(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Victor Hugo » pp. 106-155
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(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Victor Hugo » pp. 106-155

Victor Hugo

I

Au lecteur qui pénètre dans l’œuvre colossale, touffue, confuse, et mêlée de M. Victor Hugo, un étonnement s’impose d’abord. Il ressent la luxuriante abondance du style, la profusion des mots, des tournures, des périodes, la variété des figures, la richesse des terminologies, l’entassement de paragraphes sur paragraphes, les infinies suites de strophes.

S’il s’efforce de discerner la loi de ces développements, et la cause de cette opulence, s’il tente de classer les idées d’un alinéa*, les aspects d’une description, les traits d’une physionomie et les phases d’une œuvre, il découvrira aussitôt que la principale habitude de style et de composition chez M. Victor Hugo, celle par qui il obtient ses effets les plus caractéristiques et les plus intenses, est la répétition. Pas une page et pas une suite de pages du poète, qui ne soit ainsi écrite par une série petite ou énorme de variations aisément séparables. Chacune débute par une phrase-thème exposant l’idée que M. Victor Hugo se propose d’amplifier ; puis vient une redite, puis une autre en termes de plus en plus abstraits, magnifiques ou abrupts, aboutissant de pousse en pousse à cette efflorescence, l’image, qui termine le développement, marque le passage à un autre thème indéfiniment suivi d’autres.

On peut noter des vers comme ceux-ci :

Nous sommes les passants, les foules et les races : 
Nous sentons frissonnants des souffles sur nos faces ; 
Nous sommes le gouffre agité.
Nous sommes ce que l’air chasse au vent de son aile.
Nous sommes les flocons de la neige éternelle
Dans réternelle obscurité.

Des passages comme celui-ci :

Aujourd’hui recueil des Hanois éclaire la navigation qu’il fourvoyait ; le guet-apens a un flambeau à la main. On cherche à l’horizon comme un protecteur et un guide, ce rocher qu’on fuyait comme un malfaiteur. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu’ils effrayaient. C’est quelque chose comme le brigand devenu gendarme.

Que l’on assemble maintenant ces paragraphes par couples, qu’on les associe en séries diverses, on aura la contexture de la plupart des pièces de vers et de la plupart des chapitres de M. Victor Hugo.

En de longs développements retentissent, les plaintes et la hautaine indignation d’Olympio. Les sphinx ceints de roses du sultan Zimzizimi profèrent et répètent la même désolante réponse que reprend en une autre œuvre le ver destructeur des Sept Merveilles. Certaines pièces des Contemplations sont inépuisables en dissertations sur la moralité des hommes et les consolations de la mort ; certaines pages des Châtiments lancent et relancent la même insulte en invectives redoublées. Les Chansons des Rues et des Bois varient avec une virtuosité paganinienne un mince recueil de thèmes gracieux, amplifiés en formidables symphonies. Dix-huit strophes y recommandent de confondre l’antique au biblique et au moderne ; dix pages de vers envolés et fugaces constatent que la femme ne se livre plus en don gratuit ; seize pages à quatre strophes redisent de mille façons ironiques que Dieu n’a pas besoin de l’homme pour parachever ses œuvres. Que l’on joigne à ces exemples les facétieux boniments d’Ursus dans l’Homme qui rit, ces parades funambulesque où la même spirituelle cabriole s’exécute en mille dislocations ; les résumés historiques qui ouvrent les divers livres des Misérables, par d’énormes variations ; les grandes fantaisies de Quatre-vingt-treize sur le mystérieux accord des chouans avec les halliers ; et dans les Travailleurs de la Mer le sinistre chapitre sur la Jacressarde, maison déserte au haut d’une falaise qui ouvre sur la nuit noire deux croisées vides.

Cette insistance verbale, cette formidable obstination à échafauder mots sur mots, formule sur formule, à revenir et s’appesantir, à enserrer chaque idée sous de triples rangs de phrases, caractérise la forme de M. Victor Hugo, est normale pour tous les passages où il développe quelque réflexion, et constitue le procédé de son style descriptif. Au lieu d’user d’une minutieuse énumération de détails, terminée et raccordée par une large période générale, à la façon des réalistes, M. Hugo recourt à l’accumulation, la reprise, la trouvaille abandonnée et ressaisie, de propositions d’ensemble, de périodes compréhensives, dont le retour est comme l’effort de deux bras, infructeux et répété, peinant à enclore un énorme et souple fardeau.

Que l’on relise pour constater jusqu’où va cette contention et cette lutte, les ressources infinies de ce style jamais las, la magnifique série de chapitres où se trouve décrite la tempête funeste à l’ourgue des Compachicos :

Les grands balancements du large commencèrent ; la mer dans les écartements de l’écume était d’apparence visqueuse ; les vagues vues dans la clarté crépusculaire à profil perdu, avaient des aspects de flaques de fiel. Çà et là, une lame flottant à plat, offrait des fêlures et des étoiles, comme une vitre où l’on a jeté des pierres. Au centre de ces étoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence assez semblable à cette réverbération féline de la lumière disparue qui est dans la prunelle des chouettes.

De pareils redoublements de phrases renflent les chapitres sur le palais muet, obscur et splendide que traverse à pas hésitants Gwynplaine promu Lord Clancharlie ; il en est ainsi dans les Misérables, à ce tableau de l’éclosion printanière dans le jardin inculte, où se déroulent les amours de Cosette et de Marius ; et les vers du poète sont aussi riches que sa prose en ces tentatives redondantes, ces perpétuels retours du burin à graver et regraver le même trait en de diverses et fantasques lignes. Je prends entre cent exemples la description du château de Corbus dans la Légende des Siècles :

L’hiver lui plaît ; l’hiver sauvage combattant,
Il se refait avec les convulsions sombres
Ces nuages hagards croulant sur ses décombres,
Avec l’éclair qui frappe et fuit comme un larron,
Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon,
Une sorte de vie effrayante à sa taille.
La tempête est la sœur fauve de la bataille…

Et voilà le poète lancé pendant plusieurs pages à décrire le fantastique combat des ruines contre les nuées.

Ce même procédé cumulatif, cet effort redoublé à mille détentes, M. Victor Hugo le porte dans le portrait physique ou moral de ses héros :

Il y avait de l’illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu’à l’abstrait… Dans son impassibilité peut-être seulement apparente, étaient empreintes les deux pétrifications, la pétrification du cœur propre au bourreau, et la pétrification du cerveau propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa manière d’être complet, que tout lui était possible, même s’émouvoir. Tout savant est un peu cadavre ; cet homme était un savant. Rien qu’à le voir on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C’était une face fossile…, etc.

De même sont écrits les portraits du capitaine Clubin, de Déruchette et de Gilliat, de la duchessé Josiane et d’Ursus, de Javert, de Fan-tine et de Thénardier. Des personnages de son théâtre, aux héros de la Légende des Siècles aux femmes et aux enfants qui traversent certains poèmes, tous sont ainsi peints au décuple, saisis une première fois d’un coup, repris, traités à nouveau, enclos de mille contours semblables et déviants, obsédés et retouchés par une main sans cesse retraçante. De même pour la psychologie des personnages que M. Hugo conçoit comme des êtres nus et simples, qui manifestent leur passion ou leur nature par la répétition d’actes semblables. Enfin qu’il s’agisse de l’effronterie d’un gamin ou d’une vue d’ensemble sur la vie monastique, de la manie d’un ancien capitaine à pronostiquer le temps, ou d’une redoutable crise de conscience, du spectacle funèbre d’un pendu épouvantant ses commensaux ailés des soubresauts dont l’anime le vent dans la nuit sur une plage, ou d’une considération historique sur la Convention, de plaintes sur la mort ou d’exultations sur la vie, M. Hugo est essentiellement l’écrivain de la redite, de la répétition, de la variation. De haut en bas, du sublime au fantasque, dans tous les sujets et à travers toutes les émotions, il est celui qui ne peut exprimer une seule pensée en une seule phrase.

Nous avons déjà noté qu’au cours d’une pareille ascension de périodes à sens identique, les mots propres rapidement épuisés auront pour suite des synonymes de plus en plus indirects, puis des allusions et des images. La longue ouverture du Jour des Rois où le poète essaie de montrer la figure du mendiant, spectateur infime et presque inanimé des incendies allumés par les puissants aux quatre points cardinaux, aboutit à ces deux vers et s’y résume :

Penché sur le tombeau plein de l’ombre mortelle,
Il est comme un cheval attendant qu’on dételle.

Mais dans l’œuvre de Victor Hugo, ce symbolisme est souvent autre chose que la terminaison d’une période ascendante. Tout symbole est à la fois une abréviation et une transposition ; ce sont là les rôles que l’image remplit chez le poète.

Enchaînées et se succédant, les métaphores, par les rudes raccourcis qu’elles infligent au style, par les sauts de pensée qu’elles impliquent, donnent à toute pièce une grandeur grave, quelque chose de biblique et d’auguste. Ainsi de ces strophes de Olympio :

Les méchants accourus pour déchirer ta vie
L’ont prise entre leurs dents.
Les hommes alors se sont avec envie
Penchés pour voir dedans : 
Avec des cris de joie ils ont compté tes plaies
Et compté tes douleurs,
Comme sûr une pierre on compte des monnaies
Dans l’antre, des voleurs.
Ton âme qu’autrefois on prenait pour arbitre
Du droit et du devoir,
Est comme une taverne où chacun à la vitre
Vient regarder le soir…

Que l’on note dans cette pièce le double emploi des métaphores. Si elles sont d’énergiques résumés, elles substituent en même temps, à la description d’états d’âme, durs à rendre en vers, des visions imaginables et familières. Ce passage de l’abstrait au tangible, et de l’obscur au saisissant est marqué avec la plus noble énergie, dans la pièce En plantant le Chêne des États-Unis d’Europe, où le poète, dans un des plus larges déploiements lyriques qui soient, adjure les éléments, les cieux et la mer, de corroborer le jeune plant mis en terre :

Vents, vous travaillerez à ce travail sublime,
Ô vents sourds qui jamais ne dites : c’est assez.
Vous mêlerez la pluie amère de l’abime
A ses noirs cheveux hérissés.
Vous le fortifierez de vos rudes haleines,
Vous l’accoutumerez aux luttes des géants.
Vous l’effaroucherez avec vos bouches pleines
De la clameur du néant.
Que l’hiver, lutteur au tronc fier, vivant squelette,
Montrant ses poings de bronze aux souffles furieux
Tordant ses coudes noirs, il soit le sombre athlète
D’un pugilat mystérieux.

Les strophes se suivent ainsi, bondissantes et fuyantes, emportant le lecteur à ne plus voir le chêne que quelques proscrits ont planté sur une plage, et l’idée révolutionnaire qu’il figure, mais un lutteur monstreux à forme demi-humaine opposant à l’assaut d’éléments passionnés, des racines douées d’obstination et des branches volontairement noueuses.

M. Victor Hugo excelle ainsi à rendre pittoresques par des métaphores matérielles, certaines propositions psychologiques, que l’on ne saurait décrire qu’en vers ternes. La connivence des timorés et des violents est ainsi transposée :

Les peureux font l’audace ; ils ont avec le glaive
La complicité du fourreau.

et la communauté de faute qui en résulte, ainsi :

Reste, elle est là, le flanc percé de leur couteau
Gisante ; et sur sa bière
Ils ont mis une dalle ; un pan de ton manteau
Est pris sous cette pierre.

S’il est des mots qui puissent rendre la vague terreur d’un tyran inquiet des murmures des honnêtes gens, ce sont des vers comme ceux-ci :

Et ces paroles qui menacent,
Ces paroles dont l’éclair luit,
Seront comme des mains qui passent
Tenant des glaives dans la nuit.

La joie sereine des beaux dieux, que les poètes ont montrés planant au-dessus de nuées d’or, resplendit en une magnifique succession d’images, que terminent ces deux vers radieux :

Ils savouraient ainsi que des fruits magnifiques
Leurs attentais bénis, heureux, inexpiés.

De splendides paroles font presque imaginer le mystère de l’immortalité de l’âme :

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
Quand verrons-nous déjà libres, hommes encor
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre
Et nos pieds faits de nuit, éclore en ailes d’or ?

L’infinité de l’espace est presque conçue comme réelle en ces vers :

Il vit l’infini porche horrible et reculant
Où l’éclair, quand il entre, expire triste et lent.

Ce don de matérialisation, cette aptitude à transposer les choses inimaginables en correspondances plus corporelles, a permis à M. V. Hugo d’écrire les singulières pièces finales de la Légende des Siècles et des Contemplations, ces tentatives désespérées d’exprimer l’inexprimable et l’inintelligible, où le poète livrant avec les mots une terrible bataille à de vagues ombres d’idées, accomplit ses plus merveilleux prodiges de parolier, et mesure ses plus profondes chutes. En ce point s’arrête l’évolution de l’image. Née d’une accumulation de phrases synonymiques qu’elle couronnait et résumait, prise comme un substitut de représentations directes possibles mais ternes, employée à la tâche de plus en plus difficile et de moins en moins réussie de figurer matériellement des idées plus obscures parce que plus creuses, elle finit par devenir le vêtement de purs fantômes intellectuels, à qui elle prête seule une existence apparente.

A ces deux formes de son style, la répétition et l’image, M. Y. Hugo joint une troisième habitude, la plus apparente de toutes, l’antithèse. Par cette juxtaposition de deux termes, de deux objets, de deux ensembles doués d’attributs contraires, par ce contraste exalté, par ce rapprochement souligné par des répétitions et marqué par des images, M. Hugo s’attache à définir plus nettement deux pensées antagonistes, amène la comparaison entre les deux termes ainsi heurtés de force, et définis par la révélation de propriétés hostiles.

La phrase même de M. Victor Hugo abonde constamment en termes durs à apparier. Parmi d’autres tendances celle d’accoler aux plus lumineux adjectifs et aux substantifs les plus clairs, le mot « sombre » est flagrante. On relève sans peine, en peu de pages : « Au grand soleil couchant horizontal et sombre ; miroir sombre et clair ; sérénité des sombres astres d’or. » Les romans sont riches en ces contrastes purement verbaux, notamment certaines oraisons comiques et grandiloquentes dans l’Homme qui Rit, dans les Misérables la plupart des dissertations générales, parmi lesquelles il faut relever celle sur l’antithèse entre les pénitences du couvent et l’expiation du bagne. Dans les drames, pas un monologue ou une tirade qui n’étincelle de brusques collisions de mots. La déclamation de Charles-Quint, les passages de bravoure de Don César de Bazan, le premier soliloque de Torquemada sont ainsi relevés de heurts sonores et éclatants. Mais les plus insignes exemples d’antithèses reprises, continuées et réduites, seront trouvés dans la Chamon des Rues et des Bois, où presque chaque poème semble traversé par deux courants d’idées inverses et parallèles. Qu’il s’agisse d’ailleurs d’une anecdote ou d’une scène, presque toutes les pièces contiennent au début ou à la fin un contraste dissonant entre deux aspects antagonistes. Les dénouements de la plupart des Orientales démentent l’exorde. Dans les Châtiments, le poème Nox met en regard des splendeurs du couronnement, l’aspect du cimetière Montmartre, fosse des fusillés. Dans les Voix intérieures, des sages s’attristent sur le festoiement des fous, et l’A Olympia, oppose à la douce gravité du poète, les clameurs des haineux.

Dans les Quatre vents de l’Esprit, le livre satirique flagelle les méchants parce qu’ils sont méchants, et les excuse parce qu’ils sont petits. Dans la Légende des Siècles, les contrastes dramatiques abondent. L’apparition de Roland parmi les oncles ennemis du roi de Galice, Philippe II songeant en son palais au-dessus du jardin où l’infante effeuille une rose, l’aigle héraldique d’Autriche contredit par l’aigle helvétique, dans le Romancero du Cid, le vieux héros fidèle au roi qu’il censure, entrechoquent deux spectacles ou deux humeurs. A tous les tournants des drames ou des romans, se passent des coups de théâtre, de poignantes alternatives, des luttes de conscience entre deux devoirs, des ironies tragiques qui font dire ou faire à un personnage le contraire de ce qu’il veut de toute son âme. La subite volte-face d’Hernani récompensé et gracié, Torquemada entrant en scène sur les dernières suppliques de Ben-Habib, l’incendie de la Tourgue égayant les enfants qu’il va tuer, Marie Tudor et Jane ne sachant si c’est l’amant de l’une ou de l’autre que l’on exécute, Marius défaillant entre le désir de sauver Valjean et la terreur de perdre Thénardier, la tempête sous un crâne, la Sachette reconnaissant sa fille en celle qu’elle a maudite, Ceubin saisi par la pieuvre et Triboulet tenant l’échelle à l’enlèvement de sa fille, quelle liste de contrastes, d’hésitations, d’alternatives et de déchirements d’âmes, d’antithèses fragmentaires qui amplifiées et soutenues deviennent la contexture même de toute œuvre.

Que l’on observe que les Châtiments sont l’ironique antiparaphrase des paroles officielles placées en épigraphes, qu’il n’est presque point de volume de poèmes qui ne soit digne de porter en titre l’antithèse de Rayons et Ombres, que tous les romans et les drames sont les développements d’une psychologie, d’une situation ou d’une thèse bipartites. En Triboulet, en Lucrèce Borgia, le sentiment de la paternité lutte contre les vices innés. En Hernani, en Ruy-Blas, en Marie Tuclor, en Marion Delorme, l’amour se heurte à la haine. L’Homme qui Rit est fait du contraste de la passion idéale et de la passion voluptueuse ; les Misérables sont la lutte de l’individu contre la société, les Travailleurs de la Mer, celle de l’homme contre les éléments. Quatre-vingt-treize, celle du droit divin contre la Révolution, du principe girondin contre le %120principe Saint-Just, personnifiés en Lantenac, Cimourdain et Gauvain.

Nous touchons ici à la façon dont M. Hugo entend l’âme de ses personnages. De même que ses phrases, ses poèmes, ses recueils, ses romans et ses drames sont le développement d’antithèses de plus en plus générales, ses personnages sont presque tous de nature double, comme dimidiés portant en eux la lutte constante ou passagère de deux passions adverses, constitués contradictoirement dans leur âme et dans leur corps, dévoyés par une crise qui retranche leur existence antérieure de leur existence actuelle. Marie Tudor est reine et amante ; en Gwynplaine la laideur physique offusque la beauté morale ; le forçat 24601 devient en quelques heures le plus noble des hommes, et le sultan Mourad, toujours inexorable à tous, eut un instant pitié d’un porc.

Se bifurquant en de plus générales oppositions, l’antithéisme divise donc toute l’œuvre de M. V. Hugo, des mots aux âmes, du plan d’une anecdote à celui d’un roman en huit cents pages, d’une fable à une trilogie, de la succession des strophes au principe de l’esthétique, qui, exposée dans la préface de Cromwell, se résume dans le mélange de deux contraires, le comique et le tragique.

Et de même que les tendances formelles dominantes, que nous devons analyser, aboutissent l’une à des redites profuses, l’autre à une obscurité sentencieuse, la pratique constante de l’antithèse semble avoir laissé des traces nocives en une des tendances caractéristiques de M. Hugo : A force de diviser son attention entre les deux termes contradictoires qu’il oppose sans cesse, de sauter de chaque objet à son opposé, de tout diversifier et de tout confondre, il semble comme si M. Hugo ne peut plus concentrer son activité intellectuelle en un seul point ou en un seul ensemble. La pensée comme la langue du poète se désagrègent par endroits. De là, des hachures de style, l’abus de l’apostrophe, les phrases sans verbe, le style monosyllabique et sibyllin des grands passages. De là, la tendance marquée aux digressions, les dix phrases formant tableau éparses en dix pages, comme en ce merveilleux portrait de la duchesse Josiane nue sur son lit d’argent, dont les membres se profilent écartelés sur tout un énorme chapitre. Enfin toute la bizarre construction des œuvres de prose et de vers, résulté de cette dispersion de la pensée, le manque de proportion d’épisodes comme la bataille de Waterloo dans les Misérables, l’air déjeté et fruste des romans et des longues légendes, trop étendus et trop brefs, sans mesure et parfois difformes.

Nous sommes au terme de notre analyse. Comme un mouvement transmis des roues petites aux plus grandes, puis au volant, qui le renvoie à toute la machine et la règle par l’allure qu’il en reçoit, nous avons suivi les trois tendances formelles de l’esprit de M. Hugo, des mots aux péripéties, des péripéties à la psychologie et de là aux conceptions fondamentales des grandes œuvres. Nous avons vu comment des habitudes qui ne paraissaient affecter que le style ont pu être montrées influer sur les gros organes de toute l’œuvre, comment la répétition a simplifié la psychologie, la tendance à l’image facilité l’accès de sujets métaphysiques, l’antithétisme déterminé la composition et l’esthétique. Il nous reste à pénétrer dans ce domaine interne de l’œuvre de V. Hugo, dont nous avons déjà passé les approches, à examiner non plus les paroles, mais leur sens, non la rhétorique mais la matière même qu’elle ouvre, non la loi des développements mais la nature des idées développées, le caractère commun et saillant des scènes, des portraits, des événements et des conceptions, qui donnent lieu à déployer des répétitions, des images et des antithèses.

II

Toute personne familière avec l’œuvre de M. V. Hugo, aura senti à certaines parties, que le nombre, l’importance et l’intensité des idées ne correspond pas à la noble opulence de l’expression. Il arrive que sous l’impérieux flux de paroles l’on découvre le cours mince et lent de la pensée, le pauvre motif de certains passages de bravoure, la psychologie rudimentaire des personnages, l’impuissance des descriptions à montrer les choses ; l’humanité et le monde réels presque exclus de cent mille vers et de cent mille lignes, tout ce dénûment du fond sous la luxuriance de la forme font de l’œuvre du poète un ensemble hérissé et creux, analogue au faisceau massif de tours qu’une cathédrale érige sur une nef vide.

M. V. Hugo a trop souvent recours pour ses fantaisies de style, à cet amas de pensées vulgaires, simples et fausses, que l’on appelle les lieux communs ; il se prête à développer les thèmes empruntés, qui ne sont issus ni de sa pensée, ni de son émotion. Son imagination néglige le plus souvent de puiser immédiatement aux sources vives de l’invention poétique et verse dans le faux et le banal.

Certaines des pièces de vers paraissent dénuées de tout contenu. Elles débutent comme au hasard par un aphorisme quelconque, et continuent au cours des phrases sans que l’on puisse deviner le motif intérieur qui a poussé le poète à écrire.

Une pièce de vers commence ainsi :

Louis quand vous irez dans un de vos voyages
Vers Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages,
Toulouse la romaine, où dans ses jours meilleurs
J’ai cueilli tout enfant la poésie en fleurs
Passez par Blois.

D’autres ainsi :

Jules votre château, tour vieille et maison neuve.
Se mire dans la Loire à l’endroit où le fleuve…

Le soir à la campagne, on sort, on se promène…

Et l’on peut joindre à ce groupe de poèmes nuls, une bonne partie des Orientales, des premières Contemplations, et presque toutes les Odes et Ballades, auxquelles il faut ajouter ces développements oiseux à un point stupéfiant, qui tout à coup, dans les œuvres en prose, laissent entre deux chapitres, un vide nébuleux.

Une autre catégorie d’œuvres à laquelle ressortissent la plupart des Orientales, la Légende des siècles, une pièce comme les Burgrave s et un roman comme Notre-Dame de Paris, fait se demander par quelle prodigieuse disposition sentimentale, le poète parvient à se faire le porte-voix, presqu’ému, d’une suite de personnes étrangères et mortes, dont il épouse les causes et les passions avec une infatigable versatilité. Il paraît difficile d’admettre qu’il ait pris le Cri de guerre du Muphti, les malédictions du Derviche pour autre chose que des thèmes indifférents, aptes à de belles variations. S’il parvient dans la Légende des siècles à faire passionnément déclamer Dieu, saint Jean, Mahomet et Charlemagne, le Cid, les conseillers du roi Ratbert, des thanes écossais, une montagne et une stèle, on peut en conclure sa grande souplesse d’esprit, et aussi l’intérêt mal concentré, superficiel et passager, qu’il porte à toutes ces ombres et ces symboles. On devine que M. Hugo sait être tout à tous les sujets, et l’on réfléchit que sa faconde verbale même, si l’on y ajoute par hypothèse, une certaine débilité intellectuelle, doit le porter à chercher des thèmes à phrases, dans tous les cycles de l’histoire et de la légende.

Il s’adresse de même fréquemment à ce fonds commun d’idées humaines qui a produit à la fois les proverbes, les lieux communs et certaines indestructibles niaiseries. Sur des thèmes comme ceux-ci : la nature révèle Dieu ; il faut faire l’aumône ; l’argent que coûte un bal serait mieux employé en charités ; les riches ne sont pas toujours heureux ; il faut se contenter de peu ; les malheurs de l’exil ; il est beau de mourir pour la patrie, etc., etc., M. Victor Hugo aime à revenir. Mais où éclate avec une singulière intensité son don de varier à l’infini le plus rebattu des dires, à faire du bâton le plus nu, un thvrse divinement feuillé de pampres, c’est dans la belle série de pièces traitant ce sujet : nous sommes tous mortels. Que l’on prenne Napoléon II, le sultan Zimzizimi, dans les Contemplations, Claire, et ce chef-d’œuvre Pleurs dans la nuit ; ces pièces énormes, tristes de la farouche ironie des prophètes juifs, tintant le glas de toutes les grandeurs mortelles, donneront la mesure extrême d’une forme grandiose, et d’une idée banale, d’un thème adventice, pris n’importe où, laissé tel quel, sans addition originale, mais mis en splendides images, développé en impérieuses redites, violemment heurté par le choc des antithèses, déployé en larges rhythmes, manié et remanié par une élocution prodigieuse.

En toute occasion, M. Hugo en demeure à des idées vulgaires ou absurdes. La création de la femme lui apparaît comme le travail d’un potier, celle d’une sauterelle comme l’œuvre d’un forgeron. Il proteste contre le suicide, qu’il qualifie de lâcheté, et soutient, contre toutes les statistiques, que l’abolition de la peine de mort et la diffusion de l’instruction diminuent la criminalité (Quatre vents de l’Esprit, pag. 87 et 97). Les remords de conscience lui paraissent aussi anciens que le crime. Toute la science humaine (l’Ane) se résume en des livres vieux, poudreux et baroques. Il explique le rictus des cadavres par la joie des morts de rentrer dans le grand tout, et la position des yeux des crapauds par leur désir de voir le ciel bleu. Il est inutile d’ajouter à ces exemples. Banal et superficiel en des matières générales, M. Hugo, dans un domaine particulier, digne par excellence d’investigations  l’âme humaine  a de même abondé dans l’irréel et le vulgaire.

Sur ce point, les déclarations du poète sont explicites. Dans la préface de Rayons et Ombres il se promet, de montrer les hommes tels qu’ils devraient et pourraient être ; dans les Quatre vents de l’Esprit, il déclare sa croyance en l’homme entité, égal en tous ses exemplaires et s’applaudit d’abolir les différences qui mettent pourtant l’intervalle d’une espèce zoologique entre deux classes sociales.

Ces deux aveux de principe ont été imperturbablement obéis. Que l’on relise une pièce comme Dieu est toujours là ;  on y verra exposés avec la plus irritante certitude, ces aphorismes ; l’été est chaud, le pauvre humble, l’orphelin doux et triste, les chaumières fleuries, le riche charitable, les enfants « innocents, pauvres et petits ». Il n’est d’ailleurs pas dans toute l’œuvre de M. V. Hugo, d’enfants qui ne soient des anges ingénus ou pensifs. Les mères sont tendres, les aïeuls, doux. Par le Regard jeté dans une mansarde, M. V. Hugo est parvenu à apercevoir une grisette moins réelle encore que celles de Murger. Là

Tout est modeste et doux, tout donne le bon exemple.

Le mouchoir autour du cou fait oublier les diamants possibles. Elle chante en travaillant à des travaux de couture, dont elle réussit à se nourrir et ne court qu’un danger : celui d’être tentée d’ouvrir un Voltaire, situé dans un coin ; des oiseaux et des fleurs sont à la fenêtre. Un mendiant, auquel le poète demande comment il s’appelle, répond : Je me nomme le pauvre. Un autre, vivant dans les bois, dit au poète qui le plaint : 

… Allez en plaindre une autre.
Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,
Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’ai le sommeil

Etc.

Tout ce passage est à lire jusqu’aux vers :

Ainsi tous les souffrants m’ont apparu splendides
Satisfaits, radieux, doux, souverains, caadides.
(Contemplations, livre V, 2e vol.).

Quant au Parisien des faubourgs, M. Hugo dit simplement : 

Et ce serait un archange
Si ce n’était un gamin.

Cette liste suffit. On peut déjà prévoir quels seront les types plus achevés qu’imaginera un poète auquel les grandes catégories de l’humanité se présentent sous cet aspect. En effet, les notions psychologiques de M. Hugo sont fort simples. Elles lui font concevoir trois sortes d’âmes : celles qui sont unes et nues, invariables pendant toute leur existence factice, nettes de tout mélange, constituées comme une force physique ou un corps simple, par une seule tendance et une seule substance. Ce sont dans ces romans la Dea, de l’Homme qui rit, toute pureté, la duchesse Josiane, toute frivolité charnelle, Birkilphedro le perfide ; dans les Travailleurs, l’hypocrite Clubin, le noble Gilliatt ; dans les Misérables, Cosette, pure amante, Marius, le jeune premier type ; dans Quatre-vingt-treize, le marquis de Lantenac, Cimourdain, « l’effrayant homme juste » ; dans les drames, tous les amoureux d’Hernani à Sanche, et de Dona Sol à Rosa, tous les vieillards de Don Ruy à Frédéric de Hohenstaufen, plus quelques fourbes sans alliage. Toute cette foule, partagée en classes diverses, agit, vit et meurt d’une façon rectiligne, répète les mêmes actes et les mêmes paroles, fait les mêmes gestes et porte les mêmes mines du berceau au cercueil, sans que le poète se soucie de mettre au nombre de leurs composants un grain de la complexité, des contradictions et de l’instabilité que montrent tous les êtres vivants.

M. Hugo n’a pas commis toujours, et entièrement, cette omission. Dans ses principales créatures il a légèrement dévié de cette psychologie congrue, non pourtant sans concilier avec son intuition partielle des complications humaines son amour de la simplicité. Il sépare la vie de ses héros en deux parties, généralement de signes contraires, l’existence avant la crise, celle postérieure, toutes deux unes et cohérentes, mais d’attributs diamétralement adverses. Valjean, odieux et haineux, forçat, passe chez M. Myriel et, peu après, devient le plus angélique des hommes vertueux ; l’inexorable Javert est saisi en un moment de scrupules miséricordieux qui le font se suicider. Charles Quint devient de coureur d’aventures, empereur sérieux, Ruy Blas d’amant-poète, grand ministre. Marion de Lorme amoureuse, n’est plus Marion la courtisane.

Enfin, M. Victor Hugo ¡atteint, au plus bas de sa profondeur, en concevant parfois des âmes géminées, partagées en deux moitiés distinctes et généralement contradictoires, par une absolue Assure, Marie Tudor, reine, est irritée contre son amant, puis se remet à l’aimer, puis commande qu’on le tue, puis le gracie. Cromwell passe de son attitude de mari peureux à celle de chef (des têtes-rondes. Gwynplaine est oscillant entre son amour pour Dea et son amour pour Josiane ; M. Gillenormand, entre sa haine des bonapartistes et son affection pour le fils de l’un d’eux. Lucrèce Borgia est maternelle et scélérate ; Triboulet, paternel et proxénète ; Gauvain, inflexible et humain. Cette simple mécanique intellectuelle, résumée en un conflit de deux natures, de deux passions, de deux mobiles, est la plus complexe que M. Hugo ait conçue. Tout l’au-delà de cette humanité chimérique lui est d’habitude inconnu. La tendance à l’irréel et au superficiel, qui lui fait simplifier et raidir toutes les âmes qu’il décrit, l’amène, par un choc en retour apparemment bizarre, à concevoir la vie comme plus romanesque et plus théâtrale qu’elle n’est. Sachant en gros les catastrophes et les conflits qu’elle peut présenter, ne tâchant pas de pénétrer dans le jeu de petits faits, d’incidents sans portée, de bévues et de hasards dont se composent les grands drames humains, les voyant de haut et de loin, comme un homme qui dans une montagne ne distinguerait pas les assises et dans une tour les moellons, M. Hugo représente la vie par ses gros événements. De là ses romans allant de coups de théâtre en crises de conscience, de situations extrêmes, en soudaines catastrophes, sans que même les interstices soient comblés par des files de petits incidents médiocres et quotidiens, tels que les chroniques et les mémoires nous les montrent exister sous les plus grands remuements de l’histoire. De là son théâtre machiné, sanglant et surtendu dont les péripéties ont tantôt l’air apprêté des effets de M. Scribe, tantôt l’air excessif des fins de drames.

Que ce manque de pénétration, d’analyse, de souci des dessins, de recherche du vrai sous l’apparent, cette irritante surperficialité qui rend creux les moindres poèmes comme les plus empanachés héros, les grosses catastrophes comme la moindre tirade amoureuse, est chez M. Hugo le résultat non d’un éloignement volontaire de la réalité, mais d’une impuissance fonctionnelle, un fait significatif le montre : la pauvreté d’idées qu’étale le poète en toutes les pièces où il a tenté de développer quelque idée métaphysique donnée comme originale. Rien de plus puéril que sa conception du jugement dernier, exposée à la fin des premières Légendes. Pour d’oiseux problèmes débattus par de faibles arguments, Pensar Dudar et Ce qu’on entend sur la montagne sont à lire. Le déisme développé dans les dernières pièces des Contemplations est aussi traditionnel, que le panthéisme de certaines pièces est celui des bonnes gens. Et quant à son idée sur la métempsychose rétributive, rien ne paraîtra plus confus. Il n’est pas en somme, dans toute l’œuvre du poète, des sujets aux péripéties, de la psychologie à la philosophie, une pensée qui ne soit prise à la foule ou aux livres, qui ne doive être tenue pour inadéquate ou mal conçue. S’il est un titre que M. Hugo a usurpé, c’est celui de penseur.

Il est naturel que l’on demande ici comment un poète chez qui nous avons constaté sous une magnifique élocution des symptômes marqués de débilité intellectuelle, se trouve cependant être un grand artiste. La réponse sera donnée par un nouvel ordre de faits que nous allons développer.

Quand M. Hugo s’est emparé d’une pensée vulgaire, quand il a imaginé une âme sans complications, ou une péripétie sans antécédents, le poète ne s’en tient pas à cette simplicité sans intérêt. Emporté par sa tendance verbale à la répétition qui ne saurait s’exercer qu’en gradation ascendante, par son antithétisme qui réclame des chocs de grandes masses, par l’enivrement des belles images et l’emportement des larges rhythmes, il magnifie toutes choses au point de rendre les plus insignifiantes colossales et tragiques. M. Victor Hugo voit grand. Les plus simples scènes champêtres, une vache paissant dans un pré, des enfants qui jouent, un chêne dans une clairière, une fleur au bord d’un chemin, prennent sous ses puissantes mains de pétrisseur de verbe, une grandeur calme et menaçante, un aspect fatidique et géant, qui émeut intimement. Rien de plus grandiose que sa grâce. Il célèbre dans la Chanson des Rues et des Bois, le printemps, le matin, de jolies filles, les nuits d’été, avec une joie énorme. Son vers musculeux se contourne, se dégage et s’élance avec la forte souplesse d’un cable d’acier, tourne à l’hymne dans l’élégie, à la bacchanale dans l’idylle, constamment robuste et magnifique. La grosse bonne humeur de la populace de Paris sous la Convention, un attroupement devant la baraque foraine d’un ventriloque, certains boniments d’Ursus et le délirant épithalame de M. Gillenormand aux noces de Marius et Cosette, sont animés et transportés de la même joie tumultueuse, retentissent en fanfares de cuivre et en chants d’orgue, qui s’exalent aux plus énormes éclats, quand le poète entreprend les grands spectacles et les grandes catastrophes.

Rien de plus démesuré et de déchaîné que certaines de ses tempêtes. Un incendie, celui de la Tourgue, est un flamboiement sublime. Une bataille, comme celle de Waterloo dans les Misérables, est un foudroiement de Titans. La charge épique des cuirassiers de Millaud, la panique, les carrés de la garde tenant comme des îlots au milieu de l’écoulement des fuyards, par la nuit tombante, et sous le feu des canons qui la trouent ; cela est inhumain. M. Hugo possède les variétés de la grandeur et les étale magnifiquement partout. Il sait être grandiose simplement dans une langue sculpturale et biblique, en un style fauve et comme recuit aux beaux passages de la Légende des Siècles. L’assaut des truands contre Notre-Dame, est d’une truculence fumeuse. Le marquis de Lantenac luttant contre le canon de la « Claymore » est froidement héroïque. La marche de Gwynplaine dans le palais somptueux et muet de Lord Clancharlie paraît quelque chose de hagard et d’énorme ; la scène est montrueuse où Josiane, en sa lascive demi-nudité, colle ses lèvres junoniennes à la face tailladée de son hideux amant, et le regarde « fatale », avec ses yeux d’Aldébaran, rayon visuel mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sidéral.

Mais dans tous les livres du poète aucun récit ne monte plus haut au sublime et au tragique que celui où Gwynplaine mené dans le caveau de la prison de Southwark aperçoit le spectacle misérable de Hardquannone soumis à la peine forte et dure. Les sourdes ténèbres du lieu, les vieilles et puériles lois latines psalmodiées par le greffier, les paroles surhumainement graves, adressées par le juge, une touffe de fleurs à la main, à la misérable guenille d’homme devant lui, écartelé nu entre quatre piliers et oppressé de masses de fer, la bouche râlante, la barbe suante, la peau terreuse, muet et les yeux clos, cela est énorme et admirable.

Toute l’œuvre de M. V. Hugo est ainsi grandie et exaltée par ce don d’amplification. Les personnages y sont des héros ou des monstres : de Javert le « mouchard marmoréen » à Gauvain, le général de trente ans qui possède « une encolure d’hercule, l’œil sérieux d’un prophète et le rire d’un enfant… » Fantine, Mme Thénardier « la mijaurée sous l’ogresse » sont au-delà des deux frontières extrêmes de l’humanité, de même que les guerriers de la Légende des Siècles sont plus grands que des statues. Tous les incidents sont des catastrophes, toutes les entreprises héroïques, les passions et les émotions intenses, les intrigues ténébreuses, et les vertus angéliques. S’il est vrai que l’œuvre de M. Hugo correspond à un monde, plus simple que le nôtre, elle correspond également à un monde gigantesque, où des rafales aux passions, des arbres aux crimes, de la beauté des cieux à la misère des humbles, tout est plus grand, plus fort, plus magnifique et plus enthousiasmant, qu’en ce globe par comparaison infime.

Mais par dessus ces honneurs et ces monstruosités dont M. Victor Hugo sait faire du sublime, son génie atteint de plus hauts sommets encore dans toutes les scènes auxquelles se mêle un élément de mytère.

Ici son imagination, laissée libre par la réalité, profitant des interstices que la science et l’expérience laissent dans le réseau de leurs notions, usant des terreurs héréditaires que les grands spectacles nuisibles ont déposées dans les âmes, pousse ses plus étranges et ses plus luxuriantes végétations. Le silence glacé d’une nef vide, une cloche béante au repos, une énorme salle de festin où les flambeaux agonisent, une âpre et solitaire gorge de montagne muette sous un soleil surplombant, un burg en ruine, une sombre voûte d’arbres, prennent sous son style un aspect formidablement inquiétant. Une nuit étoilée vue aux heures où tous dorment, le ciel bas d’une soirée d’hiver,

L’air sanglote et le vent râle,
Et sous l’obscur firmament,
La nuit sombre et la mort pâle
Le regardent fixement,

le bois sombre plein de souffles froids où Cosette, la nuit, va pour chercher un seau d’eau, pénètrent d’une horreur sacrée. M. Hugo est par excellence le grand poète du Noir, et comme son satyre, connaît

Le revers ténébreux de la création.

Le mystère des germes, la sourde poussée du printemps et l’ascension latente de la sève, les murmures des grandes plaines, la surprise des sources perlantes dans l’ombre, ont leur voyant et leur poète en celui qui a écrit dans les Misérables seuls ces trois admirables épisodes : Choses de la nuit, Foliis ac frondibus, et cette arrivée de Valjean, par une nuit sans lune, dans le jardin du couvent du Picpus, ce jardin silencieux, mort et régulier où « l’ombre des façades retombait comme un drap noir ». Que l’on rapproche de ces grands nocturnes, la descente de Gilliatt dans la caverne sous-marine dont la mer a fait un écrin et un antre, cette voûte, aux lobes presque cérébraux, éclairée d’une lumière d’émeraude, tapissée d’herbes déliées, mouvantes et molles, où roulent des coquillages roses, que frôle le gonflement des vagues, venant polir un noir piédestal où s’évoque « quelque nudité céleste, éternellement pensive, un ruissellement de lumière chaste sur des épaules à peine entrevues, un front baigné d’aube, un ovale de visage olympien, des rondeurs de seins mystérieux, des bras pudiques, une chevelure dénouée dans de l’aurore, des hanches ineffables modelées en pâleur » ; la description des halliers sombres, ces « lieux scélérats » d’où les chouans fusillaient les bleus », et dans l’Homme qui rit, ce merveilleux tableau de la baie de Portland par un crépuscule d’hiver, où les côtes blafardes se profilent en contours linéaires, puis encore l’enterrement de Hardquannone, emporté silencieusement à la brune, le glas toquant à coups espacés et discords, et cette molle nuit grise où Gwynplaine, dans l’amertume de son cœur, suit les quais gluants de la Tamise, portant le sourd désir de se suicider ; M. Hugo apparaîtra comme le poète des choses sombres, en qui se répercute et se magnifie tout ce que les hommes appréhendent et redoutent.

Que l’on ajoute encore à toutes ces scènes certains portraits pleins d’ombre et de réticence, dont le plus grand exemple est la silhouette bizarre, sacerdotale et scélérate du docteur Geestemunde, certains ensembles brouillés et confus, la perception subtile du trouble d’une société à la veille d’une émeute, de cet instant des batailles où tout oscille :

La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant, font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres… les éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques…

Enfin que l’on considère cette tendance poussée à bout, que l’on fasse l’énumération de tous ces poèmes douteux où M. Hugo tente d’éteindre l’inconnu, de ses questions oiseuses sur les ténèbres métaphysiques, de ses constants efforts à définir l’incertain des problèmes historiques, sociaux, moraux et religieux, de son abus de l’obscurité, de ses appels à une intervention divine, et de sa vision de l’inexplicable dans les plus claires choses ; il nous semble que la démonstration est suffisante. S’il est un domaine où M. Hugo soit à la fois fréquent et magnifique, c’est celui du mystérieux, du caché, du crépusculaire, du nocturne. S’il est par excellence celui qui ne sait point voir les choses réelles, il est le familier de leur envers, des terreurs, des appréhensions et du trouble, des fantasmagories et des imaginations, dont les hommes peuplent peureusement l’absence de clarté.

Certains faits contradictoires ne sauraient altérer la valeur de cette induction. Les chapitres réalistes des Misérables, ne nous sont pas inconnus, tels que la plaidoirie singulièrement navrante et comique et vraie du père Champ-Mathieu, indigné dans sa stupidité d’être pris pour le forçat Valjean, ni tout l’épisode du petit Picpus, les notes précises sur l’existence des religieuses, la bizarre conversation entre le père Fauchelevent et la mère Supérieure, ni cette excellente figure de M. Gillenormand, ni celle de Thénardier fourbe et féroce. Le faux Lord Chancharlie est historiquement vraisemblable, et de toutes les héroïnes de théâtre, la reine Marie Tudor, se distingue par des passions humaines conçues en termes vrais. Dans certaines  poésies même, comme Mélancholia, les misères sociales paraissent décrites et déplorées véritablement. Mais ce ne sont point ces parties éparses et sincères qui peuvent caractériser l’œuvre de M. Hugo. Elles montrent que l’organisation intellectuelle de ce poète n’est pas absolument dénuée des propriétés qui constituent le talent d’artistes d’une autre école. Elles ne prévalent point contre les faits universels et caractéristiques, les tendances générales et excessives que nous avons reconnues en cette étude, dont les résultats se résument comme suit :

En un style fait de répétitions, d’antithèses et d’images, M. Hugo drape des idées soit banales, vulgaires, prises au hasard et partout, soit paraissant, comparées aux objets, plus simples, plus grandes et plus vagues. Cette nullité, cette simplification et ce grossissement du fond, sont unis aux propriétés caractéristiques de la forme non par des relations de causes à effets ou d’effets à cause, mais par un rapport indissoluble qui permet de considérer ces deux ordres de faits comme résultant à la fois d’une cause unique. En effet, toute la richesse du style de M. Victor Hugo s’associe de telle sorte à la simplicité de ses idées, qu’il reste indécis s’il use de son élocution prodigieuse pour dissimuler la faiblesse de sa pensée, ou si celle-ci s’interdit toute activité dépensée en belles paroles. Le grossissement est joint à la simplicité soit pour la cacher, soit parce qu’un objet vu incomplètement est vu plus en saillie ; il aboutit nécessairement à la répétition ascendante des mots, comme celle-ci au grossissement des idées. Le vague et le mystère de la pensée conduisent à l’emploi des images, et celles-ci facilitent le développement de sujets purement métaphysiques. Les mots s’allient ainsi aux choses en une relation immédiate et essentielle par des actions et des réactions réciproques, qu’il faut tenir en mémoire. C’est par cette synthèse finale, réunissant en un ensemble homogène les éléments que notre analyse a dissociés, que l’on pourra reconstruire logiquement l’œuvre immense de M. Victor Hugo. Une merveilleuse puissance verbale, abondante, fertile, colorée, sans cesse renaissante et variée comme un fouillis de lianes ; sous ce revêtement une pensée simple, nue, énorme, brute et à gros grains, comme un entassement de rocs ; l’on aura là une image approchée des livres du poète, l’enchevêtrement luxuriant de sa forme, sur l’édifice grandiose de ses simples et énormes idées, tout le déploiement de ses livres hérissés et fleuris, érigés en gros blocs friables et mal assemblés. En cette antithèse fondamentale et inaperçue du poète : la nudité du fond et la richesse de la forme, l’œuvre de M. Victor Hugo se résume.

III

De l’ensemble des faits que nous venons d’établir, il résulte une explication psychologique ? En d’autres termes aux anomalies d’expression et de pensée qui sont devenues manifestes au cours de cette étude, pouvons-nous assigner pour cause une ou plus d’une anomalie interne du mécanisme intellectuel connu, qui, admise sur hypothèse, paraisse être à l’origine de tous les caractères marqués de l’œuvre de M. Victor Hugo ?

Il nous semble que l’on peut répondre par l’affirmative à une question ainsi précisée.

Si nous reprenons les résultats de notre analyse, résumés en ces deux termes : simplicité de la pensée et richesse de la forme, le choix de celui qui précède et détermine l’autre, ne peut-être douteux. Il n’a jamais paru à personne que les gens d’intelligence simple, soient nécessairement des orateurs copieux, tandis que le contraire semble vrai.

L’opinion commune sur les gens à parole facile, les improvisateurs, les avocats, les bavards, les écrivains de premier jet, démontre en quelque façon que chez les discoureurs abondants on a remarqué une activité intellectuelle moins intense et moins vive relativement. C’est donc de l’examen des facultés orales de M. Hugo(car la psychologie ne distingue pas la parole prononcée de la parole écrite) que nous allons partir, quitte à revenir sur nos raisonnements, si l’explication qu’elles nous auront fournie ne rend pas compte également des facultés mentales du poète.

M. Kussmaul (Troubles du langage) expose que l’acte de parler se décompose en trois phases : l’impulsion interne, intellectuelle et émotionnelle ; l’expression intérieure ; l’expression proférée. Or, nous avons discerné en M. Hugo, dès le début, l’habitude de répéter en plusieurs formules diverses une seule pensée, de sorte que fort souvent dans tout un chapitre et tout un poème, peu d’idées distinctes sont émises. Il semble donc qu’en lui, à une seule impulsion de l’âme, à une conception, à une émotion, à une vision intérieures, correspondent une multitude d’expressions, qui se présentent tumultueusement, s’ordonnent, se rangent et sont issues de suite, tandis que les facultés intellectuelles restent inactives, attendant que ce flux ait passé, pour reprendre leurs fonctions intermittentes. Que l’on admette ce don d’exprimer longuement et de penser peu, de développer magnifiquement et abondamment, le moindre jet d’émotion et d’idées ; que l’on se figure en outre que pendant ces successives rémissions de l’intelligence, M. Hugo porte dans sa conscience non plus des pensées, mais de purs mots ; tout deviendra clair. Un esprit présentant cette anomalie de ne penser guère qu’en paroles, devra s’exprimer en antithèses et en images, devra simplifier et grossir la réalité, devra parfaitement rendre le mystérieux et le monstrueux, en vertu du mécanisme même de notre langage.

Chez lui, chaque idée, au lieu d’en suggérer une autre, de se propager de terme en terme, du début à la fin d’une œuvre, s’étant immédiatement fondue et comme dissipée dans l’abondance d’expressions qu’elle déchaîne, ne subsiste pendant une durée appréciable qu’en mots. Ceux-ci comprennent d’abord les termes propres et synonymes, puis les termes analogues, enfin, et, nécessairement, les termes métaphoriques. De même le poète s’exprime, en effet, par des mots justes, puis par des mots détournés, puis par des images. Et celles-ci étant l’équivalent non de l’idée, depuis longtemps oubliée, mais des premiers mots dans laquelle elle était conçue, il suit qu’elles paraîtront d’habitude imprévues, incohérentes, neuves et curieuses aux personnes habituées à penser en pensées. De même, c’est grâce à ce rapport lointain entre l’image et l’idée que M. Hugo parvient à figurer parfaitement, en apparence, des idées ou abstraites ou impensables, et qu’il se trouve amené à traiter en beaux vers les plus vagues sujets métaphysiques.

La tendance du poète aux antithèses s’explique d’une, manière analogue. M. Taine, dans le premier livre de l’Intelligence ; M. Lazarus, dans sa monographie sur l’Esprit et le langage, montrent que nos mots sont abstraits et absolus Le mot « arbre » ne représente aucun arbre particulier, qui pourrait être de telle grandeur et de telle disposition, mais bien un vague ensemble de masse globulaire verte placée au haut d’un grand tronc gris-brun. Et ainsi délimité, l’arbre se sépare nettement de tout ce qui l’entoure, notamment du brin d’herbe à son pied. Seul un esprit réaliste sentira qu’il n’y a au fond aucune démarcation entre les graminées des petites aux grandes, les ronces, les arbustes, les scions, les petits arbres et les gros. Le mot « homme » de même, que nous nous figurons blanc, pourra être verbalement opposé au mot « bête » que nous imaginons quadrupède et velue ; mais en fait, ces mots font abstraction des grands singes marchant souvent debout et la face glabre, ainsi que des peuplades sauvages, les Papouas et les Boschimans, marchant courbés et les bras ballants jusqu’aux genoux, le nez épaté et la face fuligineuse. On peut poursuivre ce travail pour tous les mots anthithétiques, depuis lumière-ténèbres, desquels sont omis les dégradations crépusculaires, jusqu’à matière-esprit, que relient les manifestations de plus en plus subtiles de la force. On verra ainsi que la nature ne contient pas de choses opposables, et que seul le langage crée des mots qui le sont. Que M. Hugo dût s’abandonner à cette tendance anthithétique que les mots eux-mêmes et les mots seuls possèdent, paraîtra naturel à qui aura suivi nos explications.

Nous passons aux facultés mentales du poète. Dans tous les précédents paragraphes, nous avons tenu tacitement pour acquis que la pensée pure de M. V. Hugo n’est ni constamment active, ni analytique, ni appliquée à se conformer exactement à la nature des choses. Les faits que nous avons exposés dans le deuxième chapitre de notre étude justifient cette pétition de principe. Nous avons vu que M.Hugo se plaît à exécuter des variations, parfois extrêmement belles, sur les lieux-communs les plus abusés, qu’en de nombreux endroits de son œuvre, il s’inspire visiblement des idées simples et parfois fausses, qui ont cours dans le public sur des sujets familiers. C’est là le procédé d’un homme peu habitué à penser pour son propre compte, prompt à s’emparer de thèmes tout faits pour donner libre cours à sa faculté de parolier. Mais il est un domaine où le vulgaire ne peut même le mal renseigner. C’est celui de l’âme humaine, et ici encore M. Hugo s’en tire par des mots.

Quand on dit, sans trop y songer : un héros, un vieillard, une jeune fille, une mère, nous apercevons vaguement quelque chose de fort net et de fort simple. Un héros est un beau jeune homme brave et rien de plus ; une jeune fille est un être chaste, joli et timide. Qu’un héros n’est souvent ni beau, ni jeune ni même brave ; qu’une jeune fille peut être laide, sensuelle et hardie et tous deux par-dessous cela posséder une cervelle compliquée et retorse  les mots ne nous le disent pas et l’analyse seule nous l’apprend. M. Hugo s’en tient aux mots ; de là, l’air de famille de ses créatures similaires, et leur psychologie écourtée, qui se borne à assigner à chaque type les tendances convenables et conventionnelles, à rendre les vieillards vénérables elles mères tendres, les traîtres fourbes et les amantes éprises, sans nuance, sans complications et sans individualité, sans rien de ces contradictions abruptes et de ces hésitations frémissantes que présente tout être vivant.

Mais ici, le langage qui a compromis l’œuvre de M. Hugo, la sauve. Si ce poète simplifie la réalité, il la grossit, en vertu de cette même habitude de pensée verbale, qui a façonné son style et ses conceptions. Le mot, s’il ne contient que les attributs les plus généraux, les plus caractéristiques et les plus simples de l’objet qu’il désigne, les porte en lui poussés à leur plus haute puissance. Le mot « chêne » figure un arbre robuste et énorme ; le mot «  or » rutile plus brillamment que le pâle métal de nos monnaies. Il n’est pas de femme qui soit la femme, ni de pourpre vermeille qui mérite d’être appelée le rouge. Le poète dont toute l’activité intellectuelle se dépense en mots, qui use sans cesse de ces brillants faux jetons de la pensée, rie pourra s’empêcher de voir les choses aussi démesurées que les paroles qui les magnifient. Pour lui, nécessairement, les méchants seront monstrueux, les jeunes filles virginales et les tempêtes formidables. Il ne concevra d’hommes vertueux que saints, d’aurores que radieuses. La brise passant dans les arbres sera pour lui l’haleine du grand Pan, et il soupçonnera des faunes dans les taillis obscurs. Le mot Napoléon Ier fera surgir en son âme un fantôme de statue, le mot Révolution une lutte de titans, le mot Liberté des hommes déliés qui s’embrassent en pleurant. Que ces sentiments, cette façon de penser, d’être ému et d’exprimer, est portée chez M. Hugo à un degré tel qu’elle devient géniale et sublime, la fin de la deuxième partie de notre étude le montre.

Reste le fait qu’entre toutes ces visions grossissantes de la nature, M. Hugo a le plus noblement exalté ses phénomènes crépusculaires et mystérieux. Ici, à son habitude de concevoir les choses aussi énormes que les mots, aucune expérience antagoniste ne s’oppose. Les mots ombre, antre, nuit, pris verbalement et portés à leur plus haute énergie, désignent des lieux ou des temps dans lesquels les sens de l’homme sont forcément inactifs, c’est-à-dire ne nous donnent plus aucun renseignement. De même les termes plus abstraits : mystère, trouble, l’éternité, l’au-delà, expriment des entités sur lesquelles nous ne savons rien. Ainsi leur agrandissement n’a pas de bornes comme il en existe pour les mots figurant des objets communs ; dans le domaine du vague, la fantaisie de M. Hugo, laissée sans limites et sans résistance, se meut et se déploie à l’infini, comme s’épand un gaz infiniment élastique, laissé sans pression. Il ne s’occupe, pas plus de voir la chose nulle sous le mot peu précis que la chose mesquine sous le mot énorme, la chose complexe sous le mot simple, la chose indéfinie sous le mot absolu, les choses vraies enfin sans désignations répétées et sans images appendues, sous les mots9.

Certaines tendances subsidiaires de M. Hugo sont expliquées par notre théorie, et la confirment. Est-il maintenant son habitude de désigner les chapitres de ses livres, ses poèmes et ses recueils par les titres métaphoriques, qui ne donnent pas le contenu de l’œuvre ; son érudition qui comprend toutes les sciences verbales, la métaphysique, la théologie, la jurisprudence, la philologie, les nomenclatures, et aucune des sciences réalistes et naturelles ; sa réforme de la versification, qui a eu pour effet, par l’introduction de l’emjambement, de permettre d’exprimer une idée en plus de mots que n’en contient un vers ; le résultat même du romantisme qui, parti en guerre au nom de Shakespeare contre l’irréalisme classique, n’a abouti qu’à enrichir la langue française de nouveaux mots ; toute la vie du poète, la mission sacerdotale qu’il s’est assignée, son entrée en lice pour la « révolution » contre le « pape », sa haine des « tyrans » et sa philantropie générale ; tous ces traits résultent du verbalisme fondamental de son intelligence. Son immense gloire de poète national peut être expliquée de même.

M. Hugo est en communion avec la foule, parce qu’il en épouse les idées et en redit, en termes magnifiques, les aspirations. Coutumier comme elle de ne point creuser les dessous des choses, de croire tout uniment qu’il y a des braves gens et des coquins, que tous les hommes sont frères et tous les prés fleuris, que les oiseaux chanteurs célèbrent l’Éternel, que les morts vont dans un monde meilleur, et que la Providence s’occupe de chacun, ralliant les disserteurs de politique par son adoration de quatre-vingt-neuf, les mères par son amour des enfants, les ouvriers par sa philanthropie et son humanitarisme, ne choquant en politique que les aristocrates, en littérature que les réalistes et en philosophie que les positivistes, trois partis peu nombreux, M. Hugo est d’accord avec toutes les intelligences moyennes, qu’il éblouit, en outre, par l’admirable, neuve, et persuasive façon dont il exprime leur pensée. Enfin, et par une cause plus profonde, M. Hugo est d’esprit essentiellement français. Par son habitude de penser des mots et non des objets, de ne point disséquer les âmes et de ne point montrer les choses, il est par excellence du pays du spiritualisme cartésien, duthéâtre classique et de la peinture d’académie. Il y a joui de l’énorme bonheur de ne différer de ses contemporains et de ses compatriotes que par la forme où il a jeté des idées traditionnellement nationales. Cette innovation est à la fois glorieuse et pardonnable. L’inverse ne l’est point, comme le démontre l’impopularité de l’Éducation sentimentale, de la l’entation de saint Antoine, des œuvres de Stendhal et de Baudelaire.

Ici notre étude finit. D’une œuvre infiniment complexe, dont les propriétés saillantes ont été résumées en exemples, nous avons extrait quelques caractères généraux, ceux-ci ont été repris en un couple fort clair et fort simple de tendances universelles ; celles-ci en un fait psychologique absolument net. Il ne faut pas que cette explication qui, comme tous les principes, paraît moindre que les effets causés, fasse illusion sur la beauté et la grandeur de l’œuvre de M. Hugo. A l’intersection de deux lignes on mesure aisément leur angle ; mais que ces côtés soient prolongés à l’infini, ils comprendront l’infini. De même l’œuvre de M. Hugo, dont nous avons résumé en quelques mots l’essence, demeure une des plus énormes qu’un cerveau humain ait enfantées. Que l’on suppose jointe à la faculté verbale qui l’a produite, les facultés analytiques et réalistes d’un Balzac, la grâce d’un Heine, ce serait Shakespeare ; que l’on joigne encore à cette intelligence reine, la pensée encyclopédique d’un Goethe, l’on aurait un poète transcendant, qui porterait en sa large cervelle toutes les choses et tous les mots. Etre de cet ensemble inouï un fragment notable, suffit à la gloire d’un homme.