout préoccupé de l’envie de n’être ni dépassé ni oublié par la génération nouvelle : le quatrième enfin, livré à tous les emportements révolutionnaires, a fait de sa soutane la robe de Nessus de ses apostasies. Il semblerait qu’au point de vue purement humain la gloire littéraire ait dû être pour chacun d’eux en proportion de sa résistance ou de son obéissance au souffle de son temps ; que les deux immobiles défenseurs de la religion et de l’autorité se soient perdus, au bout d’un demi-siècle, dans le lointain et l’ombre, que le chevaleresque courtisan de la popularité ait reçu la récompense de ses brillantes faiblesses, et que le prêtre de génie recruté par la révolution ait été jusqu’au bout le maître et l’idole de tous les jeunes esprits. C’est tout le contraire : l’ingénieuse sagesse de M. de Bonald, l’envergure d’aigle et les accents de prophète du comte de Maistre, vivent d’une vie toujours nouvelle, et paraissent se rapprocher de nous, entrer plus avant dans l’âme de notre siècle à mesure que nos expériences et nos mécomptes leur servent de pièces justificatives ; Chateaubriand, resté grand par les côtés où il a persisté, s’est amoindri par tous ceux où il a voulu rajeunir sa gloire ; et la société d’élite, sans acception de culte ou de croyance, a laissé, avec une pitié méprisante, M. de Lamennais tomber de chute en chute dans le trou à fumier de l’impiété démagogique. Grande leçon, salutaires exemples, qui prouvent que la fidélité au bien et au vrai peut être, même pour ce monde, la meilleure coquetterie du talent ! Mais il y aurait de l’outrecuidance à trop nous attarder dans le voisinage de ces noms fameux, et l’on nous demanderait ce qu’il y a de commun entre eux et nous. C’est d’ailleurs à mi-côte, dans les rapports de la critique avec la littérature, que nous voulons surtout chercher nos enseignements et nos souvenirs. À cette même époque où éclatèrent, comme des étoiles matinales au milieu du crépuscule voltairien, le Génie du Christianisme, les Soirées de Saint-Pétersbourg, la Législation primitive, et, un peu plus tard, l’Essai sur l’indifférence, la critique chercha aussi à se restaurer ou à se fonder, et l’empressement, le succès, la vogue, furent pour la critique réparatrice. On a fait quelque bruit, dans ces derniers temps, des contempteurs de nos gloires nationales, des iconoclastes qui, sous prétexte de rétablir les droits de la vérité outragée, ne craignent pas d’attenter à des noms consacrés par l’adoration populaire. Nous voudrions bien savoir si ces noms sont beaucoup plus glorieux, beaucoup plus chers à la littérature que ceux de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Diderot, de d’Alembert et des autres coryphées de l’Encyclopédie. Or c’était justement contre ceux-là que s’exerçait la verve des écrivains à la mode, presque tous groupés dans un journal célèbre où se sont continuées les traditions de beau langage et de supériorité littéraire avec un peu moins de dévouement et de ferveur au service de la vérité. Chaque matin, ces écrivains attaquaient la philosophie irréligieuse et révolutionnaire dans ses plus illustres représentants sans que personne criât au scandale ou au sacrilège, sans que cette témérité nuisît à leur influence et les empêchât d’être acceptés par l’Europe entière comme les arbitres du goût. Leurs adversaires, les Garat, les Ginguené, les Morellet, consolateurs attardés de cette philosophie douairière, faisaient très pauvre figure dans la lutte, et n’avaient pas même pour eux ces gros bataillons trop souvent acquis aux flatteurs des mauvais instincts de l’humanité. On sentait que la vie, le public, la raison du plus fort, étaient du côté des vengeurs des principes monarchiques et chrétiens, longtemps calomniés et méconnus. Et cependant, je le répète, la société qui leur décernait ainsi ses applaudissements et ses préférences n’était pas toute composée de catholiques bien ardents, et eux-mêmes, on peut le dire à distance, n’étaient ni des docteurs de l’Église ni des hommes de génie. Mais on sortait à peine d’un régime dont le nom symbolique s’est pour jamais incrusté dans le sentiment qu’il a inspiré, et cette terreur, vibrant encore dans les âmes, les disposait à confondre dans une égale rancune tout ce qui les avait poussées vers ce gouffre où toutes avaient laissé quelque dépouille sanglante de leurs illusions et de leurs tendresses. Cette philosophie à la fois si destructive et si stérile, cette révolution si radicale et si impuissante, avaient montré l’homme réduit à lui-même dans un état de misère, de crime et de nudité : il ramenait sur sa poitrine les lambeaux de ces croyances, déchirées à tous les angles du chemin qui l’avait conduit des bosquets du paganisme Pompadour aux marches de l’échafaud. La conscience de son néant terrestre l’effrayant et l’exaltant tout ensemble, il relevait ses regards pleins de larmes vers ce ciel qu’on avait tenté de lui fermer. À ces heures-là, Dieu merci ! la société est inflexible pour ses admirations, ses plaisirs, ses entraînements de la veille, pourvu qu’elle leur attribue une part dans les périls qu’elle a courus, dans les malheurs qu’elle a soufferts : il en est d’elle comme des habitants d’une ville prise d’assaut ou dévorée par l’incendie, qui donneraient volontiers leurs tableaux de prix, leurs bijoux et leurs meubles pour sauver leur vie, leur femme et leurs enfants ! Plus de concession et de complaisance en faveur des talents corrupteurs, des chefs-d’œuvre subversifs, des poisons servis dans des coupes d’or ciselé : plus d’accommodements entre la conscience et le goût : mais la vérité, rien que la vérité, avec le danger et la souffrance pour commentaires, et, pour conséquence logique, l’intolérance, cette belle et rude intolérance qui, en temps ordinaire, est reprochée à quelques-uns comme une exception monstrueuse, et qui, à certains moments, devient la loi générale. Voilà quel fut le secret de cette réaction intellectuelle qui, dans les premières années de ce siècle, donna l’avantage, non seulement du mérite, mais même du succès, aux doctrines réparatrices, et consola le christianisme de cette période funeste où le Père Guénée, quelques prédicateurs de second ordre et quelques publicistes diffamés avaient seuls lutté contre l’éclatant triomphe du sophisme et du sarcasme. Sans trop insister sur les causes extérieures ou accessoires de ce changement de fortune, constatons ce que prouvèrent alors soit les grandes célébrités littéraires, soit les travaux de critique accomplis au-dessous de ces grands noms : qu’on a pu avoir du talent, faire de la bonne littérature, être écouté et réussir en prenant parti pour la vérité contre l’erreur, pour le bien contre le mal.

III

La phase suivante fut moins favorable, bien qu’inaugurée par des idées qui semblaient devoir maintenir dans l’art le sentiment et l’esprit chrétiens : la rupture avec les traditions académiques et païennes ; le retour au moyen âge, aux origines nationales, au génie qui avait créé nos monuments et nos cathédrales, à ce type religieux et chevaleresque que réveillaient les images du passé. L’illusion fut brillante, mais courte : la poésie s’arrêta un moment pour fleurir et rayonner sur ces ruines, et l’on put bientôt comprendre que ce qui avait été le charme des imaginations n’avait pas été la conviction des âmes. Il y eut dans le romantisme deux éléments contraires qui devaient nécessairement se combattre, et dont l’un devait détruire l’autre : monarchique et catholique par son point de départ, il était révolutionnaire par son action et son but. Il déchira ses parchemins, qu’il trouvait trop vieux pour son âge, s’intitula la révolution littéraire, et dut dès lors se perdre dans la révolution politique1 : or, comme la révolution c’est le paganisme, comme le paganisme c’est le matérialisme, il en est résulté qu’après quelques années de prestige, de variation et d’avortement, l’école romantique s’est retrouvée en face de tout ce qu’elle s’était donné pour mission de détruire et de remplacer. De là ses inconséquences, son agitation dans le vide, son penchant à intéresser à ses succès les passions démocratiques, ses fastueux programmes aussi vite abandonnés que rédigés, ce je ne sais quoi de violent et de fébrile troublant, même chez les plus illustres, les pures et sereines lignes du beau, et finalement ses transactions humiliantes avec la fantaisie, avec le réalisme, avec l’art pour l’art, avec le mercantilisme littéraire, avec tous ces hochets de Muses aux abois, abusant de tout parce qu’elles ne croient plus à rien. De là aussi cet abaissement graduel, cette échelle descendante, qu’il me serait facile de traduire en noms propres si je ne m’étais imposé la loi d’en être aussi sobre que possible. Plusieurs causes étrangères à la littérature vinrent encore ajouter à cette triste faillite de tant d’enthousiasmes et de promesses. Pendant trente-trois ans, nous avons été trop heureux et trop libres, et notre bonheur nous a aveuglés pendant que notre liberté nous égarait. Les civilisations oisives qui ne se croient pas menacées, ou qui du moins se croient assez fortes pour résister aux secousses, trouvent leur péril dans leur sécurité même. D’une part, les enchantements de l’esprit, les fictions du théâtre et du livre, les ivresses du luxe et du bien-être, toutes ces jouissances qui tiennent de si près aux corruptions de notre nature, surexcitent les facultés dangereuses qui exaltent et qui entraînent ; de l’autre, le défaut de répression et de contre-poids, cette pointe de licence qui se mêle vite aux libertés mal comprises, cette faiblesse naturelle aux gens que rien n’inquiète et que tout amuse, endorment les facultés sérieuses et fortes qui avertissent et qui modèrent. Cette tendance fatale, passant de la société dans la littérature, y donne gain de cause à tout ce qui flatte les passions, à tout ce qui pousse aux révoltes du cœur, de l’imagination et des sens, à tout ce qui prêche les voluptés terrestres et fait retomber l’âme de son immortel domaine dans les honteux esclavages de la matière et de la chair. Nous ne prétendons ni refaire, après des plumes meilleures que la nôtre, l’histoire littéraire de cette époque coupée en deux par une révolution que l’on prit pour un dénoûment et qui ne fut qu’un prélude, ni réclamer pour notre foi religieuse de beaux talents qui commencèrent par l’invoquer, mais qui, en définitive, ne lui appartiennent pas. Seulement, nous rentrerons dans notre sujet par deux remarques faites pour nous rassurer. Parmi les écrivains et les poëtes qui se rattachent à cette phase en partie double, il en est, pour ainsi dire, de deux filiations, de deux couches différentes : ceux qui datèrent de la Restauration, et se sont continués depuis en des métamorphoses successives dont quelques-unes ne sont pas finies ; et ceux qui débutèrent, quelques années plus tard, dans un milieu plus orageux et plus émancipé. Les uns reçurent, à leurs débuts, l’empreinte de cet idéal monarchique et chrétien qui fut leur inspiration primitive ; les autres portèrent dès l’abord la marque de ce mouvement révolutionnaire qui venait de se réveiller sous leurs yeux. Eh bien, les premiers n’ont jamais été plus grands, mieux inspirés, plus admirables, que pendant cette phase rapide où ils sont restés monarchiques et chrétiens : consultez là-dessus, en dehors de tout parti politique ou religieux, un dilettante littéraire, un sceptique homme d’esprit, que dis-je ? un grammairien scrupuleux et délicat : tous vous diront que le déclin des auteurs dont je parle a daté du jour où ils ont cessé d’être fidèles à leurs premières croyances. Les autres, ceux qui se sont trouvés tout de suite de plain-pied avec la révolution renouvelée et envenimée, ont eu un moment de vif éclat et d’allure conquérante ; ils nous apportaient, semblait-il, d’inépuisables trésors d’imagination, de verve, d’invention, de sentiment, le tout fécondé et agrandi au souffle ardent des libertés nouvelles. Quelques années se sont écoulées, et nous avons eu le singulier spectacle d’une génération tout entière d’écrivains, de poëtes et d’artistes vieillissant avant d’avoir mûri, et passant presque sans transition de la jeunesse à la décrépitude. On eût pu croire que, le champ étant immense, l’espace libre, le frein léger ou brisé, une vie bien pleine et bien longue suffirait à peine à dérouler, dans leur variété infinie, ces poëmes, ces hymnes, ces romans de la passion affranchie, du génie hors de tutelle, où les mille aspects de l’inspiration et de la fantaisie personnelle remplaçaient l’aride uniformité de la discipline et de la règle ? Point : nous avons vu notre littérature se peupler tout à coup de vieillards de quarante ans, échevelés le matin, chauves le soir, et qui, une fois leur première chanson écrite et leur premier air noté, n’ont jamais su que répéter le même air et la même chanson. Bizarre désastre ! Étrange dissolvant que portent avec eux l’abus des facultés de l’esprit, le goût de la révolte et du désordre, le mépris de toute foi et de toute loi ! Et comment, à vrai dire, en serait-il autrement ? Il y a, entre la création littéraire et la vie même, cette ressemblance que les sentiments désordonnés et coupables y soient condamnés à périr vite par l’excès, la lassitude et le dégoût, et que les sentiments chastes, honnêtes, confondus avec l’accomplissement d’un devoir, y aient le don de s’y retremper sans cesse dans leurs propres sources, de s’y raffermir dans leurs propres forces. Ce n’est pas, comme on l’a trop dit, la passion qui est durable et variée ; ce n’est pas le devoir qui est passager ou monotone. Purement humaine, isolant l’humanité de ses origines et de ses fins supérieures, la passion participe à sa brièveté et à ses misères ; elle tourne comme elle dans un cercle étroit où tout se ressemble, illusion, transports, mécompte, fatigue et néant, où le retour des mêmes causes ramène les mêmes effets, et où l’homme, ce grand vengeur de tout ce qu’il brise et outrage, achève incessamment son œuvre destructive par la destruction même de cette œuvre. Les affections pures et vraies, au contraire, ont à la fois la variété et la durée ; la variété, parce que rien n’est intarissable comme les luttes, les sacrifices, les trésors de joie et de douleur enfermés dans les replis d’un cœur aimant et d’une conscience droite ; la durée, parce que l’âme qu’elles remplissent et Dieu qui les approuve leur communiquent quelque chose de leur immortalité. Voilà pourquoi nous rencontrons dans le monde des personnes déjà avancées en âge qui ont encore, sous leurs cheveux blancs, toute leur vivacité, toute leur fraîcheur de dévouement et d’amitié, parce qu’elles ne se sont ni desséchées à des flammes stériles, ni prodiguées à des objets indignes d’elles, et qu’elles sont récompensées de leur sobriété de cœur en le conservant toujours jeune. Si l’on nous accorde que la bonne littérature est celle qui reflète le mieux le monde intérieur et les phénomènes de l’âme, comment ce qui est vrai dans le monde ne serait-il pas vrai dans les livres ? Ah ! ne laissons ni renier ni prescrire ce glorieux privilège du bien ! Il est temps d’en finir avec ce système pervers qui n’admet de poésie, d’émotion, de feu, d’éloquence, de richesse d’imagination et d’amour qu’en dehors des desseins de Dieu et de l’ordre des sociétés ; pour qui rien n’est beau, n’est grand, n’est passionné, s’il n’y sent le goût de la désobéissance et la saveur du fruit défendu. — « Un Juif n’a-t-il pas des pieds ? n’a-t-il pas des mains ? » s’écrie le Shylok de Shakspeare. Que de fois, en présence de ce système, de sa propagande meurtrière et de la littérature gangrenée qu’elle nous donnait, n’avons-nous pas eu envie de nous écrier : Un chrétien n’a-t-il pas un cœur ? n’a-t-il pas une âme ? n’a-t-il pas des larmes ? le croyez-vous aveugle et sourd, insensible et glacé ? Croyez-vous que ce qui vous émeut le laisse froid, que ce qui vous agite se brise contre son cilice, qu’il suffise d’aller à la messe pour se fermer à tout enthousiasme, à toute tendresse, à tout rayon, à toute beauté ? Depuis quel temps les délicatesses de sentiment, les chefs-d’œuvre de l’esprit, les merveilles de l’art, sont-ils devenus le monopole de ceux qui ont arraché Dieu de leur âme, le devoir de leur vie et la religion de leur œuvre ? Est-ce depuis Gerson et sainte Thérèse ? depuis Corneille et Bossuet ? depuis Fra Angelico et Palestrina ? Non, mille fois non ; il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de ces catégories, de ces exclusions où se complaît votre orgueil, et vous êtes très souvent la preuve qu’on n’a pas besoin de ne pas avoir de foi pour ne pas avoir de génie. Ce qui, chez vous, n’est qu’un capricieux élan sur une table rase, s’appuie et s’agrandit dans les âmes chrétiennes de l’idée de lutte et de sacrifice ; ce qui, chez vous, passe comme un torrent mêlé de fange et de gravier, est chez elles une eau limpide et profonde où tout se féconde et se purifie ; ce qui, chez vous, est une flamme stérile, ne laissant sur son passage que des débris calcinés, est en elles un pur foyer répandant au dehors la chaleur et la clarté. Gardez vos chefs-d’œuvre, nous avons les nôtres, et peut-être, en les comparant, une critique impartiale ne vous donnerait-elle pas l’avantage !

Tout cela est vrai, tout cela aujourd’hui recommence à se dégager du fond de nos expériences et de nos tristesses ; mais tout cela, il faut bien en convenir, s’était fort obscurci pendant ces années d’ivresse et de surexcitation littéraire où il semblait que tout allât pour le mieux dans le meilleur des mondes, si, chaque matin, une dose énorme d’inventions, d’émotions et de paradoxes, de piment et d’alcool romanesque et poétique, était administrée par les maîtres du genre à un public émerveillé. Il y eut un moment où cette littérature, exaltée, aveuglée, hallucinée par ses prospérités factices, ressembla à ces parvenus qui, dans le vertige de leur subite opulence, crèvent leurs chevaux, démolissent leurs maisons et jettent leur argenterie par la fenêtre pour prouver aux autres et se prouver à eux-mêmes qu’ils sont riches. Mais, en évoquant ce souvenir, n’oublions pas de le ranger parmi nos moyens de défense : n’oublions pas que cette crise, affligeante pour la religion et la morale, fut accablante pour l’art et le goût, que les esprits délicats en souffrirent non moins que les âmes pieuses, et que l’époque des plus gros blasphèmes et des plus grosses immoralités en littérature fut aussi l’époque des plus gros solécismes.

En présence de cette situation, que faisait la critique ? Elle ne restait pas tout à fait indifférente ; mais ses alarmes et ses résistances se renfermèrent en général dans un cercle étroit, égoïste, personnel, où rien n’allait au cœur même de la question, à l’origine du mal, à la nature et à l’imminence du danger. Ses organes les plus accrédités se contentèrent de casser tout doucettement, à petits coups de leur marteau de poche, les statues qu’ils avaient élevées dans des temps plus heureux et plus crédules, ou bien, plus inconséquents encore en leur apparente gravité, ils dénoncèrent comme la cause de tous ces débordements littéraires la tendance de quelques talents illustres à matérialiser l’art par le culte exclusif de la forme, du costume et de la ciselure. De religion, pas un mot ; de morale, très peu ; de ce que devait infiltrer à la longue dans la société et dans la famille cette périodicité d’immondices, de tout ce qui devait en résulter de la part des masses aux dépens des classes bourgeoises dans le cas possible d’une catastrophe politique, presque rien. Et si quelqu’un, touchant à ces cordes, demandait tristement par où peut finir une génération à qui l’on apprend à mépriser Dieu, à déplacer l’idée du bien et du mal, à chercher dans le vice ses types de grandeur et d’héroïsme, il n’y avait pas assez de huées pour ce prophète de malheur : d’où venait-il ? Du fond de quel couvent ou de quel séminaire s’exhalait cette prédiction sinistre ? Dans quelle eau bénite noircie à la fumée des encensoirs avait-il trempé sa plume ? Et quelle sombre folie de venir ainsi troubler le repos, les joies, les fêtes des spirituels et des heureux ! ou plutôt on ne se donnait pas même la peine de l’injurier ou de lui répondre : on passait outre en haussant les épaules, et la voix criait dans le désert ; ce qui était arrivé déjà à d’autres prophètes, aussi véridiques et aussi mal écoutés.

C’est au milieu de ce mélange de sécurité trompeuse où l’on n’osait pas trop appuyer, de désordre inouï dont on commençait à rougir, et d’anxiété vague que l’on ne voulait pas avouer, que la société, la littérature et la critique furent surprises par la Révolution de février.

IV

Dans cette période qui finissait et où Athènes s’était un peu trop changée en Capoue, le dilettantisme, le goût, le souci des périls courus par notre belle langue, avaient voulu combattre seuls contre la mauvaise littérature, et comme ce n’étaient pas là des forces assez vitales, des raisons assez éloquentes pour le grand nombre, elles avaient été vaincues. En un jour, tout changea. Bien que nos nouveaux républicains ne fussent pas encore des Danton et des Robespierre, il suffisait qu’on leur supposât l’envie de le devenir, il suffisait d’une ombre, d’une image, d’un fantôme de ce passé, pour qu’à l’instant les graves pensées rentrassent dans les âmes, et pour que la société prît très au sérieux, presqu’au tragique, ce qui lui semblait la veille crainte absurde, scrupule excessif ou rigorisme ridicule. Elle se trouvait, en bien des points, dans une situation, analogue à celle qui avait marqué le commencement du siècle. Crimes, douleurs, collisions sanglantes, bouleversements, misères, n’étaient pas, il est vrai, derrière elle, mais devant elle : à l’état de souvenirs, mais de pressentiments ou d’inquiétudes. Or il y a, dans la possibilité d’un malheur à venir, quelque chose de moins concluant sans doute que dans la certitude d’un malheur accompli ; et pourtant l’homme qui craint est peut-être encore plus sévère que l’homme qui pleure pour tout ce qui assume à ses yeux la responsabilité de ses craintes ; il est encore plus porté à sortir de son fonds, comme dit Bossuet, à élever sa pensée vers la mystérieuse puissance qui peut le secourir et le sauver, et, s’il le faut, à lui offrir en sacrifice tout ce qui faisait le charme, l’amusement coupable ou futile de ses jours de sécurité. Le cœur humain mêlant toujours un peu d’égoïsme à ses sentiments les plus sincères, il y a bien plus d’élan et de ferveur dans la prière, dans l’aspiration religieuse de celui qui a peur, mais espère encore, que de celui qui, sortant d’une calamité ou d’une crise, peut s’en croire quitte et se borne à demander à Dieu de lui en épargner de nouvelles. On le voit, jamais circonstances ne furent plus favorables ni dispositions meilleures pour une grande épuration intellectuelle et littéraire ; et si, pendant ces rapides et brûlantes semaines, la littérature chrétienne avait pu obtenir une audience de tous ces esprits absorbés par l’imminence du danger et le soin de leur défense, s’il était d’usage, dans les lettres comme dans le commerce, de souscrire des engagements qui nous forcent, plus tard, à faire honneur à notre signature, que de noms, aujourd’hui revenus à l’indifférence méticuleuse et au scepticisme poli, auraient signé des condamnations et des anathèmes contre tout livre prévenu d’avoir contribué pour sa part à la détresse générale ! que de mains, rivales de celles du curé et de la nièce de don Quichotte, auraient jeté au feu ces romans de chevalerie de la bourgeoisie imprévoyante, devenus les catéchismes de la démocratie déchaînée ! Les plus rigides, en ces instants, les plus féroces, ce ne sont pas les chrétiens de la veille, ceux qui n’ont pas attendu la catastrophe pour déplorer le triomphe de la licence et de l’anarchie littéraires ; ceux-là n’ont rien à changer, dans les jours mauvais, à leurs opinions des temps paisibles ; ils n’ont pas besoin qu’on les effraye pour savoir ce qu’ils doivent haïr ou aimer, réprouver ou croire ; mais ceux qui sont réveillés en sursaut au milieu des rêves dorés d’une conscience accommodante, et qui voient s’achever dans la rue, sous une forme brutale, leur jolie lecture du matin, ceux-là sont implacables, et s’il s’y joint pour eux un intérêt de boutique compromis ou menacé, ils ressusciteraient volontiers Laubardemont ou Torquemada pour les enrôler au service de leurs ressentiments, de leurs frayeurs et de leurs colères. Combien n’en avons-nous pas vu, à cette époque, de ces hommes qui maintenant pensent, comme Sganarelle, que tout soit perdu si l’on penche un peu trop du côté de la foi, et qui alors eussent immolé sans pitié, sur l’autel du Dieu inconnu, et cette raison, et cet art, et cette imagination, et cette poésie, et cette fantaisie, modulées sur l’air des Girondins ou de la Marseillaise ! Nous n’attachons pas plus d’importance qu’elle n’en mérite à cette ébullition d’orthodoxie et de rigorisme, amenée par des causes trop humaines et trop passagères pour laisser dans les esprits une trace bien profonde. mais au point de vue où nous nous plaçons, il nous suffit qu’elle ait existé, ne fût-ce qu’un jour où une heure : il nous suffit qu’il y ait eu un moment, dans la vie littéraire de notre siècle, où les délicatesses et les scrupules du petit nombre soient devenus le sentiment universel, où, avec des motifs moins sacrés et moins solides, les Athéniens les plus amoureux de bel-esprit, les chercheurs les plus raffinés des élégances et des plaisirs de la pensée, aient été exactement, en littérature, du même avis que les plus austères et les plus fervents catholiques.

Ce moment passé, les plus urgents périls conjurés ou ajournés, le calme rétabli à la surface, que fit la critique ? Sa tâche était belle et pouvait être décisive : il ne s’agissait pas d’abuser de ses avantages, de pousser cette réaction jusqu’à l’extrême et de donner le signal d’une Saint-Barthélemy littéraire : non ; les violences réussissent rarement ; rarement elles fondent quelque chose de durable, surtout auprès de cet enfant gâté qu’on appelle l’esprit français, qui veut bien briser ses jouets, mais qui ne veut pas qu’on les lui brise. Il s’agissait simplement de préciser la situation, de remonter résolument aux origines et aux causes, et de démontrer que, dans l’art comme dans la politique, ce qui ne semblait qu’un accident était une conséquence. Il fallait prendre, un à un, les divers courants où s’étaient empoisonnées les intelligences modernes, et faire voir quelles en avaient été les sources et comment le poison, mieux caché dans ces sources, y avait été tout aussi mortel. La société s’effrayait de ces sauvages doctrines qui installaient sur une ruine universelle l’apothéose du moi substitué tour à tour à Dieu, au devoir envers ses semblables, à l’amour de la patrie et même au culte de l’humanité : il fallait lui demander si, avant d’en arriver là, on n’avait point passé par tous les degrés d’un individualisme superbe, et si l’abandon d’une religion qui seule a le secret du dévouement et la vertu du sacrifice, ne devait pas infailliblement conduire l’homme à se préférer à tout et à chercher l’assouvissement de son orgueil ou de ses désirs sur les débris de l’univers. La société frissonnait à ces cris de la chair révoltée, de la pauvreté furieuse réclamant sa part de jouissances immédiates et de voluptés terrestres, fût-ce en dévorant tout ce qui la séparait des visibles objets de sa convoitise : il fallait lui demander si, en dépeuplant le ciel, en égarant les âmes dans la décevante chimère des systèmes philosophiques ou en les rejetant vers la terre et vers la fange, on ne les avait pas condamnées ou à se débattre dans la haine et dans le désespoir ou à vouloir à tout prix leur somme de bien-être et de bonheur ici-bas. Le monde spirituel et lettré s’irritait de ces détestables peintures, où, par un perpétuel travestissement des caractères et des rôles, le vice prenait la place de la vertu et la vertu celle du vice, où l’hommage était pour la courtisane, le vagabond, l’histrion, le repris de justice, l’insulte pour le magistrat, le prêtre, la patricienne et l’honnête femme : il fallait lui demander s’il n’avait pas, chez des talents plus illustres et dans des œuvres plus littéraires, encouragé et flatté cette même antithèse, applaudi à des poëmes, à des romans où la passion n’était glorifiée, n’était présentée comme possible qu’avec un inévitable cortège de dérèglements, où elle devenait, non pas seulement une exception brillante justifiée par ses emportements et ses ardeurs, mais une protestation systématique contre l’ensemble des lois sociales. Ce même monde s’attristait de voir des écrivains qu’il avait aimés et dont les débuts avaient paru pleins de promesses, s’étioler, s’appauvrir et révéler leur décadence précoce soit par une sorte de langueur, soit par des fantaisies puériles autour d’une idée toujours la même, soit — indice pire encore ! — par des excès de production hâtive, insensée, se pavanant sur des tréteaux au bruit des grosses caisses et des fanfares : il fallait lui demander si, en retirant à la littérature son âme, on ne faisait pas d’elle ce que l’on ferait d’un homme à qui l’on persuaderait qu’il n’a qu’un corps ; si on ne la réduisait pas à se replier sur elle-même, et là, dans une sphère étroite et bornée, sans horizon, sans air, loin de son but inspirateur et suprême, à se morceler, à s’émietter, à se perdre en de petites recherches de détail, en de petites coquetteries de forme, jusqu’à ce que, le souffle et la vie lui manquant, elle tombe sur son lit de fleurs artificielles et y meure d’inanition ou d’apoplexie. Il fallait, en un mot, proclamer le spiritualisme chrétien dans l’art comme le seul spécifique assez puissant pour le guérir de son mal, comme la seule piscine assez profonde pour le laver de ses souillures. Ce ne devait pas être, bien, entendu, ce christianisme sentimental et vaporeux, cette religiosité vague et flottante sur laquelle on s’était déjà mépris une fois, qui s’était transmise de René à l’amant d’Elvire, et qui, enjolivée comme une mode ou comme une curiosité d’archaïsme, avait énervé la religion dans les âmes, la préparant à subir, par altérations insensibles, tout ce qui allait essayer plus tard de se substituer à son culte, à ses dogmes et à sa morale. Ce ne devrait pas être non plus ce que j’appellerai volontiers une conversion de circonstance ou d’urgence, in extremis, suspendue dans le vide, portant le 24 février pour étiquette, ne s’appuyant que sur le sentiment le moins honorable et le plus ingrat de notre triste humanité, la peur, et se composant du désir d’échapper au danger, de la rancune contre ses causes, et de l’évidence du néant des espérances et des sagesses humaines. C’était là le texte, le point de départ, l’occasion à saisir pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et pour forcer le fier Sicambre, — qui n’était pas fier du tout dans ce moment-là, — à adorer, ce qu’il avait brûlé, et à brûler ce qu’il avait adoré. Partie de ce point et maîtresse de la position, la critique avait devant elle un champ immense : elle avait à enraciner ces nouvelles semences de fécondité et de vie, non pas à cette surface frémissante de la société ébranlée, mais dans son cœur, dans ses entrailles, à ces profondeurs où retombent goutte à goutte, comme en un mystérieux réservoir, les afflictions et les larmes : elle avait à s’emparer de toutes les questions qui dominent la littérature et l’histoire, à les soumettre à une révision inflexible, à les renouer à l’endroit même où le fil de la tradition s’était brisé, où la vérité avait été obscurcie par les préjugés, la haine, la passion, la sottise, l’esprit de parti. Chaque œuvre, chaque livre, chaque incident littéraire, au lieu de ne lui suggérer qu’une analyse goguenarde, noyée dans un style miroitant, lui ouvraient de larges et riches perspectives sur des sujets toujours étroitement liés aux problèmes de la destinée humaine ; et, si l’on eût accusé ses solutions d’être trop rigoureuses, ses conclusions d’être trop chrétiennes, si on lui eût dit que la littérature n’était plus possible à qui asservit l’imagination et l’art à de trop austères disciplines, elle eût pu répondre que l’art est bien plus grand par les freins qu’il s’impose que par les licences qu’il se donne, et qu’après tout, de saint François de Sales à Joseph de Maistre et du P. Malebranche au P. Lacordaire, l’alliance du christianisme et des lettres n’a pas trop porté malheur à la langue française !

Hélas ! il y a presque de la malice à indiquer ainsi à la critique le parti qu’elle pouvait tirer des circonstances, quand on songe à ce qu’elle en a fait. Sitôt que le bruit de la rue et le trouble des esprits s’est un peu calmé, elle est rentrée en fonctions, et nous l’avons vue reprendre son discours au point où elle l’avait laissé. Que dis-je ? C’est le moment qu’elle a choisi pour pratiquer et mettre en lumière le principe de la neutralité. On sortait à peine d’une secousse terrible qui pouvait, à chaque instant, se renouveler et s’aggraver. Tout ce qu’il y avait encore d’énergique, de viril, de passionné dans les cœurs, se réveillait, se réchauffait au feu de la lutte, et marchait au secours d’une société éperdue. Tout s’agitait, se heurtait, s’escrimait dans cette mêlée formidable d’où partait, de temps à autre, un cri de rage ou d’épouvante, où chaque vérité pouvait être le salut, choque sophisme la perte, chaque blessure l’agonie. Elle, avec un sang-froid stoïque, butinait à travers les salons et les boudoirs littéraires du dix-huitième siècle, coquetait avec ces pastels galants de l’athéisme en falbalas, et se déclarait contente si elle réussissait à ranimer ces yeux éteints et ces joues pâlies sur ces ivoires décolorées. Ceci n’était rien encore. On conçoit, à la rigueur, que des talents fins, ingénieux, délicats, peu charmés de tous ces gros rouages qui grincent et crient sous des mains révolutionnaires, se détournent de l’arène bruyante et se consolent des brutalités du nouveau régime avec les gracieuses images de l’ancien. On comprend cette spirituelle gageure du dilettantisme et de l’athéisme s’obstinant au jabot de dentelles, à l’œil de poudre et au carlin, pendant que la carmagnole cherche à percer sous la blouse. Ce qui est plus étrange, c’est la neutralité appliquée aux œuvres contemporaines, c’est l’immobilisme du critique n’ayant pas l’air de se douter de ce qui se passe au dehors, des bouleversements accomplis, des menaces persistantes, des anxiétés de ceux-ci, des espérances de ceux-là, des nouveaux devoirs créés à l’écrivain par une situation pareille, et répétant, dans les mêmes termes, sur le même ton, ses mêmes jugements à propos des mêmes hommes ; époussetant, rangeant, classant, groupant, étiquetant ses auteurs, comme un préposé aux figures de Curtius qui recommence, chaque lendemain, ses exhibitions de la veille, sans varier d’une syllabe ou d’un geste ; discutant gravement les beautés d’un roman immoral, comme s’il s’agissait de Héro et de Léandre, de Théagène et de Chariclée ; comparant à la loupe les mérites respectifs de deux chansons libertines, comme si un honnête homme ne pouvait s’endormir avant de savoir laquelle est poétiquement la meilleure : tel enfin qu’on se demande si l’on a affaire à un écrivain ou à un géologue, à de la critique ou à de la pétrification littéraire. Cette critique fossile nous réservait encore une autre surprise. À cette olympienne sérénité que ne sauraient atteindre les malheurs et les inquiétudes des hommes, elle a ajouté la prétention singulière de réagir contre l’art matérialiste, de prêcher à la littérature le retour vers l’idéal, vers la pensée, l’abandon du luxe ruineux de forme et de vêtement sous lequel l’âme avait disparu. Il est vrai qu’à son point de vue la question s’amincissait de manière à ne pas troubler sa quiétude. Il suffisait de déclarer qu’à l’avenir on serait tenu de peindre des personnages en chair et en os, et non plus des mannequins surcharges de beaux costumes, de ne plus préférer le mot à l’idée et la phrase au sentiment ; moyennant quoi, la littérature était sauve, la matière vaincue, et l’âme réintégrée dans tous ses droits. Ainsi, d’un côté, le règne de l’âme proclamé comme nécessaire à la régénération des lettres ; de l’autre, un mutisme absolu, refusant de prendre parti en tout ce qui touche à la religion, à la philosophie, à la morale, c’est-à-dire désarmant d’avance l’âme, la livrant d’avance aux puissances contraires qui l’ont déjà humiliée et abaissée dans la société et dans l’art. D’un côté, un appel à ces facultés qui ne sauraient rester indifférentes entre le bien et le mal, la vérité et le mensonge, la passion et le devoir, le cri des sens et le cri de la conscience ; de l’autre, une obstination incroyable à juger, vingt-cinq ans de suite, les ouvrages de l’esprit en dehors de ces notions mêmes qui sont le but, l’emploi, la vie de ces facultés : en un mot, et l’on ne saurait assez le redire, le spiritualisme en littérature s’appuyant sur la neutralité !…

La neutralité ! est-elle possible ? et n’est-ce pas déjà y manquer que d’y prétendre ? Rien n’est neutre en ce monde, excepté vous ; le jour n’est pas neutre envers la nuit ; la vie n’est pas neutre envers la mort. Dans le monde physique comme dans le domaine de la pensée, c’est une loi de notre nature que rien n’y puisse rester immobile, que tout se rapproche ou s’éloigne incessamment d’un des deux principes qui se disputent les corps et les âmes ; c’est la plus évidente, la plus élémentaire des lois morales, que toute doctrine qui ne tient pas compte du mal et du bien tourne, par cela même, au profit du mal, parce que le bien, chez l’homme, est un perpétuel effort, et que l’inertie est déjà la destruction et le ravage. Maintenant, transportez cette doctrine dans la littérature et dans la critique : n’y cherchez rien, n’y demandez rien en dehors de la question du goût et du talent littéraire : réussissez à vous abstraire, à vous isoler de votre temps, des inquiétudes publiques, des causes et des symptômes, des leçons renfermées dans chacune de nos catastrophes, croyez-vous que vous serez neutre ? Non : la volonté, la conscience, la foi, l’idée de combat et d’effort se trouvant amorties, annulées par votre indifférence, l’âme n’ayant plus rien à faire de son empire et de soi-même cédera peu à peu et s’affaissera devant tout ce qui l’affaiblit, l’égare, la déprave ou la souille ; et, comme tout cela c’est la matière sous des noms plus ou moins grossiers ou plus ou moins superbes, le matérialisme que vous chassez de l’art par une porte y rentrera par l’autre : vous ne voulez pas qu’il domine les parties inférieures et techniques de la littérature, l’expression, le style, la phrase, la mise en scène, la forme, le jeu des caractères et des personnages, et vous lui abandonnez les parties supérieures et idéales, la pensée, la direction morale, les sources mêmes de l’inspiration. Ne voyez-vous pas que, pour occuper toute la maison, il n’aura qu’à descendre un étage ? Décidez-vous donc : si vous avez le goût du mal, ayez-en l’audace ; si vous avez le goût du bien, ayez-en le courage : mais non, vous ne vous déciderez pas ; vous ne le pouvez pas ; votre neutralité a un nom que lui ont décerné à l’envi tous vos contemporains : elle s’appelle l’impuissance.

Voilà la situation : ici une société qui s’effraye vite, qui se rassure plus vite encore, qui, une fois rassurée, se relâche des intolérances que lui avaient dictées ses frayeurs, et traiterait volontiers, à son tour, de fanatiques et d’énergumènes ceux qui, l’ayant prise au mot quand elle avait peur, ne croient pas devoir changer d’avis quand elle s’est tranquillisée : là, une critique n’ayant pas voulu comprendre l’admirable position qui lui était faite, trop engagée peut-être avec les idées et les hommes pour avoir le droit de démolir ou d’édifier en se rétractant, et, à peu d’exceptions près, usant de la facilité de ses lecteurs à oublier les sévérités de leur temps d’alarmes pour éviter de conclure, échapper aux questions vitales, émigrer auprès des morts, ou revendiquer un spiritualisme dérisoire, réduit à un détail de forme et de surface littéraire : au milieu, la littérature produisant encore çà et là de belles œuvres, élevant et épuisant en quelques années rapides de jeunes et aimables talents, mais, en définitive, faute de direction et de but, dans ce va-et-vient d’opinions, de doctrines et de goûts qui la livre à tous les doutes, à tous les paradoxes, à tous les caprices du sens individuel, perdant peu à peu ses éléments de force, de grandeur, d’élévation morale, d’air vivifiant et salubre, perdant son âme comme la perdent les hommes quand ils tachent ou déchirent le blason de leur céleste origine, comme la perdent les sociétés quand elles ne se passionnent plus que pour les intérêts matériels et les joies de la terre. Eh bien, dans ces nouvelles Causeries comme dans les autres, nous demandons à nos lecteurs de nous accorder deux choses sans lesquelles la critique nous paraît désormais condamnée à une ingénieuse et brillante stérilité : la première, qu’il n’y ait pas, qu’il ne puisse pas y avoir malentendu et méprise sur le vrai sens du spiritualisme appliqué à la littérature ; que ce spiritualisme ne se borne pas à l’extérieur, à la réforme puérile de tel ou tel défaut apparent de l’art moderne, mais qu’il en ressaisisse toutes les branches, qu’il en retrempe toutes les racines, qu’il restitue aux lettres ce qui est à la fois leur principe et leur but, Dieu, la vérité, le bien, l’âme humaine à affermir et à diriger : la seconde, c’est qu’il nous soit permis de ne pas rester neutre, et de juger toujours les ouvrages de l’esprit, comme tout le monde, même les indifférents et les sceptiques, les a jugés et les jugerait encore aux heures de péril et d’épouvante. Nous respectons trop les œuvres de la pensée et de l’intelligence pour ne pas les rattacher sans cesse à un ordre supérieur, immortel, divin, où le doute n’est pas possible, où l’indifférence est funeste, où la neutralité est coupable. Nous honorons trop la vérité, religieuse, morale ou littéraire, pour admettre qu’elle puisse ressembler à la justice dont parle Pascal, et se faire rigide ou accommodante suivant que l’atmosphère publique est à la tempête ou au calme. Nous avons une idée trop haute de la loyauté, de la noblesse, de la fermeté de l’esprit français, pour croire qu’il divise ses indulgences et ses rigueurs par compartiments et par tiroirs, ouvrant les uns quand il tremble et les autres quand il respire. Nous estimons trop la mission et le rôle de la critique pour l’assujettir à ces alternatives, pour la faire dépendre des agitations ou du silence de la rue, pour lui permettre de regarder à son baromètre avant de condamner ou d’amnistier un mauvais livre, pour ne pas demander à ses enseignements un plan général, un ensemble où tout s’accorde et concoure au même but, le triomphe du vrai, du beau et du bien. Là est le salut, l’avenir, la réparation sociale et morale de la littérature française : elle sera restaurée et sauvée le jour où écrivains et lecteurs s’entendront parfaitement sur tout ce que contient, sur tout ce qu’exige le spiritualisme dans l’art ; le jour où ils voudront avoir les bénéfices de la peur sans en avoir les humiliations et les angoisses.

Les fétiches littéraires

I. — M. de Balzac

I

Il y a des admirations qui égarent les littératures ; il y en a qui les abaissent ; et, si je connaissais un mot plus sévère, je l’appliquerais aux apothéoses insensées que l’on décerne depuis quelques années à M. de Balzac. Le contraste de ces enthousiasmes avec les innombrables insultes qu’il eut à subir de son vivant ne ressemble en rien à ces justices tardives que troublent ou suspendent les passions contemporaines, et qui, pour fixer la place du génie ou de la vertu, ont besoin du calme et de la sérénité des tombeaux. Cette réaction violente qui déifie aujourd’hui M. de Balzac n’est que le triomphe de tous les instincts sensuels, de toutes les mauvaises tendances de la littérature, se reconnaissant et se glorifiant dans un homme qui leur prête l’autorité de son talent et de son nom. Pendant sa vie, M. de Balzac déconcertait l’admiration par ses étrangetés voisines de la folie, par son personnalisme grotesque, par sa vanité d’enfant terrible, par ses manies de papier timbré, par ces mille détails ridicules ou hasardeux que racontaient ses amis ou ses ennemis d’alors, qu’ils racontent encore si on les interroge séparément, mais qui, de loin, pieusement recueillis par ses dévots et ses fidèles, ne sont plus que des originalités d’artiste, de précieuses arabesques enroulées autour de sa légende. Il réveillait à chaque instant et provoquait la colère ou l’invective par son dédain pour les opinions dominantes, son mépris pour les journaux, ses haines contre les journalistes, ses boutades de grand seigneur, ses prétentions au blason, aux parchemins, au maréchalat littéraire, les tracasseries sans fin qu’il traînait à sa suite, et jusque par ce renom d’absolutiste dont nous l’aurions dispensé bien volontiers. Mort, il donne à tous ces petits bohèmes, à tous ces réalistes avortés qui pullulent et grouillent dans les bas-fonds de la littérature, l’ineffable joie d’avoir un ancêtre et de vanter, en l’exaltant, des qualités qu’ils auront peut-être un jour et des vices qu’ils ont déjà. Il est pour eux ce qu’était la jaunisse de Diogène Laërce pour ses disciples, un prétexte à se rendre jaunes en avalant du cumin : il prouve à leur profit qu’on peut se jouer froidement de tout sentiment moral, se complaire dans tout ce qui ravale et salit la nature humaine, caresser la matière dans toutes ses suggestions fangeuses, changer le monde et le roman qui le reflète en bourbier, en égout, et le fouiller sans cesse, et en aspirer les miasmes, et s’y plonger avec délices, et qu’on peut avec tout cela être un puissant inventeur et un conteur éminent ; chose que ces messieurs « ne seraient pas fâchés de persuader aux autres, ne fût-ce que pour y croire eux-mêmes, et dont on douterait toujours si l’on se bornait à leurs ouvrages. Voilà toute l’histoire de cette réaction absurde dont M. de Balzac recueille les bénéfices ; distraction singulière de ceux qui, après l’avoir injurié, le divinisent ! Car enfin ce sont les mêmes hommes : on n’a pas vu naître une nouvelle génération littéraire le jour même où M. de Balzac est mort. Lui prodiguer un tel encens après de telles attaques, c’est avouer ou que l’on a été bien dominé par des haines personnelles, ou que l’on est entraîné par un engouement bien irréfléchi ; c’est faire bien bon marché ou de sa conscience d’hier ou de son goût d’aujourd’hui ; et nous commettrions à notre tour une lourde méprise si nous acceptions comme une revanche de la vérité et de l’équité, comme une réparation posthume et suprême, ce pourvoi des exagérations du lendemain contre les exagérations de la veille, destiné, Dieu merci ! à être rejeté tôt ou tard et mis à néant par la postérité véritable.

Quoi qu’il en soit, l’apothéose existe et se prolonge, c’est incontestable. Comme les empereurs romains, auxquels fait songer d’ailleurs sa littérature, M. de Balzac a pu dire en mourant : « Je sens que je deviens dieu ! » On ne peut ouvrir une Revue ou un journal sans y retrouver les titres de l’auteur de Vautrin et des Parents pauvres à la vénération et à la reconnaissance publiques. De nouveaux riches d’argent et d’esprit inaugurent leur rôle de Mécènes en proposant des prix et des primes à qui étudiera le mieux, c’est-à-dire louera le plus M. de Balzac. La Société des gens de lettres, à qui il causa jadis tant de soucis, l’adopte comme le premier héros de son histoire, le plus grand saint de son martyrologe. Des écrivains de talent se font ses biographes, ses scoliastes, — que dis-je ? ses hagiographes et ses légendaires. Les affections, les souvenirs, les Mémoires de famille, toujours respectables et sacrés, ne manquent pas de donner la réplique à ce pieux concert, et s’arrangent si bien dans leurs fraternelles confidences, que quiconque essayerait de percer cette auréole intime, ce nimbe domestique, passerait pour un sacrilège. La foi en Balzac, le culte de Balzac, le fétichisme-Balzac, voilà, pour le moment, l’alpha et l’ôméga de tout début littéraire, la preuve péremptoire d’une vocation d’artiste, d’inventeur, de fantaisiste, de réaliste et de poëte, qui donne le droit de regarder de haut le bourgeois, la grammaire et l’orthographe. On traite l’illustre romancier comme certaines académies italiennes ont traité l’auteur de la Divine Comédie : il y a bien une comédie dans tout cela, mais elle n’est pas divine, et Balzac semble avoir songé à ses adorateurs lorsqu’il a modestement intitulé son œuvre : la Comédie humaine.

Eh bien, nous voudrions aujourd’hui, non pas lutter contre ces adorations fanatiques — que peut le grain de sable contre le torrent ? — mais protester, dans l’intérêt même de la littérature, contre un entraînement qui ne peut qu’achever sa décadence, étouffer tout ce qui lui reste d’aspirations honnêtes et élevées, et abaisser d’un degré encore le niveau déjà si bas de l’imagination et de l’art modernes. Nous voudrions discuter sérieusement et franchement M. de Balzac, non pas, bien entendu, dans sa vie et dans sa personne, que nous n’avons jamais connues que par de vagues échos, mais dans ses ouvrages, et surtout dans l’atmosphère, dans la température que suppose l’éclosion de pareils livres ; dans les penchants qui s’y manifestent, les leçons qui s’y produisent, les modèles qui s’y proposent, les conséquences qui en doivent sortir, et les impressions qui en restent aux esprits de bonne foi. Nous voudrions enfin, non pas démolir, incendier, blasphémer M. de Balzac, tentative où l’on pourrait voir une vanité mille fois plus bouffonne que les siennes, mais simplement faire un pas dans le temple, découvrir l’homme sous le dieu, et chercher s’il n’y aurait pas un monstre dans le sanctuaire et un cloaque sous les dalles.

Ici un obstacle se présente à nous tout d’abord : ce qu’il s’agit surtout de démontrer, c’est l’immoralité et le genre d’immoralité des ouvrages de M. de Balzac ; et comment prouver, comment citer, ou même indiquer, lorsque parfois le titre même éveille d’impures images ? Comment donner une idée, même vague et lointaine, de cet amas d’immondices à des lecteurs, à des lectrices, que leurs habitudes et leurs goûts maintiennent dans de chastes et salubres atmosphères ? Sous la Restauration, on se moqua de la Quotidienne, qui, après un procès de Béranger, cita, pour en inspirer l’horreur, les couplets incriminés, et l’on prétendit que, par grand extraordinaire, elle avait été ce jour-là, pour ses habitués, une amusante et dangereuse lecture. Intenter un procès à M. de Balzac, c’est s’exposer à un inconvénient analogue. Si l’on reste dans les généralités, on passe pour superficiel ou pour injuste ; si l’on entre au cœur de son sujet, on se trouve en présence de personnages, de mœurs, de peintures qui souillent de leur seul contact et de leur seul voisinage les imaginations honnêtes ou timorées ; on touche à des choses si périlleuses, si malsaines, qu’il s’en exhale un je ne sais quoi de dissolvant et de délétère, même pour ceux à qui on ne les montre que comme objet de dégoût. Que dis-je ? Il y a dans Balzac des immoralités incompréhensibles pour toutes les honnêtes femmes, et pour tous les honnêtes gens qui, n’étant pas confesseurs ou juges, médecins ou critiques, ne sont pas forcés d’approfondir la casuistique du vice. Loin de pouvoir les indiquer, on rougirait d’avoir l’air de les comprendre. Voilà la situation : elle est embarrassante. Heureusement, parmi mes lecteurs, ceux que je voudrais persuader ou garantir, ceux qui me liront avec bienveillance, me croiront sur parole : ceux que mes accusations irriteraient savent que les pièces que je m’abstiens de produire n’en existent pas moins au dossier ; les uns se diront, je l’espère, que je ne suis superficiel et incomplet que par respect pour eux et pour moi-même ; les autres n’auront qu’à relire leur auteur favori, et, si aveugle que soit le fanatisme, ils reconnaîtront que ce n’est pas faute de preuves que je me dispense de prouver.

 

Le roman est un genre difficile, pour qui veut garder, en l’écrivant, toute sa sécurité de conscience, et être sûr, après l’avoir écrit, de n’avoir fait aucun mal ; j’oserai même ajouter que c’est un mauvais genre, et j’en prends à témoin quiconque a essayé d’en tourner les difficultés, d’en atténuer les périls. S’il peint trop en beau la vie, le cœur humain, le jeu des sentiments et des caractères, les joies de la passion partagée, il exalte les imaginations et les âmes ; il les transporte dans un monde chimérique, déjà caressé et entrevu dans le secret de leurs rêves, et, lorsqu’elles retombent de là dans le monde réel, elles ne peuvent plus ni en soutenir les luttes ni en pratiquer les devoirs ; elles ont perdu le goût du positif et du vrai, et elles se sentent rebutées par cette dose d’amertume qui se mêle ici-bas à toutes les affections, et même à toutes les joies. Si le roman, au contraire, prend la réalité du côté de ses bassesses, de ses misères et de ses laideurs ; s’il se plaît à choisir, dans la vie, dans l’homme, dans la société, tout ce qui peut nous les montrer sous un jour effroyable ou odieux, sous un aspect difforme ou repoussant, il nous décourage, il nous laisse un fond immense d’abattement et de tristesse ; il nous ôte l’envie de combattre pour le bien dans un monde où tout est mal, et, pourvu qu’il répande sur ce mal ces prestiges dont le talent n’est jamais avare, il finit par nous passionner pour ces vices, pour ces monstruosités humaines ou sociales qu’il traite en triomphatrices, et auxquelles il livre en pâture toutes les croyances et toutes les vertus. S’il prend parti pour le désordre contre le devoir, on sait où il mène ; si, par scrupule ou par caprice, il défend la thèse opposée, s’il s’amuse à poétiser le mariage, le foyer domestique, les travaux de la vie commune, s’il nous y invite au nom d’un intérêt purement humain, d’un bonheur purement romanesque, cette volte-face même ne l’assure pas toujours contre les inconvénients et les dangers inséparables de ses attributions et de sa nature. On l’accuse alors de mettre la poésie là où elle ne peut pas, où elle ne doit pas être, d’ôter au devoir ce caractère d’austérité qui fait sa grandeur et sa force, de préparer de funestes mécomptes aux âmes délicates, sensibles, douillettes, qui, ne trouvant pas dans le devoir et le ménage ce qu’elles y cherchaient, ce que le roman leur avait promis, se débattent avec angoisse contre toutes les aspérités de leur route, tous les anneaux de leur chaîne, et finissent par succomber et se perdre en maudissant ce qui les a trompées. Là, comme dans tous les autres problèmes de la destinée humaine, la religion seule a des solutions infaillibles ; seule elle peut réconcilier ces deux principes ennemis qui se disputent éternellement le cœur de l’homme ; seule elle peut nous affermir dans la voie des immolations et des sacrifices, en nous promettant pour récompense, non pas les satisfactions passagères d’une sensibilité chimérique, mais les félicités célestes et les suprêmes harmonies des consciences pures avec leurs espérances immortelles. Est-il permis au roman de la faire intervenir ? de lui emprunter ses cérémonies, ses images, la sanction terrible ou consolante de ses mystères et de ses dogmes ? Dans ces fictions toujours si voisines du léger et du profane, le Dieu de l’Évangile peut-il devenir le deus ex machina de la poésie païenne ? D’autres l’ont pensé ; nous ne le croyons pas ; ces peintures de la vie et du cœur, ces récits chers surtout aux jeunes gens et aux jeunes femmes, ne doivent pas plus abuser des choses saintes et sacrées que les hommes du monde ne doivent jouer avec les vases de l’autel. Même en honorant la religion, en s’inclinant devant son autorité souveraine, en proclamant sa toute-puissance pour guérir toutes les plaies, étancher toutes les soifs et combler tous les abîmes, il semble que le roman lui manque de respect, par cela seul qu’il s’en sert comme d’un moyen ou d’un ressort.

On le voit, nous ne dissimulons aucune des difficultés qu’éprouve le roman pour rester irréprochable ; et pourtant on ne nous croirait pas, si nous le condamnions d’une façon absolue. Le grand Arnauld, on le sait, en proscrivant la poésie et le théâtre, admettait une exception en faveur de Phèdre : nous qui ne sommes pas janséniste, nous pouvons étendre un peu plus loin nos tolérances. Puisque les vieux peuples ont besoin de contes comme les enfants, puisque la civilisation, l’oisiveté et la frivolité mondaines ont leurs exigences, puisqu’en un mot il faut des romans, il est peut-être moins sage de les déporter en masse que d’amnistier ceux où se révèlent des intentions droites, une imagination chaste, et une ferme volonté de ne flatter jamais ni les mauvaises passions, ni les idées agressives, ni les préjugés vulgaires, ni les rêves excessifs, ni les aspirations chimériques. Il serait trop long d’énumérer toutes les conditions qu’on a droit d’imposer au roman pour lui accorder droit de bourgeoisie dans la bonne littérature ; il est superflu de citer les rares ouvrages modernes qui satisfont à ces conditions délicates : disons simplement, comme définition abrégée, que, pour qu’un roman soit bon ou du moins tolérable, il faut qu’un honnête homme puisse ne jamais se repentir de l’avoir fait, et qu’une honnête femme puisse toujours avouer qu’elle l’a lu.

Maintenant nous voilà en mesure d’apprécier M. de Balzac. Tous les inconvénients, tous les vices les plus extrêmes du roman de toutes les sortes, il les a réunis en les centuplant. Quand il a voulu peindre l’humanité du côté idéal, il ne s’est pas contenté des procédés ordinaires de la fiction pour embellir la réalité, exalter les imaginations, quintessencier l’amour, sacrifier le positif au poétique et le vrai au romanesque ; il s’est perdu dans les sciences occultes, dans l’alchimie, le magnétisme, le somnambulisme ; il s’est égaré dans les vagues régions de l’illuminisme, dans le vaporeux éther de Saint-Martin et de Swedenborg. Il a prétendu élever les âmes si haut, si loin de la terre, si loin de nos faiblesses et de nos misères, que, n’ayant pour se soutenir le lest d’aucune croyance sérieuse et forte, elles ne peuvent que tomber de ces hauteurs séraphiques, et se salir les ailes dans la boue. Lorsqu’il a abordé la société et l’homme du côté réel et bas, — et c’est là sa spécialité triomphante, — il a fait de telles débauches de réalisme, il a mis une telle passion d’artiste et de connaisseur à fouiller, à creuser, à grandir, à colorer, à illuminer le laid, l’ignoble, le hideux, l’horrible, le malpropre, le malsain, le nauséabond, le vicieux, le scélérat, l’infect, l’empesté, qu’il faut des poumons d’un genre particulier pour pouvoir respirer et vivre dans cet air, et que l’on finit par ressembler, à la longue, à ces habitants de certains quartiers pauvres et populeux des grandes villes, si bien acclimatés à leur atmosphère méphitique, que l’air pur de la campagne leur semblerait trop fade ou trop vif. On ne peut plus croire, après l’avoir lu, à rien de beau, de noble et de grand ; on se sent profondément dégoûté de la société, de l’humanité et de soi-même ; et, comme l’imagination se fait toujours sa part, comme les lecteurs de romans ont toujours une moyenne d’enthousiasme et de passion à dépenser, on n’a plus d’admiration ni de foi que pour ces triomphes de la force brutale ou intelligente, affranchie de toute loi morale, pour ces bizarres héros, galériens ou dandys, artistes ou hommes d’État, qui marchent à leur but per fas et nefas, traitent le monde en pays conquis, et, par des excès d’audace, de scélératesse et de cynisme, obligent la société vaincue à mettre à leurs pieds ses couronnes, richesse, célébrité, puissance, amour, plaisirs, raffinements inouïs de sensualisme et de vanité ! Combien n’en avons-nous pas connu, de ces pauvres jeunes gens à l’âme ardente, à l’esprit crédule, au cœur avide d’émotions et de jouissances, prenant au sérieux ces Vautrin, ces Rastignac, ces Rubempré, ces de Marsay, ces de Trailles, ces la Palférine, croyant qu’ils n’avaient qu’à pratiquer leurs maximes et imiter leurs allures pour être, comme eux, élégants, brillants, riches, célèbres, adorés ; se lançant, sur leurs traces, à la poursuite des mystérieuses toisons d’or, puis, terrassés dès leur première épreuve, rentrant dans leur mansarde avec la honte et la misère pour compagnes, et prêts à s’enrôler au service de toute idée perverse ou de toute action mauvaise qui leur promettait d’étouffer leur ignominie et leur mécompte dans le désordre et le désastre universels ! Ainsi, par l’intempérance de son énorme talent, M. de Balzac a su augmenter outre mesure tous les dangers de l’idéal et tous les dangers du réalisme dans le roman. Lorsqu’il prêche franchement la révolte contre le devoir et le mariage, M. de Balzac ne se donne pas même la peine de développer la lutte entre la passion et la conscience, d’expliquer, par une gradation vraisemblable et à travers des alternatives de résistance et de remords, l’entraînement, la faiblesse et la faute ; non, les choses s’arrangent d’elles-mêmes et en vertu d’une sorte de fatalité qui porte en soi sa raison d’être et son excuse. Un magistrat a une femme vertueuse et dévote ; cette vertu et cette piété l’ennuient ; il se crée, dans un autre quartier de Paris, un autre ménage, et tout l’intérêt, toute la sympathie du roman, est pour cette Agar parisienne. (Voir la Femme vertueuse.) Une femme, mariée à un homme d’une grande naissance et d’un grand mérite, s’amourache d’un bohème ou d’un artiste de génie : elle quitte sa maison, et le mari, sans se préoccuper de son déshonneur, ne trouve rien de mieux que de lui faire parvenir des bienfaits anonymes, attendant, les bras ouverts, l’heureux moment où elle daignera rentrer chez lui. (Voir Honorine.) Un jeune homme, lié depuis longues années avec une femme de quarante ans, — on sait la prédilection de M. de Balzac pour des maturités féminines, — épouse une belle et jeune personne de dix-huit. Au bout de quelques semaines, il s’aperçoit qu’il aime encore sa quadragénaire ; il fait quelques tentatives pour être reçu chez elle, et, ne pouvant y réussir, il se tue, sans qu’une seule idée morale, un seul sentiment de famille, un seul mouvement de repentir, se mêlent à ce drame implacable. (Voir la Femme abandonnée.) Nous pourrions multiplier ces exemples ; à quoi bon ? — Lorsque, par pure fantaisie, M. de Balzac accepte le mariage et en décrit les douceurs, il devient beaucoup plus immoral que quand il l’attaque, car il le rend indécent. « Tu dépraves l’institution du mariage ! » cette naïveté cynique, qu’il met sous la plume d’une de ses héroïnes, écrivant à une amie (Mémoires de deux jeunes mariées), pourrait s’appliquer à lui-même. Il déprave l’institution, il profane le sacrement du mariage, bien moins encore quand il le poursuit de plaisanteries égrillardes ou obscènes, comme dans sa fameuse Physiologie ou dans les Petites Misères de la vie conjugale, que lorsqu’il entre dans ces chambres nuptiales où tout devrait être pureté, mystère, respect et silence, lorsqu’il déchire les rideaux de l’alcôve et souille de ses regards libertins ces chastes secrets, également protégés par les lois divines et humaines. La baronne de Macumer, par exemple, une des deux jeunes mariées, celle qui s’attire de la part de son indulgente amie cette bizarre leçon, lui donne sur son ménage et sur son bonheur des détails d’une nature telle, que la rougeur en monte au visage, et qu’on se demande avec effroi comment les Liaisons dangereuses, Faublas, les romans de Rétif de la Bretonne et de Pigault-Lebrun, les Confessions mêmes et la Nouvelle Héloïse, passent pour de mauvais livres, et comment cette œuvre et bien d’autres encore de M. de Balzac, réimprimées à profusion, répandues à des milliers d’exemplaires, affichées, annoncées, vantées partout, sont admises par les gens de bonne compagnie dans leurs bibliothèques et leurs salons. Ici l’on me dispensera, je crois, de citer ou de prouver davantage, et l’on comprendra les vives raisons qui m’arrêtent sur le seuil. Peindre et profaner ainsi le mariage, ce n’est plus seulement exposer les imaginations romanesques à en attendre ce qu’il ne peut pas donner, et à lui demander plus tard compte de leurs illusions déçues ; c’est l’envelopper dans ce matérialisme absolu qu’on applique à tout et à tous ; c’est le soumettre à des conditions de sensualisme si honteuses et si dégradantes, qu’il tombe plus bas que l’amour coupable, ennobli du moins par le péril et la lutte, et que les malheureux lecteurs de M. de Balzac, ne trouvant pas chez leurs femmes les coquetteries sensuelles de la baronne de Macumer ou de madame Jules (voir Ferragus), ne peuvent plus que les injurier comme des courtisanes ou les chasser comme des servantes. Enfin, lorsque M. de Balzac admet dans ses récits l’élément religieux, et, pour tout dire, catholique, les hommages qu’il lui adresse sont cent fois pires que des insultes, car on sent que le véritable esprit chrétien n’a rien de commun avec ses respects dérisoires. Il est évident qu’à ses yeux l’Église n’est qu’une puissance terrestre, une portion plus ou moins considérable de ces forces dominatrices qu’accepte et reconnaît son absolutisme : il laisse entendre à chaque ligne que, s’il s’agenouille, c’est par caprice, par mépris du lieu commun et du respect humain, mais qu’au fond il sait très bien que le temple est vide et le Dieu absent. Le prêtre, l’évêque, le jésuite, ne sont pas pour lui, comme pour Stendhal ou M. Eugène Sue, des imposteurs et des scélérats, mais des représentants d’une hiérarchie, d’une autorité qui a joué un grand rôle en ce monde et pour qui il convient d’avoir encore des égards ; des hommes à moitié dupes, à moitié complices, placés par nos révolutions dans une situation difficile, et ayant besoin d’une prodigieuse prudence pour soutenir leur personnage et cacher leur véritable pensée. Ceux qui reprochent aux catholiques, comme preuve d’inintelligence ou d’ingratitude, de s’être peu souciés de l’alliance et du concours de M. de Balzac, n’ont sans doute pas lu des passages tels que celui-ci : « Le précepteur de Henri de Marsay se trouvait par hasard être un vrai prêtre, un de ces ecclésiastiques taillés pour devenir cardinaux en France ou Borgia sous la tiare… Ce grand homme, nommé l’abbé de Maronis, acheva l’éducation de son élève en lui faisant étudier la civilisation sous toutes ses faces ; il le nourrit de son expérience, le traîna très peu dans les églises, le promena quelquefois dans les coulisses, plus souvent chez les courtisanes ; il lui démonta les sentiments humains pièce à pièce… et tenta, par amitié pour une belle nature délaissée, mais riche en espérance, de remplacer virilement la mère : l’Église n’est-elle pas la mère des orphelins ?… Ce digne homme mourut évêque en 1812… » (Histoire des Treize.) Qu’en dites-vous ? On rencontre, chez M. de Balzac, des centaines de passages du même genre, pour qui sait lire. D’autres fois, il écrit, d’un air de componction, des lignes respectueuses et câlines, telles que celles-ci : « La religion trouvait une âme à sauver dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de la créature, n’avait gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avait accepté la tâche de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsi l’Église catholique, ce corps divin, toujours animé par l’inspiration du sacrifice en toute chose, assistait, sous sa double forme d’esprit et de chair, cette infâme et infecte moribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et ses inépuisables trésors de miséricorde. » (La Cousine Bette.) — Bien, vous voilà fort édifiés ; mais ces lignes se trouvent à la page 415 ; et, avant d’en arriver là, il vous faut passer, par de telles infamies, enjamber de tels monceaux d’ordures, sentir craquer sous vos pieds des débris hachés si menu de toute morale et toute pudeur, que ces lignes, encadrées dans un récit pareil, vous font l’effet d’un prêtre emmené de force dans un mauvais lieu. Elles ne rachètent rien, elles aggravent tout, et le lecteur chrétien, parvenu à ce dernier chapitre de cette épopée du mal, de la luxure et du vice, est aussi choqué de cette dissonance que s’il trouvait une gravure obscène dans un livre de piété. Vous le voyez, ce n’est plus ici cette ombre de profanation dont nous parlions tout à l’heure, cet abus ou cette méprise d’intentions excellentes, appelant les choses saintes à intervenir dans les drames humains sous les yeux de gens du monde, et les compromettant peut-être par ce voisinage. C’est la religion catholique dépouillée de son caractère céleste et divin : c’est l’évêque ou le prêtre réduit à l’état de comparse dans la Comédie humaine : c’est la mitre, la tiare ou l’étole, surnageant un moment sur cette houe pour aller se perdre avec tout le reste dans le morne gouffre du fatalisme ; c’est un homme me laissant croire çà et là qu’il est catholique, après m’avoir prouvé partout qu’il est matérialiste et athée.

En somme, il n’est pas un mauvais côté du roman que M. de Balzac n’ait fait pire ; le roman n’a pas une mauvaise influence que M. de Balzac n’ait rendue plus funeste et plus corrosive. Les périls disséminés ailleurs dans des ouvrages et des talents de physionomie différente, il les a tous cumulés dans son œuvre : idéalisme, illuminisme, réalisme, sensualisme, passion, mariage, ordre, désordre, religion, absolutisme, il a abusé de tout, il a tout fait concourir à un ensemble dissolvant et corrupteur : contrairement à cette science qui change les poisons en médicaments, ses romans changent en poisons les plantes les plus salubres. À présent que nous avons place ces jalons sur notre route, parcourons rapidement la vie littéraire et les œuvres de M. de Balzac.

Si nous rappelons en passant les dix ou douze romans informes qu’il publia sous divers pseudonymes et qui le conduisirent à peu près jusqu’à l’âge de trente ans, ce n’est pas pour nous donner le plaisir facile de constater le néant de ces rapsodies. Personne ne nous le conteste ; mais il y a là une nuance, un trait caractéristique qu’il n’est pas inutile d’indiquer ; car il explique certaines parties obscures ou ignobles de cette littérature, et se résume dans un défaut absolu de goût : le goût, cette conscience de l’esprit ! Nous admettons sans réserve les tâtonnements de l’artiste à son début ; nous comprenons qu’un homme destiné à écrire un jour d’excellents ouvrages commence par en écrire de détestables, à titre d’exercice ou d’essai ; mais ce qui nous semble plus étrange, c’est que, les sachant mauvais, il les publie ; c’est qu’il annonce lui-même que son cerveau a d’abord à se débarrasser d’un fatras bon pour les cuisinières et les cochers de fiacre ; après quoi, par une transformation subite, au moyen d’un nouveau ressort qu’on fera jouer tout à coup, il en sortira des œuvres splendides, brillamment et sérieusement littéraires, sans aucune ressemblance, sans aucun air de famille avec la première série. Ce qui autorise là-dessus quelques légers doutes, c’est que M. de Balzac ne renonça jamais complètement à ces ouvrages de sa jeunesse, qu’après le succès des premiers romans signés de son nom il fit réimprimer et annoncer avec quelque bruit Jeanne la Pâle, le Vicaire des Ardennes, et autres productions publiées sous la raison sociale Horace de Saint-Aubin, lord Rhôme et comte de Villerglé. Est-on bien sûr qu’il en fût aussi détaché qu’il en avait l’air ? Prenons garde ! Jusque dans les livres les mieux réussis et les plus vantés de M. de Balzac, jusque dans ceux de sa dernière manière, si chers à ses admirateurs d’aujourd’hui, il existe tout un côté ténébreux, bas, impossible, qui rappelle encore le Saint-Aubin et le Villerglé, le Raban et le Dinocourt, le roman-mélodrame de 1822. L’artiste, l’observateur, l’inventeur, a trouvé sa veine : il y rencontre de temps à autre quelques lingots ou quelques filons ; mais la mine est la même ; dans le premier tas, il n’y avait que scories ; dans les autres, il y a mélange : voilà toute la différence. Ce n’est pas impunément que l’on inaugure sa carrière littéraire par quarante volumes volontairement illisibles ; il en est de cette première éclosion de l’intelligence et du talent comme des premiers pas dans la vie, comme des premiers battements du cœur. Le pli, une fois fait, ne disparaît plus entièrement. Il est aussi difficile de se déshabituer, à point nommé, du mauvais que l’on a sciemment pratiqué dans sa littérature en attendant le génie, que du vice que l’on a laissé germer dans son âme en attendant la vertu.

C’est en 1829 par les Chouans, en 1830 par les premières Scènes de la vie privée, en 1831 par la Peau de chagrin, que M. de Balzac quitta le roman d’antichambre pour le roman de salon. Nous ne dirons rien de sa Physiologie du mariage, pas plus que de ses Contes drolatiques, œuvres cyniques, tristement calquées sur Rabelais et Boccace, où l’auteur, se déguisant à froid sous un faux archaïsme, et n’ayant pas pour excuse l’inexpérience ou la fougue des siècles grossiers, garde tout l’odieux du genre sans en avoir la naïveté ni la grâce. Les Chouans sont un très faible pastiche de Walter Scott ; les premières Scènes de la vie privée, la Vendetta, le Bal de Sceaux, la Paix du ménage, sont intéressantes, mais n’offrent pas encore une physionomie bien caractérisée ; la Peau de chagrin est une longue et glaciale extravagance à laquelle l’abus du fantastique ôte toute valeur d’invention, et où éclatent déjà tous les défauts de l’écrivain : manque absolu de proportion, caractères absurdes, femmes impossibles, orgie à satiété, culte de la matière, immoralité, surexcitation constante de tous les mauvais penchants de l’esprit et du cœur, sensualisme effréné, style apoplectique. Au lendemain d’une révolution qui lâchait la bride à toutes les passions et à toutes les audaces, quelques jours après le pillage de l’archevêché, raconté en style pimpant et fleuri par les journaux d’alors, la Peau de chagrin pouvait être lue par les mêmes gens qui applaudissaient Antony, et appréciée comme fruit nouveau, comme pièce, de haut ragoût, comme produit d’un néo-romantisme qui serait à celui de la Restauration ce que 93 avait été à 89 ; mais aujourd’hui, relu sérieusement et froidement, ce livre ne se distingue plus que par une ligne bien mince des productions Saint-Aubin et Villerglé, et pourrait être, sans trop d’injustice, relégué dans la première case, parmi les enfants désavoués.

Ce ne fut pas, on le sait, l’avis de M. de Balzac et de ses premiers admirateurs, qui firent dater de la Peau de chagrin l’avènement définitif du célèbre romancier. Il y eut, pour forcer le succès de ce roman et le surfaire, une de ces prises d’armes de la réclame sur lesquelles on était alors moins blasé et moins désabusé qu’aujourd’hui. Tels étaient encore, à cette époque, le désordre des idées et l’incertitude des partis cherchant à se recomposer et à se rajeunir sur des ruines, que M. de Balzac, sans antécédent politique, sans engagement avec la littérature libérale des temps de la Restauration, put être un moment accepté comme un écrivain de la jeune école monarchique. Un journal qui se publiait en 1833, sous le titre d’Écho de la jeune France et sous les auspices de MM. de Chateaubriand, de Lamartine et Berryer, offrit à ses lecteurs, en guise de friandise romanesque, un épisode de l’Histoire des Treize, intitulé l’Amour à Saint-Thomas d’Aquin. L’essai fut court, il n’arriva pas même jusqu’à la fin de cette scabreuse histoire, et l’on put reconnaître, dès le début, l’impossibilité d’une alliance entre ce talent inquiétant et l’opinion qui l’avait un instant adopté. Il fut évident, dès lors, que tout recueil, toute publication qui adopterait M. de Balzac pour son romancier, ne pouvait être impunément laissé entre les mains des jeunes gens et des jeunes femmes, et qu’un pareil voisin compromettrait à coup sur les défenseurs des saines doctrines toutes les fois qu’il mêlerait ses fictions à leurs vérités. Depuis, on a, de temps à autre, renouvelé l’épreuve, et toujours il est arrivé, ou que le fond d’immoralité et de licence s’est trahi sous le déguisement du loup en berger, ou que Balzac irréprochable devenait tellement ennuyeux (voir le Député d’Arcis), que sa vertu était encore d’un mauvais exemple : elle laissait croire qu’il fallait absolument être corrupteur pour émouvoir ou amuser.

Nous dirons un mot tout à l’heure de cette Histoire des Treize et de cet Amour à Saint-Thomas d’Aquin. Pour le moment, nous voulons faire acte d’impartialité littéraire en saluant cette Eugénie Grandet qui parut l’année suivante, que M. de Balzac a presque reniée, qui du moins était devenue un sujet de récrimination et de colère pour ses admirateurs et pour lui, lorsqu’en l’appelant l’auteur d’Eugénie Grandet on semblait ou exclure ses autres titres ou les juger inférieurs à celui-là. C’est aujourd’hui un des articles de foi du catéchisme-Balzac, que le grand homme n’a été, dans Eugénie Grandet, que son propre précurseur, son propre Pérugin, qu’il n’était pas encore en pleine possession de sa manière, et que trop louer ce roman, c’est faire injure à l’auteur, ou plutôt se faire injure à soi-même en prouvant qu’on ne le comprend pas. Pourtant le public, qui n’a pas toujours tort, les gens du monde, qui ne sont pas tous des Philistins, ont persisté dans leur opinion, et il se pourrait bien qu’après la phase des apothéoses Eugénie Grandet restât, en définitive, le chef-d’œuvre du célèbre romancier. Il est vrai qu’on y chercherait vainement ces magnificences de réalisme qui s’épanouiront plus tard dans le Père Goriot, dans Splendeur et Misère des courtisanes, et surtout dans les Parents pauvres. Mais, puisque nous étudions un symptôme, une tendance littéraire, plus encore qu’un talent ou un livre isolé, ne pourrions-nous pas noter comme trait caractéristique cette disgrâce encourue par la pauvre Eugénie auprès de M. de Balzac et de ses disciples ? Évidemment, ce qui lui manquait le plus, et ce que ses héritiers ont le moins recueilli dans sa succession, c’était le sens moral, le bon sens et le bon goût : ce qu’il possédait le mieux, c’était la vanité de ses défauts, et, par conséquent, le dédain de ses qualités. Or, dans Eugénie Grandet, les qualités sont au complet, les défauts existent déjà, mais en germe : la morale est à peu près respectée ; le bon sens n’a presque rien à reprendre, et le bon goût ne peut qu’applaudir. C’est un beau roman à ajouter à ceux que comptait notre littérature ; ce n’est pas une puissance, un événement, une révélation, une révolution, un symbole. En écrivant des livres comme celui-là, M. de Balzac restait un conteur, un rival plus ou moins heureux de l’abbé Prévost ou de Marivaux, de madame de Souza ou de madame Sand ; il n’était pas le souverain alchimiste, le conquérant de l’absolu dans le domaine de la pensée, le Napoléon de la plume succédant au Napoléon de l’épée, domptant la société après l’avoir peinte, et installant le règne définitif des Rabourdin, des Z. Marcas et des Rastignac sur les ruines d’un régime bourgeois, oppressif pour le génie et ingrat envers la littérature. Ce fut là, on ne saurait en douter, le rêve favori de M. de Balzac, et il suffit de lire les trois numéros de sa fameuse Revue parisienne ou les lourds prologues politiques de quelques-uns de ces récits, pour se convaincre que cette tête olympienne ne pouvait se contenter de la gloire des lettres. Dès lors Eugénie Grandet n’était plus qu’une bien modeste assise de ce monument colossal destiné à remplir et à dominer un siècle.

Pour nous, qui n’avons jamais cru bien fermement à ce dieu nouveau, dont Marcas et Vautrin étaient les prophètes, nous aimons Eugénie Grandet comme la moins ambitieuse et la plus sage des filles de ce cerveau mal réglé ; mais nous convenons que, réduite à ce roman de deux cents pages, à quelques autres récits où le bien et le mal se mélangent sans trop de désavantage, et à des milliers de perles éparses dans des centaines de tas de fumier, cette gloire reprend des proportions trop humaines pour que l’orgueil du maître et le fanatisme des écoliers aient pu souscrire à ce rabais. Eugénie Grandet, en effet, malgré ses qualités charmantes, appartient à un genre qui occupe, dans les œuvres d’imagination, un rang secondaire, et M. de Balzac semble avoir fixé lui-même cette infériorité relative, lorsque, dans sa Revue parisienne, à propos des Nouvelles de M. Alfred de Musset, il a fait ressortir tout ce qui manque à un récit, quels qu’en soient d’ailleurs l’intérêt et le charme, s’il reste individuel et accidentel, s’il ne reflète pas, sous une forme poétique et vraie, un type et un symptôme contemporains. Par hasard, M. de Balzac a eu raison cette fois, et c’est contre lui-même. Pour qu’un roman s’élève jusqu’à la poésie, et prenne place dans la grande littérature, il faut ou qu’une génération tout entière y reconnaisse ses pressentiments, ses souffrances et ses rêves, comme dans René, ou qu’il retrace une maladie de l’âme, une situation de la vie, comme Adolphe, ou au moins qu’il suppose un magnifique travail d’érudit, d’antiquaire ou d’artiste, comme les romans de Walter Scott ou même Notre-Dame de Paris. Aucune de ces conditions essentielles ne se rencontre dans Eugénie Grandet. J’y vois un avare qui ne vaut pas Harpagon, une jeune fille, belle et pure, mortifiée sous le joug de son père comme dans les austérités du cloître, retrouvant, à un moment donné, de puissantes facultés de dévouement et d’amour, puis se desséchant dans une longue attente, frappée d’un cruel mécompte et se transfigurant par un dernier sacrifice ; j’y vois un jeune dandy parisien, à qui le malheur donne quelques jours de sensibilité, qui, forcé de lutter corps à corps contre la fortune et d’adopter des mœurs californiennes, s’y pétrifie le cœur, y redevient un égoïste dur et blasé, oublie Eugénie, et perd à son insu les trésors de sa chaste tendresse et les dix-sept millions du père Grandet ; j’y vois enfin tout un petit monde de province, les Cruchot, les des Grassins, parfaitement observés à ce microscope dont l’auteur a tant abusé depuis, et s’agitant autour de ces millions accumulés avec ce procédé d’exagération qui se révélait déjà : le tout compose un tableau tour à tour comique et émouvant qu’on ne saurait assez louer ; mais ce n’est qu’un beau tableau de genre. L’idéal, dans le vrai sens du mot, resté inconnu à M. de Balzac, est absent ; il n’y a rien là qui résume un siècle ou une âme. Dans l’échelle des ouvrages de l’esprit, c’est inférieur au moins d’un échelon à Werther, à René, à Adolphe, à ces livres que, dans cent ans, les connaisseurs, s’il y en a encore, ne pourront pas lire sans comprendre qu’à cette date l’humanité penchait de ce côté, ou sans retrouver dans leur propre cœur ces alternatives d’ardeur, de désenchantement et de lassitude.

Ceci, nous le répétons, n’ôte rien à l’agrément d’Eugénie Grandet. L’avare, quoique plus compliqué qu’Harpagon, et par conséquent inférieur, a des traits admirables ; la faction des Cruchot et des des Grassins abonde en détails excellents : tout ce drame d’intérieur, causé par la faillite de l’oncle Grandet et le dévouement d’Eugénie, est pathétique, saisissant, irrésistible. Enfin, pour la première fois et pour la dernière dans sa carrière trop féconde, l’auteur a observé une juste proportion entre la partie descriptive et le récit ; et pourtant l’ensemble n’est pas sans taches : çà et là M. de Balzac y blesse, comme à son insu, certaines convenances qu’il ne comprit et ne respecta jamais. Ainsi, dès la dixième page, je me heurte à cette phrase, qui serait impie si elle n’était absurde : « Grandet… songeait que cette pauvre créature (une servante) pourrait un jour comparaître devant Dieu, plus chaste que ne l’était la vierge Marie elle-même. » Dans le portrait d’Eugénie, dont il veut faire un type d’angélique pureté, une sorte de madone à demi voilée dans l’ombre de la vie domestique, on rencontre quelques-unes de ces échappées de matérialisme plastique qui deviendront plus tard sa manie. Il existe un indice significatif, quoique léger en apparence, et qui, appliqué à M. de Balzac, le condamne. Pas un de ses romans, même Eugénie Grandet, ne peut être lu tout haut en famille, sans que le lecteur ne soit obligé de noter d’avance le passage ou la ligne qu’il doit omettre. Il semble que ce ne soit rien, et c’est tout ; car dans cette nuance délicate se cache toute la moralité ou tout le danger du roman.

L’Histoire des Treize, publiée à la même époque, peut donner lieu à des observations plus sévères et d’une portée plus décisive sur les infirmités de ce talent.

On a salué M. de Balzac du titre de grand inventeur : on a signalé la puissance de ce cerveau capable d’enfanter des mondes sans épuisement ni fatigue. Nous croyons qu’il y a là-dessus énormément à rabattre, et nous espérons le prouver. Dès l’abord, cette Histoire des Treize nous suggère une remarque. On en connaît la donnée extravagante. Treize hommes, doués de cette force presque surhumaine que le roman moderne aime tant à prêter à ses héros, forment une espèce de conjuration mystérieuse, de carbonarisme mondain, qui leur assure un pouvoir sans bornes et leur permet de jouer à volonté le rôle de la Providence et du gouvernement. C’est tout simplement de l’Anne Radcliffe transporté de la région des fantômes dans celle de la vie active. Mais enfin, une fois cette donnée admise, et une imagination puissante se chargeant d’en tirer parti, il semble que nous allons en voir sortir des effets gigantesques à faire pâlir tous les Monte-Christo et tous les Gérolstein de l’avenir. Il n’en est rien : trois petites histoires, presque sans aventures, où tout se borne à des roues de cabriolet qui se brisent et à des moellons qui tombent sur la tête ; trois histoires qu’il serait facile de nouer et de dénouer sans une seule de ces interventions surnaturelles, voilà tout ce qu’a su inventer la double omnipotence des personnages et de l’auteur. La première de ces histoires, Ferragus, est insensée, ennuyeuse et incompréhensible ; la troisième, la Fille aux yeux d’or, est immonde ; la seconde, l’Amour à Saint-Thomas d’Aquin, a seule quelque valeur, et nous met en présence d’une des immoralités les plus dangereuses et d’une des prétentions les plus exorbitantes de M. de Balzac : l’amour platonique, entendu à sa manière, et la peinture exacte de la grande dame du faubourg Saint-Germain pendant la Restauration.

Si vraiment M. de Balzac avait réussi dans cette peinture, ce ne serait pas un médiocre honneur ; car, à cette fugitive époque où un vieux monde, dépaysé dans une société sans traditions, s’efforcait d’accommoder d’antiques souvenirs, à des mœurs nouvelles, il y eut sans doute, non pas, Dieu merci ! des duchesses de Langeais ou de Maufrigneuse, des vicomtesses de Beauséant et des marquises d’Espard, mais des femmes qui personnifièrent avec une suprême élégance ce moment, tout de transitions et de nuances. Seulement M. de Balzac avait tout juste les qualités nécessaires pour exceller à ne pas les peindre. Comment un talent si excessif, si naturellement porté à tout voir à travers un verre grossissant, aurait-il pu saisir et rendre ces délicatesses exquises, ces demi-teintes impalpables, auxquelles un homme du monde, à talent égal, oserait à peine toucher ? Comment un homme en qui la faculté d’observation s’absorbait si vite dans l’éblouissement ou l’ivresse de ses propres visions, aurait-il pu traduire exactement un texte où la moindre variante peut devenir un gros contresens ? Voici, j’imagine, de quelle façon s’est formé, dans l’esprit de M. de Balzac, ce type de la grande dame, qu’il a tant de fois reproduit sous les mêmes noms ou sous des noms différents. Il y a eu de tout temps, dans le monde des patriciennes, comme disent ces messieurs, des exceptions coupables et bruyantes, des existences volontairement déclassées, des femmes que l’ennui, le désordre d’imagination ou une vocation invincible poussent hors des voies régulières et transplantent violemment dans les zones torrides où le roman va les chercher. Assurément celles-là gardent, de leur origine et de leurs habitudes primitives, des signes de race, des traces indélébiles de distinction et d’élégance. Mais qui ignore les emportements, les défis par lesquels ces natures orageuses signalent leurs ruptures mêlant à leur langage, à leurs manières d’autrefois, les manières et le langage de leur situation nouvelle, à peu près comme ces exilés qui se hâtent de parler la langue de leur nouvelle patrie, et qui même en forcent l’accent, de peur d’être reconnus pour des étrangers ? Il en résulte des contrastes, des dissonances, des teintes violentes et heurtées, chères aux dramaturges et aux romanciers démocrates, mais qui sont aux vraies femmes de bonne compagnie ce que la rougeur de la fièvre est à la fraîcheur de la santé. C’est avec ces patriciennes déchues ou révoltées que M. de Balzac, par position ou par goût, s’est naturellement rencontré. La curiosité a dû être égale des deux parts, ce qui veut dire que le peintre a posé tout autant que le modèle, et qu’il y a eu, d’un côté comme de l’autre, exagération, affectation et spectacle. Puis est survenue l’imagination du célèbre écrivain, brodant sur ce premier thème, y mettant du sien avec excès, le refaisant à son image, et arrivant à un ensemble où ce prétendu génie d’observation, déjà mis hors du vrai par un sujet exceptionnel, achevait de s’égarer dans ses propres complications et ses propres surcharges. C’est par ces procédés que M. de Balzac a produit ces fleurs de serre chaude, bizarres, éclatantes, bigarrées, que l’on croirait artificielles si elles n’étaient vénéneuses ; ces femmes qui, malgré leurs grands airs et leur blason irréprochable, ne sont et ne peuvent être que des courtisanes titrées. On a osé comparer M. de Balzac à Molière, et un grand poëte en a récemment donné l’exemple, comme pour achever de justifier ceux qui lui avaient refusé l’esprit critique. Chose étrange pourtant ! au dix-septième siècle, dans une société où toutes les classes étaient séparées par des cloisons impénétrables, Molière, — un pauvre comédien, — séparé, semblait-il, par un abîme, des grandes dames d’alors, a fait Célimène, c’est-à-dire la grande dame coquette, et n’a pas commis une seule fausse note. Au dix-neuvième siècle, dans un temps où tout est confondu, nivelé, percé à jour, M. de Balzac, gentilhomme de haute lice ou du moins de hautes prétentions, a voulu peindre la femme du faubourg Saint-Germain, et il ne nous a donné que de brillantes caricatures. C’est là qu’on peut étudier la différence du génie vrai et du faux génie. Chez Molière, la réalité, observée de loin ou de près, subissait cette transformation imposée à toute œuvre d’art ; mais elle se transformait dans le sens de la vérité, parce que le génie et la vérité sont frère et sœur, et que d’irrésistibles affinités les ramènent sans cesse l’un vers l’autre. Chez M. de Balzac, la transformation s’opérait dans le sens contraire, parce que, chez lui, l’observateur était dominé par le visionnaire, et qu’il voulait forcer la vérité à lui ressembler, au lieu de se faire semblable à elle.

La duchesse de Langeais fut une des plus chatoyantes figures de cette galerie où M. de Balzac a prétendu mettre les derniers portraits de nos dernières grandes dames. Ses amours avec le général Armand de Montriveau forment le second épisode de cette Histoire des Treize. On nous saura gré de ne pas les suivre dans le dédale de leur métaphysique subtile, raffinée, quintessenciée, mélangée de musc et de poivre rouge, compliquée de trappes, de portes secrètes et d’enlèvements : Marivaux à l’eau-de-vie, raconté par un grognard de la grande armée au chevalier de Faublas. Quelques teintes locales, prises au hasard, peuvent donner une idée du ton général de cette peinture. « Madame de Langeais faisait voir qu’il y avait en elle une noble courtisane, que démentaient vainement les religions de la duchesse. » Cette phrase, avec des milliers de variantes, a été, pour M. de Balzac, toute la poétique du genre. Un peu plus loin, M. de Montriveau adresse à la duchesse, qu’il voit pour la seconde fois, ce compliment délicieusement tourné : « Madame, en Asie, vos pieds vaudraient presque mille sequins. » — En homme qui a traversé le désert et s’est battu contre des lions, M. de Montriveau, peu au fait des minauderies parisiennes, propose à sa maîtresse d’user du mystérieux pouvoir des Treize pour supprimer le pauvre M. de Langeais. À quoi elle répond, dans un français que le faubourg Saint-Germain n’avait pas prévu : « Grand Dieu ! croyez-vous que je puisse être le gain d’un crime ? » — Ensuite, pour mieux se défendre, elle appelle la religion à son secours, et il faut voir, encore une fois, ce que devient la religion sous la plume de ce fier disciple de Joseph de Maistre. « Un soir, Armand trouva M. l’abbé Gondrand, directeur de la conscience de madame de. Langeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme un homme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sa pénitente. La vue de cet homme au teint frais et reposé, dont le front était calme, la bouche ascétique, le regard malicieusement inquisiteur, qui avait dans son maintien une véritable noblesse ecclésiastique, et déjà dans son vêtement le violet épiscopal, rembrunit singulièrement le visage de Montriveau… » — Ce qui n’empêche pas madame de Langeais de converser fort tranquillement avec l’abbé Gondrand « sur la nécessité de rétablir la religion dans son ancienne splendeur ». Aussi M. de Montriveau fait-il à la duchesse une querelle de mécréant, qu’elle apaise en lui affirmant que « la religion sera toujours une nécessité politique ». — « La religion dura trois mois, ajoute l’auteur. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à M. de Montriveau… » — N’allons pas plus loin ! C’est déjà trop pour nos lecteurs ; c’est assez du moins pour réfuter ceux qui nous accusent d’aveuglement et d’ingratitude, sous prétexte que nous n’avons jamais accepté les services d’un pareil défenseur que sous bénéfice d’inventaire !

C’est dans la Duchesse de Langeais que M. de Balzac inaugura cette scolastique amoureuse, sentimentale, platonique, dépravée, à demi mystique, à demi sensuelle, plus immorale cent fois qu’une franche licence, dernier assaisonnement de la corruption des sens à l’usage des sociétés vieillies et des palais émoussés. Cette corde séraphique trempée dans l’ordure va reparaître dans quelques-uns de ses récits les plus célèbres et fera constamment partie intégrante de son talent. Nous n’avons pas, à Dieu ne plaise ! la prétention d’en compter toutes les phases, ni même d’énumérer tous les produits de cette fécondité qui devint un moment proverbiale. Mais, pour résumer, en un petit nombre d’exemples, à peu près tous les genres de blâme qu’a mérités M. de Balzac, et pour ne pas être accusé d’une sévérité de parti pris, nous aurons soin de choisir, parmi ses romans, ceux que ses adorateurs signalent comme les plus beaux, et qui caractérisent le mieux, sous les faces les plus extrêmes, ses différentes manières : d’une part, le Père Goriot ; de l’autre, le Lys dans la vallée ; au bout, le Cousin Pons et la Cousine Bette. Puis nous cueillerons, çà et là, dans quelques autres de ses ouvrages, quelques détails propres à compléter notre Étude, et nous tâcherons de conclure.

II

Au moment où une traversée devient trop pénible ou trop dangereuse, il est d’usage de jeter par-dessus le bord les marchandises les plus inutiles et les plus lourdes. Nous allons faire de même pour M. de Balzac, et on ne saurait rendre un plus grand service à sa mémoire. L’animosité la plus violente, en supposant qu’elle fût mise là où il ne doit y avoir qu’une réprobation purement morale, ne pourrait faire pire contre lui que le zèle de ses adorateurs, lorsque, sous prétexte de maintenir intact un monument impossible, ils défendent qu’on en supprime une seule pierre. Pour juger, en bien ou en mal, ces constructions bizarres, il importe, au contraire, de les dégager de tous ces plâtras dont les embarrassait à plaisir cet infatigable architecte, presque toujours aussi pressé de gâter son œuvre que de la bâtir.

Nous avons déjà retranché, avec les informes romans de la jeunesse de M. de Balzac, ces traités d’immoralité domestique où s’obstina beaucoup trop son âge mûr, Physiologie du mariage, Contes drolatiques, Petites Misères de la vie conjugale ; tristes facéties, froides gravelures dont le succès apocryphe a été fait, pour une moitié, par des libertins blasés qui comprenaient trop, et, pour l’autre, par des femmes étourdies qui, nous l’espérons, ne comprenaient pas. À ce premier sacrifice que réclament les véritables amis de l’auteur, il sied d’en ajouter un autre, qui, de son vivant, eût irrité une des plaies toujours saignantes de ses ambitions littéraires : le théâtre ! Hélas ! oui, il faut s’y résigner, M. de Balzac a échoué au théâtre, et ce désastre lui fut d’autant plus sensible, qu’il avait rêvé de ce côté-là ses plus riches couronnes. Avec sa manie d’omnipotence, ses prétentions à un grand rôle politique et social préparé par la littérature, il ne pouvait se dissimuler que le théâtre établit entre l’écrivain et la foule des courants bien autrement rapides et magnétiques que les taciturnes succès de lecture : il savait d’ailleurs que, de nos jours, le poëte dramatique, quand il est applaudi et populaire, peut seul se créer ces palais pavés de marbre et de porphyre, ces existences de nabab ou de banquier juif, où vivait en idée cette imagination sans cesse en travail de millions et de mines d’or. On peut dire sans exagération mythologique que M. de Balzac a été, sa vie durant, le Tantale du succès de théâtre ; et ce trait suffirait, au besoin, pour fixer le niveau intellectuel et moral que suppose cette préoccupation constante de la question d’argent. Quoi qu’il en soit, Vautrin et les Ressources de Quinola furent deux chutes, non pas éclatantes, comme on l’a dit, mais honteuses. Tous les contemporains sont là pour l’attester, l’impuissance avec prétention, l’ennui avec scandale, telle fut l’impression universelle, décisive, constatée non par les ennemis de Balzac, mais par le vrai public. Paméla Giraud n’eut que quelques représentations et n’a pas laissé de trace. La Marâtre tomba sur ce théâtre où le répertoire de M. Alexandre Dumas aurait dû pourtant rendre le parterre indulgent pour toutes les extravagances. Mercadet seul a eu du succès ; succès posthume, qui ne prouve absolument rien pour le génie dramatique de l’auteur ; car c’était déjà la réaction qui commençait, et, pour rendre la pièce jouable, il avait fallu la refaire. Il ne reste et il ne peut rester de Mercadet que le souvenir d’un fripon sur qui repose tout l’intérêt de la pièce, et qui n’est sauvé, au dénoûment, que par un hasard absurde, sans que la moindre idée morale se mêle à ces scènes d’argot industriel et d’affaires de bas étage. Nous aurions passé sous silence les malheurs de M. de Balzac dans la carrière théâtrale s’ils ne donnaient à réfléchir sur les lacunes de son talent. On le proclame aujourd’hui le chef des réalistes ; mais, ou le mot réalisme est vide de sens, ou il signifie le sentiment de la réalité ; et la réalité, à son tour, ne m’offre pas une idée bien nette, si je ne la définis le côté de la vérité accessible par en bas. Or, maintenant, si M. de Balzac, comme vous le dites, possédait si bien le sentiment de cette réalité, de cette vérité, comment se fait-il que, dès qu’il se trouvait en présence d’un public rassemblé, il n’y eût plus moyen de s’entendre ? que des hiatus énormes se produisissent entre les spectateurs et le poëte ? Serait-ce que le public aime à voir une œuvre dramatique se perdre dans les nuages ? qu’il soit exclusivement composé d’âmes poétiques, élevées, éprises d’idéal ? Hélas ! les succès de M. Scribe démontrent le contraire. Non ; chez M. de Balzac, le réalisme, le sentiment du réel et du vrai, a été constamment combattu et paralysé par un défaut complet d’équilibre dans les facultés de son cerveau. Il observait avec une sagacité incroyable, un don de seconde vue presque maladive à force d’être perçante ; mais cette observation, s’exaltant par sa propre puissance, s’enivrait d’elle-même, et peu à peu, sans que l’auteur s’en doutât, substituait à la vérité si finement observée un je ne sais quoi où le vrai et le faux se mêlaient et s’exagéraient au milieu de fumées vertigineuses, comme sous le soufflet d’un alchimiste. Cet état mixte, produit d’une observation pénétrante altérée et grossie par une imagination hallucinée, peut être encore acceptable dans le roman, où le lecteur isolé, livré à ses propres rêveries, permet qu’on le nourrisse d’opium et de hachich, pourvu qu’on le dérobe aux ennuis et aux misères de la vie réelle. Mais, au théâtre, il n’y a pas de ces complaisances : le vrai, le faux, l’impossible, y portent leur uniforme et s’y séparent en groupes bien distincts, comme des régiments différents sur un champ de manœuvres. La première condition de succès, c’est que l’âme du poëte vibre dans celle de ses auditeurs ; c’est que tous ces esprits si divers, réunis pourtant par des sentiments communs et des idées générales, reconnaissent dans le drame quelque chose d’eux-mêmes, et qu’ils l’acceptent comme l’interprète éloquent, passionné, pathétique, de cette vérité dont chacun possède à son insu la notion et la germe. Et voilà ce qui a manqué le plus à M. de Balzac. Il étonne, il amuse, il éblouit, mais comme une individualité tout exceptionnelle que rien ne rattache à la grande famille humaine : il n’existe pas d’écrivain à qui le vers célèbre de Térence, « Homo sum… » soit moins applicable : il y a, en lui et dans ses œuvres, de la curiosité, du monstre, dans le sens étymologique du mot. Son égoïsme n’a pas la sérénité olympienne de celui de Gœthe, sorte de Dieu païen qui pouvait encore descendre et se familiariser avec les hommes ; il n’a pas l’orageuse et grandiose inquiétude de celui de lord Byron, outlaw poétique rêvant l’héroïsme à défaut de vertu. C’est l’égoïsme du collectionneur, faisant du bric-à-brac avec génie, du vieux juif accroupi sur un tapis de Perse à la porte de son magasin, et montrant froidement à ses acheteurs des richesses amassées çà et là sur les débris des châteaux, des palais et des temples.

Au bagage dramatique de M. de Balzac, il sied d’ajouter, dans notre hécatombe, ce que j’appellerai l’espèce ou la variété Nucingen, faute d’un terme plus générique ; c’est-à-dire toute cette partie trop considérable de la Comédie humaine où nous voyons reparaître, avec une persévérance digne d’un meilleur sort, les Nucingen, les Matifat, les Gobseck, les Gigonnet, les Camusot, les Popinot, les du Tillet, les des Lupeaux ; personnages pour lesquels il faudrait avoir une clef comme pour les Caractères de la Bruyère, mais avec moins d’agrément et de profit. Les plus robustes admirateurs de M. de Balzac conviennent in petto que les Nucingen et les Gigonnet étaient passés sous sa plume à l’état de scie d’atelier, et que son monument gagnerait beaucoup à être débarrassé de ces importuns, qui font l’effet d’animaux rongeurs dans une tapisserie. Ils lui servent ordinairement de prétexte pour développer un trésor de connaissances supplémentaires qui jusqu’ici n’avaient pas paru bien nécessaires au talent d’un conteur. Grâce à eux, tel de ses romans pourrait s’appeler le Manuel de l’usurier ; tel autre, le Manuel de l’huissier ; celui-ci, la Physiologie de la lettre de change ; celui-là, la Monographie de la faillite ; un troisième, le Bon Parfumeur ; un quatrième, le Parfait Notaire. On est sans doute, en les lisant, fort édifié de tout ce que renfermait cette tête encyclopédique, qui eût pu en remontrer aux gens du métier sur toutes les finesses de la procédure et de la contrainte par corps ; mais enfin on est forcé d’avouer que Richardson et Goldsmith, madame de La Fayette et l’abbé Prévost, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Souza, M. Mérimée et madame Sand, ont réussi par d’autres moyens. Qu’est-ce qu’un roman ? C’est une fête, un bal donné par un hôte complaisant à des imaginations qui veulent s’amuser. Eh bien, que dirait-on d’un maître de maison qui, au lieu d’offrir à ses invités des violons et des bougies, des parures et des fleurs, les forcerait de passer par une étude d’avoué et d’entendre la lecture d’un inventaire ou d’un procès ? Sans compter que M. de Balzac, esclave de la couleur locale, a cru devoir conserver à ses héros de l’espèce Nucingen leur baragouin et leur accent primitifs, et, pourvu qu’il s’y mêle un ou deux Auvergnats, on a, pendant tout le cours d’un roman de cinq cents pages, des dialogues à porte de vue et de patience, dans le genre de celui-ci :

— C’esde fifre ça ! c’esde trop fifre même ! che chouissais moralement pire blis te saut mille égus ! chai godonné les sonneddes, mais n’ayez poind beurre !…

À quoi l’interlocuteur répond :

— Montame, Bons n’a bas sa déde. Bartonnez-lui, gondinnez à le carter… resdez notre profitante… che fus le temante à chemux…

Et l’Auvergnat, se mettant de la partie :

— Che badine chi peu, que nous caugerons de la choge, et que chi che braveu mocheu veutte une renteu viachère de chincante mille francs, che vous paille un pagnier de vin du paysse, fouchtra !…

Si c’est là le dernier mot du réalisme, il pourrait nous le dire dans une meilleure langue. Molière, dans M. de Pourceaugnac, a fait parler Lucette et Nérine en patois languedocien et picard ; mais la scène ne dure qu’un moment, M. de Pourceaugnac est une farce, et nous ne voyons pas que, dans le Misanthrope ou le Tartufe, Molière ait demandé au charabia ses effets comiques. Nous avons fait du chemin, et les adorateurs de M. de Balzac sont bien modestes de se borner à le comparer à Molière. On comprend tout ce que ce retour périodique de l’orthographe tudesque ou auvergnate à toutes les pages d’un gros volume et à tous les volumes d’un long roman, doit ajouter à l’attendrissement et à l’intérêt du récit. La monomanie dans l’art, c’est une face nouvelle que n’avaient pressentie ni Aristote ni Schlegel, et que M. de Balzac nous a révélée.

Enfin ce travail d’élimination préliminaire serait bien incomplet si nous n’y comprenions ce fameux Livre mystique de qui l’auteur disait qu’il jugerait du degré d’intelligence de ses lecteurs par le plaisir qu’ils sauraient y trouver. Posée ainsi, la question a de quoi piquer au jeu l’amour-propre, et l’on peut, comme les animaux de Florian, s’écarquiller les yeux pour tâcher de voir clair dans les beautés de Séraphita et de Séraphitus : mais en France, dans la patrie des Provinciales, de Gil-Blas et de Zadig, où toutes les sublimités du monde ne seront jamais rien sans la clarté, ces tours de force de l’illuminisme, qu’on devrait bien plutôt nommer l’obscurisme, ne prospéreront jamais. Plût à Dieu, en supposant qu’il y ait des hérésies ou des immoralités dans Séraphita et Séraphitus, que M. de Balzac n’en eût jamais commis d’autres ! On n’ira pas les y chercher. L’auteur de la Physiologie du mariage se faisant tout à coup le disciple de Svedenborg, de Saint-Martin et de madame de Krüdner, quittant le bouge de madame Vauquer et l’alcôve de la Fille aux yeux d’or pour se vouer au blanc ou au bleu et planer avec les anges dans les régions éthérées du mystère et de l’infini, ressemble, en littérature, à ces gens qui, ne croyant pas en Dieu, redoutent le nombre treize ou les départs du vendredi : c’est la superstition du spiritualisme, ce n’en est pas la religion. Encore une fois, l’ennui, un ennui inflexible, veille, fort heureusement, au seuil du Livre mystique, et écarte le péril. Mais, dans le Lys dans la vallée, où le roman reprend ses procédés ordinaires, et où le mysticisme, tout en gardant ses ailes, consent à poser le pied sur la terre, nous retrouvons M. de Balzac tout entier, avec ses deux inspirations extrêmes, se rejoignant par un côté : c’est aussi par le Lys dans la vallée que nous rentrons dans la partie vivante, c’est-à-dire dangereuse, de ses livres.

Il semble, au premier abord, que le mysticisme dans le roman soit le contraire du matérialisme, et il n’est pas rare d’entendre les personnes à qui l’on parle de l’immoralité de Balzac se récrier en alléguant ceux de ses ouvrages où le sentiment et l’âme dominent de toutes les hauteurs de l’infini les sens et la chair. Le Lys dans la vallée est le plus célèbre, le plus accrédité de ces ouvrages. Prenons garde ! Lorsque Pascal a dit : Ni ange, ni bête, il pressentait et signalait ces folles ambitions de l’âme dépassant sa propre nature et risquant de se perdre dans ses chimériques conquêtes. C’est à la fois la faiblesse et le salut de l’homme, que l’ensemble et la proportion de toutes ses facultés soient réglés par une main divine, et que tout ce qui rompt cette proportion providentielle tourne au détriment, non seulement des facultés qu’il essaye d’amoindrir ou de soumettre, mais de celles qu’il prétend agrandir et exalter. À l’état de théorie, dans l’esprit de quelques théosophes, de quelques rêveurs naïfs et convaincus, le mysticisme a pu n’être que l’exagération inoffensive du sentiment religieux et chrétien. Mais, ces fugitives victoires de l’être immatériel, ces oublis passagers des liens du corps, ces aspirations vers Dieu, privilège et signe de notre origine, venant à se transformer en doctrine, à se fixer, à se poser dans un système, il en résultera infailliblement que l’âme humaine perdra le vrai sens de ses rapports avec Dieu. À force de se plonger en lui, de renier et d’anéantir tout ce qui n’est pas à son image, elle finira par se croire, non plus une émanation, mais une partie intégrante, essentielle, absolue, de la Divinité. De là à se croire Dieu, il n’y a qu’un pas, et ce pas sera franchi. Il arrivera un moment où, pour être plus sûre de n’avoir rien d’humain ni de terrestre, l’âme se proclamera Dieu, n’adorera plus qu’elle-même ; et alors, comme un Dieu ne peut faire de mal, comme tout lui est permis, comme il purifie et divinise tout ce qu’il touche, il n’y a plus d’action mauvaise, plus de vice, plus de faute, plus de dégradation honteuse : l’homme, avec ses alternatives de chute et de repentir, avec la lutte permanente de sa conscience contre ses passions, l’homme a disparu ; il n’y a plus que l’ange, et, sous le pseudonyme de cet ange, la bête, se livrant impunément à tous ses instincts et ne conservant plus même le sentiment de sa honte et la solidarité de ses désordres. Maintenant descendez des hauteurs philosophiques dans le roman et dans le monde ; appliquez le mysticisme au plus mensonger des sophismes de l’amour coupable et à la plus dangereuse de ses peintures, et vous aurez l’amour platonique, tel que l’a compris M. de Balzac ; vous aurez la liaison de M. Félix de Vandenesse avec madame de Mortsauf : vous aurez le Lys dans la vallée.

Le sujet du Lys dans la vallée est bien simple, bien connu, et, sauf les détails, n’a pas coûté à l’auteur de grands frais d’imagination. Un jeune homme de vingt ans rencontre une femme plus âgée que lui, et dont le mari a trois fois son âge. Il s’installe chez elle, à la campagne : elle éprouve pour lui un sentiment qu’elle voudrait bien appeler maternel, mais sur lequel il lui est impossible de prendre le change, puisqu’elle a des enfants et qu’elle peut comparer. Profitant de l’inexpérience de Félix et de son ascendant sur lui, madame de Mortsauf trace une ligne de démarcation qui ne sera jamais dépassée, et, une fois cette concession faite à sa conscience et à sa vertu, elle accorde à ce jeune homme, qui ne lui tient par aucun lien, la première place dans son cœur. Félix joue avec les enfants, cause avec leur précepteur, qui est un abbé, supporte les bourrades du mari, dont Balzac a fait une bête enragée, tout en reconnaissant en lui le type magnifique de l’émigré : mais surtout il roucoule, matin et soir, avec la dame du logis, et le couple amoureux, ailé, aérien, mystique, entrelacé à la façon des anges d’Overbeck, se lance dans des océans de cobalt et d’azur, auprès desquels Svedenborg et Saint-Martin ne sont que des réalistes. Cette situation peu variée, mais essentiellement morale, durerait indéfiniment si Félix de Vandenesse n’était rappelé à Paris. Là il fait connaissance avec lady Dudley, une maîtresse femme qui ne laisse pas languir une intrigue, et qui ne néglige rien pour enlever Vandenesse à « ses soupirs de tourterelle ». Elle y réussit : l’infidélité de Félix tue madame de Mortsauf, laquelle, avant d’expirer, a encore, pour plus de morale, le temps d’envier le rôle de lady Dudley, et de regretter d’avoir été vertueuse ; ce qui ne l’empêche pas d’être proclamée une sainte par le curé de sa paroisse, et par l’abbé Dominis, précepteur de ses enfants. Tel est, réduit à sa plus simple expression, tout ce drame intime du Lys dans la vallée. Il n’est pas nouveau : la lutte d’éros et d’antéros, de l’amour du cœur et de l’amour des sens, est vieille comme le monde, et ce n’est pas la première fois qu’on a essayé de peindre l’âme humaine aux prises avec ces deux aspirations contraires, la soif de l’infini et la fougue sensuelle. Mais ce qui était réservé à M. de Balzac et ce qui peut aider à fixer la valeur de son mysticisme, c’était de trouver, pour peindre cet amour mystique ou platonique, des couleurs d’une nature telle, que ses lecteurs, ses lectrices surtout, dussent en être plus troublés que par de licencieuses images. M. de Balzac a écrit des romans plus sales, il n’en a pas fait de moins chaste. À quelque page que l’on ouvre ce Lys dans la vallée, si baignée qu’elle soit dans l’illuminisme et l’extase, il s’en exhale une vapeur délétère, énervante, une sorte de malaria sentimentale, pareille à ces émanations fiévreuses que l’on respire, dans l’Inde ou sous les tropiques, au milieu du parfum des fleurs, des mirages de l’horizon et des splendeurs du paysage. Les excès de réalisme que nous allons rencontrer tout à l’heure dans d’autres œuvres de M. de Balzac séduisent peu, quoi qu’on en dise, les âmes délicates. Une femme de bonne compagnie démêlera vite, ne fût-ce que par comparaison ou par finesse de goût, tout ce qu’il y a de faux et d’impossible chez ces duchesses de Chaulieu, de Langeais ou de Maufrigneuse, ces marquises d’Espard, ces vicomtesses de Beauséant, courtisanes déguisées en grandes dames, et qui semblent toujours avoir escamoté leurs armoiries à la préfecture de police. Mais madame de Mortsauf peut être d’un exemple plus attrayant ; vue de loin et à travers ce nimbe dont l’auteur l’a entourée, elle fait illusion, elle a presque un air de famille avec les Laure et les Béatrix ; toutes ces images de lys, d’hermine, de neige immaculée, toutes ces réminiscences de Madone et de Vierge Marie, dont M. de Balzac est si prodigue, finissent par donner envie d’accepter madame de Mortsauf comme une héroïne de tendresse et de vertu, de la classer dans le martyrologe des cœurs chastes et immolés. En province surtout, où les longs loisirs amènent les longues rêveries, où les femmes, pourvu qu’elles aient quelque élégance de sentiments ou d’idées, quelque penchant ou quelque prétention poétique, sont si aisément portées à se croire incomprises, à chercher en dehors du cercle étroit de la vie commune une pâture à leurs romanesques songeries, madame de Mortsauf a été et peut être encore une patronne, un type auquel s’attachent les cœurs à la fois irrités et fiers de leurs secrètes blessures, prêts à voir un Félix de Vandenesse dans le premier parleur de poésie qui flattera leur chimère et leur orgueil. Pour ces femmes, dont le nombre est grand et qui voudraient avoir les menues friandises d’un amour illicite sans en connaître les emportements et les orages, M. de Balzac a été, dans le Lys dans la vallée et dans quelques autres parties de ses trop nombreux ouvrages, ce qu’il est pour les jeunes gens ambitieux et sans principes, dans les récits où figurent ses éternels Rastignac, Rubempré, de Marsay, de Manerville, d’Esgrignon : le tentateur, non pas ardent, passionné, dupe de lui-même et s’entraînant dans ses mauvais conseils, mais subtil, dissolvant, insinuant, s’infiltrant goutte à goutte, et grisant de ses perfides arômes ceux qu’il va égarer ou corrompre. Regardez de près madame de Mortsauf ; cette chasteté n’est que grimace ; ce mysticisme prétendu n’est que l’hypocrisie du sensualisme : ces arguties de vertu fixant le non amplius ibis de l’amour, ces accommodements de passion et de conscience, ces transactions toujours renouvelées et toujours défaites, ne sont que des halles sur une pente à pic, où l’auteur, par des prodiges d’équilibre, peut arrêter ses héros, mais d’où on roulerait bien vite au fond du gouffre, si on voulait les imiter. Le Lys dans la vallée marque donc, du côté des nuages et des étoiles, le point extrême de l’immoralité des romans de Balzac, comme d’autres œuvres le marquent du côté de la terre et de la houe. Par bonheur encore, un peu de ridicule se mêle à ces séduisantes peintures. On a vanté le contraste de madame de Mortsauf et de lady Arabelle Dudley, comme résumant deux genres de beautés et de destinées contraires. Voici quelques détails de ces tableaux, dont on ne peut, et pour cause, citer que les traits les plus indifférents : — Madame de Mortsauf : « Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d’une flûte ; il expirait onduleusement à l’oreille, d’où il précipitait l’action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d’oiseau ; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âme dans le monde surhumain. » — Avouons que, depuis le Bourgeois gentilhomme (toujours Molière !) on n’avait pas trouvé d’aussi belles choses dans la prononciation des voyelles et des consonnes. Après des prodigalités de plastique peu compatibles avec ses raffinements de mysticisme, le narrateur ajoute : « Telle est l’imparfaite esquisse promise. Mais la constante émanation de son âme sur les siens, cette essence nourrissante, épandue à flots comme le soleil émet sa lumière ; mais sa nature intime, son attitude aux heures sereines, sa résignation aux heures nuageuses ; tous ces tournoiements de la vie, le caractère se déploie, tiennent comme les effets du ciel à des circonstances inattendues et fugitives qui ne se ressemblent entre elles que par le fond d’ elles se détachent, et dont la peinture sera nécessairement mêlée aux événements de cette histoire. » — Quant à lady Arabelle, son portrait est d’un trop haut ragoût pour qu’une longue citation soit possible. En voici quelques lignes : « Cette belle lady, si svelte, si frêle, cette femme de lait si brisée, si brisable, si douce, d’un front si caressant, couronnée de cheveux de couleur fauve et si fins, cette créature dont l’éclat semble phosphorescent et passager, est une organisation de fer… Son corps ignore la sueur, il aspire le feu dans l’atmosphère, et vit dans l’eau sous peine de ne pas vivre… »« Quelles oppositions avec Clochegourde (le château de madame de Mortsauf) ! L’orient et l’occident, l’une attirant à elle les moindres parcelles humides pour s’en nourrir, l’autre exsudant son âme, enveloppant ses fidèles d’une lumineuse atmosphère : celle-ci, vive et svelte ; celle-là, lente et grasse. » — Presque tout le roman est écrit de ce style. Chose singulière ! M. de Balzac devait, trois ou quatre ans plus tard, se moquer de M. Sainte-Beuve, parodier ses coteaux modérés et ses aspects blondissants ; et la parodie trouverait, dans le Lys dans la vallée, une moisson dix fois plus riche ! On y rencontre, à chaque pas, des douleurs lancinantes, des bâtiments, des mélancolies immarcessibles, des blandices éthérées, d’inépuisables exhalations remuant au fond du cœur les roses en bouton que la pudeur y écrase, de quoi défrayer toute une veine gauloise et bouffonne, si nous savions rire encore, ou du moins rire des choses risibles. Sans trop abuser de ce genre de critique, qui révolterait les mystiques de l’école de madame de Mortsauf, sans évoquer les souvenirs de l’ithos et du pathos s’épanouissant sur les lèvres de Mascarille et de Trissotin, bornons-nous à demander si c’est là la langue de la Princesse de Clèves ou de Manon Lescaut, de Paul et Virginie ou d’Eugène de Rothelin, d’André ou de Colomba, ou plutôt si c’est là la langue française. Et remarquez que nous nous contentons d’indiquer les défauts d’un livre, les infirmités d’un talent : que serait-ce donc s’il fallait accepter ce talent comme un maître et ces livres comme des modèles, si l’on jugeait, par ces échantillons, de la température morale où fleurit cette rhétorique, de la littérature où ces beautés deviennent classiques, des disciples qui les admirent et des admirateurs qui les imitent ?

Le Père Goriot, publié à peu près vers la même époque, fut, pour ainsi dire, l’envers du Lys dans la vallée ; il inaugura, chez M. de Balzac, l’avènement du réalisme, mot qui n’était pas encore inventé quand ce roman fut écrit. Nous devons ajouter que le coup d’essai fut un coup de maître : dans cet ouvrage, que l’on représente comme un des chefs-d’œuvre de l’auteur et du genre, le sentiment paternel, la plus auguste et la plus sainte des affections humaines, l’image terrestre de l’amour de Dieu pour ses créatures, est réduit à l’état bestial. Goriot aime ses filles par une sorte de besoin ou d’instinct animal, où vous chercheriez en vain une lueur de sens moral ou seulement d’intelligence et de raison. Ces filles, qui sont elles-mêmes des montres de dépravation et de vanité stupides, il les marie bêtement à deux hommes affreux, le fameux Nucingen et l’ignoble comte de Restaud. Goriot achève de se ruiner pour subvenir aux fredaines de son Anastasie et de sa Delphine, ou, pour parler sa langue, de Fifine et de Nasie. Il s’éprend d’une telle tendresse pour l’amant de sa Fifine, qu’il se fait son confident, son valet, qu’il aide sa fille de ses deniers et de ses conseils, ù l’effet de louer, de meubler et d’installer l’appartement où elle doit recevoir ledit amant, baron Eugène de Rastignac : toute son ambition, à lui, est de loger dans une soupente, à portée d’Eugène et de Delphine, qu’il appelle ses deux enfants. Tout ce luxe de paternité ne lui rapporte qu’ingratitude : il en souffre, mais comme en souffrirait un chien ou une bête de somme qu’on laisserait dans l’abandon. L’animal descend encore d’un degré et se change en machine ; la machine se détraque, et nous assistons alors à une agonie réaliste, telle que la tragédie, le drame et le roman, dans leurs épilogues les plus pathétiques, ne nous en avaient jamais présenté. L’auteur ne nous fait grâce ni d’une ventouse, ni d’un sinapisme, ni d’aucun des médicaments que l’on peut administrer à un malade. On croirait assister à une visite d’hôpital, à un cours de pathologie ou de clinique. Goriot, grâce à la singularité de sa maladie, devient un sujet précieux, et fournit aux illustres de la Faculté matière à de curieuses expériences : experimentum in anima vili ! Horace Bianchon, — la scie médicale de M. de Balzac, comme Nucingen est la scie industrielle, Bixiou la scie vaudevilliste, et de Marsay la scie fashionable ; — Horace Bianchon ne perd pas une si belle occasion d’éclairer un des points obscurs de la science, et il ne manque plus à Goriot, pour compléter son utilité médicale, que de passer après sa mort sur un amphithéâtre ou dans un bocal. Mais, avant de mourir, il a le temps de discourir pendant vingt pages, en interrompant chacune de ses phrases par des exclamations et des parenthèses navrantes. (Heum ! heum ! — Heum ! aye ! oh ! — Han ! hâan ! hâan !) Ces petits cris, répétés à l’infini, achèvent de donner à l’agonie du père Goriot un air de bestialité tout à fait en harmonie avec l’ensemble de son caractère : toutefois M. de Balzac salue modestement son héros comme le symbole, le type, le martyr, le Christ de la Paternité, des Sublimités de l’amour paternel. C’est, du reste, une de ses méthodes : quand il arrive à une des phases culminantes de ses récits, s’il craint que son lecteur ne remarque pas assez à quel point la scène résume une des faces de la société ou du cœur humain, il s’arrête, et s’écrie avec une complaisance naïve pour son propre ouvrage : « La tragédie antique n’a pas de tableau plus pathétique… » Ou bien : « Vous avez là, dans son expression la plus haute, la Révolte se posant en face de la Loi » ; ou bien encore : « Le drame prend ici des proportions formidables : ce n’était pas moins que la lutte de l’individu contre le Despotisme social !… » Il s’agit souvent d’un galérien en rupture de ban ou d’une fille perdue qui s’amuse aux dépens d’un vieux libertin ; n’importe ! vous voilà averti, par des majuscules, de tout ce que la situation a de solennel, et il y a de bonnes gens qui s’y laissent prendre.

Quand on songe, en effet, que la tendresse et la douleur paternelles de Goriot ont été comparées aux grandes et émouvantes images de la poésie antique ou shakspearienne, aux tragiques figures d’Œdipe et de Priam, d’Agamemnon et du roi Lear ; quand on pense que le Père Goriot passe pour un des plus beaux romans de M. de Balzac, pour un de ses récits les plus saisissants et les plus réels, on fait de douloureuses réflexions sur cet abaissement progressif de l’art descendant des hauteurs de l’idéal dans l’infecte salle à manger de madame Vauquer. Si un judicieux critique a pu marquer cette progression avilissante en s’arrêtant au Triboulet de M. Victor Hugo, quelle différence ! quel nouveau pas dans le mal, de Triboulet à Goriot ! Triboulet est un bouffon, chez qui le sentiment moral se réveille dès que le sentiment paternel est menacé. Ces deux sens n’en font plus qu’un pour souffrir de la même douleur, et c’est un hommage rendu par le poëte à la sainteté du rôle de père, que Triboulet, plongé dans le cynisme et l’opprobre, se purifie et se relève du moment qu’il a sa fille à défendre. Chez Goriot, rien de pareil : ce qui le désole, dans la vie de ses filles, ce n’est pas leur ignominie, mais seulement leur abandon. La paternité, chez lui, est un instinct, si bien dépourvu de toute idée morale, de toute lumière intelligente, que Goriot, pourvu que ses filles vinssent le voir, leur permettrait tous les désordres et probablement tous les crimes. Cette manière de dépouiller l’amour paternel de tout ce qui fait sa dignité et sa grandeur, en lui donnant l’aveuglement brutal d’un appétit ou d’un mécanisme, est caractéristique ; elle ne répond que trop bien à la poétique de l’art moderne, qui évite de moraliser sous prétexte de mieux peindre, et ne croit à rien de ce qui n’est pas lui, pour mieux se suffire à lui-même. Le reste du livre est en harmonie avec le personnage principal. Rastignac, qui fait là ses premières armes, et que nous verrons reparaître dans vingt autres romans, y acquiert les rudiments de la science sociale, en écoutant pérorer Vautrin, ce même Vautrin dont M. de Balzac a tant abusé, dont il a fait le dieu Wishnou de la cour d’assises et du bagne, narguant, en mille incarnations différentes, la société et la police. La prédilection de l’auteur pour Vautrin est évidente. Il s’en faut de bien peu qu’il ne prenne parti pour lui contre les lois et la justice, ou du moins qu’il ne rejette la responsabilité de ses vices et de ses crimes sur cette société qui n’a pas su faire une place à son génie. En voyant ce galérien incompris, si amoureusement choyé par le romancier, on se souvient, malgré soi, que, dans une circonstance mémorable, M. de Balzac, sans doute par zèle réaliste, se passionna pour un vrai Vautrin en chair et en os, et prit la poste pour aller défendre un époux incompris qui avait assassiné sa femme. Était-ce perversité réfléchie ? à Dieu ne plaise ! c’était la gageure étourdie d’un artiste infatué de l’art pour l’art, transportant dans sa sphère les procédés de l’avocat, et croyant qu’un conteur peut plaider, dans la vie réelle, l’innocence d’un criminel, comme il embellit, dans le roman, l’infamie d’une courtisane ou d’un repris de justice. Étrange inconséquence de nos écrivains ! L’année même où parut le Père Goriot, un procès célèbre, dont on a récemment réveillé le souvenir, amena sur le banc de la cour d’assises un accusé spirituel et lettré ; il s’exprimait avec élégance, il faisait des vers, il avait presque du talent : un degré de plus, et on lui aurait trouvé du génie. Les avocats, ne pouvant le justifier, puisqu’il avouait ses crimes, cherchèrent à le grandir ; ils lui laissèrent la parole, et, jusqu’au moment où il fut condamné à mort, ce fut lui qui eut l’air de diriger les débats. La mode s’en mêla ; on fit circuler les vers, on s’arracha les autographes de ce poétique assassin, qui venait de parader et de faire la roue devant le public, en attendant le bourreau. Après avoir été, pendant huit jours, le favori, le lion de la société polie, il devint l’idole des prisons et des bagnes, et, dans le peuple, on crut qu’il ne serait pas exécuté, parce qu’il avait trop d’esprit. Toutes ces folles complaisances du monde des honnêtes gens pour un scélérat beau diseur et versificateur furent signalées avec verve, dans une Revue d’alors, par un écrivain distingué, ami intime de M. de Balzac, et qui s’est fait son légendaire. Mais qu’était-ce donc que Lacenaire, sinon Vautrin passant du domaine de la fiction dans celui de la réalité, et protestant par trois ou quatre assassinats contre les vices de l’organisation sociale ? Et qu’était-ce que cet engouement insensé pour cette poésie et cette élégance trempées dans le sang, sinon l’application mondaine du roman de M. de Balzac, élevant, dans Vautrin, la scélératesse et le meurtre jusqu’aux proportions d’une révolte contre la société ; révolte enjolivée et expliquée par le forçat avec une éloquence et un éclat que Lacenaire eût enviés et que son public eût applaudis ? Car, remarquez-le bien, Vautrin est le personnage le plus intéressant, j’allais dire le plus vertueux du roman. Lorsqu’il est livré à la police, c’est contre ses délateurs qu’éclatent toutes les colères ; des étudiants, des médecins, des professeurs, qui ne paraissent pas trop molestés d’avoir dîné tous les jours, pendant six mois, avec le galérien Jacques Colin, dit Trompe-la-Mort, refusent de rester une minute de plus chez madame Vauquer si elle garde le vieillard et la vieille fille qui l’ont dénoncé. Lorsqu’il joue du Rastignac comme un virtuose jouerait du violon, lorsqu’il raille les derniers scrupules du jeune ambitieux, lui promettant le succès, la richesse, la gloire, moyennant le très léger sacrifice de sa conscience et de son honneur, et lui demandant si l’homme fort (c’est un mot de ce dictionnaire) n’est pas celui qui dompte la société au lieu de lui obéir, on donne raison à Vautrin ; il n’est pas de bachelier ès lettres, nourri, comme il convient, de la lecture de Balzac, et parti d’Angoulême ou de Carcassonne pour faire son droit et sa fortune à Paris, qui ne croie trouver dans la bouche de ce galérien disert le vrai mot de l’énigme sociale, et qui ne s’empresse de chercher, comme Rastignac, des scélérats de génie pour le conseiller et des femmes éhontées pour l’enrichir. Nous ne connaissons pas, dans le répertoire de M. de Balzac, si riche en ce genre, de livre plus attristant, et, disons-le, plus dégradant pour qui le prendrait au sérieux, que le Père Goriot. Il n’en est pas qui laisse plus découragé, plus désarmé contre les vraies luttes de la vie, plus disposé du moins à jeter bas les bonnes armes et à s’emparer des mauvaises. Si nous avons placé ce roman en regard du Lys dans la vallée et si nous nous y sommes arrêté, c’est qu’il existe entre ces deux récits, qui semblent séparés par des mondes, d’intimes affinités. La morale du Père Goriot est que le jeune homme qui veut réussir a une partie à jouer contre la société, et que, s’il la gagne, peu importe que les dés soient pipés ou même ensanglantés, pourvu qu’elle lui rapporte argent, chevaux, voitures, loges aux Italiens, appartements somptueux et fringantes maîtresses. La morale du Lys dans la vallée est que, pour échapper aux ennuis d’une vie monotone et d’un prosaïque ménage sans cesser d’être un ange, un lys, une hermine, une sainte, une femme n’a rien de mieux à faire qu’à recevoir chez elle un joli jeune homme bien amoureux et à le perfectionner dans le mysticisme, en se promenant avec lui le long des charmilles, à la pâle clarté du crépuscule, au milieu des enchantements et des ivresses de la solitude et de la campagne. Des deux parts, c’est le même principe ou plutôt le même déni de principes agissant dans des sphères diverses et sur des natures différentes. Interprété dans le monde et dans la vie réelle, Vautrin est le mysticisme du crime, c’est-à-dire ce côté superbe et fanfaron par où le crime s’efforce de se dérober à sa bassesse pour se parer d’un faux héroïsme et tomber en gladiateur devant un public ému de sa fatale grandeur ; madame de Mortsauf est le mysticisme du vice, c’est-à-dire le côté sentimental, subtil et raffiné par où le vice tend à s’élever au-dessus de son opprobre, à poursuivre au-delà de la vertu un idéal qui le glorifie sans l’astreindre et lui permette de dépasser le devoir sans le forcer à l’observer. Tous deux personnifient, en littérature et ailleurs, une des doctrines de l’époque, qui divinise en Balzac ses propres tendances : le culte du superflu et le mépris du nécessaire ; l’envie d’être un héros et une héroïne pour se dispenser d’être simplement un honnête homme et une honnête femme. Proposez l’un pour exemple aux jeunes gens, l’autre pour modèle aux jeunes mères, et demandez-vous ce que pourrait être, dans un temps donné, une société où la génération active serait formée par les disciples de Vautrin et préparée par les émules de madame de Mortsauf !

L’auteur du Lys dans la vallée et du Père Goriot était destiné, on le sait, à se surpasser lui-même dans la Cousine Bette et le Cousin Pons, ou, en d’autres termes, dans les Parents pauvres. C’est là du moins qu’il a donné toute sa mesure, au dire de ses admirateurs, de ceux qui s’irritent des hommages rendus à Eugénie Grandet, comme d’une insulte au vrai Balzac, au Balzac de la seconde ou de la troisième manière. En effet, il nous semble difficile, en fait de réalisme, qu’il y ait quelque chose au-delà des Parents pauvres ; et, par une coïncidence significative, il s’est trouvé que ces deux romans, publiés en 1847, ont été le dernier ouvrage complet de l’auteur, et le dernier succès du roman-feuilleton, que la Révolution de février, en fille aussi ingrate que celles de Goriot, allait mettre au pain et à l’eau. Nous ne dirons rien ou presque rien de la Cousine Bette, et de madame Marneffe, l’infâme héroïne de ce livre. Si la critique perd ses droits là où il n’y a rien, elle les perd aussi là où il y a trop, là où elle ne pourrait s’aventurer sans se salir, et balayer les immondices sans attraper les éclaboussures. Tout, dans ce roman, paraît combine pour montrer le maximum de turpitude que peuvent contenir la société et la nature humaine, et l’on en jugera si j’ajoute que la vertu y est représentée par une femme de cinquante ans, que courtise un chef de bataillon de la garde nationale, et qui, sous le titre de courtisane sublime, va s’offrir à lui pour une somme de deux cent mille francs. Pour pouvoir étudier et analyser de sang-froid la Cousine Bette, ce n’est pas une lorgnette et une écritoire qu’il faudrait, mais un masque de verre et un flacon. Sans doute il serait injuste de ne pas reconnaître dans ce roman un talent énorme, désolant, effrayant ; mais il y a du talent aussi, et beaucoup, dans certaines œuvres de Voltaire et de Diderot qu’on ne nomme pas entre honnêtes gens. La Cousine Bette, librement et triomphalement publiée dans un grand journal politique, admirée par les amateurs comme un magnifique objet d’art, est justement un de ces ouvrages qui font regretter les livres officiellement mauvais, l’époque où on ne pouvait s’empoisonner qu’à bon escient, et où une ligne bien nette, bien tranchée, séparait ce qu’on peut lire sans scrupule de ce qu’on ne saurait lire sans honte. Ce pêle-mêle, auquel contribuèrent et les cabinets de lecture succédant aux librairies et l’association du journal avec le roman, a été pour beaucoup dans l’influence et le rôle de M. de Balzac, que ses incontestables qualités d’artiste et ses airs de grand seigneur littéraire ont fait accepter parfois par la bonne compagnie, sans qu’on se demandât assez sévèrement pourquoi, en se permettant celui-là, on croyait devoir s’en interdire d’autres. Peut-être nous accusera-t-on d’une exagération de critique ; mais ce roman de la Cousine Bette, marquant l’apogée et comme le testament de M. de Balzac, signalant, par un excès qui ne pouvait avoir de lendemain, le dernier effort d’un talent, d’une manière, d’une littérature, et accueilli sans effroi ni dégoût par une société qui allait être réveillée en sursaut au milieu de sa sécurité trompeuse, ce roman acquiert à nos yeux la valeur d’un renseignement historique. On a souvent parlé des épisodes sinistres, catastrophes ou crimes, assassinats ou suicides, qui sillonnèrent comme des éclairs cette dernière année de la monarchie, et servirent d’avant-coureurs au triomphe révolutionnaire. Pour nous, qui préférerons toujours l’idée au fait et le sens moral des événements à leur jeu extérieur, aucun indice, aucun présage ne nous semble plus décisif que celui-ci : un écrivain célèbre, parvenu à la maturité du talent, descendant d’un pas de plus dans l’égout des civilisations corrompues, et en rapportant la Cousine Bette ; une société souffrant qu’on l’outrage pourvu qu’on l’amuse, et consentant à se reconnaître dans un tableau qui, s’il était vrai, n’admettrait, comme dénoûment et expiation possibles, qu’une invasion de sauvages ou de barbares, purifiant par le fer et le feu cet amas de pourriture.

Le Cousin Pons, beaucoup plus ennuyeux, donne lieu à des réflexions d’un genre analogue. Assurément, si l’on vous disait : Voici un roman dont le sujet peut honnêtement s’expliquer en quelques lignes. Un vieux musicien, modeste et pieux, est le parent pauvre d’une orgueilleuse famille bourgeoise, où on le reçoit assez mal, et où il joue le triste rôle de parasite. Il est pauvre, en effet ; mais, depuis cinquante ans, il a collectionné avec tant de patience et de goût des tableaux et des objets curieux, que son cabinet, son musée, a acquis un prix énorme. Quelques indiscrétions en trahissent la valeur réelle, et dès lors il s’établit autour de ce vieillard, négligé et rebuté naguère, une de ces chasses à l’héritage où se mêlent, se battent et se culbutent amis, parents, subalternes et serviteurs ; — si l’on vous disait cela, vous penseriez que, pour cette fois, une imagination, si malpropre qu’elle soit, n’a rien à salir dans une trame aussi unie, et que vous allez assister à un petit drame d’intérieur décrit à la loupe avec une netteté flamande. Eh bien, avec ces éléments si simples, l’auteur du Cousin Pons a trouvé moyen de promener son réalisme sur les images les plus dégoûtantes. Il a donné pour servante au vieux musicien la portière de sa maison, une madame Cibot, ancienne belle écaillère, âgée de quarante-huit ans, obligée de se faire la barbe et affectée d’un féroce embonpoint, ce qui ne l’empêche pas d’enflammer un Auvergnat, nommé Rémonencq, séduit à la fois par ses moustaches et les richesses du musée Pons. Cette madame Cibot est à noter, car elle rappelle encore une des manies et un des chagrins de M. de Balzac : les lauriers de M. Eugène Sue l’empêchaient de dormir, et ce fut un des châtiments de ce fantasque corrupteur, qu’un talent très inférieur au sien obtint des succès beaucoup plus retentissants. De là une noble émulation entre les deux athlètes du roman. M. Sue avait réussi avec la Goualeuse ; M. de Balzac inventa la Rabouilleuse, et n’eut pas même le plaisir de balancer la vogue de sa rivale. Madame Pipelet avait eu les honneurs d’une popularité proverbiale ; M. de Balzac créa madame Cibot, afin de montrer ce que pouvait être ce personnage de la portière parisienne entre les mains d’un vrai réaliste ; et le public, qui s’était amusé de madame Pipelet, laissa passer madame Cibot sans la regarder. Donc madame Cibot, décidée à tout pour avoir des rentes, va consulter un homme de loi, nommé Fraisier. Ici nous avons eu besoin de relire le texte pour nous assurer que nos souvenirs ne nous trompaient pas. Fraisier, espèce d’avoué marron, chassé de Mantes pour escroquerie et inconduite, n’est pas seulement un homme taré et véreux au moral : il a une maladie de peau dont il ne pourra guérir s’il ne parvient à transpirer ; « et, nous dit l’auteur quelques pages plus loin, Fraisier, en passant dans le petit salon où l’attendait madame la présidente (la cousine riche du pauvre Pons), eut ce qu’aucun sudorifique, quelque puissant qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et bouchée par d’affreuses maladies ; il se sentit une légère sueur dans le dos et au front : “Je suis guéri”, se dit-il ». — Pardon, une dernière fois, pardon de vous laisser entrevoir un coin de ces ordures ! Mais, si nous n’espérons pas convertir un seul des adorateurs attitrés de M. de Balzac, nous voulons au moins que les gens à demi fascinés par les bizarres prestiges de cette renommée ne puissent plus alléguer cause d’ignorance ; nous voulons qu’on sache ce que touche et ce que montre, de quoi vit et se nourrit cet art nouveau, cet art superbe, si dédaigneux de nos vieilleries, si fier d’être débarrassé de toute entrave religieuse et morale, et prêt à nous accuser de je ne sais quelles pruderies aristocratiques si nous nous sentons le cœur soulevé par toutes ces vilenies. Il est facile de comprendre quel genre de drame peut s’agiter autour du lit de mort du vieux Pons, entre cette grosse portière, cet immonde Fraisier, et cet affreux Auvergnat, qui, par amour pour la Cibot, fait avaler à son mari du vert-de-gris à petites doses. Pour rasséréner le lecteur effrayé de ce bric-à-brac de laideurs morales, M. de Balzac a placé en présence de ces hideux personnages un candide musicien allemand, ami de Pons, le sieur Schmucke, qui est presque toujours en scène et qui parle constamment la langue Nucingen : « Che ne feux pas audre chosse !… Che n’ai dessoin que t’eine habilement t’ifer et ine d’édée… Ze n’esd pas dud ! che feux cine zôme ! gondand !… » Et ainsi de suite ! Les discours de ce brave Schmucke, orthographiés patiemment d’après la prononciation tudesque, occupent au moins le quart du volume, et finissent par produire l’effet d’une charade allemande ou d’un rébus indéfiniment prolongé. Quelle noble et saine occupation pour l’esprit et pour le cœur que ce mélange de charabias et d’infamies ! — « Ôtez-moi tous ces magots ! » disait Louis XIV à propos des tableaux de Téniers. On a reproché au grand roi ces paroles, qui pourtant s’accordent bien avec la beauté et la majesté des œuvres accomplies sous son règne. On a demandé en ricanant s’il préférait au réalisme des Flamands la pompe flamboyante et théâtrale de Lebrun ou l’élégance mignarde de Mignard. Hélas ! ce goût pour le beau, pour la représentation des grands côtés de la nature humaine, peut parfois amener quelque confusion dans l’art, y faire passer çà et là l’emphase et la fausse grandeur avant la vérité ; mais, en somme, il explique comment un siècle, un pays, un souverain, se maintiennent à ces hauteurs où respirent à l’aise l’héroïsme et le génie, et lèguent au monde les noms de Corneille et de Bossuet, de Racine et de Molière, de Condé et de Turenne. Téniers, d’ailleurs, n’est que trivial et populaire ; il n’a rien qui salisse l’imagination ; il nous peint des paysans avinés et des paysannes montrant leurs jarretières : il ne les roule pas dans la fange et le fumier. Être à la fois dégoûtant et dangereux, parler aux sens et révolter les sens, voilà un des traits distinctifs de l’école qui salue le Cousin Pons et le Père Goriot comme ses chefs-d’œuvre et ses modèles. Ne nous lassons pas de le répéter : ce n’est pas impunément que l’on abaisse le niveau moral de la littérature. En vain dira-t-on que le bien n’est pas le beau, que la vertu n’est pas le génie, que l’art peut faire des prodiges de puissance et de vérité en décrivant le laid et l’ignoble, et que notre manie d’élégance et de noblesse n’est que le souvenir obstiné d’un régime disparu. Erreur ! tout se tient, tout est solidaire dans l’imagination d’un peuple comme dans celle de ses écrivains et de ses artistes. La description complaisante du laid se lie à l’apologie du mal ; l’apologie du mal, dans le monde de la pensée, est suivie de près par ses conquêtes dans le monde réel ; la dégradation des talents amène la dépravation des caractères, et tel symptôme douloureusement constaté par les moralistes se retrouve en germe dans tel succès ou tel ouvrage tristement signalé par les critiques.

Ainsi le Lys dans la vallée, le Père Goriot, la Cousine Bette, le Cousin Pons, nous livrent M. de Balzac tout entier, autant du moins que l’on peut saisir un génie si complexe et si accidenté d’après quatre de ses plus célèbres ouvrages. Le suivrons-nous ailleurs ? Il faudrait des volumes, et nous n’avons que des pages. Ce que nous nous sommes proposé ici, c’est moins l’étude complète et détaillée d’un monument qui lasserait l’attention la plus patiente avant qu’on en eût parcouru tous les coins et recoins, toutes les trappes et chausse-trappes, que l’indication rapide de tout ce qu’implique de mauvais et de vicieux, dans les mœurs d’une littérature, l’apothéose posthume de ce talent et de ces livres. Et cependant, même au point de vue purement littéraire, que de preuves à recueillir, que de réserves à faire, que de lacunes à montrer, que de choses fausses, agaçantes, obscures, fastidieuses, inintelligibles, avortées ! À cet homme, qui passe pour un grand inventeur, il a manqué une des qualités d’invention le plus essentielles, celle qui consiste à trouver, pour nouer et dénouer un récit, ces moyens à la fois vraisemblables et imprévus qui ressortent naturellement du choc des événements et des caractères. À ce génie toujours en éveil, qui connaissait par leur nom tous ses personnages, et dont l’œil d’aigle embrassait tout le vaste échiquier de ses romans comme le regard de Napoléon mesurait tout son champ de bataille, il a manqué une qualité indispensable de composition, celle qui assigne à chaque partie d’un livre sa valeur et sa proportion relatives. À cette tête millionnaire, où fourmillaient les trésors des Mille et une Nuits monnayés à l’usage de la comédie humaine du dix-neuvième siècle, il a manqué une qualité de quelque importance, sans laquelle toute fécondité est stérile : la variété. Presque toujours, chez M. de Balzac, le nœud et le dénoûment du drame sont empruntés, non pas à cet ordre de sentiments et de faits qui forme le vrai domaine du romancier et où il est sûr de se rencontrer avec l’émotion ou la curiosité de son lecteur, mais à une physiologie, à une pathologie médicale, obscure, indécente ou absurde. Il est bien rare que, dans ses ouvrages, la fin réponde au milieu, et les derniers chapitres aux premières pages. Enfin, grâce à l’uniformité de certains procédés, à la répétition des mêmes noms et des mêmes personnages, presque tous ses romans ont un air de ressemblance.

Citons rapidement quelques exemples. Dans Ursule Mirouët, un des meilleurs récits de l’auteur, tout le commencement est excellent. Un vieux médecin matérialiste, converti par les grâces, la douceur et la piété de sa jeune pupille, quel thème délicieux pour un peintre sincère des délicatesses du monde intérieur et des mouvements mystérieux de l’âme ! Mais M. de Balzac, entraîné par sa haine contre les moyens simples, — autre indice de stérilité, — emploie, pour achever de convertir le docteur Mirouët à la religion catholique, quoi ? des consultations magnétiques ! Et il écrit cette phrase incroyable : « Le magnétisme, la science favorite de Jésus-Christ et l’une des puissances divines remises aux apôtres », etc… — Sans même sortir de la littérature, ce sont là de ces énormités qui suffisent à gâter un livre, non seulement pour le lecteur chrétien, mais pour le lecteur sensé. Dans la Fleur des pois, qui s’est appelée plus tard le Contrat de mariage, la physionomie des deux notaires, maître Mathias et maître Solonet, est parfaite ; rien de mieux posé que la scène où Mathias, le notaire de l’ancien temps, dispute à l’élégant Solonet, le notaire moderne, la fortune de son client, Paul de Manerville. Tournez la page : ce petit drame, si bien noué, se dénoue par une de ces ténébreuses et immorales conventions d’alcôve conjugale, également révoltantes pour l’honnêteté et pour le goût. Le Colonel Chabert, qui s’intitule aujourd’hui la Femme à deux maris, — ces changements perpétuels de titres et de cadres ne prouvent-ils pas à quel point l’auteur était peu sûr de ses sujets et de sa manière ? — le Colonel Chabert nous montre, au début, une étude d’avoué peinte de main de maître ; l’entrée de ce vieux débris de la grande armée, sa conversation avec l’avoué Derville, sont saisissantes ; mais, dès que le colonel se retrouve avec sa veuve, remariée à un grand personnage de la Restauration, nous retombons dans les confidences d’oreiller, et le conte devient insupportable. Dans les Illusions perdues, les cinquante dernières pages sont admirables. L’enlèvement de Lucien de Rubempré par madame de Bargeton, leurs premières impressions à Paris, le désenchantement rapide qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, tout cela, sauf l’incorrigible abus des de Marsay, des Montriveau et des Vandenesse, forme un tableau achevé. Par malheur, pour arriver là, il faut subir trois cents pages illisibles, la société de province travestie en d’ignobles caricatures. La Vieille Fille a un chapitre charmant, c’est celui où mademoiselle Cormon attend M. de Troisville, qu’elle croit célibataire ; le reste est infect, et l’amour de l’adolescent Athanase pour mademoiselle Cormon, la peinture de cette grosse vieille fille de quarante-huit ans, tourmentée par les humeurs âcres du célibat, et courtisée par deux vieux libertins, rentrent dans ce que je ne crains pas d’appeler l’auge à Balzac. Modeste Mignon, sauf la dédicace, commence à merveille ; je ne puis résister à l’envie de citer ces lignes dédicatoires, car enfin Buffon n’a pas tort, le style, c’est l’homme :

« À une étrangère. — Fille d’une terre esclave, ange par l’amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l’expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géant par l’espérance, mère par la douleur et poëte par tes rêves, à toi cet ouvrage, où ton amour et ta fantaisie, ta foi, ton expérience, ta douleur, ton espoir et tes rêves, sont comme les chaînes qui soutiennent une trame moins brillante que la poésie gardée dans ton âme, et dont l’expression, quand elle anime ta physionomie, est, pour qui t’admire, ce que sont pour les savants les caractères d’un langage perdu. »

Je ne change pas une syllabe, et je laisse à mes lecteurs le soin de calculer tout ce qu’un pareil galimatias suppose de désordre dans une case quelconque du cerveau. Quoi qu’il en soit, tout le prologue de Modeste Mignon est plein de cette anxiété vague, de cet intérêt inquiétant, qui répond parfaitement à la poétique du genre. Mais M. de Balzac ne tarde pas à enfourcher un de ses dadas les plus têtus, le dada des duchesses, et le voilà conduisant ses personnages à une chasse royale, où des noms augustes deux fois consacrés par l’exil et par la mort, sont entremêlés aux équipées de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse, et de la duchesse de Chaulieu, aristocratique beauté de cinquante-six ans, dont l’auteur a fait la rivale de Modeste Mignon. Dans Splendeurs et Misères des courtisanes, la lutte entre l’agent de police Peyrade et l’abbé Herréra (Vautrin, Jacques Colin, Trompe-la-Mort, toujours le même héros) émeut et amuse comme un mélodrame bien corsé. Mais cet épisode n’a aucun rapport avec le titre, qui tient dix fois plus que ce qu’il promet : c’est hideux, et, lorsqu’au dénoûment on voit la magistrature française, que dis-je ? le clergé et la grande aumônerie (encore un des tics de M. de Balzac !) compromis dans une intrigue de forçats et de filles perdues, lorsqu’on voit les inévitables patriciennes, les dames de Maufrigneuse et de Sérizy, accourir dans le préau et la geôle pour sauver de l’échafaud ou du suicide un escroc mené en laisse par un scélérat, on ne sait si l’on doit maudire ou plaindre l’aveuglement d’une société qui répond à de tels outrages par des applaudissements et des couronnes.

Sortons de ces détails, qui restent nécessairement trop incomplets, et qui éparpilleraient notre critique. Deux ou trois vues générales s’accorderont mieux avec l’ensemble de cette étude littéraire. On ne saurait quitter M. de Balzac sans rappeler ce qui le distingue entre tous les romanciers féconds, sa persistance à ramener, d’un roman à l’autre, les mêmes acteurs, à remplir chacun de ses récits d’allusions innombrables aux récits qui précèdent ou qui suivent, à forcer ses lecteurs de s’en souvenir pour comprendre ce qu’il leur raconte, à se créer enfin, pour et par son bon plaisir, un monde à lui, qui n’est ni idéal ni réel, monde interlope entre la fiction et la réalité, où l’histoire de la veille se continue dans celle du lendemain, où la nouvelle d’aujourd’hui explique celle d’hier. Ce trait seul suffirait pour nous indiquer ce qu’il faut penser de la fécondité, de la vérité et de la variété de M. de Balzac. Évidemment, s’il avait été, comme on le dit, l’inépuisable créateur de drames, de personnages et de caractères, il n’aurait pas eu besoin de reproduire sans cesse les mêmes rôles s’agitant sur les mêmes planches. S’il eût été sûr d’être dans le vrai, il n’aurait pas, pour faire croire aux sentiments et aux actions de ses héros, instinctivement senti la nécessité de les faire vivre entre eux, de les rendre vraisemblables les uns par les autres, de les entourer d’une atmosphère toute spéciale, propice à une végétation artificielle, meurtrière pour une vie véritable. S’il eût eu le goût et le génie de la variété, il eût compris le fond de monotonie qu’il infligeait à ses romans par le retour continuel de noms cent fois redits et de figures cent fois exhibées. Considérée en elle-même, cette méthode, ou plutôt cette manie, est déplorable. L’art, la poésie, le roman, ne peuvent émouvoir et plaire qu’à la condition d’exprimer d’une façon exquise un moment, une attitude, une phase rapide de la figure ou de l’âme, du sentiment ou de la pensée. Il en est de leurs créations enchanteresses comme de ces beaux jours, de ces fugitives ivresses que l’on entrevoit dans le lumineux lointain du passé, et qui perdraient toute leur douceur et tout leur charme si l’on essayait de ressaisir ce qui nous les a donnés. Ces touchantes aventures qui ont compté, comme Clarisse pour madame de Staël, parmi les événements de notre jeunesse, ces idéales images qui nous sont vaguement apparues, un matin, sous les voiles radieux du roman ou de l’élégie, qu’on s’obstine à nous les montrer plus tard, dans de nouveaux cadres, dans des situations nouvelles, en précisant le trait, en allongeant l’histoire, en dissipant la brume et le mystère, le charme est rompu ; ce qui nous avait ravis nous laisse insensibles, et l’on nous gâte l’émotion restée au fond de nos cœurs, comme on gâte une liqueur précieuse conservée au fond d’un vase en y versant du vin frelaté. C’est pour cela que les Suites n’ont jamais réussi au théâtre ; malgré le prodigieux talent de Beaumarchais, le Mariage de Figaro nous a toujours paru d’une mortelle tristesse, et la Mère coupable est lugubre. C’est aussi cette faute qu’ont commise nos illustres, lorsqu’ils nous ont répété et expliqué dans les Mémoires de leur âge mûr ce qu’ils nous avaient si bien dit dans leur jeunesse. Chateaubriand nous a gâté Amélie, et Lamartine Elvire. Cette faute, M. de Balzac l’a commise sous toutes les formes, avec toutes les circonstances aggravantes, et sur des personnages qui ne valent ni Elvire ni Amélie. Grâce à ces éditions multipliées des mêmes figures, celles qui nous avaient plu d’abord nous paraissent fastidieuses, et celles qui nous avaient déplu nous deviennent intolérables.

Un autre défaut capital, qui déroute et impatiente à tous moments le lecteur de M. de Balzac, c’est cet absurde mélange, dans une société toute contemporaine, de l’élément fictif avec l’élément réel. Il cumule ainsi tous les inconvénients du roman historique, sans un seul de ses avantages. La première condition du roman historique, c’est le lointain ; c’est que les événements ou les acteurs fournis par l’histoire et servant de trame solide à une broderie romanesque soient séparés de nous par un intervalle assez grand pour que la fiction et la réalité puissent se fondre, pour que le roman soit le complément, et non pas le démenti de l’histoire. À coup sûr, la Révolution française, la Vendée, les scènes de régicide et de terreur, les grandes guerres de l’Empire, pourraient être d’admirables cadres de romans ; et cependant l’on hésite ; il semble qu’on en soit trop près pour avoir le droit d’y rien changer ou d’y rien mêler, que des traditions toutes récentes, des souvenirs tout frémissants, dénonceront le point de soudure entre le fait dont on s’empare et celui qu’on va y ajouter : et lorsque, irrésistiblement entraîné par la pathétique grandeur de ces épisodes, on tente l’aventure, on reconnaît vite qu’on s’est trompé, que le vrai et l’imaginé tranchent trop crûment l’un sur l’autre, qu’hommes et choses ne peuvent acquérir que par la fuite des années et des siècles ces proportions flottantes, ces idéales perspectives, nécessaires à l’alliance du roman et de l’histoire. Que dirons-nous donc de M. de Balzac, qui, en pleine Restauration ou sous le gouvernement de Juillet, place des personnages chimériques et impossibles dans des situations et sous des étiquettes qui nous rappellent immédiatement des visages connus et des noms propres ? Lorsqu’il nous représente, par exemple, son de Marsay poussé aux affaires et devenant ministre à la suite de la Révolution de 1850, nous savons très bien qu’aucun des ministres d’alors ne ressembla, même de loin, à ce dandy aux mains de femme, chantant comme Rubini. Lorsqu’il nous parle d’un baron de Canalis, grand poëte de la Restauration, nous ne pouvons ignorer que ce Canalis, qui n’est ni Lamartine ni Victor Hugo, n’a pas existé. Ce ne sont là, après tout, que des peccadilles, les abus d’un mauvais système ; mais on éprouve une impression plus pénible et plus irritante, lorsque ces femmes, dont l’invention et le monopole appartiennent, Dieu merci ! à M. de Balzac, ces patriciennes apocryphes, toujours prêtes à jeter leur couronne ducale aux orties de la bohème, sont placées par le romancier à la cour de Louis XVIII ou de Charles X, en présence des princes et des princesses de la maison de Bourbon, et lorsque cette histoire d’hier, dont quelques acteurs vivent encore, nous est offerte comme étroitement liée aux prouesses galantes de ces dames. On hausse les épaules quand on voit l’auteur de la Physiologie du mariage se poser tout à coup en professeur de politique transcendante, traiter les chancelleries et les ministères comme s’il s’agissait du boudoir d’Esther Gobseck ou de la pension bourgeoise de madame Vauquer, et discuter gravement les influences de la Congrégation ou du Centre gauche, de l’extrême Droite ou de la grande Aumônerie, entre l’exhibition d’une courtisane et l’arrestation d’un galérien. La grande Aumônerie surtout revient, à chaque instant, dans les romans de M. de Balzac : elle protège Lucien de Rubempré ; elle dirige Canalis ; elle marie celle-ci, elle destitue celui-là ; elle mêle le parfum de ses grâces épiscopales au musc et au patchouli des duchesses. Où donc M. de Balzac l’avait-il connue ? Avaient-ils gardé les Vautrin ensemble ?

Tout cela, ce n’est encore que critique littéraire, question de goût et de convenance : avant de terminer cette étude si incomplète, nous voudrions la rattacher à une idée plus sérieuse, à celle qui nous a poussé vers ce travail difficile et périlleux. Nous ne l’aurions pas entrepris s’il ne s’était agi que de dénoncer tel ou tel livre de M. de Balzac ou même de discuter son plus ou moins de talent ; car nous n’aimons pas à remuer la cendre de ceux qui ne sont plus, et à ramener les vivacités de la polémique sur un terrain que la mort semble protéger et consacrer. Mais, en dehors de ce talent et de ces livres, il y a la trace que M. de Balzac a laissée parmi nous ; il y a la direction funeste qu’il a imprimée à une partie de la littérature contemporaine ; il y a l’ensemble de sentiments mauvais, de goûts dépravés, de penchants matériels et corrupteurs, cachés sous l’admiration qu’il inspire, et contenus en germe dans sa succession. C’est là ce qui nous a frappé, et ce qu’il nous a paru utile de signaler, non seulement à nos amis, mais à des hommes séparés de nous par des abîmes, et qui n’ont pas l’air de s’apercevoir de l’injurieux démenti infligé par ce fétichisme à leurs plus chères croyances. Quoi ! ces hommes se vantent de posséder la religion de l’avenir, les problèmes et les espérances de la perfectibilité humaine ; au milieu des ruines de tant d’illusions et d’enthousiasmes, dans un monde rapetissé et endurci par la soif du lucre et les intérêts positifs, ils prétendent conserver encore une foi politique et sociale ; ils forment une petite Église, hélas ! bien dépeuplée, d’adorateurs fidèles à l’idée, à la liberté, au progrès : et ces paladins de la révolution chevaleresque, de la démagogie sentimentale, prennent pour type, pour modèle, pour idole, qui ? un écrivain qu’on ne peut lire et savoir par cœur sans désespérer de l’humanité comme d’une agonisante qu’il faut laisser mourir dans sa pourriture ou jeter par pitié dans la fosse commune ; un observateur si profond, si infaillible, si impitoyable, qu’après l’avoir lu on ne peut plus croire à d’autre morale qu’à celle du succès, à d’autre autorité qu’à celle de la force ; un logicien si inflexible et si absolu, que, si l’on admet les créations de sa pensée à faire loi dans le monde réel et à passer dans la vie publique, la société n’a plus d’autre alternative qu’un chaos avec des galériens pour rois et des courtisanes pour reines, ou un despotisme féroce, représenté au sommet par le préfet de police et à la base par l’argousin ; un fantaisiste si puissant et si hardi, qu’avec lui le vice, la vertu, le crime, le bien, le mal, le devoir, le pain quotidien de la conscience, perdent leur signification reconnue, se déplacent d’un extrême à l’autre, et échangent complaisamment leurs grandeurs et leurs ignominies ; un peintre si exact et si alléchant du bric-à-brac de la corruption mondaine, que ses lecteurs et ses néophytes, affriandés par ses peintures, ne peuvent plus rêver que jouissances sensuelles, merveilles du luxe, beautés de la matière et de la forme, et abandonner aux imbéciles le brouet noir des dévouements obscurs et des convictions austères ! Ainsi l’opinion qui, pour être, sinon raisonnable, au moins possible, aurait le plus besoin de s’appuyer sur des âmes fortement trempées, sur un régime sobre et sain, sur une société préparée au bonheur et à la liberté de tous par l’abnégation et la vertu de chacun, prend pour patron le romancier du dandysme blasé, du scepticisme voluptueux, du sybaritisme sophistiqué ou libertin, du matérialisme déguisé ou brutal, de l’athéisme enfin, dernier mot, plus ou moins déguisé, de cette Comédie humaine : l’athéisme, cet allié naturel de l’immobilisme et de la tyrannie ; car, dans un monde sans Dieu, il ne peut y avoir que des hommes sans foi, et des hommes sans foi ne peuvent être gouvernés que par une loi sans âme et sans frein. Contradiction inouïe ! il vous faudrait, pour légitimer vos utopies, des Cincinnatus, des Washington, des Franklin, des modèles de simplicité primitive, d’austérité républicaine ; et vous leur donnez, pour leur apprendre à lire, un professeur d’absolutisme !

Absolutisme ! ce mot nous rappelle un des titres de M. de Balzac, un reproche souvent adressé à des partis que l’on accusa, que l’on accuse encore d’avoir paru se soucier médiocrement du concours de cette plume prodigieuse. Ces partis ne sont pas les nôtres. Dieu merci ! absolutisme et christianisme ne furent jamais synonymes ; la foi religieuse est, dans le bon sens du mot, beaucoup plus libérale qu’on ne le pense, et surtout que ne le disent les gens intéressés à perpétuer les malentendus. Nous n’avons donc à assumer ou à décliner, dans les prétendues opinions de M. de Balzac, aucune sorte de responsabilité. Mais, en supposant que ceux qu’on appelait, à cette époque déjà éloignée, les partisans du droit divin, les défenseurs du trône et de l’autel, n’aient pas été bien empressés d’accepter M. de Balzac pour auxiliaire, où serait le mal ? Faudrait-il voir là une preuve d’inintelligence ou d’ingratitude ? Ils se seraient, au contraire, montrés plus conséquents, plus préoccupés de la dignité et de l’unité de leurs principes, que ne le sont aujourd’hui les doctrinaires et les raffinés de la démocratie, saluant M. de Balzac comme leur prophète et leur apôtre. Il ne peut y avoir, en effet, ni religion vraie ni politique stable sans autorité morale, et ce n’est pas cette autorité que proclame le célèbre écrivain ; c’est une main de fer telle qu’il la faut pour dompter une société matérialiste ; c’est une puissance implacable, à qui peu importe de persuader ou d’éclairer les âmes, pourvu qu’elle maîtrise les volontés et les corps. Sensualisme, matérialisme, fatalisme, despotisme, tout cela se tient et s’enchaîne : maintenant, que cette puissance, cette ultima ratio, apparaisse avec un caractère théocratique ou monarchique : qu’elle s’affuble même d’une robe de cardinal ou d’inquisiteur : on pourra, pour être fidèle à un système ou mieux s’obstiner dans un paradoxe, la glorifier encore sous cet habit et sous cette forme : ce que l’esprit chrétien aura à y gagner, je le cherche vainement. Or voilà comment M. de Balzac a compris et professé l’absolutisme. Prenant, par je ne sais quel caprice aristocratique, le contre-pied des doctrines de M. Eugène Sue, mais, comme lui, s’adressant à un monde qu’il dépouillait de toute loi morale et de toute croyance, il a été absolutiste, comme M. Sue est socialiste et démagogue. Il a pris pour idéal Richelieu ou Ximénès, comme M. Sue Robespierre ou Babeuf. Au fond, les distances sont moindres qu’elles ne le paraissent, et ce n’est pas la première fois que ces deux principes, d’apparence si contraire, se seraient combinés pour tromper et opprimer les hommes. Chaque parti d’ailleurs entend son honneur à sa manière, et l’on ne doit pas blâmer ceux qui regardent certaines alliances comme plus compromettantes et plus onéreuses que certaines inimitiés. On a pu être arriéré en politique, confondre mal à propos la défense du trône avec celle de l’autel, rêver même follement le retour de choses à jamais disparues, et ne pas être très flatté de l’idée de les voir revenir en compagnie de la Rabouilleuse, d’Esther Gobseck, de Jacques Collin, de madame Marneffe et de Joséfa. En outre, est-il bien sage de trop se fier à ces preux d’un autre âge, à ces disciples avérés des Soirées de Saint-Pétersbourg, qui d’une main saluent la croix et l’oriflamme, et de l’autre écrivent des romans licencieux ? Comme les partis savent lire, il arrive un moment où l’on exhume ces péchés romanesques et littéraires, et il est fort peu agréable alors de s’entendre dire que de telles rigueurs d’absolutisme peuvent s’allier à de telles licences de plume, qu’on peut à la fois penser comme M. de Maistre et écrire comme M. de Laclos.

Les partis se transforment ou se morcellent ; le temps crée, à chaque génération nouvelle, de nouveaux aspects qui s’éloignent et disparaissent à leur tour : les opinions des hommes subissent les conditions de l’inconstance et de la mobilité humaines. Mais il existe dans le monde une force, une grâce, une influence, toujours présente, toujours vivante ; une puissance anonyme et charmante qui résiste à nos variations sociales. Celle-là, je voudrais la prémunir à la fois contre un danger et contre une insulte : les femmes, assure-t-on, forment le public le plus sympathique, le plus dévoué à M. de Balzac ; c’est à elles qu’il doit la meilleure partie de sa gloire : — « La femme appartient à M. de Balzac », a dit un critique célèbre, et on le répète après lui. Non, je ne puis pas, je ne veux pas le croire ; le rouge monterait au visage des lecteurs les plus enthousiastes de Balzac si on leur disait que leur mère eu leur femme, leur fille ou leur sœur, ressemblent à ses héroïnes : ces femmes et ces mères, ces sœurs et ces filles, auraient-elles donc moins de scrupules et de pudeur ? Phryné ou Aspasie sous la menteuse étiquette et le faux blason de la grande dame, le bienfait de la réhabilitation évangélique perdu de nouveau pour la femme et s’engouffrant dans la lange du sensualisme, voilà le type de M. de Balzac, voilà, en cent éditions différentes, la figure qu’il offre à l’admiration et à l’émulation de ses lectrices. Est-ce là ce qu’elles veulent ou ce qu’elles regrettent ? Est-ce par ce retour au paganisme qui les faisait esclaves, est-ce par cet oubli de leur mission divine, qu’elles se feront honorer, obéir, aimer ? Je comprends qu’on ait pu dire qu’elles préféraient un détracteur passionné et fanatique comme Rousseau à un panégyriste glacial comme Thomas : et encore ! mais Balzac n’est ni passionné ni fanatique ; il a les indiscrétions, les privautés, les conjectures, les imaginations flétrissantes d’un Chérubin de cinquante ans, qui se glisserait par fraude dans la chambre à coucher, ou ferait jaser la camériste sur les faiblesses de sa maîtresse. Casuiste profane et profanateur, il semble toujours prêt à abuser d’une confidence, à grossir un aveu, à interpréter un regard, à fureter dans un tiroir, à escamoter un billet perdu. Ses prétentions exorbitantes à la sagacité, à l’intuition, l’entraînent à décrire ce qu’il n’a pas vu, à écouter ce qu’on n’a pas dit, à inventer ce qui n’existe pas. S’il est vrai que tous les sentiments tendres et doux, tous ceux où les femmes excellent et qui assurent leur influence, ont besoin de demi-jour et de mystère, quoi de plus contraire à leur autorité et à leur charme que cette dissolvante analyse où toute ombre se dissipe, où tout voile se déchire, où les secrets du cœur et les délicatesses de l’âme se jugent par des procédés physiologiques ou des dissections chirurgicales ? Depuis quand les femmes préfèrent-elles au bouquet du fiancé le scalpel de l’anatomiste ? à l’amoureux tremblant, rempli d’illusions naïves, le vieux docteur qui ne respecte rien parce qu’il croit savoir tout ? Le roman, pour les femmes entraînées à ces dangereuses lectures, c’est l’amant ; eh bien, M. de Balzac n’est pas l’amant, il est le médecin, un médecin qui ne guérit pas, mais qui tue. Quel titre aurait-il donc à leur enthousiasme ? Serait-ce, par hasard, cette absurde manie de prolonger, au-delà des limites ordinaires, la jeunesse féminine, de prêter à ses héros des passions persistantes pour des femmes de quarante, de cinquante et même de soixante ans ? Cet hommage dérisoire n’est qu’un outrage de plus ; il réduit tout le charme, tout l’empire des femmes à la durée d’une beauté passagère ; il implique pour elles la nécessité d’être belles et de paraître jeunes, sous peine de tomber dans l’abandon et le néant ; il les condamne à ne régner que par la chair et les sens, reines d’un jour, esclaves et instruments d’un maître, jouets d’un caprice éphémère voués d’avance au dégoût et au mépris ; il exalte la portion périssable de leur être pour destituer la portion divine et immortelle. Encore une fois, n’est-ce pas les ramener aux humiliations de la femme païenne ? n’est-ce pas les avilir en ayant l’air de les célébrer ? n’est-ce pas leur ravir tout ce que le christianisme leur a donné ? La question est nette, et cinquante volumes sont là pour la résoudre. Si cependant nous nous trompions, si réellement les femmes avaient pour ce corrupteur à froid une préférence incorrigible, alors tout serait dit. L’éducation de la société à venir, la dignité et l’honnêteté de la vie privée, la sécurité et la douceur du foyer domestique, tout cela est entre leurs mains. Il est facile de prédire ce qu’elles en feraient avec Balzac pour conseiller et pour précepteur.

Mais non, la bonne compagnie, la bonne littérature, résisteront, nous l’espérons encore, à cet engouement désastreux qui ressemble à une abdication morale ; elles ne laisseront pas s’acclimater cette gloire frelatée au-delà de ces zones malsaines où elle s’est épanouie, et qui lui servent d’atmosphère naturelle. Les honnêtes gens, les honnêtes femmes, les esprits sérieux et délicats, comprendront qu’il y a des affinités profondes, des solidarités intimes, entre les désordres littéraires et les décadences sociales, entre les aberrations du goût et la dégradation des mœurs, entre les difformités de la langue et les turpitudes de la pensée. Ils comprendront qu’ils perdraient le droit de se plaindre de l’abaissement des caractères, de l’avidité des instincts, de l’affaissement des croyances, du culte de la matière et de l’or, du naufrage des libertés et des espérances d’autrefois, s’ils encourageaient, par une adhésion complaisante, ce crescendo de succès décerné à des œuvres où se traduit en aventures et en images tout ce qu’ils subissent dans la littérature, tout ce qu’ils déplorent dans la société. L’apothéose de M. de Balzac, puisque tel est le véritable sujet de cette étude, ne dépassera plus les limites de ce demi-monde, ainsi nommé par un des siens, et dont les héros et les grandes dames sont libres de se reconnaître dans la Comédie humaine. C’est là son royaume et son temple ; nous n’avons pas à l’y suivre : c’est là aussi que ce talent immense, mais détestable, trouvera, en attendant mieux, sa punition immédiate : car, si rigoureux qu’on nous juge envers l’auteur des Parents pauvres, si violentes qu’aient pu paraître quelques-unes de nos attaques, si emporté que nous soyons dans cette lutte inégale, il y aura toujours contre M. de Balzac une satire plus sanglante que toutes les nôtres : c’est le spectacle que nous donnent ses héritiers et ses disciples.

II. — M. Victor Hugo2

Surtout rappelons-nous le précepte du plus ancien, sinon du plus fidèle des « amis de M. Hugo » : Ne soyons pas dupes, et supplions nos lecteurs d’imiter notre exemple. Qu’ils le sachent bien, toute la différence qui existe entre nous et les prétendus enthousiastes des Contemplations, c’est que nous allons écrire tout haut une partie de ce qu’ils pensent tout bas. Je dis une partie, car je n’oserais certainement pas, malgré mes brutales allures, répéter tout ce qui se chuchote, sous le manteau des cheminées littéraires, entre les Hugolâtres les plus convaincus. « Jocrisse à Pathmos », c’est par cette définition brève, mais saisissante, qu’un ci-devant disciple de M. Hugo, aujourd’hui chef de l’école pittoresque, a caractérisé devant nous les ridicules apocalyptiques du nouveau recueil. Qu’on s’y résigne donc ; on n’a, on ne peut avoir là-dessus, même de la part des plus sincères, la vérité tout entière ; on n’en aura que la moitié : l’avenir écrira l’autre. Qui sait ? Peut-être se servira-t-il, pour mieux l’écrire, des hommes d’esprit attelés d’abord à ce succès impossible en vertu de cette parfaite indépendance de goûts, d’opinions et d’idées, qui a toujours distingué l’école révolutionnaire, et qui a donné Panurge pour berger à tant de moutons démocratiques.

Nous croyons pouvoir l’affirmer sans être démenti par personne : la république des lettres tout entière, sans distinction de parti politique ou littéraire, désirait le succès des Contemplations. Les amis de M. Victor Hugo avaient depuis longtemps annoncé — ils ne sont pas avares d’annonces — que, dans ce nouveau recueil, le poëte était revenu aux meilleures inspirations de ses belles années ; qu’échappant à cette atmosphère violente et troublée où s’étaient assombris son génie et sa destinée il avait célébré en des effusions lyriques pleines de suavité et de fraîcheur les champs, les bois, les grands spectacles de la nature, les joies et les douleurs de la famille, les chastes ivresses d’un premier amour, tous ces fonds communs de la vraie poésie où peuvent se rencontrer, pour tressaillir et pour admirer, les esprits divisés ailleurs par bien des dissentiments et des nuances. Avec quel bonheur nous avions accueilli ces prédictions amicales ! Quel charme d’oublier et de nous souvenir ! d’oublier tout ce qui, dans la carrière poétique ou politique de M. Hugo, nous avait attristés ou froissés ! De nous souvenir des Odes et Ballades et des Feuilles d’automne, de ces commencements si glorieux, de ces luttes si enthousiastes où avait paru un moment engagé et retrempé l’avenir de la littérature française !

Notre attente a été déçue, et, si l’on avait réfléchi, on aurait compris d’avance qu’elle ne pouvait pas être remplie.

Autrefois, au temps où la reine Berthe filait et où M. Hugo était un grand poëte, on admettait en principe que la maturité de l’âge corrigeait les défauts des imaginations trop bien douées, émondait les végétations exubérantes des natures trop riches, adoucissait les tons trop vifs des palettes trop chargées ; et le consolant adage : Il faut que jeunesse se passe, se disait des brillants écarts du talent comme des équipées de la vie mondaine. Nous avons, comme Sganarelle, changé tout cela, et les grandes imaginations de notre époque ressemblent à ces tempéraments malsains dont les humeurs âcres achèvent de s’aigrir avec l’âge, et finissent par devenir mortelles. On peut du moins remarquer qu’elles s’exagèrent, se surexcitent et s’aggravent du côté de leurs défauts primitifs, et comme si leur arrière-saison, au lieu de les en retirer, les y enfonçait davantage. Et comment, à vrai dire, en serait-il autrement ? Comment notre siècle pourrait-il recueillir autre chose que ce qu’il a semé ? Il y a une conscience intellectuelle, de même qu’il y a une conscience morale ; elles se touchent par bien des points, et, pour profiter des leçons de l’une comme des avertissements de l’autre, il ne faudrait pas s’être volontairement réduit à n’avoir que soi pour culte et pour Dieu. Le moi est haïssable, a dit Montaigne. — Oui, mais il ne se hait pas ; il se complaît en lui-même, et, quand sa religion a remplacé toutes les autres, vous pouvez être sûr qu’il dirigera toujours l’individu dans le sens extrême de ses penchants, de ses prédilections et de ses vices. Ajoutez à cela les capiteuses fumées de la gloire, en un temps où l’orgueil rapporte tout à lui ; le chœur bruyant des thuriféraires et le crescendo de la louange s’exaltant avec les exigences et la célébrité de son objet ; l’éloge passant au panégyrique et le panégyrique à l’apothéose ; puis, les orages de la vie publique ou privée se rencontrant, dans la société et dans la littérature, avec le déchaînement des passions mauvaises, et remuant au fond de l’âme cette vase qui tend sans cesse à remonter à la surface, à en troubler la limpidité ; et vous comprendrez que nos grands poëtes de cinquante ou de soixante ans aient tous les défauts de leur jeunesse, revus ; augmentés, mais non corrigés ; que ces défauts aient poussé au noir, et que leurs qualités, entraînées par ce dangereux voisinage, se soient exagérées aussi, et se trouvent très près d’être des défauts. Les symptômes que nous indiquons varient suivant la diversité des organisations poétiques, et nous pouvons en esquisser deux variétés sans tout à fait sortir de notre sujet.

Il existe, en poésie comme dans le monde, des caractères qu’on pourrait appeler en dehors, et des caractères en dedans. Chez les uns, tout se passe en vibrations sonores, harmonieuses, fugitives, ne laissant pas plus d’empreinte sur l’âme qu’elles agitent que le son n’en laisse sur l’instrument. Ils peuvent, hélas ! vibrer tour à tour pour le bien et pour le mal, embellir indifféremment de leurs mélodies brillantes des sentiments vrais et de pures images, des idées fausses et des passions coupables ; ils peuvent, à mesure qu’ils avancent dans la vie, sans autre guide que le moi, affliger leurs admirateurs par une sonorité à la fois puérile et sénile, où les mêmes notes reviennent toujours avec moins de jeunesse, de justesse et de fraîcheur : mais enfin, une fois l’effet produit et le chant exhalé dans l’espace, ces natures, à la fois très dangereuses et très inoffensives, ne gardent rien du mal qu’elles ont fait à leur insu : elles s’en étonnent, et, si on le leur reproche, elles restent de très bonne foi en se croyant victimes de l’injustice. Chez les autres caractères, au contraire, ceux que nous appelons en dedans, toutes les impressions extérieures ou intimes, événements ou sentiments, doutes ou croyances, joies ou douleurs, s’infiltrent et retombent goutte à goutte comme en un vase profond, ciselé, superbe, où rien ne se perd, mais où tout se corrompt, fermente et s’envenime, à mesure que ces âmes orgueilleuses achèvent de se fermer aux souffles d’en haut et à la douce lueur des rayons célestes. Tout, pour elles et en elles, tourne alors et pousse à cette corruption latente, mystérieuse, activée par les meurtrissures de leur orgueil : les combats et les mécomptes de la vie publique, les problèmes de la destinée humaine, le contraste des misères de l’homme avec les beautés de la nature, les souvenirs de l’amour, la vue du paysage, tout, jusqu’à ces deux choses sacrées : l’exil et la douleur. Cette liqueur poétique, distillée et renfermée dans ce beau vase, avait commencé par être du nectar ; on la retrouve au bout de vingt ans : elle est du poison. Et comme, dans les œuvres de l’imagination, le fond, quoi qu’on en dise, influe constamment sur la forme, comme l’expression se déprave avec la pensée, tout se ressent de cette décomposition qui gagne de proche en proche les détails les plus insignifiants de la prosodie et du style : les beautés deviennent des tours de force ; les laideurs, des monstruosités ; les puérilités, des folies ; les erreurs, des blasphèmes ; les taches, des souillures ; les lueurs, des incendies ; les rugosités, des monticules ; les rides, des sillons ; les artifices de césure, des ressorts mécaniques ; les rimes riches, des prodigalités finales de millionnaire ruiné ; les grandeurs, enfin, des effets plus grands que nature, qui font songer au géant du café Mulhouse plutôt qu’aux Titans et à Prométhée.

Nous venons, presque sans le vouloir, d’indiquer, dans son ensemble, l’impression que l’on garde de la lecture des Contemplations. Ce livre, on pourrait le définir en quelques mots : vingt années de fermentation des qualités et des défauts de M. Victor Hugo.

M. Hugo a trois titres à nos égards, nous voudrions pouvoir dire à nos respects. Homme politique ou ayant eu le malheur de se croire tel, il est proscrit. Père de famille, il a été frappé par une de ces catastrophes terribles et sacrées, si sacrées et si terribles, qu’il nous semble, à nous, pauvres êtres prosaïques, qu’on les profane en les traduisant en hémistiches et en rimes. Poëte, il a été, de tous ses contemporains, de tous ses émules, celui que nous avons le plus admiré, qui a le mieux réussi jadis à nous faire croire à la nécessité d’un 89 poétique. L’exil, la douleur, la poésie, et, sur tout cela, le souvenir de ces illusions de jeunesse qu’on regrette encore et qu’on aime en reconnaissant leur chimère et leur néant, voilà de puissants patronages, et de quoi aidera supporter sans trop de murmure bien des océans-nombres , des bouches-tombeaux et des fosses-silences . Peut-être un esprit chagrin et taquin remarquerait-il que l’exil est surtout respectable à la condition de n’être pas exploité, que la douleur est sainte pourvu qu’on ne garde pas assez de sang-froid littéraire pour la sculpter en antithèses et surtout pour la déshonorer par le voisinage d’érotiques gravelures ; peut-être ajouterait-il que plus on a aimé un poëte, plus on a espéré, sur sa parole, une noble et féconde régénération de la poésie et de l’art, plus aussi on doit lui en vouloir de monstruosités qui compromettent jusqu’aux légitimes victoires d’autrefois ; à peu près comme les chevaleresques rêveurs de la déclaration des Droits de l’homme et de la nuit du 4 août durent abhorrer plus tard Robespierre et Saint-Just. N’importe ! Encore une fois, M. Hugo est exilé, ou s’est exilé. Il a été affligé ; il a écrit les Odes et Ballades et les Feuilles d’automne : c’est assez pour que nous retenions de notre mieux nos cris de colère, nos éclats de rire ou nos bâillements d’ennui pendant cette longue, pénible, orageuse et houleuse traversée, pleine d’écueils, de récifs, d’épaves, de nuages, d’éclairs, de spectres, de larves, de rayons, d’algues, d’ombres sans nombre et de nombres pleins d’ombres, qu’on appelle une lecture consciencieuse et complète des Contemplations.

Les admirateurs spontanés de M. Hugo et de son nouvel ouvrage insistent complaisamment sur la quantité de vers que renferment ces deux gros volumes : dix mille vers, un peu plus que les Méditations, le Cid, Cinna, Andromaque et Athalie, réunis sous un seul regard ! C’est beaucoup, en effet, et, avant plus ample examen, on est tenté de dire que c’est trop : il n’en a pas fallu autant pour immortaliser Horace et André Chénier. Michaud, de spirituelle mémoire, à qui on apportait un jour un poëme de vingt-quatre mille vers, répliquait : « Que voulez-vous que j’en fasse ? Pour le lire, il faudrait douze mille hommes » ; il ne faut pas cinq mille hommes pour lire les Contemplations ; mais il faut au moins cinq migraines. Sérieusement, quand on songe à la manière de M. Hugo, si monotone, si uniforme dans sa variété apparente, à ce déploiement continu d’analogies et d’images se rangeant en bataille comme un régiment de grosse cavalerie, et recommençant incessamment les mêmes manœuvres sur les mêmes chevaux avec les mêmes cuirasses reluisant au même soleil, on s’effraye d’avance de tout ce que deux volumes de cinq mille vers chacun pourront contenir de répétitions fatigantes et d’accablantes redites. Quand donc les poëtes se souviendront-ils du ne quid nimis du plus charmant des poëtes, et de tout ce qu’on perd en voulant appuyer trop fort sur ce je ne sais quoi de léger, de court, d’aérien, qui est le charme, qui est le succès, qui est la poésie ? Vingt vers y suffisent, et cent mille n’y peuvent rien : vingt vers, un souffle, une note, une mélodie qui passe, une goutte d’eau qui tremble un moment à la surface des prés, un chant d’oiseau qui murmure et se perd dans la feuillée assoupie, un parfum qui s’exhale, une (leur qui naît et qui meurt d’un soleil à l’autre, quelque chose de fugitif et d’éphémère comme le plaisir, comme le rêve, comme l’homme : les stances du Lac, les strophes du Donec gratus eram, la romance de Don Juan, l’Invitation à la valse, de Weber, voilà la poésie, voilà la musique, voilà l’art, dans leur acception la plus exquise et la plus vraie. Redoublez vos ut de poitrine poétiques ; entassez le Pélion de l’antithèse sur l’Ossa de la métaphore ; soyez Titan, soyez Léviathan, soyez Prométhée ; promenez votre muse énorme, votre génie difforme et votre lecteur essoufflé du fond des abîmes au front des planètes en passant par les Alpes, les Cordillères, les nuages, l’azur, les vents et les étoiles ; composez une symphonie colossale pour dix violons, cinq cents trombones et trois mille grosses caisses : tout ce tremblement, tout cet écroulement, tout cet éblouissement, tout cet épanouissement, tout cet escarpement, retournera tôt ou tard dans le chaos d’où il est sorti. Tout ce bruit excessif périra par son excès même. Dans les premiers silences qui suivront, l’oreille et l’âme fatiguées croiront que tout est fini, étouffé dans le tapage. Non ! sur l’onde paisible des lacs ou sous les pampres de Tibur, au bord de la source enchantée ou sous un rayon du soleil de la Grèce, reparaîtront, toujours jeunes, toujours fraîches, toujours immortelles, les mélodies d’Horace et de Pétrarque, d’André Chénier et de Lamartine.

Acceptons pourtant M. Hugo tel qu’il est ; entrons résolument dans ce gigantesque fourré des Contemplations, forêt peu vierge, mais très épaisse, où l’on se heurte à tous moments à des troncs d’arbres, à des fouillis de ronces et de lianes, à des plantes exubérantes et parasites, à des repaires d’animaux de toute espèce, depuis le lion jusqu’au hibou, depuis le renard jusqu’à la grue, depuis le boa constrictor jusqu’au singe et au perroquet. Afin de nous y reconnaître, essayons de classer les inspirations du poëte. Il a partagé son volumineux recueil en deux divisions principales : Autrefois et Aujourd’hui. Il a ensuite subdivisé ses deux gros volumes en sous-titres : Aurore, l’Âme en fleur, la Lutte et les Rêves, d’une part ; de l’autre, Pauca meæ, En marche et Au bord de l’infini. Nous avouons ne pas très bien comprendre le sens et l’importance de ces divisions, subdivisions et sous-titres, destinés, semble-t-il, à donner dans l’œil de cette classe de lecteurs que les escamoteurs et les charlatans (je ne dis pas les poëtes) appellent des badauds. Il y a évidemment, dans Autrefois, des pièces qui appartiennent à l’inspiration d’Aujourd’hui. Nous ne voulons pas révoquer en doute l’exactitude des dates que M. Hugo a inscrites au bas de chacun de ces poëmes, grands et petits ; mais il est facile de supposer qu’il ait pu se tromper dans cette masse de dix mille vers, et qu’assis au bord de l’infini où il découvre des choses bien faites pour donner le vertige, il n’ait plus aperçu que confusément ce qui s’était passé derrière lui. Nous adopterons, pour nos rapides critiques, une distribution plus simple et plus naturelle en divisant les Contemplations en deux parties : celle où l’auteur se borne ou semble se borner à être paysagiste, amant, père de famille et poëte ; et celle où il se pose et se répète en révolutionnaire politique, social, religieux, philosophique et littéraire.

L’amour, dans les vers de M. Hugo, n’a qu’un léger défaut ; c’est qu’il n’existe pas. Le Si vis me flere d’Horace n’est pas seulement applicable aux larmes, mais encore à ce sentiment passionné qui tourne aisément au niais, au chimérique ou à la grimace, qu’il faut éprouver pour le bien peindre, et presque faire partager pour y faire croire. Or M. Hugo a beau intituler un de ses livres l’Âme en fleur ; il a beau commencer sa première pièce par ce vers grammatical :

Tout conjugue le verbe aimer : voici les roses,

conjugaison ou déclinaison, rien n’y fait : il a beau ajouter dans une longue fort admirée des Mascarille et des Trissotin du Siècle :

……… L’amour gai, triste, brûlant, jaloux,
Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups.
L’arbre où j’ai, l’autre automne, écrit une devise,
La redit pour son compte, et croit qu’il l’improvise ;
Les vieux antres pensifs, dont rit le geai moqueur,
Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur.

C’est très joli ; mais cet amour qui a passé par tout, par les soupirs des loups, les devises des arbres et les clignements de sourcils des vieux antres pensifs, n’a pas passé par le cœur et les vers de M. Hugo. On s’aperçoit trop aisément que l’amour n’est chez lui que l’exercice d’une imagination savante, un thème à développements splendides ; que c’est avec un esprit très froid, un art très systématique et une personnification très exagérée que M. Hugo s’est assis à son pupitre pour versifier sur l’amour comme un pianiste s’assied devant son clavier pour exécuter une variation brillante qu’il intitulera plus tard Échos du cœur ou Brises de l’âme, à l’usage des demoiselles trop bien élevées. M. Hugo, dans cette partie de son recueil, nous semble avoir fait pour l’amour ce qu’il fait ailleurs pour Dieu : à force de l’associer à tous les spectacles de la nature, de le voir dans le nuage, dans le rayon, dans la fleur, dans le nid, dans l’oiseau, dans la mousse, dans le chêne et dans le brin d’herbe, il a fini par l’y absorber et l’y perdre. Ce n’est plus l’amour, comme tout à l’heure ce ne sera plus Dieu ; c’est une sorte de panthéisme pseudo-amoureux à mécanisme et à ressorts, où le sentiment disparaît dans l’image, où le regard s’éteint dans le spectacle. Et puis, le dirons-nous ? sans vouloir faire, à propos de poésie, une morale trop rigoriste, nous comprenons qu’on écrive des vers d’amour, de dix-huit à trente ans ; mais nous ne comprenons pas qu’on les publie à cinquante-cinq. Sont-ils récents ? C’est un ridicule. Sont-ils anciens ? La personne qui les a inspirés est nécessairement arrivée à cet âge qui commande le respect et où la couronne de roses poétiques ne trouve plus à se poser que sur un front de grand’mère. S’adressent-ils à une tombe ? Tous les secrets du cœur y devraient être scellés par la mort. Sont-ils pour une même femme ? On sourit en songeant au chiffre que suppose la dernière date. Sont-ils pour des femmes différentes ? Ils se démentent les uns les autres ; comme Dieu, comme la conscience, l’amour se détruit en se multipliant.

Mais ce n’est pas là notre objection la plus grave : dans ce même ouvrage, les Contemplations, M. Hugo a consacré un chant entier à la fille qu’il a perdue. C’est un hymne de douleur paternelle qui forme le point culminant, et, disons-le, la partie la plus remarquable de son livre. Eh bien, comment n’a-t-il pas compris que, pour arriver là, à ce tombeau où, depuis treize années, sa poésie s’agenouille, prie et pleure, il ne devait pas passer par ces bosquets de myrte de Paphos et d’Amathonte, aussi païens et presque aussi libertins que ceux de Catulle ou de Parny ? Comment ne s’est-il pas dit que par ces licencieuses peintures il perdait le droit des larmes ; que cet accouplement monstrueux d’un deuil de père et des roses fanées d’amours court-vêtus révolterait les lecteurs les moins scrupuleux et détruirait d’avance l’effet de ses gémissements ? Incroyable absence de tact chez un homme de génie ! Bizarre contraste d’une intelligence richement douée de facultés puissantes et dépourvue de ces délicatesses que possèdent les esprits vulgaires ! N’insistons pas trop : indiquer de pareilles fautes, c’est assez les punir. Entrons vite, avec M. Hugo, dans un domaine où il régnait jadis en souverain : le paysage, les magnificences du monde extérieur. Là nous le retrouvons avec une partie de son ancienne puissance : c’est encore la même vigueur de tons, la même richesse d’images, la même fécondité de métaphores et d’analogies. Par malheur, trois choses ont tout gâté : une exagération puérile de familiarité et d’intimité avec la nature ; une personnification poussée jusqu’à l’absurde, et confondant, à tous moments, les êtres inanimés avec des créatures vivantes ; une manie de métempsycose que nous retrouverons tout à l’heure sous une forme plus sérieuse, et qui détruit tout le charme du paysage en le peuplant de dieux et d’âmes invisibles, cachés sous l’écorce des chênes, dans le calice des fleurs, dans l’herbe de la prairie et jusque dans les veines du caillou.

Le poëte, qui tranche volontiers du lion, de l’aigle et du Titan, qui vise, non sans succès, à la force, à la grandeur, à l’omnipotence, se fait là, dans ses familiarités avec la nature, petit, doux, tendre, mignon, mielleux, pieux, béat, bénin, enfantin ; il roucoule avec les tourtereaux, il donne la patte aux bouvreuils et aux fauvettes, il fait des visites du matin aux papillons et aux roses, il connaît par leur petit nom les mésanges et les serins. Cette sérénité — je ne dis pas cette serinette — ornithologique et bocagère fait, à la longue, l’effet de ces crèmes un peu tournées, dont la première cuillerée ressemble à du laitage et la dernière à du vinaigre. Évidemment M. Hugo a caressé avec complaisance un type qui lui a toujours souri d’ailleurs et où il aime à se reconnaître : un type de vigueur léonine associée à une candeur, à une douceur, à une bonté, à une simplicité d’enfant : sancta simplicitas ! Remuer des mondes et tomber en extase devant un œillet ou un réséda ; imprimer son pouce géant sur les sociétés, les littératures et les codes, et se reposer de ces œuvres cyclopéennes en assistant aux tendres ébats d’un moineau ou d’un chardonneret ; être à la fois l’altier conquérant des âmes et l’ami intime des insectes, voilà l’idéal qu’il se propose et qu’il n’est pas fâché de réaliser en sa personne ! Je suis le songeur, je suis le rêveur, je suis le penseur, je suis le contemplateur, nous dit-il, et il nous le dit assez souvent pour nous le persuader ; mois ne vous y fiez pas ; il faut, ajoute-t-il, que le poëte

Devienne formidable à de certains moments…
Il faut que, par instants, on frissonne et qu’on voie
Tout à coup, sombre, grave et terrible au passant,
Un vers fauve sortir de l’ombre en rugissant.
Il faut que le poëte aux semences fécondes
Soit comme ces forêts vertes, fraîches, profondes,
Pleines de chants, amour du vent et du rayon,
Charmantes, où soudain l’on rencontre un lion.

Cette double attitude, grave et gazouillante, cette double prétention à la crinière et au jardinage, donnent aux effusions naturalistes de M. Hugo un air de condescendance souveraine, de majesté jouant à la bonhomie, qui gâte l’effet de ses paysages. La nature, pour se livrer dans toute la grâce de ses harmonies et de ses mystères, n’aime pas qu’on lui arrive le sceptre à la main et la couronne sur la tête. Tant de pompe et de magnificence l’effraye, même quand on se cache sous un incognito toujours prêt à se trahir. Elle ne veut pas non plus qu’on la plaisante, surtout quand on y met tant d’afféterie et de gongorisme. À la plus belle époque de M. Hugo et de nos admirations juvéniles, nous convenions généralement qu’il manquait d’esprit : « Il a trop de génie pour avoir de l’esprit », disions-nous alors. Les bons mots de Triboulet dans Le roi s’amuse, et de Gubetta dans Lucrèce Borgia, ne laissent là-dessus aucun doute possible. Aussi quel désastre, lorsqu’au lieu de peindre la nature il s’avise de la plaisanter ! On a vanté les premières pièces du recueil, celles où ce naturalisme familier se donne le mieux ses coudées franches. Voici un échantillon, pris au hasard, de ce badinage pittoresque où le paysage se personnifie avec toutes sortes de raffinements quintessenciés et mignards. Le lecteur peut juger s’ils sont de bon goût.

Il n’est pas de lac ni d’île
Qui ne nous prenne au gluau,
Qui n’improvise une idylle
Ou qui ne chante un duo.

Car l’Amour chasse aux bocages,
Et l’Amour pêche aux ruisseaux,
Car les belles sont des cages
Dont nos cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette.
La fleur faisant son miroir,
Dit : « Bonjour ! » à la fauvette,
Et dit au hibou : « Bonsoir ! »

Partout l’églogue est écrite ;
Même en la froide Albion ;
L’air est plein de Théocrite,
Le vent sait par cœur Bion,

Et redit, mélancolique,
La chanson que fredonna
Moschus, grillon bucolique
De la cheminée, ― Etna.

L’hiver tousse, vieux phthisique,
Et s’en va ; la brume fond ;
Les vagues font la musique
Des vers que les arbres font.

Et sur la mer qui reflète
L’aube au sourire d’émail,
La bruyère violette
Met au mont un vieux camail,

Afin qu’il puisse à l’abîme
Qu’il contient et qu’il bénit
Dire sa messe sublime
Sous sa mitre de granit.

Qu’en dites-vous ? ces vers se trouvent aux premières pages d’Autrefois : cela promet pour Aujourd’hui . Ailleurs, c’est un bouvreuil qui fuit le feuilleton du bois  ; c’est un houx noir, un sage , qui songe près d’une tombe  ; c’est un quatrain fait par les quatre vents  ; ce sont les tendres missives de la campagne ou mois de mai, et les billets doux de son amour bavard , qui laissent leur trace aux pages du buvard . Plus loin, c’est le poëte lui-même qui se met en scène, lui, le rêveur, le penseur, le camarade, arrivé, nous dit-il, à une telle intimité avec tous les êtres de la création, que, s’il n’avait été songeur, il aurait été sylvain, qu’il ne fait plus même envoler une mouche  ; et que le moineau, le buisson, le lis, le rossignol, la violette, le papillon, la rose, ne se gênant plus avec lui, se livrent en sa présence à toutes sortes de choses , et à des choses si étranges, en effet, qu’il ne nous est pas possible de les redire. On voit où conduit cette méthode, et nous n’en sommes pourtant encore qu’à la question de goût.

M. Hugo, dont les années glorieuses se sont passées à déchirer le Dictionnaire de Chompré, ne s’est pas aperçu qu’il nous ramenait, par des routes différentes, exactement au même point que les poëtes du paganisme-Pompadour. Leurs descriptions étaient de glace, parce qu’au lieu de nous présenter tout simplement ce qui fait le charme du paysage, l’ombre, la feuillée, la solitude, les arbres, les oiseaux, les lacs, ils peuplaient la campagne d’êtres absurdes, les sylvains, les faunes, les naïades, les nymphes, les dryades, et lui ôtaient par cela même sa rêverie, son mystère, toutes ses secrètes harmonies avec l’âme humaine, qui cherche dans les bois le recueillement et le silence, et non pas une leçon de mythologie. Maintenant, que vous placiez un Sylvain dans un tronc d’arbre, une nymphe dans une source, ou que vous me disiez : « Ce tronc d’arbre et cette source vivent, pensent et parlent comme vous », le résultat sera le même, c’est-à-dire que vous m’aurez gâté les beautés de la nature dans leurs rapports avec mon être ; ces beautés qui résident surtout dans la proportion et l’accord des choses de la création avec la créature par excellence, sous le regard du Créateur qui est Dieu. Du moins, les versificateurs de l’école de Gentil-Bernard ou de l’abbé Delille n’étaient que froids, ennuyeux et frivoles : M. Victor Hugo rend sa méthode de poésie naturaliste et descriptive plus intolérable encore par ses prétentions au rôle de penseur, dans son acception la plus olympienne et la plus haute. Ceci tient à une tendance de cette école littéraire dont il est le chef et le précurseur, et qui, ne reconnaissant plus ni frein, ni foi, ni culte, ni dogme, a trouvé commode de se sacrer elle-même, probablement pour être plus sûre de profaner les choses sacrées. Pour elle, pour M. Hugo surtout, qui renchérit sur ses élèves, de crainte d’être dépassé par eux, une strophe, un roman, un tableau, une statuette, un drame, une pantomime, tout tourne aisément au mystique, au saint, à l’évangélique. Un auteur sifflé gravit son Calvaire ; un peintre refusé par le jury porte sa croix ; un saltimbanque enfariné n’est pas un artiste, il est un martyr de l’art ; un artiste n’est pas amusant, intelligent, pathétique, il est sacré ; un comédien ne demande pas qu’on l’applaudisse, mais que l’on salue son sacerdoce ; une femme auteur, arrivée à la quarantaine et à son vingtième amant, parle de ses douleurs saintes, de ses saintes tendresses, et elle y mêle volontiers un grain de religion et de maternité. M. Hugo, se posant devant la nature, n’est pas un poëte ; il est un penseur, un contemplateur, un prêtre, un pontife. — « Qu’est-il besoin, nous dira-t-il plus loin, d’ordonner des prêtres, quand vous avez des poëtes ? » — Et il nous fera l’énumération complaisante de tous les rimeurs qui auraient pu remplacer avec avantage saint Bernard, saint Thomas, saint François d’Assise, saint Vincent de Paul, saint François de Sales, Bossuet et Fénelon. S’il ne se met pas sur la liste, c’est par pure modestie, et il est bien sûr, d’ailleurs, que ses lecteurs y suppléeront.

Que dire de cette manie de loger des âmes de trépassés dans tous les objets de la création ? Vous vous promenez le soir dans la campagne : vous jouissez pleinement de ses beautés ; vous savourez par tous les sens ces mille choses charmantes qui composent l’ouvrage de Dieu. Si l’on vous dit que chacune de ces choses est elle-même un Dieu ou un homme, vous éprouverez un autre genre d’émotion, vague, terrible, pleine d’infini, de fascination et de vertige : si vous êtes superstitieux ou crédule, un frisson passera dans vos cheveux, une sueur froide mouillera vos tempes ; mais ce ne sera plus cette influence douce et calmante de la nature sur l’homme, cette communication bienfaisante et paisible de l’âme froissée, meurtrie, malade, par cela même qu’elle est l’âme et qu’elle participe aux douleurs du terrestre exil, avec ces objets extérieurs que Dieu a revêtus de beauté, de sécurité et de charme, afin d’en faire des médiateurs et des instruments de paix entre sa démence infinie et la triste humanité. C’est encore et toujours du système, dès lors ce n’est plus du paysage ; c’est du druidisme, dès lors ce n’est plus de la poésie. Sans compter que M. Victor Hugo n’a pas songé à une chose fort inquiétante : c’est que, parmi ces animaux et ces végétaux, dont il fait des âmes émigrantes ou châtiées, il y en a un bon nombre que les vulgaires humains ont pris la mauvaise habitude de manger. Passe encore pour les cailloux que M. Victor Hugo nous assure être des damnés ; ce qui expliquerait au besoin le vieux mot, jusqu’ici peu compréhensible, de malheureux comme les pierres. Saturne avalait des silex, mais son exemple a eu peu d’imitateurs. Il n’en est pas de même du gibier et des légumes. À quoi l’on est exposé en ce monde ! Dans un plat d’épinards, on risque de manger son arrière-tante, et son grand-oncle dans un quartier de chevreuil ! Hélas ! M. Hugo, qui est pourtant un penseur, n’a pas pensé à cela : on ne peut pas penser à tout !

Métempsycoses druidiques, attitudes sacerdotales, amours éventés, mièvreries familières de vieux lion forçant son talent, fausse naïveté, fausse sensibilité, fausse grandeur, faux éclat, faux esprit, voilà de quoi justifier nos rigueurs envers cette poésie des Contemplations, quand même il ne s’y mêlerait pas mille scories de style, mille superfétations de couleur, une foule de ces végétations parasites qui croissent dans les fentes des monuments en ruines. Sans trop nous arrêter, bornons-nous à signaler cette innovation bizarre qui revient à chaque page dans les Contemplations : l’emploi du double substantif. On peut, dans ce simple détail, constater comment la manière primitive du poëte s’est aggravée et exagérée, comment il est tombé du côté où il penchait. De plus en plus épris d’assimilations, d’analogies et de métaphores, il a cru les rendre plus frappantes en supprimant tous les intermédiaires. Là où il aurait dit, il y a vingt ans : « L’oubli, ce fossoyeur… » il dit aujourd’hui : Le fossoyeur-oubli ; — là où il aurait dit : « Cette bouche terrible qu’on appelle le tombeau », il dit : La bouche-tombeau. — Ainsi de suite ; nous avons pu relever dans une vingtaine de pages la biche-illusion, le ver-réalité, la terre-vision, le grelot-monde, la branche-nombre, la branche-destin, le gibet-misère, l’aigle-trépas, l’arbre-éternité, les mondes-anges, les soleils-démons, le blanc cheval-aurore, l’esprit-forçat, le ciel-cachot, les autels-poëmes, et cent autres. Cela donne à la poésie une petit air de charade et de logogriphe que n’avaient pas prévu nos enthousiasmes romantiques de 1829 !

Le livre que M. Hugo a intitulé Pauca meæ et qu’il a consacré presque en entier à la mémoire de sa fille, est la partie la plus touchante des Contemplations. On doit y rattacher, et comprendre dans le même éloge, quelques pièces d’une inspiration analogue, mais moins directe et moins personnelle, où il retrouve ses bons génies familiers des Feuilles d’automne : les mères et les enfants. Il y a là un certain nombre de suaves ou navrantes élégies qui pourraient rivaliser avec les plus belles pages de la plus belle époque du poëte, sauf cette propension constante à forcer le ton, qui semble être désormais le parti pris de M. Hugo. Je n’en citerai qu’un exemple : il y a une pièce charmante, le Revenant, et il s’en faut de bien peu que ce Revenant ne soit un vrai chef-d’œuvre ; mais la manière du poëte, surtout dans ce dernier recueil, s’est tellement hérissée et compliquée, qu’il ne sait plus être simple, même en un sujet ou l’extrême simplicité eût été la suprême perfection. Ayant à nous peindre un enfant mourant du croup, l’auteur écrit ces vers :

Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces doux enfants
Qu’étreint le croup féroce en ses doigts étouffants ?
Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange
Et de leur bouche froide il sort un râle étrange.
Et si mystérieux, qu’il semble qu’on entend
Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant,
L’affreux coq du tombeau chanter son aube obscure.

Comment M. Hugo peut-il écrire de pareils vers ? Comment n’a-t-il pas compris que le trait final et charmant, c’est moi, ne le dis pas ! était d’avance gâté par ce coq du tombeau et cette aube obscure ? Encore une fois, est-ce possible ? tant de génie et si peu de discernement ! Ô profondeur ! ô gouffre ! ô mystère ! ô contemplation ! ô ombre ! ô évanouissement ! ô escarpement ! ô écroulement !

Au reste, je n’oserais pas discuter froidement, et au seul point de vue littéraire, ces poëmes où l’on ne saurait toucher sans rencontrer une blessure et une larme. Les larmes et les blessures d’un cœur paternel ne se discutent pas ; devraient-elles se publier ? Auraient-elles dû s’écrire ? C’est un doute que nous exprimons, ce n’est pas une critique.

Nous voudrions que notre tâche pût s’arrêter là ; mais il est évident que pour M. Hugo et pour ses amis l’importance réelle, le grand événement des Contemplations, réside dans la partie militante, dans les pièces où il a arboré le drapeau de la révolution sociale, littéraire et religieuse. Comme nous ne pouvons pas les détailler toutes, nous allons essayer du moins d’en prendre un aperçu suffisant par six morceaux de dimension considérable, où M. Hugo, le Hugo d’aujourd’hui, s’est révélé tout entier, et que le Hugo de demain pourra difficilement dépasser. Dans À propos d’Horace et dans Réponse à un acte d’accusation, nous retrouvons le révolutionnaire en littérature ; dans 1846 — À un Marquis, le révolutionnaire politique ; dans Relligio, les Mages, et surtout dans Ce que dit la bouche d’ombre, le révolutionnaire philosophique.

Voyous si toutes ces révolutions-là portent bonheur ou malheur au talent de M. Hugo.

Horace ! Ce nom, resté le synonyme charmant de la poésie fine et sobre, délicate et exquise, n’aurait-il pas dû arrêter M. Hugo, au moment où il allait écrire des vers tels que ceux-ci :

                                   … Ô cancres ! qui mettez
Une soutane aux dieux de l’éther irrités,
Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes
Coiffez sinistrement les Olympiens mornes,
Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits !
Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,
Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ô cruches !
L’ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,
L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant !…

Toute la pièce est écrite de ce style de furie en goguette : voilà comment M. Hugo s’est inspiré du chantre aimable de Tibur et de Lydie. Cette malédiction d’un lyrisme dont nous taisons les plus choquantes crudités est à l’adresse des professeurs dont le pédantisme nous gâte les belles fleurs de latinité et nous explique en langue vulgaire Horace et Virgile. L’auteur pense que, s’il n’y avait plus de professeurs d’aucune espèce, tout le monde comprendrait Horace à quinze ans, et serait capable, à cinquante-cinq, d’écrire des Contemplations. Sa Réponse à un acte d’accusation, parsemée de beautés de même genre, donne lieu à des réflexions d’une autre sorte. Il y a vingt-huit ans à peu près, M. Hugo fut le promoteur hardi, contesté, admire, injurié, adoré, d’une révolution littéraire. Cette révolution eut son cours comme toutes les autres ; elle fit du bien et du mal, triompha par ici, échoua par là, promit beaucoup, tint moins, et finalement se perdit dans ce vaste et rapide mouvement du siècle qui emporte dans son cours troublé les lambeaux des Constitutions et les débris des préfaces. Bien des choses se sont passés depuis, qui ont quelque peu effacé de l’esprit des vaincus et des vainqueurs ces grandes querelles qui les avaient passionnés. Eh bien, M. Hugo, si empressé en d’autres sujets de suivre et même de précéder la marche de son époque, paraît persuadé qu’en littérature il n’a qu’à reprendre au clou où il les avait accrochés le manteau de Cromwell et le pourpoint d’Hernani ; qu’il n’a qu’à rouvrir, à la page où il l’avait laissé, le catéchisme novateur du vers brisé et du mot propre. Il paraît convaincu que le public de ses admirateurs, c’est-à-dire le monde entier, est prêt à lui donner la réplique en ce qui concerne don Ruy Gomez de Sylva, Didier, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et les Burgraves. Illusion ingénue, naïve chimère, qui prouve combien sont robustes certains tempéraments poétiques ! Remercions-la ! elle nous a valu, par centaines, des vers qui ont bien leur mérite.

Discours affreux ! — Syllepse, hypallage, litote,
Frémirent ; je montai sur la borne Aristote,
Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.
Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,
Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces,
N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ;
Je bondis hors du cercle et brisai le compas ;
Je nommai le cochon par son nom : pourquoi pas ?
Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite
Le Vitellius !…

N’allons pas plus loin ; cette courte citation suffit pour livrer le poëte dans son procédé extérieur et dans sa pensée intime : nous retrouvons là cette complaisance obstinée pour soi-même et pour son œuvre, qui, refusant de reconnaître la prescription ou s’efforçant de la rompre, croit y réussir en criant dix fois plus fort, et, plutôt que de se résigner à faire moins d’effet, s’ingénie à faire plus de bruit. La pièce politique adressée à un marquis n’est pas moins significative. Ce marquis était, à ce qu’il paraît, un vieux bonhomme, assez naïf pour se plaindre que M. Hugo, après avoir chanté en beaux vers les souvenirs et les anniversaires royalistes, eût changé d’opinion : M. Hugo lui réplique, tout en nous informant que ce marquis était quelque peu son parent (on a beau être démocrate, on n’est jamais fâché de pouvoir se dire parent d’un marquis) :

Parce que j’ai vagi des chants de royauté,
Suis-je à jamais rivé dans l’imbécillité ?

Cette réclamation est trop juste, trop polie, trop élégamment exprimée, pour que nous refusions d’y souscrire. Cet excellent marquis — cousin de M. Hugo — avait tort, grand tort, et, si nous l’avions connu, nous l’aurions supplié de se taire. M. Hugo est bien libre de s’arranger toujours pour être de l’opinion qu’il croit la plus favorable à ses succès. Exiger de lui qu’il restât éternellement rivé à l’imbécillité du parti de Chateaubriand, de Bonald et de Joseph de Maistre, au lieu de prendre son vol avec les aigles et les cygnes de la démocratie, ce serait trop dur. Ses admirateurs doivent d’autant plus se réjouir qu’il ait pris là-dessus toutes sortes de licences poétiques, et passé, en trente ans, d’un extrême à l’autre, qu’il a pu, entre ces deux extrêmes, profiter tour à tour, et toujours à propos, d’une foule d’inspirations différentes, et être successivement du parti de la colonne, du parti de la Révolution de juillet, du parti de la royauté de 1830, du parti de la Chambre des pairs de 1842, et du parti de la majorité réactionnaire de l’Assemblée constituante. Ce marquis n’était donc qu’un sot, et il n’a eu que ce qu’il méritait quand M. Hugo lui a répliqué, toujours avec la même aménité de langage et le même bonheur d’expressions :

En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté !

Ah ! le rhumatisme-royauté ! Ce double substantif eût manqué à la collection ! Notez bien que cette pièce est datée de 1846, que M. Hugo était alors pair de France, et que, bien peu de temps auparavant, il avait allégué le prétendu vœu d’un prince royal, pour obtenir du rhumatisme-royauté la pairie, cette dignité quasi féodale, presque aussi vieille et tout aussi goutteuse que la monarchie !

Donc, au point de vue politique, nous nous consolons très aisément que M. Hugo ne soit plus des nôtres. Comme critique, nous sommes forcé de constater avec douleur que ses anciennes opinions lui avaient inspiré de bien beaux vers, et que ses opinions nouvelles lui en inspirent de diamétralement contraires. Mais M. Hugo leur a déjà fait tant de sacrifices, il leur a donné tant de marques d’abnégation et de dévouement, qu’il peut bien encore leur donner celle-là. Un martyre politique et poétique qui va jusqu’aux mauvais vers, c’est de tous le plus méritoire !

Poursuivrons-nous ? Oui, car une leçon énorme doit sortir de ce livre difforme, pour nous servir des rimes favorites de l’auteur des Contemplations : il faut voir jusqu’à quel degré de démence l’orgueil peut conduire le génie. Nous voici en présence de M. Hugo, théologien et grand prêtre. Il a contemplé la nature, il en a pénétré les arcanes, il en a soulevé les voiles, et de cette contemplation féconde, jointe peut-être à la lecture de Jean Reynaud et de Pierre Leroux, est résultée une doctrine qui se résume principalement dans Relligio, dans les Mages, et dans Ce que dit la bouche d’ombre. Relligio nous montre le poëte se promenant avec un sieur Hermann, une manière de Théramène que, malgré sa haine pour les confidents de tragédie, il appelle à son aide chaque fois qu’il a besoin d’un interlocuteur ; or voici le dialogue qui s’établit :

L’ombre venait, le soir tombait, calme et terrible :
Hermann me dit : Quelle est ta foi ? quelle est ta Bible ?
        Parle : es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un tison noir qui fume
        Sur le tas de cendre-néant ;

Si tu n’es pas une âme en l’abîme engloutie,
Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?
        Quelle est donc la source où tu bois ?
Je me taisais : il dit : — Songeur qui civilises,
Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? —
        Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : Je prie. — Hermann dit : Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple ?
        Et l’autel qu’elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
— L’église, c’est l’azur, lui dis-je, et quant au prêtre……
        En ce moment, le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme :
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l’orme,
        Le loup, et l’aigle, et l’alcyon.
Lui montrant l’astre d’or sur la terre obscurcie,
Je lui dis : — Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
        Et voilà l’élévation !

On comprend la répugnance que nous avons éprouvée à transcrire ces vers. Nous nous y sommes décidé pourtant, d’abord parce qu’ils résument, en abrégé, à peu près tous les défauts de la manière actuelle de M. Hugo, ensuite parce qu’ils marquent, pour ainsi dire, le premier degré de ce naturalisme monomane. Il est clair, en effet, que, pour un culte ainsi simplifié, le prêtre est parfaitement inutile, que l’artiste et le poëte en sont les véritables pontifes, et c’est pourquoi, dans les Mages, l’auteur, se livrant à une de ces énumérations à grand orchestre où il excelle, convoque aux honneurs du sacerdoce tous ceux que Dieu a sacrés.

Dans les ténèbres des berceaux,
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la Bible
Des arbres, des monts et des eaux.
Ces hommes, ce sont les poëtes !

Et alors, nous voyons défiler, dans un édifiant pêle-mêle, les Isaïe et les Virgile, ceux que Dieu attend sur les Horebs et les Thabors, et ceux que Pan formidable enivre  ; Homère, Hésiode, grand prêtre faune des forêts , Moïse, Manès, saint Jean, Eschyle, Milton, Aristophane, Lucrèce, saint Paul, Orphée, Baruch, Pindare, David, Perse, Archiloque, Jérémie, Scarron, Molière, Cervantes, Démocrite, Térence, Rabelais, etc., etc… Une fois lancé, le poëte ne s’arrête plus jusqu’à ce qu’il ait épuisé la liste ; et il ne faut pas croire qu’il se borne à nommer ces divers prêtres de la religion qu’Hermann et lui ont trouvée dans la lune. Il a pour chacun, en passant, un de ces traits caractéristiques qui prouvent une incroyable puissance d’analyse, et qui vous dessinent un homme de la tête aux pieds, sans qu’il soit possible de s’y tromper. Ainsi, qui ne reconnaîtrait Lucrèce dans le croquis suivant :

Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l’œil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l’aurore,
Toutes les griffes de la nuit.

Et Rabelais, qui ne le saluerait dans le crayon que voici :

Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit.

Il y a, comme cela, une cinquantaine de portraits de grands prêtres, tous de la même force et frappants de ressemblance : tous ces mages, Scarron, Rabelais, Lucrèce, Aristophane et consorts, sont, d’après M. Hugo, fort occupés :

Chacun d’eux écrit un chapitre
Du rituel universel ;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel ;
Chacun fait son verset du psaume ;
Lysippe, debout sur l’Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein ;
Rembrandt à l’ardente paupière
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.

Cette pièce des Mages n’a pas moins de soixante-dix strophes de dix vers chacune : total sept cents. Le mélange du sacré et du profane, si cher à M. Hugo, y arrive à de tels effets de grotesque, que l’impiété même ne s’y aperçoit plus, et que le ridicule efface le sacrilège. Comment s’irriter contre un homme qui vous dit d’un grand sérieux :

Ah ! ce qu’ils font est l’œuvre auguste :
Ces histrions sont des héros !
Ils émiettent aux âmes Dieu…

Et plus loin :

Ils tirent de la créature
Dieu par l’esprit et le scalpel ;
Le grand caché de la Nature
Vient hors de l’antre à leur appel.

Et plus bas :

Construisant des autels-poëmes
Et prenant pour pierres les cœurs,
Comme un fleuve d’âme commune ;
Du blanc pylône à l’âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l’hiérophante au druide,
Une sorte de dieu fluide
Coule aux veines du genre humain !

Et ailleurs :

Seul, la nuit, sur sa plate-forme,
Herschel poursuit l’être central
À travers la lentille énorme,
Cristallin de l’œil sidéral !!!

Quand on mène dans de pareilles fondrières la poésie et la langue de la Fontaine et de Molière, de Racine et de Voltaire, on n’est plus justiciable que d’un immense éclat de rire ; et peu importe que cet éclat de rire soit catholique, protestant, juif, mahométan ou sceptique, pourvu qu’il mette un peu de bon sens au service d’un peu de bon goût. Car voilà ce que, plus qu’un autre, nous devons tenir à constater : c’est que l’orthodoxie ou l’intolérance religieuse n’a rien à voir là-dedans, que M. Hugo et ses amis seront parfaitement hors de la question s’ils crient au fanatisme parce qu’on aura critiqué Relligio et les Mages, et que les rieurs seront, en cette affaire, du même avis que les rigoristes. Et pourtant Relligio et les Mages ne sont pas encore le dernier mot de la poésie et de la théologie des Contemplations. Dans ces deux pièces, l’auteur n’a fait, après tout, que suivre et exagérer la pente de son esprit amoureux de symbolisme oriental et panthéiste. Il était tout simple que, poursuivant toute espèce de dogme et de culte positif, il arrivât à ne plus vouloir d’autre église que la voûte des cieux ou des arbres ; il était tout naturel que, pour prier, prêcher, officier et bénir dans ces églises en plein air, les poëtes, les musiciens et les peintres, voire même les histrions sublimes, lui parussent très suffisants. Mais il avait encore un pas à faire pour raser d’encore plus près le bord de l’infini : inaugurer une nouvelle doctrine, une religion nouvelle, qui, au lieu de fonctionner dans le vide, eût à son tour des formules précises pour remplacer les formules abolies. C’est ce que M. Hugo a fait, et d’une façon triomphante, dans Ce que dit la bouche d’ombre, le couronnement, la clef de voûte, l’oméga, le nec plus ultra, la branche de laurier de ce monument des Contemplations. L’auteur se suppose enlevé par un spectre au haut d’un promontoire, et là, de sa bouche d’ombre, le spectre lui enseigne des choses qui sont, en effet, très ombrées. La métempsycose brahminique et druidique de M. Hugo s’y déroule en de telles spirales, qu’on est sans cesse suspendu entre le vertige et le cauchemar, et qu’on se frotte les yeux, de temps à autre, pour savoir si l’on est bien éveillé. Crois-tu, dit le spectre, crois-tu que la création

Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie ?

Et, pour prouver qu’elle ne balbutie pas et qu’elle sait ce qu’elle dit, le spectre développe son système. Tout est plein d’âmes : ces âmes sont échelonnées selon leurs mérites et leurs fautes ; les unes dans la région intermédiaire entre Dieu et l’homme ; les autres dans la région intermédiaire entre l’homme et le caillou ; le caillou, ce souffre-douleur, ce damné, ce patito de la métempsycose-Hugo ! Après avoir posé, en trois cents vers, ses prolégomènes, la bouche d’ombre arrive au fait : Tibère est un rocher, Séjan un serpent, Brunehaut un cheval, Frédégonde un pavé, le duc d’Albe une pince, Xerxès un excrément, Jeffreys une orfraie, Octave un silex, Attila un chardon, Cléopâtre un ver, Néron une flamme, Érostrate une fumée. Quel régal de doubles substantifs se donne ici M. Hugo, quels blocs d’hémistiches et de métaphores il soulève de son bras géant, que de fois il fait rimer sombre avec ombre, et énorme avec difforme, c’est ce qu’il faut voir pour le croire ; ce catéchisme de spectre et de gros caillou occupe cinq cents autres vers. Mais il ne faut désespérer personne, pas même le chardon-Attila, le pavé-Frédégonde, et l’excrément-Xerxès. Le poëte fait luire, en terminant, l’aurore de la rédemption générale et du pardon universel. Là il se surpasse :

Ô disparition de l’antique anathème !
La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime !
        Ô retour du banni !
Quel éblouissement au fond des cieux sublimes !
Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes
        S’écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
        Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés, devenant diaphanes,
        Les monstres s’azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre,
Éperdus ! On verra des auréoles fondre.
        Les cornes de leur front ;
Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes :
        Les gueules baiseront !

Ils viendront, ils viendront, tremblants, brisés d’extase,
Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase,
        Mais pourtant sans effroi :
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
        Lui dira : C’est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira ce frère ;
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
        Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
        Bélial de Jésus !!!…

Arrêtons-nous ! arrêtons-nous là ! Et que nos lecteurs nous pardonnent d’avoir un moment appelé leurs regards sur ces blasphèmes ! Il faut les connaître ; il est bon de savoir jusqu’où peuvent aller les imaginations de nos illustres, après s’être affranchies de ces freins, de ces jougs, qu’il leur suffisait, semblait-il, de briser pour décupler leurs forces et atteindre à des hauteurs inconnues. Les hauteurs ! elles sont gigantesques : mais l’homme qui, du haut d’une montagne à pic, croit pouvoir se pencher sur l’abîme, et qui y tombe entraîné par une fascination terrible, ne mesure l’espace qu’il parcourt que par le désastre de sa chute. Les forces ! elles sont immenses : mais l’homme naturellement vigoureux atteint d’un accès de fièvre chaude fait des prodiges de vigueur, et dix hommes raisonnables ont peine à le maîtriser. C’est sur cette image que nous voulons, en finissant, nous reposer de nos fatigues et de nos rigueurs : nous ne trouvons pas d’autre circonstance atténuante à ce livre des Contemplations. On dédaigne, en religion, en politique, en littérature, toute autorité, toute foi, toute loi ; le dogme, la tradition, le culte, superstitions puériles ! langes des siècles enfants, déchirés et dispersés par le souffle de l’esprit nouveau ! On est soi, et, comme on est fort, on se suffit ; et, comme on a du génie, on ne croit plus qu’à soi-même. On part, on va, on monte, l’air est vif, le soleil est radieux, le vent favorable ; on dépasse les nuages, on touche aux étoiles, on est dans le ciel, on s’y explique avec Dieu ; que dis-je ? on y est Dieu, on se contemple, on se sourit dans sa création comme dans le miroir de sa grandeur et de sa divinité ; on se grise d’infini, on s’endort dans cet enivrement olympien, au murmure des océans et des mondes… et l’on se réveille à Charenton ! Voilà l’histoire de M. Hugo et des Contemplations. Il y a trente ans, l’orgueil humain écrivait par la plume d’un philosophe fourvoyé : « Comment les dogmes finissent » ; — et le dogme dont il annonçait la fin vit encore. Aujourd’hui l’orgueil humain nous montre, dans le livre des Contemplations, comment les poëtes finissent, et, cette fois, la démonstration est plus concluante : jamais la littérature chrétienne ne reçut de ses adversaires un plus puissant secours ; jamais la littérature moderne ne reçut de ses grands hommes une plus douloureuse leçon.

III. — M. de Lamartine

I. Cours familier de littérature. — Premier entretien

M. de Lamartine ! il faut du courage pour évoquer encore ce grand nom dans une causerie littéraire : que penser et que dire des premières pages de ce qu’il appelle son Cours familier de littérature ? Je voudrais tendre pour lui la main au public d’élite qu’il a si souvent charmé ; mais je me souviens qu’un sentiment, quel qu’il soit, fût-il d’admiration ou de pitié, ne doit jamais faire taire les grandes vérités morales ; je voudrais rappeler au poëte ces vérités inflexibles ; mais je me demande s’il n’y a pas trop d’acharnement et de cruauté à rudoyer ainsi cette immense infortune, supportée avec une sorte de dignité relative et de laborieuse fermeté. Faut-il cette fois amnistier M. de Lamartine ? Faut-il le condamner encore ? Au lieu de nous décider d’avance, livrons-nous tout simplement aux impressions que nous laisse cette lecture : les questions délicates sont justement celles où il importe le plus d’être sincère, et où la franchise est la meilleure des habiletés.

Et d’abord, pour commencer par l’accessoire, c’est-à-dire par la littérature, il suffit de feuilleter ce premier cahier pour se convaincre d’un détail que pouvaient aisément pressentir, non seulement les détracteurs, mais les admirateurs de M. de Lamartine : c’est qu’il n’a pas fait, qu’il ne pouvait pas faire, qu’il ne fera jamais un cours de littérature. Ce cours, si familier qu’on le suppose, ne saurait exister sans un peu de critique, d’analyse, d’étude des ouvrages d’autrui, et c’est là ce qui manque le plus à l’illustre écrivain. Cette nature, si richement douée des facultés créatrices, est essentiellement dépourvue des facultés secondaires de pénétration et de discernement ; dans ses pèlerinages à travers le monde des livres, M. de Lamartine ressemble à un voyageur qui, enfermé dans sa voiture, aurait rêvé au lieu de voir. Qu’il essaye de juger les anciens ou les modernes, Cicéron ou Fénelon, Tacite ou Bossuet, Platon ou Joseph de Maistre, c’est toujours sa pensée qu’il poursuit dans celle des autres, c’est toujours le reflet de ses songes dont il colore l’œuvre si diverse de ces éminents esprits. Ses rencontres, — et elles n’ont, hélas ! été que trop fréquentes, — avec les affaires, avec les hommes, avec la vie publique, avec l’histoire, ont prouvé que c’était constamment en lui-même, et comme dans un miroir intérieur, qu’il regardait passer les événements, se dessiner les caractères, se nouer ou se dénouer les drames de la politique, et revivre par la mémoire ou par les archives humaines les grandes scènes des temps disparus. De là son obstination à ne voir et à ne comprendre dans les faits, dans les individus, dans les masses, dans les livres, que ce qu’il y met lui-même, que ce qui y serait si tout ici-bas consentait à se conduire d’après les fantaisies brillantes ou le poétique despotisme de son génie. De là ses illusions d’optique, ses erreurs de trop près ou de lointain, ses éblouissements volontaires en de capricieux mirages, puis ses désabusements et ses mécomptes : mais non ; peut-on dire que M. de Lamartine éprouve des mécomptes ou qu’il soit désabusé ? Ces mots supposeraient qu’il reconnaît qu’il s’est trompé, qu’il s’en explique les causes, qu’il profite de ses expériences, et il n’en est rien : pour cette imagination imperturbable dans sa sérénité, ce n’est pas son rêve qui a tort de n’avoir pas prévu l’événement ; c’est l’événement qui est coupable de n’avoir pas justifié son rêve ; à peu près comme ces malades qui sont inexcusables de mourir au moment où ils allaient prouver la science de leur médecin et l’efficacité de ses remèdes.

Comment, dans des conditions pareilles, M. de Lamartine pourrait-il écrire un cours familier de littérature ? Comment pourrait-il donner à des intelligences neuves et simples une idée juste, nette, précise, des ouvrages de l’esprit ? Puisqu’il s’agit de familiarité, nous citerons un vieux proverbe : nous dirons que la première charité commence par soi-même, et que M. de Lamartine, en ce cas, donnerait ce qu’il n’a pas. Et loin de nous l’envie de chercher là matière à déprécier son beau génie ! C’est par ses qualités, tout comme par ses défauts, que nous le croyons incapable de remplir la tâche qu’il s’impose. Malgré l’exemple de Gœthe, qui s’était assez désintéressé de lui-même pour voir juste partout où il regardait, malgré les tentatives peu concluantes de lord Byron et de Chateaubriand, les poëtes ne sont pas des critiques. La poésie, quand on la possède à un degré supérieur, exclut ces aptitudes de second ordre qui consistent à décomposer, à pénétrer une pensée qui n’est pas nôtre, à nous y infiltrer, pour ainsi dire, sans nous y absorber jamais, à en distinguer le fort et le faible, et à déduire avec clarté les motifs de l’approbation et du blâme. « Qui sait, ô grands hommes ! si le génie n’est pas une de vos vertus ? » s’est écrié M. de Lamartine lui-même avec cette paradoxale tolérance qui aurait dû dès lors nous inquiéter. Qui sait, ô poëtes ! dirons-nous à notre tour, si votre défaut absolu de clairvoyance et d’esprit critique n’est pas une de vos poésies ? On le voit, c’est plutôt grandir qu’abaisser M. de Lamartine, que d’affirmer qu’il ne saurait formuler ni motiver des jugements littéraires : il nous donnera autre chose, de fantasques excursions au milieu des divers siècles, des divers groupes d’écrivains ; de mélancoliques retours vers les tristes ou radieuses visions de sa jeunesse ; des chapitres inédits, retouchés ou répétés, de ses Confidences ; des effusions douloureuses où le moi se débattra dans ses tortures, se consolera dans ses grandeurs, se dévoilera dans ses misères, où le sang des plaies inconnues, les larmes des désespoirs cachés, jailliront de l’épiderme ou de la paupière pour couvrir des pages navrantes : mais de littérature, de critique proprement dite, il y en aura peu, et il vaut mieux qu’il n’y en ait point.

Qu’y a-t-il donc ? Nous l’avons déjà dit, et ce premier Entretien est là pour le prouver. M. de Lamartine nous raconte comment le sentiment littéraire est né en lui, comment il s’est accru, développé, et a fini par le conquérir tout entier. Il y revient sur ces anecdotes, ces images de son adolescence, où tressaillent confusément cette poésie rêveuse, ces communications intimes avec la vie rustique et les tableaux de la nature, ce rayonnement d’une âme juvénile sur les objets extérieurs, dont il sera plus tard l’instrument sonore et inspiré.

Il n’enseigne pas, il n’analyse pas, il se souvient ; et ces souvenirs s’épanchent avec cette abondance semblable aux confidences excessives des cœurs délaissés. « Tout devint littéraire à mes yeux, même ma propre vie », nous dit-il ; nous le savions déjà, mais l’aveu n’en est pas moins instructif à cette heure et sous cette plume. « Les révolutions, ajoute-t-il, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me consacrai, m’apparurent, comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur côté littéraire : j’aurais voulu que la vie publique mêlât le talent littéraire à tout ; rien ne me paraissait réellement beau dans les champs de bataille, dans les vicissitudes des empires, dans les congrès des cours, dans les discussions des tribunes, que ce qui méritait d’être ou magnifiquement dit ou magnifiquement raconté par le génie des littérateurs » ; et plus loin : « L’histoire n’était selon moi que la poésie des faits, le poëme épique de la vérité. »

Que vous en semble ? Ne trouvez-vous pas, dans ces quelques lignes et dans les pages qui suivent, la clef, le secret de cette existence brillante et mobile où toutes les réalités se sont traduites en sonorités ou en images, où les opinions, les croyances, les actions généreuses ou coupables, n’ont été que des vibrations, toujours nouvelles, toujours changeantes, suivant le choc qui les éveille, suivant le souffle qui passe sur le clavier ? Tout s’explique désormais, de ce qui avait paru inexplicable. Cette religion vague et flottante, sur laquelle tant de lecteurs se méprirent et qui s’est évanouie dans les fumées de l’orgueil, dans les feux de l’Orient, dans les brumes du panthéisme, c’était la littérature, s’emparant, comme de son premier bien, du saint et inaliénable domaine de la foi chrétienne, et y apportant ses ardeurs factices, ses capricieuses alternatives d’assentiment et d’abandon, ses floraisons parasites, prêtes à étouffer la tige sacrée. Ces procédés historiques se jouant des événements et des hommes, des documents et des preuves, créant des figures de fantaisie sous de sévères portiques, improvisant des fresques peintes à la détrempe sur ces murs bâtis par l’histoire et badigeonnés par le roman, c’était la littérature, usurpant ce qu’elle devrait respecter, dominant ce qu’elle devrait servir, remaniant, pour l’éclat et le succès d’un jour, ces vérités du passé si nécessaires à l’intelligence des vérités du présent. Cette intervention passionnée et imprévoyante dans la politique, cette promptitude étourdie à jouer sur un coup de dés la fortune d’un pays, c’était la littérature, imprimant, bon gré, mal gré, aux affaires, aux sérieux intérêts de la vie publique, les émotions, l’imprévu, les péripéties d’un poëme ou d’un drame, traitant la France comme une lectrice, croyant tout perdu si elle s’ennuie, tout sauvé si elle s’amuse, lui servant un banquet, une émeute, une révolution, un monde suspendu entre des expédients et des abîmes, comme elle lui servirait une épopée, une tragédie gigantesque, dont elle disposerait la mise en scène sans en maîtriser les ressorts, sans en prévoir le dénoûment !

M. de Lamartine se raconte ainsi, afin de nous faire aimer le travail littéraire, de nous apprendre, par son propre exemple, tout ce qu’il peut donner de force aux phases brillantes de la vie, de soulagement et de recours aux années de disgrâces. Le travail, oui : Dieu nous garde de le calomnier, ce consolateur souverain, ce frère terrestre de la foi et de la prière ! Mais le travail, ou, pour mieux dire, l’esprit littéraire ! M. de Lamartine nous apprendrait plutôt à le redouter et à le haïr, en nous montrant, en sa personne, cet envahissement terrible de la littérature finissant par remplir toute l’âme, toute l’intelligence, tout le cœur, tout l’être ; par gouverner, en l’absence de toute loi et de tout principe, sa vie intérieure et publique, ses rapports avec son pays et avec lui-même !

Nous avons voulu tout dire, ne nous départir d’aucune de nos rigueurs, ne ménager aucun de ces péchés mignons, passés presque à l’état d’impénitence finale, afin d’avoir le droit d’exprimer, comme nous l’éprouvons, le sentiment d’admiration douloureuse qu’éveillent les dernières pages de cet Entretien. Merveilleux effet de la vérité chez un homme trop habitué à se bercer de mensonges ! Cette fois, M. de Lamartine a été dans le vrai : dans le vrai de ses désenchantements, dans le vrai de ses douleurs, et, — pourquoi ne pas le dire, puisqu’il le dit lui-même ? — dans le vrai de sa détresse ; et tout cela a éclaté dans une de ces explosions magnifiques qui, ouvrant le sol à des profondeurs infinies, épouvantent le regard par un amas de débris fumants, de végétations brûlées, de flammes livides et de cendres calcinées. Plus de poésie factice, de couleurs surchargées, d’artifice de pose ou de langage, de personnalisme hautain arrangeant ses confessions pour le plaisir de ses lecteurs et les joies de sa vanité : un cri, des accents d’une pathétique éloquence qu’aucun art ne saurait contrefaire, une âme meurtrie, brisée, à bout de force et de courage, lasse de se violenter pour paraître calme, et, dans un déchirement suprême, achevant les haillons qui couvrent ses plaies, faisant jaillir à grands flots le sang retenu par les compresses, mettant à nu ses misères, non plus avec cette complaisance théâtrale fière de l’excès même des souffrances comme d’une supériorité de plus, mais avec une sorte de cynisme sublime, avec ce sanglot des grandes douleurs que nul ne peut entendre sans pâlir et sans frissonner.

Et, comme, après tout, ce mutilé, ce désolé, s’appelle Lamartine, comme le privilège des sentiments sincères et des émotions passionnées est de rendre la force, la vie, la richesse aux styles appauvris ou fatigués par une production abusive, il se trouve que le grand poëte a reparu tout entier dans ce bilan effroyable, qu’il l’a tracé en quelques images saisissantes, qu’on n’oubliera plus, qui ne mourront pas :

« Ce sont autant de fibres saignantes arrachées de mon cœur encore vivant et ensevelies avant moi, pendant que ce cœur bat encore dans ma poitrine comme une horloge qu’on a oublié de démonter en abandonnant une maison, et qui sonne encore dans le vide des heures que personne ne compte plus…

« La vie, dans ma situation, et après les épreuves que j’ai traversées ou que je traverse, ressemble à ces spectacles d’où l’on sort le dernier et où l’on stationne malgré soi en attendant que la foule s’écoule, quand la salle est déjà vide, que les lustres s’éteignent, que les lampes fument, que la scène se dénude avec un lugubre fracas de ses décorations, et que les ombres et les sciences, réalités sinistres, rentrent sur cette scène tout à l’heure illuminée et retentissante d’illusions. »

Tout ce morceau poignant et navrant est écrit de ce style grandiose, splendide, à la fois éclatant et sombre comme un ciel d’orage, et où les couleurs, les éclairs, les images, ressortent de la lutte même du poëte avec la douleur, du choc d’une imagination admirable avec une âme désespérée. Il serait plus froid, plus insensible que nous ne le sommes, le critique qui, en face d’un pareil spectacle, devant de tels débris surnageant dans un tel naufrage, aurait le triste courage de renouveler ses analyses et ses chicanes : s’il ne s’agit que de constater une admiration, une jouissance littéraire, proclamons celle-là ; elle est vive, elle est imprévue, et la littérature d’aujourd’hui nous en donne peu de comparables : ajoutons-y un hommage à cette adversité, — mieux que cela, un appel à tous ceux dont l’obole épargnera à la poésie et à la France une humiliation et un deuil ; à tous ceux qui ont aimé et admiré autrefois M. de Lamartine, et qui lui pardonnent. Mais n’en restons pas à cette louange littéraire, à cette amnistie politique, à cette respectueuse aumône d’admiration et de pitié. Ce qui domine tout ceci, c’est une grande leçon, leçon pour le poëte, et par le poëte. Enivrements poétiques, visions et chimères pénétrant les réalités de la vie, mirages des imaginations brillantes préférés aux vues des esprits sages, illusions caressées, exagérées et perdues, confiance excessive en des systèmes basés sur la vertu humaine, puis découragement et abandon, mépris de l’humanité remplaçant son apothéose, statue commencée avec du marbre, achevée avec du limon et du sable, destruction de formes passagères, servant de prétexte à l’anathème contre des notions immortelles, doute, incertitude, néant, regret d’avoir cru, d’avoir espéré, d’avoir vécu, proclamés comme dernier mot d’une vie agitée et échouée, principes, croyances, devoirs, repliés comme une tente incommode et laissant le champ libre à la brutalité du fait accompli, tout cet ensemble de fautes et de malheurs, d’erreurs et d’expiations, n’est pas à M. de Lamartine seul, mais à nous tous, et celui de nous qui n’a pas péché a seul le droit de jeter la pierre dans ce jardin où une dernière fleur de poésie s’épanouit encore sur un terrain dévasté.

Presque tous coupables à des degrés différents, profitons tous de cet éloquent et émouvant exemple ; pressons-nous autour du poëte foudroyé, non plus pour le pour suivre de nos récriminations tardives, de nos mesquines rancunes, mais pour nous instruire et nous raffermir, pour assister à ce reges erudimini ! que Bossuet, de nos jours, appliquerait aux royautés du talent mieux encore qu’aux autres. — « Je serais mort déjà mille fois de la mort de Caton, si j’étais de la religion de Caton, nous dit M. de Lamartine ; mais je n’en suis pas. » — De laquelle êtes-vous ? demanderions-nous, si la sympathie même et la tendresse pouvaient excuser une question pareille. Vous êtes malheureux, vous souffrez et vous le dites avec ce paroxysme de franchise qui persuade et qui désarme. Tout s’est écroulé sous vos pas, tout s’est brisé dans votre main. Vous vous êtes fait trop de mal à vous-même pour être bien tranquille dans votre douleur ; vous nous avez fait trop de mal pour qu’un peu de ressentiment et d’amertume ne se mêle pas à notre compassion. Vous vivez pourtant, et le travail vous sauve ; mais le travail est aride : renfermé dans sa condition humaine, il a ses heures de révolte et de lassitude ; le sol qu’il remue est ingrat et stérile si Dieu n’est pas là pour le féconder, si l’ange gardien de vos jeunes années n’étanche jamais sur votre front la sueur des soirées brûlantes. Poëte ! malheureux et cher poëte ! vous n’êtes pas stoïque : soyez chrétien ! Vous n’êtes pas de la religion de Caton ; soyez de la nôtre ! Elle seule vous donnera la vraie résignation et le vrai courage.

II. Deux mois après — Second Entretien

Je voudrais bien réparer mes torts envers M. de Lamartine ; car je ne connais rien de plus fâcheux que d’être accusé d’avoir méconnu la puissance d’un sentiment public, quand ce sentiment est honorable, et les droits d’un admirable génie, quand ce génie est malheureux. En parlant du premier Entretien de ce Cours familier de littérature, j’avais cru, je l’avoue, pouvoir associer deux choses qui me semblaient très conciliables et qui étaient, à ce qu’il paraît, incompatibles : la question d’abonnement et la question de critique ; d’une part, rappeler quelques vérités littéraires et morales, que le génie même et le malheur ne sauraient effacer ; de l’autre, tendre la main pour l’illustre poëte, inviter le public auquel je m’adresse à oublier ses rancunes, et à porter les preuves de cet oubli à ce fameux vitrage de la rue Ville-l’Évêque, que la gravure transmettra à nos derniers neveux avec le pantalon à pieds et les levrettes de M. de Lamartine. Je m’étais trompé, et je m’en accuse ; mais mon erreur, Dieu merci ! n’a fait tort qu’à moi seul, et la question capitale (ce n’est pas la question littéraire) est aujourd’hui énergiquement tranchée en faveur du poétique et magnanime naufragé. Vous vous souvenez peut-être de ces tragédies helléniques et patriotiques qu’on jouait sous la Restauration, et qui, d’après les mauvais plaisants, consistaient uniquement à conjuguer le verbe mourir. Le petit drame, — je ne dis pas la comédie, — qui se joue autour du Cours familier de littérature, se formule, d’une façon beaucoup moins tragique, dans la conjugaison complète du verbe, réfléchi ou non, s’abonner. — « Je m’abonne, tu t’abonnes, il s’abonne, nous nous abonnons, vous vous abonnez, ils s’abonnent » : impératif : « Abonnez-vous ! » et point de conditionnel. En présence d’un résultat fait pour me réjouir, pour réjouir tous les amis des belles-lettres qu’on appelle en latin humaniores, afin de les engager à n’être jamais inhumaines, je puis, sans qu’on me soupçonne de palinodie ou de faiblesse, déclarer, en toute franchise, que si j’avais pu croire nuire aux abonnements, ou plutôt si je n’avais espéré y contribuer dans ma très humble part, je n’aurais pas écrit une ligne sur la publication de M. de Lamartine. Ceci posé, je me sens plus libre de parler de son second Entretien, d’exprimer l’admiration que m’inspirent quelques-unes de ces pages, de rechercher si quelques autres ne justifient pas mes pressentiments.

Il y avait, on doit en convenir, un air de malveillance, de fatuité ou de pédantisme, à prétendre, dès le premier cahier, que M. de Lamartine ne pourrait pas faire un cours de littérature, c’est-à-dire de critique et d’analyse littéraire. Et pourtant ce doute même n’était-il pas une louange ? un moyen de rappeler au poëte qu’il était trop grand pour descendre à disséquer les pensées d’autrui au lieu de nous donner les siennes ? Est-ce donc offenser un millionnaire que d’annoncer qu’il payera en billets de banque ce que d’autres acquitteraient en gros sous ? Des pages comme celles qui terminent le premier Entretien et dont l’émotion dure encore, des descriptions comme celle de la cascade de Terni dans l’Entretien d’aujourd’hui, ne valent-elles pas autant que tous les cours de littérature, et humilie-t-on M. de Lamartine en le déclarant incapable de s’abaisser à la besogne d’un La Harpe ou d’un Batteux ?

Quel sera l’abonné (puisque c’est, hélas ! toujours là qu’il faut revenir) assez malavisé pour se plaindre qu’on lui offre de la belle prose ou de beaux vers (M. de Lamartine nous en promet), à la place d’une leçon ou d’une étude sur tel ou tel auteur, vingt fois analysé ? Et d’ailleurs, en supposant même que ce défaut d’aptitude secondaire et d’esprit critique dût amener un léger mécompte pour les souscripteurs méticuleux, quel témoignage éclatant de la popularité renaissante du grand poëte ! Il serait prouvé ; dès lors, que ce n’est pas à son œuvre, mais à sa personne, que s’adressent ces démonstrations spontanées, sincères, dégagées de tout parti pris et de tout charlatanisme, qui, à son insu et peut-être malgré lui, sont venues donner à une masse de souscriptions individuelles les nobles allures d’une souscription nationale. Ce n’est pas à un cours de littérature — la belle affaire ! — c’est à M. de Lamartine, au premier poëte de son pays et de son siècle, qu’on apporte, non pas un abonnement, mais un tribut. S’il était possible qu’en échange de ce tribut il ne nous donnât que du papier blanc, l’hommage n’en serait que plus flatteur, la démonstration plus éloquente, la situation mieux posée ; et il n’y aurait là, après tout, que justice. La politique a eu dans notre siècle, ses dotations populaires ; pourquoi la poésie n’aurait-elle pas les siennes ? Est-ce parce qu’elle a été plus décevante que sa superbe rivale ? Les politiques le diraient peut-être, mais les poëtes n’en conviendraient pas, et cette fois ils seraient dans le vrai.

N’importe ! il n’en était pas moins fort prématuré de soutenir que M. de Lamartine ne nous donnerait pas un cours de littérature, dans l’exacte acception du mot, sous prétexte que, dans son premier Entretien, il ne nous donnait que des souvenirs de sa jeunesse et des confidences personnelles. Il était tout simple qu’avant d’entrer en matière M. de Lamartine voulût renouveler connaissance avec ses lecteurs, et les introduire dans son intimité littéraire, comme ces maîtres de maison qui, avant de recevoir le gros des invités, montrent à leurs amis les lustres et les fleurs, les bougies et les dorures qui vont servir à l’éclat de leur fête. Il était tout naturel qu’avant de les entretenir de poëtes grecs et d’historiens romains il les entretînt d’un sujet plus agréable à tous ; et quoi de plus agréable pour eux et même pour lui que de leur parler de M. de Lamartine ? Il s’y était pris d’ailleurs d’une façon si émouvante et si pathétique, qu’on aurait eu bien mauvaise grâce à regretter ce qui n’y était pas en admirant ce qui s’y trouvait. En somme, ce premier Entretien ne concluait rien et ne devait rien conclure. C’était évidemment dans le second que M. de Lamartine allait poser les bases de son enseignement, nous faire monter avec lui vers ces cimes de toute pensée et de toute poésie qui s’appellent la Bible, Homère, Eschyle, Dante et Shakspeare, nous initier à ces inaliénables trésors de l’esprit humain avec l’empressement d’un héritier qui nous promène dans le patrimoine de ses ancêtres, nous révéler peu à peu l’ensemble de ses idées sur les grandes questions littéraires qui ont divisé le monde, réaliser enfin ce programme si séduisant, si irrésistible, qui consistait à faire passer sous nos yeux les chefs-d’œuvre de toutes les littératures, contemplés non plus par en bas, mais de plain-pied ; non plus par un de ces Lilliputiens de la critique, obligés de s’endurcir le cœur et de se fermer l’imagination au point de ne plus sentir que les défauts, mais par un de ces géants de la poésie, si remplis d’eux-mêmes, c’est-à-dire du beau, qu’ils ne peuvent apercevoir que lui.

Y a-t-il tout cela ou quelque chose de tout cela dans ce second Entretien ? Pas précisément : qu’y a-t-il donc ? Nous allons le voir.

Et d’abord, remarquons un détail, tout à l’honneur de M. de Lamartine. S’il n’a pas cru devoir, cette Fois encore, aborder le vrai et le vif de son sujet, ni dessiner les premiers linéaments de sa critique ou de son histoire littéraire, il a procédé bien habilement pour qu’on ne se plaignît pas de ce retard indéfini. Il a commencé par dix-sept pages d’une métaphysique si transcendante, il est si résolument remonté en deçà du déluge, il nous a si rigoureusement mis au régime de phrases telles que celle-ci : « Qu’est-ce que cette terre ? on n’en sait rien : peut-être une éclaboussure ignée de lave refroidie, lancée avec une impulsion rotatoire par quelque éruption d’un volcan céleste » ; — il a, en un mot, fait preuve d’une théologie si inquiétante, d’une critique si érudite, d’une science si abstraite, d’une philosophie si éthérée, que le pauvre monde des ignorants et des simples appelle de tous ses vœux une millième Confidence qui le délivre de ce brouillamini et de ce tintamarre. Aussi, lorsque, après avoir consciencieusement rempli sa dix-septième page, M. de Lamartine nous annonce qu’il vient d’apprendre la mort de madame Émile de Girardin et qu’il va nous parler de cette femme éminente, on respire comme il a dû respirer lui-même en sortant de son chaos cosmique ; on se reprocherait presque de ne pas ressentir plus douloureusement cette funèbre nouvelle, si l’effet n’en était un peu adouci par un an de date et si l’on ne savait — par ouï-dire — qu’il n’en faut, hélas ! pas davantage pour que les cœurs les plus déchirés aient le temps de cicatriser leurs blessures. On remercie tout bas les admirateurs de madame de Girardin d’avoir fait si peu de bruit autour de sa tombe, d’avoir si peu vanté ses vertus, ses talents et ses ouvrages, que M. de Lamartine ait pu n’apprendre sa mort qu’au moment où il allait écrire la dix-huitième page de son second Entretien, et que la jouissance littéraire causée par son panégyrique tardif ne soit pas trop troublée par un deuil passé déjà au gris ou au rose pour les principaux intéressés. Espérons qu’avant de commencer son troisième Entretien M. de Lamartine apprendra la mort d’Homère ou de Virgile !

Nous avons donc cette fois, purement et simplement, une notice nécrologique sur madame Émile de Girardin ; et, comme l’arithmétique est permise en un sujet où elle a beaucoup occupé, les calculateurs remarqueront que cette notice tient soixante-trois pages, tandis que la métaphysique préliminaire et les considérations générales n’en ont donné que dix-sept. En d’autres termes, la digression emporte le fond, et nous n’avons garde d’en gémir, car nous aimons bien mieux M. de Lamartine montant aux cascades de Terni, et nous décrivant ce tableau sublime : « Vapeur des eaux, verdure des prairies, noirceur des sapins, pâleur des peupliers, aspérités marbrées des rochers, rubans bleuâtres des langues de la cascade qui s’entrecoupent, groupes d’îles enfouies sous l’ombre portée des caroubiers, splendeur du ciel qui contraste en haut avec les ténèbres en bas, rayons du soleil qui semblent jaillir de la gueule du fleuve avec ses nappes », que M. de Lamartine égaré au milieu des éclaboussures ignées et des impulsions rotatoires.

La notice est brillante, parsemée de ces traits délicats, splendides ou charmants, qu’on pourrait appeler les heureux coups de dés de l’improvisation chez un homme de génie, et qui rachètent tout dans les écrits de cet enchanteur, emportant par le prestige ce que lui refuse la raison. Cette biographie, à vol de poëte, d’une femme poëte, a de quoi plaire à l’imagination : est-elle partout et toujours convenable ? C’est là le côté faible, et je voudrais le généraliser afin de n’être, à mon tour, ni indiscret ni offensant.

Les auteurs contemporains — j’entends ceux qui appartiennent à une certaine littérature — ont pris une telle habitude de faire de leur personne, le centre de leurs ouvrages, que ces ouvrages, leur vrai titre, leur seul titre à l’attention publique, deviennent pour eux l’accessoire, et qu’ils veulent être admirés pour eux-mêmes, dans une sorte de contemplation indépendante de leurs travaux et de leur talent. Pour y parvenir, il faut qu’ils posent, et, pour poser dans les conditions les plus favorables au secret désir de leur vanité, il faut qu’ils élaguent tout ce qui, dans l’ensemble de leurs souvenirs, de leurs sentiments et de leur vie, gâterait l’effet et ressemblerait trop aux faiblesses et aux misères de notre pauvre humanité. Ce travail d’élimination, d’épuration, parfaitement légitime et même nécessaire dans leurs poëmes ou leurs romans, alors même qu’il s’y mêle un reflet de leur propre existence ou une page anonyme de leurs Mémoires, touche déjà de bien près au convenu et au mensonge lorsqu’ils se dégagent de ces voiles de l’idéal et se substituent, auprès de leurs lecteurs, aux héros de leurs fictions. Ils rencontrent alors, chez les sceptiques, les goguenards (et il y en aura toujours en France), chez les initiés aux dessous de cartes de la vie littéraire, des étonnements, des doutes, des protestations, des démentis, qui, pour rester silencieux comme une bienséance, n’en sont pas moins accablants comme un témoignage : premier inconvénient, premier malheur, car il accoutume la société et la littérature à un système de tromperie réciproque, consentie et consacrée ; il crée pour elles un monde factice à côté du monde réel, une atmosphère artificielle où le vrai et le faux se confondent, où peu importe de mentir pourvu qu’on ait l’air de croire la hâblerie du voisin, et qui, réagissant sur les idées, le style et les livres, leur imprime un je ne sais quoi de falsifié et de chimérique comme le milieu où ils s’élaborent et le public qui les applaudit. Ce n’est plus, remarquez-le bien, cette distinction si importante et si sacrée entre la vie extérieure et la vie privée, cette loi de convenance et de moralité qui permet, qui veut qu’à part les scandales trop éclatants et les manifestations trop cyniques, un auteur n’ait à répondre que de ses œuvres, de l’expression de sa pensée, sans qu’on ait le droit de lui demander davantage, sans qu’on puisse, à moins de se salir et de se dégrader soi-même, tenter de révéler ce qu’il cache, et de trahir l’incognito de ses désordres : non, c’est autre chose ; une troisième vie, pour ainsi dire, qui côtoie et entame les deux autres, qui n’est ni publique ni intime, qui veut cumuler l’éclat de la publicité avec les sécurités du mystère, et à qui il suffit, pour y réussir, de déguiser ceci, d’embellir cela, de supprimer ce qu’elle désespère d’assouplir, et finalement d’introduire dans les faits réels, connus, palpables, touchés et souvent montrés du doigt par tout le monde, le même idéal que dans les œuvres d’imagination. Or, comme l’école qui se complaît à ces exhibitions mensongères est celle qui abuse à satiété des mots sainteté, calvaire, immolation, dignité, amour, tendresse, héroïsme, grandeur, sacrifice, dévouement, piété, extase, religion, beauté morale, sublimes vertus de fille, d’épouse et de mère ; comme elle a soin de feuilleter ce vocabulaire mystique dans tous les embarras des souvenirs qui la gênent et qu’elle veut pourtant publier, il se trouve justement que ces mots si beaux, si imposants, sont là pour recouvrir et souder ses confidences à l’endroit des surcharges, des omissions ou des ratures. Il existe alors, entre le fait et le récit, l’histoire vraie et l’histoire racontée, de si énormes disparates, qu’on a peine à réprimer un long éclat de rire, et que tout en souffre, tout s’en abaisse, l’auteur qui parle, l’auditoire qui cède à une curiosité coupable, le sentiment public qui s’arrange tant bien que mal de ces artifices, tout, jusqu’au sens de ces saintes et grandes paroles ; vases sacrés que ne devraient toucher que des mains innocentes, et qui sortent d’un impur contact, souillés et profanés.

Telle est la situation ; les bons esprits la déplorent, et tout ce qui s’y rattache par quelque point mérite d’être signalé avec appréhension et douleur, comme symptôme de cette maladie morale qui a gagné, de proche en proche, les plus belles imaginations de notre temps. Eh bien, M. de Lamartine, si supérieur à tous ces professeurs de parade autobiographique, si noble encore d’intelligence et de cœur en dépit de ses défaillances, a le tort, soit qu’il parle de lui, soit qu’il parle des autres, de prêter l’autorité de son nom et de son génie à ce système d’assurance mutuelle contre la vérité. Mais est-il exact de dire que M. de Lamartine parle des autres ? N’est-ce pas lui encore qu’il retrouve et qu’il aime à retrouver dans ces tableaux qu’il nous montre comme cicerone et où il figure comme personnage ? Lorsqu’il nous peint, sur le plateau d’où jaillit la cascade de Terni, cette poétique jeune fille qui s’appelait alors Delphine Gay, lorsqu’il se replace, par le souvenir, en présence de cette apparition enchanteresse, est-il bien sûr de résister à l’idée, au plaisir du rapprochement que feront tous ses lecteurs, de cette rencontre entre le premier poëte du siècle et la Muse de la patrie, entre le bel Alphonse et la belle Delphine, encadrés, comme il leur convenait, dans le plus grandiose paysage qui ait jamais ravi les imaginations et les âmes ? N’y a-t-il pas là, comme toujours, cette complaisance obstinée du génie pour lui-même, revenant sans cesse au roman de ses jeunes années, aux scènes, vraies ou arrangées, où il parut tout à fait à son avantage, où il se révéla dans son rayonnement et sa magie, — et évoquant ces visions charmantes à l’heure de la lassitude et du déclin ? Où arrive-t-on avec cette méthode ? À s’occuper toujours des personnes, jamais des ouvrages : et, comme on peut dire toute la vérité sur les ouvrages, pourvu qu’on ait un peu de tact et de goût ; comme on ne peut jamais la dire toute sur les personnes, pourvu qu’on ait un peu de délicatesse et de courtoisie, il s’ensuit qu’on fait de la peinture inexacte au lieu de faire de la critique instructive, et qu’on donne raison aux malintentionnés, aux incorrigibles, qui, après avoir lu jusqu’au bout ces pages chatoyantes, demandent si c’est bien là un cours de littérature. Tenez, voilà, par exemple, madame Émile de Girardin. À coup sûr, malgré ses talents incontestables et ses gracieux succès, ce n’était pas par l’auteur de Lady Tartufe et du Chapeau d’un Horloger que devait raisonnablement s’ouvrir une série de leçons et de modèles de littérature. Homère, Eschyle, Platon, Thucydide, Virgile, Horace, Tacite, Shakspeare, Milton, Dante, Corneille, Bossuet, eussent été mieux placés au frontispice. Mais enfin madame de Girardin a fait des livres, des romans, des comédies, des tragédies. Pourquoi ne pas prendre un ou plusieurs de ses ouvrages, les analyser avec votre autorité magistrale, indiquer les beautés, signaler les taches, expliquer comment cette nature brillamment douée, mais vivant sans cesse dans un air imprégné de faux et de factice, avait fini par le respirer sans effort comme Mithridate humait ses poisons, et avait été, en définitive, la Léontine Fay de la poésie moderne ? Pourquoi ne pas nous donner une idée juste de ses tragédies, de Judith, de Cléopâtre, et des causes de leur chute, que ne put conjurer le talent, alors a son apogée, de mademoiselle Rachel ? Est-ce nous renseigner suffisamment à leur sujet que de nous en citer deux tirades, et n’est-ce pas une distraction bien cruelle que de nommer Corneille à propos de madame de Girardin ? Peindre « sa taille élevée et souple, ses cheveux abondants, soyeux, d’un blond sévère, son sein gonflé d’impression, son profil légèrement aquilin, l’énergie de sa structure, la gracieuse cambrure de son cou, sa tête et le port de sa tête rappelant trait pour trait en femme celle de l’Apollon du Belvédère en homme », est-ce donc de la critique ? est-ce de la littérature ? Cette manie de substituer la plastique à l’analyse, l’étude de la forme, de la pose, de l’effet matériel et extérieur à celle de l’idée, du travail intime de la pensée et de l’esprit, le souvenir de la personne à l’appréciation de l’écrivain, n’est-ce pas, encore une fois, ôter à la littérature tous ses enseignements, pour ne lui laisser que ses mirages, son clinquant et ses enluminures ?

N’allons pas plus loin, et ne précisons pas davantage : refusons-nous le triste plaisir de montrer à M. de Lamartine les extrêmes conséquences de sa méthode de personnalisme littéraire dans cette scène funèbre où il groupe près du fauteuil de madame de Girardin, déjà mortellement atteinte, lui, madame Sand et… M. Paulin Limayrac ! Oublions même de constater que le second cahier de ce cours familier de littérature, écrit par un des quarante de l’Académie, finit par cette phrase où je suis forcé, si je veux absolument la comprendre de voir une faute de français : « Il y a des cœurs en France : j’en voudrais avoir mille pour l’aimer comme elle mérite d’être aimée par ceux qu’elle aime ! » — Ce sont là des vétilles, et l’auteur du Lac a le droit de se permettre des incorrections qu’éviterait un élève de troisième. Là, comme ailleurs, c’est le privilège de son génie et de sa gloire de pouvoir s’appliquer le : de minimis non curat prætor ; je me contente donc de revenir à mon texte, à mes douloureuses admirations pour M. de Lamartine, à mes vœux, déjà comblés, pour le succès de sa noble et vaillante entreprise, en rappelant que, s’il n’est pas un critique, ce ne peut être que par excès de génie, en répétant que lui refuser quelques-unes de ces aptitudes d’éplucheurs d’idées et de phrases, c’est encore lui rendre un respectueux hommage, en affirmant que ces adhésions si nombreuses et si ferventes doivent le flatter d’autant plus qu’elles restent plus indépendantes de la valeur réelle de son œuvre, et en avouant que j’attends le troisième Entretien pour savoir si M. de Lamartine nous donnera décidément un cours de littérature3.

IV. — Voltaire4

I

Pour les écrivains catholiques — ou dévots, comme on nous appelle, — attaquer Voltaire est une tâche si obligée à la fois et si facile, qu’elle en devient un peu suspecte. Entre l’Église de Dieu et ce diabolique génie, entre ce contempteur de toute foi et la foi par excellence, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de trait d’union ni de compromis possible ; il en résulte que l’excès même de nos griefs et le nombre de nos moyens d’attaque en diminuent la valeur aux yeux des indifférents, et que la guerre à Voltaire compte parmi les lieux communs de la littérature catholique. D’autre part, comme Voltaire est resté, dans la prose, un admirable modèle, comme les péchés mignons de la littérature actuelle sont justement de ceux auxquels il est bon d’opposer les qualités de l’auteur de Zadig, la clarté, la sobriété, la grâce, le trait, la simplicité, la finesse, et cette exquise proportion entre le mot et l’idée, que notre époque a si parfaitement oubliée, nous nous trouvons parfois un peu embarrassés au point de vue littéraire : il nous est difficile de séparer toujours d’une façon assez péremptoire l’homme et l’écrivain, et il semble que les méfaits de l’un retombent trop sur l’autre : il semble que les inépuisables anathèmes dont nous poursuivons cette odieuse et funeste mémoire soient autant d’injustices envers ce merveilleux esprit qu’on ne saurait ni assez admirer ni assez haïr.

C’est donc pour nous une double bonne fortune que d’entendre médire de Voltaire avec une modération spirituelle, et de le voir attaqué par le ministre d’une religion qui n’est pas la nôtre. Un heureux hasard, une visite chez un cher et éminent poëte où tout charme et ravive l’imagination et le cœur, a mis entre nos mains ce petit volume de M. J. Gaberel ; nous y avons rencontré un tel fond d’honnêteté et de bonne foi, une si parfaite convenance de ton et de langage, et, en même temps, des documents si nouveaux, si précieux pour cet intéressant chapitre de l’histoire littéraire du dix-huitième siècle, que nous n’avons pu résister au plaisir d’en causer un moment avec nos lecteurs. Un mot d’abord sur l’exacte situation des protestants et des ministres protestants vis-à-vis de Voltaire : et surtout n’ayez pas peur : vous ne trouverez ici ni théologie ni polémique.

Le dix-huitième siècle offrit, jusqu’à l’avènement de Louis XVI, une anomalie détestable : la persécution officielle ou légale survivant à la foi dans les âmes. La cour et la ville, Paris et la province, la France et l’Europe, s’infectaient de libertinage et d’athéisme, et, pendant ce temps, la révocation de l’édit de Nantes allongeait encore son ombre stérile sur ce siècle déshérité. Explicable sous madame de Maintenon, elle devenait inintelligible sous les Pompadour ou les du Barry. Ce mélange de corruption et d’intolérance donnait forcément un grand avantage à Genève, la capitale du protestantisme. La liberté de conscience, entravée ou proscrite ailleurs, devait la choisir pour refuge. Les philosophes français, chaque fois que les restes du gouvernement absolu ou du pouvoir ecclésiastique faisaient mine d’arrêter leurs écrits ou de gêner leur propagande, devaient songer à cette ville savante, laborieuse, tolérante, industrieuse, avancée, qui comptait, à cette époque, des hommes du plus haut mérite, et qui se recommandait en outre à la santé de l’esprit et du corps par son bon air et ses magnifiques paysages. Que Genève, gardienne des libertés et ces privilèges de l’intelligence, n’en demeurât pas moins fidèle à l’Évangile et à la morale chrétienne, et cette parvulissime république pouvait être présentée à des villes plus considérables et à des pays plus orthodoxes comme un exemple et une satire. Malheureusement les philosophes, et Voltaire à leur tête, s’appuyaient beaucoup plus, pour le succès de leurs doctrines, sur la licence des mœurs que sur la liberté des consciences ; et, sous ce rapport, la pruderie génevoise leur était bien plus contraire que la légèreté française. Par leur prétendue croisade contre la persécution et le fanatisme, ils tendaient la main à Genève, à tout ce que le protestantisme d’alors conservait encore de persécuté et de révolté. Par leur impiété radicale, leur mépris de tout atermoiement entre la raison et la foi, leur manie de pousser à l’extrême le droit de discussion et de contrôle, par les séductions libertines dont ils assaisonnaient l’enseignement philosophique, leur voisinage ou leur alliance ne pouvait qu’effrayer tout ce qui, dans la cité de Calvin, gardait le culte des vieilles lois et des vieux usages, prétendait rester chrétien en refusant d’être catholique, et voulait s’arrêter sur cette pente glissante qui mène de la négation d’un seul dogme à la négation absolue. Voltaire surtout, Voltaire, qui, malgré son âge, lut constamment, dans ses relations avec Genève, un gamin de génie, Voltaire, aussi enclin à faire niche à la Bible et au prêche qu’à la messe et au sermon, était assurément le plus dangereux voisin qui pût tout ensemble flatter et épouvanter les Génevois, caresser leur amour-propre national en demandant à leur territoire la sécurité et la liberté que lui refusait la France, répondre à leur dada anticatholique en se faisant l’éloquent organe de leurs rancunes séculaires, et désespérer leur gravité par ses railleries, ses espiègleries, ses malices de vieux singe corrupteur et corrompu. Ce contraste, ces alternatives d’admiration et de malaise, de sympathie et de méfiance, de reconnaissance et de rancune, expliquent et défrayent toute l’histoire du séjour de Voltaire dans les environs de Genève ; on les retrouve encore dans le livre de M. Gaberel, et elles donnent à ses récits, à ses révélations, à ses réticences, quelque chose de piquant et de charmant qu’on chercherait en vain sous une plume dévote comme la vôtre ou la mienne.

Ce fut, on le sait, à soixante et un ans que Voltaire vint se fixer en Suisse. À cet âge, on peut parler du soin de sa santé et de ses goûts de retraite sans rencontrer d’incrédules ; aussi le conseil génevois ne fit-il aucune opposition, et voici ce qu’on lit dans ses registres en date du 1er février 1755 : « On a lu une lettre de M. de Voltaire adressée à noble Tronchin, par laquelle il prie Messieurs de lui permettre d’habiter le territoire de la République, alléguant l’état de sa santé et la nécessité de se rapprocher de son médecin, spectable Tronchin : l’avis a été de permettre audit sieur de Voltaire d’habiter le territoire de la République sous le bon plaisir de sa seigneurie. »

Tel fut le point de départ : pour beaucoup de Génevois, et malgré sa passion pour le théâtre, qui faillit plusieurs fois le brouiller avec l’austérité calviniste, Voltaire, sexagénaire illustre, étincelant de génie et de gloire, entouré de cette popularité sans rivale qui donna son nom à son siècle ou son siècle à son nom, n’ayant pas encore écrit ou avoué les œuvres infâmes de sa vieillesse, riche, châtelain, homme du monde, presque grand seigneur, transformant le pays qu’il habitait en un lieu de pèlerinage, fut d’abord un personnage d’apparat, un demi-dieu dont le majestueux éclat était à peine terni par quelques taches légères. À ce premier prestige se joignit bientôt celui que Voltaire, sous l’inspiration génevoise, sut habilement se donner par d’honorables tentatives pour défendre ou venger quelques victimes de l’intolérance et de l’arbitraire : Calas, Sirven, le chevalier de la Barre. M. Gaberel, en digne Génevois, très empressé de louer tout ce qui fut louable chez son hôte, a consacré un chapitre à ces efforts mémorables et bien souvent remémorés pour l’absolution de Sirven et la réhabilitation de Calas ; efforts qui marquèrent une sorte de lune de miel dans le mariage de raison de Voltaire avec Genève. La tolérance, la liberté religieuse, la liberté de conscience, ce sont là de trop beaux mots et des mots trop bruyamment répétés à propos de Voltaire, pour qu’il ne nous soit pas permis de nous y arrêter un instant, et de nous demander comment Voltaire les a compris, observés et pratiqués.

Loin de nous l’envie de prendre parti pour le fanatisme et l’intolérance, ces deux monstres d’autant plus redoutables pour notre siècle, qu’il y penche, comme chacun sait, chaque jour davantage ! Mais les admirateurs de Voltaire ne sont-ils pas ses dupes en ce qui touche à cette fameuse défense de Sirven et de Calas ? Rendons-nous bien compte de la situation de l’illustre patriarche au moment où il s’occupa de ces deux affaires. Sa célébrité, son influence européenne, ses moyens de propagande philosophique, se composaient bien moins du succès de tel ou tel de ses ouvrages, — roman, tragédie ou poëme, — que d’un ensemble, d’un rôle dont il avait à soigner également toutes les parties pour tenir l’enthousiasme en haleine et ne pas permettre à la curiosité publique de se lasser ou de se refroidir. C’est une chose triste à dire, mais indubitable : si les débuts des hommes célèbres demandent quelques frais de mise en scène, leur règne, leur glorieux automne, en exige bien plus encore. Il faut qu’ils songent sans cesse à l’effet, qu’ils posent, qu’ils sacrifient constamment à la grande majorité des badauds, qu’ils donnent à l’extérieur, au costume, à la plastique de leur personnage tel que l’acceptent et le proclament leurs contemporains, plus d’attention et de soin que l’homme de guerre n’en a donné à ses batailles, l’orateur à ses discours, le politique à ses traités et l’écrivain à ses ouvrages. Voltaire, s’installant en 1755 aux portes de Genève, n’était pas seulement l’auteur de la Henriade, de Zaïre et d’Adélaïde du Guesclin ; il était encore, et surtout, le chef de la secte philosophique, le promoteur de l’Encyclopédie, le correspondant des rois et des impératrices philosophes, c’est-à-dire amis de la sagesse, ce qui, soit dit en passant, s’appliquait assez mal à la grande Catherine ; il était le centre où venaient aboutir toutes les idées d’alors, et d’où elles rayonnaient ensuite en pamphlets et en satires, en bons mots et en petits vers. Des tragédies, des lettres, des madrigaux, des épigrammes, pour faire valoir sa marchandise, c’était bien ; mais un bienfait place à propos, l’héritière d’un grand nom poétique adoptée et secourue, une bonne et belle action servant de commentaire aux tirades d’Alzire et de Mahomet, un succès retentissant dans le rôle de la Providence, d’une providence terrestre prêchant contre le catéchisme et l’Évangile, c’était bien mieux ; c’était la philosophie en action substituée à la philosophie en idées ou en phrases ; Voltaire, en présence des Génevois, avait trop d’esprit pour ne pas comprendre que deux ou trois prouesses dans l’intérêt de l’humanité, de la tolérance et de la liberté, le serviraient mieux auprès de ses rigides voisins que toutes ses pièces de théâtre et toutes ses poésies de salon. Les infortunes de Calas et de Sirven se trouvèrent là tout à point pour accréditer Voltaire à Genève, signer ses passe-ports, et le classer dans l’emploi des bienfaiteurs et des apôtres, si essentiel à un homme décidé in petto à profiter de l’accueil, de la tolérance et du protestantisme de ses hôtes pour y faire de nouveaux prosélytes. Voilà à quoi se réduit, selon nous, cette superbe initiative prise par Voltaire en faveur de quelques victimes de l’oppression et de l’injustice. Au fond, ce ne fut pas lui qui défendit ou vengea Calas, Sirven et la Barre ; car il n’y eût pas seulement songé s’il eût vécu alors à la cour de Louis XV, de Frédéric ou de Catherine ; ce furent les Génevois, et je me rencontre ici avec M. Gaberel : le digne pasteur semble craindre qu’on ne refuse de le croire s’il affirme que ses concitoyens eurent « une très notable influence sur les efforts de Voltaire, en faveur de la tolérance religieuse… — Cette prétention, ajoute-t-il, peut paraître ambitieuse ou du moins fort nouvelle ». — Oh ! que non pas ! Le seul reproche, au contraire, que l’on puisse adresser à M. Gaberel, c’est d’être là-dessus trop retenu et trop modeste. D’ailleurs, il nous donne mieux que des assertions : il nous donne des preuves, et quelles preuves ! Des lettres inédites de Voltaire au ministre Moultou ; et, pour que rien ne manqua à l’enseignement qu’on peut tirer de cet épisode, M. Gaberel a dû mettre en note : « Cette correspondance est malheureusement incomplète ; un grand nombre des lettres de Voltaire à Moultou ont été perdues pendant les bouleversements que la Révolution de 1793 occasionna dans plusieurs familles génevoises. » — Voyez, que de rapprochements, d’enchaînements et de leçons ! M. Moultou, ministre pieux et convaincu, conseille à Voltaire une de ces œuvres d’humanité et de bienfaisance, destinées à accroître son autorité et son prestige. Il contribue à lui entr’ouvrir cette porte génevoise par où nous verrons tout à l’heure passer en contrebande la muse obscène et impie de Candide et de la Pucelle. Quelques années s’écoulent ; un monde, frappé de vertige, décerne au vieil effronté de scandaleuses apothéoses : sa décrépitude, son agonie et sa mort, couronnent l’œuvre perverse de toute sa vie. Mais, quand cette œuvre est achevée, il reste à la traduire, et cette traduction, écrite avec du sang à l’usage des multitudes, frappe et venge à la fois tout ce qu’a attaqué Voltaire, proclame et châtie tout ensemble tout ce que Voltaire a fait. S’il lui eût été donné de prolonger sa vieillesse au-delà des bornes communes, s’il eût pu assister à la mise en action de ses doctrines et de ses écrits, nul n’eût maudit plus violemment les Welches changés en bêtes fauves ; nul n’eût été plus sûr de monter à l’échafaud, victime et complément de son propre ouvrage, entre Louis XVI, André Chénier et madame du Barry ; la royauté qu’il avait remplacée, la poésie qu’il avait salie et la courtisane qu’il avait flattée. Mais il était mort ; et dans cette petite république qu’il avait un moment honorée, agitée et souillée de son voisinage, il suffisait du contre-coup de 93, pour que ses lettres, les reliques de son esprit, les parchemins de cette noblesse intellectuelle dont il usait pour détruire toutes les autres, fussent emportées comme des feuilles mortes au souffle des lointains orages.

Quoi qu’il en soit, ce qui reste de la correspondance de Voltaire avec Moultou, et ce qu’en cite M. Gaberel, renferme des preuves suffisantes et piquantes de la large part que l’influence génevoise eut dans les affaires Sirven, la Barre et Calas. Au commencement, Voltaire est très froid ; il paraît fort effrayé de la responsabilité de l’entreprise. « Il faut que Moultou, avec M. et madame de la Rive, qu’il affectionnait beaucoup, l’encouragent de toutes leurs forces. » — « C’est une œuvre à vous, monsieur de Voltaire, lui disent-ils ; joignez le fait à la parole, la gloire du bienfaiteur de l’humanité à la gloire de l’écrivain. Votre nom sera plus grand par la destruction du fanatisme que par la production des plus beaux chefs-d’œuvre de poésie. » Voltaire répond à ces encouragements par des précautions diplomatiques. Il rédige un mémoire en faveur de Calas : puis il écrit à Moultou : « Voilà à peu près, monsieur, comment je voudrais finir le petit ouvrage en question. Ensuite j’en enverrais des exemplaires aux ministres d’État sur la protection et la prudence de qui je puis compter, à madame la marquise de Pompadour et à quelques amis discrets qui pensent comme vous et moi ; j’accompagnerais l’envoi d’une lettre circulaire par laquelle je les supplierais de ne laisser lire l’ouvrage qu’à des personnes sages… Le reste demeurerait enfermé sous clef en attendant le moment favorable de le rendre public… » On le voit, de là au dévouement intrépide qui brave tout pour secourir des innocents, il y a loin. Pourtant Voltaire s’échauffe peu à peu. Chez lui, la verve de l’artiste et la véhémence du sectaire suppléent au vide et à la sécheresse du cœur ; mais que de malice encore et d’ironie et de scepticisme goguenard au fond de son émotion apparente ! « L’aventure des Calas, écrit-il huit mois plus tard (5 janvier 1763), peut servir à relâcher beaucoup les chaînes de vos frères qui prient Dieu en mauvais vers. Je suis convaincu d’ailleurs que, si l’on a quelque protection à la cour, on verra clairement que des ignorants qui portent une étole ne gagnent rien à faire pendre des savants à manteau noir, ce qui est le comble de l’absurdité comme de l’horreur… »

Et un peu plus loin (2 mars 1764), cette lettre significative : « Mon très cher et très aimable prêtre, vous avez très grande raison de vouloir qu’on fasse sentir que la mauvaise métaphysique, jointe à la superstition, ne sert qu’à faire des athées. Les demi-philosophes disent : Saint Thomas est un sot, Bossuet est de mauvaise foi, donc il n’y a point de Dieu. — Il faut dire, au contraire : donc il y a un Dieu qui nous apprendra un jour ce que Thomas d’Aquin ne savait point et ce que Bossuet ne disait pas… L’affaire des Calas prend le meilleur train qu’il soit possible : je me flatte toujours qu’on tirera un très grand parti de cette horrible aventure. Je finis en vous embrassant avec le plus tendre respect. »

Tel est, avec mille variations brillantes, le ton général de cette correspondance, que nous voudrions pouvoir citer tout entière. Qu’il s’agisse de Sirven ou de Calas, on s’aperçoit constamment de deux choses : d’abord, que c’est l’air de Genève, le désir de lui complaire et le contact avec quelques hommes sérieux et chrétiennement tolérants, qui poussent et dominent Voltaire dans cette croisade impromptu contre la persécution et l’intolérance ; ensuite, que ces influences fortuites et passagères ne réussissent pas même à le rendre bon protestant ; qu’il se retient, joue la comédie ou le drame, affecte des allures graves, pour ne pas trop offusquer M. Moultou et ses amis ; mais qu’au fond le diable n’y perd rien, ce malin diable qui se moque du temple comme de l’église ; que, s’il rentrait dans son naturel, ses sarcasmes éclateraient contre les savants en manteau noir comme contre les ignorants en étole ; que même, si l’on y regardait de bien près, ces savants un peu lourds, un peu puritains, insensibles à ses spirituelles gambades, hostiles à son cher théâtre, rétifs à ses bons mots, obstinés à dire à son impiété : Tu n’iras pas plus loin ! lui sont beaucoup plus antipathiques que ces ignorants ; qu’enfin Calas, Sirven et la Barre n’ont pas été pour lui des opprimés, des victimes auxquelles il se dévoue, mais les acteurs, les personnages muets d’une pièce à spectacle, à jouer entre Mérope et Sémiramis, les pions de ce grand échiquier stratégique où il trace son plan de campagne contre l’infâme. Les Génevois spirituels ne s’y trompèrent bas, et, s’ils avaient voulu s’y tromper, les illusions les plus robustes eussent été bientôt dissipées par la conduite de Voltaire, C’est là que nous nous emparerons, avec plus de plaisir encore, du livre de M. Gaberel ; ce ne sera pas trop d’une autre causerie pour traiter de cette seconde partie, constater l’originalité et la valeur des documents qu’elle renferme, et remercier M. Gaberel du service qu’il a rendu, non pas à tel ou tel culte, mais à la cause catholique, c’est-à-dire universelle, de la dignité, de la vérité et de la moralité humaine.

II

Je viens d’indiquer les situations respectives des Génevois et de Voltaire, et celle que, cent ans après, presque jour pour jour, M. Gaberel avait dû continuer et maintenir en nous montrant le bien et le mal de ces relations du vieux philosophe avec ses rigides voisins. Ai-je été bien juste à mon tour ? Ai-je suffisamment fait valoir ces célèbres efforts de Voltaire au profit de la tolérance ? Un mot encore, comme transition des bienfaits voltairiens aux espiègleries voltairiennes.

La tolérance est assurément une des plus hautes vertus de l’humanité, et la liberté de conscience un des plus beaux privilèges de l’être pensant. Seulement les disciples de Voltaire, les panégyristes séculaires du défenseur des Sirven et des Galas semblent toujours oublier qu’il y a deux sortes de tolérance, de même que la conscience a deux sortes de liberté. Ils ne se préoccupent jamais que de la liberté de penser, et ils dénoncent ceux qui ont tenté de l’entraver ou de l’amoindrir aux anathèmes de tous les pays et de tous les siècles. La liberté de penser est sacrée, j’en conviens ; elle est d’un grand prix, et je la tiens pour telle, même en songeant que, parmi ceux à qui on la laisse, un nombre immense n’en profite pas, et quelques-uns en abusent. Mais que direz-vous de la liberté de croire ? Vous paraît-elle moins essentielle et moins sainte, moins divine et moins humaine ? Si Dieu a donné à l’homme le libre exercice de son intelligence, et si cet exercice, souvent dangereux, parfois funeste, passe pourtant pour un de ses bienfaits les plus inaliénables, est-ce donc une cruauté ou une raillerie de sa Providence, que cet instinct inné, ce besoin de foi qui nous porte à le chercher dans sa vérité et sa grandeur, et, quand nous l’avons trouvé, à nous y reposer avec délices, comme dans le refuge des inquiétudes ou des misères de notre esprit, des agitations ou des lassitudes de notre cœur ? La jeune intelligence qui n’entrevoit pas la possibilité du doute, l’intelligence vieillie qui en a connu les tourments et les amertumes, peuvent-elles avoir un bien plus précieux que cette liberté de croire, qui est à la liberté de penser ce que le port est à la vague, ce que l’azur du ciel est aux nuées chassées par le vent ? Qui, selon vous, est le plus cruel, le plus intolérant, de l’homme qui, dans un siècle de lutte et de violence, torture la conscience de son semblable pour y faire entrer par force ce qu’il croit la vérité, ou de l’homme qui, dans un siècle civilisé, corrompt et dissout la conscience de son frère pour y introduire par surprise, non pas sa vérité à lui, — il n’en a point, — mais le déni de toute vérité ? Si celui-là vous semble criminel, celui-ci vous paraîtra-t-il moins coupable ? Si vous jugez de la gravité d’un crime par le mal qu’il fait à sa victime, par la valeur du bien qu’il lui arrache, regarderez-vous l’infraction à la liberté de penser comme plus grave que l’attentat à la liberté de croire ? Et, si ce n’est pas tout encore, si le persécuteur de la foi, pour mieux assurer le succès de sa propagande, s’adresse tout ensemble à l’esprit, à l’imagination et aux sens, s’il déprave pour être plus sûr d’égarer, s’il souille l’innocence des pensées pour mieux troubler la sécurité des croyances, s’il s’insinue par fraude dans les familles, auprès des âmes faibles et naïves, en préludant, par la licencieuse séduction des images, à la destructive audace des idées, s’il ne respecte ni l’ignorance, ni le sexe, ni l’hospitalité, ni l’âge, qu’en direz-vous alors ? Comment ne pas ranger cet homme parmi les plus haïssables praticiens de l’intolérance, parmi les plus implacables ennemis de la liberté ? Pour moi, je le déclare, Voltaire inventant mille roueries de singe-contrebandier pour faire pénétrer à Genève ses vénéneux petits pamphlets ou ses obscènes poëmes, me paraît tout aussi intolérant, tout aussi persécuteur, tout aussi tortionnaire des consciences et des âmes que les suppôts de l’inquisition et du saint-office.

Mais craignons, nous aussi, de trop grossir le ton. Tel est, après cent ans, le bizarre et dissolvant prestige de ce diable d’homme, qu’il interdit, même à ceux qui le combattent, le feu, la passion et l’éloquence, qu’on croit toujours, si l’on s’échauffe, voir ses lèvres de glace relever leur arc impitoyable pour rire à la fois de son antagoniste et de lui-même. Les démêlés de Voltaire avec Genève furent d’abord de peu d’importance : le théâtre en fit les frais. Voltaire, comme s’il avait prévu l’énorme rabais qu’aurait à subir un jour sa gloire d’auteur tragique, aima son théâtre avec une passion de vieillard se cramponnant aux biens qu’il va perdre, et il aima presque autant à jouer ses tragédies qu’à les écrire. D’autre part, les antiques lois génevoises prohibaient ces spectacles profanes que Calvin avait jugés incompatibles avec l’organisation de l’esprit protestant, et que son despotisme avait proscrits comme funestes à la simplicité des mœurs et au mécanisme du gouvernement par la Bible. Mais il était arrivé ce qu’on aurait pu aisément pressentir. À mesure qu’on s’éloignait de l’époque primitive et que ce rigorisme légal contrastait davantage avec les goûts d’une civilisation nouvelle, on vit se former à Genève un parti qui eût pu s’appeler le parti français, qui voulait s’amuser malgré Calvin, et que de longues et officielles privations avaient rendu si peu difficile en fait de plaisirs, qu’Alzire et l’Orphelin de la Chine lui semblaient le beau idéal des récréations de l’esprit. Une réaction, cette éternelle réaction qui tient de si près aux faiblesses humaines et qui s’accomplit à petit bruit sous les républiques puritaines comme sous les royautés dévotes, se préparait, dans la population génevoise, au profit de quiconque lui apporterait, du côté de Paris, des divertissements, des broderies et des dentelles, pour remplacer la serge, le drap noir et le prêche. Voilà ce que Voltaire comprit à merveille, et ce qu’il se promit d’exploiter « afin de corrompre la pédante ville ». — Il faut lire, dans l’ouvrage de M. Gaberel, les tribulations du vieux parti calviniste, les doléances du Conseil et du Consistoire, chaque fois que Voltaire installait aux Délices, à Tournay ou à Châtelaine, ses représentations dramatiques. On sait que, pour être plus sûr de son triomphe, il fit venir Lekain, et que l’arrivée du célèbre acteur fut signalée, pour les magistrats, les pasteurs et les puritains de Genève, par une déception plus piquante que tout le reste. On ordonna une visite générale des paroisses, « aux fins d’obtenir des adhésions contre le théâtre de M. de Voltaire ». — « Tout le monde s’engagea à n’y point aller, et l’on put croire que les comédiens joueraient dans le désert. » — Mais quel mécompte ! ajoute un témoin oculaire, M. Antoine Mouchon, écrivant à son frère, alors pasteur à Bâle. Le théâtre est achevé ; le jour de l’ouverture fixé, des assemblées ont eu lieu dans les cercles ; les vrais patriotes, amis de la religion et du pays, s’engagent volontairement à n’y pas mettre les pieds ; ils vouent les comédiens à l’abandon et à la misère : on se roidit, on se prépare à lutter contre la tentation ; mais, hélas ! le jour arrive… et, le soir de ce jour, tout le monde va à Châtelaine… c’était comme une procession ! » — Cette lettre de M. Mouchon est fort curieuse ; lui-même avoue de bonne grâce avoir cédé au torrent ; il est allé, lui aussi, voir Lekain dans Sémiramis, et il s’y est rencontré avec d’autres pasteurs et d’autres syndics, également emportés par l’entraînement général. Il en raconte des choses admirables ; car le digne homme s’en est donné pour son remords, et Sémiramis lui a paru une des merveilles de l’esprit humain. « Mais, ajoute-t-il, ce qui ne fut pas une des moindres parties du spectacle, ce fut Voltaire lui-même, assis contre la première coulisse, en vue de tous les spectateurs, applaudissant comme un possédé, soit en frappant avec sa canne, soit par ses exclamations : “On ne peut pas mieux ! — Ah ! mon Dieu ! que c’est bien !” soit en prêchant l’attendrissement d’exemple et portant son mouchoir à ses yeux, etc., etc… » — On voit d’ici toute la scène ; c’était la comédie dans la tragédie. Ce qui frappe dans ce chapitre de l’histoire de Voltaire, c’est cette existence théâtrale, tout arrangée pour l’effet, employant les prestiges du spectacle et se faisant spectacle elle-même pour mieux diriger sa propagande philosophique. Cette préoccupation constante, entremêlée de boutades, de bourrasques et de vivacités de toutes sortes, amenait parfois de plaisants épisodes. Un soir, ce public, si bénévole d’ordinaire et si facilement enthousiaste, se montrait d’assez maussade humeur. Il semblait disposé à siffler une petite pièce de Voltaire, intitulée Charlot, qui, je l’avoue, m’avait jusqu’ici complètement échappé dans son répertoire. Les sifflets éclatent, et, une fois en train, le parterre veut faire baisser la toile. « Tout d’un coup, au plus fort du tumulte, s’avance hors de sa loge le grand corps de Voltaire, qui, gesticulant de sa canne vers les spectateurs, leur crie de sa plus tonnante voix : “Magnifiques et très honorés seigneurs ! je suis chez moi, et, si vous ne vous tenez pas tranquilles, je vous fais administrer la plus robuste volée que votre république ait jamais reçue !” — D’autres fois, cette curiosité même qu’il aimait tant à provoquer l’impatientait : un jour, il était allé en voiture chez MM. Macaire, banquiers, au bas de la Cité. Voyant les curieux entassés jusque sur les marches de cette maison, il s’arrêta sur le seuil et s’écria : “Qu’est-ce que vous voulez, badauds que vous êtes ? Voir un squelette ?… Eh bien, en voilà un !…” Puis, écartant les revers de son habit, il exhiba son grand corps efflanqué, et remonta dans son carrosse, au bruit des applaudissements de la foule. »

En somme, on peut dire que Voltaire gagna la première manche dans cette bizarre partie qu’il jouait contre Genève en ayant l’air de la prendre pour partenaire. Il acclimata chez ses voisins le goût du théâtre ; il fit applaudir ses tragédies ; il fut même un moment accepté comme un apôtre de tolérance ; mais les choses se rembrunirent, quand les encyclopédistes, conseillés par leur chef, curent affecté de confondre, à l’article Genève, le protestantisme génevois avec le socinianisme. Là se trahissaient à la fois et la tactique de Voltaire et de ses disciples, et les difficultés d’une situation qui ne pouvait être ni une guerre ouverte ni une alliance. Voltaire voulait bien des calvinistes comme auxiliaires contre le catholicisme et l’Église ; mais il eût voulu en même temps leur persuader et surtout persuader à l’Europe philosophique qu’ils ne restaient chrétiens que pour la forme et l’honneur du corps, qu’au fond ils étaient sociniens et ne croyaient pas plus que lui aux vérités fondamentales du christianisme.

« Or, çà, voyons ! écrivait-il à M. le ministre Vernes : êtes-vous bien fâchés, dans le fond du cœur, qu’on dise dans l’Encyclopédie que vous pensez comme Origène et les deux mille prêtres qui protestèrent contre Athanase ? Vous voilà bien malades que quelques gros Hollandais vous traitent d’hétérodoxes ! Serez-vous bien lésés quand on vous reprochera d’être des infâmes, des monstres qui ne croient qu’en un seul Dieu plein de miséricorde ? — Allez, vous n’êtes pas si fâchés ! Soyez comme Dorine, qui aimait Lycas. Lycas s’en vanta. Dorine, qui en fut bien aise, dit :

Lycas est peu discret
D’avoir trahi mon secret.

D’Alembert est Lycas, et vous autres vous êtes Dorine. »

Voilà le persiflage voltairien pris sur le fait et dans l’exercice de ses fonctions. Il dut causer de rudes insomnies à ces respectables robes noires qui n’entendaient pas laisser mettre leurs doctrines en chansons. Si elles étaient ravies de voir Voltaire user de sa prépondérance européenne pour prendre en main la cause de la tolérance religieuse contre des restes de proscription et de rigueur désormais semblables à un anachronisme, elles se désolaient de ces prétentions de leur inquiétant voisin à leur faire payer son alliance par un enrôlement forcé au service de son irréligion radicale. Cet antagonisme se dessine à chaque page du livre de M. Gaberel, et n’en est pas le côté le moins piquant ; seulement notre opinion sur ce point n’est pas tout à fait la sienne : il croit que tout consistait pour Voltaire à tirer un merveilleux parti de la confusion qu’il affectait de faire entre la loi de l’Évangile et les erreurs ou les crimes que les passions humaines ont, depuis des siècles, cherché à vêtir du manteau de cette religion. Nous croyons, nous, que le malin singe était plus madré encore : il affectait de confondre les négations partielles du protestantisme avec une négation universelle.

Heureux cependant les Génevois, si Voltaire avait borné à quelques représentations théâtrales ou même à quelques lignes compromettantes d’un dictionnaire philosophique les charges et les périls de son alliance ou de son voisinage ! Mais ce n’était pas assez pour Voltaire d’amuser des rigoristes ou de persifler des prêcheurs. Il fallait corrompre jusqu’aux sources de la pensée, recruter comme compagnies franches dans son implacable guerre contre le christianisme toutes les mauvaises passions de l’homme. Nous allons le voir à l’œuvre dans ce petit coin de terre qu’il a choisi pour asile, et dont l’hospitalité lui imposait, semble-t-il, quelques devoirs ou quelques réserves. Il n’y a pas même le mérite et le courage de combattre au soleil et à découvert. Un premier fragment du poëme de la Pucelle, — que M. Gaberel appelle pudiquement Jeanne d’Arc, — circule dans la ville. « Je crains fort que ces vers ne soient de vous, écrit M. Vernes à Voltaire. — Moi ! répond l’auteur, il faut que je sois tombé bien bas dans votre estime, puisque vous me croyez capable d’une pareille saleté ! » — Voltaire ne s’en tient pas là dans ces dénégations dérisoires. Il prend l’initiative, s’adresse aux magistrats génevois, et feint une grande colère contre un libraire de Lausanne, nommé Grasset, qui, ignorant que ce poëme fût de lui, est venu lui en offrir une copie manuscrite : « Il faut, dit avec raison M. Gaberel, il faut avoir lu l’original de cette lettre envoyée aux syndics de Genève, pour croire qu’un homme puisse être capable de se couvrir lui-même d’aussi violentes injures. »« Vos bontés et celles du magnifique Conseil m’ayant déterminé à m’établir ici sous votre protection, je désire assurer mon repos en ayant recours à votre prudence et à la justice du Conseil. Je vous informe qu’un nommé Grasset est parti de Paris, chargé d’un manuscrit abominable qu’il veut faire imprimer sous mon nom. J’ai pris les mesures nécessaires pour empêcher cette indignité. Grasset, se voyant empêché, est venu me proposer ce manuscrit pour cinquante louis, et me dit que, si je ne l’achetais pas, il le vendrait à d’autres. Je fus saisi d’horreur à la vue de cette feuille, qui insulte avec autant d’insolence que de platitude à tout ce qu’il y a de plus sacré. Grasset, prenant mon silence pour une approbation, m’offrit de me faire une copie de ce manuscrit. Je lui dis que ni moi ni personne de ma maison ne transcririons jamais des choses si infâmes, et que, si un de mes laquais en copiait une ligne, je le chasserais sur-le-champ. Ma juste indignation me détermina à faire remettre entre les mains d’un magistrat cette feuille punissable, qui ne peut avoir été composée que par un scélérat insensé, imbécile. J’ignore ce qui s’est passé depuis : j’ignore de qui Grasset tient ce manuscrit odieux : mais ce que je sais, c’est que ni vous ni aucun des membres de cette république ne permettront des ouvrages si horribles, qui outragent également les mœurs, la religion et le repos des hommes. Mais il n’y a aucun lieu sur la terre où j’attende une justice plus éclairée qu’à Genève. » — Et cela est signé : « Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi ! »

Un peu plus tard (1759) Voltaire publie Candide ; et il a recours aux mêmes dénégations : « J’ai lu enfin Candide, écrit-il à M. Vernes, et, comme pour la Jeanne d’Arc, je vous déclare qu’il faut avoir perdu le sens pour m’attribuer une pareille (ici un mot qui n’a de place que dans le langage des halles). » — Même procédé pour le Dictionnaire philosophique portatif : — « Je suis obligé, écrit Voltaire aux syndics, d’avertir le magnifique Conseil que, parmi les libelles pernicieux dont cette ville est inondée, et qui sont tous imprimés à Amsterdam, chez Michel Rey, il arrivera lundi prochain, chez le libraire Chirol, de Genève, un ballot contenant des Dictionnaires philosophiques, Évangiles de la raison, et autres sottises que je méprise autant que les Lettres de la Montagne, du sieur Rousseau. Je crois faire mon devoir en donnant cet avis, et je m’en remets entièrement à la sagesse du Conseil, qui saura bien réprimer toutes les infractions à la paix publique et au bon ordre. »

Et, pendant qu’il dénonce ainsi et semble sacrifier les libraires Grasset, Chirol ou leurs associés, il s’entend avec eux pour organiser une contrebande qui, en dépit de la surveillance des magistrats, fait pénétrer dans Genève des ballots pleins de ces ouvrages dénoncés et prohibés. C’est ici que le rôle de Voltaire devient particulièrement odieux, surtout quand on songe qu’il était, à cette date, presque septuagénaire, et que ses espiègleries en cheveux blancs ne respectaient pas même l’enfance. Il a recours à tous les moyens. Tantôt c’est son carrosse qui dépose à la porte de Chirol les caisses suspectes ; tantôt il fait imprimer ses livres impies sous des titres religieux, et il commence par trois ou quatre pages convenables qui servent d’introduction aux plus indignes blasphèmes. Une troupe de colporteurs chèrement payés s’introduit dans les maisons, dans les boutiques, et, sous prétexte d’une petite emplette, glisse les brochures impies sous des papiers ou des ballots. — « De jeunes femmes se trouvaient-elles au comptoir, on avait soin de choisir les écrits les plus propres à corrompre leur imagination : bien plus, ajoute M. Gaberel, on réussissait à s’introduire dans les classes du collège, et les enfants rencontraient ces petits livres parmi leurs cahiers : ceux qui connaissent l’attrait des choses mystérieuses pour cet âge peuvent comprendre que ces ouvrages n’étaient livrés aux maîtres et aux parents qu’après avoir été lus et dévorés. La propagande voltairienne allait plus loin encore : dans les locaux où se donnaient les leçons de catéchumènes, souvent les catéchismes furent remplacés par des brochures, reliées dans le même format et contenant ces dialogues perfides où l’incrédule triomphe à plaisir de son interlocuteur chrétien : on reliait les dictionnaires philosophiques portatifs avec le titre et l’apparence des psaumes, et on les laissait sur les bancs du temple de la Madeleine, au service des jeunes gens. »

Arrêtons-nous : n’y a-t-il pas, dans ces ignobles détails, de quoi réduire à leur juste valeur les services rendus par Voltaire à la grande cause de la tolérance religieuse ? Certes, les ministres génevois, pourvu qu’ils fussent sincèrement pénétrés de l’esprit chrétien, devaient préférer mille fois des persécutions officielles contre des milliers de Sirven et de Calas à ces persécutions clandestines, corruptrices, qui s’attaquaient à de jeunes âmes, et y étouffaient, dans leur germe, ce sentiment moral, sauvegarde de toute foi, cette foi, gardienne de toute vraie morale. Qu’on ne parle plus, après cela, de dignité, de liberté, de progrès, de droits réclamés en faveur de l’intelligence humaine ! Ce vieillard, courtisan de toutes les corruptions et flatteur de toutes les bassesses, reniant ses livres impies pour être plus sûr de les introduire, fraudant l’octroi de cette ville à laquelle il a demandé l’hospitalité, ensemençant de ses infamies en prose et en vers les pupitres des écoles, les bancs du catéchisme et les cœurs des adolescents, offre une image que la liberté et la dignité humaine repousseront toujours ; car mieux leur valent de francs ennemis que de pareils défenseurs. Les pasteurs protestants le comprirent, et, dix ans plus tard, après les scandaleuses apothéoses de Voltaire et d’Irène, on aime à voir le vertueux Tronchin parler de l’agonie et de la mort, si souvent et si tristement controversées, du vieux mécréant, comme eût pu le faire un prêtre catholique : — « La fin sera pour Voltaire un fichu moment ; s’il conserve sa tête, ce sera un plat mourant. » Et plus loin : « Si mes principes avaient besoin que j’en resserrasse le nœud, l’homme que j’ai vu mourir sous mes yeux en aurait fait un nœud gordien… Ces derniers temps, exaspéré par des contrariétés littéraires, il a pris tant de drogues et fait tant de folies, qu’il s’est jeté dans l’état de désespoir et de démence le plus affreux. Je ne me le rappelle pas sans horreur. Dès qu’il vit que tout ce qu’il avait tenté pour augmenter ses forces avait produit un effet contraire, la rage s’est emparée de son âme. Rappelez-vous les fureurs d’Oreste ; ainsi est mort Voltaire : Furiis agitatus obiit. »

Dans cette causerie trop longue et pourtant si incomplète, je n’ai rien dit de Rousseau. M. Gaberel a parlé de lui avec une sympathie qu’expliquent ses malheurs, sa qualité de compatriote, et ces rares lueurs de sentiment chrétien mêlées, chez cet infortuné rêveur, à tant de folies et d’alliage. Il a cité quelques-unes des injures prodiguées à Rousseau par Voltaire, et quelques-unes des récriminations passionnées qu’inspira à Jean-Jacques le dangereux séjour de Voltaire aux portes de Genève. Ces citations, qu’il eût pu multiplier encore, me suggèrent une réflexion qui sera, si vous le voulez, la moralité de cette histoire. On a souvent reproché, et avec force sarcasmes, aux écrivains dévots et aux prédicateurs catholiques, la persistance, l’ardeur, l’amertume de leurs attaques contre Rousseau et Voltaire. En effet, ces écrivains et ces prédicateurs ont eu bien tort : jamais curé de village, jamais disciple de Joseph de Maistre, jamais publiciste enfiévré de dévotion et de fanatisme, ne diront de ces deux coryphées de la philosophie du dix-huitième siècle ce que Voltaire et Rousseau ont dit et pensé l’un de l’autre.

Historiens

I. — M. Alexis de Tocqueville5

I

En politique, les mots finissent par avoir le sens qu’on leur donne, et il faut ensuite bien des années aux esprits d’élite pour réformer le dictionnaire des partis. Prenez dans toutes les opinions une moyenne d’honnêtes gens, ayant reçu l’éducation moderne ; parlez-leur ancien régime, révolution, aristocratie, démocratie, despotisme, liberté, noblesse, royauté, bourgeoisie, peuple, centralisation ; ces mots si souvent répétés et sujets à tant de querelles éveilleront en eux une somme quelconque de sympathies ou de haines, de griefs ou de regrets, parfaitement indépendante de leur signification véritable. Essayez même de les chicaner là-dessus ; dites-leur, par exemple, que l’aristocratie n’est pas le contraire de la liberté, ni la démocratie le contraire du despotisme ; que la royauté et la noblesse ne se sont pas constamment alliées pour opprimer le reste des hommes ; que la révolution n’a pas tout détruit dans l’ancien régime ; que le système révolutionnaire peut devenir le plus magnifique instrument de tyrannie qu’aient jamais rêvé les contempteurs de l’humanité ; que la centralisation n’a pas précisément pour effet de disposer les âmes à goûter et à perpétuer le bienfait des institutions libérales ; dites-leur tout cela, et non seulement vous ne les convaincrez pas, mais vous les dérangerez ; ils ne se reconnaîtront plus dans cette nouvelle répartition d’idées que vous aurez tenté de substituer à l’ancienne ; ils ne retrouveront plus dans les mêmes cases et sous les mêmes étiquettes les objets de leurs prédilections ou de leurs répugnances ; et, comme un peu de passion se mêle toujours en ces délicates matières aux partis pris de l’intelligence et de la mémoire, ils en voudront presque à ces rares penseurs, qui, à force d’études, de recherches, d’indépendance politique, d’élévation morale, de résistance au joug des idées reçues, auront cherché et réussi à approfondir et à corriger les notions vulgaires. Il me semble que je touche de près au livre de M. de Tocqueville et à la première impression qu’il produira sur bien des lecteurs. Si j’avais à l’indiquer en deux lignes, je dirais que ce livre sera admiré de tout le monde, et ne satisfera personne.

Il y a trois manières de parler de la Révolution française : la glorifier, la maudire, et l’expliquer. Il ne suffit pas, en effet, de s’émerveiller de ses conquêtes ou de s’indigner de ses crimes ; il faut encore essayer de comprendre comment elle a pu s’accomplir avec tant de promptitude et tant de violence tout ensemble ; comment, à un moment donné, les forces les plus intéressées à la combattre ou à la tempérer sont devenues ses complices, et comment, après avoir été consentie, désirée et inaugurée par toutes les classes, elle a fini par les décimer, les rainer et les opprimer à peu près toutes. Si elle avait eu des origines aussi lointaines qu’on l’a prétendu ; si rien, dans le passé le plus récent, n’avait été de nature à la préparer et à l’envenimer à la fois ; si enfin, dans ce prétendu changement de toutes choses, elle n’avait laissé subsister, pour les accommoder à son usage, une foule de rouages légués par l’ancien régime, sa victoire si rapide, son action si irrésistible, son organisation si forte, eussent-elles été possibles ? Et, si l’on parvient à saisir ce trait d’union, cette soudure, ces enclaves entre ce qui tombe et ce qui commence, n’y aura-t-il pas, dans cette étude, un sujet de réflexions fécondes, applicables aux époques suivantes et même à la nôtre ? On conçoit aisément qu’un esprit supérieur, habitué à ne se contenter ni des vulgarités ni des surfaces, épris de ce travail attrayant et difficile qui consiste à extraire d’une masse de faits une essence d’idées, se soit passionné pour cette analyse et l’ait poursuivie, pendant vingt années, avec une patience infatigable, dans les cahiers des États, dans les archives des administrations publiques, dans les Mémoires inédits des intendances de province, dans les pièces originales, partout où il retrouvait ces mille fils plus ou moins visibles qui lient la Révolution à l’ancien régime. Telle est la tâche que s’est imposée M. de Tocqueville, et que nul assurément n’était plus capable de mener à bien. De ces vingt ans de lecture il a fait un volume qu’on lirait en quelques heures, si cette manière sobre et fine, substantielle et profonde, cet art de mettre beaucoup de pensées sous peu de mots, et de faire réfléchir en indiquant, n’exigeait un redoublement d’attention de la part de gens accoutumés aux prodigalités expansives et aux charlatanismes chatoyants de la prose moderne. M. de Tocqueville s’arrête aujourd’hui sur le seuil : plus tard, il entrera dans cette révolution qui hérita de l’ancien régime en l’assassinant ; il recherchera, à travers ses phases, les transformations successives de ce peuple qui justifie, mieux que tout autre, la vérité du mot célèbre : « Toute diversité est uniformité ; chaque changement est constance. » — Nous espérons bien que les forces de l’éminent écrivain lui permettront déterminer ce nouvel ouvrage, que son éloquente préface ne nous promet qu’à demi. Ce qu’on voit et ce qu’on lit tous les jours prouve surabondamment que notre éducation n’est pas faite en ce qui louche à cette histoire d’hier qui peut expliquer celle d’aujourd’hui et décider de celle de demain. Pour achever de nous désabuser et de nous instruire, nous ne saurions avoir de maître plus ingénieux, plus sagace et plus loyal.

Je commencerai cependant par signaler franchement à M. de Tocqueville un défaut, ou du moins un inconvénient de son livre. Il juge les causes de la Révolution avec un détachement remarquable de tout intérêt et de tout parti ; il y apporte ce libéralisme sincère, noble et attristé, un peu semblable, pour le moment, à ces gentilshommes appauvris qu’on reconnaît encore à leur grand air et à leur fière altitude ; on sent qu’il déteste de toute la passion de son cœur et de toute la hauteur de son esprit, non pas ceux qui ont subi la Révolution, mais ceux qui en ont abusé, ceux qui, confondant la liberté avec la démocratie, ont tué l’une par l’autre, et les ont jetées toutes deux sous la botte du despotisme. Enfin, bien qu’il ne touche pas encore aux victimes et aux martyrs, on devine, chaque fois qu’il écrit le nom de Louis XVI, un trésor, que dis-je ? un héritage d’amour, de respect et de pitié, quelque chose comme l’écho d’une gloire et d’un culte de famille. Tout cela est vrai, et pour nous, sauf quelques réserves de détail, nous acceptons volontiers cette savante série de recherches, de déductions et de preuves, qui, en reliant la Révolution à l’ancien régime, ne rend, semble-t-il, ni celle-ci moins odieuse ni celui-là moins impossible. Et pourtant le sage et clairvoyant auteur n’empêchera pas qu’il se fasse autour de son livre — et cela commence déjà — tout le remue-ménage obligé des gros griefs contre l’ancien régime : les crimes de la royauté, les désordres du clergé, les vices de la noblesse, les souffrances du peuple, la corvée, la taxe, la dîme, le droit du seigneur, la chasse aux grenouilles, en un mot, tout ce qui, sous certaines plumes, devient, non pas l’explication didactique et impartiale de la Révolution, mais son panégyrique et son apothéose, le refrain monotone des mêmes provocations et des mêmes haines, le texte de querelles sans issue et de malentendus sans fin. Cet inconvénient n’est pas particulier au livre de M. de Tocqueville : il lui est commun avec tout ouvrage pour, contre ou sur la Révolution : mais cette fois il attriste davantage par le contraste de ces déclamations surannées et grossières avec le ton si calme et les aperçus si justes de l’écrivain, par cette contradiction singulière, que ce sérieux amant de la liberté, remontant à ses vraies sources, haïssant tout ce qui les a empoisonnées ou tories, ait pourtant donné à l’école démocratique, la plus funeste ennemie de ce qu’il aime, le plaisir de recommencer sa vieille chanson sur son vieil air, et d’injurier une fois de plus les nobles, les prêtres et les rois. En elle-même, en dehors de ses attentats horribles que personne, excepté les furieux et les maniaques, n’est tenté de défendre, la Révolution n’est ni un bienfait, ni un crime : elle est une blessure, et la main la plus délicate ne peut encore y toucher sans faire tressaillir le blessé, sans retarder la cicatrice.

Quoi qu’il en soit, imitons le sage exemple de M. de Tocqueville ; dégageons-nous, à notre tour, de ces préoccupations qui n’ôtent rien à l’importance et au mérite de son œuvre, et indiquons ce qu’il a résumé avec tant de netteté et de puissance.

Pour que la Révolution ait triomphé si vite, pour que son triomphe ait été si terrible, pour que le gouvernement qu’elle a fondé ait pu fonctionner si aisément, pour que l’esprit de liberté qui anima ses débuts se soit finalement perdu dans le despotisme égalitaire et unitaire, il a fallu que, sous des dissemblances apparentes, elle trouvât, dès le premier jour, son ouvrage aux trois quarts fait par le régime qu’elle allait remplacer ; que les diverses classes de l’État eussent été, à la longue, complètement isolées l’une de l’autre, et même que, dans chacune d’elles, il se fût formé des subdivisions partielles enfermant la corporation et l’individu en autant de cellules où il n’y avait plus ni réciprocité, ni entente, ni communauté de sentiments, ni responsabilité d’intérêts ; il a fallu que, dans cet isolement, la classe la plus élevée, affaiblie par les méfiances de la royauté ou attirée à la cour par ses faveurs, cessât d’être une aristocratie pour devenir une caste ; que la classe intermédiaire, au lieu de servir de ciment entre la noblesse et le peuple, ne songeât qu’à envier l’une et à se séparer de l’autre ; que le peuple ne ressentît plus des vieux restes de l’organisation féodale les côtés bienfaisants, paternels et protecteurs ; qu’il la subît seulement par le côté oppressif, ruineux et vexatoire ; que les classes, par conséquent, n’eussent plus entre elles d’autres points de contact que des sujets de haine : et qu’au-dessus et en dehors d’elles, pour couper leurs communications, paralyser leur activité, détruire leur part d’influence sur les affaires locales, leur ôter toute pensée d’intérêt général en leur ôtant toute initiative, les empêcher de se connaître, de se comprendre, de se pardonner, et les forcer de se replier sur elles-mêmes dans ce sentiment de leur inutilité et de leur impuissance qui achevait de les aigrir, il s’établît une administration centralisatrice qui procédât au nom du roi, par intendants, délégués et subdélégués, préludant à la bureaucratie moderne, et préparant à la Révolution des cadres pour sa formidable unité.

Ce fait, si peu remarqué jusqu’à présent, d’une centralisation administrative, antérieure à 89, condamnant à l’isolement et à l’inaction les forces vives de chaque province, et se personnifiant dans les conseils du roi, l’intendant et ses subordonnés, voilà ce que M. de Tocqueville met en lumière avec une abondance de preuves, une nouveauté d’aperçus qu’on ne saurait assez louer. Ennemi de cette centralisation moderne qu’il accuse de nous avoir déshabitués du soin de sauvegarder nous-mêmes notre dignité et nos intérêts, et d’avoir facilité tour à tour les deux extrêmes contraires à la liberté véritable, l’éminent écrivain la retrouve à cette dernière phase de l’ancien régime, où nous n’étions pas accoutumés à la chercher, et il voit en elle, non pas la précieuse conquête de 89, suivant l’expression consacrée, mais la cause et l’effet tout ensemble de l’affaiblissement de l’esprit national et libéral dans les diverses classes et de leur préparation fatale à toutes les entreprises du pouvoir ou de l’anarchie. Il dit vrai : ç’a été le malheur de la France, au milieu de tant de grandeurs et de gloires, que sa noblesse n’y ait jamais formé une aristocratie proprement dite, mais que la royauté, après l’avoir, pendant plusieurs siècles, considérée comme une rivale, après s’être justement effrayée de ses prétentions et de sa turbulence, ait dû, à sa période de parfaite éducation royale, la débiliter pour s’affermir, et asseoir sa majesté solitaire sur les débris des grandes races féodales. Cette politique, trop justifiée par les troubles du quatorzième et du quinzième siècle, par les guerres de religion, par les malheurs des Valois, fut en somme la politique nationale, en ce sens que Louis XI, Henri IV, Richelieu, Mazarin et Louis XIV, par leurs heureux efforts pour dompter ces éléments de discorde intérieure et pour atteindre à l’unité, ajoutèrent des provinces à la France, nous firent grands et redoutables au dehors, et donnèrent à nos armes et à notre génie toute leur force d’expansion et de conquête. Mais il en résulta logiquement que, le faisceau féodal étant brisé, la noblesse ne trouvant plus l’emploi de ses facultés actives qu’à la guerre et à la cour, — deux causes de ruine, — son influence locale s’effaçait de jour en jour ; ses pouvoirs n’étaient plus que des privilèges, d’autant plus odieux qu’ils ne semblaient tenir à rien, et cessaient de s’expliquer par une action visible et féconde sur le pays, où elle avait poussé autrefois de si vigoureuses racines. Détachée du sol et lui pesant davantage, tuméfiée d’abus et appauvrie de nerfs et de sang, occupant une grande place et n’ayant plus sa raison d’être, exceptionnelle et impuissante, privilégiée et désarmée, la noblesse appartenait d’avance au couteau révolutionnaire, et l’on eût dit que ce couteau s’était graissé et affilé, de longue date, pour frapper plus fort et plus vite. Je regrette pourtant que M. de Tocqueville, par excès de désintéressement, ait négligé de rappeler en quelques pages que cette noblesse, si dégénérée et affaiblie qu’elle fût, n’en avait pas moins gardé ses qualités brillantes, reconnaissables à Fontenoy comme à Rocroy. Pour elle comme pour ce clergé français du dix-huitième siècle, que M. de Tocqueville défend avec tant de justesse et d’éloquence, il y a un argument qui nous a toujours paru péremptoire : comment, si elle avait été tellement dégradée et énervée, aurait-elle retrouvé tant d’héroïsme sous l’échafaud, tant de bonne humeur et de courage dans l’exil ? L’intrépidité des premiers chrétiens en face de leurs persécuteurs a pu être attribuée, par l’interprétation profane, à l’ardeur de la foi, à l’extase du martyre ; ce clergé même, qui opposa tant de fermeté aux législateurs, aux bourreaux et aux massacreurs, on peut supposer qu’il fut soutenu, au dernier moment, par une grâce divine, par ce caractère sacré du prêtre, qui, même dans les âmes ternies par quelques faiblesses passagères, conserve, à des profondeurs immenses, la vivacité primitive de son empreinte ; mais la noblesse en 89 ! elle était malheureusement infestée des doctrines voltairiennes, gâtée par les licencieux souvenirs de la Régence et de Louis XV, affadie par ce sentimentalisme philosophique que Louis XVI traduisit en chrétien, que son temps adapta à ses engouements dangereux ou futiles : et pourtant elle ne faiblit pas, elle resta debout, héroïque et souriante, au milieu d’une des plus horribles épreuves qui aient jamais frappé une race condamnée et effrayé la constance humaine. Ce n’était plus le champ de bataille, l’enivrante odeur de la poudre, l’éclat du soleil sur les armes, la magie du drapeau, le prestige de cette croix de saint Louis, qui fut souvent, après vingt campagnes, la seule fortune de nos pères : non ; c’était quelque chose d’inconnu, d’obscurément terrible, qui avait toutes les angoisses du danger et de la mort sans en avoir les ivresses ; c’était le guichet, c’était le préau, c’était le cachot, c’était le tombereau et la guillotine au milieu des huées de la populace. Pour qu’elle ait déployé, dans cette crise suprême, tant de magnanimité et d’énergie, pour qu’elle ait eu ce nouveau courage en présence de cette nouvelle mort, il faut bien admettre que ces cœurs battaient comme autrefois, que le sentiment de l’honneur y était encore intact et vivace, que les grands instincts de race, assoupis plutôt qu’éteints, se tenaient prêts à s’éveiller chaque fois qu’un enthousiasme, comme la guerre d’Amérique, une noble erreur comme la nuit du 4 août, une catastrophe comme la Révolution, une souffrance comme la misère et l’exil, venaient leur donner un emploi et une issue. Oui, la noblesse fut coupable et frivole, funeste souvent par cela même qu’elle était oisive ; elle ne respira pas impunément l’atmosphère de la cour ; elle oublia, on lui fit oublier que le sol natal était sa force, et que, semblables à Antée, les vieilles races ne retrouvent leur vigueur qu’en touchant leur terre ; on l’amusa de privilèges qui n’étaient plus que des abus ; on l’écrasa de faveurs qui n’étaient plus que des vanités. D’accord ! mais, pour rappeler une belle image appliquée par un éloquent publiciste à cette guerre de Crimée où la noblesse vient de payer un si large écot, l’arbre généalogique déraciné, détaché du sol, découronné, dépouillé de ses rameaux, mutilé, au tronc et aux branches, par la cognée et par la foudre, semble reverdir encore, reprendre ses racines, sa sève et son feuillage, chaque fois qu’il se retrempe dans le sang des échafauds ou dans le sang des champs de bataille. Ce qui, en 89, n’était déjà plus qu’une caste, ce qui, de nos jours, n’est plus qu’un souvenir, devient alors une force mystérieuse, le couronnement suprême d’une tradition d’honneur, de dévouement et d’héroïsme ; et le petit-fils de Lamoignon de Malesherbes peut trouver, dans ses papiers de famille, cette page qui, selon moi, manque à son livre.

Il faut voir aussi, dans cet excellent ouvrage, quelle situation avait faite à la bourgeoisie ce commencement de centralisation administrative. Tandis que, dans les pays d’États, elle était sans cesse en contact et en communauté d’intérêts et d’affaires avec la classe supérieure et la classe populaire, elle ne possédait plus ailleurs d’autre usage de ses lumières, d’autre avantage de sa position ou d’autre satisfaction de vanité, que la faculté d’obtenir des places : ces places, qui se multipliaient à l’infini et qu’elle demandait à l’administration centrale, faisaient d’elle un nouveau rouage de cette machine, et achevaient de la séparer de son centre véritable d’action et d’influence. Elle y contractait une sorte de vie factice, artificielle, dépendant d’une administration lointaine, inutile et souvent nuisible à la prospérité locale, diamétralement contraire à l’esprit de liberté, très propre à la disposer, le cas échéant, à tout faire et à tout subir, à être brisée et emportée dans le choc du peuple contre la noblesse, au lieu de le tempérer et de l’adoucir par la résistance d’un corps intermédiaire. Grâce à cette manie de places que notre époque ne semble pas avoir complètement corrigée, la bourgeoisie se hérissait, à son tour, d’exemptions, d’exceptions et de privilèges, presque tous oppressifs et vexatoires pour le paysan, et faits pour l’irriter davantage, parce qu’ils n’avaient pas l’autorité des siècles, parce que les abus consacrés paraissent moins durs que les abus nouveaux et mobiles, parce qu’enfin c’est un des penchants du cœur humain d’envier avec plus d’amertume ce qui ne lui est supérieur que de peu et depuis peu, et de ressentir plus profondément ce qui le blesse de plus près. Que dire de ces anoblissements dont la royauté faisait trop souvent trafic quand ses coffres étaient vides, qui transformaient de bons bourgeois en mauvais nobles, et les livraient à la fois à l’envie de leurs égaux devenus leurs inférieurs, et aux sarcasmes de leurs supérieurs, refusant de les reconnaître pour égaux ? Commerce désastreux qui ne ressemblait en rien à la faculté d’assimilation si remarquable chez l’aristocratie anglaise, et qui, du même coup, décimait la bourgeoisie et rabaissait la noblesse ; car ce n’est pas en la persécutant qu’on la dégrade, c’est en prouvant qu’il est possible de la contrefaire, de la vendre ou de la tricher.

On le voit, l’organisation administrative du dix-huitième siècle, par tout ce qu’elle avait déjà supprimé du passé, par cette dissolution lente et continue de toutes les franchises, de toutes les libertés provinciales et locales, municipales et populaires, disparues pour faire place à une centralisation toujours croissante, avait placé la noblesse et la bourgeoisie dans des conditions telles que la Révolution n’eut qu’à y mettre la main pour détruire, et pour réorganiser sur le modèle même de ce qu’elle détruisait. C’est ce qui ressort, avec autant de nouveauté que d’évidence, des ingénieuses et profondes recherches de M. de Tocqueville. Nous ne le trouverons ni moins judicieux ni moins instructif dans les pages où il décrit le sort des paysans et la situation du clergé à cette époque ; il faudra y joindre, à titre de commentaires essentiels et concluants, les intéressants chapitres qui nous montrent la province absorbée par la capitale, les Français déjà semblables entre eux en un moment où leur état officiel était encore si différent, les vraies causes de la prodigieuse influence des hommes de lettres et de la fureur irréligieuse qui se mêla à leur propagande. C’est le privilège des livres tels que celui de M. de Tocqueville, que, renfermant, dans leur concision éloquente, énormément d’idées et de faits, ces idées et ces faits se répandent, pour ainsi dire, dans l’esprit du lecteur, et engagent la critique à être prolixe, justement parce que l’auteur a été bref. Ce sera là, en même temps, mon excuse et mon hommage : à une époque littéraire où lu phrase tyrannise la pensée et souvent se passe d’elle, où l’ivresse des mots dissimule la disette des idées, ces rares ouvrages, pleins, solides, nourrissants, riches de fond, précis de forme, ont droit à quelque chose de plus que de banales louanges. On les loue mieux en essayant de comprendre ce qu’ils enseignent, de profiter de ce qu’ils conseillent, et de répéter ce qu’ils savent.

II

Nous avons vu ce qu’il fallait penser de la centralisation administrative, « cette précieuse conquête de 89 », comme disent les grands politiques de notre époque. Une autre conquête non moins précieuse, non moins accréditée de ce même 89, c’est le morcellement de la propriété. Or M. de Tocqueville nous prouve qu’à la fin du dix-huitième siècle la division des propriétés était à peine d’un tiers moindre qu’aujourd’hui. « Ce qui, ajoute-t-il avec raison, paraîtra bien remarquable si l’on songe que la population totale de la France s’est accrue de plus d’un quart depuis ce temps. » — S’ensuit-il que la position du paysan, à cette époque, fût semblable à sa condition actuelle ? qu’on pense à atténuer les différences, à contester le bienfait, à nier le progrès ? Assurément non ; mais il s’agit de démêler, pour le paysan comme pour le bourgeois et le noble, ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux dans l’opinion générale ; et c’est un des principaux mérites du livre de M. de Tocqueville, que, conçu et écrit sans parti pris, il puisse redresser les erreurs sans irriter les passions, rectifier les idées sans froisser les sentiments. Les idées consentent parfois à se désabuser ; les sentiments, jamais.

Il en est un peu des souvenirs de l’histoire comme des cartes géographiques. Un grand événement trace une ligne rouge ou noire entre ce qui le précède et ce qui le suit, comme une frontière, un fleuve, une chaîne de montagnes, séparent deux pays limitrophes. Mais cette ligne, tellement significative dans les livres ou sur les cartes, est moins sensible en réalité. La séparation ne se fait que par gradations successives, et, dans le temps comme dans l’espace, le voisin ressemble au voisin. Peut-être les historiens modernes nous auraient-ils épargné ces classifications absolues, ces répartitions exclusives qui ont trouvé en M. de Tocqueville un contradicteur aussi ingénieux que véridique, s’ils avaient tenu plus de compte de ce que les penchants du cœur et les affinités de caractère, dans les individus et dans les classes, mêlent de similitudes logiques aux contrastes apparents. Ainsi, avant 89 comme aujourd’hui, le paysan français était tourmenté d’une passion, la passion de la propriété territoriale ; et déjà, à cette époque, il n’avait que trop d’occasions de la satisfaire. La noblesse se ruinant à la cour ou à la guerre et forcée d’aliéner sans cesse une parcelle de ses biens pour subvenir à cet impôt d’honneur ou de vanité, la bourgeoisie désertant les campagnes pour faire corps dans les villes et y assouvir sa manie de places, le paysan devenait, à la longue, le principal acquéreur du sol, et le pays s’était peuplé de petits propriétaires, dans ce temps même où l’opinion commune s’obstine à ne voir que des fiefs, des seigneuries, des biens d’Église et des vassaux. Leur condition n’en était pas meilleure, ou plutôt elle était pire. Ils avaient les soucis, les charges, les ardeurs de la propriété ; ils n’en avaient pas les franchises et les joies. Ces législations d’un autre âge, où l’abus survivait à tout le reste, comme une plante parasite sur le tronc d’un arbre mort, maintenaient à l’ancien propriétaire, sur cette terre qu’il n’avait plus, des droits que le nouveau possesseur était obligé de subir, et dont le caractère odieux, irritant, vexatoire, s’augmentait de toute la différence qui sépare les rapports d’un seigneur avec son vassal de ceux d’un vendeur avec son acheteur. Le résultat de cette situation contradictoire est facile à deviner. La propriété civilise, mais elle aigrit ceux à qui elle ne donne pas les sécurités du bien-être en leur ôtant l’apathie de la pauvreté. Elle exalte, chez l’homme, le sentiment de sa valeur ; elle lui fait entrevoir un commencement d’égalité dans ce premier échelon qui le rapproche, lui capable d’acheter, de l’homme forcé de vendre. Mais ce sentiment devient une souffrance, ce commencement d’égalité lui semble une dérision cruelle, si la loi lui retire d’une main ce qu’elle lui donne de l’autre ; si des abus, dont le sens même se perd avec la date qui les expliquait, font de sa propriété un fardeau, une ruine, un sujet perpétuel d’humiliations et d’avanies ; s’il se trouve à la fois plus éclairé et plus malheureux, plus émancipé et plus pauvre, plus près de jouir et plus froissé qu’avant d’être propriétaire. Telle était la condition du paysan français au dix-huitième siècle, et M. de Tocqueville a pu, sans exagération, le comparer au juif du moyen âge, contraint de se montrer plus misérable qu’il ne l’était en réalité. L’éminent écrivain cite à l’appui de ces souvenirs douloureux des pièces authentiques qui ne laissent pas de doute, et le plus éloquent, le plus illustre de ses critiques, s’est rappelé, en le lisant, cette page célèbre des Confessions, où Jean-Jacques, reçu chez un paysan dont l’hospitalité ne se trahit que par degrés à mesure qu’il se défie moins de son hôte, trouve dans cette progression prudente d’un homme qui se serait cru perdu si on l’avait su riche, dans ce jambon et ce pain de froment succédant au lait et au gros pain, le sujet de « sa haine inextinguible contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs ».

Tout cela est vrai, et M. de Tocqueville a éclairci tous ces détails avec une sagacité et une justesse remarquables. Nous sommes fâché pourtant qu’il ait omis d’indiquer deux points qui revenaient de droit à cette partie de son sujet, et qui rapprochent encore plus de la Révolution et de notre époque ce chapitre de l’ancien régime. À coup sûr, les joies de la propriété sont aujourd’hui, pour le paysan, bien plus complètes qu’alors ; il y goûte les bénéfices de cette égalité parfaite qui a été, bien plus que la liberté, l’inspiration et le vrai sens de la Révolution française ; et cependant, même après le niveau révolutionnaire, cette manie d’acquérir, cette passion de propriété foncière entraîne pour le paysan pauvre bien des surcroîts de souffrance. Il suffit d’avoir habité la campagne et de s’être franchement intéressé à tous les détails de la vie rustique pour savoir que le travailleur, le manouvrier, a souvent plus d’aisance que le petit cultivateur dont les épargnes se sont épuisées à acheter un morceau de terre. Il n’y a plus la taxe, la taille, la dîme ou la corvée ; mais il y a l’impôt, l’intérêt usuraire, l’isolement, l’absence de ces grands établissements monastiques qui, même au déclin de l’ancien régime, gardaient leur caractère bienfaisant et tutélaire. Qu’arrive-t-il ? Le paysan souffre encore ; le petit acquéreur a encore sujet d’envier le grand propriétaire. Eh bien, malgré sa gêne, malgré ces inégalités réelles, il a en haine les révolutions. Nous l’avons vu accueillir froidement celle de 1830, réagir énergiquement contre celle de 1848. Ceci peut nous conduire, — et c’est là que je voulais en venir, — à une conclusion qui n’infirme en rien les recherches si savantes et les aperçus si vrais de M. de Tocqueville, mais qui a son côté consolant ; c’est que, même en 1788, même dans cette organisation croulante où le paysan avait toutes les charges de la propriété sans en avoir les avantages, il a eu d’abord dans la révolution une part d’action bien moindre que celle qu’on a supposée. Il y aura toujours, pour agiter les campagnes et les villes, donner un aspect populaire aux scènes violentes d’insurrection et d’émeute, et transformer les souffrances du pauvre et du prolétaire en armes de guerre à l’usage des tribuns et des sophistes, un peuple révolutionnaire : celui-là n’est pas le véritable. Dans le feu de la lutte, quand il s’agit de renverser les hiérarchies et les pouvoirs, on l’invoque, on le met en avant, et il semble alors que ce soit être son ennemi que de résister à ce mouvement qui va, lui dit-on, l’enrichir et l’émanciper. Pendant ce temps, le vrai peuple sent redoubler ses privations et ses angoisses, et cet instinct conservateur, habituel au travail honnête comme à la propriété laborieusement acquise, lui fait redouter et haïr ces prétendues conquêtes qui le ruinent en ruinant le pays. Ce contraste que nous avons étudié de visu ne peut-il pas, toute proportion gardée, s’appliquer à ces préliminaires de 89, où le peuple, le paysan, bien qu’ayant beaucoup plus à conquérir et à se plaindre, n’intervint et ne se passionna qu’après coup, dans le paroxysme d’une misère aggravée par la Révolution même, par le désordre et l’anarchie ? Je livre à M. de Tocqueville cette observation supplémentaire, qui pourrait s’ajouter à cette partie de son livre et ne la rendrait que plus frappante.

Quoi qu’il en soit, centralisation administrative, morcellement de la propriété, isolement des classes, hiérarchies sociales ne se produisant plus que parleurs aspects vexatoires, abusifs et irritants, il y avait là tout ce qu’il fallait pour hâter, faciliter et envenimer la Révolution. Que dis-je ? elle était déjà faite à moitié ; elle entrait, avec son appareil de combat et de route, du régime qu’elle allait détruire dans celui qu’elle allait créer, et elle pouvait dire d’avance, à propos de la société, le mot féroce et vrai d’un conventionnel régicide à un membre de l’Assemblée constituante : « Vous nous aviez livré un cadavre ; nous l’avons enterré. » — Mais ce n’étaient là que les préparations matérielles ; il y en eut aussi d’intellectuelles, car les révolutions se font par les intelligences non moins que par les intérêts. C’est ici que le livre de M. de Tocqueville va nous offrir des leçons d’une portée aussi instructive et d’un ordre encore plus élevé.

La centralisation s’était accomplie dans les esprits, dans les mœurs, dans les idées, dans les caractères, en même temps que dans les administrations publiques. Paris était déjà cet absorbant immense, cet énorme cerveau d’un corps débilité, dont nous avons pu, en certains moments, juger par nous-mêmes les effets apoplectiques. À part la Bretagne, la Vendée et quelques recoins du Languedoc et de la Provence, où la Révolution devait, par cela même, rencontrer le plus de répugnances et d’obstacles, le reste de la France n’était plus déjà qu’un département gigantesque avec Paris pour chef-lieu. Toutes les délimitations des provinces, coutumes, costumes, physionomies, langage, s’effaçaient avec ces institutions provinciales et municipales qui en étaient la sève et la vie. Ce travail lent et continu d’assimilation avait lieu entre les classes et les individus tout comme entre les provinces, et il vint un moment, nous dit M. de Tocqueville, où les Français, dans des conditions encore bien différentes, étaient tous presque semblables entre eux. Noblesse détachée du sol, bourgeoisie ambitieuse et inutile, paysans propriétaires et opprimés, se rapprochaient de plus en plus en se haïssant davantage, et cette similitude, dans ces diversités officielles, indiquait exactement les points où la Révolution avait à toucher pour détruire, et ceux qu’elle devait conserver pour vivre. Le pays lui appartenait d’avance par l’annulation des provinces, l’effacement des caractères, la centralisation des idées, le nivellement des mœurs et l’égalité des intelligences, ainsi que par l’organisation administrative et politique. Pour la repousser, pour garantir ces hiérarchies expirantes, pour maintenir dans son aplomb cette société sans appui, que restait-il ? Qui gouverna les hommes à cette époque ? Justement le genre de pouvoir le mieux approprié à ce contraste de conservation extérieure avec une destruction latente, à cet antagonisme des idées contre les choses. Il faut lire, dans l’ouvrage de M. de Tocqueville, le chapitre sur l’influence des gens de lettres, devenus, dès le milieu du dix-huitième siècle, les véritables hommes politiques du pays. Les autres pouvoirs étaient tout ensemble excessifs et avilis : la royauté cessait d’être respectée parce qu’elle ne se respectait plus ; la noblesse amusait son désœuvrement dans des frivolités brillantes ; la magistrature était abaissée, le clergé compromis. Ce fut alors qu’on vit des hommes nouveaux, presque tous sortis de la bourgeoisie ou du peuple, se créer, par les grâces ou les hardiesses de leur esprit, une puissance anonyme qui remplaça toutes les autres, et, chose plus étrange ! les eut presque toutes pour complices. Les écrivains, avant d’exercer cet enseignement mondain et littéraire de la science sociale, économique et politique, n’avaient point passé par les affaires ; ils n’en connaissaient pas les difficultés matérielles, les rouages compliqués, les périls et les sacrifices attachés aux changements les plus spécieux, aux améliorations les plus désirables. Vivement frappés des abus qu’ils avaient sous les yeux, prenant pour les institutions mêmes et les traditions consacrées ce qui n’en était que le dernier reste et l’agonie, d’autant plus audacieux qu’ils étaient sans expérience, ils furent naturellement portés à chercher leur idéal de gouvernement et de société à l’extrémité la plus contraire, dans cette loi de nature, dans ces rapports primitifs entre les hommes, préexistants à toute législation écrite et diamétralement opposés au régime de leur siècle. Nous qui avons vu et subi les effets de l’esprit littéraire s’infiltrant, dans les affaires publiques, il nous est facile de juger ce qu’il devait être à un moment où l’on n’avait pas, comme aujourd’hui, les leçons de soixante années de malheurs, où maîtres et disciples, prédicateurs et néophytes, également éloignés de la politique active par une administration centralisatrice, vivaient dans une ignorance complète du vrai jeu, des vrais ressorts des institutions humaines, et croyaient tout simple d’échapper à ces réalités blessantes, injustes ou méprisables, pour se lancer dans un monde peuplé de séduisantes chimères par de brillants esprits. On ne connaissait pas encore le chimérique par ses impossibilités et ses périls ; on ne le connaissait que par son mystérieux prestige, et plus il différait de cette organisation caduque dont on ne ressentait que les vices, dont on voyait le déclin, dont on présageait la fin prochaine, plus on s’y livrait avec délices et sécurité. Ainsi le moment où il eût été le plus nécessaire de procéder lentement et par gradations insensibles, de ne pas placer l’idéal des intelligences trop loin de l’ordre établi, était justement celui où on les séparait par un abîme si large, qu’au lieu de le franchir on ne pouvait que tomber au fond. Les théories générales, les utopies, les sophismes, la métaphysique sociale, prirent la place des idées pratiques et applicables, parce que ces idées n’intéressaient plus personne, n’étaient plus pratiquées par personne, et que, depuis les professeurs, totalement étrangers aux affaires et irresponsables dans l’exercice de leur pouvoir, jusqu’aux élèves, gentilshommes, bourgeois, magistrats, dépouillés peu à peu de leur part dans le maniement de la chose publique, nul n’était averti du danger des aventures ; nul n’était prémuni contre ce plaisir de quitter des maisons lézardées, des rues infectes, des monuments dégradés et des temples déserts pour courir vers des forêts vierges, des solitudes inconnues, de fantasques et splendides paysages, pleins de limpides fontaines et de radieux horizons. Nul ne savait qu’au fond de ces sources un crocodile dormait, qu’à la lisière de ces forêts un tigre allait rugir. C’était la première fois qu’un grand peuple, un peuple intelligent, tournant le dos à un gouvernement de fait qui ne le dirigeait plus, se laissait aveuglément conduire par des hommes dont la plus grande force et le principal attrait était de n’avoir jamais gouverné et d’ignorer comment on gouverne.

À ce pouvoir nouveau, idéal, revêtu de tous les prestiges de l’inconnu, une seule puissance aurait pu être opposée comme contre-poids : la Religion, l’Église. M. de Tocqueville a compris et expliqué avec sagacité les causes réelles du discrédit où tomba, à cette époque, la religion catholique, de la haine furieuse qui se déchaîna contre l’Église, et qui est devenue le synonyme et le symbole de l’enseignement philosophique du dernier siècle. Ce n’étaient pas, comme on l’a tant répété, les vices du clergé, son infériorité intellectuelle, le manque de grands talents dans les rangs ecclésiastiques, qui provoquaient cet acharnement implacable. M. de Tocqueville démontre et la suite a prouvé que ce clergé poursuivi de tant de calomnies et d’insultes, compromis, disons-le, par les désordres de quelques-uns de ses membres, était, en définitive, mille fois plus éclairé, intelligent, tolérant, vertueux, courageux, pieux, favorable aux améliorations et aux réformes, qu’on ne l’a prétendu. Pourquoi donc l’a-t-on plus haï que la magistrature, que la noblesse, que l’armée, que la royauté même ? Pourquoi ce privilège de dénigrement et d’outrage, qui a survécu même à cette destructive croisade ? C’est que le clergé était alors une puissance politique ; que lui aussi pliait sous l’inerte fardeau de ces institutions qui, en vieillissant, s’appesantissaient davantage ; qu’il n’apparaissait plus au peuple que par ce côté oppressif et vexatoire où la foi disparaissait dans le joug, le sacrement dans la dîme, le prêtre dans le maître, le fidèle dans le corvéable. Placé d’ailleurs en contact perpétuel, en opposition immédiate et directe avec les philosophes, leur propagande et leurs livres, c’était lui qui les condamnait, lui qui lançait contre eux de stériles anathèmes, qui personnifiait, dans cette guerre inégale, un gouvernement, une Église désarmés par l’opinion publique, et qui, par conséquent, devait subir les plus vives représailles. Peut-être pourrait-on assigner à cette fureur irréligieuse deux autres causes, l’une excellemment indiquée par M. de Tocqueville, l’autre qu’il a effleurée sans vouloir s’y arrêter. Il est très vrai, comme il nous le dit, que l’Angleterre et l’Amérique sont là pour prouver qu’on peut conquérir des institutions libres sans déclarer à la religion une guerre implacable, ou plutôt en acceptant la religion comme le plus indispensable élément de stabilité et de vie morale. Qu’il y prenne garde pourtant ! Cette preuve n’est pas complète, cet exemple n’est pas suffisant. Le triomphe du protestantisme en Angleterre, son établissement national en Amérique, à la suite de la domination anglaise, ont été, dans ces deux pays, les paratonnerres de cette religion, de cette foi, de cette morale chrétienne qui survit, dans les âmes droites, aux ravages du libre contrôle et de la liberté d’examen. La philosophie du dernier siècle et cette épidémie d’irréligion qu’elle répandit sur la France, ce n’était pas seulement une attaque contre l’Église considérée comme puissance séculière, contre le clergé à l’état de corps politique. C’était la revanche, c’était la reprise du combat de l’esprit d’orgueil et de révolte contre la foi ; lequel, n’ayant pas eu le triomphe de la réforme pour satisfaction première, ajourné par les splendeurs religieuses et les grands génies catholiques du siècle de Louis XIV, aigri par les mesures intolérantes et la dévotion de cour où s’assombrit la fin de son règne, surexcité par les débauches de la Régence et le règne licencieux qui suivit, devait, à un moment donné, se traduire dans une explosion terrible, dans une clameur dont rien n’égala jamais l’ardeur et la rage. S’il était permis d’appliquer le langage des chiffres à ces douloureux souvenirs, nous dirions que l’impiété du dernier siècle était l’intérêt accumulé de deux cents ans d’esprit d’examen, réprimé ou envenimé, dans la patrie de Rabelais, qui allait être celle de Voltaire.

Il y eut encore à cette impiété une autre cause, et ici nous nous rencontrons de nouveau avec M. de Tocqueville. La loi divine de l’Évangile ne sera jamais, quoi qu’on fasse, hostile à la liberté véritable. Mais ce n’était pas à la liberté qu’aspiraient les Français, dans cette préparation universelle de la victoire révolutionnaire ; ce ne fut pas elle du moins qui leur servit d’inspiration première et de point de départ ; ils en avaient perdu la tradition, ils n’en possédaient pas la science, et ils n’en ont jamais eu le goût. Ce qu’ils roulaient, ce que leur prêchaient leurs philosophes, ce qui alléchait à la fois leur passion et leur génie, c’était l’égalité ; l’égalité des droits, ce premier élément de la loi naturelle retrouvée par Rousseau et ses émules, sous le détritus d’une civilisation pourrie. Or cette égalité n’est pas celle de l’Évangile ; elle s’appuie, non pas sur l’égale faiblesse des hommes devant Dieu, mais sur leur égale grandeur vis-à-vis les uns des autres et vis-à-vis d’eux-mêmes ; non pas sur le sentiment de ce devoir universel qui oblige le fort envers le faible, le grand envers le petit, mais sur la notion d’un droit primitif qui arme le faible contre le fort et le petit contre le grand ; elle a pour code et pour mobile, non pas la soumission de tous à une autorité supérieure, mais la révolte de chacun contre un pouvoir individuel ; non pas les hautes et divines notions de la liberté morale, de la liberté de conscience, de l’inviolabilité de l’âme humaine et de son origine céleste, mais les passions les plus terrestres et les plus haineuses, l’envie, la vanité, la convoitise, l’orgueil. Voilà l’égalité moderne telle que la philosophie l’a prêchée, telle que la Révolution l’a voulue, telle que la France l’a poursuivie, depuis soixante-dix ans, à travers toutes les variations de sa politique, toutes les formes de son gouvernement. Celle-là, nous le savons, se passe très bien de la liberté, et n’a rien de commun avec elle.

Nous avons là, en omettant forcément bien des détails curieux, bien des chapitres substantiels que nous interdit le défaut d’espace, le tableau de cette situation unique qui devait amener une catastrophe inouïe ; de cette révolution comprise dans ces trois mots, centralisation, nivellement, égalité, qui se trouvait déjà faite alors que commença son avènement public et historique, et qui, au lieu de briser tout ce qu’elle rencontrait sous sa main, n’eut qu’à s’en emparer et à s’en servir. Ce moment critique, redoutable, inévitable, l’initiative du roi et de ses ministres aurait pu en adoucir la secousse, en atténuer le caractère destructeur. Un roi tel que Louis XVI était digne de cette mission, la plus belle qui pût jamais tenter un grand cœur sur le premier trône du monde. Il l’essaya avec une bonne volonté et une bonne foi admirables. Il personnifia un moment l’interprétation royale et chrétienne de cet esprit de réforme, d’égalité et de liberté qui allait envahir le monde. On sait ce qui en advint. Ce fut encore, M. de Tocqueville le remarque dans un de ses meilleurs chapitres, une des particularités fatales de cette phase rapide, que les commencements d’amélioration dussent y précipiter la ruine ; que le peuple, à mesure qu’on apportait quelque soulagement à ses maux, n’en dût être que plus excité à tout renverser pour tout obtenir ; à peu près comme ces édifices minés par le temps, qui restent encore debout tant qu’on n’y touche pas, et qui s’écroulent dès qu’on veut les réparer ou les étayer.

Ce peuple, M. de Tocqueville vient de le peindre dans une page qui ne mourra pas, et qui, mieux peut-être que tout le reste, explique comment les Français, en croyant se rendre, par la Révolution, si dissemblables d’eux-mêmes, se sont encore tellement ressemblé. Voici cette belle page ; elle donnera une idée de ce style nerveux, concis, où la lumière et le jour éclairent des profondeurs au lieu de faire chatoyer des surfaces :

« Quand je considère cette nation elle-même, je la trouve plus extraordinaire qu’aucun des événements de son histoire, En a-t-il jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes et si extrême dans chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins par des principes ; faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun de l’humanité, tantôt fort au-dessus ; un peuple tellement inaltérable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits qui ont été faits de lui il y a deux ou trois mille ans, et en même temps tellement mobile dans ses pensées journalières et dans ses goûts, qu’il finit par se devenir un spectacle inattendu à lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu’il vient de faire ; le plus casanier et le plus routinier de tous quand on l’abandonne à lui-même, et, lorsque une fois on l’a arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser jusqu’au bout du monde et à tout oser ; indocile par tempérament, et s’accommodant mieux toutefois de l’empire arbitraire et même violent d’un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux citoyens ; aujourd’hui l’ennemi déclaré de toute obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées pour la servitude ne peuvent atteindre ; conduit par un fil tant que personne ne résiste, ingouvernable dès que l’exemple de la résistance est donné quelque part ; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le craignent trop ou trop peu ; jamais si libre qu’il faille désespérer de l’asservir, ni si asservi qu’il ne puisse encore briser le joug ; apte à tout, mais n’excellant que dans la guerre ; adorateur du hasard, de la force, du succès, de l’éclat et du bruit, plus que de la vraie gloire ; plus capable d’héroïsme que de vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir d’immenses desseins plutôt qu’à parachever de grandes entreprises ; la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, la mieux faite pour y devenir tout à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence ? »

Il est impossible de mieux dire et de mieux peindre. Mais, pourrait-on répliquer à M. de Tocqueville, lorsqu’on connaît si bien une nation et qu’on la décrit si admirablement, est-il permis d’en espérer cette suite dans les idées sérieuses, cette persévérance et cette sagesse dans la conduite de la vie publique, nécessaires à l’établissement et à la durée de la liberté véritable ? Peut-on s’étonner du mal qu’elle a fait, des biens qu’elle a perdus, des deux extrêmes où elle est tour à tour tombée, et qui se sont appelés et expliqués l’un par l’autre ? Pourtant ne chicanons pas trop l’éminent écrivain, et ne nous plaignons pas de voir les penseurs rester attachés à ce que la pensée humaine peut concevoir, dans l’ordre politique, de plus généreux et de plus grand. M. de Tocqueville a fait un beau livre ; il en a fait pressentir un autre, qui compléterait celui-là, qui manque à l’ensemble des pièces justificatives ou accusatrices de la Révolution française, et qui s’intitulerait : « Comment les améliorations et les réformes demandées par la France de 1789 eussent marché plus vite, duré plus longtemps et coûté moins cher, si elles avaient été faites par en haut et non par en bas, par la royauté et non par le peuple. » Il a prouvé, avec éloquence, que les conquêtes révolutionnaires n’étaient que l’héritage de l’ancien régime, que la Révolution n’était pas le progrès, que l’égalité démocratique n’était pas la liberté. Il a parlé à une génération désabusée et fatiguée un noble langage. Cette liberté qu’il aime serait sûre de son triomphe, et son triomphe serait bien cette fois notre plus belle et notre plus nouvelle conquête, si tous les contemporains de M. de Tocqueville la comprenaient comme lui.

II. — M. Albert de Broglie6

I

Même au point de vue purement humain, l’histoire ne nous offre rien de plus grand que ce moment solennel où la société païenne, résumée et centralisée dans l’Empire, après avoir, pendant trois siècles, haï, méprisé, combattu et persécuté la société chrétienne ou l’Église, finit par se déclarer vaincue et s’absorber en elle, complétant cette leçon providentielle par le contraste de la dissolution toujours croissante des choses terrestres avec l’unité toujours plus forte des choses divines. Comment ces deux éléments si divers, ou plutôt si contraires, voués, semblait-il, à une guerre implacable, ont-ils pu se rapprocher peu à peu, et se fondre, sans que l’humanité, dépravée par le paganisme et la corruption romaine, mît trop du sien dans ce nouveau monde qui sortait de leurs ruines, sans que le christianisme jeune et robuste des premiers siècles rompît trop violemment avec ce monde ancien, qu’il fallait assouplir plutôt que briser, pénétrer plutôt que détruire, s’assimiler plutôt qu’anéantir ? Comment cette assimilation patiente et douce, ce travail lent, successif, sans déchirement et sans secousse, cette conformité des desseins de Dieu avec les données historiques de la vraisemblance, sont-ils, pour le miraculeux avènement de notre religion, des témoignages plus solides peut-être que ces éclats, ces ruptures, ces victoires contre l’impossible, où se complaisent un peu trop les esprits extrêmes en évoquant ces souvenirs ? Comment est-ce rendre un éminent service aux lettres chrétiennes et à l’histoire, que de dégager et de montrer, dans le tableau de cette époque décisive, ce double esprit, cette double influence, où se manifeste et se continue la double nature du Dieu fait homme ; la société antique abdiquant dans le sein de l’Église, l’Église en conservant tout ce qui n’était pas incompatible avec son origine, son essence et son but ? Comment enfin, sans trop insister, sans trop comparer des situations fort dissemblables, peut-on cependant rencontrer là, dans ces premiers exemples de modération et de douceur, un argument contre la violence en matière religieuse ? Indiquer ces questions, c’est énumérer d’avance les mérites du livre de M. Albert de Broglie : livre qui nous a donné, non pas la surprise, mais le plaisir de trouver le jeune et noble écrivain supérieur encore à notre attente et à lui-même.

Pour mieux apprécier ce qui nous a particulièrement ému et charmé dans ce livre où nous ne plaçons qu’en seconde ligne les qualités littéraires, qu’il nous soit permis de rappeler à nos lecteurs de quelle façon les hommes du monde sont le plus souvent mis en contact avec les récits de rétablissement du christianisme, par quel excès contraire ils passent au sujet de ces temps primitifs d’où découle notre loi, et quel péril, quel trouble peut exister pour eux dans un trop brusque passage, d’une adoration trop légendaire à une interprétation trop humaine.

Il semble, en effet, à la plupart des intelligences qui se contentent d’effleurer ces immortels sujets de pieuse et attentive étude, qu’il n’y ait pas de milieu ; ou envelopper toute cette époque de la primitive Église d’une sorte de nimbe lumineux où n’apparaissent que des miracles, d’incessantes interventions de la toute-puissance divine, des vertus surnaturelles et des conversions soudaines ; où d’innombrables légions de saints et de martyrs se lèvent sous un rayon de grâce céleste et tombent sous la hache des bourreaux, sans qu’un atome de faiblesse ou d’erreur fasse reconnaître l’homme au milieu de ces phalanges transfigurées ; où Constantin, après la vision du Labarum, n’est plus accepté que comme un chrétien aussi solide, aussi orthodoxe que les Pères de l’Église, comme un catéchumène n’ayant plus rien à apprendre et ne gardant plus trace de ses rudes et brutales allures de païen et de soldat ; — ou bien déchirer d’une main hardie ces voiles sacrés, montrer partout l’empreinte de l’homme là où l’on avait vu la main de Dieu ; signaler, dès cette époque, le mensonge se mêlant à la vérité, le mal au bien, l’hérésie à la foi, l’abus du pouvoir terrestre à l’emploi de l’autorité divine, le ressort matériel et visible au moyen mystérieux et surhumain ; faire de ces prétendues découvertes une arme contre l’ensemble de cette histoire, un prétexte pour la soumettre au même contrôle, aux mêmes réserves, aux mêmes doutes que l’histoire profane ; conclure, en un mot, que dès l’instant où on ne l’envisage pas avec la soumission et la docilité d’un enfant, on doit arriver à la discuter avec la dissolvante analyse d’un sceptique ou la froide sévérité d’un juge : que, du moment où on n’adore pas tout, il faut tout rejeter.

Eh bien, ç’a été la force du christianisme naissant, que ce mélange de faiblesses et d’erreurs attachées aux conditions mêmes de notre nature ne fit que l’activer et l’affermir : c’est le triomphe de cette même vérité, aux temps d’examen et de critique historique, que tout ce que la science y découvre d’imparfait et d’humain à son origine n’en démontre qu’avec plus d’éclat la divinité et c’est l’honneur du livre de M. Albert de Broglie, que cette critique, exercée avec autant de sagacité que d’indépendance, devienne à son tour, sous sa plume, un hommage, de plus à cette vérité, saluée et adorée dans toute sa plénitude. — « Nous avons, dit M. de Broglie, tout intérêt à nous convaincre qu’il n’y a point eu, pour l’Église, comme pour les institutions périssables, un âge d’or suivi d’un affaiblissement continu. Les vertus de la primitive Église ont été souvent célébrées dans une intention de dénigrement à peine déguisé contre les âges postérieurs ; il n’a pas tenu à la critique historique de faire croire que l’Église avait joui, à certaines époques, d’une vigueur et d’une pureté tout exceptionnelles pour accomplir un dessein particulier de la Providence dans l’histoire de l’humanité ; mais que, cette tâche une fois épuisée, elle avait subi la loi commune de la corruption et de la décadence. Cela n’est pas : à toutes les époques, l’Église a été composée d’hommes et servie par des hommes, c’est-à-dire qu’à toutes les époques elle a eu à lutter contre leurs passions et à gémir de leurs travers. » — Nous avons voulu transcrire ces quelques lignes de l’avant-propos, parce qu’elles résument une des meilleures et des plus fécondes inspirations de tout l’ouvrage. Si l’on veut bien se souvenir du genre particulier d’attaques prodiguées, depuis trente ans, au christianisme, de cette méthode à la fois respectueuse et destructive qui consistait à le représenter, non plus comme menteur et funeste, mais comme borné à une mission restreinte dans une phase déterminée, comme ayant rendu à l’humanité tous les services qu’il pouvait rendre, et ayant fait son temps, on comprendra toute l’utilité d’un travail historique qui démontre cet antagonisme du bien et du mal commençant avec les premiers siècles de l’Église, et qui trouve une preuve de ses destinées immortelles dans les vices mêmes et les taches que l’humanité mêla aux splendeurs de ses origines. On le remarquera, sans doute, et M. Albert de Broglie a le droit de le rappeler, cette idée s’est emparée de lui et a percé dans ses écrits, dès son entrée dans cette carrière d’historien et d’écrivain catholique où il unit une piété si sincère et un talent si pur à un esprit si loyalement ouvert à toutes les libertés de la pensée. Cette vérité religieuse que d’autres, plus ombrageux ou plus ardents, voudraient enfermer dans une forteresse hérissée de grilles et de barrières, il aime à l’exposer au grand air, bien sûr que, de quelque côté que lui arrivent les souffles et les rayons, elle n’en recevra que plus de force, d’expansion et de vie.

Avant d’entrer dans le récit, dont le mouvement et l’ampleur sont tout à fait dignes du sujet, arrêtons-nous au discours préliminaire, où l’auteur met en présence l’unité de l’Empire romain et l’unité de l’Église. Rien de plus intéressant et de plus instructif que de suivre, avec un pareil guide, ces deux progrès en sens contraire : l’unité de l’Église qui se développe et se dessine à mesure que se dissout et s’efface l’unité de l’Empire.

Lorsque Auguste eut fermé le temple de Janus et réuni toutes les provinces du vieux monde sous la loi romaine, dont il concentrait tous les pouvoirs entre ses mains, il sembla qu’il venait de fonder l’unité la plus puissante qui eût jamais poussé, à travers ce sol remué par tant de luttes et d’orages, ses racines indestructibles. Le peuple était à lui, en sa qualité de chef du parti démocratique, ou plutôt en vertu de ces affinités instinctives qui ont, de tout temps, attiré l’une vers l’autre la démocratie et la tyrannie. Il était le prince du sénat, le chef de l’armée, le souverain pontife. La guerre et la paix, la religion et la politique, l’administration et la justice, la puissance aristocratique et la magistrature populaire, Rome et les provinces, tout revenait à ce centre unique. Ce corps gigantesque vivait en lui, par lui, pour lui. En même temps ou quelques années plus tard, dans un pays éloigné dont les historiens romains ne parlent qu’avec un vague mépris, Notre-Seigneur Jésus-Christ disait adieu à ses apôtres, leur léguant un enseignement oral, destiné à passer de bouche en bouche, à se répandre dans les âmes comme une invisible semence, et n’ayant encore ni une forme précise, ni une preuve écrite, ni un témoignage officiel. Rien, en apparence, de moins propre à se constituer et à durer. Il semblait que ces impalpables germes de doctrine et de loi, déposés dans quelques intelligences grossières, au bord d’un lac inconnu, dussent se disperser à tous les vents, comme le sable de ces déserts, comme l’écume de ces eaux. Trois siècles s’écoulent ; et voilà ce grand corps disloqué et brisé, membre à membre ; voilà, s’en allant en poussière, tout ce qui formait sa vie extérieure, tout ce qui le rattachait par des chaînes de fer à l’antiquité, sa mère et sa nourrice. Ce qui lui reste encore, dans sa ruine, d’existence et de souffle, ce spiritus qui plane sur les décombres, cette âme qui survit dans la mort, tout cela se transforme, s’épure et reçoit une vie nouvelle ; d’où ? De cette doctrine recueillie sur les lèvres du Dieu fait homme par quelques pêcheurs de Galilée, renfermée d’abord tout entière dans la parole, dans le Verbe, propagée ainsi de ville en ville au milieu des sarcasmes et des supplices, retrempée et raffermie sans cesse dans la persécution et le martyre, gagnant chaque jour en force, en solidité et en unité ce que perd le colosse qu’elle affronte en attendant qu’elle l’absorbe, et devenue enfin une foi, une loi, une constitution, un gouvernement, une société, une Église. Ce miracle de trois cents ans où Dieu se révèle d’autant plus qu’il y a tout conformé, dans l’enchaînement des effets et des causes, aux vraisemblances de l’histoire et de la logique humaines, M. Albert de Broglie, dans son discours préliminaire, le retrace et l’explique à grands traits ; et telle est la clarté de ses déductions, la justesse de ses aperçus, l’exactitude de ses récits, la loyauté de ses preuves, la persuasive douceur de son langage, que ces pages éloquentes paraissent entrer, elles aussi, dans le plan divin qu’elles esquissent, et qu’on se sent, après les avoir lues, porté à mieux adorer parce qu’on est capable de mieux comprendre.

Glissons rapidement sur les premières causes matérielles de la dissolution de l’Empire. L’aristocratie était tombée avec Pompée, et les respects extérieurs prodigués par les empereurs au sénat n’étaient, à vrai dire, que l’ironie décente de l’omnipotence réelle ménageant un pouvoir déchu. La démocratie, très indifférente, comme toujours, à la perte de la liberté, se dégrada et s’abrutit d’une manière effroyable sous ce régime qui la vengeait de la longue suprématie patricienne, et la transformait, dit M. de Broglie, en une bête féroce et sensuelle, ne demandant plus que du pain, des plaisirs et des spectacles en échange de ses préférences pour les Caligulas et les Nérons. Le titre de citoyen romain, répandu sur tous les points de l’Empire, perdait, par cette diffusion même, son antique importance, et créait des peuples nouveaux, sans liens, sans solidarité, sans rapports de mœurs et d’affection avec la mère patrie. Les guerres suscitées et multipliées par cette situation mixte, par cet éparpillement de la nationalité romaine dans des pays qui n’étaient romains ni d’origine ni de cœur, accroissaient la prépondérance de l’armée, qui, réagissant ensuite à l’intérieur, y trouvant la dignité impériale privée de tous ses appuis naturels et isolée dans sa fantasque grandeur, la transportait à son gré d’une tête à l’autre, décapitait pour mieux découronner et devenait l’arbitre véritable des destinées de l’Empire. De là ces choix incroyables, ces monstres à face d’homme proclamés par des prétoriens ivres, ces inconnus, originaires de la Pannonie ou de la Perse, salués tout à coup empereurs de cette Rome qu’ils ne devaient jamais voir ; de là aussi cet affaiblissement immense, continu, dissolvant, accidenté de crises, aboutissant au partage du pouvoir impérial entre plusieurs Augustes et plusieurs Césars, et donnant à cette étrange époque le caractère d’une orgie, d’un rêve et d’une agonie.

M. Albert de Broglie a esquissé ce tableau de main de maître. Mais ce n’est là que l’extérieur ; ce ne sont, pour ainsi dire, que les fissures par où l’esprit chrétien va entrer à flots dans ce vieux monde. L’état des âmes dans cette société mourante, voilà la préparation la plus efficace à l’avènement du christianisme.

Auguste avait voulu restaurer la religion de l’Empire en même temps qu’il en fondait la constitution. Il est curieux de retrouver, chez les écrivains et les poëtes qui avaient le mot d’ordre du maître, — Horace, par exemple, — la leçon de morale et le retour au culte des aïeux côtoyant des odes libertines à Lydie ou des maximes épicuriennes. Cet effort devait être encore plus stérile que dans le domaine politique et administratif, et cela par des raisons analogues ; parce que la religion nationale, très simple à son origine et très conforme aux mœurs rudes et agrestes du Latium et de l’Étrurie, s’altérait de plus en plus dans cette diffusion générale où les peuples annexés lui apportaient leur culte, les philosophies leurs systèmes, les civilisations grecque ou orientale leurs corruptions et leurs voluptés. Il y eut bientôt tant de dieux dans l’Empire, que le polythéisme, ébranlé déjà dans les esprits d’élite par la réflexion et l’analyse ; succombait, dans la foule, par ses excès mêmes, par cette extravagante multiplication de divinités indigènes ou étrangères qui avaient toutes leurs thaumaturges ou leurs charlatans. Mais, pendant que ces formes matérielles, ces innombrables variétés du polythéisme, se discréditaient dans le monde, le besoin de croire et de prier survivait ou plutôt redoublait dans les âmes, ainsi qu’il arrive toujours à ces époques critiques et troublées où le néant de l’homme est mis à nu, où ses crimes et ses malheurs rendent à la fois plus visible et plus nécessaire l’intervention de la Providence. Ajoutez-y la lassitude des imaginations saturées et dégoûtées de grossiers plaisirs, la décadence des sectes philosophiques qui jouaient avec les problèmes de la destinée humaine comme de vieux enfants avec de stériles énigmes, l’inquiétude de tous ces peuples épars qui n’étaient plus eux-mêmes et n’étaient pas Romains, le nombre infini des esclaves prêts à accueillir avec une instinctive tendresse un dogme d’affranchissement et d’espérance, et vous comprendrez que, jamais plus qu’en ce moment unique, on ne vit régner ces deux sentiments qui semblent se contredire et qui ne sont que l’envers l’un de l’autre : le dégoût de la religion et le besoin de religion : c’est à ce moment que répondit et que devait répondre la propagation du christianisme.

M. Albert de Broglie en suit les progrès pas à pas, et nous fait assister à cette infiltration lente, assurée, infaillible, de l’élément chrétien dans ces âmes. Il nous peint cette unité chrétienne se conservant, dès le principe, par sa seule force, malgré l’absence de textes écrits et la diversité des génies qui concourent à la propager. Saint Pierre, saint Jean, saint Paul, tous les grands apôtres, sont dessinés dans ces pages avec l’autorité d’un historien, la pénétration d’un critique et le respectueux amour d’un fidèle. Jamais je n’avais mieux compris cette variété de caractères, d’esprits et d’efforts, marchant en des sentiers différents et concourant au même but. Jamais je n’avais mieux saisi qu’avec ce guide si jeune, et pourtant si sûr, les progrès de la foi nouvelle dans la société et dans les cœurs, ces passages successifs de l’horreur et du mépris à la curiosité, à une émotion vague, à une sympathie confuse, à une admission du Dieu des chrétiens parmi les divinités de l’empire, à une reconnaissance tacite de la supériorité de son culte, à une conversion incomplète, et enfin à un suprême triomphe proclamé sur le trône des Césars. Jamais aussi le sens et les différences des persécutions ne m’avaient plus frappé. À distance et pour les hommes superficiels, il semble que toutes les persécutions se soient produites avec des caractères analogues, des incidents à peu près les mêmes ; d’une part, des raffinements de cruauté ; de l’autre ; des miracles découragé ; et, comme résultat providentiel et humain tout ensemble, des milliers de chrétiens nés du sang des martyrs. Sans doute, c’est là le fond de l’histoire des persécutions, leur grande signification dans les annales du christianisme. Mais il y a autre chose, et le progrès même de la religion chrétienne dans cette société qu’elle subjugue se précise par cette distinction importante. Au commencement, c’est le peuple qui demande à grands cris qu’on réprime par les supplices et les tortures ces croyances inconnues, ces hommes étranges dont la doctrine et la vie glorifient la souffrance, domptent les passions, prêchent la mortification et le sacrifice. Il faut assouvir cette fureur populaire ; il faut amuser le peuple ; d’ailleurs, ces hommes troublent le repos et la régularité officielle des sociétés établies : les empereurs les persécutent, mais sans haine, sans animosité de culte ou de secte, uniquement pour complaire à la multitude, leur brutale alliée, et parce que la consommation des cirques, des spectacles et des bourreaux, s’accommode fort de ces nouvelles recrues. Deux siècles s’écoulent : le peuple s’est laissé peu à peu pénétrer par ces doctrines ; il en comprend mieux le côté vivifiant et consolateur ; il se sent porté par une attraction ineffable vers ce dogme qui, pour la première fois dans ce monde d’oppression, de servitude et de misère, réhabilite les petits, délivre les opprimés et relève les misérables ; et, à mesure qu’il se rapproche de cette foi, qu’il s’en imprègne, qu’il en redoute moins le contact ou le voisinage, il devient plus doux, il devient meilleur, il ne demande plus le sang et la mort des chrétiens : mais alors c’est la politique des empereurs qui s’effarouche de cette puissance, toujours grandissante pendant que leur empire se morcelle et que leur pouvoir s’affaiblit : c’est le vieil esprit de Rome sacerdotale et païenne qui se réveille une dernière fois en présence de ces ennemis dont les pacifiques conquêtes semblent une insulte à son dépérissement et à son déclin. Malgré lui, malgré les influences chrétiennes qui habitent son palais et avoisinent son cœur, le sage Dioclétien ordonne une persécution : celle-là est impopulaire ; elle se débat contre l’impossible, et se voit forcée, pour remplir sa tâche, de frapper à tous les étages de la hiérarchie romaine, de mutiler la société tout entière. Elle n’entre plus dans les mœurs publiques, et c’est le glorieux prélude du triomphe définitif, que ces persécutions, consenties d’abord par le souverain pour plaire au peuple, finissent par être arrachées à l’un et réprouvées par l’autre. Quelques années encore, et Dioclétien le persécuteur fera place à Constantin le néophyte.

C’est avec Constantin que commence le récit, l’ouvrage proprement dit, de M. Albert de Broglie. Nous nous sommes attardé au discours préliminaire, comme on s’arrête au seuil d’un temple dont on pressent la beauté dès le péristyle. Nous avons cité quelques lignes : il eût fallu citer cent pages, car le jeune historien n’avait rien écrit d’aussi grandiose, d’aussi éloquent. L’idée mère, l’inspiration originale, l’opportunité de ce morceau, avons-nous besoin d’y insister encore ? Depuis quelque temps, une école s’est formée, qui s’attache à retrancher de nos livres saints tout leur côté surnaturel et divin, à faire de l’Ancien Testament et de l’Évangile quelque chose de pareil à un chapitre d’un Quinte-Curce juif ou d’un Tite-Live chrétien, revu et corrigé, à deux mille ans de distance, par des glossateurs sceptiques. Il est tout simple qu’en présence de ces impiétés, de ces orgies d’analyse, bien des âmes pieuses se réfugient au fond des sanctuaires, y emportent leurs textes sacrés et les y cachent sous un triple voile. M. Albert de Broglie, nous le répétons, agit différemment avec une piété tout aussi sincère, et nous croyons qu’il fait bien. Enfant d’un siècle dont l’orgueil prétend percer à jour les mystères hiératiques, possédant cette loi sereine qui croit parce qu’elle sait, qui sait parce qu’elle croit, doué de la faculté rare de charmer en persuadant et d’unir tout le sérieux d’une maturité féconde à toute la fleur d’une jeunesse chrétienne, il prouve, l’histoire à la main, que si l’homme n’a jamais le droit de se substituer à la Providence dans le récit du passé ou dans la conduite du présent, la Providence n’a pas toujours besoin de contredire la vérité humaine et de confondre la raison des hommes pour faire éclater sa grandeur, sa bonté et sa sagesse.

II

Nous ne croyons pas pouvoir mieux rendre l’impression que nous ont laissée ces deux volumes qu’en déclarant que Constantin y revit tout entier, avec ce bizarre mélange de grandeurs et de crimes, d’héroïsme et de faiblesse, de puérilité et de génie, de foi ardente et de complaisances pour l’erreur, de prétentions et d’irrésolutions théologiques, qui lui assigne une place à part dans la famille des grands hommes. Grâce à M. Albert de Broglie, cette figure si compliquée, si confuse, enveloppée dans le chaos de lumière et d’ombre qui marqua son passage en ce monde, altérée tour à tour par le ressentiment des historiens païens, par la ferveur des légendaires, la flatterie des contemporains et les dénigrements de l’irréligion moderne, sera désormais aussi bien connue, aussi vivante, aussi réelle, que celle de personnages plus récents, — ou plus anciens ; car remarquez que nous connaissons mieux l’antiquité, séparée de nous par un abîme, que cette époque intermédiaire, transitoire, où commence le Bas-Empire, et où nous retrouverions pourtant nos premiers papiers de famille, nos premiers titres de noblesse religieuse et intellectuelle, politique et sociale. Nous ressemblons à ces vieillards qui aiment mieux se souvenir des amusements de leur enfance ou des visions de leur jeunesse que des années laborieuses et assombries qui préparèrent leur maturité.

Ce n’est pas tout : s’il est vrai que le privilège des grands hommes soit de recevoir beaucoup de leur siècle et de lui donner davantage, de porter sa marque et d’y creuser leur empreinte, ces deux traits essentiels n’ont jamais été plus visibles que chez Constantin ; et son historien, en retraçant les principaux événements de sa vie et de son règne, se trouve en même temps écrire l’histoire de cette première partie du quatrième siècle ; guerres étrangères, troubles intérieurs, tragédies domestiques, changement de capitale, création d’un nouvel empire, d’un art nouveau, d’une ville nouvelle ; schismes, hérésies, conciles, premières revanches du paganisme vaincu contre l’Église victorieuse, tressaillements et secousses de la vieille société, subissant la plus immense révolution qui ait régénéré le monde. Tout cela, c’est Constantin encore ; Constantin conquérant, empereur, législateur, catéchumène, théologien, fondateur, meurtrier, despote, faible, trompé, repentant ; Constantin qui nous représente le quatrième siècle fait homme ; car il en personnifie tout, le christianisme rencontrant ses premiers périls dans ses miraculeuses prospérités ; l’ardeur théologique se mêlant à des restes de grossièreté et d’ignorance ; la subtilité des imaginations orientales confondant l’arrière-goût de l’erreur avec la passion de la vérité ; le fantôme de l’empire romain changeant de place sans pouvoir revivre ; la nationalité romaine s’affaiblissant de plus en plus, abaissant peu à peu ses frontières, et la grande fraternité chrétienne se substituant aux hostilités implacables de peuple et de race ; l’importance énorme donnée aux questions religieuses, prouvant à la fois la puissance du nouveau dogme et le penchant des intelligences renouvelées ; les caprices sanguinaires de Rome impériale se combinant avec les instinctives affinités du barbare, et reparaissant tout à coup sous les mystiques aspirations du chrétien et la sincère ferveur du néophyte ; tout, jusqu’à la ville qu’il fonde, qu’il aime, qu’il baptise, qu’il crée avec cette préoccupation passionnée et ce défi contre l’impossible qui caractérise les architectes couronnés ; cette ville, fille de son génie, grande et incomplète comme toute la pensée de son règne ; placée, comme lui, à un point d’intersection dans l’espace et dans le temps, aux confins des deux parties du monde et des deux âges de l’humanité ; cette ville qui lui prend son nom et qui lui ressemble par son architecture, sa physionomie, sa destinée ; remplaçant à l’improviste l’ancienne métropole, dont elle doit transmettre le dépôt, mais non posséder l’héritage ; n’étant ni tout à fait antique, ni tout à fait moderne, et mêlant, dans sa civilisation troublée, les éléments de ce qui va périr aux germes de ce qui va naître. Regardez de près Constantin : vous reconnaîtrez en lui tous ces caractères. Il réunit, dans un type violent, gigantesque et sans harmonie, quelque chose du barbare, du Romain, du Grec, de l’Oriental, du vieillard, de l’enfant, du héros païen et du héros chrétien ; il est, au plus haut degré, un grand homme byzantin.

Tel est le fond, le tissu rude et brillant, couvert de broderies orientales courant sur la pourpre romaine, que M. Albert de Broglie vient de dérouler d’une main ferme. Ces images heurtées qui ont gardé sous ma plume un peu de leur confusion primitive, ce chaos magnifique où le christianisme introduit ses clartés, où les vieilles mœurs jettent encore leurs ténèbres, l’historien l’a débrouillé avec une sûreté, une vigueur remarquables, dégageant du milieu des mensonges hostiles et des nimbes légendaires l’histoire véritable, celle qui réconcilie sur le même terrain et au nom des mêmes vérités le penseur, l’érudit et le chrétien. Mais ce n’est là, pour ainsi dire, que le côté dogmatique de sa pensée et de son œuvre : dans le cours de son récit, nous retrouvons cette idée fondamentale, que nous avons saluée déjà dans son Discours préliminaire, et qui consiste à affronter loyalement la critique historique, à montrer que la littérature chrétienne, dans les temps de libre examen, n’a besoin ni de pieux subterfuges ni de craintives réticences, à reconnaître les faiblesses de l’homme, les conditions attachées à la nature humaine et aux institutions terrestres s’associant, dans le plan divin, aux choses célestes et immortelles, et à faire de la fragilité ou de l’imperfection de celles-ci une preuve de plus de la divinité de celles-là. C’est, nous le répétons, l’inspiration originale et féconde de cet ouvrage. Maintenant, tout ce que l’auteur y a mis de mouvement, d’intérêt, de vie, de solide science, de tendresse pieuse, d’analyse délicate, de chaleur d’âme et de droiture d’esprit, tout ce que ces récits et ces tableaux si divers renferment de vues justes et fines, d’exacts et ingénieux documents, de grâce poétique et chrétienne, de souplesse et de charme de style, c’est ce que tout le monde peut deviner, et ce que tout le monde voudra savoir.

Bien que les événements militaires et politiques du règne de Constantin occupent une large place dans ces deux volumes, bien que la bataille du pont Milvius, les combats et les défaites de Licinius, le meurtre de Crispus et de Fausta, les tentatives d’organisation administrative et hiérarchique, et surtout la fondation de Constantinople, aient été tour à tour pour M. Albert de Broglie le sujet de narrations émouvantes et de lumineuses expositions, l’intérêt le plus vif de son livre, — et ce ne sera pas notre moindre hommage, — se concentre sur cette phase, que dis-je ? sur cette crise de la Religion triomphante, qu’on pourrait appeler la crise de la prospérité. L’édit de Milan, cet édit de Nantes de l’orthodoxie, les débuts de l’arianisme, les alternatives d’épreuves, de luttes, de victoires et de défaillances comprises entre le concile de Nicée et le concile de Tyr, le voyage et les fouilles pieuses de sainte Hélène à Jérusalem, l’héroïque figure d’Athanase, les anachorètes s’échelonnant, de halte en halte, jusque dans les profondeurs du désert, les irrésolutions, le repentir et la mort de Constantin, voilà ce qui nous attire le plus puissamment, ce qui sert de foyer et de centre à tous les événements extérieurs et profanes. On sent qu’à cette époque providentielle, sous ces irrésistibles influences, tout gravitait vers ces vérités religieuses dont les frémissements mêmes et les altérations passagères prouvaient la puissance et la force, comme les douleurs de la maternité prouvent l’enfantement et la vie. Cette supériorité est d’autant plus digne de remarque qu’elle nous amène à découvrir un des traits les plus touchants du talent et du livre de M. Albert de Broglie. Substantiel, clair, ferme, très résolu à ne rien ignorer, à ne rien déguiser et à ne rien taire lorsqu’il raconte un événement, apprécie une institution ou juge un caractère, il fait vibrer, avec un don bien rare d’émotion et de persuasion, la fibre chrétienne et catholique, il entraîne avec lui les âmes par le mystérieux attrait de la conviction et de l’amour, chaque fois qu’il s’approche d’un de ces épisodes où le christianisme a puisé ses précieuses archives d’affliction ou de joie, de tristesse ou de fête. La gravité et le sang-froid de l’historien se laissent gagner alors par l’onction pénétrante et douce du fidèle. Nouvel indice de la parfaite aptitude, de la vocation éclatante de ce noble esprit pour ce beau sujet ! Chez lui comme dans ce siècle qu’il retrace, l’histoire garde ses droits, délégués par la Providence à l’humanité ; elle a sa provision d’événements, de personnages célèbres, de drames, de catastrophes, de grandes actions, d’erreurs, de fautes et de crimes ; mais tout s’éclaire ou se féconde, se vivifie ou se réchauffe au voisinage de cette religion divine qui vient de se lever sur le monde, et qui donne un sens, une âme, un cœur à chaque page de ce livre ouvert, où le héros a été l’instrument des desseins de Dieu, où l’historien est leur interprète.

Essayons de pénétrer plus avant dans la pensée de M. Albert de Broglie, et effleurons les deux points qui dominent, selon nous, toute cette période historique et religieuse. Par quel trait ces épreuves et ces périls du christianisme, auxquels eût succombé une institution humaine, marquent-ils sa divinité ? Comment, dès cette époque primitive, peut-on retrouver là les deux principaux dangers qui, depuis lors, ont tant de fois menacé l’Église, et qu’elle a toujours conjurés ?

Sans doute l’action divine avait pu seule susciter, dans les siècles de persécutions, ces légions de martyrs, de saints et de confesseurs dont le miraculeux courage lassait les bourreaux, épuisait les supplices, peuplait les déserts et les catacombes. Mais on peut admettre, à tout prendre, et l’on n’a pas manqué de dire que l’avidité des âmes aspirant à une foi nouvelle, l’ascendant d’une doctrine de liberté et d’amour, la tradition toute récente, toute vivante, de son fondateur et de ses premiers apôtres, et, plus que tout cela, ce sentiment de résistance et de lutte qui grandit l’homme dans la souffrance, propage l’idée opprimée par la force, multiplie les catéchumènes sous le couteau des persécuteurs et féconde le sang des martyrs, avaient soutenu et affermi l’Église naissante et puissamment aidé à ses progrès, à ses conquêtes. Le miracle est visible, l’intervention providentielle est permanente pendant ces trois cents ans ; une force humaine, même centuplée par l’héroïsme, la foi et l’extase, n’eût pas suffi à ces innombrables prodiges, accumulés sous les pas des prédicateurs de l’Évangile ; mais enfin ce miracle, cette intervention, cette force, ne sont pas en désaccord, avec la logique des sentiments de l’homme, avec le penchant ou la prétention de sa conscience et de son cœur : si sa raison est incapable de les expliquer, elle se refuse à les démentir. Ce qu’on devait prévoir, ce qui, au point de vue terrestre, eût paru inévitable, c’est que toutes ces vertus, toutes ces grandeurs, toutes ces gloires de l’adversité, périraient après le triomphe ; c’est que cette Église héroïque, sublime, née et grandie dans le sang et les larmes, appelant à elle les âmes par la secrète puissance de la douleur et du sacrifice, ne résisterait pas à l’épreuve contraire, à la faveur soudaine qui ferait de César son complice, remplirait la cour de chrétiens au lieu d’en peupler les geôles et changerait les instruments de torture en instruments de fortune. Ces corruptions de la prospérité étaient d’autant plus redoutables qu’elles se rencontraient avec une société encore à demi païenne, que l’unité du dogme n’était pas encore officiellement formulée, et que le néophyte couronné ne se formait une idée exacte ni des questions capitales qui pouvaient altérer la pureté de ce dogme, ni des vrais rapports qui devaient exister entre le souverain et l’Église. Un monde vieilli, sans maturité et sans innocence, une doctrine exposée aux interprétations violentes ou chimériques du rude génie latin ou de l’imagination subtile de l’Orient et de la Grèce, un prince pour qui le labarum était à peu près tout le symbole, et dont les intentions excellentes s’entremêlaient de mille ferments d’erreur et même d’emportements tyranniques et sanguinaires, voilà ce qui attendait l’Église délivrée et glorifiée au seuil de ces palais que lui ouvrait Constantin, sur les marches de ces temples qu’il décorait pour elle. Un établissement humain, si grand et si vivace qu’il fût, y eût péri infailliblement, et un des gages les plus frappants de l’immortalité du christianisme, ce ne fut pas de n’y avoir subi aucun obscurcissement passager, de n’y avoir couru aucun danger accidentel et apparent, — car il eût été alors trop évidemment en dehors de ces conditions terrestres unies, comme chez son fondateur, à sa céleste origine ; il n’eût rien laissé à la liberté humaine dans ce plan divin où elle a sa place et son rôle : — ce fut, au contraire, d’en avoir été atteint sans en être vaincu, d’avoir reçu et surmonté tour à tour ces fâcheuses influences, d’avoir constamment placé à côté du mal le remède efficace, auprès du danger l’arme invincible. Qu’on lise, dans l’ouvrage de M. Albert de Broglie, les préludes et les progrès de l’arianisme. Il semble que cette hérésie qui passionne les âmes, divise les évêques, obtient çà et là les préférences de l’empereur et de sa cour et amoindrit l’éblouissement des intelligences en face du mystère de la Trinité, il semble que cette hérésie va compromettre à jamais l’unité de l’Église. Eh bien, Dieu envoie à Constantin une de ces grandes idées qui ne germent que dans les têtes vraiment souveraines. L’inquiet César convoque le concile de Nicée. On voit accourir de tous les points du vaste empire des évêques dont quelques-uns portent encore les marques glorieuses des persécutions ; on se reconnaît, on se compte, on se serre contre l’erreur ; ce dénombrement des forces épiscopales révèle l’accroissement merveilleux de la nation chrétienne. On se retrempe, on se raffermit dans d’intimes communications de conscience et de cœur, dans de fidèles interprétations des textes sacrés Arius est condamné, et de cette assemblée, réunie en 325, sort ce symbole définitif et imprescriptible, qu’on récite encore tous les dimanches, dans nos églises de village comme sous les voûtes de nos cathédrales. Un peu plus tard, quand le schisme envahit la Judée, quand les regards des fidèles sont attristés de l’étrange abandon des Lieux-Saints, des abus qui se propagent alentour, Hélène, cette vieille mère de Constantin, cette fille du peuple dont la basse extraction fut d’abord pour son fils une cause de déchéance, et qui jusque-là n’avait été dans ce siècle qu’un personnage assez obscur, apparaît tout à coup comme la messagère inspirée du trône auprès du Calvaire, retrouve la vraie croix, rend aux Lieux-Saints leurs douloureuses splendeurs, ranime la foi des peuples devant ces miraculeux spectacles, et rassérène dans cet inventaire des plus précieuses reliques chrétiennes les imaginations assombries par les crimes récents de Constantin. Enfin, lorsque l’empereur, égaré par son dangereux conseiller Eusèbe, penche vers l’arianisme ou du moins le favorise par un ardent désir d’unité combiné avec d’aveugles caprices d’orgueil et de despotisme, lorsque le concile de Tyr légalise et consomme une œuvre d’iniquité en réhabilitant Arius et en frappant Athanase, l’indomptable énergie de ce grand saint, la mort miraculeuse de l’hérésiarque, la conversion et la mort de Constantin, réparent ces désastres partiels et en font autant de témoignages de l’impuissance de l’erreur éternellement condamnée à lutter contre la vérité et à se briser contre elle. Les hommes ont faibli : l’Église a souffert de leurs égarements et gémi de leurs fautes ; mais elle a prévalu, et sa force surnaturelle, qui s’était révélée en grandissant dans la persécution, s’affirme en triomphant de la prospérité.

Est-ce là le seul enseignement qui ressorte des éloquents récits de M. Albert de Broglie ? Il en est un autre dont on peut faire son profit et qui complète la leçon. Quels ont été, à cette première date de l’alliance entre les pouvoirs terrestres et l’Église, du règne officiel de la religion chrétienne sur les âmes, les ennemis, les périls de cette religion dans le monde ? Ils ont été de deux sortes, répondant toutes deux au double instinct de la nature humaine : l’envie de ne pas obéir ou la révolte de l’esprit ; le désir de commander ou l’abus de la puissance ; ces deux ennemis ont un nom : l’un s’appelle l’hérésie, l’autre le despotisme, et, grâce à ces affinités mystérieuses qui unissent ou rapprochent, dans l’homme, les choses les plus contradictoires, il y a entre ces deux extrêmes, l’abus de la liberté intellectuelle, l’abus du pouvoir matériel, plus d’attrait et de liens qu’on ne pense. Dans ces églises d’Orient, implantées sur ce sol que la Grèce avait parsemé de ses fables, où l’Égypte conservait encore ses mythes et ses symboles, que la philosophie avait bercé de ses rêves et de ses mensonges, où l’école alexandrine essayait de ressusciter le paganisme idéal et mystique de Platon, les imaginations vives, raffinées, subtiles, remuées et échauffées par le choc de la foi nouvelle contre les traditions vieillies et du monde nouveau contre les sociétés croulantes, aimaient à se répandre en étincelles stériles, à émietter les doctrines en dissertations oiseuses, à substituer à l’esprit simple et robuste du christianisme l’interprétation personnelle, fine, paradoxale, dangereuse, et à s’y complaire encore, après qu’on leur en avait signalé l’écueil. L’orgueil, cet hérétique en permanence, secondant ces dispositions naturelles d’intelligences surexcitées, l’hérésie se respirait dans l’air, gagnant de proche en proche ses volontaires ou ses dupes, impalpable et insaisissable comme ces vapeurs dont on absorbe à son insu les délétères influences ; et ses déguisements habiles, ses rétractations décevantes, ses alternatives de soumission factice et de révolte aggravée, transformaient à la longue l’erreur ou le sophisme d’un cerveau vaniteux en guerre théologique ou en affaire d’État. Mais prenez garde ! Arius est de tous les temps : plus tard, il s’appellera Jean Hus, Luther, Calvin, Zwingle ; naguère encore, il s’appelait Lamennais ; ou plutôt nous avons tous en nous notre Arius, ce principe de discussion, de contrôle et de révolte, né avec l’homme, ne devant mourir qu’avec lui, et réservé, dans ses inépuisables vicissitudes, à combattre la vérité par ses audaces et à la proclamer par ses mécomptes. Toujours aussi il y aura des Eusèbe de Nicomédie ou de Césarée, des esprits souples, insinuants, courtisans, habiles à capter la confiance du maître, à faire plier l’orthodoxie à ses volontés ou à ses caprices, à profiter du penchant de la toute-puissance pour cette vérité élastique qui la dispense de la vérité intraitable. Et Constantin ! N’a-t-il pas eu, lui aussi, sa lignée et sa descendance dans le monde moderne ? C’est une chose étrange que ce goût des despotes de génie pour les intérêts religieux, leur ardeur à s’en mêler, à leur prêter aide et appui, sauf à essayer de les opprimer, ou du moins de les assouplir. Passionnés pour l’ordre et l’unité, ils comprennent tout ce qu’il y a là de moyens d’action et de discipline ; ils sont frappés de ce modèle d’organisation, de hiérarchie et d’obéissance, des ressorts harmonieux et puissants de ce gouvernement intérieur agissant sur les consciences pour mieux conduire la vie. Amoureux du pouvoir, ils en trouvent le raffinement suprême à l’exercer sur cette portion intelligente de notre être qu’on ne dompte ni par des lois ni par des armes, qui ne s’asservit pas, mais qui se donne, et dont la soumission est un acte de foi plutôt qu’un signe d’esclavage. De là ces alliances empressées, mais onéreuses, ces faveurs largement offertes, mais chèrement achetées, ces protections souveraines où l’autorité politique, empiétant sans cesse sur l’autorité religieuse, voudrait ne la protéger qu’en l’annulant. De là aussi, lorsque arrive l’inévitable moment de la résistance, ces éclats, ces ruptures, ces colères de la force irritée d’échouer contre cette faiblesse, et finalement vaincue par elle, parce que cette force est de l’homme et que cette faiblesse est de Dieu. Changez les temps, les mœurs, les caractères ; transportez la scène à Byzance, à Madrid, à l’Escurial, à Versailles, à Fontainebleau, à Savone : vous rencontrerez la même tendance, variant avec les différences d’époque, d’idées, de ferveur ou de tiédeur religieuse, mais reparaissant toujours comme l’inséparable compagne du despotisme et du génie.

Ainsi, en renonçant à faire ressortir tout ce qui, dans l’œuvre de M. Albert de Broglie, est digne d’étude, en nous bornant à résumer les idées principales qui jaillissent de ce récit, nous nous retrouvons en présence de quelques vérités inhérentes à l’histoire religieuse, écrite avec foi par un esprit supérieur : accord, dans l’avènement du christianisme, du plan divin avec la vraisemblance historique et humaine ; fautes et faiblesses de l’homme, mêlées dès le berceau de la primitive Église à son développement surnaturel, et témoignant de son caractère céleste par leur impuissance à en altérer la beauté et l’unité ; goût d’interprétation subtile et de dissolvant contrôle s’éveillant dans le cœur de l’homme avec le besoin de foi, et destiné à lui servir sans cesse d’antagonisme, d’aliment et de preuve ; danger des alliances offertes à la religion par le despotisme, alors même qu’il prodigue l’or à ses temples, les honneurs à ses ministres et qu’il la fait sortir de l’ombre des Catacombes ou de l’arène des persécutions pour la faire asseoir avec lui sur le trône de César et de Constantin.

Parlerai-je du style de M. Albert de Broglie, de ce mélange de douceur et de fermeté, de solidité et de grâce, de simplicité et d’élégance, de ces fleurs d’idées et d’images, naissant à chaque pas et ajoutant leur charme et leur parfum à l’entraînement du récit ? Non ; j’aime mieux dire ce que répéteront tous ses lecteurs, ou plutôt répéter ce qu’ils ont déjà dit. Nous attendions beaucoup de M. Albert de Broglie, et de son ouvrage : il a dépassé notre attente. Un pareil livre, en un temps comme le nôtre, est un éminent service rendu à la fois à la religion et aux lettres ; il prouve qu’aujourd’hui comme toujours, au dix-neuvième siècle comme aux belles époques d’Augustin, de Gerson et de Bossuet, l’orgueilleux effort de l’intelligence, délivrée de tout frein, servie par toutes les conquêtes de la pensée moderne et n’abaissant devant rien l’altière grandeur de ses ambitions et de ses rêves, ne saurait produire rien de comparable à l’œuvre d’un écrivain jeune de cœur et d’âge, mûr de science et de raison, chrétien plein de foi et de tendresse, heureux de plier son beau talent et d’abriter sa liberté morale sous ce joug que, dans son doux langage, il appelle le joug léger de l’Évangile.

III. — M. le comte d’Haussonville7

M. le comte d’Haussonville semble avoir indiqué d’avance le genre particulier de louanges que mérite son ouvrage, en nous rappelant (page 194) comment l’histoire a pu être tour à tour éloignée de son but et de ses allures véritables par le personnalisme familier des auteurs de Mémoires et par la gravité systématique des historiens du dernier siècle : les uns négligeant volontiers les causes supérieures, le plan général, l’enseignement et la logique des événements pour en chercher le fil et le nœud dans les salons ou dans les rues de Paris et en réduire le récit à une sorte de commérage contemporain ; les autres oubliant tous ces détails anecdotiques, toutes ces vives et piquantes coulisses du drame et de ses acteurs pour ne s’occuper que des grandes lignes, traités, sièges, déclarations de guerre, catastrophes et batailles. C’est entre ces deux extrêmes qu’est l’histoire vraie ; c’est en tenant un compte égal de ces deux grandes sources d’informations et de renseignements, en prenant à l’une la vivacité, la couleur, la vérité locale et humaine, à l’autre l’intelligence des faits jugés de haut et embrassés dans leur ensemble, que l’on arrive à donner une idée exacte et complète, à la fois sérieuse et attrayante, philosophique et pittoresque, de l’époque que l’on retrace. Voilà ce qu’a fait M. d’Haussonville avec un succès qui va croissant depuis le commencement de son entreprise, et un talent qui semble s’être encore mieux dégagé et affermi dans ce second volume. Il a pris un bon moyen pour échapper à ces deux excès qu’il signale, et dont chacun cache un des côtés de la vérité. Il a patiemment fouillé dans les archives, interrogé les pièces inédites et authentiques, feuilleté les correspondances diplomatiques et ministérielles du temps, et retrouvé là, non plus l’étroit et individuel aperçu, souvent altéré par la vanité d’un narrateur intéressé à faire de sa personne l’enjeu de ses souvenirs, non plus l’interprétation d’après coup, effaçant les saillies, les détails et les caractères au profit d’une idée ou d’une méthode, mais le sens juste et net des hommes et des choses, pris sur le fait et sur le vif, chez des témoins d’autant plus irrécusables, qu’ils écrivaient dans le feu de l’action, sans songer à poser ni pour la postérité ni pour eux-mêmes. À cette première condition de justesse et de vérité M. d’Haussonville en ajoute une autre, où il a su tout aussi bien garder l’exacte et délicate nuance. Un critique très spirituel a conseillé, à propos des auteurs vivants, d’avoir toujours soin, même en les louant, de ne pas paraître leur dupe. Ce qu’il a dit des vivants en littérature, on pourrait le dire des morts en histoire. L’essentiel, en racontant leurs grandes actions ou leurs fautes, leurs vertus ou leurs faiblesses, est de bien faire comprendre au lecteur que l’on connaît le fin mot et les secrets ressorts de leur conduite, que sous cette tenue d’apparat, sous ce velours et ces draperies historiques, il y avait des hommes, des mobiles très humains,-parfois même très chétifs, et qu’en rester avec eux au type de convention ou de tradition, c’est s’exposer à voir fort peu clair dans leur histoire. Mais il y a un écueil tout à côté : c’est cette ironie railleuse et sceptique qui, perçant à travers les peintures, les jugements et les récits, empêche presque d’y croire, en ôte du moins cette illusion d’optique et de lointain nécessaire à l’entraînement et à l’effet, et remplace des personnages réels mêlés à un drame vrai par des pantins dont on aperçoit trop aisément les ficelles pour prendre la pièce au sérieux. C’est un des traits distinctifs et un des mérites du livre de M. d’Haussonville que, conservant vis-à-vis de ses principaux acteurs l’allure délibérée, familière, un peu brusque, d’un historien plus renseigné qu’ébloui, il ne dépasse jamais la mesure et reste toujours assez grave pour que le lecteur, même en ne s’abusant plus, s’intéresse encore. On dirait — et la comparaison serait juste de tous points — un gentilhomme reçu dans une compagnie de princes, de grands seigneurs et de belles dames, s’y trouvant à l’aise comme dans sa sphère naturelle, et, sans leur manquer de respect, leur montrant qu’il sait ce qu’il vaut et ce qu’ils valent.

Valait-il grand’chose, hélas ! ce Charles IV de Lorraine, dont la vie accidentée remplit et anime tout ce second volume ; ce Charles IV qui ne fut qu’un contraste, une contradiction permanente : catholique et bigame, populaire dans un pays où il avait attiré tous les désastres, habile et intrépide homme de guerre n’aboutissant qu’à de brillants coups de main et à de stériles victoires, négociateur plein d’astuce, se prenant dans ses propres filets et réussissant beaucoup plus mal que s’il avait été sincère ; condottiere chevalier, mi-parti de héros et de soudard, raillant l’adversité, abusant du succès, toujours prêt à servir ceux qu’il combat et à combattre ceux qu’il sert, tour à tour allié de la France qui commence par le dépouiller, et de l’Espagne qui finit par le mettre en prison ; au milieu de ces diverses fortunes, gardant les bizarreries de son humeur, sa verve originale et caustique, sa galanterie plus vive que délicate, son amour pour les magnificences, les tournois et les fêtes, demandant aux femmes de le consoler de ses malheurs, et assez souvent malheureux pour être rarement inconsolable ? Il faut louer la parfaite indépendance avec laquelle M. d’Haussonville, malgré ses prédilections lorraines, raconte et juge cette étrange vie et cet étrange caractère, et l’art qu’il met à faire de son duc dépossédé le centre de ses tableaux, à y ramener constamment le lecteur sans se priver de ce que le voisinage ajoute de grandeur et d’intérêt à cet épisode historique. Charles IV, en effet, ne l’oublions pas, fut le contemporain de Richelieu, de Louis XIII, de Mazarin, d’Anne d’Autriche, du grand Condé, de toutes ces femmes illustres qui prirent une part si active à la politique, à la guerre, aux affaires de leur temps, et y mêlent, même à distance, un mystérieux et amoureux prestige. Le roman de sa vie — car ce ne fut guère qu’un roman — s’associa à l’époque la plus romanesque qui ait jamais brodé de ses intrigues féminines et de ses passions aventureuses le ferme et simple tissu de l’histoire. Enfin, en côtoyant, sauf à s’y heurter et à s’y rompre, des existences plus sérieuses que la sienne, ayant plus profondément marqué leur trace dans leur siècle et dans leur pays, Charles IV, sous la plume d’un historien tel que M. d’Haussonville, n’est plus un héros isolé dans une province enclavée : par lui, avec lui, au-dessus de lui, autour de lui, s’expliquent et se complètent quelques-unes de ces questions capitales, qui font de la première moitié du dix-septième siècle une phase décisive entre le passé et l’avenir de la France ; et, par une heureuse rencontre, c’est en touchant à ces questions, en les éclairant d’un trait vif et rapide que M. d’Haussonville a le mieux déployé les deux qualités que je signalais tout à l’heure comme formant la physionomie et l’originalité de son livre : la familiarité et le respect.

Soyons francs ; quand on assiste à tous ces drames d’intérieur ou de champ de bataille qui se nouent, s’embrouillent et s’entrelacent à la vie de Charles IV de Lorraine, on a besoin de se redire que c’était là le temps de Corneille, de Descartes, de Condé, du plus splendide avènement politique, intellectuel et guerrier qui ait honoré un grand peuple, le temps où un idéal d’héroïsme, une aspiration sublime tressaillit le mieux dans les âmes et se répandit dans le monde, dans les camps, dans les œuvres de l’esprit ; on a besoin de se bien pénétrer de ces souvenirs si l’on ne veut pas arriver à des conclusions mortifiantes pour l’humanité et pour l’époque. Que de tromperies ! que de vanités ! que d’égoïsmes ! Quel mépris de la foi jurée chez ces spectateurs du Cid et de Polyeucte ! Quelle facilité à donner sa parole avec la formelle intention d’y manquer, chez ces descendants de races chevaleresques ! Quel dédain pour la vie humaine, pour les souffrances populaires, quelle cruauté pour les petits, quelle promptitude à saccager, à ruiner, à tuer une province pour quelques ambitions misérables, chez ces ouailles de saint Vincent de Paul ! Grand Dieu ! serions-nous, par hasard, meilleurs que cela, nous qui savons si bien tout ce qui nous manque pour être bons ? Évidemment et sans cesser de tenir compte de cet éternel mélange de bien et de mal qui est la vie de l’histoire et l’histoire de la vie, il y a là, à ce moment où nous retrouvons Charles IV et ses contemporains, esquissés avec tant de vérité et de relief par M. d’Haussonville, une marque distinctive, un trait particulier qui peut servir à expliquer ces contrastes, ces alternatives de grandeur et de bassesse, d’héroïsme et de défaillance, à éclairer même d’une lueur consolante ces côtés mesquins et fâcheux de l’humaine nature. C’était, on l’a remarqué, un monde qui finissait ; c’était surtout un des types les plus vigoureux, les plus accentués, les plus héroïques de ce vieux monde, le grand seigneur féodal, qui, au moment de périr, se résumait dans une race et dans un homme, avec ce caractère de violence et de fougue, puis de frivolité et d’abaissement, qui accompagne, en pareil cas, les décadences et les agonies. La féodalité violente et fougueuse, se débattant avec d’admirables éclairs de force et de génie contre le pressentiment de sa fin prochaine, et, avant de tomber, humiliant de ses splendeurs cette monarchie même qui va l’absorber, ce furent les Guise. La féodalité, dépaysée déjà dans une phase transitoire où elle commence à manquer d’air et d’espace, s’agitant à froid et à faux dans des intrigues et des aventures qui ne sont plus que l’amusement de son esprit inquiet, de sa stérile bravoure, prodiguant en des amours faciles, en des joutes et des triomphes de parade, en des guerres de partisans, ses derniers restes de sève et d’ardeur chevaleresque, ce fut Charles IV de Lorraine. Il représenta, sinon avec grandeur, au moins avec éclat, ce type qui allait disparaître, qui avait fait son temps, et qui déjà n’avait plus sa raison d’être entre Richelieu et Louis XIV. Mais on serait injuste envers lui et on laisserait cette idée incomplète, si l’on ne voyait qu’en Charles IV ce déclin du prince féodal, perdant ses qualités, gardant ses défauts, et mêlant, à des doses alarmantes, le chevalier et l’aventurier. Tout ce qui l’entoure, à cette heure singulière et turbulente de la Fronde, participe à ces disparates de situation et de caractère où les vertus les plus hautes, les plus précieux avantages de la naissance et de la race, les plus beaux talents militaires, les plus riches dons de l’intelligence et du cœur s’usent, se gaspillent ou se dépravent, faute d’emploi, faute de règle, et en attendant la main puissante qui doit tout discipliner et assigner à chacun sa place, son rang, son utilité et sa gloire. Le grand Condé même, malgré Rocroy, nous attriste alors et nous gâte l’enthousiasme et l’ivresse de ses jeunes victoires, en se montrant à nous, non pas comme l’épée de la France, l’appui glorieux et armé de la monarchie, le prince du sang plus illustre et plus grand par son obéissance que par les plus immenses pouvoirs, mais comme un chef de parti, mesurant son héroïsme à son intérêt, se faisant adjuger une ville par chaque bataille gagnée, et ne songeant qu’à lui-même au milieu de ce bruyant conflit d’où allait sortir le vrai dix-septième siècle. On se souvient de ces leçons éloquentes où M. Cousin, après avoir décrit à larges traits telle ou telle période de l’histoire des idées, ajoutait d’un ton inspiré : De là la nécessité de Descartes ! ou : De là la nécessité de Bossuet ! — Eh bien, en lisant ce volume de M. d’Haussonville, en parcourant ce dédale de traités violés, de paroles trahies, d’amitiés trompées, de paix dérisoires, de guerres inutiles, d’ambitions égoïstes, en voyant la France et la Lorraine échanger ce luxe de serments, de protestations, de lettres amicales, de pièges, de stratagèmes et de représailles, comédies sans gaieté, sans moralité et sans dénoûment, on est toujours tenté de s’écrier : De là la nécessité de Louis XIV ! Loin de nous la prétention de trancher en quelques lignes et dans une causerie rapide cette question de l’affaiblissement ou de l’accroissement de la monarchie par la chute de ces grandes souverainetés locales qui étaient à la fois pour elle un danger et un rempart ! Mais, au point où l’on arrivait, à la fin de cette première moitié du siècle, il était trop tard : il ne restait plus de ces robustes gardiens d’un régime vaincu que les parties malfaisantes et déréglées, l’esprit de rébellion et de désordre, l’isolement de chaque intérêt personnel au milieu des intérêts généraux de la royauté et du pays, et ces habitudes remuantes, agressives, subversives, prenant pour prétexte tantôt les dissidences religieuses, tantôt les agitations politiques. C’en était fait ; un gouvernement absolu, ramenant tout à l’unité et se personnifiant dans un grand roi, pouvait seul désormais refondre ces éléments divers et y trouver des conditions nouvelles de force, de grandeur et de vie.

Ceci nous remet en présence de Richelieu, le terrible prédécesseur de ce despotisme nécessaire. Rarement il avait été jugé avec une autorité plus impartiale et plus ferme que dans le livre de M. d’Haussonville. Il ne s’agit pas, bien entendu, de démolir de nouveau cette statue de marbre rouge, brisée par la secte philosophique et révolutionnaire, relevée par un sentiment plus équitable des gloires nationales, et maintenue, agrandie aujourd’hui par une transaction bizarre entre les conquêtes de l’égalité et les triomphes de la force. Non : une réaction après tant de réactions, un nouvel exemple de ces vicissitudes de flétrissure et d’apothéose où s’altèrent, en définitive, les notions du juste et du bien, ce n’est pas là ce que recherche le calme et sérieux historien de la Lorraine. Si le moment lui paraît mal choisi pour glorifier trop haut et trop fort les résultats, même glorieux, obtenus par ces moyens violents que repoussent la conscience et la liberté humaines, il n’en reconnaît pas moins les services incomparables rendus à la France par la politique extérieure du cardinal de Richelieu. Mais il fait éloquemment ressortir la différence entre les jugements de la postérité et ceux des contemporains, et ce qu’au lendemain de la mort de Richelieu devait soulever contre sa mémoire le sentiment, tout chaud et tout palpitant encore, de ses cruautés et de ses rigueurs. « Placées à distance, nous dit-il, les générations nouvelles ont été de plus en plus frappées de la magnificence des résultats obtenus par ce puissant génie ; elles sont en même temps devenues de moins en moins sensibles aux actes de choquante injustice, de violence souvent excessive et de systématique oppression qui avaient accompagné toute cette gloire, mais dont le joug n’avait point pesé sur elles. Les brillants succès remportés au dehors ont fait aisément oublier ou absoudre la dureté déployée dans le gouvernement intérieur du royaume. En voyant les supplices marcher toujours de pair avec les triomphes, et la main qui constituait l’imposante unité du territoire français abaisser du même coup les parlements, multiplier les détentions, les exils et les confiscations, trop de gens en sont venus peu à peu à penser que c’était là un tout forcément inséparable ; que ces sanglants supplices, ce mépris des franchises publiques, ces détentions, ces exils et ces confiscations avaient été le cortège nécessaire et la rançon obligée de notre grandeur nationale. Chose singulière ! cette théorie a trouvée faveur, non pas seulement chez les prôneurs habituels du despotisme, mais parmi les partisans des doctrines opposées… Parce que les plus cruelles sévérités de Richelieu étaient tombées de préférence sur quelques-uns des seigneurs le plus haut placés de la cour, sur les plus grands dignitaires du royaume et sur les princes même de la famille royale, des écrivains, plus amoureux, à coup sûr, d’égalité que de liberté, ont prétendu faire du ministre absolu de Louis XIII le précurseur providentiel, et en quelque sorte le premier patron de la Révolution française. Il faut se méfier de cette façon sommaire et expéditive de considérer les hommes et les choses d’une époque. Outre qu’il n’est pas tout à fait prudent d’établir au profit des grands hommes ou de quiconque s’imagine les reproduire une morale exceptionnelle, trop différente de la morale générale et trop commode, ces vues, prises de si haut, ont le tort de se perdre dans les nues, et d’être, le plus souvent, assez peu conformes à la vérité des faits… » Ces lignes, que je gâte en les abrégeant, et les pages suivantes marquent, en ce sujet si controversé et où il est si facile de toucher aux extrêmes, cette parfaite mesure qui, arrivant après les opinions passionnées et contraires, fait réellement ressembler le jugement d’un historien au verdict d’une cour suprême. Il est bon d’ailleurs de maintenir toujours la moralité de l’histoire, de ne pas lui permettre plus de complaisance envers les excès des génies despotiques qu’envers les crimes des génies révolutionnaires, de n’oublier jamais que le culte de la force tient de bien près à l’adoration du succès, et que ces deux idolâtries, après avoir déifié Richelieu, peuvent diviniser Robespierre. Parmi les preuves de sagacité et d’équité qui abondent dans le livre de M. d’Haussonville, il en est une dont je lui sais encore plus de gré : c’est son étude des vraies causes du changement qui s’opéra dans l’esprit d’Anne d’Autriche, après que la mort de Louis XIII l’eût fait passer de l’état d’épouse délaissée et mécontente à celui de régente et de reine mère. Sans doute, son goût personnel pour Mazarin contribua à lui rendre l’intelligence de sa situation et de ses devoirs ; car, chez les femmes, il faut que tout, même la sagesse, soit recommandé par un sentiment. Mais c’est manquer également de respect à Anne d’Autriche et à Louis XIV, au fils et à la mère, que de s’obstiner à ne voir dans sa subite froideur pour les factieux amis de ses jours d’orage, dans son alliance avec le continuateur de la politique nationale, que l’effet d’une inclination féminine, d’une fantaisie romanesque, d’une intrigue de salon ou d’alcôve. Non : du jour où Anne devint veuve, un instinct royal et maternel lui rappela tout ce que lui avaient fait oublier les duretés, les méfiances, les tristesses, les humeurs noires de Louis Xlll, aiguisées et envenimées par les persécutions de Richelieu. La sœur du roi d’Espagne ne fut plus alors que la reine de France et la mère de Louis XIV ; elle eut conscience de la responsabilité glorieuse et redoutable qui pesait sur elle, et peut-être pressentiment de ce que le monde attendait de ce jeune prince confié à sa tutelle. Voilà ce que M. d’Haussonville a saisi et indiqué avec un tact infini, et ce qui prouve que, dans cette façon d’écrire l’histoire, la liberté des jugements se concilie fort bien avec l’élévation et le respect. L’homme que n’a pas ébloui le génie de Richelieu était digne de comprendre le cœur d’Anne d’Autriche.

Mais me voici encore en France, et c’est l’histoire de la Lorraine que nous a racontée M. d’Haussonville. Cette Réunion, déjà à moitié faite au moment où se ferme son second volume, et qui s’achèvera plus tard, je la devance en supprimant les frontières et en regardant d’une fenêtre du Louvre ce qui se passe à Nancy. Que M. d’Haussonville me pardonne ! Je me disais, en le lisant, qu’il était difficile d’être plus Français que le sujet choisi par son double patriotisme : son style, ses pensées, l’âme qui respire dans son livre, ne m’ont pas fait changer d’avis.

IV. — M. Victor Cousin : Les femmes illustres du dix-septième siècle (suite)

I. Madame de Chevreuse8

Si l’on s’attend à trouver dans cet article des allusions et des malices, — même assaisonnées d’admiration, — touchant la passion de M. Cousin pour les femmes illustres du dix-septième siècle, je dois avertir d’avance que l’attente sera trompée. Paris est la ville la plus spirituelle du monde ; mais il faut bien avouer que, quand une idée lui plaît et lui semble piquante, il en abuse avant de passer à une autre, et que l’amour déclaré de M. Cousin pour madame de Longueville, commencé comme un paradoxe, finirait, si l’on n’y prenait garde, par devenir un lieu commun. Notre littérature, déjà bien malade, le serait plus encore, si l’importance très sérieuse et très littéraire de bons et beaux livres, attrayants comme des romans et instructifs comme des histoires, pouvait être un moment compromise par une plaisanterie de salon. M. Cousin nous a donné la Jeunesse de madame de Longueville, et, sous le pseudonyme de madame de Sablé, madame de Longueville encore ; il nous donne Madame de Chevreuse : il va nous donner Madame de Hautefort. Nous n’en demandons pas et nous ne voulons pas en savoir davantage. Que les sages ou galantes héroïnes de ces livres aient été les plus belles femmes de leur temps, qu’en les étudiant de près avec cet amour du beau qui lui a inspiré ailleurs d’admirables pages d’esthétique M. Cousin soit arrivé à vivre par la pensée au milieu de ce groupe imposant et charmant, à prendre parti pour leurs querelles, à s’enorgueillir de leurs vertus, à gémir de leurs fautes, à se porter garant de leurs beautés et à se faire un peu leur contemporain pour mieux éviter d’être tout à fait le nôtre, ce n’est là qu’une illusion d’optique, non seulement très naturelle, mais très heureuse ; car la vérité et la vie ne s’acquièrent qu’à ce prix dans les œuvres d’art, et l’on ne saurait y réussir complètement, si l’on ne se passionnait pour son sujet, pour les plus belles parties de son sujet. Soyez sûr que Richardson a été amoureux de Clarisse, Bernardin de Saint-Pierre de Virginie et Chateaubriand d’Atala ; et, si ces êtres imaginaires ont pu prendre dans leur esprit une forme assez distincte, des traits assez visibles pour pénétrer jusqu’à leur cœur, que sera-ce de ces personnages presque aussi romanesques, mais beaucoup plus historiques, qui ont réellement vécu, dont une foule de témoins nous attestent les charmes irrésistibles et dont on peut se représenter, à une certaine date, les séductions et le prestige ? Pourvu qu’on ait l’imagination puissante et un peu de dégoût des choses de son temps, il n’en faut pas davantage pour qu’on apporte à son œuvre cet enthousiasme qui est presque de l’amour chez les hautes intelligences, pour que l’on voue à ces gracieuses figures une affection qui tient à la fois de la tendresse paternelle et d’un sentiment plus vif encore. Dire que M. Cousin a aimé ces femmes charmantes dont il ranime les traits et raconte l’histoire, c’est tout simplement dire que M. Cousin est un grand artiste ; ce qui n’a plus besoin d’être redit.

On le sait, et l’auteur lui-même nous le déclare avec une modestie pleine de grâce, M. Cousin, de plus en plus occupé de ses études sur la première moitié du dix-septième siècle, avait d’abord songé à faire de ses biographies de madame de Chevreuse et de madame de Hautefort des épisodes analogues à ceux que d’illustres écrivains ont introduits dans des ouvrages didactiques. Il y a renoncé, et nous croyons qu’il a bien fait ; non pas, certes, à cause de sa prétendue infériorité vis-à-vis de ces glorieux exemples, mais d’abord parce qu’il est toujours bon que l’auteur commence par où le public doit finir, et qu’aujourd’hui personne ne sait ou ne se soucie de savoir à quel endroit du Génie du Christianisme ou des Harmonies de la Nature se rattachaient primitivement René ou Paul et Virginie ; ensuite, parce que cette forme épisodique, excellente dans un livre d’études morales ou descriptives, dont elle interrompait la trame un peu monotone, convenait moins à un tableau historique, dont elle ne se fût pas assez nettement détachée. Je conçois très bien qu’un ouvrage didactique suspende ses considérations générales pour me raconter une histoire ; mais je comprendrais moins bien qu’une histoire générale s’interrompît pour me raconter une histoire personnelle : il y aurait là, par suite même du voisinage des genres, une chance de confusion qui contrarierait l’œil et altérerait l’effet de l’ensemble. Nous avons donc à nous occuper de Madame de Chevreuse comme d’une œuvre indépendante de ce qui la précède, l’accompagne ou la suit, et il n’est pas nécessaire de regarder à droite et à gauche de cette lecture pour constater le plaisir qu’on y trouve et l’instruction qu’on en retire.

Trois mérites, entre bien d’autres, me frappent surtout dans ce livre : je dirais volontiers trois tours de force, si ce mot, appliqué aux choses d’art, n’avait parfois un sens désobligeant. M. Cousin a su nous intéresser, que dis-je ? nous passionner presque pour madame de Chevreuse, tout en prenant évidemment parti contre elle pour la grande et nationale politique de Richelieu et de Mazarin. Il a su, en définitive, faire de la bonne et belle histoire, tout en restant biographe et peintre, et en observant exactement la loi de proportion et de valeur relative entre l’héroïne et son cadre. Enfin, ayant à retracer tour à tour, dans ses diverses Éludes, des événements qui se touchent, des personnages qui se coudoient, des scènes d’un même drame, pris, quitté et repris sous des noms différents, il a su ne jamais se répéter et donner à chacune de ces esquisses sa physionomie particulière : plus poétique et plus chevaleresque avec madame de Longueville ; plus recueilli et plus délicat avec madame de Sablé ; plus historique et plus vif avec madame de Chevreuse ; plus grandiose et plus austère avec madame de Hautefort.

L’époque vers laquelle nous ramènent ces brillantes et orageuses existences, si bien dépeintes par M. Cousin, a été, pour nous servir d’un mot fort prodigué, une époque transitoire. Richelieu et Mazarin ont marqué et sauvé le difficile passage entre la monarchie féodale et cette monarchie absolue, destinée, hélas ! après une phase d’un éclat incomparable, à périr victime de son isolement et de sa grandeur dans le vide. Richelieu, nous le croyons, a été un peu trop surfait dans ces derniers temps. On ne doit, en bonne morale, admirer complètement les hommes de génie, que, lorsqu’ils ont, comme Henri IV, mené à bien leur œuvre sans trop de cruautés et de moyens violents. Il est remarquable que les temps comme le nôtre, les plus épris d’égalité et de licence, soient aussi ceux où l’on se sente le plus indulgent pour les triomphes de la force, pour un idéal d’individualité puissante domptant les événements et les hommes, et pétrissant le chaos afin d’en faire sortir l’obéissance et l’unité. Cette contradiction apparente est moins réelle qu’elle en a l’air. Comme, d’une part, le sentiment de l’individualisme s’exagère outre mesure, dans ces moments-là, en l’absence des personnifications régulières d’ordre et d’autorité, comme, de l’autre, on comprend que la société se trouve en dehors de la loi commune, comme la nécessité de détruire ou de pacifier à tout prix les éléments destructeurs y apparaît dans l’effroi et le péril universels, il en résulte — honte et leçon éternelle pour les époques révolutionnaires — que les instants où le principe de liberté, d’inviolabilité humaine, est le plus exalté et surexcité, sont justement ceux où il est le plus près d’être foulé aux pieds et mis en lambeaux ; que le triomphe des doctrines qui semblent vouer à l’exécration générale quiconque attenterait à un droit ou à une vie prépare la réhabilitation et l’apothéose de ceux qui y ont le plus attenté. Quoi qu’il en soit, Richelieu, de nos jours, a profité de ce rapprochement des contraires : mais il était clair qu’à sa mort il y aurait une réaction terrible, et que cette réaction anéantirait les conquêtes de sa politique, bouleverserait le royaume et peut-être le perdrait, s’il n’avait pas un successeur aussi habile et plus doux que lui ; car on réussit rarement deux fois de suite par les mêmes moyens. Il était clair que tous ces tronçons de féodalité, fraîchement coupés par la hache du grand cardinal, allaient se remuer et se rejoindre, menaçant des tressaillements de leur robuste agonie ces deux choses inséparables, la royauté et la nationalité. Dieu sait ce qui serait arrivé, avec un roi de cinq ans et toutes ces grandes maisons de Montmorency, de Rohan, de Bouillon, de Vendôme, de La Rochefoucauld, décimées ou persécutées par Richelieu, si Mazarin avait été moins adroit et moins ferme sous son apparente souplesse ; si le sentiment de l’autorité, de la responsabilité maternelle et royale s’était moins puissamment réveillé chez Anne d’Autriche au moment où la mort la délivra des froideurs offensantes de Louis XIII et du joug implacable de son ministre ! C’est l’immortel honneur de la monarchie française, à cette époque, d’avoir, avec trois caractères, et, pour ainsi dire, trois tempéraments bien différents, continué sous trois règnes la vraie politique de la France, et c’est son honneur aussi qu’il ait suffi à Anne d’Autriche, Espagnole et femme, d’y toucher et de s’y unir, pour comprendre, à un moment donné, cette politique, et l’adopter en dépit de ses amitiés, de ses parentés et de ses rancunes.

Voilà ce que nous ne devons pas oublier, et ce dont M. Cousin s’est souvenu, sans toutefois se montrer trop impitoyable envers cette séduisante duchesse de Chevreuse, une des personnes qui entravèrent le plus cette politique et suscitèrent le plus d’embarras à Richelieu et à Mazarin. C’est que madame de Chevreuse est femme et qu’il n’en faut pas davantage pour qu’on lui pardonne ses erreurs, pour qu’on l’excuse surtout de s’être laissé diriger par son imagination et par son cœur plutôt que par sa raison. On s’est étonné parfois que M. Cousin fût si sévère à l’égard des Frondeurs, de La Rochefoucauld entre autres et de Retz, et qu’il eût tant d’indulgence pour les belles Frondeuses. Mais ceci n’est pas seulement le fait d’une préférence bien naturelle et d’une galanterie bien rétrospective ; c’est aussi clairvoyance et justice. Les hommes d’un esprit éminent, La Rochefoucauld et de Retz, par exemple, qui prirent part à la Fronde ou à ses préludes, manquèrent sciemment de patriotisme et de sagesse : ils sacrifiaient l’intérêt de l’État à leur intérêt personnel ; le sentiment, chez les hommes, est toujours regardé comme trop secondaire pour servir d’apologie à leurs fautes : on les accuserait plutôt d’en avoir fait un moyen de plus, un échelon de pouvoir et de fortune. Chez les femmes, au contraire, le sentiment est censé dominer tout, et on les dispense de raisonner avec justesse pourvu qu’elles sentent avec franchise. Leurs fautes mêmes et leurs faiblesses n’empêchent pas qu’on les aime, surtout dans le passé, parce qu’elles s’y dégagent du côté vulgaire et mesquin, inséparable des erreurs humaines. À y regarder de près, et à tous les points de vue, religieux, politique, moral, qui fut plus coupable et plus funeste que Marie Stuart ? Et cependant on s’attendrit rien qu’en prononçant ce nom si mélancolique et si doux ; on la préfère à Élisabeth, non pas, hélas ! parce qu’elle fut plus catholique, mais parce qu’elle fut beaucoup plus femme. Pour nous résumer, La Rochefoucauld et les Importants furent amoureux par ambition ; madame de Chevreuse et madame de Longueville furent ambitieuses par amour : tout est là. Peut-être, si les femmes écrivaient cette histoire, y aurait-il une distribution un peu différente dans l’excuse ou dans le blâme : mais les femmes ne l’écrivent pas ; c’est M. Cousin qui l’écrit, et cela vaut mieux pour tout le monde.

On peut donc éprouver à la fois une prédilection historique pour Mazarin et un attrait romanesque pour sa belle ennemie, en suivant, sur les traces de M. Cousin, cette existence aventureuse, brillante, conquérante, si virile et si féminine tout ensemble, de Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse. De lord Holland, qui fut son premier amour, au marquis de Laigues, qui fut son dernier ami, elle commit bien des fautes, fut la cause de bien des malheurs, et bien des fois la tragédie côtoya de près ces romans dangereux, où l’on jouait sa tête en donnant son cœur. Elle recouvrit tout cela par un mâle courage, une persistance énergique, une fidélité rare à ses amitiés, et cette fierté patricienne qui n’excuse rien, mais rehausse tout. Comme presque toutes les nobles pécheresses de ce temps de passions extrêmes et de caractères fortement trempés, où le bien et le mal ne faisaient rien à demi, elle termina, dans la piété et les pratiques d’une foi fervente, une carrière commencée dans l’intrigue et le désordre. L’orgueil, son vice dominant et peut-être le mobile de toutes ses fautes, se racheta, dans ses derniers jours, par une humilité chrétienne qu’elle voulût porter jusque dans la mort, jusque dans le tombeau. Mais le principal intérêt, l’intérêt le plus historique de la vie de madame de Chevreuse, ce fut son amitié pour Anne d’Autriche, amitié pleine de péripéties et réservée à un cruel mécompte : c’est par là que la belle duchesse entre de plain-pied dans l’histoire ; c’est par là aussi que son biographe a le plus heureusement lié son récit à l’ensemble de cette phase décisive qui rendit à la France la veuve de Louis XIII, la mère de Louis XIV. Nous ne connaissons rien de plus piquant, de plus dramatique, que ce coup de théâtre accompli dans le secret de deux cœurs, entre Mazarin et Anne d’Autriche, préparé par trois mois de stratégie patiente et habile, et dénoué, le 2 septembre 1643, par la folle et criminelle tentative du duc de Beaufort et des Importants, qui, en voulant assassiner Mazarin, firent de lui le maître de la reine et du royaume. M. Cousin a raconté cet épisode avec un feu, une vivacité, et, en même temps, une finesse d’analyse, où l’historien consommé se révèle non moins que le biographe et l’artiste, et où on ne sait ce qu’on doit admirer le plus, de son étude des vraies causes de la victoire de Mazarin, ou de la hauteur et de l’équité de ses vues sur les conséquences de ce triomphe. On se rappelle, en le lisant, ce qu’il dit lui-même, dans son Avant-propos, sur cette nouvelle manière d’écrire l’histoire, non plus par des à peu près, des récits convenus, des abstractions et des conjectures, non plus par ces causes générales, éloignées, toutes en dehors, dont on s’est contenté trop longtemps, mais « par ces causes particulières, immédiates, vivantes, qui résident dans le cœur des hommes, dans leurs sentiments, leurs idées, leurs vertus et leurs vices ». Oui, il a dit vrai, et, en mettant à part mille qualités merveilleuses de force et de grâce, de sagacité et de passion, de chaleur et de couleur, c’est là le plus sérieux titre de ces belles Études : l’histoire, vue sous une face nouvelle qui doit plaire également aux artistes et aux penseurs ; l’histoire, ce conflit des actions humaines, cherchée dans les mobiles de toutes ces actions, c’est-à-dire dans les secrets du genre humain ; dégagée, par conséquent, de son appareil pompeux et factice, ramenée au familier et au vrai, et protégée pourtant contre les interprétations trop égoïstes et trop partiales des Mémoires personnels par des documents authentiques, irrécusables, fouillés avec patience, étudiés avec amour, vivifiés avec génie. Grâce à cette méthode où M. Cousin se complaît et où il excelle, non seulement la biographie est de l’histoire, mais l’histoire est de la philosophie, puisqu’elle ne veut pour clef et pour point de départ que l’étude du cœur et de la conscience de l’homme. La philosophie ! La retrouver dans ces livres charmants, n’est-ce pas reconnaître, avec l’auteur, qu’il n’a pas été, en les écrivant, aussi infidèle qu’on le dit à cette austère compagne de sa jeunesse et de sa vie ? Ce sera là mon dernier hommage. Parlerai-je du style de ces ouvrages ? Non : j’ai dit, en commençant, que je n’aimais pas les lieux communs, et que je prétendais les éviter ; la prétention n’était pas modeste : je m’en punis, en ne louant pas le style de M. Cousin. bien ; que tout effort pour embellir le mal ou accréditer le faux lui coûte à lui-même une partie de sa beauté et le condamne à se contourner, à s’amoindrir ou à grimacer. M. Cousin a rencontré, en madame de Hautefort, un type supérieur aux autres femmes qu’il avait teintes avec tant de feu et de vie. Ce n’était plus l’ardeur aventureuse et galante, l’intrigue romanesque et passionnée de madame de Chevreuse ; la grâce un peu mignarde, la délicatesse un peu maniérée de madame de Sablé ; le dirons-nous ? c’était mieux même que le poétique et irrésistible attrait de madame de Longueville, où quelques taches se mêlaient à un magnifique ensemble de vertus et de charmes. Madame de Hautefort, elle aussi, est ambitieuse et fière ; mais que cette ambition est pure ! qu’elle ressemble peu aux ambitions vulgaires ! Si elle veut venir à la cour, si elle se sent heureuse de la chaste affection de Louis XIII, si elle s’attache à la reine Anne d’Autriche avec un dévouement héroïque, si elle compte parmi les adversaires de Richelieu et de Mazarin, si, enfin, son cœur reçoit une profonde blessure le jour où elle trouve la reine ingrate et infidèle à ses amitiés, ce n’est pas pour avoir des titres, des honneurs, pour placer ses créatures, pour prendre une part active au gouvernement et aux affaires ; non, c’est qu’elle a conscience de ce qu’elle vaut, et que tout ce qui est élevé l’attire comme son atmosphère naturelle ; on l’aime, et l’amour qu’elle inspire devient noble et grand comme son âme ; sa vertu ne repousse pas les hommages, mais elle leur communique quelque chose de chevaleresque et d’exalté ; on sent que le roi mélancolique et timide qui a levé les yeux sur elle trouverait dans cet innocent commerce l’inspiration et l’énergie, s’il ne pliait déjà sous le joug d’un ministre qui l’annule en le servant ; on comprend qu’à cette époque turbulente et martiale, ses amants, pour parler le langage d’alors, les Marsillac, les Noirmoutiers, les Charles IV de Lorraine, les de Gèvres, les Gassion, redoublent d’ardeur guerrière et aspirent à courir sur les champs de bataille pour y combattre et y mourir avec son nom sur les lèvres. C’est l’idéal cornélien, non plus affadi et sophistiqué comme dans Clélie ou dans Cyrus, mais apparaissant dans toute son austère beauté, et donnant un modèle à Chimène et à Pauline. Eh bien, ce que les de Gèvres et les Gassion avaient ressenti en amants, M. Cousin l’a ressenti en artiste. Avec cette vivacité d’impressions qui le caractérise, il lui a suffi de s’approcher de cette femme aussi belle et plus pure que ses illustres contemporaines, pour que sa pensée et son langage y prissent un je ne sais quoi plus grandiose, plus mâle, plus simple, pour qu’une émotion indéfinissable se répandit sur tout son ouvrage, et éclatât, à la fin, en d’incomparables accents. Le seul danger, lorsqu’on a à peindre la vertu et la perfection, est d’être froid : M. Cousin, même en décrivant la beauté vertueuse, sera toujours à l’abri de ce danger-là.

N’est-ce pas s’efforcer de le bien comprendre et de le louer dignement, que d’indiquer par quels traits madame de Hautefort, traversant les mêmes phases et éprouvant les mêmes sentiments que d’autres femmes célèbres, tour à tour mêlées aux luttes de la Fronde et aux intrigues contre les cardinaux-ministres, en a différé pourtant, et a mérité une place à part dans l’histoire de cette époque ? Ainsi que mademoiselle de La Fayette, que M. Cousin n’a eu garde d’oublier9, Marie de Hautefort inspire à Louis XIII une de ces platoniques tendresses qui, entre les vertes galanteries de Henri IV et les solides amours de Louis XIV, font l’effet d’une soirée d’automne entre deux jours de canicule. Cette singulière favorite ne veut user de son ascendant que pour rapprocher son royal amant de sa chère maîtresse Anne d’Autriche. Mais entre ces deux objets de son égale affection, elle rencontre le terrible cardinal, qui s’est déclaré l’implacable ennemi de la reine, et qui ne veut d’influences auprès du roi que celles qu’il pourra diriger. M. Cousin nous fait comprendre comment, à cette époque, une jeune fille noble, au cœur généreux, attirée par instinct vers les opprimés, ne pouvait ni être du parti de Richelieu ni apprécier cette grande et nationale politique qu’il est facile aujourd’hui de remettre sous son vrai jour. Les grands et glorieux résultats, obtenus par des moyens violents et sanguinaires, ont cela de particulier que les contemporains, frappés surtout des violences et du sang répandu, leur rendent rarement justice, et que la postérité, n’étant plus blessée ni émue de ce qui a coûté tant de larmes, pardonne aux moyens en faveur du but. Le cardinal de Richelieu est un de ces hommes qui n’ont pu être admirés que de loin, et c’est rendre hommage aux vertus et à la belle âme de Marie de Hautefort que de rappeler sa résistance à ce cruel et tyrannique génie. Ne pouvant pas en faire un de ses instruments, Richelieu travailla à sa disgrâce ; il ne négligea rien pour la brouiller avec le roi et la faire remplacer par mademoiselle de La Fayette, qu’il ne devait pas trouver plus docile à son despotisme et à son orgueil. Marie de Hautefort ne fut donc plus que la dame d’atours et la dévouée servante de la reine. Un peu plus tard, après que la retraite de mademoiselle de La Fayette au couvent de la rue Saint-Antoine eut fait retomber dans la tristesse et le vide le cœur faible et ombrageux de Louis, avant que la grossesse d’Anne d’Autriche l’eût relevée aux yeux de son époux et de la France, se plaça ce dramatique épisode que M. Cousin nous raconte d’une façon si émouvante, et où madame de Hautefort exposa pour sa maîtresse sa réputation et son honneur, c’est-à-dire bien plus que sa vie. La reine, plus compromise que jamais par ses intrigues avec madame de Chevreuse et ses correspondances avec l’Espagne, touchait à sa perte. Son fidèle domestique La Porte venait d’être jeté à la Bastille, et, malgré un commencement de torture, s’était renfermé dans des dénégations absolues. La reine, interrogée séparément, après avoir tout nié d’abord, finit par faire des aveux fort graves, mais incomplets. Pour la sauver, il fallait que les aveux de La Porte s’accordassent exactement avec les siens, que, sans rester en deçà, ils n’allassent pas au-delà. Comment était-ce possible, s’il n’était averti ? Ce fut alors que madame de Hautefort se déguisa en grisette, pénétra, au risque d’être mille fois reconnue, auprès du chevalier de Jars, prisonnier à la Bastille, et le décida à faire parvenir à La Porte, logé à quatre étages au-dessous de lui, une lettre où on lui expliquait jusqu’où il pouvait et devait aller dans ses aveux. Cette entreprise si difficile et si périlleuse réussit à merveille. Les quatre planchers furent percés ; les quatre prisonniers se firent successivement passer de l’un à l’autre le précieux papier, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à sa destination ; et cela, sans qu’un seul bruit, une seule indiscrétion trahît cette au-même [sic] des angoisses de la prison aux angoisses du trône. Anne d’Autriche fut sauvée ; on conçoit aisément quelle dut être, sa reconnaissance envers « sa jeune et intrépide amie, et quelles promesses elle lui fit, si jamais elle voyait de meilleurs jours ! ».

— « Mais, ajoute M. Cousin dans son grand style, Marie de Hautefort avait déjà reçu sa récompense. Elle avait senti battre dans son cœur l’énergie qui fait les héros ; elle s’était oubliée pour une autre ; elle s’était mise avec l’opprimée contre l’oppresseur ; elle avait été compatissante, charitable, généreuse, chrétienne enfin, selon l’idée qu’elle s’était faite et qu’elle soutint jusqu’à son dernier soupir de la religion du Crucifié. »

Si nous ne nous trompons, ce fut là le plus beau moment de notre héroïne : à ce tressaillement d’une grande âme qui vient d’accomplir plus que son devoir se joignit pour elle l’amitié exaltée d’Anne d’Autriche, le chaste amour du roi, qui, privé de mademoiselle de La Fayette, revint à madame de Hautefort, alors âgée de vingt-deux ans et dans tout l’éclat de sa beauté. Cette phase brillante dura peu ; trahie par une de ses compagnes, mademoiselle de Chémerault, l’aimable favorite succomba de nouveau à l’invincible ascendant du cardinal, et subit trois années d’exil en province. Après la mort de Richelieu, elle fut rappelée à la cour ; Louis XIII allait mourir ; madame de Hautefort avait vingt-sept ans. « La jeune femme avait remplacé la jeune fille. » Ce fut à cette époque qu’elle déploya, sous le nom romanesque d’Hermione que lui décerna l’hôtel de Rambouillet, toutes ces grâces délicates et un peu sévères, toutes ces fières nuances de sentiment et de vertu, où se complaisait cette société d’élite. C’est aussi le moment que choisit M. Cousin pour nous en donner le portrait. On sait avec quelle ardeur l’éminent écrivain recherche toutes les reliques matérielles qui peuvent l’aider à préciser, à compléter l’image de ces femmes adorées. Les renseignements ne lui ont. pas manqué : il a eu d’abord une Vie inédite de madame de Hautefort 10, écrite par deux pieuses dames, et dont les auteurs sont entrées dans de gracieux et naïfs détails sur les diverses beautés de leur illustre amie : il a eu ensuite un portrait conservé, à la suite d’une alliance, dans la maison d’Estourmel. De tout cela, il a composé une peinture séduisante et vivante comme tout ce qu’il écrit ; mais, s’il faut l’avouer, dans ces beaux livres que nous avons tant de plaisir à lire et à louer, ce que nous aimons le moins, ce sont justement ces descriptions plastiques qui finissent par se ressembler un peu et ramènent inévitablement l’ampleur des épaules et la rondeur du sein. S’il est vrai, comme nous le croyons, qu’un des principaux mérites de ces ouvrages soit de réagir contre cette détestable école moderne qui supprime l’âme au profit de la forme, si ce spiritualisme chrétien qui seul peut régénérer et sauver notre littérature éclate dans ces nobles pages et surtout dans cette Étude sur madame de Hautefort, où rien ne gêne son essor et ne trouble sa pureté, pourquoi ne pas faire le sacrifice complet, se contenter de dire que Marie de Hautefort était admirablement belle et laisser à l’imagination du lecteur le soin de faire le reste ? Oui, nous le savons bien, l’esprit de l’homme est si misérable, la matière y garde tant de droits et tant de part, que, si mesdames de Longueville, de Chevreuse et de Hautefort avaient été laides, elles auraient moins occupé leur temps, tenu moins de place dans l’histoire, et peut-être même M. Cousin ne nous eût jamais parlé d’elles. Mais, leur beauté étant incontestée, incontestable, il eût été plus digne de leur biographe et du but élevé qu’il se propose de la détailler moins. M. Cousin nous en voudra-t-il, si nous lui citons l’exemple d’un romancier ? Ce romancier est resté, selon nous, la gloire littéraire la plus pure et la plus intacte du dix-neuvième siècle Eh bien, Rebecca, Diana Vernon, Alice Lee, Amy Robsart, ces créations enchanteresses de Walter Scott, sont aussi vivantes, aussi réelles que toutes ces figures sur lesquelles l’art moderne a épuisé les raffinements de ses crayons et de ses pinceaux. Et pourtant Walter Scott ne nous a pas dit une seule fois de quelle forme était leur nez, leur menton ou leur poitrine. C’est M. de Lamartine qui, dans ses histoires, a donné ce déplorable exemple ; les Balzac, les Théophile Gautier, y ont apporté les excès de leur sensualisme. La gloire de M. Cousin est de s’être placé, en littérature, a l’extrémité opposée, d’avoir retrouvé et ranimé les grandes traditions de l’art du grand siècle. C’est pourquoi nous aurions voulu qu’il ne payât pas même ce léger tribut au culte de la forme, idolâtrie et ignominie de notre siècle littéraire.

Combien nous l’aimons mieux, lorsqu’il analyse en historien les causes du changement qui s’opéra dans l’âme d’Anne d’Autriche, devenue régente de France ! lorsqu’il indique comment madame de Hautefort encourut une nouvelle disgrâce, et comment ce noble cœur dut être froissé et meurtri, non pas de la perte de son crédit, mais de l’ingratitude de sa souveraine ! Quelle différence entre cette douleur calme et profonde, s’apaisant dans une pieuse retraite, et les fougueuses équipées de madame de Chevreuse ! D’une part, le mécompte d’un sentiment désintéressé ; de l’autre, les colères d’une ambition déçue. Madame de Hautefort fut vis-à-vis de Mazarin ce qu’elle devait être, ce qu’elle avait été vis-à-vis de Richelieu. Elle ne pouvait admettre la raison d’État ; elle ne pouvait se plier à cette politique souvent nécessaire, qui consiste à ménager ses anciens adversaires, sauf à mécontenter ses anciens amis. Si même elle fut forcée d’attribuer la faveur de Mazarin à un motif plus intime, plus féminin que l’intérêt du royaume, ce dut être une douleur de plus pour cette âme profondément chrétienne. Madame de Hautefort persista donc à lutter contre celui qu’elle regardait sans doute comme le mauvais génie d’Anne d’Autriche. Elle fut vaincue, mais sa disgrâce eut toute la dignité, toute la douceur que laissent aux consciences pures les malheurs immérités. Elle vit arriver à la grille de son couvent la plupart des hommes qui l’avaient aimée et qui vinrent lui demander sa main ; elle choisit le maréchal duc de Schomberg. M. Cousin, avec un tact parfait, s’arrête au moment où se termine la partie romanesque de cette belle vie, au moment où madame de Hautefort cesse d’appartenir à l’histoire pour entrer dans la vie de famille et y apporter toutes ses vertus. Les quelques mots qu’il ajoute suffisent pour nous la montrer, dans son nouvel état, digne de ce qu’elle avait été dans le monde, et cette vieillesse si sainte, si charitable et si recueillie, s’accorde bien avec cette aurore si éclatante à la fois et si limpide. En somme, peu de figures ont mérité plus de respects, et le peintre a été au niveau du modèle. Pourrions-nous quitter, à notre tour, madame de Hautefort et son biographe, sans rappeler, sans reproduire cette page finale, que tous nos lecteurs connaissent, que tous voudront relire, et où se révèle un sentiment supérieur, quelque chose comme un élan soudain vers la beauté invisible et infinie ? — « Posons la plume, dit en finissant M. Cousin, et mettons fin à ces peintures d’une société à jamais évanouie, et de femmes que l’œil des hommes ne reverra plus. Encore quelques pages sur madame de Longueville, et nous aurons dit adieu à ces rêves de nos heures de loisir, que caressa notre jeunesse, et qui nous ont accompagné jusqu’au terme de l’âme mûr. Nous l’avouons : nous ne quittons pas sans regret cet aimable et généreux commerce ; soyez bénies, en nous séparant, Muses gracieuses ou sévères, mais toujours nobles et grandes, qui m’avez montré la beauté véritable et dégoûté des attachements vulgaires. C’est vous qui m’avez appris à fuir les sentiers de la foule, et, au lieu d’élever ma fortune, à tâcher d’élever mon cœur. Grâce à vos leçons, je me suis complu dans une pauvreté fière ; j’ai perdu sans murmure tous les prix de ma vie, et j’ai été trouvé fidèle à une grande cause, aujourd’hui abandonnée, mais à laquelle est promis l’avenir. Soutenez-moi dans les épreuves suprêmes qui me restent à traverser. Contemporaines de Descartes, de Corneille, de Pascal, de Richelieu, de Mazarin, de Condé, Anne de Bourbon, Marie de Rohan, Marie de Hautefort, Marthe du Vigean, Louise-Angélique de La Fayette, sœur sainte Euphémie, âmes aussi fortes que tendres, qui, après avoir jeté tant d’éclat, avez voulu vous éteindre dans l’obscurité et dans le silence, donnez-moi quelque chose de votre courage, enseignez-moi à sourire, comme vous, à la solitude, à la vieillesse, à la maladie, à la mort. Disciples de Jésus-Christ, joignez-vous à son précurseur sublime pour me répéter, au nom de l’Évangile et de la philosophie, qu’il est bien temps de renoncer à tout ce qui passe, et que la seule pensée qui désormais me soit permise est celle de quelques travaux utiles, du devoir et de Dieu ! »

Voilà l’éloquence dans son expression suprême : le sentiment, la pensée, le style, ne sauraient aller plus loin ni plus haut ; mais je me tais ; je n’ai pas, hélas ! autant de philosophie que M. Cousin, et il m’en faudrait trop pour oser mettre de ma prose après la sienne.

III. Jacqueline Pascal

En lisant Jacqueline Pascal, nous avons cru d’abord y trouver matière à une critique, la plus vive et la plus égoïste que nous puissions jamais adresser à M. Cousin : il n’y a pas assez, semble-t-il, de sa prose dans son livre. Quelques détails biographiques sur l’enfance et l’adolescence de Jacqueline, puis des vers de cette muse précoce, qui, à douze ans, eut l’honneur d’amuser Richelieu, et, à treize, d’être complimentée par Corneille ; puis ses lettres, les effusions éloquentes ou douloureuses de cette finie donnée à Dieu avec une passion aussi ardente, quoique moins tendre, que celle de sainte Thérèse, le tout publié et commenté par un éditeur digne d’elle, voilà, au premier abord, l’effet que produit cet ouvrage, où M. Cousin se reléguerait presque au second plan, si, dans son introduction et son épilogue, il n’avait à son tour pris la parole et traité avec grandeur les questions et les souvenirs liés à l’histoire de sa pieuse héroïne. C’est une privation pour le lecteur, mais ce n’est pas un défaut ; trop s’en plaindre, ce serait faire preuve d’une sorte de sensualité littéraire, déplacée à propos d’une vie toute d’immolation et de sacrifice ; ce serait surtout mal comprendre la pensée de M. Cousin et les conditions mêmes de son sujet, tel qu’il s’est présenté à son esprit. Jacqueline, en effet, la plus austère de ces femmes illustres du dix-septième siècle, au moins égales, suivant M. Cousin, à ses grands hommes, ne ressemble pas à celles dont l’éminent écrivain nous a raconté avec tant de force et d’éclat les romanesques existences, mêlées à tout le mouvement politique et mondain de la société de leur temps. Chez la duchesse de Longueville et la duchesse de Chevreuse, chez madame de Hautefort même et madame de Sablé, la figure, ou, pour mieux dire, le caractère se dessine par l’action, par l’influence extérieure qu’elles exercent et par celle qu’elles reçoivent à leur tour des événements et des personnages contemporains. Elles vivent dans le monde ; vertueuses ou coupables, précieuses ou galantes, il est impossible de les bien connaître si on les considère isolément, dans le for intérieur de leur conscience et de leur âme : de là, dans leur biographie, l’intervention perpétuelle du narrateur, les racontant pour mieux les peindre, et divisant naturellement sa tâche en deux parties qui se complètent l’une par l’autre ; l’œuvre de l’artiste qui fait revivre une image à demi perdue dans l’ombre du passé, et l’œuvre de l’historien qui, pour rendre à cette figure toute sa valeur relative, l’entoure de ce qui peut l’expliquer et l’éclairer. Avec Jacqueline Pascal, rien de pareil : elle apparaît bien un instant dans le monde et même à la cour ; mais c’est pour s’asseoir sur les genoux du cardinal et de la reine, comme une gracieuse enfant dont on applaudit la gentillesse et les vers. Admirablement douée pour la poésie, elle joue d’une main avec la prosodie française, de l’autre avec sa poupée, et l’on ne voit pas que l’un de ces deux amusements fasse le moindre tort à l’autre. Au moment où l’enfant devient jeune fille, où la société d’élite qui a deviné d’avance ses agréments et son génie s’apprête à la fêter comme une des fleurs les plus délicates de sa couronne poétique, la grâce céleste s’empare d’elle et la dérobe à ce monde qu’elle ne connaîtra plus ; elle se condamne, elle s’immole, non plus seulement dans ses vanités et ses plaisirs, mais dans ces affections de famille que notre faiblesse regarde presque comme des vertus. Quelques années se passent obscurément, dans une ville de province, à lutter contre un père dont la piété, quoique fervente, ne va pas encore jusqu’à sacrifier sa fille à ce suicide chrétien qu’on appelle le cloître. Son frère même, le grand et emporté Blaise Pascal, soit bizarrerie d’humeur, soit caprice de santé, soit secrète jalousie de tendresse, l’entrave plutôt qu’il ne la seconde dans ses aspirations invincibles vers la vie religieuse. Jacqueline surmonte ces obstacles ; elle entre à Port-Royal à vingt-six ans ; elle y exerce, pendant quelques années, sous le doux nom de sainte Euphémie, les humbles fonctions de sous-prieure. Arrivent les mauvais jours : cette maison qu’elle aime, que remplit l’âme des Arnauld, des Singlin et des Saint-Cyran, semble tout à coup suspendue entre des abîmes, la persécution et le schisme, la révolte et l’hérésie. Pour conjurer tant de périls, on transige ; on signe le fameux formulaire, qui, dans ce siècle de croyance, agita les esprits à l’égal d’une tragédie de Corneille ou d’une bataille de Condé. Jacqueline le signe par obéissance ; mais sa conscience en éprouve un déchirement si profond, qu’elle en meurt de douleur à trente-six ans. On le voit, cette vie si courte et si cachée est tout intérieure ; elle réside tout entière dans les phénomènes de l’âme. Le meilleur moyen de la raconter est de surprendre cette âme dans l’expression de ses sentiments ; et, comme elle a pour les exprimer une langue vive, nette, grande, éloquente, écho à peine affaibli de la langue fraternelle, ici la meilleure analyse est de citer. Le dirons-nous et ne retrouvera-t-on pas dans notre comparaison profane un reflet de nos frivoles habitudes ? Il y a un peu de roman, a-t-on prétendu, dans tous les livres où les femmes jouent le premier rôle. Eh bien, entre la biographie des duchesses de Longueville et de Chevreuse et celle de Jacqueline Pascal, il y a, il devait y avoir la même différence qu’entre le roman historique et le roman par lettres ; seulement, comme les lettres, cette fois, ou les écrits étaient tout faits, comme l’héroïne, en écrivant, s’était servie de cette belle et simple prose du dix-septième siècle, si justement chère à M. Cousin, c’est avec ces fragments originaux, pieusement rassemblés et éloquemment commentés, qu’il a dû recomposer la figure de Jacqueline. L’étude est complète, et cette sainte femme nous est mieux peinte par ses propres pensées qu’elle ne l’eût été par un talent moins sobre, moins bien avisé, qui se fût efforcé de briller en son honneur au lieu de s’effacer derrière elle.

« Aujourd’hui, nous dit M. Cousin, nous voulons présenter au lecteur, sans parure aucune, et telle que nous la trouvons parmi nos manuscrits, une figure toute différente (de celle des grandes dames qui viendront plus tard), celle d’une enfant pleine de génie, qui, avec un peu plus de culture, eût pu devenir une des personnes les plus éminentes de son siècle. » On peut mesurer, d’après ces simples lignes, la pensée et le plan de tout l’ouvrage. Une enfant pleine de génie, telle est, en effet, Jacqueline, dès l’âge de douze ans. Née en 1625, seconde fille d’Étienne Pascal, formant avec son frère Blaise et son aimable sœur aînée Gilberte, cette admirable famille qui attira l’œil d’aigle de Richelieu, et de qui il disait qu’il voulait en faire quelque chose de grand, Jacqueline Pascal, au commencement de 1658, aux premières nouvelles de la grossesse de la reine, fit des vers qui eurent un grand succès à la cour, et, comme on doutait qu’elle en fût l’auteur, elle improvisa, sur mademoiselle de Montpensier et madame de Hautefort, d’autres vers qui ne réussirent pas moins bien. Peu de temps après, quelques propos séditieux tenus par Étienne Pascal, ou au moins en sa présence, lui firent craindre pour sa sûreté ; il s’enfuit et se cacha ; ce fut le jeune talent de Jacqueline qui obtint sa grâce. Le cardinal ayant désiré voir jouer l’Amour tyrannique, de Scudéry, par une troupe d’enfants dont Jacqueline était l’âme, il fut si enchanté des grâces et de l’esprit de la comédienne de douze ans, elle profita si à propos de ce moment de bonne humeur pour disculper son père, qu’Étienne Pascal fut rappelé, et bientôt envoyé à Rouen comme intendant de Normandie. Ce fut là, si nous ne nous trompons, le plus beau moment de cette aurore poétique dont le jour s’éteignit dans l’ombre du Sanctuaire. La petite Pascal, comme on l’appelait, remporta, à quatorze ans, le prix de poésie qui se donnait, chaque année, à Rouen, le jour de la Conception, dans une fête appelée le Puy. Lorsque son nom fut proclamé par le président de la cérémonie, Jacqueline était absente : alors un ami de la famille se leva pour improviser un remercîment en vers au nom de Jacqueline. Cet ami des Pascal était le grand Corneille. Il faut bien l’avouer, son remercîment n’est pas un chef-d’œuvre : M. Méry, deux cents ans plus tard, eût fait cent fois mieux, et l’on a besoin de se redire, avec M. Cousin, que la gloire de Corneille est de force à supporter tous ses mauvais vers. Mais n’y a-t-il pas, suivant l’expression même de Richelieu, quelque chose de grand dans la destinée de cette jeune fille, dont le premier poëme célèbre la grossesse qui va donner Louis XIV à la France, dont le second désarme le courroux du grand cardinal, dont le ‘troisième a pour partenaire l’auteur du Cid et de Cinna ; de cette jeune fille, qui se nomme Pascal, dont le frère écrira les Pensées, et qui, dans tout l’éclat de la jeunesse, de la beauté, de la renommée et du talent, va dire adieu à toutes ces grandeurs qu’elle a pressenties ou coudoyées, pour une grandeur plus haute et plus absolue, but suprême d’une âme mortifiée dans son orgueil, exaltée dans son humilité ? Nous voici bien près de cette conversion fougueuse qui entraîna la famille Pascal des limites d’une piété convenable aux extrêmes d’une dévotion outrée. « Blaise Pascal, nous dit M. Cousin, se jeta dans cette route nouvelle avec son ardeur accoutumée ; il y entraîna sa sœur Jacqueline. Une fois entrée dans la dévotion, à la fin de l’année 1646, Jacqueline ne s’arrêta qu’au dernier terme, l’entier renoncement au monde et la prise de l’habit religieux, à Port-Royal, en 1652. »

Port-Royal, où nous reviendrons tout à l’heure sur les traces de Jacqueline, a été — qui l’ignore ? — une de ces trois grandes congrégations religieuses qui se partagèrent, au dix-septième siècle, l’honneur d’étudier et d’imiter le plus divin des modèles. M. Cousin ne pouvait pas et ne devait pas oublier les Carmélites, ces saintes filles dont les descendantes prient encore aujourd’hui pour leurs aïeules d’alors, et lui ont servi de médiatrices auprès des grandes vertus et des grands repentirs de son siècle de prédilection ; — « les Carmélites, qui ont dérobé surtout à notre Seigneur Jésus-Christ quelque chose de sa pureté ineffable, de sa suavité, de sa tendresse ». — Auprès d’elles, M. Cousin place les filles de Saint-Vincent-de-Paul, « qui en expriment la charité, l’infatigable dévouement à la race infortunée des hommes. » — « Chez les disciples de la mère Angélique, domine la force merveilleuse qui animait le Sauveur du monde. » Nous ne croyons pas qu’il soit possible de mieux caractériser en quelques lignes ces trois congrégations illustres et de leur faire un partage plus équitable. Pureté, charité, force, c’est bien par un de ces traits dominants que chacune d’elles imite cet idéal sublime, dont la faiblesse humaine ne pourra jamais s’approcher que par un côté. Or la force devait attirer l’âme vaillamment trempée de Jacqueline ; elle était d’ailleurs poussée vers Port-Royal par son frère, par ses affinités de famille, par les premiers directeurs à qui elle se confia. Mais, comme si Dieu avait voulu éprouver sa vocation pour la rendre plus décisive, cette même famille, si passionnément chrétienne, dispute un moment au cloître cette Jacqueline qui fait son orgueil et sa joie. Il y a là pour elle une première lutte d’où jaillissent les premières effusions de son génie transformé par la grâce. C’est aussi vers cette époque qu’elle écrit des pensées sur le mystère de la mort de notre Seigneur Jésus-Christ. « Les pensées de la sœur, remarque M. Cousin, se soutiennent à côté de celles du frère ; elles sont de la même famille ; elles ont la même élévation et la même profondeur de sentiment. Mais on n’y trouve ni cette véhémence intérieure qui est l’âme du style de Pascal et lui imprime un mouvement et un coloris extraordinaires, ni ce soin de bien dire sans lequel on manque la perfection, comme la rhétorique la manque aussi, et d’une façon plus insupportable encore. » C’est dans ces quelques lignes, si justes et si vraies, qu’on pourrait résumer toute l’opinion de M. Cousin sur les lettres et les écrits de Jacqueline Pascal, et aussi sur toute cette portion de la littérature où l’art de bien dire apparut sans doute, et avec une perfection qui n’a plus été dépassée, mais ne fut pourtant que le serviteur et l’instrument d’un art plus noble, celui de persuader ou de diriger les âmes, d’atteindre un but, de faire prévaloir une idée, d’exprimer fortement un grand sentiment ou une grande pensée. Cet art, le premier de tous parce qu’il n’en est pas un, parce qu’il n’est que l’expression même de la partie la plus divine de notre être, et non pas son application futile aux divertissements de l’esprit, M. Cousin le salue avec amour partout où il le rencontre, et, s’il admire la première moitié du dix-septième siècle de préférence à la seconde, c’est parce qu’il y reconnaît mieux ce caractère décisif à ses yeux, l’action dominant le discours et lui communiquant quelque chose de sa grandeur et de sa force. Lorsqu’à cet art suprême s’ajoute le soin de bien dire, on a les chefs-d’œuvre par excellence de la plus grande phase du grand siècle, les Provinciales, les Pensées, Polyeucte, Cinna, les Sermons de Bossuet, son Histoire universelle. Lorsque ce soin, cet art secondaire, manque ou se cache, lorsque la pensée vibre dans l’âme et s’en échappe sans se soucier du vêtement et de la parure, M. Cousin préfère encore cette absence d’art à l’excès contraire, à la rhétorique, et il a raison. On peut comprendre par là ce qu’il doit penser et ce qu’il faut penser de cette théorie moderne qui fait de l’art de bien dire, ou, en d’autres termes, du style, non seulement l’égal de l’idée, mais son despote et son maître, et qui, par un châtiment mérité, après avoir rabaissé l’idée jusqu’à ce métier d’esclave, finit par rabaisser aussi le style dans cette dégradation commune. Les livres et les admirations de M. Cousin représentent justement le contraire de cet excès-là, et c’est pourquoi nous y revenons avec tant de profit et de charme.

Les écrits de Jacqueline Pascal répondent parfaitement à ce goût de M. Cousin, soit qu’elle raconte à son frère, avec un indicible mélange de soumission et d’autorité, de force et de tendresse, les mouvements surnaturels qui la poussent vers la vie religieuse, soit qu’elle donne à ses nièces ou à sa sœur le détail des pieux travaux de sa retraite, soit qu’elle discute avec ses supérieures cette grande et délicate question du formulaire, qui fut le plus douloureux événement de sa vie et la cause de sa mort. C’est avec ces écrits, entremêlés d’éclaircissements intéressants et de réflexions éloquentes, que M. Cousin a composé l’histoire de Jacqueline. Cette prose de Jacqueline Pascal, nous en dirons comme lui, — et comment mieux dire que lui ? — « elle est de la meilleure qualité, saine, naturelle, ingénieuse, agréable. Dans le ton ordinaire, elle est un peu négligée, et n’offre rien de bien saillant, en gardant toujours une distinction secrète, qui se sent plus qu’elle ne se peut définir. Mais que la passion vienne à souffler sur l’âme de Jacqueline et sur sa plume, elle supplée l’art, emporte les négligences et les langueurs, élève et soutient le langage, et alors on entend comme un écho de la voix mâle et pathétique de Pascal ».

Mais, pour apprécier la vie et le génie de Jacqueline, pour entrer tout à fait dans la pensée de son illustre biographe, il ne suffit pas de s’arrêter à des questions de style et de langage ; il faut, avec M. Cousin, s’élever plus haut, dire un mot de ce Port-Royal, dont elle personnifia l’esprit, dont M. Royer-Collard a dit « que qui ne le connaît pas ne connaît pas toute la nature humaine » ; de ce Port-Royal, dont les solitaires et les religieuses remplirent une telle place dans cette époque déjà si pleine, et dont on peut parler aujourd’hui sans craindre d’éveiller des passions mortes et des querelles éteintes.

L’erreur est une des conditions de la nature humaine, j’allais presque dire un de ses privilèges, puisqu’il n’y a que l’ange et la bête qui ne se trompent pas. Mais la bonté de Dieu a permis que, parmi ces erreurs, il yen eût qui, à distance, perdissent leurs caractères dangereux, et rentrassent dans la vérité, dont elles n’étaient qu’un côté excessif ou mal compris. Les erreurs de Port-Royal furent de ce nombre ; au moment où elles se produisirent, elles firent du mal ; elles donnèrent le change sur quelques-uns des plus redoutables problèmes de la destinée de l’homme, et, par l’extrême supériorité de leurs promoteurs sur leurs adversaires, elles furent cause que la vérité souffrit à la fois et des vertus et du génie de ceux qui la combattirent, et des petitesses et des violences de ceux qui la défendaient. Elles entretinrent dans une société à peine rassise cet esprit de résistance et de révolte qui, en des consciences sincèrement catholiques, n’alla pas jusqu’au schisme, mais qui, plus tard, en se dégageant des liens de la foi et de l’austérité des mœurs, recommença la lutte et porta ses coups les plus destructifs. Elles furent, pour ainsi dire, un pont, une arche sacrée, mais périlleuse, entre la remuante réforme du seizième siècle et la révolution philosophique du dix-huitième. Tout cela est vrai ; M. Cousin le déclare très haut. et la prévention ou la mauvaise foi pourrait seule se méprendre sur sa pensée : « On peut le dire aujourd’hui, écrit-il, sans craindre de passer pour le complice du père Annat et du père Le Tellier ; c’étaient les jésuites alors qui défendaient la bonne cause, celle de la liberté humaine et du mérite des œuvres. » — Oui, et cependant qui pourrait éprouver aujourd’hui pour les grands hommes, pour les saintes religieuses de Port-Royal, d’autres sentiments qu’une admiration et une tendresse infinies ? Qui ne regretterait pas, même au prix d’erreurs ou de périls analogues, ces caractères, ces convictions, cette ardeur de sacrifice, ce dévouement à une idée, à une foi, ce mépris de la terre et de ses jouissances, cette soif de Dieu et de sa grâce, immolant, pour s’assouvir, la créature et ses mérites, et ses terrestres vertus ? Génération rapetissée par le culte du bien-être et par l’exaltation insensée de la personnalité humaine, saluons, dans les solitaires de Port-Royal, non plus les sectaires, non plus les disciples de saint Augustin exagérant et altérant la doctrine de leur maître, mais de grands caractères, mais de grandes âmes, dont les erreurs, désormais bien peu contagieuses, disparaissent dans le sévère éclat de leurs œuvres et de leurs douleurs ! Dire qu’il n’est pas d’hommes qui nous ressemblent moins, c’est leur rendre le plus beau de tous les hommages. Ajouter que M. Cousin semble parler leur langue plutôt que la nôtre, qu’il nous fait vivre dans leur temps et respirer leur atmosphère, qu’il nous aide à les mieux comprendre et à les honorer davantage, c’est louer l’historien de Jacqueline Pascal de la façon la plus juste et la plus digne de lui.

V. — Historiens littéraires, I : M. Léon Feugère11

On se plaint de certaines tendances de la littérature moderne ; de son mépris pour le passé ; de son goût pour le bruit, le luxe et l’étalage ; de son penchant pour ces qualités brillantes, mais stériles ou ruineuses, qui sont à l’économie intellectuelle d’une époque ce que des dépenses inutiles sont à la richesse publique ou aux fortunes privées ; on se plaint de cet esprit superbe et puéril à la fois qui préfère en tout la forme au fond, le mot à la pensée, le clinquant à l’or, la chimère au vrai et le superflu au nécessaire. On a raison ; mais peut-être n’est-ce pas là toute notre littérature ; ce n’en est, pour ainsi parler, que la devanture et la vitrine. Dans un tout autre milieu que nos foyers de théâtres ou nos divans littéraires, on rencontre encore des écrivains érudits, ingénieux, modestes, patients, dont la physionomie calme et douce contraste heureusement avec les allures hâtives de notre siècle, et qui, par la solidité de leur savoir comme par la variété de leurs recherches et la série de leurs études, se rattachent aux plus pures traditions des lettres françaises. Il s’agit seulement de les tirer de cette espèce de demi-jour presque volontaire où ils se maintiennent et se complaisent, fidèles en cela, comme en tout le reste, aux exemples des hommes illustres qu’ils aiment, qu’ils racontent et qu’ils continuent. Il s’agit d’accomplir à leur profit cette partie essentielle de notre tâche qui consiste à rétablir de notre mieux la balance entre le succès et le mérite, à négliger souvent ce qui se montre, à montrer parfois ce qui se cache.

Depuis plus de dix ans, M. Léon Feugère poursuit avec la plus honorable persévérance ses Études sur le seizième siècle. En même temps et par une analogie naturelle, il est remonté vers la Décadence et le Bas-Empire, dont l’esprit littéraire, vivace encore au milieu de tant de ruines, interrompu par la glorieuse et féconde nuit du moyen âge, retrouva, après la prise de Constantinople, une seconde vie, une seconde naissance dans ce seizième siècle où les trésors de l’antiquité éblouirent et enivrèrent les intelligences. Les notices de M. Léon Feugère sur Aurélius, Paul Orose et Sextus Rufus, sur Zosime, Anne Comnène et Cinname, sont d’excellentes préparations à ses travaux sur les écrivains de la Renaissance, dont la chaîne nous conduit jusqu’à du Cange, cet admirable érudit du dix-septième siècle, qui semblerait digne d’être le contemporain d’Henri Estienne, s’il n’était l’émule et le maître de Mabillon. Mais il faut se borner en des sujets aussi vastes, aussi divers, et les Études sur le seizième siècle offrent maintenant un ensemble assez complet, un caractère assez visible de parenté et d’unité, pour que la causerie puisse y pénétrer, s’y reconnaître, et recueillir en passant quelques traits caractéristiques, quelques souvenirs précieux de cette phase importante de notre histoire littéraire.

Nous n’avons pas à répéter ici notre opinion sur la Renaissance, dont M. Feugère s’est fait d’ailleurs le commentateur et le biographe plutôt que le panégyriste. Il y a eu dans cette phase mémorable, si riche et si turbulente, si inventive et si excessive, quelque chose du mineur émancipé, avec tous les écarts que suppose une tutelle trop tôt brisée et faisant place à des forces immenses, mal distribuées et mal dirigées. Tout se combinant à la fois pour surexciter l’esprit humain, héritage de l’antiquité classique, découvertes du génie moderne, réforme philosophique et religieuse, avènement du libre examen, spectacles sanglants et terribles des guerres civiles, il en résulta un trop-plein d’idées, un mélange d’invention et d’imitation, une activité passionnée, une curiosité dévorante, qui, touchant au sacré et abusant du profane, devait se traduire dans les âmes par une inquiétude fébrile, dans les esprits par des hardiesses coupables, dans l’art et dans les livres par un chaos de beautés indigestes où une originalité puissante se cherche et se dégage peu à peu à travers l’embarras des richesses acquises et les langes d’une littérature au berceau. Pour arriver à l’admirable génération qui doit suivre et où tout se féconde en se disciplinant, il fallait cette exubérance, de même que, pour être, à trente ans, un type de force et de maturité, il faut, dit-on, avoir fait à dix-huit ans quelques brillantes folies. Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’une vue générale sur le seizième siècle, mais d’hommes qui l’ont illustré, qui en ont personnifié le génie infatigable, et en qui nous pouvons saluer avec M. Léon Feugère la sève gauloise, la liberté de pensée, la saillie et le relief de caractère, la science profonde, l’érudition presque inspirée, l’ardeur de connaître, de découvrir, d’avancer, traits distinctifs de cette époque.

Pour en mieux apprécier les bons et les mauvais côtés, et pour rendre un hommage plus réfléchi à la manière nette, spirituelle, pénétrante, instructive, de M. Léon Feugère, suivons-le un moment dans la biographie des deux hommes qui l’ont le plus occupé, et qui peut-être se sont ressemblé le moins, bien que reflétant tous deux, avec autant de talent que de science, une des faces de leur siècle : Étienne Pasquier et Henri Estienne.

Étienne Pasquier naquit en 1528 ; il avait soixante-six ans lorsque Henri IV monta sur le trône et donna quelques belles années à la France épuisée par la guerre civile. On peut donc, sans paradoxe ou anachronisme, dire que la plus grande et la plus significative partie de sa vie s’est passée sous les derniers Valois, c’est-à-dire sous le régime et au milieu des scènes les plus déplorables qui aient pu dégoûter le patriotisme, énerver le courage, désespérer la vertu, interrompre le travail, désorienter le savoir, affaiblir ou déplacer les notions du juste, du vrai et du bien. Quel beau contraste, cette noble et énergique lignée de magistrats, d’avocats intègres, races laborieuses et fortes que la corruption et la mollesse n’avaient pas pénétrées, les L’Hospital, les de Mesmes, les Guillaume du Vair, les Pasquier, les Loysel, conservant intact le dépôt des traditions antiques, restant Français par le cœur au moment où il n’y a presque plus de France, entreprenant des travaux gigantesques ou poursuivant une œuvre de conciliation et de paix, pratiquant le culte du foyer domestique et les vertus de famille dans toute leur sereine et austère grandeur, et cela à quelques pas d’une cour scandaleuse, de princes efféminés, d’une reine imposant la politique et les modes de son pays à la loyauté et à la simplicité françaises, de grands seigneurs rebelles au trône et remuant dans leurs mains convulsives les lambeaux sanglants de la féodalité vaincue, d’armées où le bandit, le reître, le pillard, coudoyaient l’homme de guerre, de discordes intérieures, de massacres religieux, après lesquels il semblait qu’on ne pût plus avoir ni religion ni patrie ! Qu’était-ce donc que ces robes noires se détachant si vaillamment sur ces hauberts et ces pourpoints souillés ? Était-ce l’éveil de la vie civile se déclarant et se développant à l’heure même où la guerre va cesser d’être l’état normal du pays ? Était-ce la bourgeoisie marquant d’avance sa place et ses destinées futures, dans ce siècle qui semble enclavé entre Louis XI et Richelieu, pour nous montrer les déchirements, les fautes, les révoltes, les désordres et le déclin de la noblesse ? Était-ce, chez quelques hommes d’élite, l’instinct des vrais intérêts de la royauté française qui marchait à un isolement funeste, le pressentiment d’un corps intermédiaire, propre à adoucir les chocs et les secousses et à s’interposer entre la monarchie et la nation pour le bien de toutes les deux ? Quoi qu’il en soit, tout ce que l’on peut dire ou deviner en l’honneur de la haute bourgeoisie et de la magistrature du seizième siècle, je le trouve réalisé chez Étienne Pasquier, dont M. Léon Feugère a raconté la vie et réédité les œuvres principales. Il avait bien quelques-uns des défauts de son temps et de sa robe : il était gallican avec excès et abusait du vers latin. Il aimait un peu trop ce bel esprit, ces jovialités littéraires, cette littérature galante, qui, greffée sur des souvenirs classiques, est trop souvent le faible des hommes occupés d’affaires graves, et dont les types dégénérés se retrouveraient encore de nos jours entre un volume de Cujas et une liasse de dossiers. Mais, en somme, quelle belle existence ! Quelle carrière laborieuse et bien remplie ! Que de temps trouvé pour de sérieux travaux au milieu des fatigues de sa profession et des agitations de son temps ! Il faut lire, dans l’intéressante notice de M. Léon Feugère, l’analyse lumineuse des Recherches d’Étienne Pasquier, son monument véritable, son titre le plus solide auprès de la postérité, livre qui peut être pour les études pénétrantes et profondes de l’histoire moderne un grenier à science et à idées comme le répertoire de la comédie italienne était un grenier à sel pour Molière. À cet ouvrage monumental s’en ajoutent d’autres d’un intérêt moins sérieux, mais qui prouvent toute la variété de goûts, de connaissances, d’aptitudes, de curiosités, de cet esprit sans cesse fécondé par une activité bien réglée. Et, pendant qu’il écrit, d’une, main tour à tour plaisante ou sévère, son Monophile et ses Colloques, son Exhortation aux princes et ses Recherches, pas un détail de sa vie publique ou privée ne souffre de ces travaux, qui suffiraient à absorber une autre vie : il est avocat, il est magistrat, dans la plus pure et la plus haute acception du mot. Il plaide de grandes affaires qui le mettent en contact avec les princes et les attirent dans son auditoire : il suit les Grands Jours de Troyes et de Poitiers ; il dit la vérité à Charles IX, à Henri III, à Henri IV, et il la dit avec une persuasive éloquence. Pendant ce long interrègne de la monarchie, compromise par la faiblesse des Valois et l’ambition des Guise, il représente ce parti français qui persista, qui combattit l’influence espagnole et les fureurs de la Ligue, qui appelait de ses vœux l’avènement du Béarnais, la pacification religieuse et le triomphe d’une politique nationale. Il personnifie, avec non moins d’éclat et de sagesse, cette antique magistrature, si franche, mais si dévouée, dépassant quelquefois, dans ses remontrances, l’obséquieux langage qui plaît aux princes, égarée, de temps à autre, par ces velléités d’opposition et d’initiative qui semblent le péché mignon des partis et des corps parlementaires, mais fidèle à cet esprit de liberté monarchique ou de monarchie libérale qui serait le beau idéal du gouvernement de la France, si la France en était digne. C’est qu’Étienne Pasquier, en dépit de ses petits vers et de ses Ordonnances d’amour, en dépit de certaines tendances qui le firent très injustement soupçonner de pencher au calvinisme, conserva précieusement les trois grands traits, les trois grands titres qui se complétaient les uns par les autres : il resta toujours Français, royaliste et catholique.

En regard de cette noble vie, placez les Estienne, Robert, le premier en date, et surtout Henri, le plus illustre et le plus malheureux de tous. Ils sont à peu près les contemporains de Pasquier ; ils vivent sous les mêmes princes, en face des mêmes spectacles, et ils le surpassent en érudition et en génie. Impossible de rencontrer des organisations plus puissantes, de plus prodigieuses aptitudes pour toutes les branches de la science humaine, une divination plus merveilleuse des langues anciennes et modernes. Henri imprime le grec avant de le savoir et parle le latin sans l’avoir appris. À peine adolescent, il dirige avec une supériorité incomparable une imprimerie destinée à rester proverbiale dans la mémoire des lettrés, une maison où le latin est la seule langue usitée et permise, depuis le maître jusqu’aux servantes, depuis les filles et les sœurs jusqu’au dernier ouvrier. Patient comme un érudit, hardi comme un inventeur, élevant son art à un point de perfection qu’il ne dépassera plus, corrigeant d’une main les épreuves de ses éditions admirables, écrivant de l’autre des ouvrages qui ne sont pas inutiles au développement de la langue française, possédant l’hébreu comme Moïse, le grec comme Platon, le latin comme Virgile, le français comme Amyot, versifiant dans tous les rhythmes de la poésie latine, artiste, voyageur, philosophe, physicien, mathématicien, astrologue, un peu sorcier, Henri Estienne réunit à un degré inouï les talents les plus différents ou même les plus contraires ; et il trouve, au milieu de tous ses travaux et de tous ses voyages, le temps d’avoir trois femmes et quatorze enfants ; ce qui était encore, soit dit en passant, une des aptitudes des érudits de cette époque. Eh bien, avec tous ces dons du ciel si admirablement mis en œuvre, quelle triste existence ! quelle vieillesse chagrine et troublée ! Aimant passionnément la France, la saluant comme l’initiatrice de toute idée et la distributrice de toute gloire, auteur de ces deux livres si remarquables, de la Précellence du langage français, et de la Conformité du langage français avec le grec, où il glorifie sa langue et son génie, Henri Estienne, à l’exemple de Robert son père, est obligé de vivre à Genève, parce que Robert et Henri ont embrassé la réforme protestante avec toute la fougue de leur caractère et toute l’audace de leur siècle. Que dis-je ? Henri Estienne, on ne saurait en douter, passe par-dessus le protestantisme et arrive à une sorte de scepticisme injurieux et railleur, plus près des bouffonneries grossières de Rabelais que de la froide et formaliste rigidité de Calvin. Aussi est-il aussi suspect à Genève qu’à Paris, ou plutôt l’inquisition méticuleuse de la capitale du protestantisme lui est bien plus défavorable que son ancienne patrie, où les Valois le protègent et l’accueillent. Échangeant le rôle de Français de génie pour celui de sectaire émigré, tiraillé entre la France qu’il regrette et qu’il a fui, et la société génevoise qu’il inquiète et qu’il craint, Henri étourdit dans des voyages l’ennui de ce qu’il a et le regret de ce qu’il perd. Sa vie laborieuse et savante n’offre plus cette unité et cette suite qui vont si bien à la science et au travail. Ce qu’il a entrepris, il l’interrompt ; ce qui l’eût enrichi le ruine ; son imprimerie languit, son humeur s’irrite, sa famille souffre, sa maison perd de sa bonne renommée ; des soupçons injustes, mais cruels, planent sur sa probité ; le foyer domestique ne le retient plus ; il part, il revient, il s’éloigne encore, et finalement le typographe que nul n’égalera, le linguiste que personne ne surpasse, l’écrivain qui occupe, dans la littérature française, la place immédiatement au-dessous des trois grands prosateurs du seizième siècle, Rabelais, Amyot et Montaigne, l’auteur de ce Thésaurus, si digne de son nom, nous dit M. Feugère, Henri Estienne meurt à Lyon, à l’hôpital ! Et son corps est jeté dans la fosse commune ! Horrible effet de l’intolérance religieuse, direz-vous. Non : regardez-y de près, vous reconnaîtrez qu’il y a là autre chose ; il y a la faute et le penchant d’esprits révoltés, d’hommes supérieurs, ayant entre les mains un instrument redoutable, et voulant en jouer non seulement pour l’instruction de leur pays, mais pour l’assouvissement de leur haine et le plaisir de leur vanité ; il y a le défaut de conduite d’artistes incomparables, n’acceptant plus cette règle, cette discipline sans laquelle le génie n’est que désordre et la science périt. En d’autres termes, Robert et Henri Estienne sont à nos yeux la personnification éclatante de ce que nous avons appelé le mauvais côté du seizième siècle et de la Renaissance, de cette ivresse intellectuelle, de ces philtres mystérieux que l’antiquité versait à l’âge nouveau, et où d’aventureux génies buvaient l’oubli de leur culte, de leur patrie et de leur famille. Étienne Pasquier, c’est l’esprit français du seizième siècle, n’attendant qu’une civilisation plus élégante et des lois plus précises pour atteindre à la calme et régulière beauté du siècle de Louis XIV. Les Estienne, c’est l’esprit révolutionnaire de la Renaissance, n’attendant qu’une société plus affaiblie et une corruption plus raffinée pour démolir avec Jean-Jacques et éclater de rire avec Voltaire.

On ne saurait assez louer la modération spirituelle, le tact délicat, le mélange d’impartialité et de sympathie avec lequel M. Léon Feugère a retracé cette vie de Henri Estienne, dont il a fait la préface de son excellente édition du livre de la Conformité du langage français avec le grec. La biographie ainsi comprise est de la véritable histoire littéraire. On sent que M. Feugère s’intéresse à son héros ; — et qui n’aurait pitié de tant d’erreurs et d’infortunes chez un homme si merveilleusement doué ? — Mais il ne déguise aucun de ses travers ; il n’absout aucune de ses fautes ; il ne fait pas de son récit un texte à déclamations contre les rois, les évêques, les théologiens, la Sorbonne, contre le fanatisme et l’intolérance d’un temps où tout le monde était intolérant et fanatique à sa manière, témoin Calvin, « qui, après avoir déclamé contre les bûchers, les alluma », — témoin Robert Estienne, qui, tout en se donnant pour une victime des persécutions catholiques, « loua Calvin d’avoir fait brûler Servet, poursuivit jusqu’à la mémoire de ce malheureux, et, animé d’une haine qui survivait au supplice, fit chercher à la foire de Francfort, pour les détruire, tous les exemplaires de ses livres ». — Ce qui domine dans la notice de M. Léon Feugère comme dans toutes ses autres Études, c’est le sentiment et le goût de ces vieilles richesses nationales, trop longtemps négligées ; c’est l’amour de cette saine et forte littérature qui a pour aïeux directs les Pasquier, les Estienne, les Scévole de Sainte-Marthe, les La Boëtie, les d’Aubigné, les Rodin ; c’est l’amour de cette France qu’on chérissait encore en la quittant, qui, au milieu de ses discordes et de ses malheurs, gardait son mystérieux prestige pour les intelligences élevées et délicates. et restait la patrie quand même de ceux qui en cherchaient une autre. M. Léon Feugère, nous l’avons dit, remarque excellemment que Henri Estienne fut toujours beaucoup plus Français que Génevois, et que les fils de Catherine de Médicis, si cruellement injuriée par lui, le traitèrent bien mieux que l’ingrate Genève. Admirable privilège de la France, de paraître, jusque dans ses rigueurs, plus hospitalière et plus douce que les asiles mêmes où on la fuit !

Nous nous sommes longtemps arrêté sur Étienne Pasquier et les Estienne, parce que ce sont les figures les plus significatives de toutes celles que M. Léon Feugère a fait revivre avec tant de talent et de bonheur. Il ne faut pourtant pas oublier Étienne de La Boëtie, cet ami de Montaigne, mort à trente-trois ans, immortalisé tout ensemble et un peu effacé par cette vive affection de l’auteur des Essais, qui trouva, pour s’exprimer et se répandre au dehors, des accents presque aussi touchants que l’amour maternel de madame de Sévigné. Pour cette collection de juges superficiels dont se compose le public et même la postérité, une amitié comme celle-là absorbe celui qu’elle illustre, et le titre d’ami de Montaigne a prévalu, chez La Boëtie, sur le souvenir de sa vie et de ses ouvrages. M. Léon Feugère a donc bien fait de remettre en lumière les principaux traits de cette courte existence, ce caractère si noble et si pur, ce talent plein de fraîcheur et de tendresse, qui s’éleva à une si mâle et si patriotique éloquence, dans son discours de la Servitude volontaire, inspiré par les malheurs de Bordeaux, sa ville natale, et les cruautés du connétable de Montmorency. Versifiant en latin et en français, comme presque tous les poëtes de cette époque, La Boëtie contribua, pour sa part, à ce mouvement à demi classique, à demi original, qui, ramené par Malherbe à des conditions d’harmonie, d’élégance et d’unité, aboutit à la grande poésie du dix-septième siècle. Mentionnons aussi mademoiselle de Gournay, vieille fille poëte, assez maltraitée, semble-t-il, par les courtisans et les beaux esprits de son temps, mais très spirituellement réhabilitée par M. Léon Feugère, qui lui a consacré quelques-unes de ses meilleures pages. Pour ceux qui aiment à préciser la nuance et la filiation littéraire entre ces diverses phases dont quelques-unes se succèdent de si près, qu’elles se touchent et ont l’air de s’entremêler, il est clair que mademoiselle de Gournay avoisine Corneille et Balzac plutôt que Marot ou la Fontaine, et qu’elle marque, dans la littérature féminine, la transition entre la Renaissance proprement dite et la politesse un peu affadie des précieuses de l’hôtel Rambouillet.

Notre énumération est forcément bien incomplète ; nous ne pouvons suivre l’ingénieux biographe ni auprès de Scévole de Sainte-Marthe, ni auprès de Guillaume du Vair, ni même chez ce du Cange, bénédictin laïque, dont l’érudition étonne comme s’il avait fallu trois hommes pour l’amasser et trois cents ans pour l’atteindre ; du Cange, le mineur intrépide, dont l’or fruste et en lingots a été si habilement monnayé par notre nouvelle école historique. Bien que né en plein dix-septième siècle, du Gange devait figurer dans la galerie de M. Feugère, et on le lui eût demandé s’il l’avait omis. Pour nous, nous avons voulu seulement indiquer le plan, l’ensemble, l’esprit et aussi le mérite de ces Études. Nous avons voulu rappeler l’attention sur un écrivain qui, en ravivant la littérature du seizième siècle, offre des exemples et des leçons à la nôtre. Cette trempe vigoureuse de caractère et d’intelligence, ces travaux d’Hercule de l’érudition et du savoir, cette saveur gauloise, mêlée là cet enthousiasme classique, cette énergie, cette patience, ce mépris de la gloriole et des friandises de la vanité, ces œuvres colossales entreprises et exécutées avec une force presque surhumaine, cette supériorité s’associant à cette bonhomie, toutes ces qualités des lettrés d’un autre âge, M. Léon Feugère les loue dignement, et on sent qu’il les regrette. Nous sommes loin, en effet, des Pasquier et des Estienne, des Mabillon et des du Cange. Nous partageons ce regret de M. Feugère, et pourtant peu s’en faut qu’il ne nous fournisse un argument pour le contredire : cette race forte et modeste ne semble pas éteinte quand on le lit.

VI. — Historiens littéraires, II : M. Louis de Loménie12

Je ne dirai pas, à propos de l’ouvrage de M. Louis de Loménie : C’est un beau livre, un charmant livre, un excellent livre ! — formules dont on me reproche d’abuser un peu et que l’on compromet en les prodiguant. Je dirai simplement : C’est un livre ! et peut-être n’y a-t-il pas de meilleur éloge en un moment où notre littérature penche décidément à l’improvisation et au rabais. Le Beaumarchais de M. Louis de Loménie a toutes les nobles fiertés de son origine et de son état ; il s’adresse aux vrais lecteurs, aux vrais acheteurs, et il n’a pas besoin, comme les petites gens, de s’amincir pour se faire admettre. Longuement préparé, travaillé avec un soin extrême d’après des documents inédits qu’une honorable confiance a mis entre les mains du biographe, et qui, grâce à une étude patiente, sont venus se ranger d’eux-mêmes et se fondre dans son récit, cet ouvrage nous donne sur l’auteur de Figaro ce dernier mot, ce mot définitif que l’histoire et la critique ne trouvent pas du premier coup, mais qui, une fois trouvé, acquiert force de loi littéraire, et ne permet plus de songer à un homme célèbre sans nommer en même temps celui qui l’a si bien connu, raconte et ressuscité. Beaumarchais appartient désormais à M. Louis de Loménie, et lui qui s’est plaint si souvent de l’injustice et de la sottise de ses juges en a enfin rencontré un qui lui eût semblé digne, non pas de subir ses Mémoires, mais de les écrire.

Ce n’est pas tout encore, et, pour que rien ne manque à l’heureuse fortune de ce livre, voyez comme il répond à la fois au genre de célébrité de son héros et au goût particulier de notre époque.

Il n’y a pas plus d’existences inattaquables pour l’histoire que de génies irréprochables pour la critique. On peut dire pourtant que la famille des personnages illustres se partage naturellement en trois branches : ceux chez qui le bien l’emporte assez sur le mal pour qu’on ne puisse les rabaisser sans dénigrement systématique ; ceux chez qui le mal l’emporte trop sur le bien pour qu’on puisse les louer sans complaisance coupable ; et ceux chez qui le bien et le mal, restés à l’état de problème ou de mélange, ont tour à tour autorisé le blâme et l’éloge, le panégyrique et la satire, la flétrissure et l’apologie. Or non seulement Beaumarchais doit être classé dans cette dernière catégorie, mais on dirait qu’il n’a pas voulu y figurer seul, qu’il y a fait entrer pêle-mêle presque tous les éléments de la société de son temps, bourgeoisie, noblesse, magistrature, finance, littérature, théâtre, démocratie, révolution politique, sociale, philosophique, dramatique, et que, par un privilège de cette nature exceptionnelle et de ce moment unique, la plupart des questions agitées autour de sa vie se sont continuées dans notre siècle. Roturier anobli à cette heure transitoire où la noblesse et la roture allaient se prendre corps à corps dans une raclée terrible, spéculateur aventureux sur ce terrain chancelant déjà où les antiques fortunes vacillaient, où le génie des classes moyennes préludait à ses prochaines conquêtes par cette rapide chasse aux millions qui dure encore, courtisan familier et hardi, ne se résignant à respecter les personnes royales qu’à la condition de traiter d’égal à égal tout ce qui les entoure, poëte dramatique à cent lieues des traditions et des modèles, parlant, par la bouche de ses acteurs, une langue nouvelle, ardente, incorrecte, colorée, tourmentée ; plaideur infatigable et trouvant dans chacun de ses procès un prétexte à fronder ces grands corps d’où se retirent peu à peu l’autorité et la vie, Beaumarchais est moins un personnage qu’une personnification, et parler de lui, c’est réveiller, dans tous ses détails, ce passé d’hier qui est presque le présent ; tant nous avons, hélas ! abusé de ses leçons et profité de ses exemples ! On le voit, pour un biographe ingénieux, pénétrant et bien renseigné, Beaumarchais offrait toutes les richesses du genre : sujet intéressant, héros contesté, époque se résumant dans un homme, société voisine de la nôtre, avec une révolution pour mur mitoyen et Figaro pour ouvrir la porte.

Est-ce là le seul attrait d’une biographie complète de Beaumarchais, telle que nous la donne M. Louis de Loménie ? Il en est un autre qui se rattache plus étroitement encore à un de nos penchants, j’allais dire à une de nos manies. Que préférons-nous aujourd’hui parmi les ouvrages de l’esprit ? À quel genre de publications sont assurés le succès, la vogue, la curiosité, quelque peu blasés ailleurs et prêts à trouver le roman trop fade et l’histoire trop grave ? Aux confidences, aux confessions, aux Mémoires des gens célèbres, et, s’ils ont eu un pied dans la littérature, l’éveil n’en est que plus vif, la curiosité plus générale. Là-dessus nous sommes incorrigibles : rien n’y a fait, mécomptes, déboires, beaux noms littéraires compromis par le scandale ou l’ennui, rien ne nous a refroidis, rien ne nous persuade que des détails biographiques donnés sur un auteur fameux par l’auteur lui-même ne soient pas la plus séduisante, la plus irrésistible des lectures. Si nous réfléchissions pourtant, il nous serait facile de comprendre qu’un homme se faisant le héros de sa propre histoire ne peut être véridique ; que poser en vue du public est la condition la plus mauvaise pour garder la sincérité de sa physionomie ou le naturel de son attitude, et que, s’il s’y joint en outre une préoccupation littéraire, une vanité poétique, la révélation directe et personnelle, en dépit de ses efforts de mémoire et de ses prétentions à l’exactitude, sera moins vraie, moins fidèle que l’œuvre primitive où le poëte trahissait malgré lui et baignait dans les eaux limpides de l’idéal les secrets de son imagination et de son cœur. S’ensuit-il qu’il n’y ait pas un intérêt très réel à connaître, dans toute sa vérité piquante et familière, ce côté de la vie des hommes illustres qui n’appartient pas à l’histoire, qui côtoie la biographie ou l’anecdote, et qui forme l’envers de leur vie publique ? S’ensuit-il que l’érudit, le moraliste, le critique, l’observateur, ne puissent pas rencontrer là une mine opulente, des perspectives variées, neuves, lumineuses, sur une société et sur un temps ? Assurément non, et, si l’on a un moyen de conserver à ce genre d’ouvrages toutes les qualités qu’il pourrait avoir en lui ôtant tous les défauts qu’il a, nous serons des premiers à y applaudir. Eh bien, ce moyen, le voilà ; le livre de M. de Loménie nous en donne un modèle : il s’agit tout simplement que les matériaux relatifs au personnage dont on veut retracer l’histoire et fixer les traits soient fournis par lui et mis en œuvre par un autre ; qu’il nous arrive en déshabillé, sans arrière-pensée d’arrangement ni d’artifice, sans songer au public ni à la postérité, avec sa correspondance, ses papiers de famille, ses souvenirs intimes, tout ce qu’il n’a pas fait pour être regardé, tout ce qu’il n’a pas écrit pour être imprimé, qu’une fois là, toutes ces pièces originales et authentiques que l’amour-propre, le désir de paraître, le souci de sa renommée, pourraient altérer dans ses mains, passent dans les mains de cet alter ego qui n’a pas le même intérêt à embellir ou à déchirer telle ou telle page. Mais il faut aussi que cet autre soit digne de sa tâche ; qu’il sache être bienveillant sans faiblesse et impartial sans rigueur ; que, par la fuite des années et les leçons de l’expérience, il soit assez détaché des passions soulevées autour de l’homme dont il s’est fait le secrétaire pour n’y apporter lui-même aucune prévention de vieille ou de fraîche date ; que, par le vif attrait de l’esprit pour l’esprit, il soit assez rapproché de son héros pour le comprendre, l’aimer, n’en être pas dupe, se mettre à sa place et dire de lui le fin mot que lui-même ne dirait pas. En somme, des Mémoires originaux rédigés à soixante ans de distance, une autobiographie à la troisième personne, voilà la perfection du genre, et voilà ce qu’a fait M. de Loménie.

Nous le demandons, Beaumarchais eût-il écrit lui-même son histoire pour notre instruction ou pour nos plaisirs, y serait-il plus vrai, plus familier, plus vivant et souriant que dans ce livre qui le prend au berceau, dans la maison de l’horloger Caron, son vertueux et aimable père, et le conduit, à travers la prodigieuse série de ses aventures, jusqu’à sa triste vieillesse frappée et ruinée par cette révolution où il eut sa part de complice et de victime ? Nous l’y voyons tour à tour, et toujours ses papiers à la main pour que l’identité soit plus évidente, apprenti horloger, inventant des montres, déjà prompt à la riposte, pressé d’occuper de soi, de se pousser, de se faire voir, de saisir cette occasion qui eut tant de cheveux pour lui et qu’il fit si chauve ; musicien au service de Mesdames de France, sachant les intéresser et leur plaire, s’anoblissant tant bien que mal, assez pour mépriser la fausse noblesse, pas assez pour ne point envier la vraie ; serviteur plus spirituel que modeste, oubliant volontiers les distances en attendant qu’Almaviva les rapproche ; devenant, par son heureuse étoile et les premières prouesses de son actif génie, la providence et le soutien de toute sa famille, béni, aimé, chanté, chansonné dans ce nid charmant où jasent et frétillent en vers et en prose ces espiègles et jolies filles, bien dignes d’être ses sœurs ; s’élevant même, en l’honneur et pour l’honneur de l’une d’elles, à des allures plus sérieuses et montrant à la patrie de Clavijo un type de Rodrigue bourgeois, mitigé par Gil Blas et gâté par Figaro ; revenu en France, s’y mariant plusieurs fois pour s’enrichir, et appauvri par de rapides veuvages qui donnent lieu à de noires calomnies ; se jetant, sous les auspices du financier du Verney, dans des entreprises gigantesques qui le mènent à de petites places, à des parchemins neufs et à des millions plus mal gardés que gagnés ; écrivant en marge de ses plans industriels deux ou trois drames larmoyants où s’égare, sur les traces de Diderot, sa vocation véritable ; précipité par les équivoques ou les ennemis de sa fortune dans des procès qui semblaient devoir le perdre et qui deviennent partie essentielle de sa gloire ; y révélant ce talent incroyable que n’annonçaient ni Eugénie ni les Deux Amis, y découvrant sa vraie veine qu’en beau joueur il pousse à bout ; prisonnier au For-l’Évêque, proscrit, fugitif, rappelé, réhabilité, trouvant, au milieu de toutes ces vicissitudes, le temps d’écrire, de faire siffler, de corriger et de faire applaudir le Barbier de Séville ; mettant dans sa vie autant d’intrigue que dans ses pièces ; passant à l’état d’agent politique, et, comme tel, intervenant dans les préliminaires de cette guerre d’Amérique qui fut elle-même le prélude de notre révolution ; ayant un commerce à lui, une marine à lui ; partageant avec le roi de France le dangereux honneur de s’allier à la jeune république, et, par une confusion d’idées qui fut un des traits de cette époque, se faisant à la fois le correspondant de Hamilton et l’éditeur de Voltaire ; arrivé à ce point culminant de son existence et de son génie, les résumant dans une œuvre dont le scandale est un succès, dont le succès est un scandale, arme à deux tranchants où Beaumarchais, riche et parvenu, se venge d’une société qui a offensé sa roture, en immolant une société qui a favorisé sa richesse ; déployant, pour faire jouer le Mariage de Figaro, plus d’esprit, de souplesse, de dextérité, de patience, de combinaisons merveilleuses, qu’il ne lui en avait fallu pour l’écrire ou que Figaro lui-même n’en aurait montré ; ébranlant, au bruit d’applaudissements démolisseurs, cette royauté qui lui fut propice, ce monde gracieux et imprévoyant qui sourit à ses insultes, ce siècle enfin dont l’heure est venue et qui va le punir en l’exagérant ; surpris par la révolution comme tous ceux qui la préparèrent ; la servant avec un empressement douteux qui l’empêche d’être tué, mais non d’être ruiné par elle ; voyant son étoile pâlir et s’éteindre dans ce ciel nouveau qui n’est plus le sien ; se traînant ainsi jusqu’à la fin du siècle, et mourant avec le Directoire, à l’approche de Bonaparte, qui a le temps de lui inspirer de mauvais vers et d’écrire une lettre polie à l’auteur de la Mère coupable ; obtenant en tout plus de bruit que de gloire et plus de gloire que d’estime ; meilleur que sa réputation, supérieur à ses ouvrages, mais y imprimant sa personnalité avec tant d’éclat et de puissance, qu’on est toujours tenté de confondre le héros avec l’auteur, le sujet avec le souvenir, la fiction avec la vérité ; débutant dans la vie comme Chérubin, s’y démenant comme Figaro, y maudissant Bridoison et Basile, s’y déguisant en Almaviva, mais sans pouvoir dépasser Lindor, et y finissant, hélas ! comme tous les Bartholos de cette turbulente Rosine, qui échappa si vite à ses tuteurs : tel est le Beaumarchais de M. de Loménie, tel il nous apparaît dans son livre, si toutefois il est possible d’indiquer en deux pages, et à vol de causeur, ce qu’il a détaillé en deux volumes sans un moment de lenteur ou d’ennui ! Que ne puis-je aussi faire ressortir ce qu’il y a de large et de compréhensif dans ce travail où chaque phase, chaque incident de la vie agitée de Beaumarchais s’agrandit de son voisinage, et sert de texte à de piquants et profonds aperçus sur la société de son temps : ici, un épisode de la vie sociale au dix-huitième siècle ; là, les parlements et la royauté à cette époque ; ailleurs, les auteurs et les acteurs ; plus loin, un excellent morceau de critique littéraire, le valet de comédie, depuis l’esclave de la comédie antique jusqu’à Figaro ! M. Louis de Loménie, qui se donne modestement pour rapporteur de ce dernier procès de Beaumarchais vis-à-vis la postérité, s’y est montré peintre, historien, moraliste et juge. Puisqu’il a si habilement mêlé à l’histoire de son héros celle de la société même qui influa sur lui et subit son influence, je voudrais, à mon tour, et comme un dernier écho de cette attachante lecture, dire de quelle façon je comprends Beaumarchais dans sa physionomie particulière et dans ses rapports avec son siècle.

La révolution intellectuelle qui prépara, au dix-huitième siècle, la révolution politique, se personnifia surtout dans trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Beaumarchais. À distance, et en se bornant aux surfaces, il semble que ces trois hommes ont joué un rôle à peu près analogue dans une œuvre commune : regardez-y de près, vous apercevrez les différences.

Voltaire a été essentiellement un aristocrate : né enclume, il a voulu être marteau, et il l’a été. Ôtez-lui sa monomanie irréligieuse, ses plaidoyers pour Calas et Sirven, fantaisies d’un grand seigneur d’idées qui fait de l’humanité à ses heures pour assaisonner ses plaisirs ; ôtez-lui cette raillerie merveilleuse et dissolvante que lui envièrent, j’en suis sûr, bien des ducs et pairs de Versailles et de l’Œil-de-Bœuf, que vous reste-t-il ? Un homme élevé par son esprit au niveau de toutes les puissances, de toutes les grandeurs de ce monde, trouvant que ce monde ne va pas trop mal, qu’on doit peu y changer quand on y a fait sa fortune, et prêt à jeter sa perruque à la tête de quiconque lui dirait qu’il en prépare la ruine par ses impiétés et ses sarcasmes. Voltaire, c’est, dans le monde intellectuel, le gentilhomme brillant, étourdi, goguenard, persifleur, inconséquent, concourant à son insu à la perte d’une société qui tombera, mais qui est encore debout, complice presque involontaire d’une révolution qui se fera, mais qui n’est pas faite ; et la preuve, c’est que deux ou trois générations de gentilshommes, en dépit des premières épreuves, l’accepteront pour leur idole, seront infestés de ses doctrines, et qu’il faudra, pour les en guérir, un demi-siècle de catastrophes.

Jean-Jacques, c’est l’homme du peuple pressentant avec un mélange d’ivresse et de trouble le bouleversement social qui confondra tous les rangs et toutes les fortunes. Si caressante que se fasse pour lui la société, éprise tout à coup de son génie et de sa gloire, il n’en veut pas, il n’en est pas, et les ombrages de son humeur viennent en aide aux hardiesses de ses systèmes. Ce qu’il lui faut, ce n’est pas plus le magasin que le palais, pas plus le comptoir que le salon, pas plus l’usine que le château ; c’est la chaumière, c’est la solitude, c’est tout ce qui ramène l’homme à la loi naturelle, tout ce qui le dérobe aux corruptrices influences de la civilisation, des hiérarchies, des pouvoirs. Et, comme il se trouve qu’au moment même où écrit Rousseau, cette civilisation se déprave, ces hiérarchies se brisent, ces pouvoirs se détraquent, chacune de ses déclamations, ayant un mal ou une iniquité pour prétexte, frappe à la fois le mal et le bien, l’inique et le juste, le mensonge passager et la vérité immortelle, et apprête cette table rase où travailleront plus tard, avec le succès que vous savez, les utopistes modernes. Jean-Jacques, c’est le plébéien poussant à une révolution qui n’est pas faite, mais qui se fait.

Beaumarchais, c’est l’homme du tiers, tel que le proclamera Sieyès traduisant en brochure politique le Mariage de Figaro ; l’homme du tiers, venu en un moment où les classifications sociales sont déjà si ébranlées, qu’il ne peut se figurer qu’avec du génie et du savoir-faire il ne soit pas l’égal de ses supérieurs, mais où elles gardent encore assez d’apparence pour que cette égalité contestée devienne l’inspiration de son talent, le mobile de son activité et presque l’histoire de sa vie. Si l’on signale dans cette vie des inégalités et des orages, si elle prête au blâme et à la calomnie, si elle renferme des pages ou des chapitres que l’on voudrait déchirer, si les mots d’intrigant, d’aventurier et de faiseur vous viennent aux lèvres en même temps que le sourire provoqué par tant de charmantes saillies, si enfin ce type compliqué et cette existence hasardeuse méritent de compter parmi les avant-propos révolutionnaires, la faute en est moins à Beaumarchais qu’à son époque, à ce monde déclassé de fait sans l’être encore officiellement, et où le parvenu intelligent, n’ayant plus sa place marquée, les convoitait toutes. Si Beaumarchais a pu entreprendre ce qu’il a entrepris, et finalement faire jouer, malgré la ville et la cour, cette comédie étrange qui a survécu à ses entreprises, c’est que la société croulait déjà, c’est que la révolution n’était plus à faire : c’est qu’il a été le bourgeois de génie, profitant à demi d’une révolution à moitié faite.

Faut-il conclure, avec M. de Loménie, qu’il est regrettable que Beaumarchais ne soit pas venu au monde cinquante ou soixante ans plus tard, et qu’il eût mieux trouvé dans notre siècle le développement et l’emploi de son esprit ? Franchement je ne le crois pas, et c’est le seul point où je m’écarte de son biographe. Ce qui a fait le génie et la renommée de Beaumarchais, c’est la lutte, c’est la difficulté vaincue, c’est le mélange de contraste et d’accord entre ses ambitions et son siècle, c’est cette transition qu’il résume entre un régime qui va finir et un régime qui n’est pas commencé. J’avoue que je ne puis me figurer les Mémoires contre Goëzman ni le Mariage de Figaro ailleurs qu’à leur moment, dans un monde qui n’est plus régulier et qui n’est pas encore nivelé. De nos jours, Beaumarchais, n’ayant plus à combattre, serait très embarrassé de son talent, de son activité, de ses forces ; il rencontrerait à chaque pas des gens plus aventureux et plus intrigants que lui ; il se perdrait dans la foule des agioteurs, des spéculateurs, des inventeurs, des charlatans à une idée et à un million par jour ; il courrait la chance de ressembler à M. de Girardin et d’être absorbé par Rossini : deux chances bien fâcheuses, surtout la première.

VII. — M. Alfred Nettement13

Il y a des choses plus utiles que la littérature et plus douces que la guerre ; le commerce, l’industrie, l’agriculture, les découvertes scientifiques : pourtant tel est le penchant, tel est le génie de la France, que la gloire des armes et la gloire des lettres y sont préférées aux autres, et que c’est rendre le plus bel hommage à un temps ou à un règne que de prouver qu’ils les ont possédées toutes les deux. S’ensuit-il qu’en développant ces preuves, en leur donnant les proportions et l’autorité de l’histoire, on fasse une œuvre de parti ? Assurément non, et M. Alfred Nettement, en nous racontant aujourd’hui ce magnifique et bienfaisant épisode de la conquête d’Alger, n’a pas plus fait une œuvre de parti que lorsqu’il nous retraçait naguère l’histoire de la littérature française sous la Restauration. Dans cet espace de quinze années, que Tacite appelait une grande phase de la vie humaine, mais que la reconnaissance et le regret ont eu cette fois le droit de trouver trop court, M. Nettement ne s’est pas proposé de renfermer tout ce que notre génération a pu admirer d’éclatant dans le domaine des idées ou dans le domaine des faits : une pareille entreprise eût été folie, et ce n’est pas d’ailleurs faire vraiment honneur à une époque de trop humilier à son profit celle qui la précède ou celle qui la suit ; car, en dépit de nos passions, de nos réactions contemporaines, il existe, entre les divers régimes qu’accepte ou laisse tomber tour à tour un grand pays comme le nôtre, une sorte de solidarité supérieure aux conflits et aux rancunes. Ces batailles gagnées, c’est le drapeau ; ces beaux livres, c’est la langue ; ces dates mémorables de la littérature et de la guerre, c’est le siècle ; cet ensemble de siècles glorieux, c’est la France !

Ceci est vrai de toutes nos gloires, vrai surtout de cette conquête d’Alger, qui n’a ressemblé à rien et à laquelle rien ne ressemblera jamais. N’y a-t-il pas, en effet, un caractère éminemment national, une émouvante et pathétique grandeur dans cette expédition résolue et accomplie en dépit de ces deux oppositions redoutables qui s’accordaient pour en augmenter les difficultés et les périls : opposition du dedans, formulée à la tribune et dans la presse ; opposition du dehors, représentée par l’Angleterre ? Toutes les prévisions sinistres, toutes les suggestions hostiles ou perfides, sont démenties par l’événement, ou plutôt l’événement dépasse toutes les espérances des amis de la monarchie, toutes les craintes de ceux qui spéculaient d’avance sur un revers. Le débarquement s’opère avec un ensemble et une promptitude admirables : Alger est pris : Staouëli ajoute un nom au calendrier de nos victoires ; le drapeau français flotte sur la Casaubah ; un des fils du général en chef paye de sa vie ce triomphe paternel, qui est celui de la chrétienté et de la civilisation tout entière : contrairement aux habitudes de la guerre, qui est, on le sait, le plus dispendieux de tous les luxes, celle-là se solde par un bénéfice net, et le trésor algérien nous indemnise de ce qu’il a coûté à conquérir. Il semble qu’un pareil succès dans des conditions pareilles doive sauvegarder pour longtemps le gouvernement qui l’a obtenu : eh bien, non ! Trois semaines après, ce gouvernement tombe, comme ces combattants victorieux, mais frappés au cœur, qui s’ensevelissent dans leur victoire : il tombe, et chacune des causes, chacune des circonstances de sa chute, en la rendant plus cruelle, proteste aujourd’hui contre l’injustice des passions qui l’ont renversé. Il a succombé aux antipathies, aux méfiances de la bourgeoisie, effrayée de je ne sais quels fantômes d’ancien régime qu’évoquaient, tous les matins, les sorciers du journalisme ; et il se trouve que la conquête d’Alger, héritage de cette monarchie proscrite, ouvre au commerce de nouvelles issues, vivifie le littoral de la Méditerranée, enrichit nos villes commerçantes, et multiplie pour la bourgeoisie intelligente ces rencontres de la fortune bien plus propices à son génie que les tentations de la politique. On a démoli cette royauté au nom de nos souvenirs de gloire militaire, comme si elle en était l’expiation et le démenti ; et voilà que cette Algérie, conquise par elle, après avoir donné une page de plus à nos archives guerrières, devient pour notre armée une école permanente de péril et de fatigue, d’héroïsme et de patience, de discipline et de science stratégique : elle crée ces vaillants capitaines, ces généraux intrépides, ces soldats invincibles, qui, plus tard, sur un théâtre plus vaste et en face de l’Europe attentive, graveront au burin, pour l’éternel orgueil de la patrie, les noms de l’Alma, d’Inkermann et de Sébastopol. On a représenté cette race royale comme imposée par l’étranger et prête à subir ses exigences ; et il est prouvé que c’est en dépit de l’étranger, en dépit du plus exigeant des pays voisins, qu’elle a entrepris cette expédition, et que cette expédition même n’était qu’une partie d’un large plan national qui eût remanié la carte du monde et rétabli notre prépondérance. Enfin, détail plus vite oublié, mais qu’on ne saurait omettre sans ingratitude, ce sont d’une part les intérêts matériels, de l’autre les vanités de l’esprit, de la civilisation et du progrès, qui ont repoussé cette dynastie comme incapable de les suivre et de les comprendre : et, dix-huit ans après, quand la France spirituelle et industrielle, civilisée et progressive, est menacée par les barbares de la démagogie et du communisme, les Africains sauvent les Français ; c’est l’Algérie encore, l’Algérie léguée à la France par cette monarchie accusée d’obscurantisme et de tendances rétrogrades, qui envoie au secours de la civilisation les Cavaignac, les Lamoricière, les Changarnier, les Duvivier, et tous ces martyrs des journées de Juin, que les insurgés du désert avaient préparés aux Kabyles des barricades. On le voit, ce bienfait immense, multiple, et dont l’effet dure encore, a été tour à tour une réponse à chacun des reproches qui ont tué le bienfaiteur ; il lui survit, et en rappeler tous les détails à une génération oublieuse, c’est contribuer à une double réhabilitation, également honorable, également nécessaire : celle d’une royauté calomniée et celle d’une nation injuste.

Nul n’était mieux appelé à remplir cette tâche que M. Alfred Nettement ; car nul ne pouvait y apporter à la fois un sentiment plus fidèle et un esprit plus modéré. Son nouvel ouvrage ne se recommanderait-il pas d’ailleurs par toutes les qualités qui s’y révèlent ; n’y remarquerions-nous pas ce style de plus en plus simple et dégagé, parlant la langue des affaires, des négociations, des récits de sièges et de batailles comme il parlait récemment celle des études critiques et de l’histoire littéraire ; n’aurait-on pas à y signaler cette information consciencieuse et précise, puisée à des sources innombrables et authentiques, cette variété, cette souplesse de ton, diplomatique avec les traités, martial avec les faits d’armes, positif avec les chiffres ; cette science profonde du pays, de ses phases antérieures, des causes lointaines, des obstacles prévus et vaincus ; cette faculté de rendre intéressants des détails arides, et clairs des détails techniques ; cette chaleur communicative, se répandant sur tout ce qu’elle raconte, comme ces foyers dont la flamme généreuse réchauffe tout ce qui les approche ; ces traits de vérité générale jaillissant çà et là du récit des faits pour en résumer la moralité ou en compléter le sens ; cet art enfin de laisser à cet épisode, éloigné et contemporain tout ensemble, assez de contact avec nous pour nous en rendre les émotions et en faire revivre les héros, assez d’éloignement et de perspective pour passer du domaine troublé de la polémique dans les calmes et sereines régions de l’histoire ; n’y aurait-il aucun de ces mérites dans ce livre, il faudrait encore y admirer ce qui en forme, selon nous, la physionomie originale et caractéristique : c’est que la vérité s’y affirme avec éclat, et pourtant n’y prend jamais les allures d’une récrimination, d’une représaille ou d’une revanche : c’est qu’une justice rigoureuse en a dicté toutes les pages, et que cette justice n’est point offensive : c’est que l’historien laisse parler les faits, et que ces faits ont une éloquence supérieure à tous les artifices d’un plaidoyer, à toutes les sévérités d’un réquisitoire.

Ce livre d’un vaincu, qui se console en racontant nos gloires d’il y a vingt-cinq ans à nos gloires d’aujourd’hui, tout le monde voudra le lire ; tout le monde voudra recueillir et raviver, sur les traces d’Alfred Nettement, les détails de cette première campagne, noble préface d’une œuvre que d’autres ont continuée et qui rappelle, à chaque instant, le Sic vos non vobis de Virgile. Pour nous, prophètes à coup sûr de ce succès unanime, contentons-nous d’effleurer, à vol de causeur, les quelques points qui dominent cette lecture.

Le retard de l’expédition, qui aurait pu commencer dès 1827 et qui ne fut d’abord qu’un blocus, est un premier sujet de réflexions tristes, et donne matière à cette espèce d’histoire conjecturale, si illusoire, mais si séduisante, surtout pour ceux qui, ayant à se plaindre de la réalité, sont forcés de se dédommager par l’imagination. La situation était nette, l’insulte avérée, les ravages de la piraterie incessamment signalés comme funestes à notre commerce et humiliants pour l’Europe civilisée. La pensée de notre gouvernement était déjà ce qu’elle fut trois ans plus tard ; le ministre de la guerre, M. le duc de Clermont-Tonnerre, pénétré de la nécessité de l’entreprise, en soumettait le plan au roi, qui, au fond, partageait son avis, ainsi que la plupart des bons esprits de cette époque ; quel était donc l’obstacle ? Uniquement l’état de l’opinion en France, le souci intérieur que donnait au ministère sa lutte avec l’opposition. En d’autres termes, cette œuvre nationale, cette œuvre de patriotisme, qui devait relever le niveau de notre pays vis-à-vis des autres peuples, était entravée, dès l’origine, par ceux-là mêmes qui prétendaient personnifier l’intérêt, l’honneur national, l’âme et le cœur de la patrie. Trois ans plus tôt, l’effet de cette glorieuse conquête eût été bien plus grand pour la conservation de cette monarchie qui devait si peu en profiter : la révolution ne se respirait pas encore dans l’air ; la question n’était pas encore posée, comme elle le fut plus tard, entre le pays et la couronne. Deux changements de ministères, deux élections générales, trois adresses, tous ces accès de fièvre des gouvernements parlementaires n’avaient pas encore envenimé les dissidences, élargi les plaies, poussé les partis aux extrêmes, et rendu les catastrophes inévitables en les représentant comme possibles. À ce moment, l’expédition d’Alger eût pu être féconde, non seulement pour la grandeur et la richesse de la France, mais pour sa réconciliation avec le régime qui la faisait grande et riche. En 1830, il était trop tard, ce trop tard des minutes révolutionnaires, qui allait retentir à l’oreille d’un vieux roi et d’un jeune prince : le mal était fait, la sape complète, et cette poudre à canon, dont l’odeur absorbe tous les miasmes de la politique, n’était plus bonne cette fois qu’à déterminer l’explosion.

Aussi, quand cette expédition fut résolue, quand le projet fut porté aux Chambres, que d’attaques, de conflits, d’invectives ! Le dey d’Alger et lord Wellington n’eurent pas d’alliés plus chaleureux, d’avocats plus intrépides que certains députés et certains journalistes d’alors. Ces fervents patriotes, naturalisés Anglais et Algériens pour le besoin de leur cause, signalaient, à l’envi, avec une émulation touchante et de prodigieuses ressources d’invention, d’esprit, de science topographique et stratégique, non seulement les inconvénients et les périls de mer et de terre, mais les points vulnérables, les moyens de défense, les pièges qu’on pouvait tendre à notre flotte et à notre armée ; en un mot, tout ce qui devait faire manquer l’expédition, si nos ennemis avaient été aussi bons tacticiens que les rédacteurs du National. À notre tour, n’insistons pas trop sur ce triste chapitre d’histoire contemporaine ; imitons la sage réserve de M. Nettement, qui n’a pas voulu mêler à ce noble et vaillant souvenir ces souvenirs de violence et d’injustice. Ne nous y arrêtons que ce qu’il faut pour y trouver un argument immortel, irréfutable, accablant, contre cet esprit révolutionnaire qui est le contraire du véritable esprit patriotique, contre ces hommes dont les dignes successeurs nous ont parfois accusés de nous affliger du succès de nos armes, de souhaiter des malheurs et des revers, et qui, pour l’assouvissement de leurs ambitions et de leurs haines, jetaient aux vents et aux écueils de l’Afrique la fortune de la France.

Dieu merci ! cette fortune résista aux ennemis du dedans comme elle triompha des ennemis du dehors : semblable à ces victimes expiatoires qui détournaient, en tombant, le courroux céleste, la monarchie succomba, et l’Algérie, devenue une province française, entra pour une large part dans le développement de nos destinées. M. Nettement a retracé en maître tous les épisodes de la conquête, l’embarquement, le débarquement, Sidi-Ferruch, Staouëli, le siège du fort de l’Empereur, la capitulation d’Alger, l’entrée de nos troupes dans la ville prise, la remise du trésor, toutes ces difficultés vaincues, toutes ces merveilles accomplies en quelques jours, et dont on s’étonnerait plus encore si l’on ne voyait, dans les chapitres préliminaires, avec quel soin tout fut calculé, prévu, préparé, quelle activité intelligente déployèrent les administrations de la guerre et de la marine, et comment les ministres de ces deux départements, le baron d’Haussez et le maréchal de Bourmont, chargés d’une responsabilité terrible, assaillis d’embarras intérieurs et extérieurs, furent au niveau de la situation et finirent par la dominer de toute la puissance de leur dévouement, de leur courage et de leurs talents. Ces précautions, cette prévoyance, cette exactitude scrupuleuse dans les calculs et les approvisionnements, ce soin de ne marcher qu’à coup sûr dans tous ces détails d’où dépendent le bien-être et la vie de milliers de soldats, paraissent d’autant plus admirables dans l’exposition si claire et si attachante de M. Nettement, qu’un peu de connaissance d’histoire ancienne ou moderne suffit pour savoir qu’on ne les a pas toujours rencontrés au début d’expéditions couronnées d’ailleurs de gloire finale et de succès. Mais laissons aux esprits spéciaux ces comparaisons spéciales, et redisons un nom qui s’est déjà rencontré sous ma plume et qui est inséparable de cette première conquête. Bourmont ! lui aussi, comme cette royauté qu’il aima, qu’il servit en grand capitaine, paya cette gloire qu’il nous donnait ; ce ne furent pas son sang et sa vie qui la payèrent — l’héroïque général se fût offert avec joie — mais le sang et la vie de son fils, de l’aîné de ce groupe intrépide et tendre, pressé autour de son père pour le protéger contre la calomnie, mille fois plus cruelle que les balles. Il semblait à ces nobles enfants, dont l’amour filial se confondait avec l’amour de la France, qu’ils seraient les médiateurs entre ces deux objets de leur tendresse, et que chaque péril, chaque blessure, chaque mort affrontée par leur jeune bravoure, désarmerait la colère des partis. Lui aussi, cœur de lion au cœur de père, il se dit peut-être, en voyant tomber son fils Amédée, que c’était là l’holocauste, que devant ce cercueil sans tache allaient enfin s’arrêter tant de violences et de fureurs. Vain espoir ! quelques jours encore, et un glas funèbre apprend au général qu’une révolution est faite, et que lui, le chef de cette armée triomphante, le vainqueur de cette terre étrangère, de cette colonie conquise à la métropole, il est proscrit de la mère patrie, qu’elle brise son épée, qu’elle répudie ce cercueil, qu’elle ne veut ni de ses gloires, ni de ses douleurs paternelles, et qu’il ne lui reste plus qu’à errer de rivage en rivage, écoutant toujours du côté de la France, entendant toujours l’implacable refrain de la même haine et du même mensonge ! Ah ! du moins, puisque cet illustre persécuté est allé se reposer dans la tombe, puisque les ardeurs d’alors sont éteintes et oubliées, puisque tout cela est entré dans l’ombre lumineuse de l’histoire, et revit aujourd’hui dans un livre où rien n’est donné à la passion, tout à la vérité et à la justice, remercions Alfred Nettement d’avoir ranimé dans ses récits cette martiale et douloureuse figure, et rendons tous hommage, un hommage de réparation, d’admiration et de regret, à ce grand nom écrit au frontispice de ce livre d’or de l’Algérie où s’inscrivirent, page par page, pendant tant d’années, toutes nos grandeurs militaires !

Aussi bien, nous l’avons dit, ce ne sont pas des pensées de récrimination qu’éveille cette Histoire de la conquête d’Alger, mais plutôt une idée d’établissement, de fondation, continuée et raffermie sous les régimes suivants, et concourant à une œuvre commune de prospérité et d’honneur. M. Nettement l’a si bien compris, il a été si bien entraîné lui-même dans le courant de sa narration éloquente, qu’arrivé au terme de cette première campagne, après avoir retracé les adieux du général en chef et le sombre dénoûment de ces radieuses journées, il n’a pu s’arrêter là, et a écrit, comme épilogue nécessaire de son histoire, le tableau de la conquête de l’Algérie. Ce tableau nous conduit jusqu’en février 1848 et nous laisse en présence d’une autre révolution ; douloureuse symétrie, ressemblance fatale, qui donne la prise d’Alger pour prélude à la première catastrophe et la prise d’Abd-el-Kader pour présage à la seconde ! Un critique ingénieux a reproché à M. Nettement d’avoir été, dans ses deux précédents ouvrages, trop partial en faveur de la littérature de la Restauration, trop sévère à l’égard de la littérature sous le gouvernement de Juillet. Ce reproche est injuste ; le loyal écrivain a rattaché ses études critiques des hommes et des livres à des principes généraux, immortels, supérieurs aux variations extérieures des sociétés et des gouvernements. On doit admettre, à tout prendre, qu’une insurrection triomphante, une crise sociale, un pouvoir forcé de transiger avec le mouvement démocratique, le tumulte jeté dans les âmes par cette violation passagère des droits et des lois, aient précipité les lettres dans des voies dangereuses ou violentes, surexcité les imaginations, corrompu de beaux talents ou fait surgir des talents corrupteurs, et que, plus tard, un historien catholique et monarchique, remarquant cette soudure dans l’ensemble des productions et des existences littéraires, l’ait vivement ressentie et se soit efforcé de la rendre plus évidente encore. On comprend que, trouvant d’une part Bonald, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Lamennais, Thierry, Cousin, Guizot, Villemain, de Vigny ; de l’autre George Sand, Balzac, Musset, Soulié, Dumas, Eugène Sue, Michelet ; d’une part, le Lamartine des Méditations, le Victor Hugo des Odes et Ballades, le Lamennais de l’Essai sur l’indifférence ; de l’autre, le Lamartine de la Chute d’un Ange, le Victor Hugo de Ruy Blas, le Lamennais du Livre du Peuple, il se soit demandé si les déviations de la politique n’étaient pas pour quelque chose dans les dépravations de l’art. Mais sur le terrain où il s’est placé en racontant successivement la prise d’Alger et la conquête de l’Algérie, il ne rencontrait plus une seule de ces différences, un seul de ces contrastes. Rien ne changeait, tout se continuait sous le changement de drapeau ; c’étaient la même bravoure, la même patience, les mêmes vertus militaires, les mêmes dangers, la même gloire. Au maréchal Bourmont succédait le maréchal Bugeaud : autour de ce grand homme de guerre, indissolublement lié au souvenir de nos campagnes d’Afrique, se groupaient ses illustres lieutenants, les Changarnier, les Lamoricière, les Bedeau, les Le Flô, les Cavaignac, les Pélissier, les Canrobert, les Bosquet, les Mac-Mahon, admirable phalange sortie tout armée des bivacs de l’Algérie, et égale d’avance à toutes les épreuves, aux luttes civiles comme à la guerre extérieure, à la victoire comme au malheur. Tandis que, dans la mère patrie, des symptômes d’abaissement moral apparaissent çà et là aux surfaces de la société et de la littérature, tandis que le désordre, l’anarchie, la fièvre, s’y emparent des imaginations et des âmes, là, sur ce sol conquis et fécondé par nos armes, tout reste ferme, ordonné, discipliné, énergique, prêt au péril et à la souffrance ; l’historien qui passe d’une phase à l’autre, qui raconte Isly après Sidi-Ferruch, Constantine après Staouëli, les Portes-de-Fer après Sidi-Kalef, découvrant dans la variété des événements l’égalité des courages et des caractères, peut s’abandonner sans crainte à ses admirations et à ses sympathies. Telle est, en définitive, l’impression que l’on éprouve et que l’on garde après avoir lu le livre d’Alfred Nettement : le sentiment d’une injustice réparée, d’une dette payée envers des hommes qui firent beaucoup pour l’honneur et la fortune du pays, et que le pays, aveuglé par des préventions funestes, n’eut ni le goût ni le temps de récompenser et de reconnaître ; mais aussi, et comme correctif de tout ce qui pourrait se mêler d’amertume à ce souvenir, le sentiment d’une continuité, d’une succession glorieuse dans ces diverses générations militaires, qui ont conquis et colonisé l’Afrique ; d’une chaîne de fer et d’or dont le premier anneau commence à nos rois et dont le dernier est allé se river aux murs fumants de Sébastopol. Sentiment précieux et consolateur qui adoucit à la fois et ennoblit les regrets, en faisant rayonner sur eux l’image sacrée de la patrie ! De toutes les louanges que mérite l’ouvrage de M. Nettement, il n’en est pas, j’en suis sur, qui lui soit plus douce que celle-là : il a tour à tour prouvé que la Restauration avait su nous donner la gloire des lettres et la gloire des armes, et chacune de ses preuves a été un hommage pour son siècle et pour la France.

VIII. — M. Roselly de Lorgues14

Nous connaissons tous un compositeur célèbre, qui travaille ses succès encore plus que ses opéras. M. Roselly de Lorgues n’est-il pas, lui aussi, un de ces esprits actifs qui, une fois leur livre imprimé, ne croient leur besogne qu’à moitié faite, et abrégeraient volontiers la nôtre en nous offrant d’avance, sinon notre article tout fait, au moins tous les renseignements qui peuvent nous aider à le faire ? M. Roselly de Lorgues a envoyé à ses futurs critiques un manifeste du révérend père Ventura, qui le qualifie de grand écrivain et d’auteur illustre ; ce manifeste renferme, en guise de supplément, une lettre de M. le comte Tullio Dandolo, où nous lisons ces mots non moins significatifs : « Un Français, l’illustre Roselly de Lorgues » — Il a placé, en outre, en tête de son premier volume, une imposante liste de rois, de princes, d’impératrices, de cardinaux, d’ambassadeurs et d’évêques, souscripteurs et probablement admirateurs de son livre. Enfin un bref de notre saint-père le pape, et une note nous apprenant que M. le comte Roselly de Lorgnes a été nommé chevalier de l’ordre insigne de Saint-Grégoire le Grand, complètent et couronnent cet ensemble de documents irréfutables. On le voit, M. Roselly de Lorgues se présente à nous armé de toutes pièces ; son ouvrage n’a rien de commun avec ces pauvres orphelins délaissés que la critique trouve, un jour d’hiver, exposés au coin d’une librairie, et qu’elle élève par charité : il est si bien soigné, si bien vêtu, si bien protégé, que notre tâche en devient à la fois simple et embarrassante ; simple, car qu’ajouteraient nos éloges à de si glorieux témoignages ? embarrassante, car, en face d’autorités aussi respectables, il semble que tout blâme serait un schisme et toute épigramme une hérésie.

Et cependant le critique est un personnage d’humeur morose, fort enclin à chicaner et à contredire. Il n’aime pas qu’on lui impose ses opinions et qu’on essaye de prendre d’assaut ses suffrages. Il se cabre, il se révolte contre ces succès rédigés avant d’être obtenus, et apostillés par toutes les puissances de la terre avant d’être signés de son humble griffe. Cette même œuvre qu’il eût accueillie, choyée, fêtée, dont il eût salué les intentions excellentes et les mérites remarquables, si elle fût venue à lui simplement, sans autre recommandation qu’elle-même, il est tenté de lui marchander ses louanges, de se rabattre sur des détails, des minuties, des misères, de chercher s’il n’y aurait pas çà et là, dans telle phrase, dans tel chapitre, peut-être à la première page — ou peut-être à la dernière — de quoi se dédommager ou même s’égayer un peu. Il a tort, il a grand tort ; mais aussi c’est le critique, et personne n’ignore que le critique occupe dans la littérature le rang que l’ours le plus mal léché occupe dans la création : je ne le défends pas, bien au contraire ! je le trahis, et, en le trahissant, je me dénonce. Aussi est-il bien convenu que tout ce qui, à propos de M. Roselly de Lorgues et de ses deux volumes, exprimera mes sympathies, devra être pris très au sérieux et sera le fond même de ma pensée, et que tout ce qui tendrait à le réfuter, à le plaisanter ou à l’amoindrir, n’est que maussaderie, taquinerie ou malice, quelque chose de pareil à ces réponses du douzième juré, — dans un proverbe de Théodore Leclercq, — lequel, pour ne pas avoir l’air d’un écho, répond non quand le onzième juré dit oui, et finit ainsi par condamner à mort une petite fille qui a volé des lapins. Réserves, chicanes, injustices, critiques de mots, coups d’épingle, ne prouveront rien contre le livre de M. Roselly de Lorgues. L’essentiel est de bien constater qu’un grand théologien et un grand littérateur italiens l’ont appelé grand écrivain et Français illustre : après quoi, M. Roselly de Lorgues, qui a un peu découvert Christophe Colomb comme Christophe Colomb avait découvert l’Amérique, a le droit de comparer ses détracteurs, s’il en rencontre, à ces Juan de Soria, à ces Firmin Zédo, à ces Juan de Fonseca, à ces Pedro Margarit, à ces père Boïl, qui entravèrent l’œuvre et calomnièrent le génie du grand Amiral de l’Océan, du Héraut de la Croix, du Révélateur du Globe, de l’Homme du Désir, du Héros des Deux-Mondes : titre réservé jusqu’ici à M. de La Fayette, mais que M. Roselly de Lorgues, pour multiplier ses variantes et ses majuscules, a donné à son héros.

À présent, toutes nos précautions prises et tous nos aveux formulés, nous pouvons, en toute sûreté de conscience, parler du Christophe Colomb de M. Roselly de Lorgues.

Il en est de certains ouvrages de l’esprit comme de ces princes des contes bleus, que les bonnes fées douaient, à leur naissance, d’une foule de vertus et de qualités. Arrivait une fée méchante qui y mêlait un seul maléfice, et c’était assez pour tout compromettre. Le livre de M. Roselly de Lorgues ressemble à ces princes. Il a choisi un sujet magnifique ; il en a compris l’émouvante grandeur ; il s’est passionné pour un grand homme, digne de tous les respects et de tous les hommages ; il l’a considéré à un point de vue purement catholique, que nous croyons juste et vrai. Il a apporté à sa tâche dévouement, énergie, patience, conviction, érudition, science, et même, par instants, un éclat, une verve exubérante, qui sied bien aux tableaux de cette riche nature, se dévoilant pour la première fois aux regards éblouis des Européens. Le maléfice qui a tout compromis ou qui du moins diminuera le succès littéraire de son ouvrage, c’est l’exagération, l’emphase, le défaut de proportion, de simplicité et de mesure. On sent tout de suite, en le lisant, quelque chose d’excessif, d’au-dessus du ton, qui oublie constamment d’accommoder l’expression d’une idée à son importance, et de dire sotto voce ce qui ne mérite pas d’être crié. Ainsi, pour nous parler d’une femme sauvage très grasse, plus grasse que sauvage, et aussi leste que grasse, M. Roselly de Lorgues nous dit : « Cette beauté robuste, apanagée d’une corpulence des plus largement arrondies, malgré la prospérité de son embonpoint, avait lassé à la course tous ceux qui la poursuivaient. » — Cet arrondissement, cet apanage, cette corpulence, cette prospérité d’embonpoint, c’est un peu le style de M. Roselly de Lorgues : il se porte trop bien ; il lui est impossible de passer par ce perfide filet qu’on appelle la langue française, sans en déchirer quelques mailles à chaque passage. Ainsi encore, pour disculper don Barthélemy Colomb d’un crime qui, dans les mœurs du temps, n’aurait pas été bien irrémissible, celui d’avoir un peu trop aimé la belle et poétique reine Anacoana, M. Roselly de Lorgues écrit ceci : « Il n’eut jamais pour elle qu’une courtoisie dont tout gentilhomme se fût fait un devoir si elle n’eût été un attrait. » — Le dirai-je ? Prenez un disciple de Chateaubriand, mais de Chateaubriand avant Fontanes, avant la première édition d’Atala ; envoyez-le, pour dix ou douze ans, dans une petite ville du Midi ; puis mettez-le en rapports intimes avec M. Joseph Prudhomme, et de tout cela vous formerez un type qui n’est pas du tout, heureusement, M. Roselly de Lorgues, mais auquel font songer quelques-unes de ses phrases. Ce ne sont là, du reste, que des vétilles, des nuances toutes françaises, toutes parisiennes, qui échappent aux étrangers du plus haut mérite, et qui, par conséquent, n’ôtent rien à la valeur des qualifications de grand écrivain et de Français illustre décernées à M. Roselly de Lorgues par le T. R. P. Ventura et le comte Tullio Dandolo.

Sérieusement, M. Roselly de Lorgues a réparé une injustice ou du moins une inexactitude historique en restituant au catholicisme, dans la personne de Christophe Colomb, une de ses gloires les plus belles, les plus légitimes. Seulement, ce travail si honorable peut-il s’appeler une réhabilitation ? Ce mot, souvent répété dans sa préface et dans son livre, ne marque-t-il pas encore cette tendance à exagérer, à se trop remplir de son sujet, à dépasser son but au lieu de l’atteindre ? Christophe Colomb était-il donc un Lesurques ? Il n’y a pas, au contraire, de gloire plus universellement respectée, admirée, aimée. Seul peut-être de tous les grands hommes des temps modernes, Christophe Colomb a eu le privilège d’être salué par toutes les opinions, tous les peuples, tous les partis. Sa piété admirable, la protection éclatante que lui accorda la plus catholique des reines, la faveur dont il jouit auprès du saint-siège, ont fait de son nom, même avant M. Roselly de Lorgues, un de ceux sur lesquels se repose, avec le plus de sympathie et de certitude, le souvenir de tout lecteur chrétien. D’autre part, sa qualité de grand inventeur et les souffrances qu’elle lui attira, le mauvais vouloir qu’il rencontra chez bien des princes de la terre ou de l’Église, l’ingratitude de Ferdinand, l’isolement de son génie et de sa vertu au milieu de ceux qui profitèrent de sa découverte, l’ont recommandé aux complaisances superbes de cet esprit moderne pour qui tout grand homme, ayant devancé son siècle et doté l’avenir, est nécessairement une victime du despotisme monarchique et clérical. En un mot, Christophe Colomb a été accepté ou plutôt réclamé, par ceux-ci au nom de sa foi, par ceux-là au nom de son rôle. Avait-il donc besoin d’être réhabilité ? Non ; mais il est très vrai que les hommages les plus accrédités, les plus populaires qu’eût reçus jusqu’ici cette illustre mémoire, lui venaient de l’école protestante ou de l’école philosophique : Washington Irving, Alexandre de Humboldt, n’ont envisagé, dans la mission de Christophe Colomb, que le côté humain, et M. de Lamartine, arrivant après eux avec sa phraséologie brillante et sa palette inépuisable, l’a naturellement rangé parmi ces bienfaiteurs de l’humanité dont la religion est le moindre titre à la reconnaissance publique. Il convenait donc qu’un écrivain sincèrement et profondément catholique rétablît sous leur vrai jour le caractère et l’œuvre de Colomb, et nous montrât, preuve en main, toute la part que la Foi et l’Église ont prise dans la plus magnifique découverte qui ait remué le monde, hâté le progrès des sciences, glorifié et transformé le génie de l’homme. À une époque où la tactique des écrivains révolutionnaires ou sceptiques est justement de nous représenter, à travers les âges, deux forces, deux principes opposés et se livrant une guerre incessante : ici, l’autorité, le dogme, l’immobilité scolastique et théocratique ; là, l’intelligence et la liberté humaines, l’esprit d’innovation et de découverte ; la première de ces deux forces opprimant constamment l’autre, et, broyés dans ce choc, les grands hommes ayant le tort d’avoir trop tôt raison ; — à une époque pareille il est utile de rappeler que la plus gigantesque des nouveautés, la plus féconde des découvertes, a été entreprise et réalisée avec la foi pour guide et la croix pour drapeau. M. Roselly de Lorgues, nous le répétons, s’est proposé là une noble et pieuse tâche, et il s’en est montré digne à bien des titres. Mais n’est-il pas allé un peu trop loin ? Son zèle est-il toujours selon la science et la sagesse ? La découverte de l’Amérique a été un événement providentiel ; la main de Dieu s’y reconnaît à chaque instant, et, pour que cette manifestation de sa volonté et de sa puissance fût plus visible encore, Dieu a permis qu’au milieu des méfiances ou des dédains, de l’incrédulité ou de l’indifférence, de l’opposition ou des moqueries de tout un siècle et de tout un monde, trois créatures privilégiées, un grand inventeur, pieux jusqu’à la sainteté, une femme, une reine aussi admirable par sa piété que par son génie, et un pauvre moine franciscain, interrogeant, du fond de sa cellule, les secrets de la création et les mystérieux spectacles des nuits constellées, se rencontrassent pour lutter et vaincre ensemble, pour conjurer tous les obstacles et donner à ce vieux monde, qui n’en voulait pas, un nouveau monde tout éblouissant de beauté et de jeunesse. Ces trois grandes expressions du christianisme, le génie éclairé par la foi, la royauté consacrée par la religion, le cloître illuminé par la science, Christophe Colomb, Isabelle, le père Juan Perez de Marchena, ont concouru toutes trois, chacune dans leur mesure, à la découverte de l’Amérique, et il n’en faut pas davantage pour que les catholiques y trouvent un immortel sujet de joie et de triomphe. S’ensuit-il que les résultats aient tous été conformes aux intentions, que la pensée primitive de Christophe Colomb n’ait pas été altérée par ses coopérateurs ou ses successeurs, et qu’aujourd’hui, à trois siècles et demi de distance, on puisse ne voir, dans le nouveau monde découvert, qu’une conquête du catholicisme ? N’est-on pas forcément amené à un rapprochement douloureux entre ce que Colomb avait rêvé, et le véritable état de l’Amérique actuelle ? Dès le premier jour, ces pauvres Indiens d’Haïti ou de Cuba qui furent envahis, rançonnés, pillés, dépouillés par les compagnons de Colomb, qui se plaignirent — ce sont les expressions de M. Roselly de Lorgues — « de la quantité d’épouses qu’il fallait aux chrétiens », furent-ils bien sérieusement convertis ? Plus tard, vinrent les Fernand Cortès et les Pizarre, qui évidemment ne purent pas être pris pour des apôtres d’une religion de mansuétude et de clémence : enfin, lorsqu’on songe que l’Europe chrétienne ne commença guère à s’installer en Amérique que vers la première moitié du seizième siècle, et qu’avant la seconde moitié du dix-neuvième l’Amérique espagnole ou catholique, agitée, divisée, morcelée, abaissée par la licence de ses mœurs et l’infériorité de son clergé, n’offre plus que des spectacles de décadence et d’anarchie, tandis que la race anglo-américaine, c’est-à-dire le protestantisme incarné, s’avance avec ses milliers de sectes, et semble destinée à devenir un jour conquérante et souveraine de tout le nouveau monde, on ne peut plus que s’incliner devant les desseins de Dieu, et se demander s’il est bien prudent de trop insister sur le caractère exclusivement catholique d’une expédition dont l’inspiration a etc divine, dont la conséquence a été humaine. On se préoccuperait moins de ces importuns souvenirs, si M. Roselly de Lorgues n’avait pas mis dans ses démonstrations et ses récits un tel luxe de détails, une teinte si constamment hyperbolique et admirative. Nous n’en citerons qu’un exemple, et nous le choisirons aussi léger, aussi inoffensif que possible. On connaît l’anecdote de Colomb, assis à la table du grand cardinal d’Espagne, y cassant un œuf par l’extrémité inférieure pour le faire tenir en équilibre, et répondant ainsi aux convives qui lui demandaient si, à son défaut, personne n’eût pu découvrir l’Amérique. L’historiette, j’en conviens, n’est ni très piquante ni très concluante : il n’y a pas beaucoup d’analogie entre un œuf cassé et l’Amérique découverte, et cet œuf ne prouve rien, sinon que, pour toutes les inventions de ce monde, grandes et petites, le mérite d’arriver le premier, qui semble minime une heure après, est énorme une minute avant. Eh bien, M. Roselly de Lorgues consacre près de deux pages, et de son style le plus apanagé, à prouver que cette anecdote est un conte. « Ce n’était point, nous dit-il, par cette infériorité de goût, ce manque de délicatesse, que l’amiral prouvait sa supériorité de constance et de génie… Colomb aurait-il expliqué les faveurs dont l’avait comblé la Providence, et justifié le succès de sa théorie, basée sur des errements scientifiques, par un tour de bateleur !… et encore de bateleur maladroit… pour ne pas dire déloyal ! » Tout cela à propos d’un œuf ! C’est ce qui s’appelle prendre les choses ab ovo ! Si j’indique ce trait imperceptible au milieu de tant de richesses, c’est que j’y trouve, en miniature, l’explication du malaise que j’ai ressenti en lisant ces deux volumes, de cette envie de contredire qui vous saisit au milieu de ce déploiement de preuves, de documents et d’images. M. Roselly de Lorgues eût mieux fait, selon nous, de moins s’attacher aux détails, de grouper son sujet par grandes lignes, de nous montrer Christophe Colomb, Isabelle et le père Juan Perez dominant toute cette scène au milieu de l’ignorance, de la peur, de la méchanceté universelles, comme ces hautes cimes éclairées par le soleil levant pendant que tout le reste du paysage est encore baigné dans l’ombre ou dans la brume matinale ; — puis de laisser à ses lecteurs le soin de démêler ce qui, dans l’œuvre de Colomb, revient à Dieu, à la religion et au génie catholique, et ce qui, dans l’exploitation de cette œuvre, a révélé la faiblesse ou la perversité humaines. La part eût été encore assez consolante et assez belle ; et si, en simplifiant ses points de vue, en élaguant ceci, en abrégeant cela, en s’efforçant surtout d’être simple, l’auteur avait réduit de moitié les dimensions de son ouvrage, tout le monde y aurait gagné.

Puisque nous sommes en train de chicaner M. Roselly de Lorgues et de lui demander des coupures, nous irons jusqu’au bout, et nous le supplierons, dans l’intérêt de son livre, de retrancher encore deux choses : les majuscules et les compliments. Il y a des pages entières de son Christophe Colomb, qui ressemblent à ces régiments de l’armée de Condé, où tous les soldats étaient des officiers. Les substantifs les plus modestes de la langue française entrent d’emblée dans l’état-major ; et, comme le style de M. Roselly de Lorgues pèche déjà par excès de grosseur, cette quantité de majuscules fait l’effet d’un homme trop gras qui, au lieu de chercher à s’amincir, porterait trois paletots l’un sur l’autre. Ce procédé d’ailleurs n’ajoute rien à la valeur des mots et des idées ; j’écrirais par exemple : « M. Roselly De Lorgues Est L’Écrivain Le Plus Remarquable Des Temps Modernes », ce serait exactement, pour le fond de la pensée, comme si j’écrivais : « M. Roselly de Lorgues est l’écrivain le plus remarquable des temps modernes. » Je n’exprimerais pas une vérité de plus, et mes lecteurs ne seraient pas plus convaincus.

Mais une autre coupure beaucoup plus importante que j’ose demander à M. Roselly de Lorgues, c’est celle de son dernier chapitre : « Les amis posthumes de Christophe Colomb ». Christophe Colomb a découvert l’Amérique, c’est convenu ; il a été un héros, un martyr, un saint : d’accord ; il a énormément d’admirateurs et d’amis posthumes, j’en suis sûr. Était-ce une raison pour terminer un livre sérieux, un Livre d’histoire (j’adopte à dessein l’orthographe de M. Roselly de Lorgues), par un feu d’artifice de compliments et de louanges en l’honneur de ces amis posthumes, appelés à devenir les amis contemporains, c’est-à-dire les panégyristes et les souscripteurs de l’ouvrage de M. Roselly de Lorgues ? C’est dans ce dernier chapitre qu’il a lâché la bride à ses majuscules et à ses métaphores ; il y en a pour tout le monde, depuis le pape Pie IX, « qui daigne aimer Christophe Colomb » jusqu’au savant M. Ferdinand Denis, « que ses droits d’ancienne admiration font participer à tous les accidents de la renommée de Colomb ». — depuis « le valeureux roi Victor-Emmanuel II » jusqu’à un pauvre critique, très étonné de se trouver en aussi royale compagnie, et « dont l’élégante finesse de style rehausse toujours les rapides corollaires de sa logique » ; depuis M. de Falloux jusqu’à M. de Lourdoueix, depuis M. Sauzet jusqu’à Sa Majesté l’impératrice Eugénie, « qui semble ainsi ressusciter sur le trône l’amitié de la catholique Isabelle, restée si fidèle à Colomb, amitié transmise d’Espagne en France comme un legs pieux de la plus grande des reines à la plus digne des impératrices ». — Je me trompe ; il y a une exception : « Tous les membres du sacré collège, nous dit M. Roselly de Lorgues, conservent un vif intérêt pour la gloire du Messager de l’Église. Tous les Éminentissimes Cardinaux, à l’exception d’un seul, honorent ce grand Serviteur de Dieu et de l’humanité. » Ah ! que cet un seul est éloquent ! et que cet Éminentissime récalcitrant a été mal inspiré de ne pas vouloir souscrire ! il aurait eu sa majuscule et sa métaphore !

Excepté cette unique exception, M. Roselly de Lorgues peut dire comme Sosie : « Messieurs, ami de tout le monde ! » C’est là un malheur, et, en prodiguant toutes ces avances à toutes ces amitiés, M. Roselly de Lorgues s’est montré trop modeste ; il a oublié qu’un homme illustre ne peut pas se passer d’ennemis. Christophe Colomb en avait beaucoup, et son historien se doit à lui-même d’en acquérir quelques-uns. En y ajoutant quelques ingrats et quelques Zoïles, il aura complété son bagage de grand écrivain ; c’est pourquoi il serait bien injuste s’il voyait un sentiment hostile dans les réserves que je mêle à mes légitimes hommages : je n’aurai blessé son amour-propre que pour mieux constater sa gloire.

Poëtes et conteurs

I. — M. Joseph Autran

I. Mai 185415

Chaque état en ce monde a ses jours de douleur et d’épreuve, mais aussi ses jours de triomphe et de joie : le médecin, lorsque, incliné sur le chevet d’un malade, il voit revenir la vie sur ce pâle visage, et peut, d’un seul mot, ranimer l’espérance dans des cœurs déchirés ; le prêtre, lorsqu’il vient d’arracher au doute, au désespoir ou au crime, une âme purifiée par la prière et relevée du penchant des abîmes pour s’élancer vers les régions certaines ; le soldat, lorsqu’il remet l’épée au fourreau après une de ces victoires qui retrempent l’avenir d’un peuple dans les gloires de son passé ; le poëte, lorsque, dans une splendide et ardente soirée, son œuvre, sa pensée, son rêve, se communiquent par des courants magnétiques à la foule assemblée et lui sont renvoyés par elle en cris enthousiastes, en applaudissements passionnés ; tous se dédommagent, dans ces radieux moments, de bien des heures d’insomnie et de tristesse, de lassitude et de sacrifice. Eh bien, dans ses attributions modestes et son humble petit domaine, le critique peut avoir aussi quelques-unes de ces bonnes journées qui indemnisent et consolent : c’est lorsque, ouvrant les pages toutes fraîches d’un livre dont il désire le succès, il y trouve, à chaque ligne, l’infaillible et éclatant présage d’un succès qui dépassera ses vœux et comblera ses espérances ; c’est lorsque, échappant aux aridités et aux misères de la vie extérieure, il se plonge dans un flot de poésie si limpide et si pure, qu’on peut en remuer le fond sans faire monter à la surface un grain de sable ou de vase ; c’est enfin lorsqu’il a sous sa main une plume et un carré de papier pour annoncer au public que la poésie française compte une belle œuvre de plus, et que cette œuvre est signée Joseph Autran.

Mais d’abord, qu’on me permette de rappeler, en quelques mots, le passé poétique de Joseph Autran, afin de bien déterminer à quel moment de sa carrière, à quelle phase de son talent vient se rattacher cet anneau d’or ; à quelle décadence ou à quel interrègne de la poésie moderne ses Laboureurs et Soldats servent de réparation, de réveil ou de démenti.

Trois productions principales ont tour à tour mis son nom en lumière auprès des lecteurs restés fidèles aux beaux vers : Milianah, la Fille d’Eschyle, les Poëmes de la Mer. Dans Milianah, l’auteur, invinciblement attiré vers cette guerre d’Afrique dont les héros mouraient silencieusement pour l’honneur de leur drapeau et de leur pays pendant qu’ici nous nous disputions pour des arguties parlementaires aujourd’hui enfouies dans la Nécropole aux Constitutions, élevait un monument à ces intrépides martyrs de la discipline et du devoir, auxquels notre rêverie superbe chicanait leur légitime part de gloire. Dans la Fille d’Eschyle, il profitait d’un retour plus ou moins sérieux aux grandes sources de la poésie antique pour encadrer une large et profonde peinture des faiblesses du cœur humain dans un de ces horizons que le ciel d’Athènes illumine de ses rayons et colore de son azur immortel. Dans les Poëmes de la Mer, maître de son instrument poétique, connaissant à fond toutes les ressources de cette langue que notre siècle a rendue si savante et si souple, il a chanté avec un souffle et une ampleur de lyrisme, salués par des acclamations unanimes, cet infini de l’Océan, de la vague et de la plage, ce monde des récifs, des goëlands et des abîmes, inépuisable sujet d’émotion, d’effroi, d’émulation et d’étude pour le cœur de l’homme, dont il a les profondeurs et les mystères, les variations et les caprices, les gouffres et les orages.

Aujourd’hui le poëte rentre « des régions purement lyriques dans le domaine de la réalité » ? — « À l’origine des littératures, nous dit-il, les scènes de la vie agricole et les tableaux de l’existence militaire constituent les plus fécondes sources d’inspiration : le laboureur et le soldat sont alors les deux figures préférées du poëte. Pourquoi donc la poésie, au déclin des civilisations poussées à l’excès, n’irait-elle pas chercher un rajeunissement aux sources premières ? » — Dans ces quelques lignes d’une brièveté modeste, M. Autran nous indique ce qu’il a voulu faire, et, ainsi qu’il arrive souvent aux pensées justes, celle-là en soulève d’autres qui y touchent d’assez près pour qu’on puisse, sans trop de digression, les indiquer ici.

Oui, nous vivons dans l’atmosphère de ces civilisations extrêmes, poussées à l’excès, tourmentées, fébriles, qui sont pour les œuvres de l’esprit ce que les serres chaudes sont pour les plantes et les arbustes. La sève s’y développe avec exubérance ; la fleur a un éclat de couleur que la nature ne donne pas toujours ; le fruit y mûrit avant l’heure, et y étonne le regard par une beauté de forme et de ton qu’il eût demandée en vain au soleil et au grand air ; et pourtant on sent qu’il y a dans tout cela quelque chose de stérile, de maladif et de malsain. La fleur est sans parfum, le fruit est sans saveur : ce sont des produits, ce ne sont plus des créations ; il leur manque la vie, la flamme, l’empreinte de la puissance invisible, se reflétant dans ses œuvres ; il semble qu’ils n’ont pas été éclairés par la vraie lumière, fertilisés par la vraie chaleur, qu’ils n’appartiennent pas à la vraie famille des êtres, qu’ils n’ont pas plongé leurs racines aux sources de l’universelle fécondité. Tel est aussi le caractère de la plupart des ouvrages de poésie et d’art dans les civilisations excessives comme la nôtre. Ils ont le superflu, et ils n’ont pas le nécessaire. D’une part, le givre et la bise, la neige et la gelée, les intérêts positifs s’emparant de la société et amincissant de jour en jour le domaine de l’imagination et de l’idéal ; de l’autre, le vitrage artistement dressé, la surexcitation de cerveaux chauffés à toute vapeur, le développement exagéré des moyens matériels, le perfectionnement indéfini de tout ce qui n’est qu’affaire de ciselure, de couleur et de contour : mais, en même temps, ce je ne sais quoi de surchargé, de transplanté et de parasite, qui indique que l’âme et la vie se retirent d’une littérature, qu’elle cesse de faire partie essentielle et intégrante de la société pour n’en être plus que le luxe passager, l’amusement inutile ou corrupteur. C’est ce qu’en bon français on appelle la décadence, et cette décadence est rapide s’il ne se rencontre quelque poëte inspiré qui fasse ce que vient de faire Joseph Autran, c’est-à-dire qui, entre l’air glacial et la température artificielle, sache retrouver ce sillon inépuisable et sacré où la poésie de tous les temps et de toutes les âmes sème et recueille les douleurs et les joies de l’humanité.

Ce volume est divisé en trois poëmes : le premier, le plus important, est celui des Laboureurs. Un jeune homme du monde que l’auteur ne désigne que sous le nom d’Armand, fils dégénéré d’une grande famille, revient au manoir paternel, après six ans passés, à Paris, au milieu de ces désordres où se sont abîmées de nos jours tant de folles existences et de rapides jeunesses. Pourquoi revient-il dans ce château dont il a déserté le foyer et les souvenirs ? Pour s’y tuer. Orgueilleux disciple de Byron, de René, de tous les héros de la poésie moderne, dont il a fait ses confidents et ses modèles, décidé a ne pas survivre à la fuite de ses illusions, à la ruine de ses espérances, à l’amoindrissement de sa fortune, pressé de rejeter loin de lui ce fardeau qui pèse incessamment sur son âme souillée, Armand n’a pas voulu d’un suicide banal et bruyant, destiné à défrayer les journaux et à émouvoir les oisifs. Non, il veut mourir loin du monde et des villes, dans une retraite ignorée de tous, et où l’arme qui le frappera n’éveille que l’écho d’une salle vide. Telle est la résolution froide et sinistre que ce sceptique hautain rapporte au vallon natal, au vieux château de ses pères. Tout ce début est d’une grandeur sombre et funèbre qui prépare admirablement la scène suivante. Armand est à cheval ; il fait nuit, une nuit d’hiver, triste et glacée :

…… La rafale d’hiver dans le ciel obscurci
Pleurait. — Heure féconde en présages funèbres !
Les oiseaux de la nuit criaient dans les ténèbres :
Aux deux bords du sentier, les chênes, les ormeaux,
Tordaient en gémissant leurs informes rameaux.
La lune, qui passait de nuage en nuage,
Jetait un regard pâle au morne paysage ;
Les bois sifflaient, les chiens captifs dans les enclos
Poussaient des aboiements pareils à des sanglots :
Un surtout, comme une âme en douleurs épanchée,
Près du seuil de la ferme au manoir attachée,
Frappait l’air ténébreux d’un cri si redoublé,
Que le plus mâle cœur se fût senti troublé.
Vous à qui je raconte aujourd’hui cette histoire,
Dans quelque nuit de pleurs, à l’heure la plus noire,
L’avez-vous entendu, ce hurlement d’un chien ?
Moi, souvenir cruel, je le connais trop bien !
Hélas ! je l’entendis, l’aboiement lamentable,
Durant toute une nuit terrible, inévitable,
Durant toute la nuit où, rappelée à Dieu,
Ma mère à ses enfants dit le suprême adieu !

Ai-je besoin d’insister sur l’effet saisissant de ce tableau, sur ce dernier trait, où le poëte intervient par un de ces cris du cœur auxquels des milliers de cœurs répondent ? Tout à coup, au moment où ces mélancoliques images commencent à émouvoir Armand, il aperçoit sur son chemin une foule rustique se dirigeant vers la ferme avec des flambeaux. C’est le cortège du saint sacrement que l’on porte au vieil Aubert, le métayer du château, à Pierre Aubert, dont la femme a été la nourrice d’Armand. Ce nom, ce cortège, cette pieuse cérémonie, cette agonie chrétienne, réveillent dans son âme bien des pensers, bien des souvenirs qu’il croyait éteints. Il entre dans la chambre du moribond avec cette foule qui ne le reconnaît pas, et là nous assistons à une scène d’une simplicité, d’une onction irrésistibles. Le vieux fermier, sentant sa fin qui approche, adresse à ceux qui l’entourent des paroles de consolation et de conseil. Ce que je ne me lasse pas d’admirer dans ce discours, c’est que les vérités les plus saintes et les plus hautes y sont dites dans un pathétique langage, et qu’en même temps rien n’y dépasse d’un quart de note le ton d’un Socrate de village, transfiguré par l’Évangile. À ce spectacle, une insurmontable émotion s’empare d’Armand : il se fait reconnaître ; l’agonisant le bénit, lui recommande sa veuve, ses fils absents, et rend le dernier soupir.

Ainsi de nouveaux devoirs s’offrent à l’esprit du sombre et désolé sceptique ; ils le rattachent à la vie, au seuil même de cette maison où il ne revenait que pour mourir. Il a à soutenir cette pauvre vieille femme, à jouer auprès de ses fils ce rôle de Providence visible, le plus beau luxe qui puisse ennoblir la richesse et la faire aimer. L’aîné de ces fils est prêtre ; le second, Joseph, est marin, et l’on n’en a pas de nouvelles ; le troisième, Maurice, est soldat ; le dernier, Michel, est amoureux, — amoureux de Marcelle, charmante jeune fille, que son père veut marier à un autre, pour avoir un morceau de terre qu’il convoite depuis des années. Armand persistera-t-il dans son projet de suicide ? Non, car il devient le confident de Michel, et, à l’aide d’une supercherie innocente, il le rend possesseur d’une somme qui décide en sa faveur le père de Marcelle ; non, car il va presque tous les jours visiter la ferme, et Thérèse, sa nourrice, lui raconte ses chagrins, et une lettre, timbrée d’Alger, leur annonce que Maurice, le soldat, est à l’hôpital. Des cœurs à consoler, des larmes à tarir, un rayon de bonheur à faire luire sur cet humble coin de terre sanctifié par la vertu et le travail, en faut-il davantage pour que le plus lâche reprenne courage, pour que le plus endurci s’attendrisse, pour que le plus inutile voie tout à coup la vie lui offrir un sens et un but ? Non, Armand ne se tuera pas. D’ailleurs, n’a-t-il pas devant les yeux cette immortelle consolatrice qu’on appelle la campagne ? Et, certes, la manière dont Joseph Autran la décrit lui donne tant de charme, que me voilà saisi, en le lisant, d’une de ces nostalgies champêtres qui font prendre en horreur l’asphalte et le macadam. Comment donner une idée de ce sentiment descriptif, à la fois si riche et si sobre, où les images, au lieu d’empiéter sur le monde intérieur et les phénomènes de l’âme, leur servent de vivant commentaire, et s’y associent par d’intimes affinités ? Je vais citer quelques vers au hasard, bien sûr de leur beauté, mais non moins certain que la page voisine est aussi belle :

…… Couché dans l’herbe sèche, au penchant des collines,
Qui de vous n’a passé de ces heures divines,
À voir les champs, les bois, l’horizon spacieux,
La beauté de la terre et la splendeur des cieux ;
À sentir sur son front le vent, tiède caresse ;
À respirer cet air plein d’une sainte ivresse,
Ces parfums du genêt, de la sauge, du thym,
Plus pénétrants encor le soir que le matin ;
À recueillir, muet, les vagues harmonies,
Concert accoutumé de ces heures bénies :
L’Angelus du hameau dans le calme des airs,
La cloche des béliers sur les sommets déserts,
Le cri du laboureur, qui, là-bas, dans la plaine,
Gourmande encor ses bœufs las et manquant d’haleine,
Le son d’une charrette aux essieux cahotés,
Les longs mugissements plusieurs fois répétés,
Le babil des oiseaux dans les branches, la note
Qu’en traversant les cieux y jette la linotte ;
Bourdonnements de l’air, frémissements du sol,
Frôlement d’un bouvreuil qui soudain prend son vol,
Murmure d’une abeille au sureau suspendue,
D’un insecte qui ronge une écorce fendue ;
Ces frissons dans les bois des vents alternatifs,
Ces mille bruits confus, mystérieux, furtifs,
Qui, dans l’éther sans borne où l’esprit se balance,
Ne font, tous réunis, qu’un suprême silence !

Bientôt, grâce aux bienfaits anonymes d’Armand, la joie revient dans cette ferme que la mort du vieux père Aubert avait remplie de deuil et de larmes. Michel épouse la jolie Marcelle. La veille du mariage, et pour que rien ne manque à cette heureuse journée, on voit arriver, clopin-clopant, deux jeunes voyageurs, le havre-sac au dos et le sourire aux lèvres : c’est Joseph, le marin ; c’est Maurice, le soldat, libéré du service par un remplaçant inconnu, qui doit arriver dans quelques jours au régiment. Rien de plus frais, de plus vivant, de plus gai, de plus pittoresque, que la noce de Michel et de Marcelle. Pas un détail qui ne soit pris sur le fait et dans la nature, et qui ne ressemble, pour nos imaginations provençales, à ce qu’était le Ranz des Vaches pour les soldats suisses. La voilà, dans toute sa simplicité vigoureuse, dans tout l’éclat de son soleil, la vraie poésie rustique et méridionale ; non pas celle que nous a révélée madame Sand, mêlant à l’agreste parfum de l’étable et du foin coupé le musc d’un paradoxe citadin et d’un marivaudage déguisé : non pas celle que poursuit et qu’atteint parfois, dans son ingénieuse et tardive renaissance, la gracieuse pléiade des modernes troubadours du Languedoc et du Comtat, mais la vraie, la saine poésie des champs, la muse de notre Midi bien-aimé, s’élevant jusqu’aux plus hautes conditions d’art et d’idéal sans perdre une seule de ses grâces naturelles ; semblable à ces splendides Arlésiennes, ces types souriants et visibles, en qui la pureté sculpturale des contours et des lignes s’unit à l’expression piquante de la beauté française, à l’expression rêveuse de la beauté chrétienne. Voulez-vous voir combien le poëte excelle à ouvrir tout à coup, au milieu de ces scènes si vraies, si franchement villageoises, une de ces grandes perspectives qui embrassent, en quelques vers, tout un monde d’images et de pensées ? Suivez-le à cette table dressée sous la treille et qui réunit les joyeux convives de la noce.

Souriante, joyeuse, et pourtant solennelle,
Ainsi se prolongeait l’agape fraternelle.
De ce naïf tableau quel témoin sérieux
N’eût compris, n’eût aimé le sens mystérieux ?
Quel hôte, rencontrant à la table champêtre
Un soldat, un marin, un laboureur, un prêtre,
Nés au même foyer, rameaux du même tronc,
À cet auguste aspect n’eût incliné le front ?
Ces quatre hommes obscurs qu’un seul coup d’œil embrasse,
Ne résument-ils point toute mortelle race ?
Ne partagent-ils pas, athlètes vigoureux,
Le poids du monde entier s’échafaudant sur eux ?
N’offrent-ils point à l’œil, en vivantes images,
Les quatre grands métiers, contemporains des âges,
Sans qui rien ne se fait de puissant, de divin,
Auprès de qui tout autre est misérable ou vain !
Pour le salut commun combien de longs services,
Combien d’âpres vertus, de sanglants sacrifices,
Sur la terre et sur l’eau que de sillons tracés,
Que de rudes labeurs si mal récompensés,
Ne représentent point, dans leur groupe modeste,
Ces quatre hommes sacrés, tous de famille agreste !

Quelle âme ne se purifierait au contact de ces bonnes et droites natures ? Armand n’est plus le débauché incrédule et désespéré que nous avons vu, à la première page, venir chercher une mort silencieuse dans une maison déserte. Il a compris la sainte loi du travail, du dévouement et du devoir ; il a senti tout ce qu’un bienfait voilé, une aumône discrète, une douleur adoucie, une larme essuyée, peuvent faire jaillir de sources vivifiantes et soudaines dans le cœur le plus desséché. Armand aurait pu payer de son or un remplaçant pour Maurice ; il a fait mieux : il a voulu que la réparation fût plus complète, la régénération plus décisive :

Six jours après, Armand débarquait en Afrique.
Il saluait ces bords où la France héroïque
De nos jours a versé le plus pur de son sang :
C’est lui qui de Maurice était le remplaçant.

Voilà qu’emporté par le charme de ce premier poëme, je ne me suis pas laissé de place pour parler en détail des deux autres, qui ne lui sont pas inférieurs. Les Soldats forment un beau pendant aux Laboureurs. Trois jeunes fantassins, allant rejoindre leur corps, s’égarent en route, dans une nuit d’orage. Ils sont accueillis par une belle jeune fille qui les conduit chez son père, vétéran de nos grandes guerres. Quelle bonne aubaine pour nos trois pauvres piétons, Muller, Rousseau et Cléry ! On trinque, on boit, on cause, on rit ; le vieillard raconte ses campagnes, les jeunes gens parlent de leurs projets, de leurs espérances. Constantine et Moscou, se tendant la main, échangent leurs toasts et leurs accolades. Jamais l’innocent et intime bien-être du soldat attrapant au vol quelques bons moments au milieu de sa vie de fatigue et d’épreuve, n’a été peint d’une façon plus sympathique et plus charmante. C’est le célèbre passage de Lucrèce : Suave mari magno, etc., dépouillé de son égoïsme païen, et éclairé d’un rayon d’amour et de charité ; c’est du Béranger et du Charlet, moins cette pointe de haine et d’esprit de parti qui gâte tout. Je ne veux pas déflorer pour le lecteur la suite de cette touchante histoire ; je ne dirai rien non plus du Médecin du Luberon, — une simple page, ramassée par le poëte, au milieu des feuilles d’automne, sur l’âpre sentier de notre montagne, et devenue sous sa plume la mélancolique légende d’un de ces héros inconnus qui se dévouent à l’humanité, et meurent sans laisser d’autre trace qu’une croix de bois sur une tombe ignorée. Grâce à Joseph Autran, le pieux docteur du Luberon échappera à cet oubli auquel il était résigné : le nom d’Ailhaud de Castelet ne périra pas.

J’aurais encore vingt pages à écrire avant d’avoir dit tout ce que je pense de ce volume, Laboureurs et Soldats ; car il en est des critiques, lorsqu’une fois ils se mettent à admirer, comme des avares lorsqu’ils se mettent en dépense : ils ne s’arrêtent plus. Par malheur, l’espace me manque ; je laisse donc à mes lecteurs et à mes confrères le soin de relever toutes les beautés de ces poëmes, où il n’y a pas une pensée, pas une image, pas un sentiment, pas un vers, qui ne soient aussi bons au cœur qu’à l’esprit, qui ne fassent aimer l’homme autant qu’admirer le poëte. Avant huit jours, ce volume sera dans toutes les mains ; avant un mois, tous ceux qui tiennent une plume auront réclamé, comme un honneur, le droit de parler d’un livre qui relève la poésie moderne de ses déchéances, renoue la chaîne des belles œuvres et purifie les miasmes que l’art matérialiste mêle à ses inspirations les plus brillantes. Je ne me servirai pas d’une formule dont on a fort abusé ; je ne dirai pas que la France intelligente et lettrée ne peut ni ne doit rester insensible à cette bonne fortune poétique qui lui arrive en un temps de disette et de lassitude. Non ; émettre là-dessus le plus léger doute, ce serait manquer de respect à mes contemporains. Le bruit même des événements extérieurs, l’émotion guerrière qui vient agiter et troubler le vieux monde amolli par quarante ans de paix, ne doivent pas détourner l’attention ni nuire au succès de ces poëmes ; car je n’en connais pas qui répondent mieux à ce sentiment généreux, national, intrépide, héroïque, où un peuple a besoin de se retremper pour être digne d’entrer dans une nouvelle ère d’épreuves, de périls et de luttes ; je n’en connais pas qui puissent s’associer plus étroitement au réveil d’une grande nation, tressaillant au bruit du clairon comme le noble coursier de l’Écriture. Pendant que de misérables sophistes qui ont fait tour à tour, depuis vingt ans, auprès de toutes les libertés et de tous les pouvoirs, l’office de seccator et de jettator, nous lancent leurs accusations venimeuses et perfides, j’éprouve, je l’avoue, quelque orgueil et quelque joie en sentant mon cœur battre à la lecture de ces nobles pages, où coule, comme dans une veine féconde, le meilleur sang de la France, de la France de Marceau et de Hoche comme de Turenne et de Condé. Celle-là adoptera M. Autran pour son poëte, et elle n’en peut choisir de plus pur, de mieux inspiré et de plus aimable. La poésie, d’ailleurs, n’est point étouffée par la guerre. Comment oublier toute la place que la grande époque impériale accordait à ses tragédies et à ses poëmes, entre deux bulletins de victoires ? Nous n’en sommes pas encore tout à fait, — et faut-il désirer d’y revenir ? — à Austerlitz et à Wagram ; mais aussi, en revanche, la poésie de Joseph Autran, si large et si vraie, si simple et si belle, diffère autant des vers de Delille, d’Esménard ou de Lancival, que l’aigle de nos montagnes ou le rossignol de nos buissons diffère de ces oiseaux à ressorts que les horlogers de Genève font sortir d’une boîte à montre, et dont le chant de métal s’ajoute aux merveilles de leur mécanique.

II. Deux ans après ― Mai 185616

La poésie moderne, à côté d’attristantes images, nous offre de consolants spectacles. Pendant que de grands poëtes s’égarent et que les déviations de leur pensée se traduisent dans la décadence de leur génie, un autre groupe, moins favorisé à ses débuts, longtemps forcé de lutter contre l’indifférence publique, se dégage et s’affermit de plus en plus, forçant à son tour le monde de l’écouter et de l’applaudir, et trouvant, chaque année, des accents plus vrais et plus beaux, à mesure qu’il puise plus profondément aux sources de toute vérité et de toute beauté. Ce serait une étude curieuse ou plutôt un calcul fort péremptoire que de compter ce qu’ont perdu les poëtes qui ont passé, par des évolutions successives, du christianisme au panthéisme, et ce qu’ont gagné ceux qui, après avoir payé quelque tribut aux obscurités panthéistes ou symboliques, sont revenus, par une évolution contraire, aux pures clartés de l’Évangile. Je ne citerai pas les noms propres ; ils sont dans toutes les bouches, et le plus récent des grands naufrages poétiques lèverait là-dessus tous les doutes, s’il pouvait en rester encore.

M. Joseph Autran, Dieu merci ! n’a pas eu ce voyage à faire. Né dans un pays aimé du soleil, où il semble que le ciel soit trop bleu et la lumière trop vive pour que certaines ombres druidiques et sibyllines puissent jamais s’y acclimater, il n’a pas eu à démaillotter sa muse de la moindre bandelette sacrée. Il a compris, dès le début, qu’avoir sous ses yeux les champs, le paysage, les montagnes, la mer, ses rivages et ses immensités, écouter l’inépuisable dialogue de l’âme humaine avec ces grands spectacles de la nature, être doué de la faculté rare de sentir et d’exprimer en beaux vers ces mystérieuses vibrations de l’être pensant en présence du monde extérieur, et, avec tout cela, chercher ailleurs, vouloir plus, creuser davantage, percer et déchirer ce voile de rayons et de brumes qui est justement le charme, l’inconnu, la beauté, l’harmonie, la poésie de la création, c’était chimère et folie. Ses yeux se sont ouverts sur les magnificences de l’œuvre de Dieu. Rentrant en lui-même, il s’est trouvé en assez parfait accord avec cette œuvre pour en aspirer tous les souffles, pour en deviner toutes les grâces, pour en démêler toutes les voix, pour en atteindre toutes les grandeurs ; et sa langue poétique s’est formée naturellement de cet accord intime. Il a regardé, il a entendu, il a senti, et il a chanté ; c’est la plus simple façon d’être poëte, et il ne m’est pas encore prouvé que ce ne soit pas la meilleure.

Mais une contemplation sincère, intelligente, sympathique, inspirée, de la campagne et de la nature, est-ce assez pour le poëte ? Ne risquerait-il pas, à la longue, de s’y répéter, de s’y alanguir, d’y perdre le sentiment nécessaire de l’activité humaine ? Ne faut-il pas que l’homme y ait sa part, large et forte comme dans la création même ? Et, s’il y a sa part, quelle doit-elle être ? Et comment éviter que l’homme y domine trop ou s’y absorbe trop ? Comment y concilier, dans une proportion juste et saine, l’idée du travail, cette rude et salubre compagne de l’humanité, avec ces rêveries, ces mollesses, ces aspirations inactives, ces monologues énervés, ce vague et égoïste assoupissement des facultés viriles et vaillantes de l’âme, où se laisse si aisément bercer la poésie agreste, et qui en est à la fois le péril et le charme ? Comment y maintenir, en un mot, dans leurs rapports légitimes et véritables, ces trois termes de toute pensée, et, par conséquent, de toute poésie, Dieu, la nature et l’homme ? Nous voici bien près de la vie rurale, bien près du livre de M. Autran, et une brève réponse à chacune de ces questions serait peut-être le plus bel éloge de ce livre.

La Vie rurale ! oui, c’est la vie aux champs, mais — permettez-moi cette distinction importante, — aux champs laborieux plutôt qu’aux champs rêveurs. C’est l’interprétation vive et franche des beautés et des harmonies de la campagne, mais avec l’image du devoir, du labeur, du dévouement, du sacrifice, pour complément et pour correctif. Ce sont les mœurs de ce peuple, de ce vrai peuple, dont les sophistes citadins ne s’occupent jamais, qui ne lit pas les journaux, qui ne fait pas d’émeutes, qui ne se dit pas grand, saint, sacré, qui ne bat pas des mains quand le triomphe d’une sédition folle ou furieuse le condamne à vendre à vil prix le fruit de ses sueurs, mais qui travaille, qui lutte contre la terre, qui la bénit jusque dans ses rigueurs et ses ingratitudes, qui souffre, qui pâtit, qui pleure, hélas ! et se résigne en face de ces calamités que nous envoie la Providence, de ces catastrophes terribles, de ces débordements implacables qui nous prennent tout en quelques heures, nos blés et nos prairies, nos maisons et nos champs. — Ce sont ces mœurs observées, interprétées, décrites par un poëte qui les connaît, qui les aime, qui s’est assis à cette table rustique, qui a pressé cette main calleuse, qui s’est arrêté sur ce seuil où ces marmots joufflus dialoguent avec ces frileuses hirondelles, qui a suivi du regard cette courageuse paysanne, portant obscurément sa triple tâche d’épouse, de mère et de chrétienne ; — poëte sincère, attendri, ému, qui, pour retracer ces scènes rurales, a trouvé sans effort la note juste, l’accent vrai ; assez simple, assez familier pour refléter fidèlement cette intimité charmante et laisser à ces agrestes tableaux toute leur saveur originale ; assez élégant, assez souple, assez fin, pour que les esprits les plus lettrés puissent en goûter les grâces naturelles, pour que ces pages, inspirées par les habitants du Luberon, soient admirées par les hôtes de l’Institut. Voilà par quel trait particulier la physionomie poétique de Joseph Autran se détache entre celles de ses émules. Dans cette poésie champêtre qui a eu, de nos jours, tant d’afféteries, d’amollissantes images, de doucereuses révoltes contre les lois sociales, il n’a pris que le côté simple et robuste, fortifiant et fécond, naturel et franc. Dans ce monde intérieur du sentiment et de la pensée où la poésie moderne a introduit tant de visions, de mensonges et de folies, il n’a gardé que ces pensées viriles, ces sentiments immortels qui, en se traduisant dans l’œuvre du poëte, en font la vibration de toutes les consciences et le battement de tous les cœurs. Enfin, dans ces cordes populaires qui tournent si aisément à la vulgarité en panache ou à la déclamation en blouse, il n’a choisi que ce qui, dans tous les temps, sous tous les drapeaux, sous tous les régimes, mérite éternellement de servir de mot d’ordre aux peuples et de les protéger contre ces deux grands ennemis des sociétés vieillissantes : l’utopie et l’argent. Ajoutez à cela un style limpide comme ces fontaines qu’on trouve aux creux des rochers, sobre comme ces travailleurs qui fécondent nos sillons, ferme comme ces bras et ces poitrines hâlés par notre soleil, pur comme ces âmes que Joseph Autran a surprises dans le secret de leurs joies et de leurs douleurs ; un style dont le progrès se révèle à chaque nouvel ouvrage du poëte, et vous comprendrez que la Vie rurale soit déjà lue par tout le monde avant d’être annoncée par quelques-uns, et que la critique, au lieu d’avoir à précéder et à prédire le succès, n’ait plus qu’à le raconter et à le suivre.

Les pièces qui composent ce volume pourraient se diviser en deux parties : quelques récits, quelques petits drames dont la simplicité n’exclut ni l’émotion ni l’intérêt, Blanche de Reillane, Victoire Aubier, Gertrude, — et les pièces détachées, où toute la gamme poétique est parcourue avec un rare bonheur, depuis le croquis tracé sur les genoux au tournant d’un sentier plein de fraîcheur et d’ombre, depuis le rêve d’un jour d’été sous l’épaisse feuillée, jusqu’à l’hymne d’enthousiasme et de tendresse jeté, à travers l’espace, à nos héroïques soldats de Crimée, jusqu’au douloureux tribut apporté sur le cercueil du général de Pontevès. Ainsi éclatent, en se complétant l’une par l’autre, ces deux inspirations parallèle qui ont toujours porté bonheur à M. Autran, et que nous avons saluées déjà dans Laboureurs et Soldats : le champ et le camp, le travail et la discipline, la vie rurale et la vie militaire. Sur cette ferme du laboureur, sur cette tente du soldat, faites luire, comme notre poëte, un rayon de foi, éclairant tous les travaux, consacrant tous les devoirs, consolant toutes les souffrances : placez ici la sœur de charité, là le curé de campagne, et dites-moi, dites-moi si, dans l’atmosphère viciée de la civilisation et de l’imagination modernes, Joseph Autran ne nous donne pas les deux gorgées d’air qui peuvent assainir la poésie, régénérer les âmes et retremper les courages !

Je ne saurais vous donner une plus juste idée de cette aimable et noble poésie qu’en essayant d’analyser quelques-uns de ces récits, et en transcrivant quelques vers des pièces de courte haleine. Il n’y a pas de raffinement de critique, de coquetterie de louange, de subtilité d’analyse, qui vaille ce simple procédé, démonstration également souveraine de deux choses contraires : le détestable et l’excellent. Blanche de Reillane est une jeune orpheline, pieuse et belle, sérieuse et réfléchie, qui a été recueillie par un vieil oncle voltairien. Blanche prie le ciel d’accorder la foi à cette pauvre âme, ouverte aux tendresses humaines, fermée aux clartés divines. Elle conjure le vieux sceptique de ne pas la désoler plus longtemps par cette incrédulité qui durcit la terre en dépeuplant les cieux. Rien n’y fait : un jour, Blanche, sortie à cheval pour aller porter des secours à quelques malades, est renversée dans un précipice. On la rapporte à son oncle, pâle, inanimée, mourante. Elle est sauvée pourtant par le docteur de l’endroit, et sa convalescence obtient cette joie tant souhaitée. Son oncle a tremblé, et il a prié. Dieu s’est révélé à lui dans l’angoisse et la douleur ; il a reconnu sa puissance, il a ressenti sa bonté, et la foi est entrée en lui par toutes les fentes de son cœur déchire. Rien n’égale la fraîcheur, la suavité, la grâce chrétienne de cette douce légende, où l’odeur mystique des encensoirs, en nos fêtes printanières, semble se mêler à la vague senteur des plantes de nos montagnes. Victoire Aubier est une histoire plus pathétique encore et plus navrante. Une fermière, une mère, doublement mère, puisqu’elle a, pendant dix ans, disputé à la mort son fils chétif et débile, est cruellement frappée dans cet amour même. Son mari, paysan grossier et borné, a voulu que ce fils devînt un savant : à son retour du collège, le jeune homme, gonflé de vanité et de latin, rougit de sa mère, et il fait partager à Pierre Aubier, son stupide père, cet injurieux dédain et cette indigne bonté. Victoire supporte ces mépris avec un angélique et maternel courage. Tant qu’il lui reste un peu de force, elle s’attache à ce foyer où elle se sent nécessaire. À la fin, succombant sous le fardeau, ayant épuisé ses dernières larmes, elle s’exile, elle part, et bientôt le malheur étreint de ses serres vengeresses cette maison dont elle était l’âme. Le père se ruine, le fils se tue. Cette figure de Victoire Aubier, cette personnification de la mère chrétienne, mortifiée et sacrifiée dans une condition obscure, a quelque chose d’émouvant comme la Fidès de Meyerbeer, avec moins d’orchestre et de bruit : c’est Fidès sortant de la cathédrale de Munster, et échangeant les trombones du cortège contre les brises du Luberon.

Je vais maintenant cueillir au hasard et les yeux fermés quelques brins de cette gerbe rustique, épis de blé, bruyères roses, pampres rougissants, marguerites et pervenches, églantiers et bluets, baignés dans la chaude lumière de notre Provence, imprégnés de rosée matinale, exhalant ce parfum léger, vivifiant, agreste, qu’on respire avec amour, qu’on savoure sans fatigue, bien différent de ces parfums citadins qui commencent comme un plaisir et finissent comme une migraine. Je ne puis pas me tromper, je tire à coup sûr. Voici les Images d’un sou : faites donc de la poésie populaire dans ce genre-là, mes bons messieurs les poëtes socialistes, humanitaires, utilitaires, illuminés, brahminiques, pythagoriques et druidiques… et vous fermerez toutes les bouches — même la bouche d’ombre — de vos hideux détracteurs !

Salut, mère du Christ, front ceint de l’auréole
Pierre, muni des clefs que Jésus vous donna !
Salut, jeune vainqueur, passant le pont d’Arcole !
Salut, bon saint Joseph ! — salut, fier Masséna !

Je vous aime, dessins naïfs, simples ébauches,
Suspendus au foyer du travailleur des champs ;
Dures sont vos couleurs, vos traits sont lourds et gauches ;
Mais vous n’en êtes pas à mes yeux moins touchants !

Murat, sous le dolman, a l’épaule un peu forte ;
Ney devant l’ennemi fait un saut de tremplin ;
Sainte Agate a vraiment trop de rouge ! — N’importe !
D’un respect attendri je me sens le cœur plein.

Le riche, en son palais, montre des toiles rares :
Van Dyck, Rembrandt, Corrége, en décorent les murs.
Le pauvre n’a que vous pour tableaux et pour lares ;
Seuls vous lui souriez sous ses lambris obscurs.

Aux petits comme aux grands il fallait des ancêtres,
Des exemples sacrés et de vivants blasons.
Vous, aimés des petits, chers aux groupes champêtres,
Vous êtes leurs aïeux, les chefs de leurs maisons !

Ils se content le soir, près de l’âtre qui brille,
Les faits par qui vos noms devinrent glorieux ;
Et vous initiez la modeste famille
À toutes les grandeurs de la terre et des cieux.

Dans notre vieille France, il n’est pas de chaumière
Où l’on ne vous retrouve au mur crépi de chaux,
Symboles de foi pure ou de vertu guerrière,
Apôtres et martyrs, et vous, fiers maréchaux !

De deux religions vous nourrissez les flammes ;
Chacun de vous répand de sublimes leçons :
Vierges, à la pudeur vous élevez les femmes ;
Soldats, vous enseignez la bravoure aux garçons.

Ah ! sur cet humble mur que rien ne vous remplace !
Devant nos paysans restez, naïfs dessins :
Faites vivre à jamais chez cette forte race
Le culte des héros et le culte des saints !

Que le hameau par vous, magnanimes exemples,
Donne à la charité toujours de blanches sœurs ;
Qu’il fournisse toujours des prêtres à nos temples,
Toujours à nos drapeaux de vaillants défenseurs !

Quel délicieux mélange de poésie et de badinage, quelle vérité provençale lestement prise sur le fait, dans les strophes intitulées : Grâce pour celui-ci !

Douze oiseaux se sont pris ! douze, un rôti complet !
Les voilà suspendus à ton mince filet ;
       Leur aile aux mailles s’embarrasse ;
Réjouis-toi, chasseur ; le coup n’est pas commun.
De ces captifs pointant, chasseur, il en est un
       Dont j’implore à genoux la grâce !

Oh ! si ton flanc n’est pas doublé d’un triple acier,
Si tu n’as pas le cœur d’un Sarmate grossier,
       En toi si quelque pitié vibre,
Lâche ton prisonnier, qu’il reprenne l’essor :
Aux sources, aux taillis, aux cieux qu’il aille encor,
       Qu’il aille encor, joyeux et libre !

Criant d’une aigre voix, modestement vêtu,
Ce chétif prisonnier, chasseur, le connais-tu ?
       Sais-tu le nom dont il se nomme ? —
C’est l’artiste sacré des belles nuits d’amour ;
C’est le plus beau chanteur connu jusqu’à ce jour
       Entre tous ceux qu’applaudit l’homme !

Variables destins ! — Sitôt que meurt l’été,
De son sublime chant l’oiseau déshérité
       Perd avec lui gloires et fêtes.
Sous la bise qui souffle il erre à demi mort
Hélas ! dans leur automne, est-ce donc là le sort
       Que Dieu fait à tous ses poëtes ? —

En souvenir des chants cette année entendus,.
Et dans l’espoir de ceux qui nous seront rendus,
Chasseur, ouvre la main, qu’il vive ! —
N’en déplaise à Toinon qui me le rôtirait,
Disant qu’un rossignol, chez un homme distrait,
       Passe au besoin pour une grive.

Il faudrait tout citer, et l’Hirondelle, et la Source, et l’Odeur des foins, et la Maison du pâtre, et Clairon, et ces belles stances aux Paysans, qui ont déjà eu tant de succès dans la Revue des Deux Mondes : il faudrait faire remarquer partout cette nuance — décisive, selon nous, et sur laquelle nous ne saurions trop insister, — d’amour et de sentiment profond de la campagne, dans l’esprit vraiment chrétien, non pas pour y chercher d’orgueilleuses revanches contre les sociétés régulières, une contemplation plus libre et plus absolue du moi, débarrassé de toute entrave, non pas pour y créer à son usage une variante de ce panthéisme qu’un homme d’esprit, dans un charmant petit livre17, vient d’appeler la pudeur des athées ; mais pour y trouver un asile contre ces passions mauvaises, si aisément remuées, chez les meilleurs, par le contact et l’exemple de la vie fébrile et troublée des grandes villes ; pour y échapper aux autres et à soi-même, dans une intimité plus immédiate et plus tendre avec l’œuvre de Dieu ; pour se sentir plus près de lui, plus près de cette bonté infinie que la méchanceté des hommes dérobe parfois à nos vues bornées ; pour y comprendre enfin, dans sa manifestation la plus simple et la plus droite, l’idée du travail, du devoir, de la patience, de cette résignation courageuse, enseignée par les calamités providentielles à ceux qui se révolteraient contre les injustices humaines. Telle est cette poésie, nous dirions presque cette philosophie de la Vie rurale. Pas un mot à retrancher, pas une image à amortir, pas une pensée à contredire : le poëte, cet être divin ou fatal, qui peut être ou le plus dangereux des conseillers ou le plus doux des consolateurs, reprenant cette fois sa tâche véritable, traduisant dans une langue simple et charmante ce que le monde intérieur a de plus pur, ce que le monde extérieur a de plus beau. Le livre de M. Autran plaira à tous les esprits délicats, à tous ceux qui, en dépit des fautes de la poésie moderne, s’obstinent à ne pas la haïr, et ne croient pas impossible de la réconcilier avec le vrai, avec l’honnête, avec le bien. Pour nous, ce livre a été mieux qu’un plaisir ; il a été un ami. En présence d’une œuvre monstrueuse18, des admirations qu’elle excitait et que nous ne pouvions partager, nous nous étions demandé si, par hasard, la critique n’avait pas étouffé en nous la faculté de sentir la poésie et de s’y complaire, si ce n’était pas décidément un sens qui commençait à nous manquer, si nous n’avions pas à nous humilier et à gémir comme ces hommes, vieux avant l’âge, qui s’aperçoivent tout à coup que leur vue devient trouble et leur oreille dure. Grâces soient rendues au livre de Joseph Autran ! il nous a prouvé que nous n’étions encore ni sourd, ni aveugle. Son bienfait ne s’est pas borné là. Pendant qu’il nous retraçait en beaux vers les scènes de la vie rurale et leurs paisibles douceurs, nous étions ému, atteint, brisé par des scènes d’inondation, bien terribles hélas ! et bien cruelles, et que, lui aussi, le chantre inspiré des Naufragés, serait digne de chanter. Elles nous révélaient la vie rurale, non plus dans ses harmonies et dans ses joies, mais dans ses douleurs et ses terreurs. Peut-être aurions-nous eu envie de murmurer et de nous plaindre, d’accuser cette vie des champs, sujette à tant de mécomptes et de désastres : nous avons rouvert ce livre, où tout est calme, lumière, fraîcheur, apaisement : il nous a parlé de Dieu, le consolateur céleste ; du travail, le terrestre consolateur ; nous nous sommes senti rasséréné et affermi, et le poëte, l’aimable et noble poëte, a été une fois de plus l’interprète de la bonté divine auprès des cœurs affligés.

II. — La tragédie et la comédie : Madame Ristori et M. Ponsard19

Une comédie en cinq actes et en vers, signée d’un nom presque célèbre et prise au cœur même de la société moderne, dans une de ses actualités les plus vivantes et les plus alarmantes ; une éminente tragédienne, réussissant à faire applaudir Alfieri dans le pays de Corneille, et attirant la meilleure compagnie de Paris à des représentations en langue étrangère, où quelques ridicules comparses lui donnaient la réplique, ces deux souvenirs ont leur valeur, même après que les applaudissements ont cessé et que les lustres sont éteints ; il nous a donc semblé que nos esquisses seraient trop incomplètes si nous omettions de consacrer quelques pages rétrospectives à madame Ristori et à la Bourse de M. Ponsard. Rien ne s’est moins ressemblé en apparence que les pathétiques transports de Mirra ou de Médea, et les sages tirades de l’honorable chef de l’école du bon sens ; et pourtant, sous ces deux succès de nature si différente, se cache une idée, un mot auquel la mobilité de l’esprit français a toujours donné une grande place dans notre littérature comme dans notre politique : le mot ou l’idée de réaction.

Que faut-il réellement penser du succès de madame Ristori ? Ce succès, qui, contre toute attente, a vaillamment supporté l’épreuve de la seconde année, est-il dû tout entier au talent de l’artiste, ou faut-il en attribuer une partie à des circonstances accessoires ? Effleurer cette question, c’est toucher à un des points les plus délicats de la littérature dramatique au dix-neuvième siècle.

La tragédie, nous le croyons, à l’état de genre littéraire, capable d’inspirer encore des œuvres nouvelles et originales, est morte et ne revivra plus ; il n’y aurait pas même Là-dessus matière à dissidence, si, par un malentendu volontaire, on ne s’obstinait parfois à confondre l’avenir de la tragédie avec la gloire de Corneille et de Racine, que personne ne songe à contester. Les tendances de notre époque, démocratique, égalitaire, active, vouée à l’industrie et à l’habit noir, nécessairement partagée en deux camps, en deux extrêmes — la foule des positifs et le groupe des rêveurs — ne peuvent plus s’accorder avec ce que nous appellerions volontiers le diapason tragique, c’est-à-dire ce mélange de convention et de tradition, de réalité et d’idéal, de poésie et de drame, si bien approprié aux goûts des sociétés aristocratiques, élégantes, oisives, toujours prêtes à chercher dans leurs spectacles et leurs récréations littéraires un reflet de leurs sentiments et de leur vie. Le réveil de la tragédie, sous un régime comme le nôtre, ne peut être qu’accidentel, individuel, factice, et les triomphes successifs de mademoiselle Rachel et de madame Ristori en sont, selon nous, la preuve la plus concluante. Au Théâtre-Italien comme au Théâtre-Français, c’est l’actrice seule que l’on a applaudie, recherchée, fêtée, et l’on nous permettra de croire que le répertoire d’Alfieri, voire même l’estimable pièce de M. Legouvé, auraient eu bien peu d’attraction sur le public, si un engouement personnel ne s’était attaché à leur éloquente interprète. On peut, avec de légères variantes, en dire autant de mademoiselle Rachel, bien qu’elle ait eu l’insigne honneur de rendre une sorte de vie posthume à d’admirables chefs-d’œuvre. Il y a dix-huit ans, lorsqu’elle débuta, la période romantique était à son déclin : les derniers drames de M. Hugo et de son école, en donnant à leurs promesses et à leurs préfaces d’humiliants démentis, dégoûtaient de plus en plus les esprits délicats de ce genre bâtard, qui, par un instinctif accord avec l’époque, ne savait être que lyrique ou démocratique, perdre pied au milieu des nuages de la fantaisie et de la poésie pure, ou descendre aux combinaisons violentes du mélodrame, aux séductions grossières du costume et du spectacle. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour que les intelligences fines, distinguées, cultivées, aisément portées à vivre en idée avec ce qui s’est fait, dit ou écrit avant elles, se résignent à voir rompre cette chaîne, à accepter ce qui semble en guerre ouverte avec leurs prédilections et leurs souvenirs. Si, pendant cette phase de lutte secrète et de répugnance, elles trouvent une occasion de revanche, un moyen de croire regarder devant soi en regardant en arrière, elles s’en emparent et elles profitent, pour s’en emparer, de cet esprit de réaction dont nous parlions tout à l’heure. Tel a été le rôle de mademoiselle Rachel dans l’histoire du théâtre moderne. Douée d’une intelligence incroyable qui suppléait en elle à la sensibilité, complétant l’illusion des yeux et des oreilles par un masque tragique et une voix d’un timbre à la fois âpre et doux, saisissant et pénétrant, mademoiselle Rachel personnifia, avec le prestige de la jeunesse et de l’imprévu, les représailles de la société polie contre une révolution dramatique qu’elle n’avait jamais acceptée, les mécomptes de la littérature découragée et déroutée par le mauvais succès de ses innovations et de ses tentatives. Aussi, lorsque d’honnêtes esprits révèrent un retour complet aux beaux jours de la tragédie, lorsqu’ils s’imaginèrent que Melpomène tout entière allait renaître sous les traits de la jeune débutante, ils commirent exactement la même erreur que si, en dépit de leur modestie classique, ils avaient espéré faire revivre en leur personne Corneille et Racine. Comme rien n’est plus tenace que les illusions qui touchent aux secrètes faiblesses de la vanité humaine, il a fallu douze ou quinze ans pour reconnaître que mademoiselle Rachel n’avait été et n’avait pu être que la lectrice incomparable d’incomparables ouvrages, écoutés dans une salle au lieu d’être relus dans une bibliothèque. Pour quiconque eût observé de près l’inévitable courant des idées modernes dans leurs rapports avec le théâtre, il était clair que l’illustre tragédienne allait avoir à choisir entre deux écueils : ou jouer indéfiniment et exclusivement le vieux répertoire, se préserver de tout contact avec des créations nouvelles, afin de conserver intactes la pureté merveilleuse de sa diction, la sobriété de ses gestes et de ses poses, la noblesse de sa physionomie : mais alors il devait arriver tôt ou tard un moment où son talent et sa gloire se ressentiraient de la différence qui existe entre la tradition et la vie, où elle contracterait quelque chose de l’imposante immobilité des œuvres qu’elle interprétait : — ou bien créer de nouveaux rôles, se mettre en communication directe avec les auteurs vivants, essayer d’être pour la tragédie renaissante ce que Talma, trente ans auparavant, avait été pour la tragédie agonisante, avec cette différence que le grand tragédien, par un sentiment profond de la vérité historique et humaine, masquait les infirmités et les misères de la caducité tragique, et que sa jeune héritière, par ses qualités si remarquables de correction, de distinction et d’élégance, pouvait tempérer la fougue et guider l’inexpérience de cette seconde jeunesse : — mais alors il fallait descendre du piédestal de marbre blanc, se mêler à son siècle, en accepter ce niveau qui s’étend à tout, aux ouvrages de la pensée comme aux institutions sociales, parfois même risquer de se heurter aux aspérités de la passion bourgeoise et de la vulgaire prose. Toute l’histoire des embarras, des hésitations, des contradictions apparentes, et finalement du déclin et du naufrage de mademoiselle Rachel, pourrait se résumer dans cette alternative qui l’a conduite bruyamment, mais tristement, de Cinna à Adrienne Lecouvreur, et d’Andromaque à la Czarine. Mademoiselle Rachel, on le devinait, eût voulu, par un vague instinct des sérieux intérêts de sa renommée, rester fidèle aux vrais dieux de ses temples et tourner, jusqu’à la fin, dans le cercle glorieux de son premier répertoire : mais le moyen, pour une actrice applaudie, admirée, entourée, encensée, de consentir à ne pas être tout à fait de son moment, à demeurer avec les morts, à résister aux instances des auteurs répétant à l’envi que l’artiste est incomplet s’il n’est créateur, et qu’il y a plus d’honneur à communiquer la vie à une œuvre défectueuse qu’à la recevoir d’une œuvre excellente ? Elle cédait, et elle jouait de mauvaises pièces : Judith, Cléopâtre, le Vieux de la Montagne, Valéria, Horace et Lydie, Lady Tartuffe ; mécontente d’elle-même, de ses poëtes, de son public, de son impuissance à faire réussir ce qu’elle avait cru vivifier de son génie, elle revenait brusquement à ses classiques, elle y retrempait ses succès et ses forces, elle se promettait de ne plus succomber aux pièges des néo-tragiques, jusqu’au jour où un nouveau rôle et des instances nouvelles lui préparaient un nouveau mécompte. C’est au milieu de ces vicissitudes attachées aux conditions mêmes du talent et du répertoire de mademoiselle Rachel que s’est écoulée cette carrière si brillante, mais si inutile, en définitive, à l’art dramatique de son temps : d’une part, le malaise d’une vocation dépaysée dans son siècle, et ne pouvant conserver ses perfections solitaires et sa gloire sans lendemain qu’en restant la contemporaine d’ouvrages datant de deux cents ans ; de l’autre, le péril d’une lutte inégale et impossible, d’un compromis désastreux avec de prétendues créations où devaient nécessairement se perdre cette pureté d’organe, cette justesse d’intonation, cette beauté supérieure de pantomime et d’attitude ; et, pour juge de ces deux difficultés à peu près insurmontables, un public spirituel, curieux, sympathique, mais inconséquent, et tour à tour frappé de la stérilité des tentatives nouvelles, et de l’inévitable froideur qui s’exhalait de la monotone répétition des anciens chefs-d’œuvre. Lorsque les détracteurs ou les rancuneux ont accusé mademoiselle Rachel de ne pas s’être franchement dévouée à la tragédie, de n’avoir inspiré ou suscité sous ses pas ni une pièce remarquable ni un acteur digne d’elle, ils ont été parfaitement injustes. Ce n’était pas elle qu’il fallait accuser, c’était le contre-sens ou le contraste des vraies aptitudes et des vraies limites de son talent avec les goûts véritables de son siècle ; c’était le caractère tout individuel de son succès, son isolement devant un public qui se passionnait pour ce jeune et brillant débris de la Melpomène antique, mais qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas faire de ce débris une statue, et de cette statue une figure vivante.

Ces alternatives, ce malaise, ces mécontentements réciproques, quelque caprice peut-être ou quelque création plus malheureuse encore que les précédentes, tels ont été les préludes, sinon les causes, des invraisemblables triomphes de madame Ristori : non pas qu’on doive se borner à y voir l’effet d’une réaction ou d’une préférence personnelle, une malice ou une vengeance d’adorateurs blasés et ennuyés de leur idole ! C’eût été, dans ce cas, l’affaire de quelques soirées et de quelques feuilletons. Si moutonnière que soit dans ses engouements la société de Paris, on ne va pas, deux ans de suite et pendant quatre mois de chaque année, voir et entendre les Cinires et les Jasons qui prêtaient les charmes de leur mélopée transalpine à la poésie d’Alfieri ou de M. Montanelli, si l’on n’y est attiré que par le désir de faire pièce à un amour-propre d’actrice, et non par le prestige d’un très grand talent. Pour que le succès de madame Ristori se soit ainsi soutenu jusqu’à la fin, il faut bien qu’il s’appuie sur de plus vives raisons, et peut-être pourrait-on les résumer sous une forme algébrique : ce que mademoiselle Rachel avait été, en 1838, au drame romantique, madame Ristori l’a été, en 1855, et en sens inverse, à mademoiselle Rachel.

Qu’on ne s’y trompe pas : madame Ristori a pu être très justement applaudie dans Francesca di Rimini, dans Via de’ Tolomei, dans Maria Stuarda, dans Rosemunda. Elle a pu donner à M. Legouvé l’heureuse surprise de trouver pour sa Médée une interprète aussi excellente que celle qu’il avait d’abord espérée. Mais, dans le fait, son grand succès, la date de cet enthousiasme, ou, pour continuer à parler italien, de ce fanatisme qu’elle a excité, c’est Mirra. Sans Mirra, elle aurait obtenu les suffrages des connaisseurs, des dilettantes : elle n’aurait pas eu cette vogue extraordinaire qui a étonné, dit-on, ses compatriotes. Or nous n’avons pas à revenir sur l’étrange sujet de Mirra, sur cette passion monstrueuse, auprès de laquelle l’amour de Phèdre semble presque innocent, et où Alfieri, quoi qu’on en dise, s’est bien gardé de déployer la même délicatesse que Racine. Dans les scènes violentes et pathétiques de Mirra, madame Ristori nous a révélé un art tout nouveau, où les effets matériels et sensibles du drame moderne se combinent avec les poses et les ajustements de la statuaire antique. Que l’éminente actrice sût garder, dans cette alliance, une noblesse, une chasteté, une grandeur, favorables à l’illusion de ceux qui l’applaudissaient ; que la passion, même dans ses plus fougueux écarts, ait moins de prise sur nos sens lorsqu’elle se présente sous les voiles mythologiques ou héroïques que lorsqu’elle s’habille comme nos femmes ou comme nous-mêmes, on ne saurait le contester : il n’en est pas moins vrai que l’enthousiasme du public touchait à la frénésie, et que la salle semblait crouler sous les bravos, chaque fois que l’infortunée Mirra trahissait le trouble de son cœur par des frémissements, des tressaillements et des gestes fort expressifs. Ce n’était plus, on doit bien le reconnaître, l’amour chrétien de Pauline, la tendresse pudique et charmante d’Esther et de Bérénice, la fière et magnifique fureur de Camille et d’Émilie, le sentiment chevaleresque de Chimène ; ce n’était plus même la passion d’Hermione, de Roxane et de Phèdre, baignée dans cet idéal à demi chrétien, à demi classique, où disparaissent, comme dans une brume lumineuse, les crudités et les vulgarités de l’amour coupable ; non, c’était autre chose : c’était la tragédie se rapprochant de nous, nous apportant les mêmes émotions que le drame, et déguisant à nos yeux ces sensations un peu brutales, un peu grossières, sous ce reflet de poésie antique qu’une femme belle, inspirée, éloquente, née dans le pays des arts et du soleil, devait nécessairement répandre sur ses créations. C’était une nature italienne, expansive, échauffant la tragédie, la forçant de vivre, de se remuer, de palpiter, et venant enseigner à un pays plus froid, où les statues ont toujours l’air de frissonner sous la pluie, comment une figure grecque ou romaine peut être de chair et d’os, et non pas de marbre et d’or. Tous les juges compétents, dignes d’avoir un avis à eux au lieu de se laisser emporter par l’entraînement général, ont été frappés de ce mélange de poses sculpturales, de science consommée dans l’ajustement et le groupe, avec cette pantomime véhémente, ces cris de tigresse ou de lionne, cette prodigalité de gestes, dont mademoiselle Rachel, dans son beau temps, n’eût assurément pas donné l’exemple. Ils ont signalé comme un défaut, comme le seul défaut de cet admirable talent, cet amalgame de deux éléments hétérogènes et même contraires : ils ont eu raison, et pourtant nous ne serions pas étonné que ce défaut fût pour beaucoup dans le succès de madame Ristori. Cette manière, à la fois noble et exubérante, poétique et passionnée, spontanée et savante, alors même qu’elle semblait se contredire et chercher ses effets dans deux mondes différents, qu’était-ce, après tout, sinon une concession à l’esprit démocratique qui s’infiltre de plus en plus dans l’art, sinon une transaction entre la sculpture et la peinture, ces deux éternelles rivales, entre la plastique et le sentiment, la forme et l’expression, ou, en d’autres termes, entre le théâtre antique et le théâtre moderne, entre la tragédie et le drame, entre le Parthénon et la Porte-Saint-Martin ? Ce qui avait été essayé, il y a trente ans, avec un mot d’ordre plus révolutionnaire, sous le pourpoint ou l’habit noir, reparaissait cette fois sous les traits d’une femme digne de toutes les sympathies, sous le costume le plus cher aux lettres et aux classiques, et dans les conditions les mieux faites pour nous mettre tous d’accord. Sans le vouloir, sans le savoir, nous avons applaudi et admiré, en madame Ristori, une revanche de l’art moderne habillé à la mode des contemporaines de Sophocle et d’Euripide.

Maintenant, ce succès sera-t-il durable, et agira-t-elle prudemment en essayant de trop nombreuses récidives ? Nous ne le croyons pas, et cela pour une raison qui nous semble concluante : c’est qu’elle n’a pas de répertoire. Mademoiselle Rachel a pu, sans trop lasser la curiosité et l’attention publiques, jouer, pendant seize ans, Andromaque, Horace, Cinna, Polyeucte, Phèdre, Esther, Bajazet, Mithridate : il s’agissait de pièces françaises, de chefs-d’œuvre ravissants ou sublimes ; malgré une infériorité immense, son entourage, après tout, n’offrait pas ces incroyables disparates que nous a infligées la troupe italienne ; et encore, nous l’avons vu, ce répertoire si magnifique a fini par expirer de lassitude dans sa poitrine affaiblie. Que serait-ce, grand Dieu ! du répertoire italien, le plus déplorable de tous en fait de tragédie ? Le système dramatique d’Alfieri et de ses rares émules réunit les défauts de tous les genres et de toutes les écoles ; il est froid, il est faux, il est guindé, il est déclamatoire, il est violent, il est ennuyeux ; il a la noblesse factice, la vulgarité emphatique et l’éloquence plagiaire d’un tribun romain de 1849 parodiant les Gracques ; il ressemble, dans ses plus beaux moments, à un opera seria, dont on aurait supprimé la musique. Madame Ristori a pu s’apercevoir, dès cette année, du triste effet que les tragédies du cru produisaient sur son public en dépit de son merveilleux talent. Quant à la ressource des traductions, elle ne peut être que fort bornée. Ce n’est pas sérieusement, sans doute, qu’on a parlé de faire jouer à Paris, à cent pas du Théâtre-Français et du buste de Racine, une traduction de Phèdre. L’épreuve a réussi à M. Legouvé, d’abord parce que Médée n’est pas Phèdre, ensuite parce que Médée, n’ayant pas été jouée, pouvait être considérée comme inédite, et enfin, parce que M. Legouvé, d’après la méthode introduite par la dictature de mademoiselle Rachel, n’ayant guère songé qu’à la faire valoir, toute la question se réduisait pour lui à rencontrer une actrice qui jouât aussi bien et qui eût autant de vogue. Madame Ristori a dit vedremo ! au lieu de peut-être ! Elle a déployé plus de sensibilité maternelle que mademoiselle Rachel n’en eût montré dans les scènes avec ses enfants. Elle a dit avec une énergie sauvage que notre Melpomène n’eût probablement pas égalée la traduction italienne de ces vers :

                       .… Ce que je leur ferais !…
Que fait le léopard, lorsqu’au fond des forêts.
Saisi d’une terrible et rugissante joie.
D’un bond, comme la foudre, il tombe sur sa proie,
Qu’il l’emporte à son antre, et que là, dépeçant
Membre à membre ce corps, qui ruisselle de sang…

Voilà toute la différence ; et cependant M. Legouvé a dû regretter bien des détails, entre autres le rôle d’Orphée, qui prouvait une intelligente et heureuse étude de la civilisation antique, et dont l’effet ou même le sens, à la représentation italienne, a complètement disparu. Que dirions-nous des profondes et délicates beautés de Phèdre et d’Andromaque, si étroitement liées à notre génie et à notre langue, que la traduction la plus habile n’en donnerait que le squelette ?

En somme, ceux qui, en assistant aux éclatants triomphes de madame Ristori, croiraient à une résurrection de la tragédie, sous une forme quelconque, indigène ou étrangère, se tromperaient comme se sont trompés ceux qui, en applaudissant aux débuts de mademoiselle Rachel, avaient cru qu’elle allait inaugurer une nouvelle ère tragique. Mademoiselle Rachel dédommageait les hommes de goût de ce qu’ils avaient souffert pendant la crise romantique, et sa jeune et poétique inspiration faisait illusion sur la vieillesse du genre qu’elle réussissait à ranimer. Madame Ristori, grâce aux dons d’expansion et de sensibilité passionnée particuliers aux natures méridionales, a paru relever la tragédie de son long jeûne ; elle l’a réconciliée avec les spectateurs épris de mouvement et de nouveauté, qui se plaignaient de la sobriété, de la régularité, de la noblesse froide et austère de notre muse tragique, et qui, à travers leur juste admiration pour nos chefs-d’œuvre et leur interprète, y sentaient pourtant quelque chose d’inanimé, de traditionnel et d’éteint. Toutes deux, avec un admirable talent et une célébrité légitime, n’auront été que deux accidents, deux exceptions, sans influence probable sur l’avenir, fort compromis, du reste, de l’art dramatique. On glorifie, on interprète le passé ; on ne le refait pas : on ne remonte pas le cours du temps : on n’impose pas à une société nouvelle les goûts d’un autre régime et d’un autre âge : on s’incline devant les monuments ; on ne les habite pas.

L’impossibilité de la tragédie ! Le souverain pouvoir de la réaction dans la littérature moderne ! Nous voici bien près de M. Ponsard et de sa comédie de la Bourse.

Lorsque les naufragés et les survivants du romantisme se moquent de la sagesse exagérée de M. Ponsard et de son école ; lorsqu’ils demandent si c’était la peine de remuer tant d’idées, de dépenser tant de hardiesses, de soulever tant de tempêtes, pour finir par échouer au milieu des plaines unies de cette Brie ou de cette Beauce poétique, ils n’ont pas tout à fait tort ; mais ils oublient que ce sont eux, leurs excès, leurs folies, leurs entêtements puérils sous les rides et les cheveux gris de l’âge mûr, qui ont amené et qui justifient les mortifications triomphales de la muse du bon sens. Il y a, dans le monde des idées, un élément bourgeois, qui n’est pas le meilleur, mais dont il faut tenir compte ; car il représente une somme d’idées générales, de vérités pratiques : si on lui refuse sa part dans les ouvrages de l’esprit, il se la fait lui-même, un peu plus forte qu’il ne conviendrait, et de façon à éterniser la querelle entre la règle et l’exception, entre le paradoxe et le lieu commun. M. Ponsard profite de cet antagonisme prolongé outre mesure par des fantaisistes de cinquante-cinq ans, et, si nous avions à caractériser le succès de la Bourse, nous dirions que c’est la réplique de la poésie trop raisonnable à la poésie insensée.

Nous n’avons pas vu la Bourse, et nous ne pouvons pas être influencé par les bravos unanimes qui ont salué l’auteur : essayons d’apprécier aujourd’hui la pièce imprimée, en dehors de toutes ces circonstances extérieures, de ce va-et-vient d’écoles et de systèmes, et comme si M. Ponsard se présentait seul et désarmé à l’indulgence ou à la sévérité de ses juges.

Nous comprenons que M. Ponsard ait été séduit par ce sujet de la Bourse, si actuel, si fertile en leçons, si profondément entré dans nos mœurs, si certain d’agir sur la foule par une sorte de communication magnétique. Pourtant ce choix était malheureux et dangereux, à plusieurs points de vue : premièrement parce que le public aime beaucoup moins qu’on ne le croit à être ramené, dans ses récréations littéraires ou dramatiques, à ses affaires et à ses soucis de la journée ; secondement, parce que ce sujet n’est pas gai, et qu’une comédie sans gaieté n’est pas une comédie ; ensuite, parce que, pour y trouver autre chose que des tirades d’athénée ou de l’esprit de vaudeville et de petit journal, il fallait aller au fond et y chercher des caractères ; que ces caractères ne pouvaient guère être que le joueur, le parvenu et l’avare, et qu’il était fort périlleux de se trouver en concurrence avec Regnard, avec Lesage et avec Molière.

De ces trois caractères, M. Ponsard a entrevu le premier ; il a négligé les deux autres : cherchons comment il aurait pu, en dépit de ces redoutables voisinages, s’approprier et accommoder à l’esprit même du sujet et de notre époque un joueur qui n’eût pas été Valère, un parvenu qui n’eût pas été Turcaret, un avare qui n’eût pas été Harpagon.

Léon Desroches, son héros, aime Camille Bernard, la fille de son voisin de campagne. Bernard a pour lui beaucoup d’amitié, mais il ne le trouve pas assez riche pour en faire son gendre. Si, au lieu de soixante mille francs, Léon en avait trois cent mille, il n’y aurait plus le moindre obstacle. À vrai dire, il est difficile d’admettre que ce premier refus de M. Bernard soit bien irrévocable ou mémo bien sérieux, si on songe que ce même homme, qui, au premier acte, refusait sa fille à Léon irréprochable, aimé et riche de soixante mille francs, la lui accorde au dénoûment, quand il est coupable et ruiné. Mais, comme il n’y aurait plus de pièce si M. Bernard se laissait fléchir trop tôt, passons-lui cette inconséquence. Léon réalise ses soixante mille francs ; il vient à Paris, chez un agent de change, son camarade de collège, et, malgré les sages conseils de l’homme du métier, il joue à la Bourse, et il gagne les cent mille écus exigés par le père de Camille. Dans cet intervalle, Bernard est arrivé, lui aussi, à Paris, entraîné par sa fille, qui se promet bien de revoir Léon et de n’avoir jamais d’autre époux que lui. Il ne resterait plus, semble-t-il, qu’à dresser le contrat : mais une révolution funeste s’est faite dans l’âme de Léon ; il a joué d’abord pour aplanir l’obstacle qui le séparait de Camille : maintenant que la fortune complaisante lui a livré en un jour ce que le travail ne lui eût pas donné en vingt ans, il veut jouer pour le jeu, pour l’émotion, pour devenir plus riche, et parce qu’il a été mordu au cœur par le fantasque démon qu’on adore dans ce temple païen. Voilà la seule idée que M. Ponsard paraisse avoir fouillée au-dessous des banales surfaces qui miroitent en alexandrins dans tout le cours de sa pièce. Mais cette idée n’est pas gaie : elle touche de bien plus près à Saurin et à Beverley qu’à Regnard et au Joueur ; elle est dramatique, en un mot, elle n’est pas comique. Léon, d’ailleurs, n’apporte pas dans cette passion soudaine l’énergie, l’ampleur, l’alternative de fougue et de désespoir, de remords et d’ivresse, qui pourraient le rendre intéressant et suppléer à la gaieté absente. Lorsqu’il trompe Camille, qui lui a fait promettre qu’il ne jouera plus, ce n’est pas même au démon du jeu qu’il semble céder encore, mais au désir très plausible, que dis-je ? à la nécessité de regagner ce qu’il vient de perdre, pour reconquérir ses droits à la main de Camille. On ne sait plus si c’est l’amant ou le joueur qui va courir cette dernière chance : quelle différence entre ce personnage indécis et les variations si gaies, si comiques, si vraies, du héros de Regnard !

L’auteur n’a pas tiré du rôle de M. Bernard le parti qui lui était indiqué par le sujet même de sa pièce. Que M. Bernard, entraîné par la contagion générale, imite l’exemple de Léon, qu’il grondera plus tard, et risque une modique somme pour gagner de quoi acquérir un champ ou une prairie convoitée, soit : mais il fallait en faire un joueur avare et poltron, et l’opposer au joueur audacieux et passionné. Il fallait que M. Bernard nous représentât l’avarice, non plus, comme chez Harpagon, dans une société immobile où l’on ne pouvait s’enrichir que par la lésinerie et l’usure, mais l’avarice aux prises avec cette puissance terrible qui fait, en quelques heures, un millionnaire d’un mendiant et un mendiant d’un millionnaire ; l’avarice calculant que tous ses laborieux efforts pour amasser écu sur écu ne valent pas un tour de cette roue dont chaque rayon l’éblouit de chiffres fantastiques. Ces combats intérieurs, ces transes, ces extases, ce brusque passage de la joie la plus délirante à l’abattement et à l’angoisse, eussent pu donner à la pièce un peu de ce mouvement qui lui manque, et poser d’une façon à la fois plus vraisemblable et plus frappante M. Bernard vis-à-vis de Léon Desroches. Avare par-dessus tout, il était naturel qu’il refusât sa fille à Léon pauvre, et ce refus prenait une tout autre valeur : avare et poltron, ne jouant que pour s’enrichir, puni par où il avait péché, sacrifiant son repos à ce bas et ignoble mobile, il eût contrasté avec le joueur aventureux, hardi, jouant par amour d’abord, et ensuite par attrait pour ces émotions fébriles, dont nul ne saurait définir la magique puissance. Et remarquez que M. Ponsard eût trouvé là un moyen de dénouer sa pièce sans sortir de son sujet, sans nous montrer, au cinquième acte, son héros réhabilité par le repentir et le travail, ce qui est excellent au point de vue Montyon, mais vieux et usé au point de vue dramatique. Au début, M. Bernard eût refusé sa fille à Léon, parce qu’il est riche et que Léon est pauvre : M. Bernard, joueur craintif, et Léon, joueur téméraire, saisis tous deux, au même moment, de l’épidémie boursicotière, eussent joué un jeu tout opposé ; mais, par un caprice de la fortune, Léon eût constamment gagné, M. Bernard constamment perdu, si bien qu’à la fin Léon eût été le riche et Bernard le pauvre. Or, comme Léon, en dehors de sa passion fatale, serait resté chevaleresque et désintéressé, c’est lui qui, au dénoûment, eût demandé à Bernard ruiné de lui accorder sa fille, et c’est Camille qui, par un mot, eût dénoué le drame, suivant qu’une noble fierté l’eût empêchée d’accepter ce renversement des rôles primitifs, ou qu’ayant sincèrement aimé Léon quand il était pauvre et qu’elle était riche, elle se fût jugée digne de l’aimer encore et de l’épouser alors qu’il est riche et qu’elle est pauvre.

Incomplet dans la peinture du joueur, à peine saisissable dans celle de l’avare, M. Ponsard a totalement omis le caractère qui devait le plus naturellement ressortir de son sujet : le parvenu ; car nous ne pensons pas qu’il donne ce nom à cet affreux laquais qui fait de petites affaires pendant que son maître s’occupe des grandes, et qui, enrichi dans ce trafic, reparaît un moment, au quatrième acte, locataire d’un bel appartement, et ayant à son bras une vénale créature : c’est là un trait épisodique, — il y en a trop dans la Bourse, — ce n’est pas un caractère. L’auteur s’est privé d’un des plus sérieux plaisirs qui puissent tenter, selon nous, un poëte comique : celui de rajeunir un type déjà éprouvé par la comédie, et de l’ajuster à son époque. Il est évident que le parvenu ne peut être aujourd’hui ce qu’il était au temps de Turcaret. Dans ce temps-là, tout l’effet de ce personnage résidait dans ses usurpations risibles ou précaires au sein d’une société rigoureusement classée. Aujourd’hui que les hiérarchies n’existent plus, ce n’est pas contre un monde qui le repousse ou une noblesse qui le raille que le parvenu est forcé de lutter, c’est contre lui-même, contre ses souvenirs, contre ce sentiment moral, cette conscience universelle, qui survit aux classifications sociales. Pour échapper à ces importunes images, il pousse jusqu’à leurs derniers raffinements le luxe et la magnificence ; il fait construire des palais de jaspe et de porphyre, il convie tous les arts à embellir ses demeures, il démolit et rebâtit des quartiers et des villes, il enrôle au service de ses vanités des littérateurs et des poëtes qui le proclament un Mécènes, qui lui disent en vers et en prose, non pas qu’il est gentilhomme, non pas qu’il est aimé de Dorimène et de Cidalise, — que lui importe ? — mais qu’il est honoré, considéré, estimé… Ah ! c’est là la plaie secrète ! Chevaux de prix, tableaux de maîtres, ameublements princiers, châteaux, villas et hôtels, table chargée de merveilles gastronomiques et entourée de convives empressés, loges à tous les théâtres, entrées dans tous les boudoirs, sourires d’admiration et d’envie sur toutes les lèvres et dans tous les regards, il possède tout cela ; mais il ne possède pas cette petite chose si simple, si modeste : l’estime ! sa vie se consume à la chercher, et il y des instants où ce roi de la Bourse et de la finance échangerait volontiers son sort contre celui de cet homme qu’il voit là-bas sur le trottoir, à pied, râpé et son parapluie sous le bras, mais que les honnêtes gens saluent, et à qui nous tendons la main. À présent, supposez que ce parvenu, ce millionnaire, fût amoureux de Camille, qu’il crût vaincre sa résistance à l’aide de son argent, et que la courageuse jeune fille, fidèle à ses premières tendresses, devînt vis-à-vis de lui l’interprète éloquente de cette voix de la conscience humaine qu’il entend gronder dans son propre cœur : cette lutte n’aurait-elle pas offert un intérêt dramatique ? n’aurait-elle pas été pour M. Ponsard l’occasion d’une de ces réminiscences cornéliennes qui lui plaisent toujours et qui parfois lui réussissent ?

C’est dans le personnage de Camille qu’il a le mieux révélé ces velléités honorables. Il a voulu évidemment qu’elle ne ressemblât pas aux amoureuses, aux ingénues de théâtre. Il lui a prêté des accents pleins de franchise et de noblesse, et l’alliance de cet amour confiant et tendre avec cette fermeté d’âme et cette haine du mensonge s’est traduite, en maint endroit, dans une langue simple, nette, forte, digne des meilleures inspirations de M. Ponsard. Mais, là encore, comment n’a-t-il pas compris que les péripéties de son drame étaient justement le contraire de ce qu’il fallait pour faire valoir ce caractère ? Qu’a-t-il voulu personnifier dans Camille ? Le désintéressement, la sincérité, le mépris des richesses, la fidélité à la foi jurée, l’amour dégagé de toute préoccupation vulgaire, l’horreur du parjure, le tout heureusement opposé à cet appât du lucre et de l’argent qui enfièvre et enivre les autres acteurs. Eh bien, pour que ces qualités parussent dans tout leur jour, il eût fallu que Camille exigeât de Léon le serment qu’il ne jouerait pas ; que Léon promît, jouât et gagnât, et que le rigoureux arrêt de sa fiancée eût lieu au moment où le jeu l’aurait rendu à la fois parjure et millionnaire ; sauf à s’adoucir plus tard, quand le jeune homme serait ruiné, malheureux et repentant. Au lieu de cela, c’est quand Léon vient de tout perdre que Camille lui signifie sa condamnation. Sans doute, elle a soin de bien préciser le vrai motif de sa sévérité, de bien distinguer, chez son amant, l’homme qui n’a plus rien et à qui elle pardonnerait, et l’homme qui a manqué à sa parole et pour qui elle est impitoyable ; sans doute, elle dit à Léon en vers d’une excellente facture :

Ne cherchez point d’excuse à la parole enfreinte ;
Sachant quelle j’étais, vous n’aviez nulle crainte
Eussiez-vous perdu plus, j’avais tout pardonné ;
Cela vous suffisait. Mon père aurait tonné ;
Puis j’aurais endormi sa colère moins forte,
Et lui-même, gaiement, vous eût rouvert sa porte.
Non, ne vous flattez pas d’exciter la pitié ;
N’accusez pas le sort qui vous a châtié ;
Ce n’est pas à mes yeux, dont la vue est plus haute,
Que l’événement fait l’innocence ou la faute ;
Le crime est tout entier dans le manque de foi :
Un million gagné n’absoudrait rien pour moi ;
Et plût à Dieu, monsieur, la perte étant doublée,
Que la foi des serments ne fût pas violée !……

N’importe ! l’impression est pénible ; les spectateurs vulgaires — et ils forment, hélas ! la majorité, au théâtre comme ailleurs, — se disent que cette belle éloquence de Camille arrive là tout à point au moment où Léon ne peut lui offrir en perspective que la pauvreté ; et un simple arrangement dans la contexture du drame altère l’effet de ce personnage, qui fait vraiment honneur à M. Ponsard.

Nous ne prétendons pas qu’il y eût dans ces éléments, ainsi modifiés ou accentués, de quoi écrire une comédie autre ou meilleure que la Bourse. Cette comédie n’eût jamais été gaie, car c’est là le vice radical du sujet. Mais du moins M. Ponsard eût plus complètement réalisé ce qu’il a cherché dans ce sujet trop séduisant : il eût pénétré au-delà de cette vie extérieure et matérielle de la Bourse, justiciable des plaisanteries de feuilleton, de vaudeville ou de salon, et il se fût trouvé en présence de cette vérité générale et humaine qui, habilement combinée avec une actualité piquante et un travers contemporain, est le domaine de la comédie. Il l’a cherchée, et c’est beaucoup, et il n’en faut pas davantage pour que son œuvre, un peu surfaite peut être par l’attente publique et le succès des premiers jours, ne mérite en aucune façon les dédains de la critique. Il a esquissé, dans Léon Desroches, le jeu cessant d’être un moyen pour devenir une passion, et s’emparant en maître d’un cœur jusque-là dominé par des sentiments plus nobles ; dans Camille, la loyauté d’une Chimène bourgeoise, se heurtant, non plus contre le tombeau du comte de Gormas, mais contre les colonnes de la Bourse. Enfin, dans Reynold, dont nous n’avons rien dit, parce qu’il nous semble étranger au sujet, il a fait vibrer quelques-unes de ces cordes honnêtes et viriles que nous avions applaudies déjà dans le Rodolphe de l’Honneur et l’Argent. Mais, faute de creuser dans le vif, il n’a pas atteint la vraie veine, il n’a pas fait jaillir la vraie source comique, tarie depuis si longtemps. Trop prompt à se contenter des aspects superficiels, il a multiplié les personnages accessoires, qui lui fournissaient un trait heureux, un joli détail encadré dans une tirade, mais qui impriment à l’action une désespérante langueur, et qui ôtent à l’ensemble de la pièce cette unité, cette harmonie, cette fermeté de tissu si reconnaissables dans l’œuvre des maîtres. Des intentions excellentes, une donnée morale, trois rôles incomplets, mais entrevus, des tirades un peu trop écrites d’après la méthode Casimir Delavigne, mais remplies de vers bien frappés, çà et là un souffle cornélien circulant sous ce péristyle et animant ces figures sans chaleur et sans saillie : voilà ce qu’il faut louer dans l’ouvrage de M. Ponsard. La Bourse ne vaut pas l’Honneur et l’Argent, qui ne possédait pas non plus toutes les conditions de la comédie, c’est-à-dire l’action mettant en relief les caractères, mais qui reposant sur des idées plus générales, se suffisait plus aisément à l’aide de bonnes vérités mises en beaux vers. Après cette seconde épreuve, moins heureuse que la première, faut-il conclure que M. Ponsard doive renoncer à la comédie ? L’arrêt est dur, et il serait cruel de lui imposer, comme pénitence, le retour à la tragédie. Quoi qu’il en soit, la Bourse n’a rien de commun avec cette œuvre du démon, comme dit Voltaire, lequel, bien que passablement démon lui-même, n’a jamais su faire une comédie. La Bourse est une de ces pièces qu’on estime sans les admirer ; et l’école à laquelle appartient M. Ponsard a trop de bon sens pour ne pas préférer l’estime sans admiration à l’admiration sans estime.

Au milieu de la juste affliction que nous causent les égarements de la grande génération poétique, est-ce du côté de M. Ponsard et de ses amis que peuvent se tourner nos espérances ? Est-ce dans leurs œuvres qu’on voit poindre les consolantes lueurs, pendant que, derrière nous, les hautes cimes se couvrent, de plus en plus, de sombres et opaques nuées ? Nous n’oserions l’affirmer. Il leur manque, selon nous, deux choses pour remplacer dignement cette poésie révolutionnaire et turbulente qu’ils ont essayé de combattre et qui a trouvé sa déchéance dans ses fautes et ses excès : la force dans l’exécution et l’élévation constante dans le but. Le bon sens, c’est quelque chose sans doute ; c’est beaucoup dans un temps troublé par trop de fantaisies, de sophismes et de chimères : ce n’est pas assez pourtant. Il faut, à cette tâche difficile et glorieuse, ces inspirations vivifiantes et fécondes qu’on ne peut puiser que dans le spiritualisme chrétien. Faire succéder au paradoxe et à l’antithèse, au lyrisme déréglé ou au personnalisme hautain, un sentiment plus ou moins vif de la vérité et de la sagesse bourgeoises ; corriger la végétation exubérante et les floraisons parasites de la poésie moderne par un style d’un archaïsme mitigé où la langue de Corneille et de Molière reparaît en des contrefaçons habiles, c’est le moyen d’obtenir quelques succès isolés, mais non de retremper et de régénérer cette muse du dix-neuvième siècle, dont la robe fantasque et brillante a fini par se tacher de boue et se déchirer en lambeaux. À côté de ce groupe que le théâtre absorbe et dont les honorables efforts ne vont pas au-delà d’une réaction passagère, il s’en est formé un autre, moins préoccupé d’école et de doctrine littéraire, mais plus ferme, plus sérieux, plaçant plus haut cet idéal qui, s’il ne se rapproche incessamment du ciel, est toujours fatalement attiré par les miasmes et les séductions terrestres. Victor de Laprade, dans ses derniers poëmes, Joseph Autran, dans ses Laboureurs et Soldats et dans cette Vie rurale, dont le succès réjouit tous les amis de la bonne et saine poésie, Brizeux, dans ses Histoires poétiques, quelques autres encore que nous pourrions nommer et à qui s’ouvriront tôt ou tard nos pages, ce sont là les poëtes dont les progrès évidents viennent à l’appui de nos opinions les plus chères sur la vraie source du beau et du bien en poésie comme partout. Le lyrisme absolu, c’est trop ; le bon sens tout sec, c’est trop peu. L’avenir appartient à ceux qui sauront ramener la poésie à cette vérité à la fois divine et humaine où elle avait trouvé, il y a trente ans, les éléments de sa grandeur, et dont l’oubli a été pour elle le signal de tant de défaillances, de mécomptes et de châtiments.

III. — M. Alexandre Dumas fils20

Il y aurait lieu, pour qui s’en tiendrait aux surfaces, d’accuser d’inconséquence la société et la critique. Voilà quatre ans que l’on n’a cessé de dire à M. Dumas fils : Vous obtenez de grands succès en mettant en scène un monde à part, qui n’est pas précisément celui des honnêtes gens et des honnêtes femmes : on vient voir et applaudir vos pièces par curiosité ; mais cette curiosité même est presque une injure : elle suppose entre vous et le public d’élite qui seul fait les réputations honorables, non pas cette familiarité, cette sympathie réciproque où le poëte dramatique puise ses meilleures inspirations, mais une différence absolue d’idées, de sentiments, d’habitudes, d’atmosphère ; vos entrevues avec la bonne compagnie ont quelque chose de clandestin et de précaire, elles ne dépassent pas le seuil d’une loge d’où l’on regarde en se cachant ; elles ressemblent à ces liaisons de voyage qui ne tirent pas à conséquence et ne forcent pas de se reconnaître dans un salon. Il en résulte dans votre position littéraire et jusque dans la rapide fortune de votre nom, trop accoutumé déjà aux éclats et au bruit, un je ne sais quoi d’équivoque d’où il faut sortir à tout prix. Rompez résolûment avec ces zones torrides et malsaines, dont on ne peut être le peintre sans en être l’habitué. Vous avez le coup d’œil juste, la main leste, le mot vif, la repartie prompte, tout ce qu’il faut enfin pour découper à l’emporte-pièce la comédie d’un temps qui exige plus de justesse que de profondeur, parce qu’il offre plus de traits que de types. Faites un meilleur emploi de ces qualités remarquables ; choisissez un sujet largement ouvert, non plus sur un coin mal famé de la vie parisienne, mais sur l’ensemble des mœurs actuelles ; moralisez votre manière en agrandissant votre cadre ; attaquez-vous à un de ces travers qui laissent leur date et leur empreinte dans l’histoire d’une époque, à un vice qui soit celui de tout le monde, et non pas seulement des gens vicieux. Que la vérité de vos tableaux, au lieu de nous effaroucher, nous instruise ; qu’ils enseignent à une génération trop avide d’argent et de bien-être les distinctions du juste et de l’injuste, les délicatesses du cœur, la joie intime des bons sentiments, tout ce luxe de vertu que les âmes les plus pauvres aiment à se passer, au spectacle, sans qu’il leur en coûte. Vous avez le goût de la comédie honnête ; ayez-en le courage ; vos succès se purifieront sans se refroidir, et il ne leur manquera plus rien, pas même le suffrage des académies et des commissions dramatiques.

Voilà les conseils que l’on donnait de toutes parts à M. Dumas fils, et il était assez spirituel pour se les donner lui-même. Il les a résolûment suivis : il s’est enfermé pendant dix-huit mois, avec un sujet dont nul ne conteste l’intérêt moral et l’actualité chronique. Il a laissé aux plus pressés, à M. Ponsard, par exemple, les avantages de l’antériorité, bien sûr qu’ils ne lui prendraient pas tout, et qu’en arrivant le dernier il pourrait éviter ce qu’ils auraient fait, et faire ce qu’ils auraient omis. Il s’est barricadé contre tout ce qui lui eût rappelé ses inspirations primitives, contre cette vie de dissipations et de plaisirs aussi funeste aux succès sérieux que favorable aux succès faciles. Il s’est même imposé des travaux supplémentaires, dont nous l’aurions dispensé volontiers ; il a lu les ouvrages des économistes, des utopistes, des doctrinaires de l’argent, de tous ceux qui ont essayé d’élever l’art de s’enrichir à l’état de science sociale. Il est enfin sorti de sa laborieuse retraite avec une pièce faite et même refaite très soigneusement, parsemée de jolis mots, dont quelques-uns lui appartiennent, recommandable, sinon par une intrigue bien forte et une action bien vive, au moins par une étude attentive et souvent habile des physionomies et des caractères ; une pièce presque aussi amusante que si elle était immorale, assez honnête pour avoir le droit d’être ennuyeuse, et où un œil très exercé peut seul découvrir çà et là quelques traces légères du demi-monde d’autrefois. Vous croyez que la société et la critique vont fêter à l’envi cet enfant économe d’un père prodigue, ce jeune lauréat du théâtre que la prospérité a converti au lieu de l’enivrer ? Point : ce succès ; qui au temps de ses erreurs l’accueillait à bras ouverts et courait à sa rencontre, on le lui dispute cette fois à grand renfort d’analyse et de chicane ; on l’applaudit encore, par un reste d’habitude, mais d’une main plus lente et plus froide ; les gâteries dont on comblait le spirituel mauvais sujet font place à l’estime glaciale et compassée, récompense de l’homme rangé. D’où vient cette inconséquence apparente, cette injuste froideur envers le plus brillant de nos jeunes auteurs dramatiques ? Hélas ! il n’est pas besoin d’une sagacité bien grande pour en pénétrer les causes.

La Question d’argent ! On peut supposer, au premier abord, que ce titre et le sujet qu’il indique doivent parler à tous les esprits, répondre à l’idée, au sentiment, à l’intérêt, à l’émotion des spectateurs, et se les approprier par droit de communauté et d’intimité entre le public et le spectacle. On dirait que ce public va prendre feu à la représentation fidèle de ces scènes dont chaque détail lui est familier, dont il peut apprécier, la vérité et la justesse, et qui lui retracent, sous une forme élégante et vive, les côtés piquants, risibles, attrayants, dangereux, de la préoccupation, que dis-je ? de la passion universelle. Ajoutez-y l’utilité de la leçon, la portée d’une œuvre destinée à combattre la soif de l’argent, l’agiotage, les industries véreuses, à flageller les millionnaires de la veille et les banqueroutiers du lendemain ; comptez encore la faveur acquise d’avance à cette œuvre de la part du gouvernement, intéressé à réprimer l’idolâtrie du veau d’or et à encourager, par conséquent, ceux qui la flétrissent sur le théâtre ; et vous conclurez qu’une comédie comme celle-là va réunir tous les genres de succès et de triomphes. Erreur ! illusion d’optique et de trop près, dont les poëtes dramatiques ont eu presque toujours à se repentir ! Ce que l’on aime le moins à retrouver au théâtre, ce sont justement les pensées que l’on y apporte et qu’on laisse sur le seuil, surtout quand elles sont d’une nature à la fois triste et positive. Remplissez une salle de gens égoïstes, secs, blasés, vulgaires, d’âmes basses et cupides, incapables de sacrifier un écu à une affection ou à une croyance : réunis, ces individus si mal doués du côté du cœur seront prêts à s’attendrir devant tout ce que vous voudrez leur montrer de généreux, d’enthousiaste et de chevaleresque ; vous serez étonné de ce que peut renfermer de bons sentiments (devant la rampe) un ensemble dont chaque détail, pris à part, n’est que matérialisme, souillure et platitude. Ils y mettront d’autant plus de bonne volonté, que l’homme n’accepte jamais vis-à-vis de lui-même d’humiliation complète, et qu’en se passionnant pendant quelques heures pour des générosités imaginaires, il se réhabilite sans se mettre en frais. Mais l’argent ! les questions d’argent ! plus ceux à qui vous en parlerez en seront déjà pleins, rassasiés, assourdis, plus ils vous sauront mauvais gré de les remettre en face de ce qui est le souci, l’espoir, l’angoisse, le tourment, la fièvre, l’ivresse, le remords de toutes leurs heures. Venus au spectacle pour se distraire, pour échapper à eux-mêmes, ils seront fort désobligés d’avoir à s’y reconnaître, à y rentrer dans leur propre fond, qu’ils voulaient fuir et oublier. Quelle que soit leur situation vis-à-vis de ce dieu dont le culte étouffe tous les autres, il n’y aura que contrariété et malaise. Les riches ressentiront cette impression de dégoût que cause la vue d’un buffet après un grand dîner ; les pauvres éprouveront cette sensation famélique des gens que l’on rencontre, le soir, penchés sur les grilles des restaurateurs. Personne ne sera content ; le plaisir même de voir immolées aux risées du parterre les célébrités de l’agiotage à la vapeur et du million à toute vitesse sera déjoué par l’auteur, pourvu qu’il ait un peu de délicatesse et de scrupule, et gâté pour le spectateur, qui n’aura qu’à se retourner vers les loges pour comprendre à quel point les portraits ressemblent peu aux modèles. Reste l’effet moral, l’utilité sociale d’un pareil ouvrage. Nous voudrions bien y croire : nous battrions des mains si nous pouvions penser que ces pièces où l’on nous parle de l’argent pour nous le faire mépriser ou haïr ont réellement une influence sur les mœurs, qu’elles feront de la Bourse un désert et arrêteront les spéculateurs ou les dupes sur le chemin de l’infamie ou de la ruine. Ce résultat serait magnifique ; jamais la moralisation de la société par le théâtre n’aurait brillé d’un éclat plus pur, et aucune récompense, aucune distinction officielle, ne nous paraîtrait trop belle pour les auteurs de cette œuvre d’utilité publique. Par malheur, toute illusion là-dessus est impossible. Dix poëtes de la force de M. Ponsard, dix observateurs aussi spirituels que M. Dumas fils, se mettraient à la besogne, leurs comédies obtiendraient des succès dix fois plus vifs que celui de la Bourse ou même celui de la Question d’argent, ils ne feraient que bien peu de conversions solides, et le temple de la Fortune impudique n’y perdrait pas un seul de ses fidèles. On applaudirait, on approuverait bien haut les leçons de désintéressement et de probité, les anathèmes contre le vil métal, l’éloge de la médiocrité, les beaux mots de conscience et d’honneur ; — et chacun retournerait à ses affaires. Non, ce ne sont pas des ouvrages dramatiques, si remarquables qu’ils soient, qui pourraient corriger ou prévenir cette funeste passion des intérêts matériels surexcités par l’agiotage. Il faut à l’activité des esprits une somme quelconque d’occupation et d’aliment, et, quand on leur refuse les conditions élevées de la vie intellectuelle et politique, ils se rabattent vers des sphères moins nobles, mais plus positives. Repoussés ou entravés dans le monde des idées, ils se rejettent sur le monde des affaires, et cette ardeur du gain, cette fureur du jeu, se déguisant sous toutes les formes légales ou prohibées, ces paroxysmes de la finance, créant une langue, des mœurs et des physionomies nouvelles, tout cela n’est que le pis-aller, nous allions dire le dérivatif de facultés frappées de langueur ou condamnées à l’inaction sur les points où se portaient autrefois leurs ambitions et leurs espérances. La prédication par le théâtre ou par la littérature, les encouragements venus d’en haut, les digues essayées contre ces débordements d’écus noyés dans la boue, rien ne saurait, nous le craignons, prévaloir auprès d’intelligences qui trouvaient autrefois dans le mouvement des institutions, dans les luttes de la pensée publique, assez d’excitation et de ressort pour être toujours tentées de monter au lieu de descendre. Il y a plus : dans cette société mixte, où les lettres et les affaires ont fini par vivre côte à côte et en trop bon accord, il se produit, si nous sommes bien informé, un phénomène bizarre, et pourtant vraisemblable. Ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les poëtes qui, même en écrivant la Bourse, Ceinture dorée ou la Question d’argent, réagissent contre les spéculateurs ; ce sont, au contraire, les spéculateurs qui, par l’audace et le succès de leurs entreprises, par le mauvais exemple de leurs millions impromptu, exercent sur les poëtes une énervante influence. Dans ce dangereux voisinage, il s’établit forcément chez ces imaginations inquiètes et avides, entre le produit modique du travail d’une année et les dépouilles opimes d’une opération de quelques heures, une comparaison fâcheuse dont Corneille et Molière n’auraient jamais eu l’idée. En faut-il davantage pour les détourner de leur tâche, les décourager de leurs rêves, leur gâter, en l’habillant de soie et d’or, la statue de l’idéal, et rallumer dans ces organisations nerveuses ce goût des richesses et des jouissances dont ne guérit pas toujours le culte de la poésie et de l’art ? N’insistons pas : ceci est trop triste, et nous ne voulons faire que de la littérature.

Ce n’est pas tout encore : en quittant les horizons douteux de la Dame aux Camélias et du Demi-Monde, en se faisant trop raisonnable et trop sage pour mieux prouver sa métamorphose, M. Dumas fils a négligé un point secondaire, qui n’était cependant pas sans quelque importance. Le public de sa première représentation, le public féminin surtout, a été le même que celui de ses autres pièces. Or, il faut bien en convenir, dans la capitale de la civilisation littéraire, au milieu des prétendus progrès de l’esprit moderne, le théâtre offre ses primeurs les plus recherchées à des femmes qui, en grande majorité, appartiennent justement à cette classe qu’on accusait jadis M. Dumas fils de trop bien connaître et de trop bien peindre. Ces solennités dramatiques, comme on les appelle, qui ne devraient avoir pour juges que les esprits les plus délicats, les personnifications les plus exquises de l’élégance, de la distinction, de la sensibilité mondaines, ont pour spectatrices attitrées des Aspasies sans Périclès, qui trouvent moyen d’occuper des loges très en vue pendant que des ambassadrices et des duchesses sont ajournées au lendemain. Ces femmes-là, on le comprend aisément, avaient apprécié en parfaite connaissance de cause les mérites de la Dame aux Camélias et du Demi-Monde, et plus tard, quand le succès, chauffé par l’admiration compétente de ce public des premières soirées, arrivait, d’écho en écho, jusqu’à la bonne compagnie, celle-ci y venait par curiosité, cédant au mystérieux attrait des filles d’Ève pour le fruit défendu. Eh bien, cette fois, une pièce faite pour plaire aux honnêtes femmes a eu à conquérir, le premier soir, les suffrages de ce même auditoire, qui se retrouvait au complet, étalant ses toilettes fastueuses et ses noms cotés à la Bourse du scandale. Celles qu’avaient transportées de joie l’élégie de la courtisane amoureuse et la comédie des existences tarées étaient appelées à rendre justice à des nuances de probité, aux vertus d’Élisa de Roncourt, aux grâces virginales de Mathilde Durieu, aux délicatesses d’un vieux gentilhomme volontairement ruiné pour payer les dettes de son frère, aux tirades économistes de M. de Cayolle, aux procédés économiques de René de Charzay. Naturellement, — et la chose n’y prêtait que trop, — elles ont trouvé cet ensemble moins amusant, et elles l’ont dit à leur prochain. Est-ce là tout ? hélas ! non. Il fallait bien que la critique eût sa part dans cette réaction officieuse contre un talent trop constamment heureux pour ne pas être envié. Le feuilleton, juge et souvent partie dans ces appétissants succès de théâtre qu’il rechercherait volontiers pour lui-même au lieu de les constater chez autrui, était assez madré pour apercevoir ces premiers symptômes de froideur et pour en profiter savamment. M. Dumas fils est le favori des ovations bruyantes et des grosses recettes : on saluait ce Benjamin de la Muse des coulisses comme un personnage à part, dont les qualités brillantes et solides échappaient même à l’envie ; mais ce n’était pas une raison pour se refuser le plaisir de jeter dans son jardin quelques cailloux bien polis, du moment qu’il y aurait une brèche au mur. La critique s’est acquittée de cette tâche délicate avec une dextérité respectueuse qui lui fait beaucoup d’honneur. L’auteur de la Question d’argent eût-il été, d’après une classification proposée par un écrivain célèbre, un grand maréchal, un connétable littéraire, on ne l’eût pas traité avec plus d’égards ; mais on n’eût pas plus subtilement décousu son uniforme et déchiré ses cordons. Jamais on n’a disséqué les gens d’une façon plus impitoyable, ch leur demandant plus humblement pardon de la liberté grande. Les griffes, aiguisées et limées, se sont cachées sous trois paires de gants jaunes ; et, quand, pour se faire une opinion sur cette fameuse Question d’argent, on consulte les nombreux procès-verbaux de ces exécuteurs en cravate blanche et en bas de soie, il en ressort que l’intrigue est nulle, les caractères intolérables, le dénoûment impossible, la thèse plaidée à contre-sens, les bons mots répétés ou pillés, l’ennui installé à toutes les scènes, la morale contestable, les honnêtes gens très près de ressembler aux fripons, les fripons très proches voisins des honnêtes gens, mais qu’à part ces légères vétilles la pièce est un chef-d’œuvre, M. Dumas fils un grand homme, et que tout est pour le mieux dans le meilleur des drames possibles.

Le sujet, le public, la critique : en faut-il davantage pour expliquer cet épisode caractéristique de nos mœurs littéraires, pour comprendre comment ce succès, auquel tout le monde semblait croire et se prêter d’avance, s’est refroidi de scène en scène et a trompé, en définitive, les innombrables amis de M. Dumas ? Pour nous, sans vouloir forcer le ton en l’honneur de la pièce nouvelle, sans croire qu’il ait suffi à l’auteur de moraliser son talent pour écrire une œuvre irréprochable, il nous semble juste de reconnaître ses efforts et de rechercher, à travers ses tâtonnements mêmes, ce qu’il a fait et ce qu’il a essayé. La Question d’argent n’est pas une bonne comédie ; mais c’est, selon nous, une jolie soirée, en dépit des côtés mal réussis et des repeints trop visibles. Quelques mots sur les caractères ou plutôt sur les intentions de M. Dumas compléteront notre pensée.

Dans des ouvrages comme la Question d’argent, — et ce n’est pas en faire la satire, — les caractères sont tout, l’intrigue n’est rien. Que les personnages soient vrais, bien posés, mis en relief d’une main nette et ferme, et l’on peut être sûr que l’action engagée entre eux offrira, si peu compliquée qu’elle soit, assez de vraisemblance et d’intérêt. Nous ne reprocherons donc pas à M. Dumas fils de n’avoir pas mis dans sa pièce plus de péripéties et d’événements, mais de ne pas s’être arrangé pour que les événements ressortissent plus naturellement des caractères tels qu’il les a observés, compris et tracés.

Il a voulu peindre, — son titre nous le dit, — dans des situations diverses, la société aux prises avec la puissance de l’argent ; lutte tantôt douloureuse, tantôt comique, tantôt honorable, tantôt coupable, tantôt hasardeuse, plus dramatique que les simples alternatives de la hausse et de la baisse, et qui, si elle n’échappe pas à tous les inconvénients pécuniaires du sujet, a au moins l’avantage de le rattacher aux fibres mêmes du cœur humain. Ainsi la comtesse Savelli et M. Durieu représentent, l’une, la noblesse riche et aventureuse, cherchant à réparer le désordre de sa fortune par des spéculations industrielles, sans trop s’inquiéter d’abord de leur moralité ; l’autre, la bourgeoisie parcimonieuse et timide, opprimant à son insu son entourage, voulant s’enrichir à coup sûr dans les jeux de Bourse sans s’y compromettre, et leur demandant les plaisirs du gain avec les illusions de l’honnêteté. René de Charzay, c’est la jeunesse raisonnable, acceptant de bonne grâce l’aurea mediocritas du poëte, forcée de calculer sans cesse pour pouvoir vivre honorablement, et de refouler tous les sentiments tendres que contrarierait l’inégalité des fortunes. Mathilde Durieu, sa cousine, c’est la jeune fille aimante et aimable, ayant étourdiment donné son cœur en dehors de toute idée d’arithmétique, et, plus tard, obligée de réfléchir, de se sacrifier presque, à mesure que se révèle à son âme charmante la tyrannique pression de l’argent sur les affections les plus légitimes. Sa mère, madame Durieu, c’est la pâle et triste silhouette de l’épouse pauvre d’un mari riche, victime résignée d’un tyran sans le savoir, réduite par l’absence de dot à l’état d’ilote et de servante, et ne pouvant pas même révéler, dans ce rôle subalterne, ses excellentes qualités d’intelligence et de cœur. M. de Roncourt, c’est l’homme d’antique race, ayant payé un large tribut à ses instincts d’honneur héréditaire en acquittant des dettes qui n’étaient pas les siennes, mais malheureux du malheur de sa fille, et perdant peu à peu, dans sa lutte contre une adversité constante, sinon sa probité sans tache, au moins l’exaltation chevaleresque de son sacrifice. Élisa de Roncourt, c’est la lutte poignante d’une nature délicate, élevée, exquise, contre les étreintes de la pauvreté ; c’est l’image, hélas ! trop vraie, de tout ce qu’une fille pauvre peut souffrir dans un monde où sa beauté, son esprit, ses talents, sont pour elle autant de périls, où personne ne prendra sa défense si elle est calomniée, où les plus chers, les plus intimes secrets de son cœur doivent rester fâchés et ensevelis comme des crimes. Jean Giraud, celui de tous les personnages qui a sans doute donné à M. Dumas fils le plus de travail et de souci, ce n’est ni le fripon, ni le sot, ni le traître, ni l’imbécile, ni le grotesque, encore moins le banquier aux allures suzeraines, le spéculateur de génie justifiant ses millions par la grandeur de ses plans, par l’utilité sociale de ses entreprises : c’est le faiseur audacieux par ignorance, parti d’assez bas pour ne s’effrayer d’aucun hasard, si absolument dépourvu de sens moral, qu’il ne se figure pas mal faire et qu’on l’étonne en le méprisant ; ayant créé, sans s’en douter, une nouvelle école industrielle où la hardiesse et la crânerie suppléent à la science ; prenant au sérieux, comme expression de la justice des honnêtes gens, cette législation interlope qui régit les naturels de la Bourse, et entretenu dans cette erreur par quelques spectateurs intéressés de sa chasse aux millions ; puis, une fois riche, rêvant une alliance avec la bonne compagnie, se glissant par toutes les portes entrouvertes avec son portefeuille pour introducteur, et déployant, dans cette nouvelle phase de son avènement mondain, un curieux mélange d’aplomb, d’astuce, de sottise, de ridicule et de bon sens. M. de Cayolle enfin, c’est le penseur opposé au casse-cou, l’industrie scientifique et humanitaire mise en regard de l’industrie qui compte peu de savants et beaucoup de chevaliers.

Indiquons rapidement, parmi ces caractères, ceux qui ne nous semblent pas réussis, et ceux qui font, selon nous, à M. Dumas fils assez d’honneur pour qu’il se console d’un peu de froideur chez le public, d’un peu de perfidie chez la critique.

Nous commencerons par éliminer sans merci la comtesse Savelli et M. de Cayolle. La comtesse, rôle épisodique, a tout à fait l’air d’une échappée du demi-monde, naturalisée grande dame une heure avant d’entrer en scène. M. de Cayolle ressemble à un Girardin ingénieur, préparant de longue main, à raison d’une idée par jour, son naufrage définitif dans la Gazette de France. Ses tirades sur la conscription civile et sur la lettre de change ne nous ont pas converti : nous leur préférons le récit de Théramène. Nous lui en voulons, d’ailleurs, d’avoir introduit dans la pièce ces questions de dessèchement, de défrichement, de marne et de drainage, tout cet élément didactique de la comédie moderne, auquel le parterre le plus positif préférera toujours, quoi qu’on en dise, une bouffée d’air et de fantaisie, un rayon d’amour et de soleil.

Madame Durieu est une excellente esquisse, un Chardin mortifié et pâli ; mais cette résignation bourgeoise à cheveux grisonnants a peu de prise sur un auditoire aussi raffiné que celui de la première représentation ; il suffit d’un bon mot de quelque loustic de feuilleton ou de quelque princesse de la bohème pour en paralyser l’effet, tout de demi-teinte, et faire ranger madame Durieu dans le seul genre qui ne soit pas bon. En dessinant M. Durieu, l’auteur a été évidemment gêné par l’importun voisinage de ces Faux Bonshommes, dont l’exorbitant succès a pesé sur celui de la Question d’argent. M. Durieu est un faux bonhomme aussi, plus vrai, mais moins saisissant que ses confrères du Vaudeville, dont les ridicules claquent comme un fouet de postillon. Chez lui, tout se passe en dedans, presqu’à son insu, dans ces régions intermédiaires du bien et du mal, où s’accomplissent, pour les cœurs vulgaires, de si singuliers compromis. Durieu, avare et poltron, égoïste et cupide, est parfaitement en paix avec lui-même. Il ne se doute pas, il ne veut pas se douter qu’il opprime sa femme, qu’il désole sa fille, qu’il est la première cause des fredaines de son fils, dont il a complètement négligé l’éducation morale ; qu’il est injuste envers son neveu, si digne de devenir son gendre ; qu’en acceptant une alliance d’argent avec Jean Giraud il devient son complice, et qu’en essayant d’être plus fin que lui il perd le droit de se fâcher de ses finesses : tout cela est juste et bien observé ; mais le théâtre moderne et M. Dumas fils lui-même nous ont accoutumés à des contours si arrêtés, à des effets tellement en saillie, que M. Durieu, dans son clair-obscur, intéresse peu et n’amuse guère. Au dénoûment, lorsqu’il se corrige, rend à sa femme sa confiance, retire ses fonds à Giraud et offre à son neveu sa fille, on ne lui sait aucun gré de sa conversion, et peu s’en faut qu’on ne soit de l’avis de Giraud, fort étonné d’être mis au ban d’une société qui a commencé par l’accueillir et l’exploiter.

Ce Giraud, nous le répétons, accuse, chez l’auteur de la Question d’argent, un travail dont il sied de lui tenir compte ; car il y a là, à défaut d’une réussite complète, le mérite de la difficulté vaincue. Dans la pensée de M. Dumas fils, il fallait que Giraud ne ressemblât ni à Turcaret, ni à Mercadet, ni à Robert Macaire, ni à aucun de ces types inventés par la comédie ou la caricature aux dépens des coureurs d’aventures industrielles. Il fallait qu’il déjouât la malicieuse attente des spectateurs, prêts à placer un ou plusieurs noms propres au bas de ce portrait, formé, comme la statue de Praxitèle, d’une foule de détails copiés d’après nature. M. Dumas s’est honorablement tiré de ce pas difficile, et nous regardons, pour notre part, comme très fidèlement et très finement rendue cette physionomie de fripon ingénu avec des velléités d’honnête homme, cet industriel en bottes de sept lieues, crotté dans tous les bourbiers de l’agiotage, et possédé de l’ambition maniaque de se faire vendre par les gens de bonne compagnie la paire de souliers vernis qu’il portera dans leurs salons. Cette absence de sens moral et d’éducation primitive, cette table rase sur laquelle ont poussé pêle-mêle tous les mauvais champignons et quelques plantes potagères, nous paraît préférable aux roueries odieuses ou burlesques des Robert Macaire, aux ridicules épanouis des Mondor et des Turcaret. Seulement l’auteur, en créant ce personnage, a imité quelque peu ces joueurs de billard dont l’habileté consiste à éviter les billes plutôt qu’à les faire. Grâce à ces qualités négatives, son Jean Giraud manque de cette carrure, de ces tons vigoureusement accusés qui forcent le public à suivre un caractère jusqu’au bout, à comprendre et à accepter toutes les péripéties d’un rôle. Il vient un moment, vers la fin du quatrième acte, où l’on a presque envie de prendre parti pour Giraud, si méchamment mis à la porte par ceux qu’il voulait enrichir, où l’on refuse surtout de s’associer à la colère un peu mélodramatique de René de Charzay. Si M. Dumas avait fait Jean Giraud plus risible, plus méchant, plus officiellement voleur, il aurait été plus vulgaire, et il aurait peut-être mieux réussi.

J’arrive aux deux meilleurs rôles de la pièce, M. de Roncourt et sa fille. Ce qui me frappe dans ces deux rôles, et ce qui a nui pourtant à leur succès, c’est que l’auteur n’y a rien donné à cette exagération, permise par le théâtre et réclamée par le public, en fait de grands et beaux sentiments. M. de Roncourt s’étant condamné à la misère pour sauver du déshonneur la mémoire de son frère, Élisa ayant sacrifié sa dot et donnant des leçons de piano pour faire vivre son vieux père, il semble que ces deux volontaires de la pauvreté vont se dédommager de leurs sacrifices en se couronnant de la poésie de leur malheur, que leur héroïsme et leur blason vont défier avec des airs superbes les riches et les heureux de ce monde. Il n’en est rien, et la puissance de l’argent dans la société moderne ne leur laisse pas même cette indemnité. Au lieu de ces fiertés cornéliennes, M. de Roncourt n’a plus que l’allure craintive de l’homme qui se sent importun parce qu’il est pauvre, qui craint d’être à charge à ceux-là mêmes qui l’admirent et le plaignent : le ressort des grandes vertus, cassé chez lui par cette terrible et cruelle épreuve, a cessé de jouer, et lui permet presque des transactions avec ses scrupules. Élisa sait qu’elle n’a rien à attendre de l’admiration ou même de l’indulgence du monde. Déçue, une première fois, dans un sentiment qui était plutôt de la confiance que de l’amour, elle ne veut plus aimer, elle se condamne à vieillir avant l’âge et se déclare invulnérable en souvenir de sa première blessure. Sa vertu, ses immolations filiales, la perte de ses illusions et de ses espérances, ne s’exhalent pas en sentimentales élégies ou en fastueux dithyrambes : elle ne se pose pas en héroïne ou en martyre ; simple et grave comme le devoir qu’elle accomplit, elle se replie sur elle-même, et c’est au plus profond de son cœur que l’homme assez heureux pour être distingue par elle ira chercher son secret. Un tel rôle ne peut pas avoir de ces grands effets dramatiques et passionnes qui soulèvent toute une salle ; et pourtant quel fond de loyauté et de noblesse dans cette attitude humble et triste ! Quelle émotion communicative, bien que refoulée ! Quels trésors de sensibilité sous ces airs de froideur ! Quoi de plus pathétique que le récit du dîner manqué ? La moindre fausse note, emphase ou trivialité, gâterait tout : c’est la vérité prise sur le fait, une page de la vie réelle transportée toute frémissante sur le théâtre. Et la scène où Élisa fait l’aveu de son premier amour à Jean Giraud, qui a demandé sa main, et où elle ajoute avec un inexprimable accent de franchise : « Voilà le passé, monsieur ; quant à l’avenir, je puis affirmer que je serai ce que j’ai toujours été, une honnête femme ! » — Les protestations les plus éloquentes seraient moins persuasives que ces simples paroles.

Le public a cependant préféré Mathilde Durieu à Élisa de Roncourt, et c’est peut-être cette préférence qui a contribué plus que tout le reste à refroidir le succès. Cette jeune fille si fraîche, si rose, si spirituelle, ayant l’ingénuité bienfaisante au lieu des cruautés de l’enfant terrible, et mettant dans ses printanières amours une abnégation si touchante, a paru, en somme, plus séduisante que la pauvre Élisa de Roncourt, et l’on a regretté que l’auteur ne se fût pas arrangé pour faire épouser Mathilde par René de Charzay. Je n’ai presque rien dit encore de ce René, le Grandisson de l’économie domestique, le héros honnête et sensé de cette pièce sensée et honnête. Je ne puis mieux finir que par lui ; il me servira à conclure. René de Charzay a déplu aux connaisseurs ; ils l’ont trouvé bien peu romanesque, bien peu poétique, bien terre-à-terre pour être aimé par trois femmes charmantes ; et ils se sont lamentés sur le sort de la poésie, du roman et du drame, descendant, de désenchantements en mécomptes, jusqu’en calculer, centimes par centimes, le budget d’un ménage de garçon. En effet, on ne saurait le nier, c’est à d’autres soins que se livraient les héros d’il y a quarante ans ; c’est un autre idéal qui nous apparaissait jadis dans les œuvres où s’est abreuvée notre jeunesse littéraire, et ce nom de René, que M. Dumas fils, par distraction ou par ironie, vient de donner à son personnage de prédilection, a fait bien du chemin avant d’arriver des rives du Meschacébé au salon de M. Durieu. On peut même indiquer dans cette marche descendante de la poésie moderne plusieurs phases de décroissance. Après les demi-dieux de l’enthousiasme ou de la mélancolie, les titans de l’idéal et de l’infini, créés par Byron, Chateaubriand et Gœthe, après ces rêveurs sublimes pour qui le monde était un horizon trop borné, nous avons eu les héros romantiques de la seconde génération, aussi fougueux, aussi échevelés que leurs aînés, mais plus rapprochés de nous, prenant pied sur la terre et mêlant à leur lyrisme des passions moins éthérées et moins vagues. Buis est venue la muse fringante et cavalière de M. de Musset, amoureuse encore de poésie et de songes, mais très disposée déjà à se moquer d’elle-même et à ramasser, entre les paravents d’un Proverbe, son bonnet jeté par-dessus les moulins de la fantaisie. Pendant ce temps, la société, la morale, les illusions, les croyances, devenaient ce qu’elles pouvaient. Les esprits se désabusaient comme les imaginations ; les pensées se rapetissaient comme les rêves. À chacune de ces épreuves, de ces révolutions tentées au nom des idées les plus propres à faire battre les cœurs, le sentiment public s’abaissait d’un degré dans le désenchantement, le doute et l’égoïsme. M. Dumas fils, arrivant après M. de Musset, comme la prose après les vers, s’est trouvé en face de cette société qui se consolait avec des chiffres de la perte de ses chimères. Il a commencé par la passion ; mais, dans ce monde amoindri et gâté où la passion avait perdu ses horizons et ses grandeurs, il ne l’a plus rencontrée que dans le boudoir d’une courtisane : la Dame aux Camélias a succédé à dona Julia, à Amélie, à dona Sol, à Adèle d’Hervey, à Portia, à Bernerette. Aujourd’hui il veut être raisonnable et moral ; mais, dans ce monde déshérité de tout ce qui élève et raffermit les intelligences, la raison, c’est le calcul ; la morale, c’est l’arithmétique. Ne nous en prenons donc qu’à nous-mêmes si René de Charzay a remplacé René de Combourg, et pardonnons à M. Dumas fils de ne pas nous montrer des héros, des enthousiastes et des poëtes là où il ne voit que des agents de change.

IV. — M. Louis Véron21. — Madame Sand22

Je m’étais fait d’avance une joie de ne point parler du roman de M. le docteur Véron ; car rien ne me serait plus antipathique et n’est plus éloigné de ma pensée que de me poser en persécuteur périodique d’un homme spirituel, inoffensif, faisant un généreux emploi d’une fortune agréablement gagnée, et réussissant, sinon à ennoblir la littérature, au moins à l’enrichir, chose tout aussi difficile ! Mais l’importance littéraire de M. Louis Véron s’est fort accrue dans ces derniers temps : Horace et Mécènes pris séparément sont déjà deux fort intéressants personnages : Horace et Mécènes réunis en un seul type, la munificence délicate, la protection vigilante, le dilettantisme ingénieux, le bienfait à demi voilé, les écus mis au service du bon goût, se confondant, chez le même homme, avec le talent d’écrire, avec les aptitudes de penseur, de conteur et de moraliste, avec le droit personnel et bien acquis à l’empressement des éditeurs et aux suffrages du public, c’est là ce que peu de siècles ont vu, et ce que, grâce à M. Véron, il nous a été donné de voir. D’une main, il couronne des romanciers et des poëtes ; de l’autre, il écrit des romans de mœurs : dans cette bourse bien garnie et bien ouverte, dans cette imagination heureuse et fertile, le prix d’hier va se continuer par le prix de demain ; le roman de la semaine prochaine va succéder au roman d’aujourd’hui. Déjà Une dot et des espérances affriande le lecteur charmé de Cinq cent mille livres de rente. Ainsi, précepte et exemple, encouragements et modèles, aisance de la critique et difficultés de l’art, toutes les couronnes se marient et s’accumulent sur ce front où le lierre des doctes veilles s’entrelace à la rose des festins, où le souci de faire des livres s’illumine du bonheur de faire des heureux. Ce n’est pas tout encore : si nous en croyons les journaux belges, c’est-à-dire les plus parisiens et les mieux informés de tous nos journaux, il ne s’agirait de rien moins que de créer un groupe, une influence, un centre d’action et de production littéraire, qui servît de correctif et de contre-poids à l’Académie française, laquelle démérite chaque jour davantage des bons esprits et des gens bien-pensants. Dans cette néo-académie où l’on serait plus de quarante et où l’on aurait de l’esprit beaucoup plus que comme quatre, on tâcherait de mettre assez de talent, d’argent, de belles œuvres, d’éclat, de mouvement et d’entrain pour remplacer peu à peu et supplanter l’ancienne Académie dans les sympathies publiques : et, comme ce plan se rattache à l’impulsion donnée par M. Véron, comme son nom a été mêlé au programme, il se trouverait naturellement un des chefs, le La Rochefoucauld ou le Retz de cette Fronde du vers et de la prose contre le palais Mazarin. Il est donc essentiel de savoir, d’après le premier anneau de cette chaîne, qui peut être longue, et va bientôt nous donner Une dot et des espérances, ce que nous devons attendre de ce mouvement si favorable à la prospérité des lettres, ce que cette nouvelle école, ce nouveau groupe de schismatiques bien rentés, auront à opposer à l’Histoire des révolutions d’Angleterre, aux Souvenirs contemporains, à Madame de Hautefort, à Madame de Longueville, à l’Histoire du Consulat et de l’Empire, à l’Avenir politique de l’Angleterre, à l’Histoire de madame de Maintenon et autres œuvres sorties tant bien que mal du vieux groupe académique. Il est donc tout à fait impossible de passer sous silence Cinq cent mille livres de rente.

Cinq cent mille livres de rente ! quel beau titre ! et comme cela fait mieux venir les billets de banque à la bouche que ces titres maigres et sans le sou, Eugénie Grandet, Colomba, Marianna, Valentine, Stello, Gerfaut, Catherine ! On voit tout de suite qu’il s’agit d’argent, et qu’il y aura, par conséquent, une grosse somme d’intérêt. M. Picard, lancé dans des spéculations hasardeuses, se ruinera-t-il ? Voilà pour les émotions pécuniaires. Madame Picard a-t-elle ou n’a-t-elle pas un anévrisme ? Voilà pour l’étude des secrets du cœur. Quel sera le menu du grand dîner de M. Picard ? Voilà pour l’érudition gastronomique.

Le drame se déroule ainsi, à la fois triple et simple, tantôt financier, tantôt médical, tantôt culinaire, mais toujours au niveau des hautes pensées, des purs horizons, des sentiments grandioses qu’élèvent dans l’âme et que maintiennent dans l’art la médecine, l’arithmétique et la cuisine. L’auteur nous fait passer d’une carte de restaurateur à un bordereau d’agent de change, et d’une orgie de domestiques à une consultation de docteurs. — « On n’est jamais trahi que par les siens ! » le proverbe a raison, et la Faculté de Paris aura fort à faire avec ce frère terrible qui, au risque de copier un peu Molière et de prendre comme lui son bien où il le trouve, nous peint trois princes de la science discutant gravement sur une maladie absente, parlant de la dyspnée, des palpitations en montant les escaliers, du poids irrégulier, des douleurs passagères, mais assez vives, dans la région précordiale, et finissant par conclure que madame Picard n’a pas d’anévrisme, que leur collègue est un âne, et qu’un membre de l’Institut (toujours des pierres dans le jardin académique !) est capable de commettre à la légère une aussi lourde bévue. Mais ceci est la péripétie finale, l’arc-en-ciel après l’orage : avant d’en arriver là, nous avons à traverser des scènes palpitantes où se dessinent avec avantage les personnages principaux : le baron de Longueville, gentilhomme de hasard, ayant son fief place de la Bourse, tour à tour enrichi et exécuté, nageant en pleine eau ou en pleine bourbe dans toutes les affaires véreuses, moitié parasite, moitié fripon, et faisant de la hausse ou de la baisse le thermomètre de son luxe et de son appétit ; le sieur Ledain, vrai traître de mélodrame habillé en teneur de livres, se livrant contre son patron à des manœuvres souterraines et réservé comme ses confrères en traîtrise aux exemplaires châtiments qui vengent la vertu et rassérènent le lecteur ; la Cardoville, ainsi nommée à cause de la couleur de ses cheveux, une nouvelle édition, peu embellie et encore moins corrigée, de ces héroïnes dont le théâtre et le roman nous redisent à satiété les édifiantes prouesses ; le comte de la Roserie, un sportsman demi-sang, fils d’une grisette, adopté par un grand seigneur, faisant courir à toute vitesse ses chevaux, sa fortune et son honneur, se brisant la tête dans un steeple-chase, et sincèrement pleuré de tous ceux qui pariaient pour son cheval ; le général de Rhétorières, un vieux grognard furieux que son neveu se fasse commerçant au lieu de prendre l’épaulette, le déshéritant à grand renfort de jurons et de rhumatismes, et finissant par sacrifier ses préventions et ses rancunes guerrières aux vertus et aux grâces décentes de madame et de mademoiselle Picard ; Marie enfin, la sage et honnête fille d’un colonel tué sur le champ de bataille, résistant aux séductions du luxe comme aux tentations de la misère, menant sans encombre au milieu des récifs parisiens sa petite barque pavoisée de fleurs naturelles, et sauvée du naufrage par la marquise de Pomeuse, aimable et indulgente douairière qui la fait passer pour sa nièce. Tous ces personnages, on le voit, se recommandent par leur nouveauté. Cette grandeur et cette décadence des héros de l’agiotage, ce gentilhomme de la coulisse et du report, cette lorette à chevrons, ce vieux général bourru et bonhomme, ce caissier infidèle, cette fille d’un colonel mort en lui laissant sa croix d’honneur pour seul héritage, tout cela est neuf, original, à la fois vrai comme les bonnes hardiesses, hardi comme les bonnes vérités, et l’on admire tout ce qu’il a fallu de force d’analyse, d’usage du monde et d’attention pénétrante pour découvrir dans les plus intimes profondeurs sociales ces types échappés jusqu’ici aux plus sagaces observateurs. Vous comprenez aussi combien doit être neuve l’action engagée entre des personnages si peu usés par nos inventeurs. M. et madame Picard font un honnête petit commerce et un excellent petit ménage. Rien de gracieux comme madame Picard portant des manches de lustrine par-dessus sa robe et alignant de ses jolis doigts les fractions et les zéros, pendant que M. Picard, le plus fleuri des négociants mariés, lui offre galamment un réséda dans un verre d’eau. Malheureusement l’épidémie des spéculations et de l’industrie à grandes guides passe sur cette paisible maison, et l’imprudent Picard, séduit par le brillant Longueville, consent à se fourrer au plus épais de cette forêt à colonnade grecque, qui loge les nouveaux Grecs et remplace les anciennes forêts. La fortune sourit à Picard d’un gros sourire à trente-deux millions, et bientôt il est en mesure de donner à ses amis émerveilles ce dîner, ce fameux dîner, pour qui le roman semble fait, dont le menu s’étale en grosses lettres au plus bel endroit, et que le lecteur a tant de plaisir à digérer. Mais, hélas ! tout n’est pas roses dans le métier de millionnaire impromptu. Picard est soucieux ; on a la plus grande peine à lui procurer pour ses soirées des marquis, des généraux et des duchesses qui ne ressemblent pas trop à des figurants du Gymnase ; ses domestiques le volent ; son maître d’hôtel, l’illustre Alexandre, au lieu de lui servir une macédoine, fait danser l’anse du panier d’une façon révoltante ; sa fille veut épouser le jeune Rhétorières, qui a une passion pour les livres en partie double, et qui est déshérité par son oncle, le débris de la grande armée ; son fils est amoureux de la Cardoville, fait des dettes et se bat en duel. Lui-même, lui, le modèle des époux, enivré par les fumées de la prime et les vins capiteux de son ami Longueville, oublie les résédas de la lune de miel, et se laisse entraîner chez Marie, qui, protégée par la croix d’honneur de son père et peu sensible aux empressements d’un homme d’âge, le rappelle à des sentiments meilleurs et le fait consentir à n’être aimé que comme un beau-père. Ledain, l’astucieux Ledain, dresse ses chausse-trappes autour de la caisse de Picard, et, en attendant qu’il lui dise comme son aïeul Tartufe : « C’est à vous d’en sortir ! » il en extirpe un à un tous ces millions arrivés si vite. Riche Picard ! pauvre Picard ! il vient un moment où, époux volage, amant malheureux, père désobéi, ami trompé, banquier trahi, maître volé, dîneur obéré, millionnaire ruiné, Picard se trouve en face du Deus ex machina des faillites de roman et de drame : le suicide ! Il y a là, sur le suicide in extremis, quelques pages d’une vérité, d’une profondeur, d’une originalité, d’une éloquence à faire pâlir Jean-Jacques. À la fin, tout s’arrange. Les millions envolés par les fenêtres reviennent par les portes. M. le comte de la Roserie, le gendre secrètement rêvé par la vanité de M. Picard, meurt des suites de sa chute ; Anatole Picard, converti, épouse Marie ; le jeune Rhétorières, réintégré, épouse Blanche Picard ; Ledain, démasqué, rend une moitié de ce qu’il a pris, et, avec l’autre moitié, va cacher sa honte en province ; M. Picard, corrigé, abandonne les zones torrides de l’agiotage pour revenir au petit commerce ; la maison Picard fils, gendre et Compagnie, redevient solide en cessant d’être brillante. On donne congé au grand Alexandre et à ses menus macédoniens ; et enfin, pour compléter le bonheur de cette intéressante famille, les docteurs Rousseau, Maillard et Chalamel, signifient à leur collègue Bernard, — honteux comme un médecin qu’un malade aurait guéri, — que madame Picard n’a jamais eu, n’a pas et n’aura jamais d’anévrisme !

Voilà le roman de M. Véron. Avouons-le, il n’y a là de relevé que les quatre plats qui suivent le potage dans le menu du grand dîner. L’idéal manque, mais le réel abonde ; et M. Véron, en se décidant pour le réalisme, a apporté le secours de sa maturité précoce à cette jeune école qui commençait à faiblir. Les partisans du vrai, du cru et du nu, l’inventive pléiade des Courbet de la littérature, reçoit là un renfort auquel elle ne s’attendait guère, et dont elle doit être prodigieusement flattée ; car enfin il ne s’agit plus d’un pauvre diable observant la réalité à travers les trous de son paletot, d’un enfant perdu de la fantaisie râpée, d’un bohème grelottant à la porte de la vérité et prêt à en prendre le costume, mais d’un homme considérable, publiciste, législateur, avant, dans sa liste civile, un chapitre pour encouragements, pensions et récompenses littéraires, et dont la mise irréprochable pécherait par excès plus que par défaut, si elle pouvait pécher par quelque chose. Rien, il faut bien en convenir, dans les chefs-d’œuvre des illustres du genre, n’est à la hauteur de l’orgie des domestiques, vue et écoutée derrière la porte par Longueville et la Cardoville, et des indiscrétions du coryphée de la bande, appliquant un même soufflet à la joue ridée du fripon et à la joue plâtrée de la courtisane. M. Véron, dont le roman de mœurs nous offre du reste des conclusions fort morales, et qui a eu tout le temps de réfléchir sur sa vocation et ses préférences en littérature, a été probablement frappé du mal que nous avaient fait les chimères poétiques, les illusions égarées dans les nuages, la manie de placer trop haut notre idéal et notre rêve, les lyriques écarts de la passion paradoxale, échevelée et révoltée, et il a conclu sagement qu’un retour à la vie commune, à la saine pratique des choses, à l’enseignement direct, personnifié dans des héros pris sur les marches de la Bourse, sous le grillage de Chevet ou au fond d’un arrière-comptoir, répondrait mieux aux besoins de la société moderne et aux nouvelles destinées de l’art. Tour à tour mis en contact, par ses fonctions de directeur de revue, de journal et de théâtre, avec ces fines et nerveuses natures où tout aisément se surexcite et s’exagère, où le réel et même le possible s’échappent vite dans une brume flottante et lumineuse, il a voulu réagir contre ces tendances excessives, et nous ramener au pot-au-feu des imaginations bourgeoises, en ayant soin pourtant de l’assaisonner assez bien pour que les gourmands pussent y toucher. Par état et par goût, il a vu de près ce que valaient un poëte, un rêveur, une sylphide, et, en général, tout ce qui tend à s’élever au-dessus du niveau vulgaire ; et, forçant sa nature, il s’est condamné à rester terre à terre avec Picard et Compagnie. Enfin, n’oubliant jamais qu’il a été médecin, il a constaté dans la littérature moderne l’abus des liqueurs fortes, des philtres enchantes, des boissons pleines d’extases, de vertiges et d’ivresses, et il a remplacé le haschisch par le hachis ; c’est le trait d’un bon grammairien, d’un bon cuisinier, d’un bon docteur et d’un homme raisonnable. Souhaitons maintenant qu’il ne nous fasse pas trop attendre Une dot et des espérances, et que ce second roman de M. Véron, en dotant notre littérature d’un chef-d’œuvre de plus, réalise toutes les espérances que nous donne le premier !

Mais, répliquerez-vous, n’y aurait-il pas moyen de dépasser un peu ces régions inférieures, d’aspirer, loin de l’office, du boudoir et de la boutique, quelques bouffées d’air alpestre, de mêler un grain de poésie et d’idéal à ces récréations littéraires dont le principal mérite est justement de nous détourner des réalités et des chiffres de la vie moderne ? Vous voulez de l’idéal, de la poésie, du roman qui ne ressemble pas à ce que vous dites ce matin, à ce que vous ferez ce soir ? Eh bien, en voici, et saluez bien bas, car c’est le plus récent poëme de madame Sand :

« Au sein du puissant univers, la rencontre des nuées cométaires engendra un corps brûlant, qui roula aussitôt dans les abîmes du ciel, obéissant aux lois qu’il y rencontra, lois éternelles, dont les accidents les plus formidables à nos yeux ne sont que les conséquences nécessaires d’un ordre préétabli, infini, éternel dans son ensemble… Ces dépôts, éléments ou débris de matière cosmique qu’on appelle nébuleuses, comètes, astéroïdes, sont comme la poussière créatrice des mondes. Le nôtre en est une condensation et une combinaison quelconque. Leur approche épouvante les hommes, et pourtant la vie est dans le sein de ces foyers mystérieux, répandus dans l’espace… »

À la bonne heure ! nous voilà suffisamment haut, assez loin du général Rhétorières et de madame Picard. Ces lignes aussi claires qu’entraînantes sont littéralement extraites d’Évenor et Leucippe, nouvelle production de l’auteur de Léda, de Consuelo et de Spiridion, et destinée, semble-t-il, à marquer une nouvelle phase, une évolution nouvelle dans ce souple et intrépide talent. Après avoir tour à tour parcouru avec un égal succès le roman passionné, le roman poétique, le roman philosophique, le roman humanitaire, le roman didactique et le roman rustique, madame Sand, cette fois, vient de créer le roman cosmogonique. Elle a passé de Saint-Preux à Humboldt, et ce saut d’une prodigieuse puissance s’est formulé dans Évenor et Leucippe, récit Édénique et constellé, qui a dérouté les esprits vulgaires, mais réjoui tous les amateurs des étoiles en plein midi. Évenor, c’est Adam antidaté, au point de vue de l’école druidique clarifiée par Jean Reynaud et Pierre Leroux. Leucippe, c’est Ève transoriginelle, destinée à peupler la terre primitive sans péché, sans serpent et sans figuier. Ce Couple Paradisiaque a pour institutrice une dive, sorte de créature mixte entre la divinité et l’humanité, laquelle dive s’appelle Téléia, et se donne pour mission de préparer Évenor et Leucippe à la religion de l’hyménée. Là-dessus cinquante-six colonnes de description de ces deux jeunes fiancés très légèrement surveillés par la dive, et du Paradis anticipé où ils se livrent à leur noviciat matrimonial. La dive Téléia leur adresse un discours qui n’occupe pas moins de vingt-cinq autres colonnes, après quoi elle les laisse, renseignés, sanctifiés et bénis. Le mariage a lieu avec les cérémonies téléiesques, qui ressemblent très peu aux nôtres, et cette énorme différence entre les hyménées d’alors et les hyménées d’aujourd’hui explique surabondamment cette prédilection de madame Sand pour la manière dont on se mariait dans cet Éden anté-Génésique. Une fois la lune de miel commencée entre Évenor et Leucippe, qui sont très heureux et qui ont beaucoup d’enfants, la pauvre dive commence à dépérir à vue d’œil : c’est que sa tâche est finie, et que, n’ayant plus rien à apprendre à ses deux élèves en hyménée, elle n’a plus qu’à mourir. Elle meurt en effet, léguant ses chiens aux époux cosmiques, qui rentrent dans la tribu terrestre, où ils trouvent Mos, Sath, Lith et Ops, quatre personnages un peu obscurs, mais qui s’expliqueront plus tard, quand madame Sand achèvera de dérouler ses symboles. Ils se querellent, se battent, se réconcilient : après quoi Leucippe court à la caverne du Ténare ; elle y trouve le cadavre de la dive déjà séché et noirci par la fumée volcanique, et gisant pour jamais sur la poussière de sa race. Puis madame Sand termine par ces paroles sibyllines : « Le reste de la vie d’Évenor et de Leucippe se perd dans la nuit des temps inconnus (ingénieuse façon de nous faire remarquer à quel point les commencements en sont clairs !) : il est probable que l’établissement dans l’Éden fut prospère et que l’âge d’or nouveau, éclairé des clartés de l’âge divin antérieur, y régna longtemps à l’insu des autres races. Cependant Évenor, fidèle aux préceptes de Téléia, s’était juré, en entrant dans la Forteresse Paradisiaque, de ne pas restreindre sa mission aux félicités morales de la famille et de la tribu. Il est à croire qu’il sortit plusieurs fois de l’Éden pour répandre la lumière dans les divers établissements que Sath, Mos, les anciens et les libres, formèrent sur le plateau ; mais l’histoire des Âges fabuleux, qui n’est qu’une tradition poétique, à force de varier dans ses légendes et dans ses symboles multiples, laisse dans une ombre impénétrable les événements des civilisations primitives. » Amen, et fiat lux ! Ainsi finit ce roman d’Évenor et Leucippe, roman essentiellement cosmique, que les quarante-quatre mille abonnés de la Presse ont eu l’ineffable bonheur de savourer vingt-cinq jours de suite. On assure que les admirateurs de madame Sand ne se sont pas encore relevés de ce coup de massue asséné avec toute la vigueur des civilisations primitives par un arrière-grand-père d’Adam ; c’est qu’ils n’ont pas démêlé le vrai sens et la vraie place d’Évenor et Leucippe. Évidemment madame Sand avait destiné Évenor et Leucippe à former le premier chapitre de l’Histoire de ma vie.

Est-ce donc ainsi que doivent finir tous les talents qui nous ont charmés ? Voilà donc la punition et la progression vengeresse de ces imaginations éclatantes qui ne reconnaissent aucun frein et aucune loi ! Le spécieux d’abord, puis le paradoxe, puis le faux, puis l’absurde, puis la démence, puis quelque chose qui n’est plus même la folie, mais l’ennuyeux multiplié par l’incompréhensible et se promenant en maître dans un Éden apocryphe où il n’y a pas même de serpent pour le mordre, de pomme pour le rafraîchir et d’ange exterminateur pour le mettre à la porte ! Quel désastre et aussi quelle leçon ! Et aussi quelle joie pour ces pauvres petits esprits qui s’en tiennent à la bible, à l’Évangile et au Catéchisme ! Tout est bien qui finit bien.

FIN.