(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre IV. Racine »
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(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre IV. Racine »

Chapitre IV
Racine

1. Thomas Corneille et Quinault. Le romanesque doucereux. L’opéra et le ballet de cour. — 2. Racine : sa vie et son humeur. — 3. Son œuvre dramatique : la tragédie passionnée. Vérité de la passion : lutte contre le faux idéalisme. Réalité intime du drame : simplicité de l’action et du style. Les femmes de Racine : variété des caractères. Peinture de l’amour. — 4. La poésie de Racine : La couleur dans ses tragédies. Mithridate, Phèdre, Athalie. — 5. Faiblesse de la tragédie autour de Racine, décadence après lui.

1. Thomas Corneille et Quinault

Corneille s’était retiré du théâtre, dépité de la chute de Pertharite (1652). Pour prendre la place qu’il laissait vide, deux hommes se présentèrent : l’année 1656 vit débuter dans la tragédie Thomas Corneille et Quinault.

Thomas Corneille403 est un de ces souples esprits, distingués et médiocres, qui sont capables de tout, et ne font rien supérieurement. Il excelle à profiter des inventions, à copier la manière des autres : c’est un faiseur, plutôt qu’un artiste. Il s’est cru obligé par son nom à faire du Corneille, et il en a fait. Il nous a redonné — énervés, diffus, alambiqués, dans un style plus lâché que simple — l’amour-estime, les discours sur les matières d’État, et la politique en maximes, les grandioses scélérats qui raisonnent leur scélératesse, les orgueilleuses princesses qui combattent leur amour par leur gloire. Souvent le cadet s’est contenté de démarquer les pièces du grand frère : Camma est en rapport étroit avec Pertharite, le Comte d’Essex avec Suréna ; mais surtout la Mort d’Annibal est une seconde épreuve de Nicomède ; Laodice visiblement n’est qu’un reflet de Rodogune. Même alors, c’est du Thomas, et non pas du Corneille : l’intuition personnelle de la vie morale n’anime pas la conception cornélienne de la volonté ; Essex, malgré quelques beaux cris d’une âme fière, fait l’effet d’un mannequin bien creux, je ne dis pas à côté de Nicomède, mais seulement en face de Suréna.

Au fond, le petit frère a vingt ans de moins que son aîné, et cela fait que, n’en ayant pas le génie, il n’est même pas en état de le comprendre tout à fait. Il est d’une autre génération, d’un autre goût ; et dès son début, dès Timocrate, on sent en lui l’authentique et propre esprit de Quinault. Timocrate, le plus grand succès dramatique du siècle, qui eut 80 représentations, Timocrate vient de la Cléopâtre de La Calprenède : c’est l’idéal romanesque qui reparaît en sa pure fausseté, mais dégagé de toute aspiration héroïque et sublime, détendu, édulcoré, amolli. Timocrate est le parlait amant, qui ne connaît pas de loi, de devoir, de gloire, hors l’amour. Assiégeant la princesse qu’il aime, il vient la servir contre ses propres troupes : haï sous son nom, adoré sous son pseudonyme, il dirige l’attaque et la défense. L’intrigue romanesque, que Corneille avait exclue, est donc rappelée aussi, pour encadrer, mais surtout pour réveiller les langueurs de l’amour galant. Le succès de son contemporain Quinault ne put qu’encourager Thomas à suivre cette voie : et on le voit constamment occupé à doser d’heureux mélanges de Quinault et de Corneille. Même, toujours attentif à prendre le vent, il fera du Racine, quand il sera avéré que le Racine réussit : il écrira Ariane, tragédie élégiaque, où l’héroïne tient de Bérénice et d’Hermione. Le rôle est dessiné, plutôt qu’écrit, avec des indications assez justes pour fournir sur la scène au jeu d’une grande actrice : et cela fait penser à Voltaire plutôt qu’à Racine.

Quinault404 fut, pendant dix ans, le maître de la tragédie : entre Corneille et Racine, il remplit l’interrègne. Boileau s’est moqué de l’anneau royal d’Astrate, c’est-à-dire des ressorts artificiels et puérils qui meuvent l’action et produisent les situations. Quinault fait une grande dépense de conspirations, de crimes, de politique tragique : le malheur est que tout cela n’est pas sincère. La tendresse (une tendresse sèche, toute de tête, sans un sentiment du cœur), la tendresse règne sans partage, moins empanachée et sonore, moins subtile et chercheuse du fin du fin, que l’amour précieux ; elle s’étale, fluide, intarissable, désespérante de monotone douceur. Plus de caractères : l’amour égalise les humeurs au lieu de se diversifier selon les humeurs. L’amour dispense Astrate de générosité, de dignité, d’affection filiale même : l’amour est une vertu, la seule vertu.

S’il est beau de se vaincre, il est doux d’être heureux…
L’éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime :
Aux regards des amants tout paraît légitime…
Je ne me connais plus et ne suis plus qu’amant ;
Tout mon devoir s’oublie aux yeux de ce que j’aime.

Ces maximes, que je glane dans Astrate, et qui se retrouveraient en d’antres termes dans tout le théâtre de Quinault, en firent le succès. Cela répondait au besoin du jour. La Fronde était vaincue, et le règne de Louis XIV commençait : la forme supérieure de la vie sociale devenait la vie de cour, brillante et vide ; la noblesse, exclue du gouvernement de l’État, n’avait plus d’autre affaire que de se montrer au roi, et de faire la cour aux dames. Elle trouve son mage fidèle, à ce moment précis, dans les tragédies de Quinault. Le vieux Corneille, quand il fit sa rentrée, dut se mettre, en grommelant, à l’école de son heureux successeur, et l’imita trop pour sa gloire.

Quinault se retira de la tragédie peu après que Racine y fut entré (1670). Il transporta plus tard son goût et ses maximes dans l’opéra405, à qui il imposa dès sa naissance la fadeur et la fausseté des sujets comme conditions essentielles du genre. Boileau, La Bruyère n’avaient pas tort de mépriser ces livrets trop vantés, où s’étalaient « tous ces lieux communs de morale lubrique ». L’opéra appartiendra, jusqu’à la fin du xviiie  siècle, à la littérature, autant et presque plus qu’à l’art musical : nous le verrons exercer par son éclat et ses séductions une réelle et parfois fâcheuse influence sur la littérature.

Avant l’opéra, et par l’effet du même goût s’acclimata en France le ballet. On en dansa dès le xvie  siècle ; mais sa grande vogue date du règne de Louis XIII. Ce fut le divertissement favori de la cour de Louis XIV, à laquelle rien ne donna plus d’éclat et de somptueux éblouissement. La représentation des ballets occupait une foule incohérente et bizarrement mêlée, artistes, danseurs, chanteurs, musiciens de profession, bourgeois amateurs, courtisans et princes, dames et demoiselles, Mlle de Sévigné, Mme de Montespan, Monsieur frère du roi, la reine, le roi lui-même, qui pendant vingt ans se fit honneur de figurer les Apollon et les Jupiter. Rien ne contribua plus à griser le Grand Roi que cette perpétuelle apothéose de sa grandeur et de ses faiblesses. Les ballets entrent dans la poésie par les livrets de Benserade406, qui sont de ces œuvres de circonstance où revit l’âme d’une société.

Ces livrets étaient des programmes détaillés, qui contenaient la suite des entrées, les noms des danseurs, les vers des récits, des couplets sur chacune des personnes qui figuraient dans les diverses entrées. Benserade excelle à mêler le rôle et l’acteur, à décocher l’éloge ou l’épigramme avec une piquante délicatesse. Il étale, naturellement, la morale et les maximes de l’opéra, une éternelle invitation à aimer, que les sujets mythologiques amenaient. Il faut joindre ces livrets aux œuvres de Quinault, si l’on veut comprendre sur quel public tombèrent les furieux amants de la tragédie racinienne. En son genre — un genre brillant, sec et glacé, — Benserade est original, unique.

2. Jean Racine

« Racine est-il poète ? est-il chrétien ? » se demandait un jour un Père Jésuite dans un discours latin qui fit quelque scandale. La vie de Racine, sans son œuvre, répond à la seconde question : elle aide même à répondre à la première.

Né à la Ferté-Milon, où il fut baptisé le 22 décembre 1639, fils d’un bourgeois du lieu, qui avait un emploi de finance, de famille janséniste par sa mère, Jean Racine resta orphelin de bonne heure, et fut élevé par sa grand’mère Marie Desmoulins. C’est elle qui, retirée à Port-Royal, fit recevoir le petit Racine à l’école des Granges, où il acheva son éducation. Il eut pour maîtres l’helléniste Lancelot, Nicole, Hamon, Antoine Le Maistre ; il leur dut cette connaissance solide et ce sentiment délicat de l’antiquité, surtout de l’hellénisme, qui firent de lui le grand et pur artiste que l’on sait. Port-Royal voulait faire de son élève un avocat : mais la vocation poétique s’éveilla, encore indécise et prête à tenter toutes les voies. Cette âme tendre subit toutes les influences, et reflète tous les milieux : à Port-Royal, il fait des odes pittoresques et pieuses407 ; dans le monde408, où l’introduit son cousin Vitart, intendant du duc de Luynes, lié avec des poètes, des beaux esprits, d’humeur facile et de vie libre, il fait de petits vers, des madrigaux, des sonnets ; il révèle une pointe de malignité fine et meurtrière. Chapelain loue sa Nymphe de la Seine 409, et lui fait donner cent louis de l’argent du roi : c’était quelque chose en 1660 que d’être encouragé par M. Chapelain, et M. Perrault se joignait à M. Chapelain.

Les grandes fortunes poétiques ne pouvaient guère se faire qu’au théâtre ; notre débutant commence à travailler pour les comédiens410. Port-Royal frémit : il y avait une tante411, qui lui écrivit toute sorte d’adjurations, d’« excommunications » ; Racine prit de l’humeur, et perdit le respect. On l’envoya en Languedoc, à Uzès, auprès d’un oncle, le grand vicaire Antoine Sconin : il devait y étudier la théologie, et recevoir des bénéfices. Il lut donc Saint Thomas et les Pères : mais le monde le garda ; les beaux esprits du lieu, les dames avaient bien reçu ce jeune poète qui avait l’air de Paris et connaissait Chapelain ; ses amis parisiens l’entretenaient aussi de pensées profanes. Il continua de faire des vers. Il lisait, annotait Virgile, Homère, Pindare.

Paris le revit, en 1663, plus poète que jamais. Il y retrouva La Fontaine, il y connut Boileau et Molière : avec eux, il hanta le Mouton blanc et la Croix de Lorraine ; et il apprit à rire de Chapelain. Il vit les libres compagnies, les comédiennes ; il éprouva les plaisirs et les passions. Il vécut ce qu’il devait peindre. Deux pièces412 qu’il donna, et qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, achevèrent de le brouiller avec Port-Royal. Il prit pour lui une phrase que Nicole adressait à Desmarets de Saint-Sorlin, avec qui le jansénisme bataillait alors ; et se croyant traité d’« empoisonneur public, non des corps mais des âmes des fidèles413 », il lança contre ses anciens maîtres une lettre extrêmement spirituelle et satirique (1666), qui eût été suivie d’une autre, sans l’intervention de Boileau : Racine regretta plus tard amèrement cette aigreur de son amour-propre, qui l’avait fait un jour ingrat et méchant.

Andromaque (nov. 1607) eut un succès qui rappela celui du Cid : dix autres chefs-d’œuvre, en dix ans, lui succédèrent414. Mais l’amour-propre du poète souffrit cruellement. Depuis Alexandre, une foule de critiques s’étaient mis après lui, amis de Corneille, ennemis de Boileau, rivaux et envieux : c’était à qui trouverait des fautes et ferait les beautés dans ses pièces ; les préfaces amères dont il accompagna toutes ses tragédies depuis Alexandre faisaient voir qu’on ne perdait pas sa peine à le tourmenter. Hormis la révélation de certaines résistances du goût public sur lesquelles nous reviendrons, nulle question de doctrine ou d’art n’est enveloppée dans es attaques ; et l’étude des pamphlets dirigés contre Racine n’a qu’un intérêt anecdotique.

On imagina, pour couper le succès d’Iphigénie, d’y opposer une contre-lphigénie, fabriquée en hâte par Leclerc et Coras. La manœuvre échoua. On la reprit pour Phèdre : une cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers son frère et Mme Deshoulières fit applaudir la Phèdre et Hippolyte de Pradon et siffler la Phèdre de Racine pendant les premières représentations. Des vers injurieux furent échangés de part et d’autre : Boileau se fit le second de son ami dans ce duel au sonnet, qui aurait eu une fin fâcheuse pour les deux poètes, si le grand Condé ne les avait hautement protégés.

Soudain Racine se résolut à renoncer au théâtre. Le dépit, le découragement, en face d’une cabale chaque jour plus ardente, le poussèrent à ce parti extrême. Comment y persista-t-il ? Il avait senti la foi de sa jeunesse se réveiller ; Port-Royal avait ouvert les bras à l’enfant prodigue. Il était persuadé d’avoir travaillé à corrompre les mœurs, à perdre les âmes. Il eut horreur de lui, et voulut se faire chartreux. Enfin il se maria avec une modeste et médiocre femme, dont il eut cinq filles et deux fils. Il s’appliqua leur éducation, avec un dévouement inquiet, une piété scrupuleuse.

Le roi l’aida à oublier la poésie, en le nommant pour écrire son histoire avec Boileau (1677)415 . Il suivit la cour en divers voyages, pendant plusieurs campagnes, jusqu’en 1695. il avait pris sa tâche à cœur, et s’instruisait avec soin : mais était-il possible de faire histoire de Louis XIV pour Louis XIV ? À partir de 1677, Racine se partage entre sa petite famille et la cour : il était fin, spirituel, plein de tact : « rien du poète, dit Saint-Simon, et tout de l’honnête homme ». Mme de Maintenon le ramena à la poésie dramatique : elle lui fit écrire Esther et Athalie pour les demoiselles de Saint-Cyr. Esther fut jouée avec pompe (1689). Athalie fut représentée dans une chambre, sans costumes (1691) : nul n’en parla. Mme de Maintenon avait été prise de scrupules à l’endroit de ces représentations tapageuses qui démoralisaient Saint-Cyr : l’œuvre de Racine en porta la peine, et fut étouffée à sa naissance. Le public mit vingt-cinq ans à s’apercevoir que le poète avait fait là un chef-d’œuvre, et son chef-d’œuvre416.

Quatre cantiques spirituels (1694), des épigrammes mordantes contre de méchants auteurs et de méchantes tragédies, firent encore voir qu’il gardait toute la vivacité, toutes les ressources de son esprit. Néanmoins il persista dans sa résolution : la piété fut la plus forte. Publiquement attaché à Port-Royal417, il finit par se sentir moins agréable au roi. On a bâti là-dessus toute une légende : la vérité est que Racine ne fut jamais en disgrâce ; mais son jansénisme déplaisait. Il souffrit de ce refroidissement de la faveur royale avec sa vivacité ordinaire de sentiment : et ses derniers jours en furent attristés. Il mourut le 21 avril 1699, courageusement, chrétiennement, ayant autour de lui, avec sa famille, Valincour et Boileau, ses plus chers amis. On l’enterra, sur sa demande, à Port-Royal, au pied de la fosse de M. Hamon, une âme tendre comme la sienne parmi ces durs logiciens.

Une sensibilité infiniment délicate, un esprit mordant, un amour-propre ardent, beaucoup d’impétuosité à suivre le premier mouvement, peu de possession de soi jusqu’à ce que la religion l’eût réglé, voilà ce que la vie de Racine nous montre en lui : c’est une âme de poète, vibrante et passionnée. Retenons aussi ces deux points : son éducation janséniste, et son sentiment du grec ; ils sont essentiels à l’explication de son œuvre418.

3. Tragédie passionnée et vraie

Racine n’apporte point de formules nouvelles au théâtre ; et c’est pour cela que, comme Molière, il ne se laissera guère imiter. Il conserve à la tragédie les caractères qui la définissaient chez Corneille : l’action enfermée dans les trois unités, l’intérêt placé dans l’expression des caractères, l’allure du drame fortement noué, et débarrassé de toutes les manifestations inutiles. Et cependant, par l’originalité de son génie, il a coulé dans la tragédie un esprit nouveau, il l’a modifiée intérieurement de telle sorte qu’il nous semble le créateur d’un système dramatique.

Il n’a jamais discuté dans ses Préfaces sur les unités : elles sont trop bien établies, mais surtout elles ne le gênent pas. Il prend son point de départ si près du point d’arrivée, qu’un tout petit cercle contient l’action, l’espace et le temps. Au moment où il commence, toutes les forces sont déjà convergentes et ramassées. Sa tragédie est donc simple, chargée de peu de matière, aussi purgée que possible de roman. Son idéal, c’est l’absence d’intrigue, la belle nudité des tragédies grecques, et voilà par où le sujet de Bérénice lui a plu : deux lignes, un seul fait ; ce n’est rien, mais l’invention consiste à faire quelque chose de rien. Moins il y a de matière, plus l’immatériel a de liberté pour se développer. A l’ordinaire, une tragédie de Racine est un fait, abondamment nécessité par les caractères des personnages : chacun d’eux étant posé au début dans une situation, sous une certaine pression, le conflit de leurs sentiments remplit les cinq actes, jusqu’à ce qu’il détermine un unique et irrémédiable fait, le dénouement. L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent exclusivement du dedans. Ainsi sont construites les tragédies d’Andromaque, de Britannicus, de Bérénice, d’Iphigénie (sauf le miracle mythologique qui renverse le dénouement logique) : Bajazet un peu, Mithridate davantage, Phèdre surtout admettent certains faits du dehors à modifier l’action ; mais il est remarquable que pour les deux dernières, ces faits (mort, résurrection, retour de Mithridate et de Thésée) sont des hypothèses nécessitées par la vérité psychologique, et point du tout des ressorts disposés pour la surprise.

Racine produit toujours ses caractères en travail, jamais dans un état purement sentimental : il semble que ce soit une nécessité dans le théâtre français, de ne rien montrer qui ne soit action. Racine conçoit toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité ; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le plus fortement : l’objet est toujours une résolution à prendre, qui est prise, rejetée, reprise, autant de fois que s’exercent l’impulsion ou l’inhibition, jusqu’à ce qu’une secousse plus forte amène l’action définitive. Étudiez Phèdre, la grande passionnée : amour, pudeur, espoir, honte, remords, jalousie, repentir, il n’y a rien, dans ce rôle si riche, qui soit donné simplement comme modification sentimentale de l’être intime ; tout est évalué comme quantité d’énergie, produisant un certain travail, pour éloigner ou approcher tour à tour le personnage d’une action irréparablement bonne ou mauvaise. Voilà comment la sensibilité se peint chez Racine non par des effusions lyriques, mais par des vibrations dramatiques ; et sa tragédie est une suite de coups de théâtre et de révolutions.

En un sens Racine resserra le domaine de la tragédie : il ne crut point suffisant, comme Corneille, de présenter des caractères ; il estima nécessaire de les saisir dans la passion, et même dans une crise aiguë de passion. Il est certain qu’en vingt-quatre heures, une âme ne se montre pas naturellement tout entière et jusqu’au fond, si quelque violente agitation ne la remue. A la tragédie de caractère, telle que de plus en plus la pratiquait Corneille, Racine substitua donc la tragédie de passion.

Peintre de la passion, il réagit contre Quinault sans revenir à Corneille. Il laissa la tragédie politique, la psychologie des sentiments médiocres et des caractères froids ; mais il chassa de la scène la fade galanterie On lui a reproché d’avoir modernisé tous ses sujets, et l’on n’a voulu voir en lui que le peintre des moeurs de cour, affinées et polies : il est vrai que quelques-uns de ses jeunes premiers, Xipharès ou Bajazet,

Tendres, galants, doux et discrets,

ont un peu l’air de courtisans français, très idéalisés. Mais nous verrons que Racine a beaucoup mieux regardé qu’on ne dit communément les mœurs locales, la couleur particulière de chacun de ses sujets. Taine rêvait qu’on représentât Iphigénie dans la grande galerie des glaces, en costumes du temps de Louis XIV : il aurait pu aussi bien demander une représentation de Jules César en costumes du temps d’Elisabeth ; César, Burrhus, Antoine, et ce mob qui hurle pour ou contre César, tout cela est aussi anglais qu’Iphigénie est française.

Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur lit l’effet d’un brutal. Ce Pyrrhus que nous trouvons coquet, galant, les choquait comme un malappris, et Racine était obligé d’écrire cet avertissement : « Le fils d’Achille n’avait pas lu nos romans : certes ces héros ne sont pas des Céladons ». N’a-t-on pas trouvé Néron même trop méchant ? Il n’était pas assez amant avec Junie. Racine batailla pour obtenir le droit de faire autrement que Quinault, et de présenter la passion toute pure, dans ces crises où, faisant éclater le mince vernis de notre civilisation, la brutalité naturelle reparaît. Ses effets paraissaient trop crus, et blessaient l’optimisme galant des salons : Saint-Evremond, un homme d’esprit, trouvait Britannicus trop noir ; et la pièce, en effet, n’est pas « consolante ».

Contre la mode, contre les délicatesses mondaines, Racine fit régner la raison, c’est-à-dire la vérité, dans sa tragédie. Il prit des sujets légendaires, historiques : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain : une femme délaissée qui fait assassiner son amant par un rival, voilà Andromaque ; une femme trompée se vengeant sur sa rivale et son amant, voilà Bajazet : un homme qui, pour un intérêt ou un devoir, laisse une femme aimée, voilà Bérénice ; un vieillard rival de ses fils, voilà Mithridate ; une belle-mère amoureuse de son beau-fils, et le haïssant, le persécutant pour ne pouvoir s’en faire aimer, voilà Phèdre. Ne sont-ce pas les éternelles tragédies de la vie réelle, les sujets toujours les mêmes que les journaux et les tribunaux offrent à notre sensibilité avide de se dépenser ? Même de Britannicus, même à Iphigénie, n’extrairait-on pas des drames domestiques ? une mère impérieuse, un fils craintif, révolté soudain par ses passions ou ses vices, ou bien un père sacrifiant à son ambition, à sa vanité, le bonheur et toute la vie d’une fille qu’il aime pourtant, est-ce là seulement de l’« histoire ancienne » ou de la « mythologie » ?

Sous les noms héroïques, à travers les infortunes et les crimes extraordinaires, c’est la simple, générale, humaine vérité que Racine veut montrer : outre la politique, cela exclut l’intrigue romanesque, les moyens compliqués ou surprenants. L’action se proportionnera aux sujets, et les ressorts qu’elle emploiera seront « vulgaires » comme eux. Néron se cache derrière un rideau, pour épier Britannicus et Junie : bassesse comique ! Sans doute ; la dignité trafique est une sottise : un empereur amoureux est un homme amoureux, qui a seulement plus de pouvoir, partant moins de scrupule à se satisfaire. On s’est étonné de certaines affinités qu’on a saisies entre la tragédie de Racine et la comédie de Molière : rien de plus naturel. Mithridate est avec Xipharès dans le même rapport qu’Harpagon avec Géante. Si les deux peintres rendent la même passion, quoi d’étonnant qu’ils dessinent le même geste, et que les deux pères emploient la même ruse pour s’assurer de la rivalité des deux fils ? Seulement des mêmes passions, de la même situation, du même moyen, l’un tire du comique, et l’autre du tragique : chacun suit la loi du genre qu’il traite.

Le style est pareil : simple et naturel avant tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. Une admirable poésie, dont on parlera plus tard, s’y fond, et s’y résout en langage pratique. Point de sublime ; point de mots à effets, de vers à détacher, à retenir. Racine ne fait pas de « pensées », ni de maximes. Le Qui te l’a dit ? d’Hermione, le Seigneur, vous changez de visage, de Monime, le Sortez d’Hermione, voilà le sublime de Racine, des mots de situation, terribles ou pathétiques par les causes qu’on saisit et par les effets qu’on pressent. Des mouvements de passion s’expriment avec une naïveté qu’on a trouvée presque comique : comme l’amour de Pyrrhus, au moment où il a juré de ne plus penser à Andromaque. Mithridate, pressant Monime de l’aimer, me fait invinciblement penser à l’autre vieillard amoureux, à l’Arnolphe de Molière. On serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots familiers, de locutions de tous les jours ; la musique délicieuse de son vers nous empêche de remarquer les formes de la conversation courante qui souvent le remplissent.

Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille : du moins, il nous le semble, quoique peut-être les grandes passions ne soient guère moins rares que les grandes volontés. Mais dans nos âmes communes, les abandons au sentiment, à l’inclination, sont plus fréquents que les résistances et les victoires de l’énergie volontaire. Racine a été élevé dans le jansénisme, à croire que la nature est corrompue, que tout mérite, tout bien en l’homme vient de la grâce ; il a pu rompre avec ses maîtres, il n’a pu se défaire des enseignements lentement insinués, quitter le point de vue d’où ils lui avaient appris à regarder l’agitation humaine. Il a donc peint une nature faible, impuissante à se diriger, tiraillée entre ses instincts, des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues. Il n’y a rien de proprement chrétien dans les caractères qu’il dessine (Esther et Athalie écartées), sinon en tant que le christianisme est un des éléments principaux de la civilisation dont les types étudiés sont le produit. Mais il est bien certain qu’il y a un parfait accord entre la conception psychologique de Racine et le dogme caractéristique du jansénisme : de là vient la facilité avec laquelle Arnauld accepta Phèdre, lorsqu’on voulut réconcilier Racine avec lui, et de là le mot fameux que la reine incestueuse est « une chrétienne à qui la grâce a manqué ».

Ainsi, tandis que Corneille résout le conflit de la volonté et des passions par la victoire de la volonté, Racine conclut au triomphe des passions : et comme Corneille tend à supprimer les passions, il tend à supprimer la volonté. L’orageuse beauté de Phèdre résulte de ce que sa volonté tient à peu près en balance son amour ; une lutte intérieure la déchire, tellement que tout le drame est dans ce seul rôle. Au contraire, dans Roxane, la passion est toute pure, sans contrepoids, sans correctif, immodérée, impudente. Et Agrippine, Clytemnestre, Athalie, chacune en son genre, ne sont aussi que passion.

Cette façon de juger les forces respectives de l’instinct et de la raison pousse le drame aux dénouements funestes : où la passion domine, le crime et le malheur doivent suivre. Ainsi la tragédie de Racine finit presque toujours mal : seul un miracle mythologique autorise le dénouement heureux d’Iphiyénie ; et, si Mithridate se termine bien, c’est par un miracle psychologique, qui n’est pas la meilleure partie de la tragédie. Je ne parle pas d’Esther et d’Athalie : Dieu peut tout, et c’est lui qui mène les deux actions.

Mais voici une conséquence plus importante de la psychologie de Racine : son théâtre sera féminin, comme celui de Corneille était viril. Car c’est dans les femmes que la faiblesse naturelle paraîtra le plus visiblement : ce sont elles qui sont par excellence des êtres d’instinct, de volonté faible ou nulle, de raison ployable, et réduite au rôle de servante du sentiment qu’elle fournit de sophismes ; ce sont elles que toujours et partout l’affection conduit, jamais l’idée. Telles du moins les voit Racine, et par suite il les pousse au premier plan de sa tragédie. Là où l’histoire ne s’impose pas au poète, dans les sujets dont il est maître et qu’il arrange à son goût selon son expérience intime, les hommes pâlissent et s’effacent : que sont Pyrrhus, Oreste, Bajazet, Hippolyte, Thésée, même Acomat, à côté d’Hermione, d’Andromaque, de Roxane, de Phèdre ? De Racine date l’empire de la femme dans la littérature : et cela correspond au moment où tous les instincts violents, ambitieux, qui jetaient les hommes dans l’action politique et militaire, s’apaisent dans la vie de société, où la femme y devient souveraine sans partage, où d’elle va partir tout honneur, tout mérite et toute joie.

Racine a peint admirablement les âmes féminines, avec une finesse singulière, il en a marqué toutes les nuances les plus délicates, mais surtout la forme et le mouvement caractéristiques : le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter ; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non l’amour, mais cinq, dix amours, dont pas un ne ressemble à l’autre : chaque individu aime à sa façon, avec son tempérament, son esprit, toutes les modifications que l’âge, la condition, la situation peuvent imprimer à l’éternel élément de la passion.

Voyez ses jeunes filles, sœurs peut-être, non pas doubles les unes des autres : Junie, pitoyable et protectrice, Iphigénie, douce et fière, Hermione, naïve, abandonnée, emportée ; Monime, pudique, résolue, soucieuse de son devoir, de son honneur, de sa dignité, ferme dans sa volonté comme une héroïne cornélienne, sans raideur pourtant, et toute tendre et gracieuse ; Eriphyle, enfin, déprimée par la misère, envieuse, ingrate, une amoureuse qui avilit l’amour. Même variété parmi les femmes, ou plus grande encore : Bérénice, tendre, élégiaque, mélancolique, avec des réveils d’énergie pour ressaisir l’arme féminine de la coquetterie ; Phèdre, malade d’amour à mourir, et voulant mourir sans parler, parlant quand, trompée par son malheur, elle se croit libre, consentante alors à sa passion débordée, atterrée par le retour de Thésée, et laissant par honte, pour cacher la faute déjà faite, se consommer un plus grand crime, ramenée par le remords pour démentir la calomnie, replongée plus profondément dans le mal par une crise effroyable de jalousie, et, aussitôt que l’irréparable est consommé, repentante, enfin se rachetant par la confession publique et la mort volontaire ; Roxane, plus simple, sensuelle, et féroce, qui sans cesse donne à choisir à son amant entre elle et la mort, sans esprit, sans âme, animal superbe et impudique. Ces huit caractères de femmes sont tous des types bien tranchés, et d’une absolue vérité.

Les hommes sont plus faibles : les amoureux aimés sont des galants agréables, et rien de plus. Je ne sais pas au reste s’il est jamais arrivé que l’objet d’une grande passion, au roman et au théâtre, fût peint d’une manière satisfaisante, et parût autre chose qu’un ressort qui met la passion en branle, ou bien une cible où elle tire. Il n’y a peut-être que Corneille qui ait pu rendre l’objet égal à la passion qu’il inspire.

Racine se retrouve dans les amants qu’on n’aime pas : Pyrrhus, fier et épris, un soupirant qui a de belles révoltes, et qui donne parfois de rudes secousses à sa chaîne ; Oreste, passionné et sombre, proche de la folie, et capable de crime ; et Mithridate, l’amoureux en cheveux gris, qui sait qu’on ne peut l’aimer et s’acharne à exiger l’amour, étalant avec emportement toutes les compensations qu’il a de la jeunesse qui lui manque ; et Néron, l’amoureux qui est un maître, et qui le sait.

Racine ne s’est pas borné à l’amour, où il voyait, non sans raison, « la route la plus sûre pour aller au cœur ». Même dans les tragédies où l’amour est tout, il y a d’autres caractères que des amoureux. Voici Andromaque, veuve et mère, obligée de choisir entre la fidélité qu’elle doit à son mari, et la protection qu’elle doit à son fils, honnête femme qui se défend avec ses grâces de femme, ménageant l’amour de Pyrrhus pour lui résister sans le décourager. Bajazet nous offre Acomat, un politique réaliste qui ne débite pas de maximes, dépourvu de sentiment et de scrupules, tout à ses intérêts, mais éloigné des crimes inutiles autant que de l’impudence pompeuse, n’ayant pas d’illusion sur les hommes et ne le criant pas : une des plus réelles figures de ministre qu’on ait jamais dessinées. Et Mithridate, c’est le vieillard amoureux, mais c’est Mithridate, le roi barbare, l’ennemi des Romains.

Dans certaines tragédies, l’amour n’est qu’un cadre, ou même un fil léger, et donne occasion de peindre diverses sortes de caractères et de passions. Dans Iphiyénie, Britiumicus, l’amour est peu de chose, dans Athalie il n’est rien. Et dans ces trois sujets, que de formes d’âmes nouvelles et variées : Ulysse, le politique froid, qui ne recule jamais devant les moyens, quand il a choisi le but, point insensible pourtant, mais rassuré par la conscience qu’il a de ne voir que le bien public ; Agamemnon, père tendre, faible ambitieux, qui voudrait les fruits du crime sans le crime, et qui ne peut se résoudre à sacrifier sa fille à son égoïsme, ni son égoïsme à sa fille, plus sympathique que le Félix de Corneille, parce qu’il est plus déchiré ; Clytemnestre, la « mère », qui ne connaît plus ni patrie, ni dignité, ni mari, dès que sa fille est en péril, en qui, mieux qu’en aucune amplification romantique, apparaît le sentiment primitif, animal, de la maternité ; c’est la bête défendant son petit.

Ailleurs voici Agrippine, une mère aussi, mais ennemie de son fils, et l’aimant pourtant d’un reste d’instinct : fière, ardente, ambitieuse, d’une ambition de femme, qui n’est pas une énergie d’ordre supérieur, aspirant à pouvoir plus pour agir plus, ni une confiance superbe de savoir réaliser mieux que personne le bien public, mais une vanité avide de l’extérieur, de l’enivrement, des flatteries de la puissance : Agrippine est ambitieuse comme une autre est coquette. Jouet de ses affections, son humeur la mène, son orgueil, son espoir la trompent : elle s’irrite et s’apaise follement, inégale en son action, maladroite et crédule. A côté d’elle, Néron, une âme mauvaise, égoïste, vaniteuse, lâche, en qui l’amour est une fureur sensuelle, un transport de l’imagination, sans tendresse, sans estime, sans pitié : il va à son premier crime, poussé par son instinct, fouetté par la jalousie, retenu par ses peurs, peur de sa mère, peur de son gouverneur, peur des mille voix du peuple, enlevé enfin par l’aigreur de sa vanité, sans étonnement après le crime, et d’une belle impudence, mais affolé soudain d’une peur toute physique, dans la détente de ses nerfs après l’action, et déprimé de voir la femme pour qui il avait fait le coup, lui échapper. Autour de ces deux personnages, Burrhus, un honnête homme, dans une situation fausse, assez souple pour être vivant, et un coquin, Narcisse, bas, plat, intrigant, qui joue de son maître à merveille en semblant lui obéir.

Enfin Athalie est, sans maximes ni dissertations, une des plus fortes pièces politiques qu’on ait jamais écrites, et à coup sur la plus hardie peinture de l’enthousiasme religieux : Athalie est une femme, fiévreuse par conséquent et inégale, alternativement irritée et facile, selon les objets qui tournent son âme passionnée ; un songe, un visage d’enfant, tout dévie ou rompt son action. Elle se débat plus qu’elle ne lutte. Elle figure un pouvoir qui tombe, contre qui toutes les circonstances fortuites tournent fatalement, et qui n’a plus vraiment la force de se soutenir : il donne quelques secousses, violentes et inutiles, qui l’épuisent, et il est incapable d’une résistance ferme. Joad est un fanatique, désintéressé, sans scrupules, impitoyable, le plus dur et le plus immoral des politiques, parce qu’il ne fait rien pour lui, tout pour son Dieu. Par Joad, le pieux poète nous découvre tous les crimes du fanatisme et leur source profonde. Entre Joad et Athalie oscille Abner, brave soldat, politique naïf, calme dévot, l’honnête homme timoré, qui fuit les responsabilités, ménage tous les devoirs, et sert tous les pouvoirs. Mathan est une Ame envieuse, ambitieuse, qui joue de la religion, hypocrite tragique, à qui nulle vie innocente, nul intérêt public n’est précieux, dès qu’il trouve jour à satisfaire ses haines ou son orgueil : serviteur égoïste et sans dévouement d’Athalie, servi lui-même par le zèle intéressé de Nabal. Enfin, il y a, dans Athalie, Joas, un enfant. Songez quelle hardiesse c’était de mettre un enfant dans une tragédie : le xviie  siècle n’a pas connu, n’a pas aimé les enfants. La raison n’a pas assez de place dans leur vie ; et l’instinct naturel, primitif, les conduit. Il n’y a que deux enfants qui comptent dans la littérature classique : la petite Louison, naïve et futée, le petit Joas, simple, candide, répétant sa leçon avec une gravité dévote d’enfant de chœur.

En voilà assez pour nous faire entendre quelle injustice c’était de dire que Racine ne ferait plus de tragédies, quand il ne serait plus amoureux. Cet homme-là, par un exemple unique, a fait vraiment à son Dieu le sacrifice de son génie ; il s’est retiré quand il n’était ni épuisé ni fatigué, quand il avait seulement montré ce qu’il pouvait faire.

4. La vision poétique de Racine

On n’aurait que la moitié de Racine, si l’on ne regardait que la vérité psychologique de ses peintures, leur ressemblance avec la vie réelle. Il a mis la poésie dans la tragédie, cette poésie si rare dans Corneille, et que Rotrou par accident a rencontrée. Remarquons bien une différence entre nos deux grands tragiques dans le choix des sujets : depuis le Cid, Corneille n’a pas tiré une tragédie de la poésie ancienne, sauf Pompée, qui vient de Lucain, un historien rhéteur plutôt qu’un poète, et sauf OEdipe, dont il a fait ce que vous savez, du Sophocle habillé à la Quinault. Racine prend ses sujets dans Euripide : Andromaque, Iphigénie, Phèdre. Il y ajoute, pour les traiter, Virgile et Homère. Mais quand il s’inspire des historiens, c’est là qu’il faut saisir l’opposition des deux génies. Pour Corneille, un historien est un historien, un garant de l’authenticité des faits : Tite-Live ou Justin, Baronius ou Du Verdier traduisant Paul Diacre, ce lui est tout un. Racine, au contraire (mettons à part Suétone qui lui fournit Bérénice : le sujet n’a pas été choisi par lui), Racine prend Britannicus à Tacite, le plus grand peintre de l’antiquité ; Mithridate, à Plutarque, le biographe dramatique, où Shakespeare allait aussi chercher la poésie des passions. S’agit-il de tragédies saintes, Corneille ouvre Surius ; Racine, la Bible. Reste donc Bajazet, le seul sujet qui ait été choisi par Racine pour sa pure valeur dramatique et réaliste.

Il est poète, et dans toutes les actions qu’il met en scène, il saisit une puissance poétique qu’il dégage. La seule étoffe de son E style nous en avertit. J’ai signalé cette notation si exacte des sentiments, qui est la forme nécessaire du positivisme classique. Mais j’ai dit aussi qu’il y a des vers, des couplets de poète dans Racine ; la traduction serrée de l’idée que commande la psychologie dramatique, s’achève sans cesse en images, en tableaux qui la dépassent infiniment, et qui ouvrent soudain de larges échappées à l’imagination. A travers un rapide récit, où Xipharès expose toutes les circonstances par lesquelles son rôle est déterminé, soudain il s’arrête un moment sur les victoires de son père :

Et des rives du Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père…

De ce triomphe l’orgueil filial de Xipharès est enivré, et le sentiment suscite un réveil de sensations, la vision d’une mer sans ennemis, où les flottes du roi déploient joyeusement leurs voiles :

….Et ses heureux vaisseaux
N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux.
(Acte I, sc. i.)

Après cette envolée soudaine, le style se rabat, tout près de la prose, dans l’indication exacte des faits. Un peu plus loin, Pharnace engage Monime à s’embarquer avec lui :

Jusques à quand, madame, attendrez-vous mon père ?
(Acte I, sc. viii.)

Et il fait son invitation dans un couplet pressant et précis, qu’éclairent de place en place comme de larges trouées ouvertes sur de lointains et grandioses passages.

Fuyez l’aspect de ce climat sauvage…
Un peuple obéissant vous attend à genoux
Sous un ciel plus heureux… ;

mais surtout à la fin, dans ce dernier vers qui évoque à nos yeux Monime

Souveraine des mers qui la doivent porter,

on voit tout un triomphal cortège glisser sur l’étendue resplendissante des eaux. Deux vers ou trois plus bas, Monime ouvre la bouche, et son premier mot, c’est : Èphèse et l’Ionie  ; une soudaine et lumineuse évocation de la Grèce asiatique, avec tout ce qu’elle contient pour nous de prestigieux souvenirs.

On n’a qu’à feuilleter n’importe quelle tragédie de Racine, et des impressions analogues surgiront en foule. Cela veut dire que chacun de ses sujets éveille en lui une vision poétique. Il ne se pique pas d’être historien ; il ne fait pas de couleur locale. Mais à chaque sujet il s’efforce de garder son caractère, de faire revivre en son imagination les âges lointains, les civilisations disparues. Il ne croyait pas qu’on pût mettre en tragédie la réalité immédiatement perçue : il voulait envelopper l’observation dans une vision agrandie par l’éloignement, et par là poétique : à cette condition seulement, il crut pouvoir traiter Bajazet, parce qu’il sentait les Turcs aussi loin de lui que les Romains. Et, même dans Bajazet, il a essayé d’être le moins « français » possible. Les éléments d’une vision complète et colorée lui ont manqué, et le style de la pièce est plus pragmatique que poétique ; cependant il est visible qu’il a utilisé avec soin toutes les indications de mœurs et d’institutions, qui pouvaient l’aider à former une représentation sensible du sujet.

Nous ne pouvons exiger que Racine nous parle selon nos idées de la Grèce ou de l’Asie, qu’il costume ses acteurs d’après les dernières trouvailles ou les hypothèses récentes de l’histoire et de l’archéologie : il n’y avait guère que la civilisation gréco-romaine », la décadence raffinée, dont il pût avoir un sentiment historiquement exact. Et d’autre part, si nous sommes habitués de nos jours à voir nos écrivains nous présenter l’humanité antique dans ce qu’elle a d’irréductible aux formes actuelles de nos âmes, il faut consentir à ce que Racine nous la montre dans ce qu’elle a d’identique ; l’un n’est pas plus vrai en soi que l’autre. Ces considérations une fois admises, nous n’aurons pas de peine à trouver que le réalisme psychologique de Racine se fond dans une vision poétique, d’où résultent cette lumière exquise et cette pure noblesse î de sa forme tragique.

Ses modèles et ses auteurs parlaient à son imagination. Ce n’étaient pas pour lui des hommes quelconques, types de l’humanité, tirant toute leur valeur de leur définition. C’était Andromaque, l’Andromaque d’Homère et de Virgile, c’était l’Oreste fatal d’Eschyle et d’Euripide. Toute la Grèce homérique lui apparaissait sur le rivage d’Aulis, autour de l’autel où il traînait Iphigénie. La grande figure de Mithridate séduisait son âme d’artiste ; et, au risque de déranger l’équilibre de sa composition, au milieu du drame réaliste du vieillard amoureux, il s’arrêtait à peindre, dans toute sa hauteur, le despote oriental, cruel et héroïque, dont Plutarque lui donnait l’idée. Il écrivait Britannicus, le plus saisissant tableau qu’on ait tracé de Rome impériale : il l’écrivait en pur artiste, sans idée ni intention de politique, attaché seulement à bien rendre la sombre couleur de Tacite. Là, comme dans Mithridate, il en use librement avec ses auteurs, pour le détail des faits et pour la composition psychologique des caractères individuels : mais Plutarque et Tacite ont très fortement enfoncé dans son âme la vision d’une Asie barbare ou d’une Rome corrompue, qui se déploie par-dessus le mécanisme abstrait des forces morales. Phèdre a une poésie plus prestigieuse encore : on ne saurait citer tous les vers qui créent, autour de cette dure étude de passion, une sorte d’atmosphère fabuleuse, enveloppant Phèdre de tout un cortège de merveilleuses ou terribles légendes, et nous donnant la sensation puissante des temps mythologiques :

Noble et brillant auteur d’une triste famille.
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille, …
Soleil…
Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !….
Ariane, ma sœur, etc…
La fille de Minos et de Pasiphaé…
Moi-même, il m’enferma dans des cavernes sombres,
Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres…

Et tant d’autres vers, qui font que la tragédie s’élargit avec l’imagination du public, et devient apte à recevoir toutes les impressions que notre éducation archéologique et esthétique nous fait rechercher dans la représentation de l’antiquité.

Les tragédies sacrées de Racine ont le même caractère. Esther est une élégie pieuse, aimable et un peu enfantine, avec son fantoche de sultan et son épouvantail de ministre : mais le vieux Juif Mardochée, la douce dévote. Esther ressortent en pleine lumière. Toute la poésie des Livres Saints est passée dans la prière d’Esther. Athalie est une vision d’une intensité étonnante : dans ce cadre grandiose du temple, devant ces chœurs, dont la voix, un peu maigre, rappelle à notre mémoire les fières beautés des psaumes hébraïques, Joad, si bien saisi dans son âpreté juive, dans sa puissance de haine et de malédiction, dans son absorption enfin du sentiment national par la passion religieuse, Joad est une figure biblique. Mais songez surtout à son accès de fureur prophétique, à ce qu’il a fallu de puissance poétique, de hardiesse artistique, pour concevoir et pour offrir à ce monde de raisonneurs et d’intellectuels un prophète, un vrai prophète, inspiré, délirant, dessinant l’avenir en images actuellement extravagantes. Et, pour doubler l’audace de la peinture, imaginez que ce prophète découvre les crimes futurs de Joas, et risque de rendre odieux le personnage sympathique : faute insigne pour un dramaturge adroit, trait admirable de vérité profonde et de large poésie, qui jette soudainement une vive lumière sur la sinistre histoire de Juda, et sur le triste, le pauvre fond de notre humanité.

Je crains que Racine, comme Bossuet, n’ait été trop poète pour un siècle qui s’éloignait de plus en plus de la poésie : on sentit la vérité humaine mieux que la grandeur poétique de son œuvre. On pourrait s’étonner que les romantiques l’aient traité si mal, eux qui étaient poètes et artistes ; mais il faut songer que tous les pseudo-classiques qui s’abritaient derrière Racine, leur en faisaient méconnaître le véritable caractère. Et surtout la poésie de Racine est tout juste l’opposé de la poésie romantique : elle n’est pas l’épanouissement de l’individualité, impérieuse et capricieuse ; elle est tout objective et impersonnelle.

5. La tragédie après Racine

J’ai pu grouper quelques tragiques autour de Corneille : autour de Racine, il n’y a personne. Rien de plus plat que Pradon et que l’abbé Genest419. Totalement dépourvus de sens poétique, ils traitent les plus merveilleux sujets de la poésie antique avec une sorte de bon sens bourgeois, asservi et étréci par les préjugés de leur monde. A la fin du siècle, je ne vois à nommer que la pièce de Longepierre (1688), pour une Médée rendue avec une raideur énergique de dessin et une pauvreté de couleur qui font moins songer à l’antiquité qu’à David, et pour un Jason très curieux de réalité prosaïque, dans son rôle de bellâtre égoïste et plat.

La tragédie se meurt. Des mœurs de convention s’établissent : l’observation directe de la nature cède la place à des formules arrêtées, dont, au nom de la dignité tragique, il ne sera plus permis de se départir. Les sujets s’évanouissent dans le vague et l’abstrait. Pour voiler le vide et la fausseté des sentiments, on arrange, on entortille les incidents romanesques, les scélératesses monstrueuses. Les incognitos et les reconnaissances deviennent le train ordinaire et journalier des actions théâtrales. A mesure que la tragédie s’affadit, on cherche à la renforcer par la rareté des situations et des sentiments : on va hors de la nature et contre la nature. Jamais Campistron n’est plus fade que lorsqu’il veut peindre un amour incestueux. Ni lui, ni Lagrange-Chancel ne valent d’être lus : ils font valoir je ne dis pas Rotrou ou Tristan, mais Scudéry et La Calprenède, et le bonhomme Hardy. Ne nous faisons pas illusion : la fécondité vigoureuse de la tragédie, c’est autour de Corneille qu’il faut la chercher. Racine en a prolongé seul la splendeur, dans une époque qui n’était plus capable que de l’opéra.