(1897) Un peintre écrivain : Fromentin pp. 1-37
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(1897) Un peintre écrivain : Fromentin pp. 1-37

Un peintre écrivain : Fromentin1

Tout le monde sait qu’Eugène Fromentin est né à la Rochelle, le 24 octobre 1820 ; qu’il a commencé, comme une infinité d’autres, par faire son droit ; qu’on l’a même aperçu dans l’étude d’avoué de Me Denormandie ; qu’il a été vaguement poète avant d’être peintre, et peintre en même temps qu’écrivain ; qu’il est mort en 1876, laissant quatre volumes : Un été dans le Sahara, Une année dans le Sahel, Dominique et les Maîtres d’autrefois. Sa biographie tient dans ces quelques lignes. Il fut un délicat et un tendre, un modeste et un aristocrate, un artiste de nuances, dont la force est en dessous, dans la trame de l’œuvre et dans la conduite de la vie. A-t-il été un grand écrivain ? Maintenant qu’il ne peut plus avoir d’envieux, sa gloire grandira-t-elle ? Doit-il monter, du rang des bons auteurs à celui des vrais maîtres ? Laquelle de ses œuvres lui en donnerait le droit ? J’essayerai de dire là-dessus ma pensée, en prenant pour division la division même de l’œuvre de Fromentin, puisqu’il a touché à trois genres littéraires : le récit de voyage, le roman, la critique d’art, exemple assurément d’une belle variété d’aptitudes et aussi d’une certaine inquiétude d’esprit.

Et d’abord, si j’ouvre Un été dans le Sahara, Une année dans le Sahel, je reconnais en Fromentin une qualité éminente, nécessaire désormais à tout romancier, moderne au moins dans le degré où nous l’avons poussée, qualité à la fois physique et mentale, à moitié naturelle et à moitié acquise, et que, faute d’autre nom, j’appellerai l’œil.

Il ne s’agit pas seulement d’avoir de bons yeux, ni myopes, ni presbytes, voyant de loin, voyant de près, voyant juste et rapidement, et une âme claire, qui ne déforme pas l’image ; il faut entendre par là une acuité de tous les sens, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, une aptitude singulière à toutes les perceptions externes dont l’art peut tirer parti, et à laquelle se joint, ordinairement, la mémoire spéciale des images. Celui qui possède ce don de joie et de souffrance en est presque victime. Il ne peut se soustraire à l’afflux des impressions qui viennent de toutes parts. S’il entre dans un salon, à peine a-t-il passé la porte, que déjà la couleur des objets, leur harmonie ou leurs contrastes, leur arrangement et la subtile personnalité qui s’en dégage se sont révélés à lui, il peut les redire et n’aura besoin, pour cela, d’aucun effort. S’il est présenté à une femme, il sait immédiatement la nuance de ses yeux, son teint, sa coiffure, sa toilette, et mieux encore l’intime pensée qu’elle n’a pas dite, la réponse à peine perceptible d’une âme qui a vite passé derrière la fenêtre, et la grâce qu’elle a eue, ou qu’elle n’a pas voulu avoir, ou qu’en la cherchant elle n’a pas trouvée. Tout se réfléchit dans ces yeux-là, tout converge vers eux, s’y précipite en images successives, et ils retiennent tout.

Les gens qui possèdent ce don de la vue sont de plus en plus nombreux. L’éducation tend à le développer. Les expositions de tout genre, la multiplication des livres illustrés et des affiches, la fréquentation du théâtre, les voyages économiques répandent jusque dans la foule la science des formes et des couleurs. Une source de jouissances nouvelles s’ouvre pour une plus large humanité. En même temps, la littérature devient plus descriptive, et perfectionne ce qu’on peut nommer la partie plastique de son art. Nous supportons des paysages écrits qui eussent paru fastidieux à nos pères ; nous comprenons des juxtapositions de teintes qui leur auraient semblé dénuées d’intérêt et d’à-propos ; nous tolérons le rouge, le jaune, le vert, le bleu, l’or dont tant de pages sont bigarrées ; nous exigeons que les personnages soient nettement posés, et leur geste nous importe autant que leur psychologie. En un mot, nous demandons aux écrivains la comédie totale, corps et âmes. Pour l’écrire, il est nécessaire qu’ils aient ce don de l’œil dont beaucoup d’écrivains anciens, et des plus grands, se sont passés, et il est vrai de dire que jamais, au cours de l’histoire, la littérature et la peinture n’ont été si voisines. Elles diffèrent de procédés, mais elles exigent les mêmes qualités de vision, la même sensibilité extrême ou pittoresque. Chacun se représenterait parfaitement aujourd’hui Pierre Loti paysagiste, Paul Bourget peintre d’intérieur et de portraits, Daudet aquarelliste, Paul Arène, ou tel autre, pastelliste. Évolution considérable, qui n’est pas encore achevée, et qui, s’il est permis de prophétiser, tuera le roman purement psychologique. Évolution heureuse, et qui nous rappelle cette vérité, parfois méconnue, que les hommes ne sont pas seulement des esprits songeurs et des âmes repliées, mais des âmes pensantes dans des corps agissants, enveloppés les uns et les autres par l’humanité vivante et par la nature.

Rien ne montre mieux cette différence de vision que la comparaison de deux portraits écrits à deux siècles de distance. Voici un duc et pair de la Cour de Louis XIV, peint par un ennemi que vous devinerez sans peine :

« La plus vaste et la plus insatiable ambition, l’orgueil le plus suprême, l’opinion de soi la plus confiante et le mépris de tout ce qui n’est point soi le plus complet ; la soif des richesses, la parade de tout savoir, la passion d’entrer dans tout, surtout de tout gouverner ; l’envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers et la plus brillante, la plus poignante ; la rapine hardie jusqu’à essayer de faire sien tout le bon, l’utile, l’illustrant d’autrui ; une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière… une profondeur sans fond : c’est le dedans. Le dehors, comme il vit et qu’il figure encore, on sait comme il est fait pour le corps : des pieds, des mains, une corpulence de paysan et la pesanteur de sa marche, promettaient la taille où il est parvenu. Le visage tout dissemblable : toute sa physionomie est esprit, affluence de pensées, finesse et fausseté, et n’est pas sans grâces. »

Le duc de Saint-Simon ajoute plus loin : « Point de semaine qu’il ne mangeât plusieurs fois chez moi, quelquefois nous chez lui ». Nous nous en serions douté, à l’exactitude de l’information, comme à la bienveillance du trait. Mais ce n’est pas ce que je veux vous faire observer. Remarquez-vous le peu qui est accordé au portrait physique, et combien les expressions mêmes qui servent à peindre sont peu précises, empruntées au vocabulaire des idées, des sentiments et des comparaisons littéraires ?

Mettez en regard cette figure d’homme, assez sombre également, évoquée par un contemporain, d’après une ancienne peinture :

« Le voici encore devant moi, toujours le même et toujours nouveau. Un tel corps n’est pas la prison de l’âme, il en est le simulacre fidèle. Sur le visage presque imberbe, toutes les lignes sont fermes et précises comme sur un bronze ciselé avec insistance ; la peau recouvre d’une pâleur fauve des muscles secs, accoutumés à se manifester par un frémissement sauvage dans le désir ou dans la colère ; le nez droit et rigide, le menton osseux et étroit, les lèvres sinueuses, mais énergiquement serrées, exprimant la volonté téméraire ; et le regard est pareil ù une belle épée, dans l’ombre d’une chevelure épaisse, lourde et presque violette comme les grappes de raisin embrasées par le soleil sur le sarment le plus vivace. Il est en pied, visible à partir du genou, immobile ; et néanmoins, à première vue, l’imagination se représente la détente brusque des jambes, flexibles et fortes comme l’acier des arbalètes, qui donneront un élan redoutable à ce buste élégant, dès que l’ennemi se montrera. Vêtu d’une légère armure, damasquinée par un subtil ouvrier, il a les mains nues, des mains pâles et sensitives, mais avec je ne sais quoi de tyrannique et d’homicide dans la netteté de leur dessin : la gauche appuyée sur la gorge de la garde, la droite contre l’arête d’une table couverte d’un velours sombre dont on aperçoit le bord. Sur le velours, à côté des gantelets et de l’armet, sont posées une statuette de Pallas et une grenade dont la tige porte encore sa feuille aiguë et sa fleur ardente. »

À la magnificence du style, à ces phrases picturales, pleines, tombantes et retenues comme les plis d’une tenture, vous reconnaissez d’Annunzio. Mais n’admirez-vous pas la science du dessin, l’expression du détail matériel devenue d’une précision rigoureuse, et l’incroyable progrès qu’une telle description nous annonce, dans le pouvoir des yeux de l’écrivain ?

Ne soyez donc pas surpris, si Fromentin n’a pas eu, voilà trente ou quarante ans, le même nombre d’enthousiastes qu’il aurait aujourd’hui. Il fut un précurseur. Peintre, il a voulu appliquer à la composition du livre les ressources d’observation que lui fournissait son œil, ou, si vous aimez mieux, son tempérament d’artiste. Mais le goût moyen de l’époque n’était peut-être pas assez averti, L’innovation le trouva sans préparation suffisante. Fromentin ne fut compris que de quelques-uns. Et la raison principale m’en paraît être que le procédé dont il usa est beaucoup plus de notre temps que de celui où il vécut.

Il avait cependant toutes les autres chances pour lui, ce Fromentin. Non seulement il était peintre, mais encore il était homme du monde. Ce n’est pas indifférent. Je ne dis pas qu’il suffise d’être du monde pour en parler, mais il est difficile d’en parler si on n’en est pas. Le gros public pourra s’y tromper : il y aura toujours ce quart de ton en dessus ou en dessous, qui sonnera faux pour les oreilles affinées. Lisez Fromentin : il a le tact ; il a eu l’habitude, dès l’enfance, d’un certain confortable dont on se détache en littérature lorsque, précisément, on n’en est pas privé dans la vie réelle. Pour un homme qui n’a pas eu des voisinages par trop différents dans sa jeunesse, ce sont là des choses de milieu, sous-entendues et devinées ; c’est un peu comme l’air respirable, dont il n’est pas besoin de raconter que chacun des personnages prend sa part.

Il eut cet autre bonheur encore, et celui-ci inestimable, de passer son enfance à la campagne. Il vécut libre, jusqu’à quinze ans peut-être, dans ce domaine patrimonial qu’il a célébré sous le nom de château des Trembles. Il ne souffrit pas de cet émondage précoce que nous fait subir la vie de collège, enfermée, commune à tous, identique pour des natures si profondément diversifiées, qu’on n’a jamais eu l’idée de semer dans une plate-bande autant d’espèces de tulipes, de lis, de navets, de résédas, de pavots, d’oignons, de pervenches, d’héliotropes qu’il y a de tempéraments groupés dans une classe d’enfants. Nécessité, je veux bien, mais tant mieux pour ceux qui échappent ! Fromentin échappa. Ah ! l’enviable privilège ! Voir avec des yeux de huit, de dix, de douze ans, le soleil se lever sur le même paysage, aussi familier bientôt que l’âme maternelle ; s’attrister ou se réjouir de la venue des saisons ; sentir en soi grandir la joie ou la plainte dont elles sont faites, et avoir l’impression si ennoblissante et si vraie qu’on est tout petit dans un monde bien grand, mais que ce tout petit est l’écho intelligent de cette immensité, quelle bonne école primaire ! Et cela ne se remplace pas. L’amitié avec la nature peut vivre autant que nous, mais elle n’a qu’une saison pour commencer : celle de la première jeunesse, l’heure matinale, où le cœur, doué d’une puissance de désir et d’émotion qui ne sera jamais plus grande, n’est encore pris à rien et peut se prendre à tout, parce que les tendresses qui l’occuperont ne sont pas encore nées. À ce moment, il est si plein du désir d’aimer qu’il aime les choses, et qu’elles s’animent pour lui, et l’entendent, et lui parlent. L’auteur de Dominique a erré des jours et des jours dans les campagnes plates de la Rochelle, en vue de l’Océan, dans le pays pâle « où l’absinthe amère croît jusqu’au bord des champs d’avoine » ; il a eu le temps d’écouter le silence qui n’est qu’un bruit trop menu pour les distraits ; il est monté sur le dos branlant des charrettes de foin qu’on ramène à la ferme ; il a veillé avec les vendangeurs dans les pressoirs ruisselants de vin nouveau ; il s’est habitué à reconnaître les oiseaux à leur vol, à leur chant, à leur cri d’émigrants qu’ils jettent dans leurs voyages de nuit pour se maintenir en ligne ; enfin il eut en soi, pénétrant son âme et s’éveillant avec elle, l’âme d’un coin de la France.

C’est là une éducation rare, comme je l’ai dit, mais définitive. L’homme ainsi formé conservera le don d’impressionnabilité. Il changera de climat, et ses yeux, exercés aux paysages de France et pénétrés par eux, sauront voir, avec la même justesse, la lumière de l’Orient et les brumes de l’île de Ré.

Ouvrons donc Un été dans le Sahara, et Une année dans le Sahel. Les routes parcourues par Fromentin ont perdu de leur poésie ; Medéah, El-Aghouat, Alger, Blidah, sont devenus des pays pleins d’auberges, où les poètes ne rêvent plus. Nous-mêmes nous n’avons peut-être plus pour la race arabe, depuis que nous la voyons de si près, cette sorte de vénération, faite d’ignorance et de surprise, dont Fromentin fut une des victimes. Mais, comme il a su parler de cette Algérie alors vierge ! Comme il emportait bien avec lui la faculté merveilleuse développée dans l’humble solitude de Saint-Maurice ! Comme il est déjà tout entier, en promesses et en brèves apparitions, dans ses deux premiers livres !

Quand il aperçoit le désert, il fait un peu de littérature, comme il convenait. Mais cela ne dure pas. Le peintre l’emporte. Il trouve cette comparaison superbe : « Tout cela, d’un bout à l’autre, aussi loin que la vue peut s’étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion. »

En peintre également il étudie l’ombre saharienne et le silence saharien.

« Cette ombre des pays de lumière, dit-il, tu la connais. Elle est inexprimable. C’est quelque chose d’obscur et de transparent, de limpide et de coloré ; on dirait une eau profonde. Elle paraît noire, et quand l’œil y plonge, on est tout surpris d’y voir clair… Les figures y flottent dans je ne sais quelle blonde atmosphère qui fait évanouir les contours. »

Voici maintenant qu’il écoute le silence :

« Le silence est un des charmes les plus subtils de ce pays solitaire et vide. Il communique à l’âme un équilibre que tu ne connais pas, toi qui as toujours vécu dans le tumulte ; loin de l’accabler, il la dispose aux pensées légères ; on croit qu’il représente l’absence de bruit, comme l’obscurité résulte de l’absence de lumière ; c’est une erreur. Si je puis comparer les sensations de l’oreille à celles de la vue, le silence répandu sur les grands espaces est plutôt une sorte de transparence aérienne, qui rend les perceptions plus claires, nous ouvre le monde inconnu des infiniment petits bruits, et nous révèle une étendue d’inexprimables jouissances. »

Fromentin ira dans cette voie jusqu’à noter le souffle aigu du vent dans les canons du fusil qu’il porte à la bretelle.

Ces deux passages, d’une pénétration si remarquable, procèdent directement de cette faculté que j’ai appelée le don de l’œil. Élargissez le champ d’observation, placez-y une scène de la vie primitive, et vous aurez les plus belles pages de Un été dans le Sahara ou de Une année dans le Sahel, la rencontre de la tribu en voyage, ou la danse des nègres près de Mustapha d’Alger, cette espèce de symphonie en rouge qui annonce, vingt ans à l’avance, l’écrivain définitif des Maîtres d’autrefois.

Enfin, lorsque dans ces récits d’où la personnalité morale de l’auteur est presque absente, un peu d’émotion vient à se glisser, le ton change encore. Il demeure discret et sobre, comme il l’est d’ordinaire, mais, à une certaine grâce mélancolique, on devine le futur auteur de Dominique, comme dans cette description de la petite danseuse kabyle endormie :

« Entre quatre et cinq heures, la pluie cessa ; on entendit la voix des coqs qui n’avaient pas chanté depuis minuit. Des animaux, logés dans un fondouk voisin, commencèrent à s’agiter sur leur litière et à faire un bruit matinal dans leurs mangeoires vides. La lune se leva ; elle était à son dernier quartier : son disque renversé parut au-dessus des terrasses, mais trop diminué pour éclairer la nuit et pareil à un anneau brisé. Ilaoûa ne s’était pas éveillée une seule minute ; rien absolument n’était dérangé dans sa toilette. La chaleur du sommeil avait fané les colliers d’oranger dont elle aime à rester parée nuit et jour ; l’odeur même en était devenue si faible, qu’on ne la sentait presque plus. Alors, en la voyant rouverte encore de ses fleurs préférées, mais de fleurs mourantes, dormant d’un sommeil sans rêves et dans un repos aussi profond que l’oubli, il me vint, je ne sais pourquoi, une pensée amère, et je dis à Vandell : “N’est-ce pas mauvais signe, quand les fleurs se fanent vite au corsage des femmes ?” »

Voilà, si je ne me trompe, des tableaux singulièrement bien vus, par des yeux savants et justes. Oui, d’une exquise justesse. Fromentin n’a pas abusé des violences de couleur. Il a compris, l’un des premiers, ce qu’il y a de finesse, de suavité, de nuances infinies dans l’Orient, que des prosateurs ou des poètes superficiels représentent tout en contrastes. L’Orient est au contraire harmonieux.

Au printemps dernier, je voyageais en Tunisie avec la caravane que dirigeait le Résident général de France, et je me rappelle l’impression de limpidité que me laissa le crépuscule, un jour que nous approchions du village de Téboursouk. Nous suivions, depuis longtemps, les crêtes rocheuses et tournantes qui enserraient le cours d’une rivière torrentueuse ; nous nous taisions parce que la fatigue avait été grande, et parce que l’heure était d’une beauté merveilleuse. L’ombre montait avec nous. Elle remplissait la vallée à notre droite, vallée profonde, qui se boisait de plus en plus, à mesure que nous avancions, et où des masses feuillues, d’abord isolées, se groupaient, et bientôt, joignant leurs cimes, couvraient d’une frondaison sans clairière toute la courbe d’une chaîne de montagnes à l’autre. C’était une forêt d’oliviers centenaires, échappés par miracle aux déprédations des tribus. Les dernières touffes des branches baignaient encore dans le rayon allongé qui rasait les crêtes. Elles s’enlevaient, blondes, légères, au-dessus des ténèbres terrestres d’où soufflait un vent frais, chargé du parfum de la mousse. Alors, au-delà de cette ombre et de ce reste de feuillage qui allait disparaître, bien haut, sortant des oliviers comme une pierre précieuse des griffes de sa monture, une ville blanche apparut. Elle n’avait plus qu’un quart d’heure à vivre dans le jour finissant. Mais c’était le plus beau et celui qui lui convenait le mieux. Les minarets, les coupoles, montaient dans le ciel très pâle en blancheurs qui n’avaient plus de relief ; autour d’eux, les murs fortifiés se ployaient, suivant les pentes de la crête, et enfermaient, comme les tombes d’un cimetière, les terrasses carrées, immaculées, soudées les unes aux autres. Et il n’y avait pas de vie, et il n’y avait pas de tache dans cette harmonie ; seulement, là où la lumière mourante touchait plus directement la ligne d’un mur ou la rondeur d’une couba, on eût dit qu’elle se posait sur une poussière impalpable, sur une neige qui s’en pénétrait et la renvoyait en menues aigrettes d’un feu très doux. Quelques instants plus tard, dans le blanc et le bleu de la lune levée, nous parcourions les ruelles compliquées, traîtresses, effrayantes de silence de Téboursouk. Pas une lumière, nulle part, ne veillait. Quelques fantômes d’Arabes, dressés au coin des murailles, nous regardaient passer, sans un mot, sans un geste, comme s’ils étaient sculptés dans la pierre effritée.

En somme, ce qu’on peut dire des deux volumes de voyages de Fromentin, c’est qu’ils sont d’une exacte vision ; modernes par le procédé de style ; qu’ils renferment quelques belles pages, mais aussi beaucoup de passages et de chapitres même où la distinction de la forme cache mal l’absence de mouvement, de vie et de large humanité. Sans aucun doute, il a été fait d’aussi bons et de meilleurs livres sur l’Orient. Maupassant et Pierre Loti, pour ne citer que deux auteurs, nous ont communiqué des émotions d’art autrement profondes et complètes. Je crois que si Fromentin n’avait laissé que son Été dans le Sahara et son Année dans le Sahel, il serait aujourd’hui oublié : on parlerait encore du peintre ; l’écrivain n’aurait pas de nom.

Mais il a écrit Dominique, et nous voici en présence d’une tentative d’un ordre tout différent, qui exige d’autres qualités, et peut motiver d’autres jugements.

Dominique est une sorte d’autobiographie de Fromentin, et les scènes principales se passent dans les environs de La Rochelle. La jeunesse de l’auteur s’est écoulée parmi ces campagnes un peu tristes. Pour lui tout y est souvenir, habitude, émotion. Dès lors, les expressions heureuses abonderont sous sa plume. Il parlera des allées d’un parc, en hiver, « imbibées d’air humide et pénétrées de silence » ; d’un ciel d’été « décoloré par l’éclat de midi » ; des enfants de Dominique, « dont la toilette de nuit se faisait, par indulgence, au salon, et que leur mère emportait, tout enveloppés de blanc, les bras morts de sommeil et les yeux clos » ; il aura de ces trouvailles : « dans l’air tranquille du soir, le son se déployait », et les larges tableaux de nature seront traités de la même manière, en vingt endroits du volume, avec des mots qui portent tous et dont aucun n’a l’air apprêté.

Mais comment Fromentin a-t-il deviné une loi capitale du roman, lui qui ne fut romancier que par occasion ? Vous ne rencontrerez, dans ce livre, aucune de ces longues descriptions, de plusieurs pages, et quelquefois d’un chapitre entier, dont l’école romantique avait donné le fâcheux exemple. Fromentin a compris d’intuition que la description trop appuyée n’est pas du grand art, par cette raison qu’elle n’est pas humaine, qu’elle n’est pas vraie. Veuillez y penser un instant. Lorsque nous sommes en présence d’un spectacle, même le plus admirable, du paysage de la plaine de Grenade, je suppose, ou du Bosphore, ou des ruines de Taormina, ou de tel autre, nous n’en recevons pas une impression détaillée, qui ne peut s’exprimer qu’en une feuille d’imprimerie, mais bien une surprise émue, un coup, une envie de pleurer ou de nous écrier : « Comme c’est beau ! » Nous ne sommes pas, devant la beauté, des analystes et des subtils. Nous sommes, nous serons toujours des primitifs, et trois ou quatre notes simples, dans tous les arts, résumeront cette perception, et suffiront à rendre toute la grandeur, toute la valeur poétique de cette apparition de la beauté. Le reste est plus ou moins factice. C’est l’énumération des détails, qui procède évidemment d’un effort de l’esprit ; ou bien c’est le rêve qui s’étend et qui ouvre son aile. Mais les purs artistes savent où s’arrête le mouvement d’amour d’une âme qui voit ; ils savent où commence le métier d’auteur et où finit la poésie sentie et vécue, et ils ne franchissent pas la limite.

Fromentin l’a respectée. Dans son Dominique, la nature est partout, fondue, mêlée, associée à l’action. Nulle part elle n’est souveraine absolue. L’auteur ne cesse « d’être en correspondance avec tout ce qui l’entoure, de servir de miroir aux choses extérieures, volontairement, et sans leur être assujetti2 ». Il ne coupe pas le récit par d’interminables descriptions, où rien ne manque, si ce n’est justement le sens le plus profond de l’observation humaine. Il fait du roman pittoresque. Il ne fait pas du roman descriptif.

Je viens de dire qu’il a raison, parce que notre vision normale n’est point ainsi détaillée. Il a raison encore, parce que la description prolongée suspend l’action et arrête l’émotion, cette petite cloche dont la vibration, plus ou moins forte, doit s’entendre toujours. Car nous demandons à une œuvre de roman qu’elle nous fasse penser, mais bien plus encore qu’elle nous fasse aimer, souffrir, espérer. Il y a là un mystère, parce que nous touchons à quelque chose de semblable à la vie et de semblable à la création. Je ne prétends pas l’expliquer. Je dis seulement que l’auteur d’une œuvre d’imagination destinée à émouvoir doit posséder cette faculté mystérieuse de s’extérioriser, de vivre dans ses personnages imaginaires, d’être eux-mêmes jusqu’à souffrir de leurs maux inventés, de les faire penser, agir, parler, comme si, vraiment, plusieurs âmes de plus étaient descendues parmi nous. Quel monde de héros s’est ainsi, d’âge en âge, superposé au monde des vivants et des morts ! Quelle multitude d’êtres de fiction ont multiplié pour les passants de la terre les images et les attitudes de la vie ! Créations plus puissantes que leur créateur même, puisqu’elles peuvent se faire entendre de tant de milliers de personnes ; plus durables que lui, plus persuasives, et qui ne sont, cependant, qu’une émotion de ce cœur d’homme traduite artistement, une journée qu’on a crue perdue et qui vivra à jamais peut-être, un souvenir à qui la jeunesse est revenue ! Les écrivains auxquels manque ce don d’émotion ne peuvent être, dans la littérature de fiction, que des descriptifs. J’ajoute qu’il n’existe que dans une âme déjà formée, et qu’on ne peut écrire un roman véritable avant la trentaine, parce que, sauf exception, l’expérience est courte, et que la philosophie de la peine n’est pas née en nous. Par un privilège de la jeunesse, la douleur est ce qui compte le plus dans toute vie humaine, et ce qui s’imagine le moins bien, quand on n’a pas souffert.

Eugène Fromentin fut, évidemment, un sensible et même un sensitif. Son Dominique n’est que le récit d’une passion malheureuse, peu ou mal combattue par l’homme, et qui n’est, en somme, vaincue que par la droiture naturelle d’une femme, et, on pourrait dire, par une révolte déjà tardive.

Vous avez tous présente à l’esprit cette fable très simple qui fait le fond du roman. Un collégien, dont l’enfance orpheline s’est écoulée à la campagne, s’éprend, à l’âge des premiers discours français, de la cousine d’un de ses amis, Madeleine d’Orsel. Madeleine se marie avant d’avoir soupçonné cette tendresse qui s’ignore presque, et qui prend conscience à la fois et d’elle-même et de l’obstacle à jamais dressé devant elle. Devenue comtesse de Nièvres, Madeleine part pour Paris, où Dominique, de son côté, va faire de vagues études de droit. Elle n’a aucune raison de ne pas aimer son mari, et elle est une très honnête femme, qui sait fort bien où est son devoir, et qui n’aura jamais l’idée, et je l’en remercie, de faire des théories pour excuser ses entraînements. Mais enfin, elle est plutôt fidèle à son mari qu’elle ne l’aime. Elle revoit Dominique. Dès lors il n’y a plus d’événements dans ces deux vies séparées et voisines, mais seulement des incidents grossis par la passion qui en souffre, et par le talent du romancier qui les analyse jusqu’en leurs dernières conséquences. Dominique s’imagine lutter contre son amour, et il épuise la série des faux semblants de courage, qui ne sont que des occasions de se faire plaindre, et s’éveiller la pitié dans un cœur bien féminin, qui s’indignerait peut-être si on disait :

« Aimez-moi », et qui répondra tendrement si on dit : « Plaignez-moi ». Elle le plaint, en effet, et la pitié d’amour est si voisine de l’amour, que Madeleine passera de l’une à l’autre, ou plutôt elle verra que certaines pitiés, comme certaines amitiés, ne sont, entre un homme et une femme, que le nom d’emprunt d’un amour qui commence. Elle aime. Elle est prise au piège de toutes les délicatesses qu’elle a eues pour Dominique malheureux, de toutes les paroles de conseil qu’elle lui a dites, de toutes les longues pensées qui n’avaient pour objet, croyait-elle, que de sauver un ami d’un amour impossible et mauvais. Et elle est perdue, ou bien elle va l’être : mais, ne redoutez pas, avec Fromentin, la fin vulgaire, et qui, d’ailleurs, n’est jamais une fin. Vers le milieu du roman, Dominique discutant avec son ami Olivier, celui-ci lui crie, comme une prophétie :

— Ta vie est tracée ; je la vois d’ici : tu iras jusqu’au bout ; tu mèneras ton aventure aussi loin qu’on peut aller sans commettre une scélératesse ; … veux-tu que je te dise tout ? Madeleine, un jour, tombera dans tes bras en te demandant grâce ; tu auras la joie sans pareille de voir une sainte créature s’évanouir de lassitude à tes pieds ; tu l’épargneras, j’en suis sûr, et tu t’en iras, la mort dans l’âme, pleurer sa perte pendant des années.

La prophétie se réalise, Dominique s’enfuit à la campagne. Il y retrouve quelque chose qui n’est ni la paix ni le bonheur, mais qui a des apparences de l’une et de l’autre. S’il ne peut être heureux lui-même, et je crois, en effet, qu’il ne peut pas l’être, il a cette consolation de faire des heureux autour de lui, sa femme, ses enfants, des paysans, et d’être utile. C’est la fin, et c’est la leçon. Elle est bonne. Elle pourrait servir aux désespérés qui n’aperçoivent qu’eux-mêmes dans la vie. Quant à Madeleine, nous ne savons pas ce qu’elle devient. Après la brusque séparation, nous restons sans nouvelles. Silence tragique et poignant, habileté du romancier qui jette dans l’imagination, comme l’a observé Scherer, « je ne sais quelle douloureuse incertitude, quelle image d’abandon infini ».

Tel est le roman. Lorsqu’on achève de le lire, et surtout de le relire, l’impression qui domine, c’est, avec beaucoup de sympathie pour l’auteur et d’admiration pour le livre, une sorte d’indignation contre ceux qui, en 1862, n’ont pas compris et n’ont pas aimé Dominique. Et il est incontesté que Dominique, lors de son apparition, n’eut qu’un médiocre succès. Nos pères ont fait les dédaigneux. Nos mères ont déclaré que le livre était ennuyeux.

Ennuyeux, c’est vite dit, et cela ne se discute pas. Mais nous, qui sommes venus plus tard, et qui pouvons comparer deux époques, nous sommes tentés de dire : « Vous n’étiez pas psychologues, voilà tout. Si Dominique paraissait aujourd’hui, on trouverait, par comparaison, qu’il a du mouvement, et que c’est déjà bien joli quand les personnages se déplacent. Nous en connaissons et nous en supportons qui ne voyagent pas, qui ne travaillent pas, qui sont uniquement occupés à être malheureux et à nous raconter la progression lente ou rapide de leur mal. Non, vraiment, vous n’aviez pas le droit, vous autres de la génération de 1862, de parler de livres ennuyeux. Vous étiez injustes. Vous ne saviez pas ce que c’est. Il faut vivre de notre temps pour le savoir, et subir ce que nous subissons. Mais, appliquer une pareille épithète à ce délicieux roman de Fromentin, parce qu’il n’y a ni duel, ni assassinat, ni apostrophes tragiques, ni enlèvement : oh ! nos pères ! nos pères ! »

On a dit encore, il y a trente-cinq ans : « Je n’aime pas Dominique. C’est trop un roman d’automne. Rien que des regrets, de la mélancolie, un ciel appesanti, des personnages accablés par la destinée. » Ce reproche signifie peu de chose. J’accepte, si l’on veut, cette division des romans en romans de printemps, d’été, d’automne et d’hiver. Je consens que Dominique soit automnal, œuvre d’un esprit souffrant et inquiet. Mais n’a-t-on pas le droit de l’être ? Et puis, est-il bien sûr que tout soit mélancolique et accablé, dans ce roman ? N’aurait-on pas aperçu, au second plan, une figure sympathique, vaillante, inaccessible même un seul moment au découragement, ce type du précepteur, Augustin, que l’auteur a placé dans son roman pour montrer qu’il croyait à la vie, au contraire, et à la volonté, et à la conquête du bonheur par le travail opiniâtre et la droiture de l’esprit ? Roman d’automne ? mais, ceux qui ont dit cela comme un reproche n’ont donc jamais compris ce qu’il y a d’infinie douceur et de suavité dans l’automne ? Ils n’ont pas vu que c’était la saison la plus riche et la plus colorée de l’année, celle où les arbres, qui peuvent se ressembler au printemps, ont des frondaisons variées, et chacun une manière différente d’épanouir en peu de jours toute leur beauté jusque-là indécise ?

Non, les objections qu’on a élevées contre Dominique, lors de sa publication, ne valent pas qu’on s’y arrête. Peut-être en existe-t-il de sérieuses, mais ce ne sont pas celles-là. En ce moment, j’ai plutôt envie de me retourner vers les critiques du temps, dont quelques-uns vivent encore, et de leur demander :

— Que cherchez-vous donc dans un roman que vous ne trouviez dans Dominique ?

Est-ce le sentiment de la nature ? Il est là, enveloppant et poétisant toute l’œuvre de Fromentin.

Est-ce l’entente des caractères ? Celui de Dominique au moins est une merveille d’analyse et de vérité. Peu d’hommes l’examineront sans y reconnaître quelque chose d’eux-mêmes, et sans deviner la sincérité profondément humaine du reste. Et il en est de même du caractère d’Augustin, de celui d’Olivier d’Orsel, de toutes les études d’hommes, entreprises par Fromentin. Elles sont fouillées à un degré tout à fait remarquable.

Est-ce le goût que vous demandez à un écrivain ? On peut dire qu’il est presque sans défaillance dans le roman de Fromentin, et toujours dans la pure tradition française. Jamais de heurts, d’invraisemblances, de mots trop forts pour les choses à exprimer et qui ressemblent à des navires de haut bord qu’on noliserait pour porter un sac d’avoine, ou quelques graines potagères. Fromentin possède une science des valeurs comparées qui lui fait choisir le substantif raisonnable, l’épithète ordinaire, plutôt grise et, comme disait Sainte-Beuve, « l’expression fine et légère, pas trop marquée, caractéristique pourtant ». À mesure que vous l’étudierez davantage, vous découvrirez ses secrètes habiletés. Elles sont partout, dans les réticences même et dans les omissions. Avez-vous remarqué qu’il ne décrit jamais un costume de femme ? Il n’a pas indiqué, lui peintre, la couleur d’une seule robe de Madeleine. Il a résisté, lui volontiers descriptif et sûrement amoureux, au plaisir de dire que son héroïne portait bien la toilette. Il n’a pas voulu dater son œuvre. Il a eu cette précaution, indice d’un très grand artiste, d’éviter les détails de modes qui perdent leur attrait, et leur sens, avec leur nouveauté, et qui sont ridicules après une saison. À peine, çà et là, voit-on mentionnée une écharpe de gaze, dont il est évident qu’il aimait l’étoffe transparente, presque fluide, et si bien destinée à accompagner le visage féminin qu’elle n’a pas d’âge dans l’histoire du costume. Les occupations mêmes de certains personnages de Dominique restent vagues, et, par exemple, je défie bien qu’on sache au juste comment ce patient, raisonnable et robuste Augustin, s’est élevé à cette haute position, d’ailleurs indéterminée, qu’il occupe à la fin du volume. Est-ce par le journalisme ? Par les ministères ? Par la simple faveur qui se permet quelquefois de distinguer le mérite ? Nous ne le saurons pas. La discrétion de Fromentin est voisine de celle de quelques hommes, si réservés sur certains chapitres, qu’on ne sait pas si ces chapitres-là existent dans leur vie.

Est-ce enfin la passion qui constitue l’habituel intérêt d’un roman ? Elle circule dans les pages de Dominique, à la manière du sang dans le secret de nos veines : on ne l’aperçoit que par accident, mais, visible ou non, elle est là. Elle gouverne la vie de Dominique. Elle est tout dans le livre, et je ne comprends pas l’expression de George Sand écrivant à Fromentin et parlant de cette « passion sage ». Pourquoi sage ? Elle ne peut pas l’être avec un tel sujet. Elle ne l’est en aucune manière et à aucun degré. Elle commence très tôt. Elle envahit une âme de collégien. Elle la trouble à ce point que Dominique n’en guérira jamais. Souvenez-vous de cette promenade aux environs de la ville, sur les grandes routes, un soir d’avril que le ciel était ardent au-dessus des arbres couverts de bourgeons, l’atmosphère imprégnée de l’odeur des végétations naissantes, et qu’il y avait partout « des insectes nouveau-nés, que le vent balançait comme des atomes de lumière ». Rappelez-vous cet entant ému jusqu’aux larmes sans savoir pourquoi. Et, à la fin du volume, rappelez-vous l’homme désillusionné, tombé de son rêve et à jamais meurtri. Est-ce l’œuvre d’une passion sage ? Comment une pareille confusion a-t-elle pu s’établir dans l’esprit d’une romancière qui avait quelque expérience, croit-on, des passions humaines ? Voilà ce fier Dominique qui aime Madeleine et qui la torture savamment par l’aveu gradué et dosé de son amour ; voilà un galant homme qui compromet une honnête femme, qui résiste à toutes les supplications qu’elle lui adresse de s’éloigner ; voilà, d’autre part, cette exquise Madeleine réduite à des imprudences lamentables et chez qui on voit s’obscurcir le clair regard qu’elle promenait sur la vie ; nous assistons à ce spectacle d’une créature d’élite qui s’approche du mal jusqu’aux extrêmes limites où l’instinct, qui sauve encore, ne détruit pas toute responsabilité ; nous la voyons tourmentée, éperdue, sur le point de succomber, puis séparée à jamais de celui qu’elle a aimé, et incapable sans doute de retrouver la paix pour laquelle on la sentait faite. Et vous parlez de passion sage ? Et vous ne reconnaissez pas au contraire la passion ordinaire, l’ardente et la déraisonnable, la violente et la folle, précisément à ce caractère de cruauté qui semble inséparable d’elle et qu’on dirait être sa punition nécessaire ?

Madame Sand a sans doute pris le mot passion dans un sens moins psychologique que Fromentin ; elle a trouvé sage une passion qui ne crie pas, en effet, et qui ne se traduit pas en épisodes tragiques. Elle s’est trompée. Nous sommes, avec Dominique, en plein roman d’adultère, et si l’oubli du devoir n’y est nulle part glorifié, si les termes y sont d’un homme du monde et si la lutte exprimée est avant tout celle de la conscience, je n’aperçois pas en quoi la passion y mérite une épithète qui la transforme et la singularise.

Est-il nécessaire de citer des preuves à l’appui ? Je n’invoquerai pas la scène célèbre de la soirée à l’Opéra et du bouquet de violettes déchiré et mordu, ni même l’épisode de la promenade au phare, quand Madeleine, avec Dominique, arrive en haut de la plate-forme, et que s’élève autour d’elle, comme dit Fromentin, « je ne sais quel murmure irrité, dont rien ne peut donner l’idée, quand on n’a pas écouté la mer de très haut ». Les épisodes moins romanesques sont tout aussi éloquents et probants. Vous souvenez-vous de ce passage où Dominique, sans volonté, n’a plus que des caprices, et prend la résolution soudaine de fuir Madeleine et de voyager ? Il la fuit, mais il l’emporte avec lui dans son cœur. Il n’est séparé d’elle que par la distance, qui n’est rien. Il ne sait pas que l’absence véritable est dans la volonté de l’âme. Il part. Et où va-t-il ? Un romancier vulgaire et un faux passionné le dirait. Il décrirait même le pays d’exil. Dominique, lui, ne raconte pas où il est allé, ni ce qu’il a souffert des hommes ou des choses. Et le seul souvenir qui lui reste d’un mois de séjour à l’étranger, imaginez ce que cela peut bien être ? Ceci : il se souvient d’avoir vu quelque part un oiseau blanc voler entre le ciel et l’eau. Et c’est tout. Qu’est devenu l’être si bien doué pour le spectacle de la nature ? Il n’a rien vu. Qu’est devenue cette faculté d’entendre jusqu’au silence du désert ? Il n’a rien entendu. Du peintre, de l’artiste, de l’homme même il semble que rien n’ait vécu pendant ce long mois. Et vous appelez cela une passion sage ?

Non, c’est bien la passion d’un homme, où s’intéressent non seulement les sens, mais l’imagination, le souvenir, un peu l’esprit, tout le cœur, avec cet immense besoin de tendresse, dont le monde, depuis des milliers d’années, n’a pas épuisé l’expression. Elle est là dans sa vérité. Car elle ne conduit qu’à l’un ou à l’autre de ces deux dénouements : au renoncement qui est une souffrance, ou à une victoire, qui est une autre souffrance par la satiété, le mépris ou la mort qu’elle entraîne. Étrange et forte preuve de notre noblesse native, puisque les romanciers n’ont point coutume, que je sache, de faire un dénouement de bonheur acquis et durable à la passion triomphante, et qu’elle n’éprouve jamais tant les amants que le lendemain du jour où ils sont réunis.

Je ne crois donc pas qu’on puisse tirer argument contre le roman de Fromentin, ou du paysage, ou du style, ou de l’étude psychologique, ou de ce qu’il aurait mal compris le caractère de la passion qu’il a décrite. Le défaut de Dominique ne me semble pas être là. L’ouvrage est parfait dans son genre. C’est peut-être le genre qui est quelque peu critiquable, je n’ose pas dire inférieur. Nous n’avons là, en effet, qu’une autobiographie, que les mémoires d’une âme qui a souffert. Et il en résulte qu’une seule âme est complètement connue, celle de Dominique, et que toutes les autres, même celle de Madeleine, sont sacrifiées à celle-là, et vraiment incomplètes, et ne vivent que du reflet de l’unique flamme qui éclaire le livre. Que pense Madeleine de Nièvres ? Par quels degrés, qui ne doivent pas correspondre exactement aux tentatives de Dominique, est-elle descendue peu à peu jusqu’à devenir le pauvre être égaré que nous voyons à la fin ? Nulle part cela n’est dit. On peut affirmer que Dominique, comme me le disait une femme d’esprit, est un roman d’homme, intéressant surtout pour les hommes. En tout cas, il est permis de soutenir que le génie créateur y est incomplet, et que quelque chose manque à ce livre pour prendre place au premier rang, soit dans la littérature de mémoires, parce que nous n’avons là qu’un épisode d’une vie, soit dans la littérature de roman, parce que les grandes œuvres d’imagination possèdent plus d’énergie vitale, plus de force créatrice, et animent, sinon des foules, du moins des groupes entiers de personnages sortis de la pensée humaine.

Restent les Maîtres d’autrefois. Je n’hésite plus ici : je dis, que c’est là un chef-d’œuvre, un livre nécessaire et sans précédent, et que c’est le livre auquel l’œuvre littéraire de Fromentin devra de survivre et de grandir. Il porte la date de 1875. Il est écrit à la veille de la mort de Fromentin, et il fait beaucoup plus que nous montrer un talent fortifié par douze années de méditation et d’étude : il nous révèle la véritable voie de l’auteur ; il nous apprend que celui qu’on savait être déjà un peintre délicat, un voyageur intéressant, un romancier pénétrant et émouvant, était avant tout un critique d’art original et novateur.

Le don créateur, il l’a eu là surtout. Ni la critique de Diderot, ni celle de Théophile Gautier, ni celle des écrivains innombrables qui s’encadrent entre ces deux noms et ces deux époques, ne donnent une idée de la critique de Fromentin. Elle ne consiste pas à admirer, en homme du monde et pour des hommes du monde, la peinture des maîtres flamands ou hollandais, ce qui est un exercice littéraire, et le mode en général adopté ; elle n’a pas pour but premier de faire voir le tableau à ceux qui ne l’ont pas vu, ou de le rappeler aux autres : elle va bien plus avant, elle explique le milieu où chaque maître a vécu, les influences qui l’ont formé, la qualité de son œil, l’idéal poursuivi, le procédé, le métier dont chacun a usé. C’est un peintre, qui juge, avec toute la science d’un peintre et toutes les ressources d’un écrivain.

Double condition que bien peu d’hommes ont réalisée, alliance féconde, d’où est sortie l’originalité de ce livre. Qu’est-il arrivé ? Le peintre pensait et sentait en peintre. Les mots de la langue usuelle le servaient mal. Il les a ployés au service d’idées et de sensations nouvelles ; il les a détournés du sens habituel, groupés en combinaisons ingénieuses ; il a pris à l’atelier, pour les faire entrer dans la littérature, les termes d’argot vraiment pittoresques et méritants : il a créé une langue pour la critique d’art, dont il est à la fois l’inventeur et le modèle. Prenez les Maîtres d’autrefois. Vous retrouverez l’auteur de Dominique ou du Sahel dans quelques pages descriptives où il célèbre Bruxelles, Malines, Anvers, et surtout La Haye. Mais, dès qu’il pénètre dans l’intimité de son sujet, qu’il étudie Rubens ou Rembrandt, ou Ruysdael, ou le vieil Otto Vœnius, ou Paul Potter, ou Hobbema, vous ne reconnaissez plus Fromentin. L’écrivain plutôt timide des livres précédents est devenu audacieux. Il a des expressions nettes, tranchantes, d’un réalisme vif ; des insistances qu’il n’a point eues ailleurs ; des jugements d’une sûreté, d’une sévérité, d’un absolutisme que le roman ou le voyage ne lui ont nulle part inspirés. Il est enfin chez lui, dans le véritable domaine de sa pensée et de ses yeux. Il se sent maître du sujet qui est son art, maître de l’histoire, voisin d’atelier de tous ceux dont il parle, en possession de tous les secrets de métier ignorés des profanes, et il ose !

Voyez-le, quand il veut exprimer le double caractère et comme la double personnalité d’un de ces Flamands qui avaient étudié en Italie, d’un de ces romanistes, comme on disait, qui allaient apprendre la peinture à Rome, à Florence, à Venise, et puis, de retour au pays natal, ressaisis par le génie si profond et si particulier de la race, finissaient par triompher de leurs maîtres latins, et par plier leur éducation méridionale aux rêves d’un idéal qui n’avait pas changé. Il dit du peintre Van Orley :

« Vous trouvez en lui du gothique et du florentin… ici la pâte lourde et cartonneuse, la couleur terne et l’ennui de pâlir sur des méthodes étrangères ; là des bonheurs de palette, et la violence, les surfaces miroitantes, l’éclat vitrifié propres aux praticiens sortis des ateliers de Bruges. »

Quelles images neuves, et quelle langue nouvelle aussi, combien forte ! Ailleurs, il parlera « de rouge fouetté d’argent » ; ou bien il célébrera « une pâte large, ardente, luisante et ruisselante ». Ailleurs et à propos de la Pêche miraculeuse de Rubens, il écrit dix pages du naturalisme le plus cru ; il montre un saint Pierre « un peu négligé, mais d’une belle valeur vineuse », des pêcheurs chaussés de bottes de mer, un grand garçon, un mousse, debout sur « la seconde barque, pesant sur un aviron, habillé n’importe comment, avec son pantalon gris, un gilet violâtre trop court, déboutonné, ouvert sur son ventre nu ». Et il ajoute :

« Ils sont gras, rouges, hâlés, tannés et tuméfiés par les âcres brises, depuis le bout des doigts jusqu’aux épaules, depuis le front jusqu’à la nuque. Tous les sels irritants de la mer ont exaspéré ce que l’air saisit, avivé le sang, injecté la peau, gonflé les veines, couperosé la chair blanche, et les ont, en un mot, barbouillés de cinabre. »

Et puis, quelquefois, les deux manières se fondent, l’ancienne et la nouvelle, et nous avons des tableaux à la fois doux et puissants, fouillés avec des coins d’incertitude par où s’échappe le rêve, mélange de critique technique et de poésie, qui comptent parmi les plus belles pages de la littérature française. Nous sommes en face de la Descente de Croix, dans l’église de Notre-Dame, à Anvers.

« Ni gesticulations, ni cris, ni horreurs, ni trop de larmes… Le Christ est une des plus élégantes figures que Rubens ait imaginées pour peindre un Dieu… Vous n’avez pas oublié l’effet de ce grand corps un peu déhanché, dont la petite tête, maigre et fine, est tombée de côté, si livide et si parfaitement limpide en sa pâleur, ni crispé, ni grimaçant, d’où toute douleur a disparu, et qui descend avec tant de béatitude, pour s’y reposer un moment, dans les étranges beautés de la mort des justes.

» Rappelez-vous comme il pèse et comme il est précieux à soutenir, dans quelle attitude exténuée il glisse le long du suaire, avec quelle affectueuse angoisse il est reçu par des bras tendus et des mains de femme… Un de ses pieds, un pied bleuâtre et stigmatisé, rencontre au bas de la croix l’épaule nue de Madeleine. Il ne s’y appuie pas, il l’effleure. Le contact est insaisissable ; on le devine plus qu’on ne le voit. Il eût été profane d’y insister ; il eût été cruel de ne pas y faire croire. Toute la sensibilité furtive de Rubens est dans ce contact imperceptible, qui dit tant de choses, les respecte toutes et attendrit. »

Est-ce tout, et n’aurions-nous à admirer dans ce livre que la beauté supérieure d’un style renouvelé ? Vous ne le pensez pas. Il y aurait à montrer dans les Maîtres d’autrefois toute l’esthétique de l’auteur.

Les vues hardies sur la fin propre de l’art, sur le rôle du peintre, sur sa formation, sur la science des couleurs et leur emploi, abondent aussi bien que les mots pittoresques, dans les Maîtres d’autrefois. Et si le temps ne me faisait défaut, je voudrais développer devant vous notamment, cette thèse non pas neuve, mais peu familière à beaucoup d’esprits et qui est celle de Fromentin, à savoir que la peinture n’exprime pas nécessairement une idée, qu’elle peut n’avoir « rien de pathétique, d’émouvant, surtout de littéraire », et cependant nous charmer et remplir son but, ou l’un de ses buts, qui est de réjouir l’âme humaine, par la simple beauté des couleurs et des lignes. Thèse immense ! La justification de la peinture d’imagination, l’affranchissement du peintre qui peut se dégager du modèle, et qui n’est pas esclave de la nature, mais son maître, tout est là… ou du moins beaucoup de choses…

Mais il faut que je vous quitte, Fromentin, maître ! avec qui j’ai vécu ces jours derniers. Si j’avais été votre contemporain, il me semble, à vous lire, que j’aurais aimé vous connaître, et que, respectueusement, je vous aurais écouté. Vos leçons devaient être bonnes. Vous étiez un artiste complet, un esprit haut, inquiet, une âme dont l’accès devait être difficile et le commerce très sûr. Votre œuvre a été peu nombreuse parce que vous la souhaitiez parfaite, et que vous aviez, d’ailleurs, deux moyens de faire entendre ce que vous vouliez dire, la plume et le pinceau. Peut-être n’a-t-on pas, autour de vous, compris, comme nous le comprenons maintenant, ce qu’il y avait de rare et d’achevé en vous. Mais cela importe médiocrement. Les semeurs de pensées ne jettent pas que des graines qui germent en une année. Leur mission n’en est pas moins remplie. La vôtre a été noble. Aujourd’hui, le monde plus large ouvert des esprits cultivés le sent et vous remercie. Il n’est pas loin de vous rendre justice. Tôt ou tard il reconnaîtra, en vos Maîtres d’autrefois, un chef-d’œuvre, et si vous le permettez, comme le livre est un peu gros, un peu dur, un peu spécial, pour se reposer sans vous quitter, il relira Dominique.