(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE STAEL » pp. 81-164
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(1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE STAEL » pp. 81-164

MADAME DE STAEL

I

On aime, après les révolutions qui ont changé les sociétés, et sitôt les dernières pentes descendues, à se retourner en arrière, et, aux divers sommets qui s’étagent à l’horizon, à voir s’isoler et se tenir, comme les divinités des lieux, certaines grandes figures. Cette personnification du génie des temps en des individus illustres, bien qu’assurément favorisée par la distance, n’est pourtant pas une pure illusion de perspective : l’éloignement dégage et achève ces points de vue, mais ne les crée pas. Il est des représentants naturels et vrais pour chaque moment social ; mais, d’un peu loin seulement, le nombre diminue, le détail se simplifie, et il ne reste qu’une tête dominante : Corinne, vue d’un peu loin, se détache mieux au cap Misène.

La Révolution française, qui, en aucune de ses crises, n’a manqué de grands hommes, a eu aussi ses femmes héroïques ou brillantes, dont le nom s’approprie au caractère de chacune des phases successives. L’ancienne société, en finissant, a eu ses vierges et ses captives, qui se sont couronnées d’un vif éclat dans les geôles et sur les échafauds. La bourgeoisie, en surgissant, a produit bien vite ses héroïnes aussi et ses victimes. Plus tard, l’orage à peine s’enfuyant, des groupes célèbres de femmes se sont élancés, qui ont fêté l’époque du retour à la vie sociale, à l’opulence et aux plaisirs. L’Empire a eu également ses distinctions dans ce sexe, alors pourtant de peu d’influence. On retrouve à la Restauration quelque nom de femme supérieure qui la représente dans la meilleure partie de ses mœurs et dans la distinction modérée de ses nuances. Mais ces diverses renommées successives, qui s’attachent à chacune des phases de la Révolution, viennent, en quelque sorte, trouver leur place et se donner rendez-vous en une seule célébrité qui les comprend et les concilie toutes dans leur ensemble, qui participe de ce qu’elles eurent de brillant ou de dévoué, de poli ou d’énergique, de sentimental ou de viril, d’imposant, de spirituel et d’inspiré, en relevant de plus, en encadrant tous ces dons par le génie qui les fait valoir et les immortalise. Issue de souche réformatrice par son père, Mme de Staël se rallie par son éducation et sa première jeunesse aux salons de l’ancien monde. Les personnages parmi lesquels elle a grandi, et qui sourirent à son précoce essor, sont tous ceux qui composent le cercle le plus spirituel des dernières années d’autrefois ; lisant vers 1810, au temps de ses plus grandes persécutions, la Correspondance de Mme du Deffand et d’Horace Walpole, elle se retrouvait singulièrement émue au souvenir de ce grand monde, dont elle avait connu beaucoup de personnages et toutes les familles. Si elle s’y fit remarquer dans sa première attitude par quelque chose de sentimental et d’extrêmement animé, à quoi se prenaient certaines aristocraties envieuses, c’est qu’elle était destinée à porter du mouvement et de l’imprévu partout où elle se serait trouvée. Mais, même en se continuant dans ce cercle pacifique, sa vie en devenait déjà l’un des plus incontestés ornements, et elle allait prolonger, sous une forme moins régulière et plus grandiose, cette galerie des salons illustres de l’ancienne société française. Mme de Staël reproduit donc suffisamment en elle cette manière et ce charme d’autrefois ; mais elle ne s’en tient pas à cet héritage, car ce qui la distingue, comme la plupart des génies, et plus éminemment qu’aucun autre, c’est l’universalité d’intelligence, le besoin de renouvellement, la capacité des affections. A côté des succès traditionnels et déjà classiques de Mme du Deffand, de Mme de Beauvau, qu’elle eût continués à sa manière en les rompant avec originalité, elle ne sent pas moins l’énergie récente, le génie plébéien et la virilité des âmes républicaines. Les héroïsmes de Mme Roland et de Charlotte Corday la trouvent prête et sont à l’aise dans son cœur ; ses délicatesses pour les autres nobles amitiés n’y perdent rien. Véritable sœur d’André Chénier en instinct de dévouement, elle a un cri d’éloquence pour la reine, comme lui pour Louis XVI ; elle viendrait la défendre à la barre, s’il y avait chance de la sauver. Elle subit bientôt, et, dans son livre de l’Influence des Passions, elle exprime toute la tristesse du stoïcisme vertueux en ces temps d’oppression où l’on ne peut que mourir. Sous la période directoriale, ses écrits, sa conversation, sans exclure les qualités précédentes, admettent un ton plus sévère ; elle soutient la cause de la philosophie, de la perfectibilité, de la république modérée et libre, tout comme l’aurait pu faire la veuve de Condorcet. C’est alors ou peu après, dans la préface de la Littérature considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales, qu’elle exprimait cette mâle pensée : « Quelques vies de Plutarque, une lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d’Utique dans la langue d’Addison, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite,… relèvent l’âme que flétrissaient les événements contemporains. » Et cela ne l’empêche pas au même moment de se rouvrir et de se complaire à toutes les amitiés de l’ancien monde, à mesure qu’elles reparaissent de l’exil. Et, tout à côté, elle apprécie, elle accueille en son cœur la renommée de femme de ce temps la plus en vogue32, la plus ornée et la plus pure ; elle s’en entoure comme d’une guirlande, tandis que les Lettres de Brutus restent entr’ouvertes encore, et que M. de Montmorency lui sourit avec piété. Ainsi, tour à tour ou à la fois, le mouvement d’esprit des salons du dix-huitième siècle, la vigueur des espérances nouvelles et des fortes en treprises, la tristesse du patriotisme stoïque, comme le retour aux gracieuses amitiés et l’accès aux modernes élégances se mêlent ou se succèdent en cette âme aussi diverse que véritablement complète. — Et plus tard, à sa rentrée en France après l’Empire, dans les trop courtes années qu’elle vécut, la voilà qui saisit avec la même promptitude le sens des transactions nécessaires, et sa liaison plus fréquente, dans les derniers temps, avec des personnes comme Mme de Duras, achève de placer en son existence toutes les teintes caractéristiques des phases sociales où elle a passé, depuis le salon à demi philosophique et novateur de sa mère jusqu’au royalisme libéral de la Restauration. A la prendre sous ce point de vue, l’existence de Mme de Staël est dans son entier comme un grand empire qu’elle est sans cesse occupée, non moins que cet autre conquérant, son contemporain et son oppresseur, à compléter et à augmenter. Mais ce n’est pas dans un sens matériel qu’elle s’agite ; ce n’est pas une province après une province, un royaume après un autre, que son activité infatigable convoite et entasse : c’est dans l’ordre de l’esprit qu’elle s’épand sans cesse ; c’est la multiplicité des idées élevées, des sentiments profonds, des relations enviables, qu’elle cherche à organiser en elle, autour d’elle. Oui, en ses années de vie entière et puissante, instinctivement et par l’effet d’une sympathie, d’une curiosité impétueuse, elle aspirait, on peut le dire avec éloge, elle aspirait à une vaste cour, à un empire croissant d’intelligence et d’affection, où rien d’important ou de gracieux ne fût omis, où toutes les distinctions de talent, de naissance, de patriotisme, de beauté, eussent leur trône sous ses regards : comme une impératrice de la pensée, elle aimait à enserrer dans ses libres domaines tous les apanages. Quand Bonaparte la frappa, il en voulait confusément à cette rivalité qu’elle affectait sans s’en rendre compte elle-même.

Le caractère dominant de Mme de Staël, l’unité principale de tous les contrastes qu’elle embrassait, l’esprit rapide et pénétrant qui circulait de l’un à l’autre et soutenait cet assemblage merveilleux, c’était à coup sûr la conversation, la parole improvisée, soudaine, au moment où elle jaillissait toute divine de la source perpétuelle de son âme : c’était là, à proprement parler, ce qui constituait pour elle la vie, mot magique qu’elle a tant employé, et qu’il faut employer si souvent à son exemple en parlant d’elle. Tous les contemporains se montrent unanimes là-dessus. Il en est d’elle comme du grand orateur athénien : quand vous admirez et que vous vous émouvez aux pages spirituelles ou brûlantes, quelqu’un toujours peut dire : Que serait-ce donc si vous l’aviez entendue elle-même ? Les adversaires et les critiques qui se servent volontiers d’une supériorité pour en combattre une autre dans tout grand individu trop complet à leurs yeux33, qui prennent acte du talent déjà prouvé contre le talent nouveau auquel il prétend, rendent sur ce point à Mme de Staël un hommage intéressé et quelque peu perfide, égal, quoi qu’il en soit, à celui de ses admirateurs. Fontanes, en 1800, terminait les fameux articles du Mercure par ces mots : « En écrivant, elle croyait converser encore. Ceux qui l’écoutent ne cessent de l’applaudir ; je ne l’entendais point quand je l’ai critiquée… » Longtemps, en effet, les écrits de Mme de Staël se ressentirent des habitudes de sa conversation. En les lisant, si courants et si vifs, on croirait souvent l’entendre. Des négligences seulement, des façons de dire ébauchées, des rapidités permises à la conversation et aperçues à la lecture, avertissent que le mode d’expression a changé et eût demandé plus de recueillement. Mais, quelles qu’aient été chez Mme de Staël la supériorité et la prédominance de sa conversation sur son style écrit, du moins par rapport à ses premiers ouvrages, il n’en est pas d’elle comme des grands hommes orateurs, improvisateurs, les Mirabeau, les Diderot, un peu pareils aux Talma, puissantes renommées qui eurent le sceptre et dont il reste des témoignages écrits bien inférieurs à leur action et à leur gloire : elle a laissé assez d’œuvres durables pour témoigner dignement d’elle-même, et n’avoir pas besoin devant la postérité d’explications étrangères, ni du cortège des souvenirs contemporains. Peut-être, et M. de Chateaubriand l’a remarqué dans un jugement porté sur elle vers l’époque de sa mort, pour rendre ses ouvrages plus parfaits il eût suffi de lui ôter un talent, celui de la conversation. Telle que nous la voyons réalisée pourtant, sa part d’écrivain est assez belle. Malgré les défauts de sa manière, a dit M. de Chateaubriand au même endroit, elle ajoutera un nom de plus à la liste des noms qui ne doivent point mourir. Ses écrits, en effet, dans l’imperfection même de beaucoup de détails, dans la succession précipitée des aperçus et le délié des mouvements, ne traduisent souvent que mieux sa pensée subtile, son âme respirante et agitée ; et puis, comme art, comme poëme, le roman de Corinne, à lui seul, présenterait un monument immortel. Artiste à un haut degré par Corinne, Mme de Staël demeure éminente en ses autres développements, à titre de politique, de moraliste, de critique et d’écrivain de mémoires. C’est cette vie une et variée, émanation de l’âme à travers les écrits, et qui ne circulait pas moins à l’entour et dans les circonstances de leur composition, que nous voudrions essayer d’évoquer, de concentrer par endroits, pour rendre aux autres l’impression sensible que nous nous en sommes formée. Nous savons combien il est délicat de faire accorder cette impression en partie conjecturale et déjà poétique avec celle de la réalité encore récente, combien les contemporains immédiats ont toujours quelque particularité à opposer à l’image qu’on veut concevoir de la personne qu’ils ont connue ; nous savons tout ce que nécessairement il y a, dans une vie diverse, orageuse, d’infractions de détail au dessin général qu’on en recompose à distance : mais ceci d’abord est bien moins une biographie qu’une idée, un reflet de peinture morale sur la critique littéraire ; et j’ai tâché, d’ailleurs, dans les traits généraux de ce grand esprit, de tenir compte de beaucoup plus de détails et de souvenirs minutieux qu’il ne convenait d’en exprimer.

Mlle Germaine Necker, élevée entre la sévérité un peu rigide de sa mère et les encouragements tantôt enjoués, tantôt éloquents, de son père, dut pencher naturellement de ce dernier côté, et devint de bonne heure un enfant prodigieux. Elle avait sa place dans le salon, sur un petit tabouret de bois, près du fauteuil de Mme Necker, qui l’obligeait à s’y tenir droite ; mais ce que Mme Necker ne pouvait contraindre, c’étaient les réponses de l’enfant aux personnages célèbres, tels que Grimm, Thomas, Raynal, Gibbon, Marmontel, qui se plaisaient à l’entourer, à la provoquer de questions, et qui ne la trouvaient jamais en défaut. Mme Necker de Saussure a peint à merveille ces commencements gracieux dans l’excellente notice qu’elle a écrite sur sa cousine. Mlle Necker lisait donc des livres au-dessus de son âge, allait à la comédie, en faisait des extraits au retour ; plus enfant, son principal jeu avait été de tailler en papier des figures de rois et de reines, et de leur faire jouer la tragédie : ce furent là ses marionnettes comme Goëthe eut les siennes. L’instinct dramatique, le besoin d’émotion et d’expression, se trahissaient en tout chez elle. Dès onze ans, Mlle Necker composait des portraits, des éloges, suivant la mode d’alors. Elle écrivit à quinze ans des extraits de l’Esprit des Lois, avec des réflexions ; à cet âge, en 1781, lors de l’apparition du Compte-rendu, elle adressa à son père une lettre anonyme où son style la fit reconnaître. Mais ce qui prédominait surtout en elle, c’était cette sensibilité qui, vers la fin du dix-huitième siècle, et principalement par l’influence de Jean-Jacques, devint régnante sur les jeunes cœurs, et qui offrait un si singulier contraste avec l’analyse excessive et les prétentions incrédules du reste de l’époque. Dans cette revanche un peu désordonnée des puissances instinctives de l’âme, la rêverie, la mélancolie, la pitié, l’enthousiasme pour le génie, pour la nature, pour la vertu et le malheur, ces sentiments que la Nouvelle Héloïse avait propagés, s’emparèrent fortement de Mlle Necker, et imprimèrent à toute la première partie de sa vie et de ses écrits un ton ingénument exagéré, qui ne laisse pas d’avoir son charme, même en faisant sourire. Cette disposition se montra tout d’abord dans son enthousiasme pour son père, enthousiasme que le temps et la mort ne firent qu’accroître, mais qui a sa source en ces premières années ; c’était au point de paraître, en certains moments, comme jalouse de sa mère. Racontant, dans la vie de M. Necker, le long séjour qu’il fit à Paris, jeune et non marié encore, Mme de Staël a pu dire : « Quelquefois, en causant avec moi dans sa retraite, il repassait ce temps de sa vie dont le souvenir m’attendrissait profondément, ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul ! ce temps où nos destinées auraient pu s’unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains. » Et plus loin, parlant de sa mère : « Il lui fallait l’être l’unique, elle l’a trouvé, elle a passé sa vie avec lui. Dieu lui a épargné le malheur de lui survivre !… elle a plus mérité que moi d’être heureuse. » Ce culte de Mme de Staël pour son père, c’est, avec plus de solennité et certes non moins de profondeur, l’inverse et le pendant du sentiment de Mme de Sévigné pour sa fille ; on aime à rencontrer de si ardentes et de si pures affections chez de si brillants esprits. Quant à Mme de Staël, on se rend mieux compte encore de cette chaleur et de cette durée du culte filial : dans cette ruine successive, qui se fait en avançant, de toutes les illusions du cœur et de la pensée, un seul être mortel, un seul entre ceux d’autrefois et des plus anciennement aimés, était resté debout en son souvenir, sans atteinte, sans tache, sans diminution aucune ni infidélité au passé, et sur cette tête auguste reposaient, immortelles et déjà célestes, toutes les flammes, ailleurs évanouies, de sa jeunesse.

A cet âge d’exaltation, la rêverie, les combinaisons romanesques, le sentiment et les obstacles qu’il rencontre, la facilité à souffrir et à mourir, étaient, après le culte singulier pour son père, les plus chères occupations de son âme, de cette âme vive et triste, et qui ne s’amusait que de ce qui la faisait pleurer. Elle aimait écrire sur ces sujets de prédilection, et le faisait à la dérobée, ainsi que pour certaines lectures que Mme Necker n’eût pas choisies. Je me la figure dans le cabinet d’étude, sous les yeux de sa mère assise, elle debout, se promenant de long en large un volume à la main, et tour à tour lisant le livre de rigueur quand elle s’avançait vers sa mère, et puis reprenant le roman sentimental, quelque nouvelle de Mme Riccoboni peut-être, lorsqu’elle s’éloignait à pas lents. Elle disait plus tard que l’enlèvement de Clarisse avait été l’un des événements de sa jeunesse : mot charmant, une fois trouvé, qui résume tout un monde d’émotions premières ; que ce soit à propos de Clarisse ou de quelque autre, chaque imagination poétique et tendre peut se redire cela. — Le plus précoce des écrits imprimés de Mlle Necker, s’il était réellement d’elle, devrait être un volume intitulé Lettres de Nanine à Simphal, que M. Beuchot paraît attribuer à notre auteur, mais qui fut désavoué dans le temps (1818). Ce petit roman, qui n’offre rien qu’une jeune personne exaltée et innocente n’ait pu imaginer, et dont le fond ne diffère guère de Sophie, de Mirza, de Pauline, et autres productions du premier débat, est d’une inexpérience de style et de composition plus grande encore. Je n’y ai trouvé à remarquer, comme ton de l’époque, comme couleur du paysage familier aux héroïnes de quatorze ans, que ces paroles de Nanine : « Je parvins hier matin à aller au tombeau ; j’y versai un torrent de ces larmes précieuses que le sentiment et la douleur fournissent aux malheureux de mon espèce. Une grande pluie qui survint me fit croire la nature sensible à mes maux. Chaque feuille semblait pleurer avec moi ; les oiseaux semblaient interdits par mes gémissements. Cette idée saisit tellement mon âme, que je fis tout haut à l’Éternel les plus véhémentes prières. Ne pouvant rester longtemps dans ce désert, je revins cacher ici ma tristesse, etc. »

Sophie, ou les Sentiments secrets, composé à vingt ans, vers 1786 ou même auparavant, est un drame en vers dont la scène se passe dans un jardin anglais, en vue d’une urne environnée de cyprès et d’arbres funèbres. Cécile, enfant de six ans, s’avançant vers la triste Sophie, qu’une passion silencieuse dévore, lui dit :

Pourquoi donc loin de nous restes-tu maintenant ?
Mon père est inquiet.

sophie.

Ton père ?

cécile.

Mon amie,
Il redoute pour toi de la mélancolie.
Explique-moi ce mot.

N’est-ce pas ainsi que Mlle Necker demanda un jour brusquement à la vieille maréchale de Mouchy ce qu’elle pensait de l’amour ? folle histoire dont s’égayait tant M. Necker et dont sa fille aimait chaque fois à le faire ressouvenir. Il y avait, sinon dans les premiers écrits de Mme de Staël, du moins dans sa personne, une vivacité alliée à la tristesse, une spirituelle pétulance à côté de la mélancolie, une facilité piquante à saisir vite son propre ridicule et à en faire justice, qui la sauvait de toute fadeur, et qui attestait la vigueur saine du dedans.

C’est dans la pièce de Sophie que se trouvent ces charmants vers dont se souviennent volontiers encore quelques personnes contemporaines de l’auteur : lorsqu’on les entend pour la première fois, on s’étonne de ne les point connaître, on se demande où Mme de Staël a pu les dire ; on ne s’aviserait point de chercher là cette jolie perle un peu noyée :

Mais un jour vous saurez ce qu’éprouve le cœur,
Quand un vrai sentiment n’en fait pas le bonheur ;
Lorsque sur celte terre on se sent délaissée,
Qu’on n’est d’aucun objet la première pensée ;
Lorsque l’on peut souffrir, sûre que ses douleurs
D’aucun mortel jamais ne font couler les pleurs.
On se désintéresse à la fin de soi-même,
On cesse de s’aimer, si quelqu’un ne nous aime ;
Et d’insipides jours, l’un sur l’autre entassés,
Se passent lentement et sont vite effacés.
(Acte II, scène viii.)

Les trois nouvelles, publiées en 95, et composées dix ans auparavant, Mirza, Adélaide et Théodore, Pauline, ont tout à fait la même couleur que Sophie, et leur prose facile les rend plus attachantes. Ce sont toujours (que la scène se passe en Afrique chez les nègres ou au fond de nos parcs anglais), ce sont des infortunés que la sensibilité enveloppe d’un nuage, des amants que la nouvelle funeste d’une infidélité réduit à l’état d’ombres ; c’est quelque tombeau qui s’élève au sein des bosquets. Je crois, en lisant ces évanouissements, ces morts si promptes, me retrouver avec les personnages, assez semblables, du bon abbé Prevost, ou plutôt je me promène véritablement dans les bosquets de Saint-Ouen où Mlle Necker égarait ses rêves, dans les jardins d’Ermenonville où tant de pèlerinages allaient s’inspirer. Je comprends sous quelles allées ont erré, de quels ombrages sont sorties en pleurs Mmes de Montolieu et Cottin, et Mme Desbordes-Valmore. Ce ne devait être pour Mme de Staël qu’un séjour passager, une saison de sa première jeunesse. Plus tard… bientôt… brisée par le spectacle des passions publiques, avertie peut-être aussi par quelque blessure, elle sera en réaction contre elle-même, contre cette expansion extrême de la sensibilité. Dans son livre de l’Influence des Passions, elle essaiera de les combattre, elle les voudrait supprimer ; mais son accent accusateur en est plein encore, et cette voix qui s’efforce ne paraît que plus émue. Tant d’appareil stoïque aboutit bien vite à Delphine ; elle restera toute sa vie le génie le plus entraîné et le plus aimant.

M. de Guibert avait tracé de Mlle Necker, lorsqu’elle attei gnait déjà sa vingtième année, un portrait brillant, cité par Mme Necker de Saussure. Ce morceau est censé traduit d’un poëte grec, et exprime bien le goût de la société d’alors, celui du Jeune Anacharsis ; les portraits du duc et de la duchesse de Choiseul ont été donnés, on le sait, par l’abbé Barthélemy, sous les noms d’Arsame et de Phédime. Voici quelques traits de celui de Zulmé par M. de Guibert : « Zulmé n’a que vingt ans, et elle est la prêtresse la plus célèbre d’Apollon ; elle est celle dont l’encens lui est le plus agréable, dont les hymnes lui sont les plus chers… Ses grands yeux noirs étincelaient de génie, ses cheveux de couleur d’ébène retombaient sur ses épaules en boucles ondoyantes ; ses traits étaient plutôt prononcés que délicats, on y sentait quelque chose au-dessus de la destinée de son sexe… » J’ai eu moi-même sous les yeux un portrait peint de Mlle Necker, toute jeune personne ; c’est bien ainsi : cheveux épars et légèrement bouffants, l’œil confiant et baigné de clarté, le front haut, la lèvre entr’ouverte et parlante, modérément épaisse en signe d’intelligence et de bonté ; le teint animé par le sentiment ; le cou, les bras nus, un costume léger, un ruban qui flotte à la ceinture, le sein respirant à pleine haleine ; telle pouvait être la Sophie de l’Emile, tel l’auteur des Lettres sur Jean-Jacques, accompagnant l’admirable guide en son Élysée, s’excitant de chacun de ses pas, allant, revenant sans cesse, tantôt à côté et quelquefois en avant.

Les Lettres sur Jean-Jacques, composées dès 1787, sont, à vrai dire, le premier ouvrage de Mme de Staël, celui duquel il faut dater avec elle, et où se produisent, armées déjà de fermeté et d’éloquence, ses dispositions, jusque-là vaguement essayées. Grimm, dans sa Correspondance34, donne des extraits de ce charmant ouvrage comme il l’appelle, dont il ne fut tiré d’abord qu’une vingtaine d’exemplaires, mais qui, malgré les réserves infinies de la distribution, ne put bientôt échapper à l’honneur d’une édition publique. Avant de donner des extraits du livre, le spirituel habitué du salon de Mme Necker vante et caractérise « cette jeune personne entourée de toutes les illusions de son âge, de tous les plaisirs de la ville et de la cour, de tous les hommages que lui attirent la gloire de son père et sa propre célébrité, sans compter encore un désir de plaire tel qu’il suppléerait seul peut-être tous les moyens que lui ont prodigués la nature et le destin. » Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hommage de reconnaissance envers l’auteur admiré et préféré, envers celui même à qui Mme de Staël se rattache le plus immédiatement. Assez d’autres dissimulent avec soin, taisent ou critiquent les parents littéraires dont ils procèdent : il est d’une noble candeur de débuter en avouant, en célébrant celui de qui l’on s’est inspiré, des mains duquel on a reçu le flambeau, celui d’où nous est venu ce large fleuve de la belle parole dont autrefois Dante remerciait Virgile ; Mme de Staël, en littérature aussi, avait de la passion filiale. Les Lettres sur Jean-Jacques sont un hymne, mais un hymne nourri de pensées graves, en même temps que varié d’observations fines, un hymne au ton déjà mâle et soutenu, où Corinne se pourra reconnaître encore après être redescendue du Capitole. Tous les écrits futurs de Mme de Staël en divers genres, romans, morale, politique, se trouvent d’avance présagés dans cette rapide et harmonieuse louange de ceux de Rousseau, comme une grande œuvre musicale se pose, entière déjà de pensée, dans son ouverture. Le succès de ces Lettres, qui répondaient au mouvement sympathique du temps, fut universel.

Grimm parle également (mais d’après un manuscrit communiqué), et donne un extrait de l’Eloge de M. de Guibert 1789), imprimé seulement depuis dans l’édition des œuvres complètes. L’enthousiasme de Mme de Staël ne va pas moins haut pour l’objet de cet éloge que tout à l’heure il n’éclatait pour Jean-Jacques, bien qu’un tel sentiment puisse sembler ici moins motivé : mais elle a semé dans cet écrit les vues politiques hardies et neuves, en y prodiguant trop l’apothéose et la croyance au génie. A travers son exagération pathétique, qu’elle prend pour de la modération, elle réussit, quoi qu’il en soit, à nous faire estimer et plaindre ce personnage, fort admiré et fort envié en son temps, tout simplement oublié depuis, et qui ne vivra désormais un peu que par elle. M. de Guibert, dans son discours de réception à l’Académie, répéta nombre de fois le mot de gloire, trahissant par là involontairement, dit-elle, sa passion auguste. Pour moi, je sais gré à cet esprit noblement ambitieux, à cet homme de génie manqué, d’avoir conçu, l’un des premiers, les idées et les moyens de réforme, les états-généraux, la milice citoyenne ; mais je lui sais gré surtout d’avoir auguré avec certitude et exprimé à l’avance, sous les traits de Zulmé, les grandeurs futures de Corinne. Les succès de littérature et de monde attirèrent dès ce temps à Mme de Staël le persiflage des esprits railleurs, comme nous les verrons plus tard se liguer de nouveau contre elle, à l’époque de 1800. Champcenetz et Rivarol, qui avaient donné le Petit Dictionnaire des grands Hommes en 1788, firent, deux ans après, un autre Petit Dictionnaire des grands Hommes de la Révolution, et le dédièrent à la baronne de Staël, ambassadrice de Suède auprès de la Nation. Cette épître atteignit du premier coup le diapason du ton auquel furent montées la plupart des critiques venues dans la suite. Rivarol et Champcenetz possédaient bien en effet le tour d’ironie dont plus tard les Fiévée, les Michaud et autres firent preuve contre Mme de Staël. Mais dès lors, au dire de Grimm, l’objet de ces satires avait su se placer à une hauteur où de pareils traits ne portaient pas. — Les terribles événements de la Révolution française vinrent couper court à cette première partie d’une vie littéraire si brillamment accueillie, et suspendre, utilement, je le crois, pour la pensée, le tourbillon mondain qui ne laissait pas de trêve.

Malgré sa croyance absolue en M. Necker, malgré l’adoption complète et la revendication définitive qu’elle fit des idées politiques de son père dans le livre des Considérations sur la Révolution française, il faut noter que Mme de Staël, jeune, enthousiaste, se hasardait alors plus loin que lui dans la même route. Elle ne se tenait pas aux combinaisons de la Constitution anglaise ; elle allait aussi avant sur bien des points que les royalistes constitutionnels de la plus vive génération, tels que MM. de Narbonne, de Montmorency, et M. de La Fayette lui-même. En un mot, s’il fallait dès lors assigner une ligne politique à une pensée si traversée et si balancée par les affections, ce serait moins encore dans le groupe de MM. Malouet, Mounier et Necker, qu’on devrait, pour être exact, se représenter Mme de Staël, que dans celui des royalistes constitutionnels de 91, avec lesquels seulement elle s’arrêta. On peut voir d’elle, au reste, un article de journal conservé dans ses œuvres, seule expression écrite de son opinion à cette époque : elle y juge Mirabeau mort, d’un ton de faveur qu’elle a depuis rétracté35.

Mme de Staël quitta Paris, non sans danger, après le 2 septembre. Elle passa l’année de la Terreur au pays de Vaud, avec son père et quelques amis réfugiés, M. de Montmorency, M. de Jaucourt. De ces terrasses de Coppet, au bord du lac de Genève, sa plus fixe méditation était de comparer l’éclatant soleil et la paix de la nature avec les horreurs partout déchaînées de la main des hommes. A part ce cri éloquent de pitié qu’elle fit entendre pour la reine, à part une épître en vers au Malheur, son talent observa un religieux silence : on entendait de loin, aussi sourds et pressés qu’un bruit de rames sur le lac, les coups réguliers de la machine sur l’échafaud. L’état d’oppression et d’angoisse où Mme de Staël resta durant ces mois funestes ne lui permettait, dans les intervalles de son actif dévouement pour les autres, que de désirer la mort pour elle, d’aspirer à la fin du monde et de cette race humaine si perdue : « Je me serais reproché, dit-elle, jusques à la pensée comme trop indépendante de la douleur. » Le 9 thermidor lui rendit cette faculté de pensée, plus énergique après l’accablement ; et le prompt usage qu’elle en fit fut d’écrire ses Réflexions sur la paix extérieure et intérieure, dont la première partie s’adresse à M. Pitt, et la seconde aux Français. Dans celle-ci principalement, un mélange de commisération profonde et de justice déjà calme, l’appel de toutes les opinions non fanatiques à l’oubli, à la conciliation, la crainte des réactions imminentes et de tous les extrêmes renaissant les uns des autres, ces sentiments aussi généreux qu’opportuns marquent à la fois l’élévation de l’âme et celle des vues. Il y a une inspiration antique dans cette figure de jeune femme qui s’élance pour parler à un peuple, le pied sur des décombres tout fumants. Il y a de plus une grande sagacité politique et une entente de la situation réelle, dans les conseils déjà mûrs qui lui échappent sous cet accent passionné. Témoin des succès audacieux du fanatisme, Mme de Staël le déclare la plus redoutable des forces humaines ; elle l’estime inévitable dans la lutte et nécessaire au triomphe en temps de révolution, mais elle le voudrait à présent circonscrire dans le cercle régulier qui s’est fait autour de lui. Puisque ce fanatisme se portait sur la forme républicaine qu’il a enfin obtenue, elle convie tous les esprits sages, tous les amis d’une liberté honnête, quel que soit leur point de départ, à se réunir sincèrement en cette nouvelle enceinte ; elle conjure les cœurs saignants de ne pas se soulever contre un fait accompli : « Il me semble, dit-elle, que la vengeance (si même elle est nécessaire aux regrets irréparables) ne peut s’attacher à telle ou telle forme de gouvernement, ne peut faire désirer des secousses politiques qui portent sur les innocents comme sur les coupables. » Il n’est pas en révolution de période plus heureuse, selon elle, c’est-à-dire plus à la merci des efforts et des sacrifices intelligents, que celle où le fanatisme s’applique à vouloir l’établissement d’un gouvernement dont on n’est plus séparé, si les esprits sages y consentent, par aucun nouveau malheur. On voit qu’elle traite le fanatisme tout à fait comme une force physique, comme elle parlerait de la pesanteur, par exemple : grande preuve d’un esprit ferme le lendemain d’une ruine ! Persuadée qu’on n’agit que sur les opinions mixtes, Mme de Staël se montre surtout préoccupée dans cet écrit de convaincre les Français de sa ligne, les anciens royalistes constitutionnels, et de les rallier franchement à l’ordre de choses établi, pour qu’ils y influent et le tempèrent sans essayer de l’entraver : « Il est bien différent, leur dit-elle, de s’être opposé à une expérience aussi nouvelle que l’était celle de la république en France, alors qu’il y avait tant de chances contre son succès, tant de malheurs à supporter pour l’obtenir ; ou de vouloir, par une présomption d’un autre genre, faire couler autant de sang qu’on en a déjà versé, pour revenir au seul gouvernement qu’on juge possible, la monarchie. » De telles conclusions, on le sent, durent paraître trop républicaines à beaucoup de ceux à qui elles s’adressaient ; elles durent aussi le sembler trop peu aux purs conventionnels et aux républicains par conviction. Dans les autres écrits qu’elle publia jusqu’en 1803, Mme de Staël, nous le verrons, se rattacha de plus en plus près à cette forme de gouvernement et aux conditions essentielles qui la pouvaient maintenir. La plupart des principes philosophiques, qui tendaient à leur développement sous la Constitution de l’an III bien comprise et mieux respectée, trouvèrent un brillant organe en elle durant cette période, assez mal appréciée, de sa vie politique et littéraire. Ce ne fut que plus tard, et surtout vers la fin de l’Empire, que l’idée de la Constitution anglaise la saisit.

Dans le volume de morceaux détachés que Mme de Staël publia en 95, on rencontre, outre trois nouvelles qui datent de sa première jeunesse, un charmant Essai sur les Fictions,composé plus récemment, et une Epitre au Malheur ou Adèle et Edouard, petit poëme écrit sous le coup même de la Terreur. Il est remarquable que, dans cette situation extraordinaire où toutes les facultés habituelles de son talent demeuraient suspendues et comme anéanties, une idée de chant, de poëme lui soit seule venue en manière d’entretien et de soulagement : tant la poésie en vers répond effectivement à la souffrance la plus intérieure, en est la plainte instinctive, l’harmonieux soupir naturellement désiré ; tant ce langage aux souveraines douceurs excellerait, quand tout le reste se tait, à exprimer et à épancher nos larmes. Mais dans ce poëme en vers, comme dans les autres tentatives du même genre, telles que Jeanne Gray et Sophie, l’intention chez Mme de Staël vaut mieux que le résultat. Ainsi, en cette épître, d’après le sentiment dominant qui l’affectait, et que nous avons indiqué déjà, elle s’écrie :

Souvent les yeux fixés sur ce beau paysage
Dont le lac avec pompe agrandit les tableaux,
Je contemplais ces monts qui, formant son rivage,
Peignent leur cime auguste au milieu de ses eaux :
Quoi ! disais-je, ce calme où se plaît la nature
Ne peut-il pénétrer dans mon cœur agité ?
Et l’homme seul, en proie aux peines qu’il endure,
De l’ordre général serait-il excepté ?

Ce sentiment du désaccord de la nature glorieuse et en fête avec les souffrances et la mort de l’homme a inspiré des accents d’amertume ou de mélancolie à la plupart des poëtes de nos jours : à Byron dans le début magnifiquement ironique du second chant de Lara 36 ; à Shelley vers la fin si contristée d’Alastor 37 ; à M. de Lamartine dans le Dernier Pèlerinage de Childe-Harold 38 ; à M. Hugo en l’un des Soleils couchants de ses Feuilles d’Automne 39. Corinne elle-même, au cap Misène, n’a-t-elle pas repris cette haute inspiration : « O Terre toute baignée de sang et de larmes, tu n’as jamais cessé de produire et des fruits et des fleurs ! Es-tu donc sans pitié pour l’homme ? et sa poussière retournerait-elle dans ton sein maternel sans le faire tressaillir ? » D’où vient maintenant qu’un poëte par l’âme et par l’expression, comme l’était Mme de Staël, abordant en vers un sentiment si profond chez elle, l’ait prosaïquement rendu ? Cela tiendrait-il, comme le dit Mme Necker de Saussure, à ce que, le mécanisme de la versification s’étant tellement perfectionné en France, le travail qu’il exige amortit la verve quand on n’y est pas suffisamment habitué ? Cela tiendrait-il, comme un critique moins indulgent l’a conjecturé, à ce que, ne s’assujettissant presque jamais, même dans sa prose, à un rigoureux enchaînement, Mme de Staël était peut-être, parmi les contemporains, la personne la moins propre à recevoir avec résignation et à porter avec grâce le joug de la rime ? — Mais d’abord on voit des écrivains éminents, très-sévères, très-accomplis et très-artistes dans leur prose, n’être pas plus avancés, grâce à ces fortes habitudes, pour atteindre à l’expression savante et facile en vers. Et, d’autre part, un des plus harmonieux et grands poëtes que nous ayons ne nous offre-t-il pas la singularité d’être volontiers un des plus négligents écrivains, un des moins laborieux à ses vers comme à sa prose ? Il vaut mieux reconnaître qu’indépendamment des habitudes et des tours acquis, le talent de poésie est en nous un don comme le chant. Ceux que la Muse a voués à ces belles régions y arrivent comme sur des ailes. Chez Mme de Staël aussi bien que chez Benjamin Constant, les essais en ce genre furent médiocres : leur pensée si libre, si distinguée, dans la prose, n’emportait jamais, à l’origine, cette forme ailée du vers, qui, pour être véritablement sacrée, doit naître et partir avec la pensée même.

Toutes les facultés de Mme de Staël reçurent du violent orage qu’elle venait de traverser une impulsion frémissante, et prirent dans tous les sens un rapide essor. Son imagination, sa sensibilité, sa pénétration d’analyse et de jugement, se mêlèrent, s’unirent et concoururent aussitôt sous sa plume en de mémorables écrits. L’Essai sur les Fictions, composé alors, renferme déjà toute la poétique de Delphine. Froissée par le spectacle de la réalité, l’imagination de Mme de Staël se reporte avec attendrissement vers des créations meilleures et plus heureuses, vers des peines dont le souvenir du moins et les récits font couler nos plus douces larmes. Mais, en même temps, c’est pour le véritable roman naturel, pour l’analyse et la mise en jeu des passions humaines, que Mme de Staël se prononce entre toutes les fictions ; elle les veut sans mythologie, sans allégorie, sans surnaturel fantastique ou féerique, sans but philosophique trop à découvert. Clémentine, Clarisse, Julie, Werther, ces témoins de la toute-puissance du cœur, comme elle les appelle, sont cités en tête des consolateurs chéris : il est aisé de prévoir, à l’émotion qui la saisit en les nommant, qu’il leur naîtra bientôt quelque sœur. Une note de cet Essai mentionne avec éloge l’Esprit des Religions, ouvrage commencé dès lors par Benjamin Constant, et publié seulement trente ans plus tard. Mme de Staël en avait connu pour la première fois l’auteur en Suisse, vers septembre 94 ; elle avait lu quelques chapitres de ce livre, qui, au début, dans la conception primitive, remarquons-le en passant, était beaucoup plus philosophique et plus d’accord avec les résultats d’analyse du dix-huitième siècle qu’il n’est devenu depuis. — L’Essai sur les Fictions nous offre déjà, dans sa rapidité spirituelle, une foule de ces mots vifs, courus et profonds, de ces touches délicieuses de sentiment, comme il n’en échappe qu’à Mme de Staël, et qui lui composent, à proprement parler, sa poésie à elle, sa mélodie rêveuse ; elle avait, en les prononçant, des larmes jusque dans les notes brillantes de la voix. Ce sont des riens dont l’accent surtout nous frappe, comme par exemple : Dans cette vie qu’il faut passer plutôt que sentir, etc. Il n’y a sur cette terre que des commencements,… et cette pensée si applicable à ses propres ouvrages : « Oui, il a raison le livre qui donne seulement un jour de distraction à la douleur ; il sert aux meilleurs des hommes. »

Mais ce genre d’inspiration sentimentale, ce mystérieux reflet sorti des profondeurs du cœur, éclaire tout entier le livre de l’Influence des Passions, et y répand un charme indéfinissable qui, pour certaines natures douloureuses, et à un certain âge de la vie, n’est surpassé par l’impression d’aucune autre lecture, ni par la mélancolie d’Ossian, ni par celle d’Oberman. Les premières pages du livre sont très-remarquables, en outre, sous le point de vue politique. L’auteur, en effet, qui n’a traité au long que de l’influence des passions sur le bonheur des individus, avait dessein d’approfondir en une seconde partie l’influence des mêmes mobiles sur le bonheur des sociétés, et les questions principales que présageait cette immense recherche sont essayées et soulevées dans une introduction éloquente. Aux prises tout d’abord avec le souvenir du passé monstrueux qui la poursuit, Mme de Staël s’écrie qu’elle n’y veut pas revenir en idée : « A cette affreuse image, tous les mouvements de l’âme se renouvellent ; on frissonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir. » Les générations qui viennent pourront étudier à froid ces deux dernières années ; mais elle, elle ne veut pas y entrer, même par le raisonnement ; elle se tourne donc vers l’avenir ; elle sépare les idées généreuses d’avec les hommes néfastes, et dégage certains principes de dessous les crimes dont on les a souillés ; elle espère encore. Son jugement sur la Constitution anglaise est formel ; elle croit qu’on peut désormais se passer en France des fictions consacrées par cet établissement aristocratique de nos voisins. Elle est, non pour l’antagonisme et l’équilibre des pouvoirs, mais pour leur concours en une même direction, bien qu’avec des degrés de vitesse différents. Dans toutes les sciences, dit-elle, on débute par le plus composé pour arriver au plus simple ; en mécanique, on avait les rouages de Marly avant l’usage des pompes. « Sans vouloir faire d’une comparaison une preuve, peut-être, ajoute-t-elle, lorsqu’il y a cent ans, en Angleterre, l’idée de la liberté reparut dans le monde, l’organisation combinée du Gouvernement anglais était le plus haut point de perfection où l’on pût atteindre alors ; mais aujourd’hui des bases plus simples peuvent donner en France, après la Révolution, des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d’autres. » La France doit donc persister, selon elle, dans cette grande expérience dont le désastre est passé, dont l’espoir est à venir. « Laissez-nous, dit-elle à l’Europe, laissez-nous en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans nos penchants les plus chers, renaître ensuite, peut-être, pour l’étonnement et l’admiration du monde !… N’êtes-vous pas heureux qu’une nation tout entière se soit placée à l’avant-garde de l’espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les principes ? » Marie-Joseph Chénier aurait dû se souvenir de tant de passages inspirés par le libre génie de ces années d’espérance, plutôt que de se prendre, comme il l’a fait (Tableau de la Littérature), à un mot douteux échappé sur Condorcet. Vers la fin de l’introduction, Mme de Staël revient à l’influence des passions individuelles, à cette science du bonheur moral, c’est-à-dire d’un malheur moindre, et elle achève en éloquence attendrissante. Le besoin de dévouement et d’expansion, la pitié née des peines ressenties, la prévenance et la sollicitude à soulager, s’il se peut, les douleurs de tous et de chacun, comment dirai-je ? la maternité compatissante du génie pour toutes les infortunes des hommes y éclate, y déborde en paroles dont on ne saurait qualifier le timbre et l’accent. Nulle part, aussi visiblement que dans ces admirables pages, Mme de Staël ne s’est montrée ce qu’elle restera toute sa vie, un génie cordial et bon. Il y avait dans ses écrits, dans sa conversation, dans toute sa personne, une émotion salutaire, améliorante, qui se communiquait à ceux qui l’entendaient, qui se retrouve et survit pour ceux qui la lisent. Bien différente des génies altiers d’homme ou de femme, des Lara, des Lélia (je parle de Lélia seulement, et non pas de vous, ô Geneviève ! ô Lavinia 40  !), rien chez elle d’arrogant ni d’ironique contre la pauvre humanité. Malgré son goût pour les types incomparables qui font saillie dans ses romans, elle croyait à l’égalité de la famille humaine ; Mme Necker de Saussure nous apprend que, même à l’égard des facultés intellectuelles, elle estimait que c’était assez peu de chose au fond, une assez petite disproportion originelle, qui constituait la supériorité des talents éminents sur la moyenne des hommes. Mais, qu’il y ait théorie ou non chez elle, son mouvement naturel n’attend pas, sa voix qui s’empresse fait d’abord appel à toutes les bonnes puissances, les réchauffe en nous et les vivifie. L’effet de sa parole est toujours sociable, conciliant, allant à l’amour de nos semblables. Elle a exprimé, dans ce livre de l’Influence des Passions, bien des idées qui sont aussi dans les Considérations sur la Révolution française, de M. de Maistre, écrites et publiées précisément à la même date ; mais quelle différence de ton ! Le patricien méprisant, l’orthodoxe paradoxal et dur se plaît à montrer aux contemporains et aux victimes leurs neveux qui danseront sur leurs tombes ; cette cervelle puissante juge les désastres à froid et avec une offensante rigidité : Mme de Staël, à travers quelques vapeurs d’illusions, pénètre souvent les choses aussi avant que M. de Maistre, mais comme un génie ému et qui en fait partie. Je n’analyserai pas le livre : qu’on relise seulement le chapitre de l’Amour ; c’est l’histoire intime, à demi palpitante et voilée, de tout ce cœur de trente ans, telle qu’il nous suffit de la savoir. On y entend autour de soi mille échos de pensées qu’on n’oubliera plus : un mot, entre autres, m’est resté, que je redis souvent : La vie de l’âme est plus active que sur le trône des Césars. Si l’on me voit tant m’arrêter à ces plus anciens écrits de Mme de Staël, au livre de l’Influence des Passions, et bientôt à celui de la Littérature, c’est qu’à moi-même Mme de Staël m’est apparue pour la première fois par là ; c’est que je les ai lus, surtout l’Influence, non pas à vingt-cinq ans, comme elle le veut, mais plus tôt, à cet âge où tout est simple, rigoureux, en politique, en amour, et plein de solennelles résolutions ; où, en se croyant le plus infortuné des êtres, on rêve ardemment le progrès et la félicité du monde ; à cet âge, de plus en plus regretté, où l’excès des espérances confuses, des passions troublantes, se dissimule sous un stoïcisme qu’on croit éternel, et où l’on renonçait si aisément à tout, parce qu’on était à la veille de tout sentir. Même aujourd’hui, ces deux ouvrages de Mme de Staël, l’Influence des Passions et le livre de la Littérature, me semblent les illustres produits tout à fait particuliers à une époque qui eut sa gloire, à l’époque directoriale, ou, pour mieux dire, de la Constitution de l’an III. Ils n’eussent pu être écrits auparavant ; ils n’eussent pu l’être ensuite sous l’Empire. Ils me représentent, sous un air de jeunesse, la poésie et la philosophie exaltées, enthousiastes et pures, de cette période républicaine, le pendant en littérature d’une marche de Moreau sur le Rhin ou de quelque premier combat d’Italie. M. de Chateaubriand et tout le mouvement réactionnaire de 1800 ne s’étaient pas produits encore : Mme de Staël seule propageait le sentiment et le spiritualisme poétiques, mais au centre de la philosophie et du siècle.

Le livre de l’Influence des Passions obtint un favorable accueil : le Mercure, non encore restauré comme il le fut en 1800, en donna des extraits accompagnés de critiques bienveillantes. Mme de Staël était revenue à Paris dès l’année 95, et elle ne cessa, jusqu’à son exil, d’y faire de fréquents et longs séjours. Nous n’avons pas à nous occuper en détail de sa conduite politique, dont elle a tracé la ligne principale dans ses Considérations sur la Révolution française, et il serait peu sûr de vouloir suppléer avec des particularités de source équivoque à ce qu’elle n’a pas dit. Mais, dans un morceau très-distingué et très-spirituel sur Benjamin Constant, que la Revue des Deux-Mondes a publié41, il a été donné, de Mme de Staël et de ses relations d’alors, une idée inexacte, assez conforme du reste à un préjugé répandu, et que pour ces motifs nous ne pouvons nous empêcher de rectifier. Le salon de Mme de Staël, à Paris, est représenté comme le centre d’une coterie de mécontents, d’hommes blasés de l’ancien et du nouveau régime, incompatibles avec une république pure, et hostiles à l’établissement intègre qu’on allait, si vainement, essayer. Benjamin Constant y apparaît, au contraire, dans la candeur du noviciat, enclin de sentiments vers les républicains modérés, vers ces mêmes patriotes qu’on lui peint dans le salon de Mme de Staël comme des âmes sanguinaires. Exact et bien dirigé en ce qui touche les sentiments politiques de Benjamin Constant, l’ingénieux écrivain n’a pas rendu la même justice à Mme de Staël. Quel qu’ait pu être, en effet, le mélange inévitable de son salon, comme de tous les salons à cette époque bigarrée, les vœux manifestes qu’elle formait n’étaient pas dans un autre sens que l’honorable et raisonnable tentative de l’établissement de l’an III. Sans nous en tenir à ce qu’elle exprime là-dessus dans ses Considérations, qu’on pourrait soupçonner d’arrangement à distance, nous ne voulons pour preuve que ses écrits de 95 à 1800, et les résultats ostensibles de ses actes. En général, il y a deux sortes de personnes qu’il ne faut jamais consulter ni croire, quand il s’agit des relations et du rôle de Mme de Staël durant cette période : d’une part, les royalistes restés fidèles à leurs vieilles rancunes ; ceux-ci l’accusent d’alliances monstrueuses, de jacobinisme presque, d’adhésion au 18 fructidor42, que sais-je ? — d’autre part, ceux dont on ne doit pas moins récuser le témoignage à son sujet, ce sont les Conventionnels, plus ou moins ardents, qui, favorables eux-mêmes au 18 fructidor, puis adhérents au 18 brumaire, ont finalement servi l’Empire : ils n’ont jamais rencontré cette femme insoumise que dans des rangs opposés. Les amis politiques, les plus vrais de Mme de Staël, à cette époque, doivent se chercher dans le groupe éclairé et modéré où figurent Lanjuinais, Boissy-d’Anglas, Cabanis, Garat, Daunou, Tracy, Chénier. Elle les estimait, les recherchait ; sa liaison avec quelques-uns d’entre eux était assez grande. A partir du 18 brumaire, un intérêt plus vif s’y mêla ; l’opposition de Benjamin Constant au Tribunat devint un dernier nœud de rapprochement. Lorsque le livre de la Littérature, en 1800, et Delphine, en 1803, parurent, ce fut seulement parmi cette classe d’amis politiques, nous le verrons, qu’elle trouva de zélés défenseurs contre le déchaînement et la virulence du parti contraire. Après cela, hâtons-nous de le dire, nous ne voulons faire, à aucun moment, Mme de Staël plus circonscrite en matière de pensée, plus circonspecte en matière de relations43, plus exclusive enfin qu’elle ne l’a réellement été. Elle a toujours été précisément le contraire d’être exclusive. En même temps que sa jeune et mâle raison se déclarait pour cette cause républicaine, son esprit, ses goûts sympathisaient par mille côtés avec des opinions et des sentiments d’une autre origine, d’une nature ou plus frivole ou plus délicate, mais profondément distincte : c’est son honneur, et un peu son faible, d’avoir pu ainsi allier les contraires. Si Garat, Cabanis, Chénier, Ginguené, Daunou, se réunissaient à dîner chez elle avec Benjamin Constant une fois par semaine ou plutôt par décade (on disait encore ainsi), les neuf autres jours étaient destinés à d’autres amis, à d’autres habitudes de société, à des nuances de sentiment qui ne faisaient jamais invasion dans les teintes plus sévères. Tout cela, je le crois bien, avait pour elle un certain ordre, une certaine hiérarchie peut-être : M. de Montmorency ou tel autre du même monde ne se serait jamais rencontré, par hasard, chez elle, le jour où les écrivains de la Décade philosophique y dînaient réunis. Ginguené en faisait parfois la remarque en s’en revenant, et ne se montrait pas trop satisfait de ces séparations exactes, un peu suspectes, à son gré, d’aristocratie. Ses compagnons le ramenaient bientôt à plus de tolérance : l’amabilité élevée, le charme sérieux de Mme de Staël, maintenait tout.

Le livre de la Littérature considérée dans ses Rapports avec les Institutions sociales parut en 1800, un an environ avant cette autre publication rivale et glorieuse qui se présageait déjà sous le titre de Beautés morales et poétiques de la Religion chrétienne. Quoique le livre de la Littérature n’ait pas eu depuis lors le retentissement et l’influence directe qu’on aurait pu attendre, ce fut, dans le moment de l’apparition, un grand événement pour les esprits, et il se livra à l’entour un violent combat. Nous tâcherons d’en retracer la scène, les accidents principaux, et d’en ranimer quelques acteurs du fond de ces vastes cimetières appelés journaux, où ils gisent presque sans nom.

On a souvent fait la remarque du désaccord frappant qui règne entre les principes politiques avancés de certains hommes et leurs principes littéraires opiniâtrément arrêtés. Les libéraux et républicains se sont toujours montrés assez religieusement classiques en théorie littéraire, et c’est de l’autre côté qu’est venue principalement l’innovation poétique, l’audace brillante et couronnée. Le livre de la Littérature était destiné à prévenir ce désaccord fâcheux, et l’esprit qui l’a inspiré aurait certes porté fruit à l’entour, si les institutions de liberté politique, nécessaires à un développement naturel, n’avaient été brusquement rompues, avec toutes les pensées morales et littéraires qui tendaient à en ressortir. En un mot, des générations jeunes, si elles avaient eu le temps de grandir sous un régime honnêtement directorial ou modérément consulaire, auraient pu développer en elles cette inspiration renouvelée, poétique, sentimentale, et pourtant d’accord avec les résultats de la philosophie et des lumières modernes, tandis qu’il n’y a eu de mouvement littéraire qu’à l’aide d’une réaction catholique, monarchique et chevaleresque, qui a scindé de nobles facultés dans la pensée moderne : le divorce n’a pas cessé encore.

L’idée que Mme de Staël ne perd jamais de vue dans cet écrit, c’est celle du génie moderne lui-même, toutes les fois qu’il marche, qu’il réussit, qu’il espère ; c’est la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine. Cette idée, qui se trouve déjà éclose chez Bacon quand il disait : Antiquitas sœculi, juventus mundi ; que M. Leroux (Revue Encyclopédique, mars 1833) a démontrée explicite au sein du dix-septième siècle, par plus d’un passage de Fontenelle et de Perrault, et que le dix-huitième a propagée dans tous les sens, jusqu’à Turgot qui en fit des discours latins en Sorbonne, jusqu’à Condorcet qui s’enflammait pour elle à la veille du poison, cette idée anime énergiquement et dirige Mme de Staël : « Je ne pense pas, dit-elle, que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue. » Et plus loin : « En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but : la civilisation universelle… » — J’adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique : un de ses principaux avantages, c’est d’inspirer un grand sentiment d’élévation. » Mme de Staël n’assujettit pas à la loi de perfectibilité les beaux-arts, ceux qui tiennent plus particulièrement à l’imagination ; mais elle croit au progrès, surtout dans les sciences, la philosophie, l’histoire même, et aussi, à certains égards, dans la poésie, qui, de tous les arts, étant celui qui se rattache le plus directement à la pensée, admet chez les modernes un accent plus profond de rêverie, de tristesse, et une analyse des passions inconnue aux anciens : de ce côté se déclare sa prédilection pour Ossian, pour Werther, pour l’Héloïse de Pope, la Julie de Rousseau, et Aménaïde dans Tancrède. Les nombreux aperçus sur la littérature grecque, très-contestables par la légèreté des détails, aboutissent à un point de vue général qui reste vrai à travers les erreurs ou les insuffisances. Le caractère imposant, positif, éloquemment philosophique, de la littérature latine, y est fermement tracé : on sent que pour en écrire, elle s’est, de première main, adressée à Salluste, à Cicéron, et qu’elle y a saisi des conformités existantes ou possibles avec l’époque contemporaine, avec le génie héroïque de la France. L’influence du Christianisme sur la société, lors du mélange des nouveaux-venus Barbares et des Romains dégénérés, n’est pas du tout méconnue ; mais cette appréciation, cet hommage, ne sortent pas des termes philosophiques. Une idée neuve et féconde, fort mise en œuvre dans ces derniers temps, développée par le Saint-Simonisme et ailleurs, appartient en propre à Mme de Staël : c’est que, par la Révolution française, il y a eu véritable invasion de Barbares, mais à l’intérieur de la société, et qu’il s’agit de civiliser et de fondre le résultat, un peu brut encore, sous une loi de liberté et d’égalité. On peut aisément aujourd’hui compléter la pensée de Mme de Staël : c’est la bourgeoisie seule qui a fait invasion en 89 ; le peuple des derniers rangs, qui avait fait trouée en 93, a été repoussé depuis à plusieurs reprises, et la bourgeoisie s’est cantonnée vigoureusement. Il y a aujourd’hui temps d’arrêt dans l’invasion, comme sous l’empereur Probus ou quelque autre pareil. De nouvelles invasions menacent pourtant, et il reste à savoir si elles se pourront diriger et amortir à l’amiable, ou si l’on ne peut éviter la voie violente. Dans tous les cas, il faudrait que le mélange résultant arrivât à se fondre, à s’organiser. Or, c’est le Christianisme qui a agi sur cette masse combinée des Barbares et des Romains : où est le Christianisme nouveau qui rendra aujourd’hui le même service moral ? « Heureux, s’écrie Mme de Staël, si nous trouvions, comme à l’époque de l’invasion des peuples du Nord, un système philosophique, un enthousiasme vertueux, une législation forte et juste, qui fût, comme la religion chrétienne l’a été, l’opinion dans laquelle les vainqueurs et les vaincus pourraient se réunir ! » Plus tard, en avançant en âge, en croyant moins, nous le verrons, aux inventions nouvelles et à la toute-puissance humaine, Mme de Staël n’eût pas placé hors de l’ancien et de l’unique Christianisme le moyen de régénération morale qu’elle appelait de ses vœux. Mais la manière dont le Christianisme se remettra à avoir prise sur la société de l’avenir demeure voilée encore ; et pour les esprits méditatifs les plus religieux, l’inquiétude du grand problème n’a pas diminué.

Dès que le livre de la Littérature parut, la Décade philosophique donna trois articles ou extraits sans signature et sans initiales : c’est une analyse très-exacte et très-détaillée, avec des remarques critiques et quelques discussions où l’éloge et la justesse se mesurent fort bien. On y fait observer qu’Ossian n’est qu’un type incomplet de la poésie du Nord, et que l’honneur de la représenter appartient de droit à Shakspeare. On y lit, à propos des poëmes d’Homère, cette phrase qui annonce un littérateur au courant des divers systèmes : « Mme de Staël admet, sans aucun doute et sans discussion, que ces poëmes sont l’ouvrage du même homme et sont antérieurs à tout autre poëme grec. Ces faits ont été souvent contestés, et l’une des considérations qui prouvent qu’ils peuvent l’être encore, c’est l’impossibilité où l’on est de les concilier avec plusieurs des faits les mieux constatés de l’histoire des connaissances humaines. » Le critique reproche au livre trop peu de plan et de méthode : « Un autre genre de fautes, ajoute-t-il, c’est trop de subtilité dans certaines combinaisons d’idées. On y trouve quelquefois, à des faits généraux bien saillants et bien constatés, des causes trop ingénieusement cherchées pour être absolument vraies, trop particulières pour correspondre aux résultats connus. » Mais il y loue hautement la force, l’originalité : « Et ces deux qualités, dit-il, y plaisent d’autant plus qu’on sent qu’elles sont le produit d’une sensibilité délicate et profonde, qui aime à chercher dans les objets leur côté analogue aux vues les plus relevées de l’esprit et aux plus nobles sentiments de l’âme44. »

La Clef du Cabinet des Souverains, journal un peu mixte, publié par Panckoucke, donna, sur l’ouvrage de Mme de Staël, des Observations dues au médecin-littérateur Roussel, auteur du livre de la Femme, mais surtout un jugement de Daunou, ou du moins une analyse bienveillante, ingénieusement exacte, avec des jugements insinués plutôt qu’exprimés, selon la manière discrète de ce savant écrivain dont l’autorité avait tant de poids, et qui porte un caractère de perfection sobre en tout ce qu’il écrit45. Le Journal des Débats (du 11 messidor an viii) accueillit, en le tronquant toutefois, un article amical de M. Hochet ; mais trois jours après, comme revenu de cette surprise, il publia, sous le titre de Variétés, un article sans signature où Mme de Staël n’est pas nommée, mais où le système de perfectibilité et les désastreuses conséquences qu’on lui suppose sont vivement et même violemment combattus. « Le génie qui préside maintenant aux destinées de la France, y est-il dit, est un génie de sagesse. L’expérience des siècles et celle de la Révolution sont devant ses yeux. Il ne s’égare point dans de vaines théories, et n’ambitionne pas la gloire des systèmes ; il sait que les hommes ont toujours été les mêmes, que rien ne peut changer leur nature ; et c’est dans le passé qu’il va puiser des leçons pour régler le présent…Il n’est point disposé à nous replonger dans de nouveaux malheurs par de nouveaux essais, en poursuivant la chimère d’une perfection qu’on cherche maintenant à opposer à ce qui est, et qui pourrait favoriser beaucoup les projets des factieux, etc. » Mais les plus célèbres articles du moment, au sujet de Mme de Staël, furent les deux extraits de Fontanes dans le Mercure de France.

La réaction monarchique, religieuse et littéraire, de 1800, se dessinait en effet sur tous les points, se déployait sur toute la ligne. Bonaparte favorisait ce mouvement, parce qu’il en devait profiter, et les hommes de ce mouvement ménageaient tous alors Bonaparte, qui ne leur était point contraire. Le Journal des Débats restaurait solennellement la critique littéraire, et déclarait, dans un article de Geoffroy (30 prairial an viii), que « l’extinction des partis, la tranquillité publique établie sur des bases solides, et un Gouvernement fort, sage et modéré, avaient enfin donné au peuple français le loisir de se reconnaître et de recueillir ses idées. » Dussault, Feletz, Delalot, Fiévée, Saint-Victor, l’abbé de Boulogne écrivaient fréquemment dans ce journal. Le Mercure de France avait été rétabli ou du moins régénéré, et c’est dans le premier numéro de ce renouvellement que parut le premier article de Fontanes contre Mme de Staël. Avec Fontanes y allaient écrire La Harpe, l’abbé de Vaux-celles, Gueneau de Mussy, M. de Bonald, M. de Chateaubriand, plusieurs des écrivains des Débats. Chaque numéro du Mercure était annoncé avec louange par son auxiliaire quotidien, qui en donnait de longs extraits. On avait rouvert le Lycée, rue de Valois, et La Harpe y professait46contre le dix-huitième siècle et contre la Révolution ses brillantes et sincères palinodies, que les Débats du lendemain et le Mercure de la semaine reproduisaient ou commentaient. « Le chaos formé par dix années de trouble et de confusion se démêle tous les jours, » écrivait-on dans les Débats ; et, pour remédier aux désordres du goût, les plus prolongés de tous et les plus rebelles, on proposait le rétablissement de l’ancienne Académie française. M. Michaud, de retour de l’exil où l’avait jeté le 18 fructidor, publiait ses lettres à Delille sur la Pitié, en préparant son poëme du Printemps d’un Proscrit, dont il courait à l’avance des citations. A propos de la réimpression faite à Londres du Poëme des Jardins, on engageait le Virgile français à rompre enfin un exil désormais volontaire, à revoir au plus vite cette France digne de lui : on lui citait l’exemple de Voltaire qui, réfugié en son temps à Londres, n’avait point prolongé à plaisir une pénible absence. L’apparition du Génie du Christianisme, un an à l’avance pressentie, allait ajouter un éclat incomparable à une restauration déjà si brillante, et l’environner de la seule gloire, après tout, qui éclaire pour nous, dans le lointain, ce qu’autrement on eût oublié.

Mme de Staël, qui sortait de la Révolution, qui s’inspirait de la philosophie, qui maltraitait le règne de Louis XIV et rêvait un idéal d’établissement républicain, devait être considérée alors par tous les hommes de ce camp comme ennemie, comme adversaire. Dès les premières lignes, Fontanes fait preuve d’une critique méticuleuse, peu bienveillante. Il exalte le premier écrit de Mme de Staël consacré à la gloire de Rousseau : « Depuis ce temps, les essais de Mme de Staël « ne paraissent pas avoir réuni le même nombre de suffrages. » Il se prend d’abord au système de perfectibilité ; il montre Mme de Staël s’exaltant pour la perfection successive et continue de l’esprit humain au milieu des plaintes qu’elle fait sur les peines du cœur et sur la corruption des temps, assez semblable en cela aux philosophes dont parle Voltaire,

Qui criaient Tout est bien, d’une voix lamentable.

Il tire grand parti de cette contradiction, qui n’est qu’apparente. Les partisans de la perfectibilité, on le conçoit en effet, blâment surtout le présent, ou du moins le poussent, le malmènent ; les incrédules à la perfectibilité sont moins irascibles envers les choses existantes et les acceptent de meilleur cœur, tâchant dans le détail de s’en accommoder. Fontanes, poursuivant cette contradiction piquante, avançait que, toutes les fois que le rêve de la perfectibilité philosophique s’empare des esprits, les empires sont menacés des plus terribles fléaux : « Le docte Varron comptait de son temps deux cent quatre-vingt-huit opinions sur le souverain bien,… du temps de Marius et de Sylla ; c’est un dédommagement que se donne l’esprit humain. » Selon Fontanes, qui cite à ce sujet une phrase de Condorcet, ce serait à Voltaire le premier qu’on devrait cette consolante idée de perfectibilité. Le critique part de là pour amoindrir spirituellement la question, et pour la réduire petit à petit aux dimensions de ce vers du Mondain :

Oh ! le bon temps, que ce siècle de fer !

C’est, à son gré, le meilleur résumé et le plus élégant qu’on puisse faire de tout ce qui a été débité sur ce sujet. L’esprit mâle et sérieux de Mme de Staël avait peine à digérer surtout cette façon moqueuse, mesquine, marotique, de tout ramener à un vers du Mondain. Elle bouillonnait d’impatience et s’écriait dans la familiarité : « Oh ! si je pouvais me faire homme, quelque petit qu’il fût, comme j’arrangerais une bonne fois ces anti-philosophes ! » Le premier article du Mercure est terminé par ce post-scriptum mémorable : « Quand cet article allait à l’impression, le hasard a fait tomber entre nos mains un ouvrage qui n’est pas encore publié, et qui a pour titre : des Beautés morales et poétiques de la Religion chrétienne. On en fera connaître quelques fragments, où l’auteur a traité d’une manière neuve les mêmes questions que Mme de Staël. » Ainsi se posait du premier coup l’espèce de rivalité de Mme de Staël et de M. de Chateaubriand, qui furent, à l’origine, divisés surtout par leurs amis. Fontanes, promoteur et soutien de M. de Chateaubriand, attaquait l’auteur de la Littérature ; dans la Décade, Ginguené, qui devait louer Delphine, s’attaquait au Génie du Christianisme, et ne craignait pas de déclarer que cet ouvrage, si démesurément loué à l’avance, s’était éclipsé en naissant. Mais nous reviendrons au long sur les rapports vrais de ces deux contemporains illustres.

Dans son second extrait ou article, Fontanes venge les Grecs contre l’invasion du genre mélancolique et sombre ; genre particulier à l’esprit du Christianisme, et qui pourtant est très-favorable aux progrès de la philosophie moderne. Il paraît que, dans la première édition, Mme de Staël avait écrit cette phrase, depuis modifiée : « Anacréon est de plusieurs siècles en arrière de la philosophie que comporte son genre. » — Ah ! s’écrie Fontanes, quelle femme, digne d’inspirer ses chansons, s’est jamais exprimée de cette manière sur le peintre de l’amour et du plaisir ? » Quant à la douleur rêveuse dans les impressions solitaires, espèce d’inspiration que Mme de Staël refuse aux Grecs, il demande où on la peignit jamais mieux que dans le sujet de Philoctète : avait-il donc oublié déjà la lecture confidentielle, qui venait de lui être faite, de René 47 ? Ces articles sont remplis, au reste, de détails justes et fins. Quand il soutient Homère contre Ossian, il a peu de peine à triompher ; et, dans cette querelle du Nord contre le Midi, il se souvient à propos que les poésies les plus mélancoliques ont été composées, il y a plus de trois mille ans, par l’Arabe Job. Il s’arrête, en remettant, dit-il, un plus ample examen à un temps où les questions les plus innocentes ne seront pas traitées comme des affaires d’État : mais il semble que c’était plutôt à Mme de Staël de se plaindre qu’on traduisît ses doctrines philosophiques en opinions factieuses. Les articles de Fontanes eurent grand éclat et excitèrent les passions en sens opposé. Mme Joseph Bonaparte lui en fit une scène à Morfontaine, la prochaine fois qu’elle le vit. Mais Bonaparte nota dès lors, du coin de l’œil, l’habile écrivain comme un organe décent et modéré, acquis à ses futures entreprises.

Est-il besoin, après les articles de Fontanes, de mentionner deux morceaux de Geoffroy qui ne font que présenter les mêmes idées, moins l’urbanité malicieuse et la grâce mondaine48 ?

En publiant la seconde édition du livre de la Littérature, qui parut six mois après la première, Mme de Staël essaya de réfuter Fontanes et de dégager la question des chicanes de détail dont on l’avait embrouillée. Elle ne se venge personnellement du critique qu’en citant avec éloge son poëme du Jour des morts dans une campagne ; mais elle s’élève sans pitié contre ce faux bon goût qui consisterait dans un style exact et commun, servant à revêtir des idées plus communes encore : « Un tel système, dit-elle, expose beaucoup moins à la critique. Ces phrases, connues depuis si longtemps, sont comme les habitués de la maison ; on les laisse passer sans leur rien demander. Mais il n’existe pas un écrivain éloquent ou penseur dont le style ne contienne des expressions qui ont étonné ceux qui les ont lues pour la première fois, ceux du moins que la hauteur des idées ou la chaleur de l’âme n’avait point entraînés. » Mme de Staël, on le voit, ne se contentait pas à si bon marché que Boileau écrivant à Brossette : « Bayle est un grand génie. C’est un homme marqué au bon coin. Son style est fort clair et fort net ; on entend tout ce qu’il dit. » Elle pensait, et avec raison, qu’il y a un ccin un peu meilleur, une marque de style encore supérieure à celle-là. Sa seconde édition donna lieu à un article des Débats, où il était dit en terminant, comme par réponse au précédent passage de la nouvelle préface : « Tous les bons littérateurs conviennent que la forme de notre langue a été fixée et déterminée par les grands écrivains du siècle dernier et de l’autre. Il faut distinguer dans un idiome ce qui appartient au goût et à l’imagination de ce qui n’est pas de leur ressort. Rien n’empêche aujourd’hui d’inventer de nouveaux mots, lorsqu’ils sont devenus absolument nécessaires ; mais nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue ou de blesser son génie. » Il y eut à cette étrange assertion une réponse directe de la Décade, qui me paraît être de Ginguené : le critique philosophe se trouve induit à être tout à fait novateur en littérature, pour réfuter le critique des Débats, dont l’esprit ne veut pas se perfectionner : « S’il y avait eu des journalistes du temps de Corneille, qu’ils eussent tenu un pareil langage, et que Corneille et ses successeurs eussent été assez sots pour les croire, notre littérature ne se serait pas élevée au-dessus de Malherbe, de Regnier, de Voiture et de Brébeuf. Cet homme est le même qui veut continuer l’Année littéraire de Fréron ; il en est digne. » On voit que c’est à Geoffroy que Ginguené imputait, peut-être à tort, l’article des Débats. Il est naturellement amené à citer une remarquable note de Lemercier, ajoutée au poëme d’Homère qui venait de paraître : « Les pédants, disait Lemercier alors novateur, épiloguent les mots et n’aperçoivent pas les choses. On se donne beaucoup de peine, en écrivant, pour faire ce qu’ils nomment des négligences de style. Subligny trouva quatre cents fautes dans l’Andromaque de Racine ; elles immortalisèrent plusieurs vers où elles se trouvaient. Des critiques (et elles sont imprimées) accusaient Boileau de ne pas écrire en français ! Le génie fait sa langue… Qui ne sait que par Ennius et Lucrèce on attaquait Horace et Virgile ? Leur latin était inconnu la veille du jour où ils parurent. On aurait à dire, comme de coutume, que cette remarque ouvre la porte au mauvais goût, si elle pouvait lui être fermée. » Ces citations ne font-elles pas entrevoir comment les hommes du mouvement politique et républicain étaient conduits peu à peu à devenir les organes du mouvement littéraire, si le développement spontané qui se faisait en eux n’avait été brisé avec toutes leurs espérances par les secousses despotiques qui suivirent ?

Dans la Bibliothèque universelle et historique de Le Clerc, année 1687, à propos des Remarques de Vaugelas, on trouve (car ces querelles du jour sont de tous les temps) une protestation savante et judicieuse d’un anonyme contre les règlements rigoureux imposés à la phrase, contre ces restrictions de la métaphore auxquelles on avait prêté force de loi. Les esprits libres en littérature liront avec une agréable surprise ce morceau, comme on aime à retrouver quelque idée de 89 dans Fénelon.

J’ai plaisir en ce moment, je l’avoue, à pouvoir répondre, avec des phrases qui ne sont pas de moi, à ce qui me semble peu ouvert et peu étendu dans les théories littéraires formelles, acceptées par plusieurs de nos hardis politiques, et remaniées par quelques jeunes critiques déjà opiniâtres. Les défenseurs d’un goût exclusif et d’une langue fixe jouent exactement en littérature un rôle de tories ; ils sont pour une cause qui se perd journellement. Ils font métier d’arrêter, de maintenir ; à la bonne heure ! Après chaque poussée en avant, où un talent se fait jour de vive force, ils veulent clore, ils relèvent vite une barrière que de nouveaux talents forceront bientôt. Ils niaient (eux ou leurs pères), ils niaient Mme de Staël et M. de Chateaubriand il y a trente ans, et M. de Lamartine il y en a quinze ; ils les subissent, ils s’en emparent, ils s’en font une arme contre les survenants aujourd’hui. C’est là un rôle qui peut avoir son utilité et son mérite, tout talent ayant besoin en son temps d’être éprouvé et de faire sa quarantaine ; mais il ne faut, convenons-en, pour ce rôle d’officier de la quarantaine littéraire, qu’une part d’imagination et de pensée plus restreinte que dans le rôle opposé49.

Le plus remarquable article auquel donna lieu le livre de la Littérature est une longue lettre de M. de Chateaubriand insérée dans le Mercure de France, nivôse an IX. La lettre, adressée au citoyen Fontanes, a pour signature l’auteur du Génie du Christianisme ; ce livre tant annoncé n’avait point paru encore. Le jeune auteur, au milieu de la plus parfaite politesse et d’hommages fréquents à l’imagination de celle qu’il combat, y prend position contre le système et les principes professés par elle : « Mme de Staël donne à la philosophie ce que j’attribue à la religion… Vous n’ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Mme de Staël la perfectibilité… Je suis fâché que Mme de Staël ne nous ait pas développé religieusement le système des passions ; la perfectibilité n’était pas, selon moi, l’instrument dont il fallait se servir pour mesurer des faiblesses. » Et ailleurs : « Quelquefois Mme de Staël paraît chrétienne ; l’instant d’après, la philosophie reprend le dessus. Tantôt inspirée par sa sensibilité naturelle, elle laisse échapper son âme ; mais tout à coup l’argumentation se réveille et vient contrarier les élans du cœur… Ce livre est donc un mélange singulier de vérités et d’erreurs. » Les éloges accordés au talent s’assaisonnent parfois d’une malice galante et mondaine : « En amour, Mme de Staël a commenté Phèdre… Ses observations sont fines, et l’on voit par la leçon du scholiaste qu’il a parfaitement entendu son texte. » La lettre se termine par une double apostrophe éloquente : « Voici ce que j’oserais lui dire, si j’avais l’honneur de la connaître : Vous êtes sans doute une femme supérieure. Votre tête est forte et votre imagination quelquefois pleine de charme, témoin ce que vous dites d’Herminie déguisée en guerrier. Votre expression a souvent de l’éclat, de l’élévation… Mais, malgré tous ces avantages, votre ouvrage est bien loin d’être ce qu’il aurait pu devenir. Le style en est monotone, sans mouvement, et trop mêlé d’expressions métaphysiques. Le sophisme des idées repousse, l’érudition ne satisfait pas, et le cœur est trop sacrifié à la pensée… Votre talent n’est qu’à demi développé, la philosophie l’étouffe. Voilà comme je parlerais à Mme de Staël sous le rapport de la gloire. J’ajouterais :… Vous paraissez n’être pas heureuse ; vous vous plaignez souvent dans votre ouvrage de manquer de cœurs qui vous entendent. C’est qu’il y a certaines âmes qui cherchent en vain dans la nature des âmes auxquelles elles sont faites pour s’unir… Mais comment la philosophie remplira-t-elle le vide de vos jours ? Comble-t-on le désert avec le désert ? etc., etc. »

Mme de Staël, accessible et empressée à toutes les admirations, désira connaître l’auteur de la lettre du Mercure ; ce premier exploit de polémique devint ainsi l’origne d’une liaison entre les deux génies dont nous sommes habitués à unir les noms et la gloire. Cette liaison ne fut pourtant pas ce qu’on imaginerait volontiers ; leurs camps, à tous deux, restèrent limités et distincts. Leurs amis moins précautionnés se poussaient maintes fois à la traverse. Raillant Delphine du même ton acéré que Chénier retournait ensuite contre Atala, M. Michaud écrivait : « Vous avez voulu faire la contre-partie du Génie du Christianisme ; vous avez donné les Beautés poétiques et morales de la Philosophie ; vous avez complétement battu ce pauvre Chateaubriand, et j’espère qu’il se tiendra pour mort. » Adorateur du génie grec, du beau homérique et sophocléen, chantre de Cymodocée, d’Eudore et des pompes lumineuses du catholicisme, M. de Chateaubriand, artiste déjà achevé, n’était pas gagné aisément à cette teinte parfois nuageuse des héros de Mme de Staël, au vague de certains contours, à cette prédominance de la pensée et de l’intention sur la forme, à cette multitude d’idées spirituelles, hâtives et entrecroisées comme dans la conversation ; il admirait moins alors Mme de Staël qu’elle ne l’admirait lui-même. D’une autre part, soit hasard et oubli involontaire, soit gêne de parler à ce sujet convenablement, elle s’exprime bien rarement sur lui dans ses nombreux ouvrages. Lorsque les soirs, à Coppet, on lisait par comparaison Paul et Virginie et l’épisode de Velléda, Mme de Staël mettait avec transport la fougueuse et puissante beauté de la prêtresse bien au-dessus des douceurs, trop bucoliques pour elle, de l’autre chef-d’œuvre ; le célèbre article qui fit supprimer le Mercure en 1807, lui arrachait aussi des cris d’admiration50 : mais on retrouve à peine en ses écrits quelque témoignage. Dans la préface de Delphine, il est dit un mot du Génie du Christianisme, comme d’un ouvrage dont ses adversaires mêmes doivent admirer l’imagination originale, eclatante, extraordinaire. M. de Chateaubriand, dans un article du Mercure sur M. de Bonald (décembre 1802), releva en quelques lignes cet éloge de Mme de Staël ; mais, à travers les hommages réciproques, c’est toujours la même position d’adversaires51. Ne se figure-t-on pas déjà ces deux beaux noms, comme deux cimes à des rivages opposés, deux hauteurs un moment menaçantes, sous lesquelles s’attaquaient et se combattaient des groupes ennemis, mais qui de loin, à notre point de vue de postérité, se rapprochent, se joignent presque, et deviennent la double colonne triomphale à l’entrée du siècle ? Nous tous, générations arrivant depuis les Martyrs et depuis Corinne, nous sommes devant ces deux gloires inséparables, sous le sentiment filial dont M. de Lamartine s’est fait le généreux interprète dans ses Destinées de la Poésie.

S’il y a, comme fonds naturel et comme manière d’artiste, de grandes différences entre M. de Chateaubriand et Mme de Staël, on est frappé d’ailleurs par les ressemblances bien essentielles qu’ils présentent : tous deux aimant la liberté, impatients de la même tyrannie, capables de sentir la grandeur des destinées populaires, sans abjurer les souvenirs et les penchants aristocratiques ; tous deux travaillant au retour du sentiment religieux, dans des voies plutôt différentes que contraires. A la Restauration, ils se revirent. Mme de Duras fut une sorte de lien52, et c’est à M. de Chateaubriand que, dans sa dernière maladie, Mme de Staël a pu dire ces belles paroles : « J’ai toujours été la même, vive et triste ; j’ai aimé Dieu, mon père, et la liberté. » Pourtant la politique alors traça une séparation entre eux, comme autrefois la philosophie. Dans ses Considérations sur la Révolution française, qui parurent peu après la mort de l’auteur, M. de Chateaubriand n’est pas nommé ; et, dans un morceau de lui inséré au Conservateur (déc. 1819), on retrouve un de ces hommages à Mme de Staël, toujours respectueux et décents, mais d’une admiration tempérée de réserves, un hommage enfin de parfait et courtois adversaire. Ce trop long désaccord a cessé. Une femme53 qui, par une singulière rencontre, avait vu pour la première fois M. de Chateaubriand chez Mme de Staël en 1801, qui l’avait revu pour la seconde fois chez la même en 1814, est devenue le nœud sympathique de l’une à l’autre. Dans son noble attachement pour l’amie intime de cette âme de génie, pour la dépositaire de tant de pensées aimantes, M. de Chateaubriand a modifié et agrandi ses premiers jugements sur un caractère et un talent mieux connus ; toutes les barrières précédentes sont tombées. La préface des Etudes historiques fait foi de cette communication plus expansive ; mais surtout le monument dernier qu’il prépare contiendra, de Mme de Staël, un portrait et un jugement, le plus grandiose, le plus enviable assurément, le plus définitif pour une telle mémoire. Il y a du moins, entre tant de tristesses, cela de bon à survivre à ses contemporains illustres, illustre soi-même, et quand on a la piété de la gloire : c’est de pouvoir à loisir couronner leur image, réparer leur statue, solenniser leur tombe. Les éloges sentis de M. de Chateaubriand sur Mme de Staël, son pèlerinage à Coppet en 1831 avec l’amie attentive qui forme le lien sacré entre tous deux, avec celle qu’il n’accompagna pourtant pas jusqu’au fond de l’asile funèbre, et qui, par pudeur de deuil, voulut seule pénétrer dans le bois des tombeaux ; tout cela, au bord de ce lac de Genève, si proche des lieux célébrés par le peintre de Julie, ce seront, aux yeux de la postérité, de mémorables et touchantes funérailles. Notons bien, à l’honneur de notre siècle, ces pieuses alliances des génies rivaux Goëthe et Schiller, Scott et Byron, Chateaubriand et Mme de Staël. Voltaire insultait Jean-Jacques, et c’est la voix seule du genre humain (pour parler comme Chénier) qui les réconcilie. Racine et Molière, qui ne s’aimaient pas, se turent l’un sur l’autre, et on leur sut gré de cette convenance morale. Il y a certes une grandeur poétique de plus dans ce que nous voyons.

II

Mme de Staël, lors de la publication du livre de la Littérature, entrait dans une disposition d’âme, dans une inspiration ouvertement et noblement ambitieuse, qu’elle conserva plus ou moins entière jusqu’en 1811 environ, époque où un grand et sérieux changement se fit en elle. Dans la disposition antérieure et plus exclusivement sentimentale où nous l’avons vue, Mme de Staël n’avait guère considéré la littérature que comme un organe pour la sensibilité, comme une exhalaison de la peine. Elle se désespérait, elle se plaignait d’être calomniée ; elle passait du stoïcisme mal soutenu à la lamentation éloquente ; elle voulait aimer, elle croyait mourir. Mais elle s’aperçut alors que, pour tant souffrir, on ne mourait pas ; que les facultés de la pensée, que les puissances de l’âme grandissaient dans la douleur ; qu’elle ne serait jamais aimée comme elle aimait, et qu’il fallait pourtant se proposer quelque vaste emploi de la vie. Elle songea donc sérieusement à faire un plein usage de ses facultés, de ses talents, à ne pas s’abattre ; et, puisqu’il était temps et que le soleil s’inclinait à peine, son génie se résolut à marcher fièrement dans les années du milieu : « Relevons-nous enfin, s’écriait-elle en sa préface du livre tant cité, relevons-nous sous le poids de l’existence ; ne donnons pas à nos injustes ennemis et à nos amis ingrats le triomphe d’avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections ; eh bien ! il faut l’atteindre ! » La gloire en effet entra dès lors en partage ouvert dans son cœur avec le sentiment. La société avait toujours été beaucoup pour elle ; l’Europe devint désormais quelque chose, et c’est en présence de ce grand théâtre qu’elle aspira aux longues entreprises. Son beau vaisseau battu de la tempête au sortir du port, longtemps lassé en vue du rivage, s’irrita d’attendre, de signaler des débris, et se lança à toutes voiles sur la haute mer. Delphine, Corinne, le livre de l’Allemagne furent les conquêtes successives d’une si glorieuse aventure. Mme de Staël, en 1800, était jeune encore, mais cette jeunesse de plus de trente ans ne faisait pas une illusion pour elle ni un avenir ; elle substituait donc à temps l’horizon indéfini de la gloire à celui, déjà restreint et un peu pâlissant, de la jeunesse ; ce dernier s’allongeait et se perpétuait ainsi dans l’autre, et elle marchait en possession de toute sa puissance durant ces années les plus radieuses, mais qu’on ne compte plus. Corinne et le moment qui suivit cette apparition marquent le point dominant de la vie de Mme de Staël. Toute vie humaine, un peu grande, a sa colline sacrée : toute existence qui a brillé et régné a son Capitole. Le Capitole, le cap Misène de Corinne, est aussi celui de Mme de Staël. A partir de là, le reste de jeunesse qui s’enfuyait, les persécutions croissantes, les amitiés dont plusieurs faillirent, dont la plupart se décolorèrent, la maladie enfin, tout contribua, nous le verrons, en mûrissant le talent encore, à introduire ce génie, majestueux et couronné, dans les années sombres. A dater de 1811 surtout, en regardant au fond de la pensée de Mme de Staël, nous y découvrirons par degrés le recueillement que la religion procure, la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette âme, jusque-là violente comme un Océan, soumise aussi comme lui, et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes. Nous verrons enfin, au bout de cette route triomphale, comme au bout des plus humblement pieuses, nous verrons une croix. Mais, au sortir des rêves du sentiment, des espérances et des déceptions romanesques, nous n’en sommes encore qu’aux années de la pleine action et du triomphe.

Si le livre de la Littérature avait produit un tel effet, le roman de Delphine, publié à la fin de 1802, n’en produisit pas un moindre. Qu’on juge de ce que devait être cette entraînante lecture dans une société exaltée par les vicissitudes politiques, par tous les conflits des destinées, quand le Génie du Christianisme venait de remettre en honneur les discussions religieuses, vers l’époque du Concordat et de la modification de la loi sur le divorce ! Benjamin Constant a écrit que c’est peut-être dans les pages qu’elle a consacrées à son père que Mme de Staël se montre le plus elle-même : mais il en est ainsi toujours selon le livre qu’on lit d’elle ; c’est dans le volume le dernier ouvert qu’on croit à chaque fois la retrouver le plus. Cela pourtant me paraît vrai surtout de Delphine. « Corinne, dit Mme Necker de Saussure, est l’idéal de Mme de Staël ; Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. »Delphine, pour Mme de Staël, devenait une touchante personnification de ses années de pur sentiment et de tendresse au moment où elle s’en détachait, un dernier et déchirant adieu en arrière, au début du règne public, à l’entrée du rôle européen et de la gloire, quelque statue d’Ariane éperdue, au parvis d’un temple de Thésée.

Dans Delphine, l’auteur a voulu faire un roman tout naturel, d’analyse, d’observation morale et de passion. Pour moi, si délicieuses que m’en semblent presque toutes les pages, ce n’est pas encore un roman aussi naturel, aussi réel que je le voudrais, et que Mme de Staël me le présageait dans l’Essai sur les Fictions. Il a quelques-uns des défauts de la Nouvelle Héloïse, et cette forme par lettres y introduit trop de convenu et d’arrangement littéraire. Un des inconvénients des romans par lettres, c’est de faire prendre tout de suite aux personnages un ton trop d’accord avec le caractère qu’on leur attribue. Dès la première lettre de Mathilde, il faut que son âpre et sec caractère se dessine ; la voilà toute roide de dévotion. De peur qu’on ne s’y méprenne, Delphine, en lui répondant, lui parle de cette règle rigoureuse, nécessaire peut-être à un caractère moins doux ; choses qui ne se disent ni ne s’écrivent tout d’abord entre personnes façonnées au monde comme Delphine et Mathilde. Léonce, dès sa première lettre à M. Barton, disserte en plein sur le préjugé de l’honneur, qui est son trait distinctif. Ces traits-là, dans la vie, ne se dessinent qu’au fur et à mesure, et successivement par des faits. Le contraire établit, au sein du roman le plus transportant, un ton de convention, de genre ; ainsi, dans la Nouvelle Héloïse, toutes les lettres de Claire d’Orbe sont forcément rieuses et folâtres ; l’enjouement, dès la première ligne, y est de rigueur. En un mot, les personnages des romans par lettres, au moment où ils prennent la plume, se regardent toujours eux-mêmes, de manière à se présenter au lecteur dans des attitudes expressives et selon les profils les plus significatifs : cela fait des groupes un peu guindés, classiques, à moins qu’on ne se donne carrière en toute lenteur et profusion, comme dans Clarisse. Ajoutez la nécessité si invraisemblable, et très-fâcheuse pour l’émotion, que ces personnages s’enferment pour écrire lors même qu’ils n’en ont ni le temps ni la force, lorsqu’ils sont au lit, au sortir d’un évanouissement, etc., etc. Mais ce défaut de forme une fois admis pour Delphine, que de finesse et de passion tout ensemble ! que de sensibilité épanchée, et quelle pénétration subtile des caractères ! A propos de ces caractères, il était difficile dans le monde d’alors qu’on n’y cherchât pas des portraits. Je ne crois guère aux portraits complets chez les romanciers d’imagination féconde ; il n’y a de copié que des traits premiers plus ou moins nombreux, lesquels s’achèvent bientôt différemment et se transforment ; l’auteur seul, le créateur des personnages, pourrait indiquer la ligne sinueuse et cachée où l’invention se rejoint au souvenir. Mais alors on dut chercher et nommer pour chaque figure quelque modèle existant. Si Delphine ressemblait évidemment à Mme de Staël, à qui donc ressemblait, sinon l’imaginaire Léonce, du moins M. de Lebensei, Mme de Cerlèbe, Mathilde, Mme de Vernon ? On a trouvé que Mme de Cerlèbe, adonnée à la vie domestique, à la douce uniformité des devoirs, et puisant d’infinies jouissances dans l’éducation de ses enfants, se rapprochait de Mme Necker de Saussure, qui de plus, comme Mme de Cerlèbe, avait encore le culte de son père. On a cru reconnaître chez M. de Lebensei, dans ce gentilhomme protestant aux manières anglaises, dans cet homme le plus remarquable par l’esprit qu’il soit possible de rencontrer, un rapport frappant de physionomie avec Benjamin Constant : mais il n’y aurait en ce cas qu’une partie du portrait qui serait vraie, la partie brillante ; et une moitié, pour le moins, des louanges accordées aux qualités solides de M. de Lebensei ne pouvait s’adresser à l’original présumé qu’à titre de regrets ou de conseils54. Quant à Mme de Vernon, le caractère le mieux tracé du livre, d’après Chénier et tous les critiques, on s’avisa d’y découvrir un portrait, retourné et déguisé en femme, du plus fameux de nos politiques, de celui que Mme de Staël avait fait rayer le premier de la liste des émigrés, qu’elle avait poussé au pouvoir avant le 18 fructidor, et qui ne l’avait payée de cette chaleur active d’amitié que par un égoïsme ménagé et poli. Déjà, lors de la composition de Delphine, avait eu lieu cet incident du dîner dont il est question dans les dix Années d’Exil : « Le jour, dit Mme de Staël, où le signal de l’opposition fut donné dans le Tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au Gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuses à cinq heures ; je reçus assez bien le premier, le second ; mais à mesure que ces billets se succédaient, je commençai à me troubler. » L’homme qu’elle avait si généreusement servi s’éloigna d’elle alors de ce ton parfaitement convenable avec lequel on s’excuse de ne pouvoir dîner. Admis dans les nouvelles grandeurs, il ne se commit en rien pour soutenir celle qu’on allait bientôt exiler. Que sais-je ? il la justifiait peut-être auprès du Héros, mais de cette même façon douteuse qui réussissait si bien à Mme de Vernon justifiant Delphine auprès de Léonce. Mme de Staël, comme Delphine, ne put vivre sans pardonner : elle s’adressait de Vienne en 1808 à ce même personnage, comme à un ancien ami sur lequel on compte55 ; elle lui rappelait sans amertume le passé : « Vous m’écriviez, il y a treize ans, d’Amérique : Si je reste encore un an ici, j’y meurs ; j’en pourrais dire autant de l’étranger, j’y succombe. » Elle ajoutait ces paroles si pleines d’une tristesse clémente : « Adieu, — êtes-vous heureux ? Avec un esprit si supérieur, n’allez-vous pas quelquefois au fond de tout, c’est-à-dire jusqu’à la peine ? » Mais, sans nous hasarder à prétendre que Mme de Vernon soit en tout point un portrait légèrement travesti, sans trop vouloir identifier avec le modèle en question cette femme adroite dont l’amabilité séduisante ne laisse après elle que sécheresse et mécontentement de soi, cette femme à la conduite si compliquée et à la conversation si simple, qui a de la douceur dans le discours et un air de rêverie dans le silence, qui n’a d’esprit que pour causer et non pas pour lire ni pour réfléchir, et qui se sauve de l’ennui par le jeu, etc., etc., sans aller si loin, il nous a été impossible de ne pas saisir du moins l’application d’un trait plus innocent : « Personne ne sait mieux que moi, dit en un endroit Mme de Vernon (lettre xxviii, 1re partie), faire usage de l’indolence ; elle me sert à déjouer naturellement l’activité des autres… Je ne me suis pas donné la peine de vouloir quatre fois en ma vie, mais quand j’ai tant fait que de prendre cette fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l’atteins ; comptez-y. » Je voyais naturellement dans cette phrase un trait applicable à l’indolence habile du personnage tant prôné, lorsqu’un soir j’entendis un diplomate spirituel, à qui l’on demandait s’il se rendait bientôt à son poste, répondre qu’il ne se pressait pas, qu’il attendait : « J’étais bien jeune encore, ajouta-t-il, quand M. de Talleyrand m’a dit, comme instruction essentielle de conduite : N’ayez pas de zèle ! » N’est-ce pas là tout juste le principe de Mme de Vernon ?

Puisque nous en sommes à ce qu’il peut y avoir de traits réels dans Delphine, n’en oublions pas un, entre autres, qui révèle à nu l’âme dévouée de Mme de Staël. Au dénoûment de Delphine (je parle de l’ancien dénoûment qui reste le plus beau et le seul), l’héroïne, après avoir épuisé toutes les supplications auprès du juge de Léonce, s’aperçoit que l’enfant du magistrat est malade, et elle s’écrie d’un cri sublime : « Eh bien ! votre enfant, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, il mourra ! il mourra ! » Ce mot de Delphine fut réellement prononcé par Mme de Staël, lorsqu’à la suite du 18 fructidor, elle courut près du général Lemoine, pour solliciter de lui la grâce d’un jeune homme qu’elle savait en danger d’être fusillé, et qui n’est autre que M. de Norvins. Le sentiment d’humanité dominait impétueusement chez elle, et, une fois en alarme, ne lui laissait pas de trêve. En 1802, inquiète pour Chénier menacé de proscription, elle courait dès le matin, lui faisant offrir asile, argent, passeport56. Combien de fois, en 92, et à toute époque, ne se montra-t-elle pas ainsi ! « Mes opinions politiques sont des noms propres, » disait-elle. Non pas !… ses opinions politiques étaient bien des principes ; mais les noms propres, c’est-à-dire les personnes, les amis, les inconnus, tout ce qui vivait et souffrait, entrait en compte dans sa pensée généreuse, et elle ne savait pas ce que c’est qu’un principe abstrait de justice devant qui se tairait la sympathie humaine.

Lorsque Delphine parut, la critique ne put se contenir : elle avait trouvé un riche sujet. Toutes ces opinions, en effet, sur la religion, sur la politique, sur le mariage, datées de 90 et de 92 dans le roman, étaient d’un singulier à propos en 1802, et touchaient à des animosités de nouveau flagrantes. Le Journal des Débats (décembre 1802) publia un article signé A, c’est-à-dire de M. de Feletz, article persiflant, aigre-doux, plein d’égratignures, mais strictement poli ; le critique de salon s’y faisait l’organe des reproches de la belle société qui renaissait : « Rien de plus dangereux et de plus immoral que les principes répandus dans cet ouvrage… Oubliant les principes dans lesquels elle a été élevée, même dans une famille protestante, la fille de M. Necker, l’auteur des Opinions religieuses, méprise la révélation ; la fille de Mme Necker, de l’auteur d’un ouvrage contre le divorce, fait de longues apologies du divorce. » En somme, Delphine était appelée « un très-mauvais ouvrage écrit avec beaucoup d’esprit et de talent. » Cet article parut peu suffisant, je pense ; car la même feuille inséra quelques jours après (4 et 9 janvier 1803) deux lettres adressées à Mme de Staël et signées l’Admireur ; elles sont de M. Michaud. L’homme d’esprit et de goût qui s’est porté à ces attaques, jeune, sous une inspiration de parti et dans l’entraînement des querelles dont il est revenu avec sourire, nous excusera de noter une trop blessante virulence. La première lettre se prenait aux caractères du roman qui est jugé immoral ; Delphine s’y voit confrontée avec l’héroïne d’un roman injurieux, de laquelle on a également voulu, de nos jours, rapprocher Lélia. La seconde lettre tombe plus particulièrement sur le style ; elle est parfois fondée, et d’un tour cavalier assez agréable : « Quel sentiment que l’amour ! quelle autre vie dans la vie ! Lorsque vos personnages font des réflexions douloureuses sur le passé, l’un s’écrie : J’ai gâté ma vie ; un autre dit : J’ai manqué ma vie ; un troisième renchérissant sur les deux autres : Je croyais que j’avais seul bien entendu la vie 57. » La hauteur des principes, les images basées sur les idées éternelles, le terrain des siècles, les bornes des âmes, les mystères du sort, les âmes exilées de l’amour, cette phraséologie en partie sentimentale, spiritualiste, et certainement permise, en partie genevoise, incohérente et très contestable, y est longuement raillée. M. de Feletz avait lui-même relevé un certain nombre d’incorrections réelles de style, et quelques mots comme insistance, persistance, vulgarité, qui ont passé malgré son véto. On pourrait reprendre dans le détail de Delphine des répétitions, des consonnances, mille petites fautes fréquentes que Mme de Staël n’évitait pas, et où l’artiste écrivain ne tombe jamais.

Mme de Staël, pour qui le mot de rancune ne signifiait rien, amnistia plus tard avec grâce l’auteur des Lettres de l’Admireur, lorsqu’elle le rencontra chez M. Suard, dans ce salon neutre et conciliant d’un homme d’esprit auquel il avait suffi de vieillir beaucoup et d’hériter successivement des renommées contemporaines pour devenir considérable à son tour. Le journal que M. Suard rédigeait alors, le Publiciste, bien qu’il eût pu, d’après ses habitudes littéraires, chicaner légitimement Delphine sur plusieurs points de langage et de goût, n’entra pas dans la querelle, et se montra purement favorable dans un article fort bien senti de M. Hochet.

Vers le même temps, le Mercure en publiait un, signé F., mais tellement acrimonieux et personnel, que le Journal de Paris, qui, par la plume de M. de Villeterque, avait jugé le roman avec assez de sévérité, surtout au point de vue moral, ne put s’empêcher de s’étonner qu’un article écrit de ce style se trouvât dans le Mercure, à côté d’un morceau signé de La Harpe, et sous la lettre initiale d’un nom cher aux amis du goût et de la décence. On y lisait en effet (et je ne choisis pas le pire endroit) : « Delphine parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier, et de la morale comme un sophiste. » Fontanes, qui se trouvait désigné à cause de l’initiale, écrivit au Journal de Paris pour désavouer l’article, qui était effectivement de l’auteur de la Dot de Suzette et de Frédéric. N’avons-nous pas vu de nos jours un déchaînement semblable, et presque dans les mêmes termes, contre une femme la plus éminente en littérature qui se soit rencontrée depuis l’auteur de Delphine ? Dans les Débats du 12 février 1803, Gaston rendit compte d’une brochure in-8° de 800 pages (serait-ce une plaisanterie du feuilletoniste ?), intitulée Delphine convertie ; il en donne des extraits ; on y faisait dire à Mme de Staël : « Je viens d’entrer dans la carrière que plusieurs femmes ont parcourue avec succès, mais je n’ai pris pour modèle ni la Princesse de Clèves, ni Caroline, ni Adèle de Sénange. » Cette brochure calomnieuse, si toutefois elle existe, où l’envie s’est gonflée jusqu’au gros livre paraît n’être qu’un ramas de phrases disparates, pillées dans Mme de Staël, cousues ensemble et dénaturées. Mme de Genlis, revenue d’Altona pour nous prêcher la morale, faisait insérer dans la Bibliothèque des Romans une longue nouvelle, où à l’aide d’explications tronquées et d’interprétations artificieuses, elle représentait Mme de Staël comme l’apologiste du suicide. Mme de Staël qui, de son côté, citait avec éloge Mademoiselle de Clermont, disait pour toute vengeance : « Elle m’attaque, et moi je la loue ; c’est ainsi que nos correspondances se croisent. » Mme de Genlis reprocha plus tard dans ses Mémoires à Mme de Staël d’être ignorante, de même qu’elle lui avait reproché d’être immorale. Mais grâce lui soit faite ! elle s’est repentie à la fin dans une bienveillante nouvelle intitulée Athénais, dont nous reparlerons : une influence amie, et coutumière de tels doux miracles, l’avait touchée58.

Nous demandons pardon, à propos d’une œuvre émouvante comme Delphine, et sans nous confiner de préférence aux scènes mélancoliques de Bellerive ou du jardin des Champs-Élysées, de rappeler ces aigres clameurs d’alors, et de soulever tant de vieille poussière : mais il est bon. quand on veut suivre et retracer une marche triomphale, de subir aussi la foule, de montrer le char entouré et salué comme il l’était.

La violence appelle la répression ; les amis de Mme de Staël s’indignèrent, et elle fut énergiquement défendue. Des deux articles insérés par Ginguené dans la Décade, le premier commence en ces termes : « Aucun ouvrage n’a depuis longtemps occupé le public autant que ce roman ; c’est un genre de succès qu’il n’est pas indifférent d’obtenir, mais qu’on est rarement dispensé d’expier. Plusieurs journalistes, dont on connaît d’avance l’opinion sur un livre d’après le seul nom de son auteur, se sont déchaînés contre Delphine ou plutôt contre Mme de Staël, comme des gens qui n’ont rien à ménager… Ils ont attaqué une femme, l’un avec une brutalité de collége (Ginguené paraît avoir imputé à Geoffroy, qu’il avait sur le cœur, un des articles hostiles que nous avons mentionnés plus haut), l’autre avec le persiflage d’un bel esprit de mauvais lieu, tous avec la jactance d’une lâche sécurité. » Après de nombreuses citations relevées d’éloges, en venant à l’endroit des locutions forcées et des expressions néologiques, Ginguené remarquait judicieusement : « Ce ne sont point, à proprement parler, des fautes de langue, mais des vices de langage, dont une femme d’autant d’esprit et de vrai talent n’aurait, si elle le voulait une fois, aucune peine à revenir. » Ce que Ginguené ne disait pas et ce qu’il aurait fallu opposer en réponse aux banales accusations d’impiété et d’immoralité que faisaient sonner bien haut des critiques grossiers ou freluquets, c’est la haute éloquence des idées religieuses qu’on trouve exprimées en maint passage de Delphine, comme par émulation avec les théories catholiques du Génie du Christianisme : ainsi la lettre de Delphine à Léonce (xiv, 3e partie), où elle le convie aux croyances de la religion naturelle et à une espérance commune d’immortalité ; ainsi encore, quand M. de Lebensei (xvii, 4e partie), écrivant à Delphine, combat les idées chrétiennes de perfectionnement par la douleur, et invoque la loi de la nature comme menant l’homme au bien par l’attrait et le penchant le plus doux, Delphine ne s’avoue pas convaincue, elle ne croit pas que le système bienfaisant qu’on lui expose réponde à toutes les combinaisons réelles de la destinée, et que le bonheur et la vertu suivent un seul et même sentier sur cette terre. Ce n’est pas, sans doute, le catholicisme de Thérèse d’Ervins qui triomphe dans Delphine ; la voie y est déiste, protestante, d’un protestantisme unitairien qui ne diffère guère de celui du Vicaire savoyard : mais parmi les pharisiens qui criaient alors à l’impiété, j’ai peine à en découvrir quelques-uns pour qui ces croyances, même philosophiques et naturelles, sérieusement adoptées, n’eussent pas été déjà, au prix de leur foi véritable, un gain moral et religieux immense. Quant à l’accusation faite à Delphine d’attenter au mariage, il m’a semblé, au contraire, que l’idée qui peut-être ressort le plus de ce livre est le désir du bonheur dans le mariage, un sentiment profond de l’impossibilité d’être heureux ailleurs, un aveu des obstacles contre lesquels le plus souvent on se brise, malgré toutes les vertus et toutes les tendresses, dans le désaccord social des destinées. Cette idée du bonheur dans le mariage a toujours poursuivi Mme de Staël, comme les situations romanesques dont ils sont privés poursuivent et agitent d’autres cœurs. Dans l’Influence des Passions, elle parle avec attendrissement, au chapitre de l’Amour, des deux vieux époux, encore amants, qu’elle avait rencontrés en Angleterre. Dans le livre de la Littérature, avec quelle complaisance elle a cité les beaux vers qui terminent le premier chant de Thompson sur le printemps, et qui célèbrent cette parfaite union, pour elle idéale et trop absente ! En un chapitre de l’Allemagne, elle y reviendra d’un ton de moralité et comme de reconnaissance qui pénètre, lorsque surtout on rapproche cette page des circonstances secrètes qui l’inspirent. Dans Delphine, le tableau heureux de la famille Belmont ne représente pas autre chose que cet Éden domestique, toujours envié par elle du sein des orages. M. Necker, en son Cours de Morale religieuse, aime aussi à traiter ce sujet du bonheur garanti par la sainteté des liens. Mme de Staël, en revenant si fréquemment sur ce rêve, n’avait pas à en aller chercher bien loin des images : son âme, en sortant d’elle-même, avait tout auprès de quoi se poser ; au défaut de son propre bonheur, elle se rappelait celui de sa mère, elle projetait et pressentait celui de sa fille59.

Qu’après tout, et nonobstant toute justification, Delphine soit une lecture troublante, il faut bien le reconnaître ; mais ce trouble, dont nous ne conseillerions pas l’épreuve à la parfaite innocence, n’est souvent qu’un réveil salutaire du sentiment chez les âmes que les soins réels et le désenchantement aride tendraient à envahir. Heureux trouble, qui nous tente de renaître aux émotions aimantes et à la faculté de dévouement de la jeunesse !

En retour des bons procédés de la Décade et de l’aide qu’elle avait trouvée chez les écrivains, littérateurs ou philosophes de cette école, Mme de Staël a toujours bien parlé d’eux en ses écrits. A part Chénier, sur le compte duquel elle s’est montrée un peu sévère dans ses Considérations, elle n’a jamais mentionné aucun des noms de ce groupe littéraire et philosophique qu’honorablement et comme en souvenir d’une ancienne alliance. Mais son exil à la fin de 1803, ses voyages, son existence de suzeraine à Coppet, ses relations germaniques, aristocratiques, moins contre-balancées, tout la jeta dès lors dans une autre sphère et dissipa vite en elle cette inspiration de l’an III, que nous avons essayé de ressaisir. Forcée de quitter Paris, elle se dirigea aussitôt vers l’Allemagne, s’exerça à lire, à entendre l’allemand ; visita Weimar et Berlin, connut Goëthe et les princes de Prusse. Elle amassait les premiers matériaux de l’ouvrage, qu’un second voyage en 1807 et 1808 la mit à même de compléter. Se lancer ainsi du premier bond au delà du Rhin, c’était rompre brusquement d’une part avec Bonaparte irrité, c’était rompre aussi avec les habitudes de la philosophie du dix-huitième siècle, qu’elle venait en apparence d’épouser par un choix d’éclat. Ainsi ces grands esprits se comportent : ils sont déjà à l’autre pôle, quand on les croit encore tout à l’opposite. Comme les rapides et infatigables généraux, ils allument des feux sur les hauteurs, et on les suppose campés derrière, quand ils sont déjà à bien des lieues de marche et qu’ils vous prennent par les flancs. La mort de son père ramena subitement Mme de Staël à Coppet. Après le premier deuil des funérailles et la publication des manuscrits de M. Necker, elle repartit en 1804 pour visiter l’Italie. L’amour de la nature et des beaux-arts se déclara en elle sous ce soleil nouveau60. Delphine confesse quelque part qu’elle aime peu la peinture, et quand elle se promène dans les jardins, elle est bien plus occupée des urnes et des tombeaux que de la nature elle-même. Mais cette vapeur d’automne, qui enveloppait l’horizon de Bellerive, s’évanouit à la clarté des horizons romains ; tous les dons, toutes les muses qui vont faire cortége à Corinne, se hâtent d’éclore61.

Revenue à Coppet en 1805, et s’occupant d’écrire son roman-poëme, Mme de Staël ne put demeurer plus longtemps à distance de ce centre unique de Paris, où elle avait brillé, et en vue duquel elle aspirait à la gloire. C’est alors que se manifeste en elle cette inquiétude croissante, ce mal de la capitale, qui ôte sans doute un peu à la dignité de son exil, mais qui trahit du moins la sincérité passionnée de tous ses mouvements. Un ordre de police la rejetait à quarante lieues de Paris : instinctivement, opiniâtrément, comme le noble coursier au piquet, qui tend en tous sens son attache, comme la mouche abusée qui se brise sans cesse à tous les points de la vitre en bourdonnant, elle arrivait à cette fatale limite, à Auxerre, à Châlons, à Blois, à Saumur. Sur cette circonférence qu’elle décrit et qu’elle essaye d’entamer, sa marche inégale avec ses amis devient une stratégie savante ; c’est comme une partie d’échecs qu’elle joue contre Bonaparte et Fouché représentés par quelque préfet plus ou moins rigoriste. Quand elle peut s’établir à Rouen, la voilà, dans le premier instant, qui triomphe, car elle a gagné quelques lieues sur le rayon géométrique. Mais ces villes de province offraient peu de ressources à un esprit si actif, si jaloux de l’accent et des paroles de la pure Athènes. Le mépris des petitesses et du médiocre en tout genre la prenait à la gorge, la suffoquait ; elle vérifiait et commentait à satiété la jolie pièce de Picard. L’étonnante conversation de Benjamin Constant conjurait à grand’peine cette vapeur : « Le pauvre Schlegel, disait-elle, se meurt d’ennui ; Benjamin Constant se tire mieux d’affaire avec les bêtes. » Voyageant plus tard, en 1808, en Allemagne, elle disait : « Tout ce que je vois ici est meilleur, plus instruit, plus éclairé peut-être que la France, mais un petit morceau de France ferait bien mieux mon affaire. » Deux ans auparavant, en France, en province, elle ne disait pas cela, ou elle le disait alors de Paris, qui seul existait pour elle. Enfin, grâce à la tolérance de Fouché, qui avait pour principe de faire le moins de mal possible quand c’était inutile, il y eut moyen de s’établir à dix-huit lieues de Paris (quelle conquête !), à Acosta, terre de Mme de Castellane ; elle surveillait de là l’impression de Corinne. En renvoyant les épreuves du livre, elle devait répéter souvent, comme Ovide : « Va, mon livre, heureux livre, qui iras à la ville sans moi ! » — « Oh ! le ruisseau de la rue du Bac62 ! » s’écriait-elle quand on lui montrait le miroir du Léman. A Acosta, comme à Coppet, elle disait ainsi ; elle tendait plus que jamais les mains vers cette rive si prochaine63. L’année 1806 lui sembla trop longue pour que son imagination tînt à un pareil supplice, et elle arriva à Paris un soir, n’amenant ou ne prévenant qu’un très-petit nombre d’amis. Elle se promenait chaque soir et une partie de la nuit à la clarté de la lune, n’osant sortir de jour. Mais il lui prit, durant cette aventureuse incursion, une envie violente qui la caractérise, un caprice, par souvenir, de voir une grande dame, ancienne amie de son père, Mme de Tessé, celle même qui disait : « Si j’étais reine, j’ordonnerais à Mme de Staël de me parler toujours. » Cette dame pourtant, alors fort âgée, s’effraya à l’idée de recevoir Mme de Staël proscrite, et il résulta de la démarche une série d’indiscrétions qui firent que Fouché fut averti. Il fallut vite partir, et ne plus se risquer désormais à ces promenades au clair de la lune, le long des quais, du ruisseau favori et autour de cette place Louis XV si familière à Delphine. Bientôt la publication de Corinne vint confirmer et redoubler pour Mme de Staël la rigueur du premier exil64 ; nous la trouvons rejetée à Coppet, où, après tout, elle nous apparaît dans sa vraie dignité, au centre de sa cour majestueuse.

Ce que le séjour de Ferney fut pour Voltaire, celui de Coppet l’est pour Mme de Staël, mais avec bien plus d’auréole poétique, ce nous semble, et de grandiose existence. Tous deux ils règnent dans leur exil. Mais l’un dans sa plaine, du fond de son château assez mince, en vue de ses jardins taillés et peu ombragés, détruit et raille. L’influence de Coppet (Tancrède à part et Aménaïde qu’on y adore) est toute contraire ; c’est celle de Jean-Jacques continuée, ennoblie, qui s’installe et règne tout près des mêmes lieux que sa rivale. Coppet contre-balance Ferney et le détrône à demi. Nous tous du jeune siècle, nous jugeons Ferney en descendant de Coppet. La beauté du site, les bois qui l’ombragent, le sexe du poëte, l’enthousiasme qu’on y respire, l’élégance de la compagnie, la gloire des noms, les promenades du lac, les matinées du parc, les mystères et les orages inévitables qu’on suppose, tout contribue à enchanter pour nous l’image de ce séjour. Coppet, c’est l’Élysée que tous les cœurs, enfants de Jean-Jacques, eussent naturellement prêté à la châtelaine de leurs rêves. Mme de Genlis, revenue de ses premiers torts et les voulant réparer, a essayé de peindre, dans une nouvelle intitulée Athénaîs ou le Château de Coppet en 180765, les habitudes et quelques complications délicates de cette vie que de loin nous nous figurons à travers un charme. Mais on ne doit pas chercher une peinture fidèle dans cette production, d’ailleurs agréable : les dates y sont confuses, les personnages groupés, les rôles arrangés ; M. de Schlegel y devient un grotesque, sacrifié sans goût et sans mesure ; le tout enfin se présente sous un faux jour romanesque, qui altère, à nos yeux, la vraie poésie autant que la réalité. Pour moi, j’aimerais mieux quelques détails précis, sur lesquels ensuite l’imagination de ceux qui n’ont pas vu se plairait à rêver ce qui a dû être. La vie de Coppet était une vie de château. Il y avait souvent jusqu’à trente personnes, étrangers et amis ; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Auguste Wilhelm de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, les parons de voght, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Mathieu de Montmorency. M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre tout à l’heure désignée par Mme de Genlis sous le nom d’Athénaïs, une foule de personnes du monde, des connaissances d’Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s’engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner ; on les reprenait au dîner, dans l’intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à onze heures du soir, et encore au delà souvent jusqu’après minuit. Benjamin Constant et Mme de Staël y tenaient surtout le dé. C’est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n’avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, causeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l’esprit, à la fin, avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus puissantes66 ; c’est là qu’il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde : il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins, à tous les deux, se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entre-croisées. Mais il ne faudrait pas croire qu’on fût là, de tout point, sentimental ou solennel ; on y était souvent simplement gai ; Corinne avait des jours d’abandon où elle se rapprochait de la signora Fantastici. On jouait souvent à Coppet des tragédies, des drames, ou les pièces chevaleresques de Voltaire, Zaïre, Tancrède si préféré de Mme de Staël, ou des pièces composées exprès par elle ou par ses amis. Ces dernières s’imprimaient quelquefois à Paris, pour qu’on pût ensuite apprendre plus commodément les rôles ; l’intérêt qu’on mettait à ces envois était vif, et quand on avisait à de graves corrections dans l’intervalle, vite on expédiait un courrier, et, en certaines circonstances, un second pour rattraper ou modifier la correction déjà en route. La poésie européenne assistait à Coppet dans la personne de plusieurs représentants célèbres. Zacharias Werner, l’un des originaux de cette cour, et dont on jouait l’Attila et les autres drames avec grand renfort de dames allemandes, Werner écrivait vers ce temps (1809) au conseiller Schneffer (nous atténuons pourtant deux ou trois traits, auxquels l’imagination, malgré lui sensuelle et voluptueuse, du mystique poëte, s’est trop complu) : « Mme de Staël est une reine, et tous les hommes d’intelligence qui vivent dans son cercle ne peuvent en sortir, car elle les y retient par une sorte de magie. Tous ces hommes-là ne sont pas, comme on le croit follement en Allemagne, occupés à la former ; au contraire, ils reçoivent d’elle l’éducation sociale. Elle possède d’une manière admirable le secret d’allier les éléments les plus disparates, et tous ceux qui l’approchent ont beau être divisés d’opinions, ils sont tous d’accord pour adorer cette idole. Mme de Staël est d’une taille moyenne, et son corps, sans avoir une élégance de nymphe, a la noblesse des proportions… Elle est forte, brunette, et son visage n’est pas à la lettre, très-beau ; mais on oublie tout dès que l’on voit ses yeux superbes, dans lesquels une grande âme divine, non-seulement étincelle, mais jette feu et flamme. Et si elle laisse parler complétement son cœur, comme cela arrive si souvent, on voit comme ce cœur élevé déverse encore tout ce qu’il y a de vaste et de profond dans son esprit, et alors il faut l’adorer comme mes amis A.-W. Schlegel et Benjamin Constant, etc. » Il n’est pas inutile de se figurer l’auteur galant de cette peinture. Werner, bizarre de mise et volontiers barbouillé de tabac, muni qu’il était d’une tabatière énorme, où il puisait à foison durant ses longues digressions érotiques et platoniques sur l’androgyne ; sa destinée était de courir sans cesse, disait-il, après cette autre moitié de lui-même, et, d’essai en essai, de divorce en divorce, il ne désespérait pas d’arriver enfin à reconstituer son tout primitif. Le poëte danois Œlenschlæger a raconté en détail une visite qu’il fit à Coppet, et il y parle du bon Werner en ce sens ; nous emprunterons au récit d’Œlenschlæger quelques autres traits :

« Mme de Staël vint avec ponté au-devant de moi, et me pria de passer quelques semaines à Coppet, tout en me plaisantant avec grâce sur mes fautes de français. Je me mis à lui parler allemand ; elle comprenait très-bien cette langue, et ses deux enfants la comprenaient et la parlaient très-bien aussi. Je trouvai, chez Mme de Staël, Benjamin Constant, Auguste Schlegel, le vieux baron Voght d’Altona, Bonstetten de Genève, le célèbre Simonde de Sismondi, et le comte de Sabran, le seul de toute cette société qui ne sût pas l’allemand… Schlegel était poli à mon égard, mais froid… Mme de Staël n’était pas jolie, mais il y avait dans l’éclair de ses yeux noirs un charme irrésistible ; et elle possédait au plus haut degré le don de subjuguer les caractères opiniâtres, et de rapprocher par son amabilité des hommes tout à fait antipathiques. Elle avait la voix forte, le visage un peu mâle, mais l’âme tendre et délicate… Elle écrivait alors son livre sur l’Allemagne et nous en lisait chaque jour une partie. On l’a accusée de n’avoir pas étudié elle-même les livres dont elle parle dans cet ouvrage, et de s’être complétement soumise au jugement de Schlegel. C’est faux. Elle lisait l’allemand avec la plus grande facilité. Schlegel avait bien quelque influence sur elle, mais très-souvent elle différait d’opinion avec lui, et elle lui reprochait sa partialité. Schlegel, pour l’érudition et pour l’esprit duquel j’ai un grand respect, était, en effet, imbu de partialité. Il plaçait Calderon au-dessus de Shakspeare ; il blâmait sévèrement Luther et Herder. Il était, comme son frère, infatué d’aristocratie… Si l’on ajoute à toutes les qualités de Mme de Staël, qu’elle était riche, généreuse, on ne s’étonnera pas qu’elle ait vécu dans son château enchanté, comme une reine, comme une fée ; et sa baguette magique était peut-être cette petite branche d’arbre qu’un domestique devait déposer chaque jour sur la table, à côté de son couvert, et qu’elle agitait pendant la conversation. » Au défaut du rameau de feuillage, du gui sacré, c’était l’éventail, ou le couteau d’ivoire ou d’argent, ou simplement un petit étendard de papier qu’agitait sa main, cette main inquiète du sceptre. Quant au portrait de Mme de Staël, on voit combien tous ceux qui le crayonnent s’accordent dans les traits principaux, depuis M. de Guibert jusqu’à Œlenschlæger et Werner. Deux fidèles et véritables portraits par le pinceau dispenseraient, d’ailleurs, de toutes ces esquisses littéraires : le portrait peint par Mme Lebrun (1807), qui nous rend Mme de Staël en Corinne, nu-tête, la chevelure frisée, une lyre à la main ; et le portrait à turban par Gérard, composé depuis la mort, mais d’après un parfait souvenir. En réunissant quelques ébauches de diverses plumes contemporaines, nous croyons pourtant n’avoir pas fait inutilement : on n’est jamais las de ces nombreuses concordances, à l’égard des personnes chéries, admirées et disparues67.

La poésie anglaise, qui, durant la guerre du continent, n’avait pu assister à ce congrès permanent de la pensée dont Coppet fut le séjour, y parut en 1816, représentée par Lewis et par Byron. Ce dernier, dans ses Mémoires, a parlé de Mme de Staël d’une manière affectueuse et admirative, malgré quelques légèretés de ton pour l’oracle. Il convient, tout blasé qu’il est, qu’elle a fait de Coppet le lieu le plus agréable de la terre par la société qu’elle y reçoit et que ses talents y animent. De son côté, elle le jugeait l’homme le plus séduisant de l’Angleterre, ajoutant toutefois : « Je lui crois juste assez de sensibilité pour abîmer le bonheur d’une femme68. »

Mais ce qu’on ne peut exprimer de Coppet aux années les plus brillantes, ce que vous voudriez maintenant en ressaisir, ô vous tous, cœurs adolescents ou désabusés, rebelles au présent, passionnés du moins des souvenirs, avides d’un idéal que vous n’espérez plus pour vous, — ô vous tous qui êtes encore, on l’a dit justement, ce qu’il y a de plus beau sur la terre après le génie, puisque vous avez puissance de l’admirer avec pleurs et de le sentir, c’est le secret et l’entre-croisement des pensées de ces hôtes sous ces ombrages ; ce sont les entretiens du milieu du jour le long des belles eaux voilées de verdure. Un hôte habituel de Coppet, qu’interrogeait en ce sens ma curiosité émue (il n’est pas de ceux que j’ai nommés plus haut)69, me disait : « J’étais sorti un matin du château pour prendre le frais ; je m’étais couché dans l’herbe épaisse, près d’une nappe d’eau, à un endroit du parc très-écarté, et je regardais le ciel en rêvant. Tout d’un coup j’entendis deux voix ; la conversation était animée, secrète, et se rapprochait. Je voulais faire du bruit pour avertir que j’étais là ; mais j’hésitai, jusqu’à ce que, l’entretien continuant et s’établissant à quelques pas de moi, il lut trop tard pour interrompre, et il me fallut tout écouter, reproches, explications, promesses, sans me montrer, sans oser reprendre haleine. » — « Heureux homme ! lui dis-je ; et quelles étaient ces deux voix ? et qu’avez-vous entendu ? » — Puis, comme le délicat scrupule du promeneur ne me répondait qu’à demi, je me gardai d’insister. Laissons au roman, à la poésie de nos neveux, le frais coloris de ces mystères ; nous en sommes trop voisins encore. Laissons le temps s’écouler, l’auréole se former de plus en plus sur ces collines, les cimes, de plus en plus touffues, murmurer confusément les voix du passé, et l’imagination lointaine embellir un jour, à souhait, les troubles, les déchirements des âmes, en ces Édens de la gloire.

Corinne parut en 1807. Le succès fut instantané, universel ; mais ce n’est pas dans la presse que nous devons en chercher les témoignages. La liberté critique, même littéraire, allait cesser d’exister ; Mme de Staël ne pouvait, vers ces années, faire insérer au Mercure une spirituelle mais simple analyse du remarquable Essai de M. de Barante sur le dix-huitième siècle. On était, quand parut Corinne, à la veille et sous la menace de cette censure absolue. Le mécontentement du souverain contre l’ouvrage70, probablement parce que cet enthousiasme idéal n’était pas quelque chose qui allât à son but, suffit à paralyser les éloges imprimés. Le Publiciste toutefois, organe modéré du monde de M. Suard et de la liberté philosophique dans les choses de l’esprit, donna trois bons articles signés D. D., qui doivent être de Mlle de Meulan (Mme Guizot). D’ailleurs M. de Feletz, dans les Débats, continua sa chicane méticuleuse et chichement polie71 ; M. Boutard loua et réserva judicieusement les opinions relatives aux beaux-arts. Un M. C. (dont j’ignore le nom) fit dans le Mercure un article sans malveillance, mais sans valeur. Eh ! qu’importe dorénavant à Mme de Staël cette critique à la suite ? Avec Corinne elle est décidément entrée dans la gloire et dans l’empire. Il y a un moment décisif pour les génies, où ils s’établissent tellement, que désormais les éloges qu’on en peut faire n’intéressent plus que la vanité et l’honneur de ceux qui les font. On leur est redevable d’avoir à les louer ; leur nom devient une illustration dans le discours ; c’est comme un vase d’or qu’on emprunte et dont notre logis se pare. Ainsi pour Mme de Staël, à dater de Corinne. L’Europe entière la couronna sous ce nom. Corinne est bien l’image de l’indépendance souveraine du génie, même au temps de l’oppression la plus entière, Corinne qui se fait couronner à Rome, dans ce Capitole de la Ville éternelle, où le conquérant qui l’exile ne mettra pas le pied. Mme Necker de Saussure (Notice), Benjamin Constant (Mélanges), M.-J. Chénier (Tableau de la Littérature), ont analysé et apprécié l’ouvrage, de manière à abréger notre tâche après eux : « Corinne, dit Chénier, c’est Delphine encore, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor, et toujours doublement inspirée par le talent et par l’amour. » Oui, mais la gloire elle-même pour Corinne n’est qu’une distraction éclatante, une plus vaste occasion de conquérir les cœurs : « En cherchant la gloire, dit-elle à Oswald, j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer. » Le fond du livre nous montre cette lutte des puissances noblement ambitieuses ou sentimentales et du bonheur domestique, pensée perpétuelle de Mme de Staël. Corinne a beau resplendir par instants comme la prêtresse d’Apollon, elle a beau être, dans les rapports habituels de la vie, la plus simple des femmes, une femme gaie, mobile, ouverte à mille attraits, capable sans effort du plus gracieux abandon ; malgré toutes ces ressources du dehors et de l’intérieur, elle n’échappera point à elle-même. Du moment qu’elle se sent saisie par la passion, par cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l’indépendance succombent, j’aime son impuissance à se consoler, j’aime son sentiment plus fort que son génie, son invocation fréquente à la sainteté et à la durée des liens qui seuls empêchent les brusques déchirements, et l’entendre, à l’heure de mourir, avouer en son chant du cygne : « De toutes les facultés de l’âme que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j’aie exercée tout entière. » Ce côté prolongé de Delphine à travers Corinne me séduit principalement et m’attache dans la lecture ; l’admirable cadre qui environne de toutes parts les situations d’une âme ardente et mobile y ajoute par sa sévérité. Ces noms d’amants, non pas gravés, cette fois, sur les écorces de quelque hêtre, mais inscrits aux parois des ruines éternelles, s’associent à la grave histoire, et deviennent une partie vivante de son immortalité. La passion divine d’un être qu’on ne peut croire imaginaire introduit, le long des cirques antiques, une victime de plus, qu’on n’oubliera jamais ; le génie, qui l’a tirée de son sein, est un vainqueur de plus, et non pas le moindre dans cette cité de tous les vainqueurs.

Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rousseau, comme il lui demandait un jour si Saint-Preux n’était pas lui-même : « Non, répondit Jean-Jacques ; Saint-Preux n’est pas tout à fait ce que j’ai été, mais ce que j’aurais voulu être. » Presque tous les romanciers poëtes peuvent dire ainsi. Corinne est, pour Mme de Staël, ce qu’elle aurait voulu être, ce qu’après tout (et sauf la différence du groupe de l’art à la dispersion de la vie) elle a été. De Corinne, elle n’a pas eu seulement le Capitole et le triomphe ; elle en aura aussi la mort par la souffrance.

Cette Rome, cette Naples, que Mme de Staël exprimait à sa manière dans le roman-poëme de Corinne, M. de Chateaubriand les peignait vers le même moment dans l’épopée des Martyrs. Ici ne s’interpose aucun nuage léger de Germanie ; on rentre avec Eudore dans l’antique jeunesse ; partout la netteté virile du dessin, la splendeur première et naturelle du pinceau. Pour la comparaison de toutes ces manières diverses de sentir et de peindre Rome depuis que Rome a commencé d’être une ruine, on ne saurait rien lire de plus complet qu’un docte et ingénieux travail de M. Ampère72.

Rome, Rome ! des marbres, des horizons, des cadres plus grands, pour prêter appui à des pensées moins éphémères !

Une personne d’esprit écrivait : « Comme j’aime certaines poésies ! il en est d’elles comme de Rome, c’est tout ou rien : on vit avec, ou on ne comprend pas. » Corinne n’est qu’une variété imposante dans ce culte romain, dans cette façon de sentir à des époques et avec des âmes diverses la Ville éternelle.

Une partie charmante de Corinne, et d’autant plus charmante qu’elle est moins voulue, c’est l’esprit de conversation qui souvent s’y mêle par le comte d’Erfeuil et par les retours vers la société française. Mme de Staël raille cette société trop légèrement spirituelle, mais en ces moments elle en est elle-même plus qu’elle ne croit : ce qu’elle sait peut-être le mieux dire, comme il arrive souvent, elle le dédaigne.

Comme dans Delphine, il y a des portraits : Mme d’Arbigny, cette femme française qui arrange et calcule tout, en est un, comme l’était Mme de Vernon. On la nommait tout bas dans l’intimité (Mme de Flahaut), de même qu’aussi l’on savait de quels éléments un peu divers se composait la noble figure d’Oswald, de même qu’on croyait à la vérité fidèle de la scène des adieux, et qu’on se souvenait presque des déchirements de Corinne durant l’absence.

Quoi qu’il en soit, malgré ce qu’il y a dans Corinne de conversations et de peintures du monde, ce n’est pas à propos de ce livre qu’il y a lieu de reprocher à Mme de Staël un manque de consistance et de fermeté dans le style, et quelque chose de trop couru dans la distribution des pensées. Elle est tout à fait sortie, pour l’exécution générale de cette œuvre, de la conversation spirituelle, de l’improvisation écrite, comme elle faisait quelquefois (stans pede in uno) debout, et appuyée à l’angle d’une cheminée. S’il y a encore des imperfections de style, ce n’est que par rares accidents ; j’ai vu notés au crayon, dans un exemplaire de Corinne, une quantité prodigieuse de mais qui donnent en effet de la monotonie aux premières pages. Toutefois, un soin attentif préside au détail de ce monument ; l’écrivain est arrivé à l’art, à la majesté soutenue, au nombre73.

Le livre de l’Allemagne, qui n’a paru qu’en 1813 à Londres, était à la veille d’être publié à Paris en 1810 ; l’impression soumise aux censeurs impériaux, Esménard et autres, s’achevait, lorsqu’un brusque revirement de police mit les feuilles au pilon et anéantit le tout. On sait la lettre du duc de Rovigo et cette honteuse histoire. L’Allemagne ayant été de plus en plus connue, et ayant d’ailleurs marché depuis cette époque, le livre de Mme de Staël peut sembler aujourd’hui moins complet dans sa partie historique ; l’opinion s’est montrée dans ces derniers temps plus sensible à ces défectuosités. Mais, à part même l’honneur d’une initiative dont personne autre n’était capable alors, et que Villers seul, s’il avait eu autant d’esprit en écrivant qu’en conversant, aurait pu partager avec elle, je ne crois pas qu’il y ait encore à chercher ailleurs la vive image de cette éclosion soudaine du génie allemand, le tableau de cet âge brillant et poétique qu’on peut appeler le siècle de Goëthe ; car la belle poésie allemande semble, à peu de chose près, être née et morte avec ce grand homme et n’avoir vécu qu’une vie de patriarche ; depuis, c’est déjà une décomposition et une décadence. En abordant l’Allemagne, Mme de Staël insista beaucoup aussi sur la partie philosophique, sur l’ordre de doctrines opposées à celles des idéologues français ; elle se trouvait assez loin elle-même, en ces moments, de la philosophie de ses débuts. Ici se dénote chez elle, remarquons-le bien, un souci croissant de la moralité dans les écrits. Un écrit n’est suffisamment moral, à son gré, que lorsqu’il sert par quelque endroit au perfectionnement de l’âme. Dans l’admirable discours qu’elle fait tenir à Jean-Jacques par un solitaire religieux, il est posé que « le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’âme. » Elle paraît très-occupée, en plus d’un passage, de combattre l’idée du suicide. « Quand on est très-jeune, dit-elle excellemment, la dégradation de l’être n’ayant en rien commencé, le tombeau ne semble qu’une image poétique, qu’un sommeil, environné de figures à genoux qui nous pleurent ; il n’en est plus ainsi, même dès le milieu de la vie, et l’on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l’âme, a mêlé l’horreur du meurtre à l’attentat contre soi-même. » Mme de Staël, dans la période douloureuse où elle était alors, n’abjurait pas l’enthousiasme, et elle termine son livre en le célébrant ; mais elle s’efforce de le régler en présence de Dieu. L’Essai sur le Suicide, qui parut en 1812 à Stockholm, était composé dès 1810, et les signes d’une révolution morale intérieure chez Mme de Staël s’y déclarent plus manifestes encore.

L’amertume que lui causa la suppression inattendue de son livre fut grande. Six années d’études et d’espérances détruites, un redoublement de persécution au moment où elle avait lieu de compter sur une trêve, et d’autres circonstances contradictoires, pénibles, faisaient de sa situation, à cette époque, une crise violente, une décisive épreuve, qui l’introduisait sans retour dans ce que j’ai appelé les années sombres. Qu’elle aille, qu’elle aille ! il n’y a plus désormais, malgré la gloire qui ne la quitte pas, il n’y a plus de station ni de chant au Capitole. Jusque-là les orages même avaient laissé jour pour elle à des reflets gracieux, à des attraits momentanés, et, selon sa propre expression si charmante, à quelque air écossais dans sa vie. Mais à partir de là tout devient plus âpre. La jeunesse d’abord, cette grande et facile consolatrice, s’enfuit. Mme de Staël avait horreur de l’âge et de l’idée d’y arriver ; un jour qu’elle ne dissimulait pas ce sentiment devant Mme Suard, celle-ci lui disait : « Allons donc, vous prendrez votre parti, vous serez une très-aimable vieille. » Mais elle frémissait à cette pensée ; le mot de jeunesse avait un charme musical à son oreille ; elle se plaisait à en clore ses phrases, et ces simples mots, Nous étions jeunes alors, remplissaient ses yeux de larmes : « Ne voit-on pas souvent, s’écriait-elle (Essai sur le Suicide), le spectacle du supplice de Mézence renouvelé par l’union d’une âme encore vivante et d’un corps détruit, ennemis inséparables ? Que signifie ce triste avant-coureur dont la nature fait précéder la mort, si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie ? » Elle se rejetait le plus longtemps possible en arrière, loin de ces derniers jours qui répètent d’une voix si rauque les airs brillants des premiers. Le sentiment dont elle fut l’objet à cette époque de la part de M. Rocca lui rendit encore un peu de l’illusion de la jeunesse ; elle se laissait aller à voir dans le miroir magique de deux jeunes yeux éblouis le démenti de trop de ravages. Mais son mariage avec M. Rocca. ruiné de blessures, le culte de reconnaissance qu’elle lui voua, sa propre santé altérée, tout l’amena à de plus réguliers devoirs. L’air écossais, l’air brillant du début devint bientôt un hymne grave, sanctifiant, austère. Il fallait que la religion pénétrât désormais, non plus dans les discours seulement, mais dans la pratique suivie. Plus jeune, moins accablée, il lui avait suffi d’aller, à certaines heures de tristesse, faire visite de l’autre côté du parc au tombeau de son père, ou d’agiter avec Benjamin Constant, avec M. de Montmorency, quelque conversation mystiquement élevée : en avançant dans la vie, une fois le ressort brisé contre les souffrances positives et croissantes, quand tout manque, et se fane jour par jour, et se décolore, les inspirations passagères ne soutiennent plus ; on a besoin d’une croyance plus ferme, plus continuellement présente : Mme de Staël ne la chercha qu’où elle la pouvait trouver, dans l’Évangile, au sein de la religion chrétienne. Avant la résignation complète, le plus fort de sa crise fut durant la longue année qui précéda sa fuite. L’active constance de quelques amis frappés pour elle, l’abandon, les chétives excuses, les peurs déguisées en mal de poitrine, de quelques autres, l’avaient touchée au cœur et diversement contristée. Elle se voyait entourée d’une contagion de fatalité qu’elle communiquait aux êtres les plus chers ; sa tête s’exaltait sur les dangers. « Je suis l’Oreste de l’exil, » s’écriait-elle au sein de l’intimité qui se dévouait pour elle. Et encore : « Je suis dans mon imagination comme dans la tour d’Ugolin. » Trop à l’étroit dans Coppet et surtout dans son imagination terrible, elle voulait à toute force ressaisir l’air libre, l’espace immense. Le préfet de Genève, M. Capelle, qui avait succédé à M. de Barante père révoqué, lui insinuait d’écrire quelque chose sur le roi de Rome ; un mot lui eût aplani tous les chemins, ouvert toutes les capitales : elle n’y songea pas un seul instant, et, dans sa saillie toujours prompte, elle ne trouvait à souhaiter à l’enfant qu’une bonne nourrice. Les Dix Années d’exil peignent au naturel les vicissitudes de cette situation agitée ; elle s’y représente étudiant sans cesse la carte d’Europe comme le plan d’une vaste prison d’où il s’agissait de s’évader. Tous ses vœux tendaient vers l’Angleterre, elle y dut aller par Saint-Pétersbourg.

C’est dans de telles dispositions longtemps couvées, et après cette crise résolue en une véritable maturité intérieure, que la Restauration trouva et ramena Mme de Staël. Elle avait vu Louis XVIII en Angleterre : « Nous aurons, annonçait-elle alors à un ami, un roi très-favorable à la littérature. » Elle se sentait du goût pour ce prince, dont les opinions modérées lui rappelaient quelques-unes de celles de son père. Elle s’était entièrement convertie aux idées politiques anglaises, dans cette Angleterre qui lui semblait le pays par excellence à la fois de la vie de famille et de la liberté publique. On l’en vit revenir apaisée, assagie, pleine sans doute d’impétuosité généreuse jusqu’à son dernier jour, mais fixée à des opinions semi-aristocratiques, qu’elle n’avait, de 95 à 1802, aucunement professées. Son hostilité contre l’Empire, son absence de France, sa fréquentation des souverains alliés et des sociétés étrangères, la fatigue extrême de l’âme qui rejette la pensée aux impressions moins hardies, tout contribua chez elle à cette métamorphose. Mme de Staël, en vieillissant, devait volontiers se rapprocher des idées anciennes de son père. De même qu’on a remarqué que les tempéraments, à mesure qu’on vieillit, reviennent au type primitif qu’ils marquaient dans l’enfance, se dépouillant ainsi par degrés des formes et des variations contractées dans l’intervalle ; de même que les révolutions, après leur élan, reviennent à un moindre but que celui qu’elles croyaient d’abord atteindre ou qu’elles avaient dépassé, de même nous voyons Mme de Staël, vers la fin de sa vie, se réfugier dans un système plus mixte, plus tempéré, mais pour elle presque domestique : c’était, pour la fille de M. Necker, s’en revenir simplement à Saint-Ouen rue d’accepter en plein la Charte de Louis XVIII.

Les Considérations sur la Révolution française, dernier ouvrage de Mme de Staël, celui qui a scellé le jugement sur elle et qui classe naturellement son nom en politique entre les noms honorés de son père et de son gendre, la donnent à connaître sous ce point de vue libéral, mitigé, anglais, et un peu doctrinaire, comme on dit, beaucoup mieux que nous ne pourrions faire. Aussitôt après son retour en France, elle ne tarda pas à voir se dessiner les exigences des partis, et toutes les difficultés qui compliquent les restaurations. Les ménagements, les mesures de conciliation et de prudence, furent dès l’abord la voie indiquée, conseillée par elle. Dans son rapprochement de Mme de Duras et de M. de Chateaubriand, elle cherchait à s’entendre avec la portion éclairée, généreuse, d’un royalisme plus vif que le sien : « Mon système, disait-elle en 1816, est toujours en opposition absolue avec celui qu’on suit, et mon affection la plus sincère pour ceux qui le suivent. » Elle eut dès lors à souffrir incessamment dans beaucoup de ses relations et affections privées par les divergences qui éclatèrent ; le faisceau des amitiés humaines se relâchait, se déliait autour d’elle : quelques acquisitions nouvelles et précieuses, comme celle de M. Mackintosh, ne la dédommageaient qu’imparfaitement. Jours pénibles, et qui arrivent tôt ou tard dans chaque existence, où l’on voit les êtres préférés, qu’on rassemblait avec une sorte d’art au sein d’un même amour, se ralentir, se déplaire, se rembrunir l’un après l’autre, se tacher, en quelque sorte, dans la fleur d’affection où ils brillaient d’abord ! Ces déchets inévitables, qui ne s’arrêtent pas devant les amitiés les plus chères, affectaient singulièrement Mme de Staël et la détachaient, sinon de la vie, du moins des vanités et des douceurs périssables. Elle avait fini par prendre moins de plaisir à écrire à M. de Montmorency, à l’admirable ami lui-même, à cause de ces malheureuses divergences auxquelles, lui, il tenait trop. M. de Schlegel en voulait beaucoup à cette politique envahissante, et se montrait moins à l’aise ou parfois amer, en ces cercles troublés qui ne lui représentaient plus la belle littérature de Coppet. Mme de Staël, sensible à ces effets, et atteinte déjà d’un mal croissant, se réfugiait ou dans la famille, ou, plus haut, dans la fidélité à Celui qui ne peut nous être infidèle. Elle mourut environnée pourtant de tous les noms choisis qu’on aime à marier au sien ; elle mourut à Paris74 en 1817, le 14 juillet, jour de liberté et de soleil, pleine de génie et de sentiment dans des organes minés avant l’âge, se faisant, l’avant-veille encore, traîner en fauteuil au jardin, et distribuant aux nobles êtres qu’elle allait quitter des fleurs de rose en souvenir et de saintes paroles.

La publication posthume des Considérations, qui eut lieu en 1818, fut un événement et constitua à Mme de Staël de brillantes et publiques funérailles. Elle y proposait, à la Révolution française et à la Restauration elle-même, une interprétation politique destinée à un long retentissement et à une durable influence. C’était une Monarchie selon la Charte à sa manière ; hors de celle-là et de celle de M. de Chateaubriand, il n’y avait guère de salut possible pour la Restauration : au contraire la marche contenue entre ces deux limites aurait pu se prolonger indéfiniment. Chaque parti, alors dans le feu de la nouveauté, s’empressa de demander au livre des Considérations des armes pour son système. Les louanges furent justes, et les attaques passionnées. Benjamin Constant dans la Minerve, M. de Fitz-James dans le Conservateur, en parlèrent vivement, et sous des points de vue assez opposés l’un à l’autre, comme on peut croire. M. Bailleul et M. de Bonald firent à ce sujet des brochures en sens contraire ; il y eut d’autres brochures encore. L’influence de pensée que par cet ouvrage Mme de Staël exerça sur le jeune parti libéral philosophique, sur celui que la nuance du Globe représenta plus tard, fut directe. L’influence conciliante, expansive, irrésistible, qui serait résultée de sa présence, a bien manqué, en plus d’une rencontre, au parti politique qui, pour ainsi dire, émane d’elle, et qui eût continué d’être le sien.

Mais c’est dans le domaine de l’art que son action, de plus en plus, je me le figure, eût été belle, efficace, cordiale, intelligente, favorable sans relâche aux talents nouveaux, et les recherchant, les modifiant avec profit pour eux et bonheur. Parmi tous ceux qui brillent aujourd’hui, mais disséminés et sans lien, elle eût été le lien peut-être, le foyer communicatif et réchauffant ; on se fût compris les uns les autres, on se fût perfectionné à l’union de l’art et de la pensée, autour d’elle. Oh ! si Mme de Staël avait vécu, admirative et sincèrement aimante qu’elle était, oh ! comme elle eût recherché surtout ce talent éminent de femme que je ne veux pas lui comparer encore ! comme, à certains moments de sévérité du faux monde et des faux moralistes, le lendemain de Lélia, comme elle fût accourue en personne, pleine de tendre effroi et d’indulgence ! Delphine, seule entre toutes les femmes du salon, alla s’asseoir à côté de Mme de R… Au lieu des curiosités banales ou des malignes louanges, comme elle eût franchement serré sur son cœur ce génie plus artiste qu’elle, je le crois, mais moins philosophique jusqu’ici, moins sage, moins croyant, moins plein de vues sûres et politiques et rapidement sensées ! comme elle lui eût fait aimer la vie, la gloire ! comme elle lui eût abondamment parlé de la clémence du ciel et d’une certaine beauté de l’univers, qui n’est pas là pour narguer l’homme, mais pour lui prédire de meilleurs jours ! comme elle l’eût applaudi ensuite et encouragé vers les inspirations plus sereines ! O Vous, que l’opinion déjà unanime proclame la première en littérature depuis Mme de Staël, vous avez, je le sais, dans votre admiration envers elle, comme une reconnaissance profonde et tendre pour tout le bien qu’elle vous aurait voulu et qu’elle vous aurait fait ! Il y aura toujours dans votre gloire un premier nœud qui vous rattache à la sienne75.