(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216
/ 1472
(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216

Sieyès.
Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger.
1851.

Sieyès est une des figures les plus considérables de la Révolution, et à la fois il en est peut-être la plus singulière. Son influence a été grande, réelle, positive, et sur bien des points elle reste encore voilée de mystère : il y a de l’inconnu en lui et de l’occulte. Des historiens, des biographes éminents l’ont abordé par ses côtés publics. M. Mignet, qui de tout temps avait paru très frappé de ce génie original et systématique, l’a apprécié dans une équitable Notice. Un jeune docteur en droit, M. de Beauverger, a publié, il y a quelques mois, une Étude dans laquelle il expose et discute avec talent les idées de Sieyès sur la constitution et l’organisation sociale. Mais on peut dire, malgré ces résumés substantiels et judicieux, que, si le personnage public a donné sa formule, l’homme, chez Sieyès, ne nous apparaît que dans une sorte d’éloignement et d’ombre. Une publication du genre de celles qui ont fait récemment connaître Mirabeau et Joseph de Maistre lui manque jusqu’ici. Non seulement on n’a jamais recueilli en corps ses œuvres politiques, ses rares discours ; mais ses lettres, ses papiers, ses études particulières et silencieuses qu’il accumulait depuis tant d’années, et qu’il continua plus longtemps qu’on ne le suppose, rien de tout cela n’est sorti, et pourtant tout cela existe : nous le savions ; mais quand on nous a dit que ce précieux dépôt de famille était confié à M. Hippolyte Fortoul (aujourd’hui ministre de l’Instruction publique et l’un de nos anciens amis), et qu’il préparait, avec ces matériaux de première main, une histoire complète de Sieyès, nous lui avons demandé de nous initier à l’avance à quelque portion de ce travail. Il l’a fait avec une entière générosité, et j’ai pu passer plusieurs matinées, seul et entouré de notes manuscrites, d’essais philosophiques, de projets de constitutions, et surtout de lettres intimes, de confidences familières, de celles que le plus confiant ne fait qu’à soi-même et que le plus méfiant n’épanche sur le papier qu’en ses heures de grande amertume. En un mot, j’ai pénétré dans le secret de Sieyès, et c’est pourquoi j’ose en venir parler.

Je m’attacherai avant tout à montrer l’homme et à bien dessiner cette forme d’esprit, l’une des plus hautes et des plus absolues qui soient sorties des mains de la nature. Emmanuel-Joseph Sieyès, que nous avons vu mourir le 20 juin 1836, à l’âge de quatre-vingt-huit ans, était né à Fréjus, dans le Var, le 3 mai 1748, ce qui lui donne quarante ans accomplis lorsque la Révolution de 89 éclata. À quoi se passèrent ces quarante premières années de méditation et de réforme solitaire ? — Sa famille était d’honnête bourgeoisie ; il était le cinquième des enfants. Il fit ses premières études dans la maison paternelle et aux Jésuites de sa ville natale, et il les acheva chez les Doctrinaires à Draguignan. Il eût désiré entrer, comme plusieurs de ses camarades, dans l’artillerie ou le génie militaire ; mais la faiblesse de sa santé et de sa complexion le fit destiner et, selon lui, condamner par sa famille à l’état ecclésiastique. Il fut envoyé à Paris pour y faire ses études de philosophie et de théologie à Saint-Sulpice ; il avait tout au plus quinze ans. Il y étudia beaucoup et sur d’autres matières encore que celles qu’on y enseignait, ou du moins il les prit dans un tout autre sens, et s’annonça dès cet âge comme un esprit philosophique et indépendant. Je dis indépendant, car il ne s’asservit à aucun des maîtres du jour, ni aux encyclopédistes, ni à Condillac, ni à Rousseau. Politiquement même, on ne peut dire que Sieyès ait été un disciple de Rousseau ; il l’a jugé de bonne heure et réfuté. Sieyès était un esprit né maître, si on peut ainsi parler ; et il refaisait la plume à la main chacun des ouvrages de métaphysique ou d’économie politique qu’il lisait. On possède tous ses manuscrits de cette époque de Saint-Sulpice ou des années qui suivirent, et l’on conçoit aisément que ses supérieurs, en parcourant de telles ébauches hardies, en aient pris quelque ombrage. Sieyès, avant la fin de son cours d’études, fut amicalement invité à se retirer dans un autre établissement, et il alla terminer le temps voulu pour la licence de Sorbonne au séminaire de Saint-Firmin, dans le quartier Saint-Victor. Après quoi, en 1772, il entra dans le monde à vingt-quatre ans ; mais le monde paraît s’être borné longtemps pour lui à quelques relations particulières assez rares. Même jeune, il vivait très renfermé, bien qu’il fît preuve, assure-t-on (et je le crois sans peine), de l’esprit le plus fin et le plus gracieux, lorsqu’il consentait à s’ouvrir et à se développer.

Il avait appris la musique à Saint-Sulpice. Il avait une voix charmante, « un peu faible et voilée dans la conversation, mais douce et expressive dans le chant29 ».

J’ai eu sous les yeux quantité de réflexion de lui sur la musique, des airs notés de sa main, et ce qu’il appelait le « Catalogue de ma petite musique », c’est-à-dire de toutes les ariettes, ambigus ou romances tirées des opéras-comiques en vogue, et qu’il s’était procurées : on voit même une liste de celles qu’il désirait acquérir. Je lis à la première page de ce catalogue :

Airs fugitifs :

D’Albanèse : « Bergère légère, je crains… », nº 55.

De Trial : « Il faut voir Annette pour… », nº 19.

De La Borde : « Vois-tu ces coteaux se noircir… », nº 109, etc.

Puis viennent les Ambigus :

« Aimez-vous, aimez-vous sans cesse… », nº 168.

« Jeunes amants, imitez le zéphire… », nº 170, etc., etc.

Mais si, dans ce catalogue, on ne peut entrevoir que le jeune abbé virtuose, celui dont une femme un jour dira : « Quel dommage qu’un homme si aimable ait voulu être profond ! » tout à côté, dans ses réflexions sur la musique, le Sieyès philosophe reparaît : il est « à la recherche d’une langue philosophique universelle, mélodieuse, harmonique et instrumentale ». De bonne heure il rapporte tout, même la musique, à ses idées de réforme et de perfectionnement social, et il se promet bien de lui faire jouer un grand rôle dans les fêtes publiques, quand cette société idéale qu’il aime à concevoir sera établie.

La suite de ces réflexions écrites de 1772 à 1775 sur toutes les matières et sur tous les livres dont il s’occupe, qu’il réfute ou qu’il refait, sur Condillac, sur Bonnet, sur Helvétius, sur les économistes, demanderait une suite de chapitres, et je ne puis ici donner qu’un aperçu général. Mais je remarque d’abord que, dans cette masse d’études de Sieyès, il est question de tout : de métaphysique, d’économie politique, de langues, de mathématiques, de musique, — oui, de tout, hormis de l’histoire. Celle-ci en effet fut toujours en défaveur auprès de cet esprit absolu qui visait à tout tirer de la raison. Voici un morceau qui porte la date de 1772 et qui est inscrit sous le titre d’Économie politique ; tout le dédain des faits existants, tout ce premier dessein de politique idéale qui occupa et passionna si longtemps l’intelligence de Sieyès, s’y déclarent et s’y accusent sans détour :

Je laisse les nations formées au hasard. Je suppose que la raison tardive va présider à l’établissement d’une société humaine, et je veux offrir le tableau analytique de sa Constitution.

On me dira que c’est un roman que je vais faire. Je répondrai : Tant pis ! j’aurais mieux aimé trouver dans la suite des faits ce qu’il m’a fallu chercher dans l’ordre des possibles. Assez d’autres se sont occupés à combiner des idées serviles, toujours d’accord avec les événements. Quand on les médite plein du seul désir de l’intérêt public, on est obligé à chaque page de se dire que la saine politique n’est pas la science de ce qui est, mais de ce qui doit être. Peut-être un jour se confondront-elles, et l’on saura bien alors distinguer l’histoire des sottises humaines de la science politique.

Si nous donnons le nom de roman au plan d’un édifice qui n’existe pas encore, un roman est à coup sûr une folie en physique : ce peut être une excellente chose en politique. Je ne devine pas pourquoi on a voulu prescrire une même marche à toutes les sciences, sans consulter la différence essentielle de leur objet et de leur génie. Que le physicien se contente d’observer, de recueillir des faits, rien de plus sensé. Il a pour objet de connaître la nature, et, puisqu’il n’a pas été appelé à mettre la main au plan de la machine du monde, qu’elle existe et se maintient indépendamment de ses méditations correctrices, il faut bien qu’il se borne à l’expérience. La physique ne peut être que la connaissance de ce qui est. Mais l’art, dont l’objet est de plier et d’accommoder les faits à nos besoins et à nos jouissances, l’art est à nous. La spéculation et l’opération nous appartiennent également. Il est bon non seulement d’observer, mais de prévoir les effets et de les gouverner, soit en rapprochant ou séparant les causes, soit en les fortifiant ou les affaiblissant. Convenez qu’ici l’agent le plus utile n’est pas celui qui ne sait et ne veut pas voir au-delà de ce qui est. »

Voilà qui est formel. Il est curieux de remarquer qu’une partie de ce morceau, écrit dès 1772, a été inséré par Sieyès quinze ans après, en 1788, dans sa première brochure intitulée : Vues sur les moyens d’exécution, dans laquelle il traçait leur marche et leur code aux États généraux prochains. Il y ajouta alors une note, pour dire qu’il ne niait pas « que le tableau historique des peuples ne pût fournir d’utiles sujets de méditation ». Il y faisait une sorte de réserve pour l’histoire étudiée sans superstition. Mais ce n’était là qu’une politesse du métaphysicien et un coup de chapeau pour la forme. Sieyès ne croyait guère plus à l’histoire qu’à la théologie ou à la mythologie :

Il me semble, disait-il nettement, que juger de ce qui se passe par ce qui s’est passé, c’est juger du connu par l’inconnu. Il est plus juste de juger le passé sur le présent, et de convenir que les prétendues vérités historiques n’ont pas plus de réalité que les prétendues vérités religieuses.

Aussi rien ne fut d’abord plus opposé que sa méthode à celle de Montesquieu, toute fondée sur des considérations historiques, et qui tient compte de tous les précédents de l’humanité.

Sieyès, qui se sépare si décisivement de Montesquieu, ne se rapproche-t-il point par cela même de Jean-Jacques Rousseau ? Pas autant qu’on le croirait. Il accorde de prime abord à la société tout ce que Rousseau lui refuse ; il l’accorde, non pas à la société telle qu’on l’avait alors sous les yeux, et qu’on la subissait dans tous les développements de la vie, mais à une société vraiment moderne qu’il concevait, et où l’art du réformateur eût présidé. Il a écrit plus tard, en 1794, au sortir de la Terreur, en parlant de Rousseau :

Hélas ! un écrivain justement célèbre, qui serait mort de douleur s’il avait connu ses disciples, un philosophe aussi parfait de sentiment que faible de vues, n’a-t-il pas, dans ses pages éloquentes, riches en détails accessoires, pauvres au fond, confondu lui-même les principes de l’art social avec les commencements de la société humaine ?

Tout ce qu’imprime un écrivain grave a de la valeur, mais ce qu’il écrit pour lui à l’état de simple note en a plus encore, en ce que j’y saisis sa pensée sans aucune forme de précaution ou de politesse. Or, voici la note que je lis dans les papiers de Sieyès, et qu’il écrivit du temps de la Convention, en vue des abus et des excès du système :

Rousseau. — Ils prennent les commencements de la société pour les principes de l’art social, de l’art social dont les Français n’avaient pas d’idée il y a peu d’années, et dont le nom a été hasardé pour la première fois dans les Moyens d’exécution (c’est sa première brochure de 1788). Que diraient-ils si l’on entreprenait la construction d’un vaisseau de ligne avec la seule théorie employée par les sauvages dans la construction de leurs radeaux ? Tous les arts se perdraient en reculant ainsi à leur origine. L’art en toutes choses est venu fort tard. Il suppose de grands progrès depuis leur premier âge.

Cet art social, que Sieyès se piquait d’avoir découvert, ou du moins professé le premier, consistait surtout dans la division du travail, appliquée aux diverses fonctions et aux divers pouvoirs de la société. Sieyès, cet ennemi de tout privilège et de toute aristocratie, n’avait pas moins d’éloignement pour la démocratie pure, et il croyait que l’art consistait précisément à rendre la force populaire raisonnablement applicable aux nations modernes, moyennant un système de représentation qu’il combine avec une ingéniosité infinie.

La machine de Marly ou encore la machine arithmétique de Pascal ne sont pas plus compliquées que ne l’était la Constitution finale de Sieyès. Celle-ci me fait l’effet d’une horloge savante à mettre sous verre et à placer dans un conservatoire comme curiosité. Elle est toute conçue en vue d’élever et de transformer le principe populaire, d’en extraire et d’en faire redescendre dans tous les sens une action de raison pure. Elle prouve, du moins, en quoi l’art de Sieyès diffère de la logique élémentaire et à bout portant de Rousseau.

Un jour, le 25 janvier 1791, après un dîner chez Mme de Staël, l’Américain Gouverneur Morris, qui était des convives, écrivait le soir dans son journal :

À trois heures, je vais dîner chez Mme de Staël. J’y trouve l’abbé Sieyès ; il disserte avec beaucoup de suffisance sur la science du gouvernement, méprisant tout ce qui a été dit sur ce sujet avant lui. Mme de Staël dit que les écrits et les opinions de l’abbé formeront une nouvelle ère en politique comme ceux de Newton en physique.

Sieyès un Newton en politique ! voilà un bien grand mot ; mais ce qui me paraît certain, et ce qui le serait, je le crois, pour tous ceux qui auraient jeté les yeux sur cette suite de pensées neuves et hardies, produites par lui dès sa première jeunesse, c’est qu’il y avait en Sieyès du Descartes, c’est-à-dire de l’homme qui fait volontiers table rase de tout ce qui a précédé, et qui recommence en toute matière, sociale, économique et politique, une organisation nouvelle et une.

Cette unité, il y tenait essentiellement, et ne faisait cas que de ce qui s’y rapportait. Une des raisons du peu d’estime qu’il faisait de Buffon, qu’il appelle « un brillant déclamateur », c’est que, dans la suite des vues de ce grand naturaliste, il y en a qui ne concordent pas entre elles, et qui même, si on les rapproche, pourraient paraître contradictoires30. Sieyès ne voyait donc souvent, dans les généralités majestueuses de Buffon, qu’une fausse unité, dont le défaut se déguisait sous l’ampleur des mots. Pour lui, il songe à réformer la langue comme le reste ; et même c’est par là, selon lui, qu’il faudrait commencer ; car une découverte qu’il croit avoir faite, c’est que « nos langues sont plus savantes que nos idées, c’est-à-dire annoncent des idées, des connaissances qui n’existent pas, et qui cependant fixent tous les jours les efforts d’une quantité prodigieuse de scrutateurs. » Ces scrutateurs se repaissent tant bien que mal de ce qui leur apparaît sous forme d’expressions consacrées. Sieyès exprime cette méprise, trop naturelle à l’homme, par une image un peu bizarre, mais très ingénieuse : « Je crois que la tête de l’homme est une somme de petites cases ressemblant à des estomacs ; elles veulent se remplir n’importe comment, et tout y est bon (on les dirait à l’épreuve du poison). Dès qu’elles sont pleines de sottises ou de vérités, elles sont contentes. » Il y a des sciences entières fausses, c’est-à-dire fondées sur ce qui n’est pas (on voit bien qu’il en veut surtout à la théologie et à l’ancienne métaphysique), et ces sciences doivent leur origine à de faux rapports revêtus de mots dont se paye ensuite le vulgaire et même la foule des lettrés :

Les signes restent, dit-il, et portent dans les générations suivantes l’existence des chimères et l’épouvante qu’elles causent. La révision des connaissances ou la vérification des leçons reçues ne se fait plus dans les générations éduquées, si leur malheur a permis que ces signes postiches s’opposassent à cette opération, la montrassent comme périlleuse, ou même comme impossible. L’ignorance est alors répandue sur la surface de la terre, et les malheureux humains ne peuvent plus espérer qu’une vie chargée des poids horribles du désordre.

On croit entendre dans ces passages le poète romain Lucrèce ou quelque austère épicurien de l’ancienne Rome, déplorant mélancoliquement, du haut de sa morne sagesse, les erreurs des humains égarés hors de la voie31.

Telle est pour moi l’attitude du méditatif Sieyès durant ces années d’étude solitaire. Son erreur, à lui, comme celle de presque tous les solitaires, si puissants qu’ils soient, est de croire qu’une réformation radicale est possible, et que le genre humain, ne fût-ce que dans son élite, peut obéir une fois pour toutes à la raison. Sieyès voudrait tout d’abord une langue simple, philosophique, sans prestige :

La langue la plus raisonnable, dit-il, devrait être celle qui se montre le moins, qui laisse passer, pour ainsi dire, le coup d’œil de l’entendement et lui permet de ne s’occuper que des choses ; et point du tout cette langue coquette qui cherche à s’attirer les regards ; ou, si vous aimez mieux, la langue, ne devant être que le serviteur des idées, ne peut point vouloir représenter à la place de son maître. Pourquoi donc ces longues dissertations sur l’harmonie, sur la période et sur toutes les qualités du style ? Il y a bien du faux dans toutes ces prétentions.

Plus tard, quand il aura vu l’abus du langage et de l’éloquence dans les grandes assemblées, et les déviations d’opinion qui en résultent, il le dira avec un sentiment bien vif encore ; et, quoique le passage suivant ne paraisse s’appliquer qu’au style académique, il a trait à plus d’un genre d’éloquence dans la pensée de Sieyès :

Pourquoi notre style oratoire et académique est-il si apprêté ?… Véritablement nous n’avons plus d’objet ; l’auditoire auquel s’adresse mon discours assiste à un jeu où il est désintéressé… Il veut bien en examiner les formes, juger le talent. C’est tout. Je voudrais bien savoir si dans la Grèce, si dans Rome libre, les orateurs s’occupaient d’un autre art que de celui d’aller à leur but. Nous, qui n’en avons point, nous ornons, nous faisons de la musique pour les sens, des images, etc. Nous avons de beaux arts, nous produisons des effets sensitifs, nous communiquons des émotions vagues ou particularisées, mais nous ignorons l’art d’éclairer un parti, et de pousser à le prendre… Les discours qui se tiennent au Parlement d’Angleterre ont un but ; ils ne ressemblent point à notre style oratoire ; il n’y a point cette emphase, ce ton de dignité… Ce sont des gens qui ont des affaires ; nous sommes oiseux et nous nous arrêtons à faire les beaux. Ils marchent, nous dansons ; nous avons de beaux arts, et nous négligeons l’art, parce que nous n’en avons que faire.

Vous me parlez des genres démonstratif, judiciaire, etc. Soit. — Ces genres doivent-ils se ressentir des inégalités féodales, des préjugés du bon ton ? Faut-il dorer sa pensée afin d’employer une couleur de style digne de gens qui auraient honte d’avoir rien de commun avec le peuple ? Faut-il ôter aux fleurs leurs couleurs naturelles pour les colorier avec plus de noblesse ?

Mais ici il est trop facile de lui répondre : L’homme est ainsi fait. Croire que le peuple aime moins la parole dorée que le beau monde ne l’aime, est une erreur. Ces orateurs de Rome et de la Grèce, qu’invoque de loin Sieyès à l’appui de sa pensée, n’étaient souvent eux-mêmes que de brillants ou de généreux séducteurs. Les hommes, jusque dans les questions où ils sont le plus intéressés, veulent être séduits, charmés ou entraînés encore plus que redressés et convaincus. « Il faut être fou ou ivre pour bien parler dans les langues connues », écrit quelque part Sieyès. Soit. Il en faudrait seulement conclure que le monde est plein de gens légèrement fous ou enivrés. Et, Sieyès lui-même, ce puissant cerveau, doué au plus haut degré de l’intensité de la conception, accorderait-il ainsi à l’idée pure le premier rôle, s’il était également en possession de cette langue dorée et de ces chaînes électriques dont l’éloquence se plaît à jeter le réseau autour d’elle32.

Sieyès nous apparaît sous sa première forme, tel qu’il sera plus tard et jusqu’à la fin, tout d’une pièce quant à la pensée, voulant la liaison exacte, rigoureuse, le parfait enchaînement et l’ordre un dans tous les objets de chaque science, et même dans la somme totale de nos connaissances : « Sans cela, dit-il, on n’a que des cerveaux décousus dont les connaissances ne tiennent à rien : ils ne savent rien, quoiqu’il y ait beaucoup dans leur mémoire, et ne sont d’aucun usage. » Rien n’égale son mépris pour ces cerveaux décousus qui constituent malheureusement l’immense majorité des hommes, et même des hommes distingués. Il les compare à des pièces de musique qui manquent de l’unité de mélodie : « Les gens de lettres ressemblent trop à la musique sans unité. » Pour lui, dans toute cette première partie de sa vie, et quand on le surprend comme je l’ai pu faire, grâce à cette masse de témoignages de sa main, dans l’intimité de sa méditation et de son intelligence, on le reconnaît et on le salue tout d’abord (indépendamment de ses erreurs) un grand harmoniste social, un esprit qui a sincèrement le désir d’améliorer l’humanité et d’en perfectionner le régime ; qui a en lui, sinon l’amour qui tient à l’âme et aux entrailles, du moins le haut et sévère enthousiasme qui brille au front de l’artiste philosophe pour la grande architecture politique et morale.

Cependant on n’est pas du Midi impunément, et un coup d’œil positif et pratique, prompt à saisir les occasions, ne laisse pas de se mêler chez Sieyès à ce qui, chez un philosophe du Nord, deviendrait aisément du rêve. Si timide, si fier et si ombrageux qu’il fût, le jeune abbé cherchait à se faire sa place dans ce vieux monde si mal ordonné. Ses hautes facultés, appréciées de tous ceux qui l’avaient vu dès l’enfance, le firent attacher en qualité de chanoine (1775) à l’évêque de Tréguier, et il le suivit dans son diocèse. Durant ces années, il assista comme député de ce diocèse aux états de Bretagne, et il en rapporta une horreur profonde contre la classe privilégiée qu’il y avait vue en plein exercice dans cette rude province. Plus tard, nommé par le diocèse de Chartres conseiller-commissaire à la chambre supérieure du clergé de France, il vécut à Paris, hautement estimé dans son ordre pour sa capacité administrative, allant dans les meilleures sociétés sans s’y prodiguer, et poursuivant les études profondes auxquelles les événements allaient donner un soudain à-propos.

Bertrand de Moleville, dans une note du premier volume de son Histoire de la Révolution, semble dire qu’il ne tint qu’à une abbaye de 12 000 livres de rente, et à une étourderie de moins de la part du ministre Brienne, archevêque de Sens, que l’abbé Sieyès ne fût un des apôtres les plus zélés de l’Ancien Régime. Sieyès s’était fait remarquer en 1787, à l’assemblée provinciale d’Orléans, par son opposition continuelle et souvent embarrassante aux vues du gouvernement ; on en parla au ministre comme d’un adversaire très dangereux, et dont il importait de s’assurer. Voici le dialogue supposé entre le ministre et l’informateur officieux :

— Mais quel moyen de s’en assurer ? — Il n’y en a qu’un, c’est de l’enchaîner, non avec du fer, mais avec des chaînes de bon or. — Quoi ! vous croyez qu’on pourrait le gagner ? — Je n’en doute pas ; il n’est pas riche, il aime la dépense, la bonne chère, et par conséquent l’argent. — Combien faudrait-il lui donner ? Croyez-vous qu’une pension de six mille livres sur une abbaye fût assez ? — Non, il vaut mieux que ça. — Eh bien ! douze. — Fort bien ; mais au lieu de les lui donner en pension, donnez-lui une abbaye de la même valeur.

L’affaire ainsi commencée, puis bientôt négociée auprès de l’abbé Sieyès, qui y donna les mains, n’aurait manqué, selon Bertrand de Moleville, que par une distraction du ministre qui, deux fois, ne se souvint ni de sa promesse ni de celui qui en était l’objet. Rien n’empêche d’admettre en gros cette anecdote, sans pour cela qu’on soit obligé d’en tirer la même conséquence. Croire que l’homme qui, dès 1772, réformait solitairement la société et préparait en silence ce qu’il appelait ses « délinéaments » politiques, aurait subitement changé de vue et de marche à l’aurore de 1789, et se serait retourné de fond en comble au gré de la Cour, c’est une méprise qui tient à l’ignorance complète du fond. Chez Sieyès, à cette date, il y avait tout autre chose qu’un homme délicat et dégoûté, aimant les aises de la vie et la bonne chère ; il y avait le philosophe artiste, ardemment préoccupé de son œuvre, de son plan chéri, et qui ne pouvait résister bientôt à le produire, eût-il dû être un peu gêné et retardé un moment par une grâce du ministre. Son orgueil et sa conviction d’inventeur, et j’ose ajouter, son amour du bien public à ce début, l’auraient bien vite fait sauter à pieds joints sur cette difficulté-là.

Trois brochures capitales de Sieyès parurent dans l’intervalle qui s’écoula entre la dissolution de l’Assemblée des notables et la réunion de l’Assemblée constituante : 1º la brochure intitulée Vues sur les moyens d’exécution, 1788… ; 2º l’Essai sur les privilèges, 1788 ; et 3º la fameuse brochure : Qu’est-ce que le tiers état ? janvier 1789. Par ces trois écrits, Sieyès fut un des précurseurs de la Révolution de 89, de cette même Révolution que, dix ans après, il congédiait, pour ainsi dire, en la remettant, au 18 Brumaire, entre les mains de Bonaparte ; car il eut cette singulière destinée d’être le même à l’ouvrir et à la fermer, et de jouer un premier rôle le premier jour comme le dernier.

On n’attend pas que j’analyse en détail ces brochures ; et tout d’abord je dirai en quoi il me semble que Sieyès a échoué et erré, et en quoi il a réussi. Il a complètement erré en croyant que la raison pouvait s’enseigner en masse aux hommes et devenir la loi des sociétés à venir. Parlant de l’Ancien Régime et de l’ancien monde, il écrivait, vers 1774 : « Le genre humain est un corps gangrené d’une part, et dont les mouvements sont convulsifs de l’autre. Les hommes qui pensent sont la partie vive et libre qui redonnera la vie à tout le corps. Si la pensée était perdue, adieu le genre humain ! » Il s’est trompé en posant si absolument le problème, en condamnant, comme il l’a fait, tout le passé, et en se promettant tout de la pensée pour les âges futurs. Il a bien plus erré lorsqu’il s’est figuré que le bonheur du monde allait tenir à telle ou telle forme de constitution qu’il ne cessait de méditer dans ses veilles législatrices, et qu’il demandait à la mécanique sociale la plus rationnelle et la plus compliquée. Un moment il s’est cru, comme Mme de Staël le disait de lui, le grand promulgateur de la loi de l’avenir. Ce sont des ambitions gigantesques et que la nature des choses a bientôt déjouées. Mais là où il a complètement réussi, c’est dans sa guerre à mort aux privilèges, c’est dans la conception d’une société qui en serait entièrement purgée et chez qui l’égalité civile ferait loi. Cette conquête de 89, à laquelle Sieyès a pour jamais attaché son nom, subsiste : elle a traversé les différentes formes de gouvernement depuis 89, et elle semble destinée à les traverser encore, comme une condition désormais inhérente de tout ce qui veut durer.

Je ne sais si Descartes a réellement fondé une philosophie, et, quoique quelques-uns de ses soi-disant disciples me l’assurent, j’en doute ; mais je sais bien qu’il a fait main basse sur les derniers empêchements que la scolastique mettait à l’esprit humain, et c’est là sa gloire. Je dirai la même chose de Sieyès par rapport aux privilèges que, plus que personne alors, il a combattu et contribué à détruire.

Historiquement, comme Descartes, il est injuste ; il ne daigne pas se rendre compte du passé ; il considère tout d’abord les privilèges comme d’informes excroissances du corps social, et que la barbarie seule a pu considérer comme des beautés. Il méconnaît l’élément généreux que la noblesse, vue à son jour et à son heure, introduisit dans la Constitution de l’État. Il la poursuit en toute rencontre d’une âcre et dénigrante ironie. Chose remarquable ! toutes les fois qu’il a à parler du clergé, il est plus sage. Lui qui méprise tant les faits, ici il en tient compte. C’est que les faits du clergé le touchent, et qu’en cette matière l’intérêt personnel l’avertit de ne pas s’en remettre à la théorie pure.

Un des principaux titres de Sieyès, avec l’abolition des privilèges, et qui n’en est qu’une application et une conséquence, ç’a été la destruction des barrières des provinces, la nouvelle division égale du territoire par départements, d’où est sortie plus entière et définitive l’unité de la France ; il en a été le promoteur et l’un des grands coopérateurs.

Je ne prétends pas dans ce court espace suivre Sieyès dans sa vie politique ; je m’attacherai seulement à noter les variations et les crises de ce grand esprit, sans répéter ce qu’on peut lire ailleurs.

Mis en contact avec l’expérience, il fut prompt à se désabuser ; il avait, je l’ai dit, le sens juste, « des aperçus utiles et lumineux dans les crises les plus sérieuses » ; il en fit preuve aux moments les plus décisifs de la Révolution, là où il y avait place au conseil33. Ce ne sont pas ses amis seulement qui pensent de la sorte à son sujet, ce sont ses adversaires.

Ceux qui ne l’ont considéré, dit Mallet du Pan, que sous le rapport d’un métaphysicien politique et d’un manufacturier de constitutions, ne le connaissaient que de profil. Fertile en découvertes d’exécution, sachant se taire et attendre, ne concevant point de plans chimériques, et alliant la dextérité à la constance, personne ne sait mieux, lorsqu’un grand intérêt l’exige, conserver de l’empire sur lui-même et en obtenir sur les autres.

Il ne faut pas confondre Sieyès avec Condorcet, son premier disciple : disciple de Sieyès dans la seconde partie de sa vie comme il l’avait été de Turgot dans la première, Condorcet se noyait, quand il tenait la plume, dans les exposés théoriques et les déductions analytiques qui portaient souvent sur des utopies arides. Il n’était, auprès de Sieyès, qu’un vulgarisateur abstrait ; mais celui-ci, outre l’originalité de l’invention, avait des vues et quelquefois des pratiques d’homme d’État.

On sait les magnifiques paroles par lesquelles Mirabeau, dans la séance de l’Assemblée constituante du 20 mai 1790, où se discutait la motion sur le droit de paix et de guerre, invoqua les lumières et l’avis d’un homme « dont je regarde, dit-il, le silence et l’inaction comme une calamité publique ». J’ai sous les yeux la série des lettres ou billets de Mirabeau à Sieyès, depuis le jour où il lui accuse réception et le remercie de ses deux brochures sur les Privilèges et le Tiers état (23 février 1789) : « Il y a donc un homme en France ! s’écriait-il dès lors, et certes un homme appelé à nous servir de guide dans l’Assemblée nationale qui va décréter notre destinée. » Ce sentiment très profond de déférence, Mirabeau ne cesse de le lui exprimer dans chaque billet, où il l’appelle en toute occasion le maître : — « Mon maître, car vous l’êtes, même malgré vous ! » Il essaye, à plus d’une reprise, de nouer alliance avec lui, il lui propose l’union : « Il devient bien important que je vous parle, que mon audace se réunisse à votre courage, et ma verve à votre admirable logique. » Mais Sieyès, selon son habitude, se réserve et se tient sur ses gardes. Un jour, à l’Assemblée, pendant une séance orageuse, ils échangent sur un petit billet, à demi énigmatique pour nous, des questions et des réponses. Mirabeau s’y plaint de cette méfiance naturelle à Sieyès ; celui-ci écrit sur le billet : « À qui faut-il s’en lier pour se sauver des événements ? » Et Mirabeau lui répond au bas : « À qui faut-il s’en fier ? à ceux qui ont un grand intérêt et une grande responsabilité de gloire : à vous et à moi, par exemple ! » Lui envoyant, en juin 1790, le discours prononcé à l’occasion du droit de paix et de guerre, et dans lequel se trouvait cette solennelle apostrophe sur la calamité de son silence ; y joignant de plus la motion qu’il venait de faire le jour même sur le deuil solennel qu’il avait fait décréter à l’Assemblée pour la mort de Franklin, il lui écrivait ce billet plein d’effusion et d’hommages :

Le 11 juin 1790. — Voici, mon très cher maître, mon Droit de la guerre, qui vous sera un éternel monument (si toutefois vous ne le brûlez pas) de mes sentiments et de mes reproches.

Voici ma motion d’aujourd’hui, dont le succès vous aura fait plaisir. Notre nation de singes à larynx de perroquets, et qui sera telle tant que vous ne l’aurez pas refaite par un système d’éducation publique tel qu’il n’en existe point encore, prostituera cette nouvelle formule de respect (la solennité d’un deuil national) : autrement les législatures à venir porteront aussi votre deuil. Puisse cette époque être dans un demi-siècle ! Vale et me ama.

Notez pourtant cette parole injurieuse et sanglante : notre nation de singes à larynx de perroquets, et mesurez l’abîme qu’il y a entre une telle idée et les théories législatives auxquelles en même temps on s’efforçait d’associer cette même nation.

Sieyès n’en était pas à s’apercevoir pour la première fois de cette contradiction, et il commençait à se retrancher dans la méfiance qui était naturelle à son esprit34. Il était de ceux dont parle Juvénal et qui ont aisément la passion du silence :

Rarus sermo illis et magna libido tacendi.

Quand il vit la Révolution emportée comme un char, et qui échappait à tous les calculs, à tout l’art des conducteurs, il s’abstint. Il entra dans ce qu’il appelait le « silence philosophique ». Nommé membre de la Convention, témoin des luttes intérieures de cette formidable assemblée, sa disposition au mépris et au dédain ne fit que s’accroître, et j’en ai saisi plus d’un témoignage tracé de sa main dans des notes intimes. On sait qu’à ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait durant ces mois terribles de la Terreur, il répondait : « J’ai vécu. » Je lis dans une page de lui une traduction indirecte, plus expressive et plus émue, de la même pensée :

Maucroix, dit-il par une sorte d’allusion à cette situation menacée et précaire, et où nul ne pouvait se promettre un lendemain ; Maucroix, mort en 1708, fit à l’âge de plus de quatre-vingts ans ces vers charmants :

Chaque jour est un bien que du ciel je reçois ;
Jouissons aujourd’hui de celui qu’il nous donne :
Il n’appartient pas plus aux jeunes gens qu’à moi,
Et celui de demain n’appartient à personne.

À la suite de ces vers, où l’on reconnaît l’ami de La Fontaine, je lis, écrites de la main de Sieyès également, des pensées latines extraites de Salluste et surtout de Lucain ; entre autres : « Jusque datum sceleri » (Le crime eut force de loi), dont il a fait usage dans la Notice qu’il publia sur sa propre vie en l’an III, et cet autre passage : « … Ruit irrevocabile vulgus », qui exprime la force fatale de la démocratie triomphante.

Un passage très significatif encore, et qui s’était vérifié à ses yeux dans les luttes et les sanglantes défaites de parti dont il avait été témoin, est celui-ci : « … Semper nocuit differre paratis » (Quand on est prêt, c’est toujours un danger que de remettre un coup d’État).

À l’occasion de je ne sais quelle séance de comité à laquelle il assista vers ce temps de pleine anarchie, il écrivait pour lui, sur un bout de papier, ces notes inachevées, mais qui rendent au vif l’impression répulsive d’une noble intelligence à la vue de procédés si déshonorants pour une nation et pour l’esprit humain :

Comité du 20 mars. — Paillasse (Chalier ?), demi-ivre, dissertant sur le plan de la guerre, et examinant le ministre par interrogats et censure ;

Les auditeurs ne s’apercevant même pas combien cela est ridicule et à quel point de perfection l’orateur porte la bêtise ;

Le malheureux ministre, échappant aux questions par une réponse de café et l’historique des campagnes ;

Ce sont là les hommes chargés de conduire les affaires et de sauver la République !

— Brillant de ses succès, H. de S. (quelque autre sans-culotte, Hérault de Séchelles peut-être), dans sa distraction, il avait l’air d’un drôle bien heureux qui sourit au coquinisme de ses pensées.

Ce sont les croquis révolutionnaires de Sieyès. Et si, dans quelque séance pareille, il suppose cette question qui revient si souvent à son sujet : « Vous vous taisez ? » — « Qu’importe ! se répond-il à lui-même, qu’importe le tribut de mon verre de vin dans un torrent de rogomme ? »

Mais c’est dans les pensées suivantes que se répand et déborde en toute plénitude l’amertume de cet esprit supérieur déchu d’un espoir immense et désespérant à jamais des hommes. Il y a dans cette douleur et cette expression de mépris de Sieyès un excès maladif, et le Lycurgue, qui s’est brisé contre l’expérience humaine, a tourné au misanthrope. Il suppose que quelqu’un lui adresse ce reproche :

On abuse de tout. Vous auriez dû voir que les vérités les plus certaines, que les meilleures idées ouvrent aux fripons et aux coquins de nouveaux moyens d’exercer leurs funestes passions.

Voici sa réponse :

Avec le jugement le plus réfléchi, on n’est pas dupe deux fois, mais on peut l’être une. Cet effet de nouvelles vérités a été frappant, et cependant il (Sieyès) l’a aperçu longtemps avant vous, et il a fermé sa main. Vous qui l’accusez, vous avez deux torts plus que lui. Après avoir partagé sa première méprise, l’avoir partagée avec tout votre pays, vous avez concouru vivement à abuser35, à gâter, à renverser jusqu’aux antipodes les principes offerts ; enfin, vous qui exigez une expérience que vous étiez loin d’avoir vous-même, vous trouvez mauvais aujourd’hui qu’on profite de l’expérience acquise, et qu’on ne veuille pas s’exposer de nouveau à vos reproches.

Taisons-nous !

Ce taisons-nous est le refrain perpétuel. Lui qui croyait tenir la vérité et n’avoir qu’à la distribuer aux hommes, il la retire et il ferme la main.

Il dira encore, en continuant d’exhaler pour lui seul sa méfiance des hommes, et en ressentant avec ulcération leurs calomnies :

Aucun d’eux ne dit : Il voit mieux que nous. Ils disent tous : Il voit autrement, donc c’est un homme dangereux, etc. Vous en tenez un, et vous lui parlez raison. S’il entend, il vous dit bientôt de bonne foi : Que ne fais-tu quelque chose ? Que n’imprimes-tu ? Il faut instruire… — Malheur à qui instruit ! Les hommes veulent, souffrent qu’on leur plaise ; ils ne souffrent pas qu’on les instruise. Voir plus loin, plus profondément qu’eux, leur faire part de meilleures idées, raisonner, etc., ne leur paraît qu’un commencement de confidence d’un homme qui a tramé plus profondément. Vous êtes pour eux un coquin plus habile. Ils vous suspectent, vous êtes dangereux. Les pas scientifiques, la profondeur du raisonnement sont pour eux des tentatives, des projets, des trahisons certaines. Ils se méfient du mouvement intellectuel qui résout un problème politique, comme d’une machination scélérate. S’enfoncer dans les allées de l’Académie, c’est à leurs yeux se cacher dans un bois. C’est donc folie que de parler avec eux, et surtout que de chercher à les instruire. Ils vous diraient volontiers que, pour eux, ils se contentent d’être honnêtes gens : ils vous ont regardé comme voulant les attirer dans une conjuration.

Dans la Notice qu’il a publiée sur lui-même, Sieyès a reproduit quelques-unes de ces idées, mais nulle part avec cette verve et cet épanchement d’amertume.

Après avoir rendu de grands services diplomatiques à la République française dans son ambassade de Berlin et ailleurs, et avoir influé à l’intérieur sur beaucoup d’actes importants de comité ou de cabinet, nommé membre du Directoire, Sieyès se vit une puissance reconnue et fut recherché de toutes parts. J’ai parcouru une masse de lettres de tout genre qui lui furent adressées à cette époque par tout ce que la France avait de plus distingué, et l’Allemagne y joignait aussi de ces hommages enthousiastes qu’elle n’accorde qu’à ses grands philosophes. Rien de tout cela n’adoucissait ni ne guérissait cette âme, dont je surprends encore à cette date le cri douloureux, échappé du sein même de la puissance :

Ils me recherchent !!!

Je déteste la société, parce qu’on n’y croit pas à la bonté morale. Si l’on parle des mesures qui ont eu du succès, de quelque intrigue habile, de quelque projet momentanément applaudi, ils vous regardent avec un air fin et d’intelligence ; ils vous louent presque et vous caressent comme voulant mériter auprès de vous d’entrer en participation de l’habile dessein qu’ils vous supposent ; ils croient à votre infamie, parce qu’eux s’en revêtiraient comme d’un honneur. C’est de leur part moitié immoralité, moitié ignorance. Mais ils me choquent, et mon premier mouvement, si je m’y livrais, serait de leur dire : Fi ! parce que vous êtes des misérables, des hommes vils, vous supposiez bien aisément qu’on vous ressemble ! Je finirai par les haïr. Quoi ! j’aurai passé ma vie entière dans le travail le plus forcé, dans le malheur pour moi, et dans les sentiments les plus généreux, les plus ardents pour le bonheur des autres, et ma récompense sera d’être regardé par eux comme un homme à talents capable d’être adopté par des coteries de vils coquins ! Les hommes, je le répète, ne croient ni à la probité ni à la bonté morale. Tout esprit public leur est étranger. Ils se partagent en coteries d’intrigants, complices de quelque lâcheté ou d’une suite de lâchetés distinctive de chaque société. Les moins bien placées pour combiner en ce genre, celles qui en sont réduites à l’avidité, à l’ambition de voler quelques sous, de tromper son voisin pour le plus petit intérêt, celles-là sont ce que l’on appelle les bonnes gens de la campagne, les classes probes ou vertueuses !

On voit à quel degré de pessimisme et véritablement d’injustice il en est venu. Et il continue d’agiter ce même problème personnel comme aurait fait Alceste ou Jean-Jacques, et à tourmenter sa plaie irritée :

Ils ne se sont jamais approchés de moi qu’avec l’intention et l’espoir de me tromper. Comment se fait-il que, leur ayant toujours parlé le langage de la vérité, et, en ce sens, ayant toujours été complètement dupe, j’aie pourtant échappé si souvent à leurs pièges ? C’est qu’ils n’ont jamais cru que ma réponse fût celle que je devais ou voulais faire. Ils ne m’ont jamais attendu que sur un chemin différent de celui que j’annonçais. Ils m’ont trompé en mentant : je le leur ai rendu sans le vouloir en disant vrai.

On n’écrit pas de telles pages pour soi seul, quand on n’est pas profondément convaincu de la vérité de ce qu’on écrit. J’en conclus que Sieyès, en effet, avait été beaucoup calomnié, que son sentiment moral élevé en avait souffert, que sa délicatesse orgueilleuse s’était révoltée, et qu’il en était résulté dans la partie la plus sensible de son être une maladie du genre de celle dont Rousseau et d’autres grands esprits solitaires se sont vus atteints36. Ceci m’explique encore comment plus tard Sieyès rendit si aisément les armes à Bonaparte, et (sous forme de récompense nationale) se laissa enrichir et combler par lui. Il avait bu dès longtemps la calomnie, et il se dit finalement qu’il serait bien dupe, là où son repos le conviait, de s’inquiéter désormais des propos des humains en quelque chose.

Danton, dans sa grossièreté énergique, disait : « Je suis saoul des hommes. » Sieyès en était au moins saturé.

Cet esprit altier, puissant, profond, ingénieux et fin, un peu bizarre, mais toujours original, en tombant du haut de cette idée de réforme première et radicale qu’il méditait dans toutes les branches de la connaissance, de la condition et, comme il disait, de la socialité humaine, en était venu (étrange extrémité !) à penser « que ce qu’on appelle le sens commun, loin d’être commun en effet, est une anomalie, une difformité dans la nature humaine ». Il méprisait cet esprit humain qui avait si peu répondu à ses vues. Il méconnaissait lui-même la conquête réelle, la seule, mais si importante, à laquelle il avait atteint et que rien désormais ne pouvait ravir, une société sans privilèges.

Toutes ses illusions étaient perdues, qu’il en nourrissait peut-être une encore : c’était qu’on adopterait enfin cette Constitution modèle qu’il avait de longue main élaborée, qui devait rompre le flot de la démocratie en le divisant, et triompher des passions des hommes en les balançant et les contrepesant l’une par l’autre. Les premières séances consultatives qui suivirent le 18 Brumaire firent évanouir cette illusion dernière de l’artiste plus encore que du philosophe. Il vit qu’on ne prendrait jamais ses idées qu’en les tronquant et en les altérant, c’est-à-dire en les rendant indignes d’être avouées et reconnues par lui. Car, pour lui, homme d’unité, une idée morcelée perdait tout son prix : Tout ou rien ! c’était sa devise.

Enseveli dans le silence et dans une méditation morose sous l’Empire, plus tard exilé pendant quinze ans en Belgique sous la Restauration, nous l’avons vu, après 1830, revenir isolé et finir parmi nous comme un témoin oublié d’un autre âge. L’oracle avait cessé ; il était accoutumé à se taire, mais non pas également peut-être à n’être plus même consulté. Vers la fin, Sieyès habitait plus que jamais au-dedans et au fond de lui, et il n’en sortait plus. Quand on le pressait, pendant son exil de Bruxelles, de fixer ses souvenirs, de raconter et de dicter ce qu’il avait vu, il répondait :

Cui bono ? à quoi bon ? Noire œuvre est assez grande pour se passer de nos commentaires ; nos actes instruiront ceux qui auront la curiosité de connaître nos pensées, et tous nos avertissements seraient inutiles pour mettre en garde contre nos fautes les hommes qui, venus après nous, n’acquerront notre sagesse qu’au prix des mêmes malheurs37.

Des personnes qui l’ont approché dans ses dernières années (et le nombre en est petit) me le peignent immobile, renfermé, pratiquant plus que jamais cette opiniâtre passion de se taire : « Je ne vois plus, disait-il, je n’entends plus, je ne me souviens plus, je ne parle plus ; je suis devenu entièrement négatif. »

Il s’arrêtait quelquefois au milieu d’une phrase commencée, et disait : « Je ne trouve plus le mot, il se cache dans quelque coin obscur. »

Il revenait pourtant encore avec quelque plaisir sur ses anciens jours, et y rectifiait quelques points de récit qui appartiennent à l’histoire.

Le premier, disait-il, qui cria : « Vive la Nation ! » et cela étonna bien alors, ce fut moi.

Il niait avoir prononcé les paroles qu’on lui prête après le 18 Brumaire : « Messieurs, nous avons un maître ; ce jeune homme sait tout, peut tout et veut tout. » Le mot d’ailleurs est beau, et digne d’avoir été prononcé. Mais il dit seulement à Bonaparte, qui lui demandait pourquoi il ne voulait pas rester consul avec lui, et qui insistait à lui offrir cette seconde place : « Il ne s’agit pas de consuls, et je ne veux pas être votre aide de camp. »

Il niait aussi avoir prononcé, dans le jugement de Louis XVI, ce fameux mot : « La mort sans phrase. » Il dit seulement, ce qui est beaucoup trop : La mort. Il supposait que, quelqu’un s’étant enquis de son vote, on aurait répondu : Il a voté la mort, sans phrase ; ce qui a passé ensuite pour son vote textuel.

Il a dû regretter ce vote fatal, sans lequel il aurait eu droit en effet de dire ce qu’il écrivait un jour à Roederer dans l’intimité : « Vous me connaissez ; vous ne m’avez jamais vu prendre part au mal, vous m’avez vu quelquefois prendre part au bien qui s’est fait. »

Il s’indignait qu’on attribuât à ce mot : « J’ai vécu », qu’il avait dit pour résumer sa conduite sous la Terreur, un sens d’égoïsme et d’insensibilité qu’il n’y avait pas mis.

Il souriait de pitié aux injures dont il avait été l’objet à l’époque du 18 Brumaire. On avait débité des calomnies sur l’emploi des sommes restées dans la caisse du Directoire. Ces calomnies sont réfutées par les pièces mêmes de la comptabilité officielle : elles le sont mieux encore par les Mémoires de Napoléon, qui reconnaît à la fois le faible de l’homme et son fonds d’intégrité ; il y est dit : « Il aimait l’argent, mais il était d’une probité sévère, ce qui plaisait fort à Napoléon ; c’était la qualité première qu’il estimait dans un homme public. »

Il fut, en 1832, assez malade de la grippe pour que sa tête s’en ressentît. Il dit un jour à son valet de chambre : « Si M. de Robespierre vient, vous lui direz que je n’y suis pas. » Et le valet de chambre, dans sa simplicité, avait transmis la consigne à un autre domestique. Robespierre était son cauchemar et son délire dans ses dernières années, et on l’a entendu répéter : « Éloignez de moi cet infâme ! »

Dénoncé à la société des Jacobins peu de temps avant le 9 Thermidor, il aimait à raconter qu’il avait été sauvé par son cordonnier qui se leva et dit : « Ce Sieyès, je le connais, il ne s’occupe pas du tout de politique, il est toujours dans ses livres : c’est moi qui le chausse, et j’en réponds. »

D’une stricte économie pour lui-même, il n’était pas aussi peu secourable que quelques personnes l’ont cru. Il donnait sans paraître. Son neveu, sa nièce, faisaient de belles et grandes libéralités auxquelles il n’était pas étranger.

Il inspire à quiconque l’aborde d’un peu près et en est digne, une curiosité profonde, du respect plutôt que de la sympathie. Il vous fait ressouvenir de ce mot, qui est de lui, mais qu’au milieu de toutes ses lumières il n’a pas assez réalisé par son exemple : « Il est des sciences qui tiennent à l’âme autant qu’à l’esprit. » Pourtant sa mémoire devra gagner considérablement à la publication de ses œuvres secrètes et de ses papiers : Sieyès y apparaîtra non seulement à titre de haute puissance intellectuelle, mais à titre d’homme qui a sincèrement voulu pendant longtemps l’amélioration des hommes38.