Chapitre II.
Réalité des idées égalitaires
Notre définition de l’idée de l’égalité est toute conventionnelle. Elle n’implique pas plus la réalité de son objet que la définition d’un triangle, ou même que l’invention d’une chimère. Avant donc de chercher les conditions sociologiques du succès des idées égalitaires, il importe de prouver ce succès même, et qu’elles existent bien, dans la réalité historique, comme idées sociales.
Dans deux cas en effet une étude sociologique des conditions de l’égalitarisme serait par avance inutile : non seulement si l’égalitarisme ne se montrait, de fait, dans aucune société, mais encore s’il se montrait dans toutes les sociétés. Dans un cas comme dans l’autre il serait établi que les formes sociales n’exercent sur lui aucune action appréciable. Ainsi, de ce que les marées vont et viennent aussi bien sans vents que par tous les vents, on conclut que les forces du vent ne déterminent en rien le va-et-vient des marées.
Essayons donc de prouver a posteriori qu’il se rencontre, dans quelques temps et quelques lieux, mais non dans tous les lieux et tous les temps, des idées sociales semblables à celles que nous avons définies a priori.
Mais d’abord, qu’entendre par « idées sociales » ? Se contentera-t-on pour les définir de les opposer aux idées individuelles ? Une conscience collective et impersonnelle existerait alors en dehors des consciences personnelles et particulières : comme elles, et indépendamment d’elles, « l’âme de la cité » le « Volksgeist », l’« esprit du temps » aurait ses pensées propres. Et ce seraient les pensées de ce mystère, les rêves de cette ombre, qui seules mériteraient le titre d’idées sociales ? Fuyons toutes les discussions qui tournent sans fin autour de ces entités en disant plus simplement qu’une idée est sociale lorsqu’elle est communément admise par les individus qui composent une société.
Mais encore, à quels signes reconnaître une idée communément admise ? Tous les individus prennent-ils une égale conscience des principes directeurs de leur groupe ? Nous suffira-t-il, pour découvrir leurs vrais traits d’union, d’examiner le premier venu, — ou nous faudra-t-il interroger ceux qui font profession de réfléchir, les penseurs, les faiseurs de systèmes ? Alors ne risquons-nous pas de nous perdre dans la diversité même de leurs théories, et, en suivant le fil des idées qui leur sont propres, de rencontrer, en lieu et place de l’unanimité cherchée, la variété dies opinions individuelles ?
Toutefois, sous l’empreinte originale des personnalités, il sera possible de retrouver, dans les œuvres d’un pays et d’un temps, les traces d’un même esprit ; ces notions communes qui, malgré les divergences des pensées personnelles, se seront imposées aux unes comme aux autres, on dira légitimement qu’elles « règnent ». Et puis, d’autres moyens nous restent, plus indirects, mais peut-être plus sûrs, de discerner les tendances dominantes d’une société. Toute pensée est un commencement d’action. Les pensées intimes et profondes d’un individu se traduisent dans sa conduite : parfois, pour les deviner, mieux vaut interpréter ses actes qu’écouler ses paroles, et s’en tenir à ce qu’il fait qu’à ce qu’il dit. Ainsi dans les sociétés, les modes d’actions généralement pratiquées seront les signes, les plus expressifs du tour des opinions généralement reçues : consolidées, objectivées ou non, inscrites dans les choses ou seulement dans les âmes, les habitudes collectives, — c’est-à-dire celles que chaque individu se sent tenu d’observer, — manifestent les idées acceptées par la masse des individus ; les transformations des autres ne peuvent manquer de s’exprimer par les transformations des autres. À moins d’admettre en elles que les institutions et les mœurs sont choses suspendues entre ciel et terre, qui se font et se défont toutes seules, il faut bien reconnaître qu’elles reposent, en un sens, sur l’entente des esprits à chacun desquels elles s’imposent. — et que par conséquent leur état est révélateur de l’état de l’esprit public.
**
Dans quelles sociétés les pensées et les habitudes, les livres et les codes, les institutions rêvées comme les institutions respectées manifestent-elles donc que l’esprit égalitaire est en marche ?
Si l’on se rappelle les éléments de notre définition de l’idée de l’égalité, on reconnaîtra aisément que nous n’avons eu, pour les ressembler, qu’à chercher autour de nous, dans les sociétés modernes et occidentales : c’est des réalités les plus proches que nous nous sommes inspirés ; c’est bien l’esprit de notre temps qui nous a soufflé nos mots.
Et sans doute, plongés au confluent des divers courants d’idées contemporaines, c’est leur diversité surtout que nous devons ressentir. De quoi sont frappés et chagrinés les esprits qui cherchent aujourd’hui leur voie ? De la multiplicité des principes qu’on invoque comme de celle des pratiques qu’on propose : pencherons-nous, en morale, vers le naturalisme ou l’idéalisme ? en politique, vers l’individualisme ou le socialisme ? — Au premier abord, il semble qu’on n’aperçoive pas de points de contact entre ces irréconciliables.
Toutefois, élevons-nous au-dessus de notre temps, et comparons en bloc les théoriciens de notre civilisation avec ceux des civilisations archaïques, ou seulement nos écrivains du xixe siècle avec ceux du xviie , nous mesurerons plus aisément le chemin parcouru par les sociétés : nous saisirons le mouvement d’ensemble par lequel des contemporains différents, et souvent ennemis, sont entraînés du même pas.
Qu’on suive en effet la direction idéaliste ou la direction naturaliste de la morale, — celle des doctrines de la dignité ou celle des doctrines de l’utilité, celle de Rousseau et de Kant ou celle de Bentham et de Stuart Mill, — on verra que ces routes opposées conduisent toutes deux à l’égalitarisme. Pour les kantiens, il est trop évident que, définissant la moralité par la bonne volonté, et dotant toutes les personnes humaines de volontés également libres, ils décrètent immédiatement, en même temps que l’égalité des devoirs, l’égalité des droits. Mais croit-on que les utilitaires la nient ? Sumner Maine en fait justement la remarque2 ; leur idéal, « le bonheur général, c’est-à-dire le plus grand bonheur du plus grand, nombre »
n’est recevable que s’ils prêtent à tous les individus un droit égal à la jouissance. Pour qu’une société vise à s’organiser suivant les principes utilitaires, il faut qu’elle ait d’abord accepté les principes égalitaires. Chacun, suivant la formule de Bentham, « doit y compter pour un et n’y compter que pour un »
— Ainsi la diversité des systèmes de morale modernes n’exclut pas la possibilité d’un accord, à un certain « moment », sur les prescriptions de l’égalité.
De même, la diversité des politiques préconisées n’empêche pas les libéraux et leurs adversaires, d’invoquer, les uns comme les autres, ces mêmes prescriptions. Ouvrons, après une histoire socialiste, une histoire individualiste de la notion de d’État au xixe
siècle3 : l’une comme l’autre nous laissent dans l’esprit l’idée que les individus ont les mêmes droits « non seulement à l’existence, mais encore à la culture »
, et qu’en face d’eux l’État n’a plus « que des devoirs »
, comme l’administration des intérêts collectifs et la garantie des droits individuels. Ceux-là mêmes qui ne s’accordent nullement sur les modes de l’intervention de l’État, semblent plus près de s’entendre sur sa raison d’être : les questions qui divisent sont des questions de « moyens » plutôt que des questions de « fins »4. Ainsi « pourvu que l’on veuille bien distinguer entre l’individualisme-fin et l’individualisme-moyen »
on s’aperçoit que les deux extrêmes de la politique se touchent en plus d’un point : le socialisme et l’individualisme discutent sur les pratiques propres à réaliser les principes égalitaires moins que sur ces principes eux-mêmes5. — Tant il est vrai que sous les couleurs diverses des politiques et des morales, un même fond d’idées sociales transparaît.
Objectera-t-on que cette revue est singulièrement incomplète ? qu’il existe jusqu’à nos jours plus d’une politique conservatrice et plus d’une morale aristocratique ? — Soit, mais n’oublions pas notre but : nous ne cherchons nullement ici à connaître, dans ce qui caractérise et distingue, chacun d’eux, les différents systèmes élaborés par les théoriciens mais bien à discerner le sens général des idées qui ont « réussi », c’est-à-dire s’imposent aux sociétés modernes, et pénètrent leur organisation. Si la comparaison des philosophies, qu’elles ont vu naître nous laisse encore incertains, comparons donc leurs institutions mêmes, et les réformes qu’elles leur font subir, — leurs tendances vraiment dominantes ne sauraient de cette façon nous échapper.
Depuis le moment où Tocqueville la saluait en termes religieux, la procession de l’humanité vers la démocratie est un fait, semble-t-il, universellement reconnu. Qu’ils fassent consister le progrès dans le passage des sociétés de type militaire aux sociétés de type industriel, — ou des sociétés fondées sur la solidarité mécanique aux sociétés fondées sur la solidarité organique, — ou des sociétés dominées par la coutume aux sociétés dominées par la mode6 — les différents systèmes sociologiques ont exprimé ce même fait chacun à leur façon : la différence même de leurs principes ou de leurs méthodes rend d’autant plus vraisemblable la réalité du phénomène qu’ils s’accordent à constater.
Il faut se garder, sans doute, de tenir pour démontré dès à présent que la démocratie soit forcément l’aboutissant de toute évolution sociale : ce serait se méprendre étrangement sur le caractère des lois sociologiques que d’y voir on ne sait quelles « lois d’évolution » qui prédestineraient, par exemple, — quelles que dussent être les circonstances variées de leur développement, — toutes les sociétés à la démocratie. Retenons plutôt que ce progrès dans le sens démocratique est, sur la surface de la terre, une sorte d’exception, ou encore que toutes les sociétés ne sont pas élues pour ce que nous appelons le progrès. C’est seulement dans deux parties du monde, l’Europe et l’Amérique, sur les points où quelques peuples latins, germains, anglo-saxons ont institué une certaine civilisation dite occidentale, que nous pouvons constater une « évolution générale » vers la démocratie. Mais, entre ces limites, elle se manifeste avec toute la clarté désirable.
À quel résultat nous conduit en effet l’histoire des partis et des formes politiques au xixe siècle dans les différents pays d’Europe ? — Des deux partis extrêmes, l’absolutiste et le démocrate, qu’elle distingue au lendemain de la Révolution, — l’un voulant une société fondée sur l’inégalité héréditaire et un gouvernement fondé sur la souveraineté absolue du prince, l’autre réclamant l’égalité sociale et la souveraineté du peuple, — c’est le démocrate qui l’a emporté7. Sumner Maine est obligé de le reconnaître : la théorie de la souveraineté nationale, substituant à la doctrine de l’État-maître la doctrine de l’État-serviteur, est pleinement acceptée en France, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, en Belgique, en Grèce, en Suède, en Norvège ; et si ni l’une ni l’autre ne la professent expressément l’Allemagne la respecte, l’Angleterre la pratique8. Le régime absolutiste, confiné dans les empires de l’Est, en Russie ou en Turquie, n’est plus, nous dit M. Seignobos 9, qu’une survivance. Le régime libéral devient le gouvernement normal de l’Europe.
Et sans doute il est, suivant les États, inégalement réalisé. Tous n’admettent pas encore, par exemple, le suffrage. Universel ; plusieurs s’en tiennent au suffrage restreint ou au suffrage gradué, ou au vote plural. Mais tous du moins, les uns plus tôt, les autres plus tard, sont obligés de s’ouvrir à l’idée de l’égalité politique. « Dans l’État moderne, dit M. Benoît
10, qu’il soit empire, royaume, ou république, personne n’est plus en dehors ni au-dessus de la loi. Le législateur lui-même est dans la loi et sous la loi. Le pouvoir législatif ne réside plus, ainsi qu’il résidait jadis, dans la personne d’un chef plus ou moins assisté de quelques conseillers ; il réside ou il est censé résider dans le peuple. »
La pyramide est décidément retournée.
Et qu’on n’ajoute pas, avec S. Maine, que tous ces, changements ne sont que des changements de forme gouvernementale — peut-être éphémères, peut-être superficiels : c’est l’ensemble de leurs institutions que les sociétés occidentales transforment, d’un même mouvement, dans le même sens. Ce n’est pas seulement la faculté de contribuer au gouvernement, mais celle d’être également protégés par les lois, d’accéder sous les mêmes conditions aux fonctions publiques, celle même de participer aux richesses collectives, qu’elles tentent de distribuer à tous leurs membres : elles ne veulent l’égalité politique que parce qu’elles veulent l’égalité juridique, civile, économique.
Pour l’égalité devant la loi — l’isonomie — il est trop évident qu’elle est la première œuvre des États modernes et qu’ils inaugurent, plus ou moins lentement, l’ère démocratique par la destruction des lois particulières. Des lois comme, celle qui, intitulée Maître et Employé, reconnaissait, naguère encore, en pleine Angleterre du xixe
siècle, l’inégalité légale de l’ouvrier et du patron, apparaissant, comme de moins en moins tolérables. « Non sunt privatae leges »
, le principe du vieux droit romain domine enfin l’histoire de l’Europe. Le monopole s’efface en même temps que le privilège. Le nombre des fonctions héréditairement transmises va diminuant, tandis qu’augmente celui des fonctions individuellement acquises après concours. L’égal accès aux fonctions publiques est, avec l’isonomie, le minimum des droits que tout gouvernement moderne reconnaît à ses sujets. Quant à l’égalité économique enfin, si elle est, de toutes, la moins réalisée, on peut juger, par les efforts que font tous les gouvernements pour réglementer les rapports du capital et du travail, que les aspirations qu’elle suscite se traduiront à leur tour dans les institutions.
Que toutes ces tendances répondent précisément aux idées que nous avons définies, il est aisé de le démontrer.
Et d’abord le premier postulat qui leur est commun est l’idée de la valeur propre l’individu. N’est-ce pas à cette idée qu’obéit le droit lorsqu’il détache, pour le juger, l’individu de son groupe, et déclare que les fautes, comme les mérites, sont personnelles ; — l’administration publique, lorsqu’elle enlève ses fonctions aux familles qui en faisaient des propriétés transmissibles, pour les prêter aux individus qu’elle adjugés capables de les remplir, — la politique, lorsque, dans ses systèmes électoraux elle compte, non par ordres, corporations ou lignages, mais par individus, — l’économie enfin, lorsqu’elle refoule toutes les espèces du communisme pour chercher une organisation qui assure à chaque individu sa part ?
Mais sont-ce des parts égales que ces reformes tendent à faire aux hommes, si différents qu’ils soient, ou — comme il le faudrait pour qu’elles répondissent à notre définition, — sont-ce des parts proportionnelles à la valeur des actes ?
Pour l’égalité civile et juridique, il est trop clair qu’en la réclamant on ne nie nullement les différences individuelles : on veut au contraire qu’il soit tenu compte, et tenu compte seulement, des mérites ou démérites personnels. Déclarer tous les citoyens égaux devant la loi, ce n’est pas demander qu’elle assure à leurs actions, si différentes qu’elles soient, les mêmes sanctions, mais au contraire qu’elle proportionne, à l’inégalité des fautes commises ou des services rendus, les sanctions dont elle dispose. De même, lorsqu’on décrète que tous les citoyens seront « également admissibles à toutes dignités places et emplois publics »
, on efface, — pour reprendre la formule de la Déclaration des Droits, — toute distinction autre que « celle de leurs vertus et de leurs talents »
; mais c’est précisément à seule fin de mettre cette distinction en relief qu’on veut effacer toutes les autres. Le régime démocratique du concours, proclamant l’égalité des droits des concurrents, a justement pour but de mesurer les différences de leurs facultés.
Mais, avec la conscience de ces différences, l’exigence de l’égalité économique et politique s’accordera-t-elle aussi aisément que celle de l’égalité civile et juridique ?
On semble parfois croire que l’égalitarisme économique impliquerait la négation de la différence des capacités, et qu’il donnerait tout uniment à chacun la même part. Toutefois, il faut reconnaître que rien, dans le mouvement des institutions, modernes ne permet de prévoir l’opération difficilement concevable qui consisterait à distribuer, en parts égales, les richesses de la nation : si les théories socialistes agitent la conscience publique, c’est bien plutôt lorsqu’elles dénoncent la disproportion qui subsiste entre certains travaux et certains salaires, et demandent la mise en pratique de la maxime : « À chacun selon ses œuvres. »
Reste l’égalitarisme politique, qui semble en effet, au premier abord, difficilement conciliable avec l’idée de la diversité des hommes. Des citoyens qui se décrètent tous électeurs et éligibles ne se décernent-ils pas, du même coup, les mêmes aptitudes. Et leur respect des décisions de la majorité ne s’explique-t-il pas parce que, comme le dit Tocqueville11, il leur paraît invraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre ? — On peut toutefois, sans croire à l’identité des lumières, exiger l’égalité des droits politiques : cette exigence se justifie de plus d’une façon. N’est-ce pas un fait d’expérience que si l’on confie à une seule classe de citoyens l’exécution comme la confection des lois par lesquelles doivent être maintenues ou obtenues l’égalité civile, juridique, économique, ces égalités mêmes se trouvent fatalement menacées ? Par où s’expliquerait la nécessité de faire également participer les individus différents à la surveillance d’un système d’institutions, qui a pour fin la juste appréciation des différences individuelles. L’égalité politique serait ainsi conçue comme une sorte de garantie générale de toutes les autres : par celle-là comme par celles-ci une même idée se manifesterait, qui se trouve conforme à notre définition : ce que paraissent vouloir les sociétés modernes, occidentales, c’est qu’on tienne compte des différences des hommes en même temps que, de leurs ressemblances, et que par suite on proportionne, aux valeurs de leurs actions personnelles, les sanctions qu’on leur distribue.
Toutefois, parmi les institutions que maintiennent nos sociétés, n’en est-il pas qui contrarient directement cet idéal ?
L’existence de « classes » sociales, que d’aucuns vantent comme d’admirables instruments de sélection naturelle, qui, par les barrières qu’ils dressent entre les groupements, et les privilèges qu’ils assurent à certains d’entre eux, veillent à la conservation des supériorités12, n’inflige-t-elle pas un incessant démenti à notre théorie ? L’idée de l’égalité, nous l’avons remarqué, répugne à l’idée de la classe.
Mais rappelons d’abord que les classes, dans nos sociétés, n’existent plus en droit. En ce sens Guizot avait raison de déclarer qu’il n’y a plus de luttes de classes : les classes n’ont plus d’existence officiellement reconnue. Oserait-on déclarer, dans une même société moderne, la coexistence de deux droits différents, fixant, pour un même acte, une forte peine s’il a été commis par un artisan, une faible peine s’il a été commis par un propriétaire ? De même, nous avons vu que les fonctions publiques cessent d’être l’apanage de telle catégorie de citoyens, comme les droits politiques commencent à se répartir entre tous les citoyens sans distinction.
On dira peut-être que, si les classes ne se laissent plus définir ni civilement, ni juridiquement, ni politiquement, l’inégalité économique suffit à les distinguer ? — C’est elle que visent les socialistes lorsqu’ils en appellent à cette éternelle lutte des classes qui mène l’histoire : ils opposent la classe des prolétaires à celle des capitalistes. Mais, — sans compter les difficultés auxquelles on se heurte si l’on veut marquer avec précision où commence le prolétaire et où finit le capitaliste, — il faut observer qu’ici encore les différences de fait n’entraînent nullement des différences de droit. Il n’y a pas de lois faites pour interdire, à telle catégorie de citoyens, telle espèce, d’activité productrice de richesses : la société laisse tous ses membres également libres d’acquérir et de posséder. Et peut-être les socialistes pourront-ils prouver, — étant donnée la façon dont se distribuent, en fait, les richesses, — que cette liberté est « illusoire », que cette égalité des droits économiques n’est pas « réelle ». Ce qui importe ici à notre thèse, c’est qu’elles existent du moins « théoriquement ». On démontrera peut-être que l’agencement des lois sur la transmission des propriétés foncières, par exemple, doit avoir pour conséquence indirecte la pauvreté d’un nombre toujours plus grand d’individus ; il n’en reste pas, moins qu’aucune loi, formellement et directement, ne leur interdirait la richesse. Rien donc, dans le système des institutions que nos sociétés s’imposent, qui permette de conclure qu’elles avouent l’existence des classes, et professent ces distinctions collectives et préjugées devant lesquelles s’effaceraient, nous l’avons vu, les justes distinctions individuelles.
Toutefois, les distinctions qui n’ont plus d’existence légale ne survivent-elles pas dans les mœurs ? N’est-ce pas un fait que toutes nos sociétés occidentales supportent, plus ou moins docilement, une sorte de hiérarchie mondaine qui les divise en groupes plus ou moins distingués, considérés ou suspectés, et que la façon dont on y traite un individu dépend le plus souvent du groupe auquel, d’après son habit, ses manières ou son ton, on aura jugé qu’il appartenait ?
Mais d’abord ces distinctions de « mondes » perdent chaque jour de leur, rigidité : ce ne sont plus, des, castes, où l’on entre que par droit de naissance, mais des cercles, qui par l’admission chaque jour plus tolérante d’éléments hétérogènes, s’élargissent incessamment. De plus, entre ces cercles mêmes, les distances sont de moins en moins marquées ; si délicat qu’il soit de mesurer ces nuances, on peut affirmer que les égards, entre classes supérieure et inférieure d’unilatéraux qu’ils étaient se font de plus en plus réciproques13. Et enfin, dans des sociétés comme les nôtres, où les règles essentielles de l’activité, générale, ne manquent plus d’être dûment formulées, où la puissance de l’État se met immédiatement au service des habitudes collectives vraiment indispensables au bien de l’ensemble, la portion de la vie sociale que les lois abandonnent en quelque sorte aux mœurs proprement dites perd chaque jour de son importance. Si donc il est vrai que les mœurs maintiennent contre les lois, sur plus d’un point, des distinctions anti-égalitaires, on peut convenir avec Cournot que ce sont là, dans le « pêle-mêle démocratique »
, des « sénilités inoffensives »
.
Mais n’est-il pas d’autres phénomènes sociaux, singulièrement plus vivants que les classes, et reposant, non plus sur quelques conventions d’ailleurs ébranlées, mais sur tout un système d’institutions solidement assises, orientées dans un même sens, et qui iraient directement, à l’encontre de l’une au moins des idées que nous avons, définies ?
L’idée de la valeur de l’humanité en général nous a paru être, en même temps que l’idée de la valeur propre à la personne, une des pierres angulaires de l’égalitarisme. Or, s’il est vrai que, dans la civilisation, occidentale, les classes ne semblent plus assez fortement constituées pour tenir tête à l’esprit individualiste, les nations ne le sont-elles pas assez, pour faire tort à l’esprit humanitaire ? Demandons-nous donc si, entre l’idée de la nationalité, et celle de l’humanité, l’opposition est irréductible et si par suite la Révolution, — dont, le principe des nationalités découle en même temps que celui de l’égalité des hommes, — a enfanté des frères ennemis.
En fait, les institutions que nous avons comparées pour, deviner l’état d’esprit qu’elles supposaient, étaient bien, quoique orientées dans un même sens, des institutions particulières, faites pour des sociétés séparées. Plantées sur un territoire limité, elles n’abritent, qu’un nombre d’hommes déterminé. L’idée qu’on trouve directement à leur racine est celle de l’égalité des nationaux, non celle de l’égalité des hommes.
Toutefois demandons-nous s’il n’y a pas, entre ces deux idées, une parenté nécessaire. La première, seule s’exprime directement par les institutions, soit : mais ne suppose-t-elle pas logiquement la seconde ? Ce n’est pas par accident que la Déclaration des Droits de l’Homme précède la Déclaration des Droits du Citoyen. L’idée que les Français invoquent pour exiger telle réforme égalitaire n’est pas l’idée que seuls au monde les Français sont égaux entre eux, tandis que les Américains ou les Allemands seraient inégaux, c’est l’idée plus générale qu’un homme vaut un homme. Et qu’on ne croie pas que seul le « rationalisme français » était capable de remonter à ces notions universelles, M. Janet a justement remarqué14 que la Déclaration d’indépendance des Américains et surtout les Déclarations des Droits de leurs États contenaient de nombreuses maximes de Droit naturel. Toute réforme nationale délibérée est la mise en œuvre d’un syllogisme pratique, dont la majeure, exprimée ou sous-entendue, contient des propositions qui touchent à l’humanité15.
On demandera si du moins, entre ce principe général de l’égalitarisme et les moyens spéciaux qu’on emploie pour le réaliser, il n’y a pas quelque contradiction. Vous partez de la déclaration que tous les hommes sont égaux et vous aboutissez à des décrets qui ne conviennent qu’à une partie des hommes : vous tracez donc des cercles juridiques, civils, politiques, économiques, où vous englobez les uns et dont vous excluez les autres.
Mais lorsque nous organisons une association, conformément à certains principes universels, à l’aide des moyens particuliers que, nous trouvons à notre disposition, en un cercle limité, nous ne nions nullement les droits du reste des hommes à organiser, conformément aux mêmes principes, des associations en d’autres cercles. Autre chose est ne pas établir de rapports juridiques avec eux, autre chose établir de tels rapports sur un pied d’inégalité. On sait d’ailleurs qu’en fait, lorsque des individus étrangers l’un à l’autre entrent en relation, ils ne se trouvent plus désormais, en face l’un de l’autre, dépourvus de droits. Des conventions de plus en plus nombreuses se nouent, un droit international privé se constitue à côté du droit international public, prouvant que, malgré tout ce qui sépare les nations modernes, elles reconnaissent aux hommes en tant qu’hommes une valeur propre.
Et sans doute ces tendances humanitaires, comme les tendances individualistes, sont encore loin de passer toujours et partout à l’acte. Il n’est que trop aisé de mesurer l’abîme qui sépare la réalité de l’idéal démocratique. Il n’en reste pas moins que si l’on compare, pour juger du chemin parcouru, l’état actuel de nos institutions, non pas à leur état rêvé, mais à leur état passé, le sens de leur marche est indubitable : l’idée de l’égalité et la mesure de leur progrès comme de leurs retards. Pierre Leroux a bien montré comment, au milieu même des inégalités pratiques qu’il dénonce, les principes égalitaires se manifestent16.
Ils sont dès à présent assez engagés dans les institutions publiques pour qu’on puisse les dire portés, non pas seulement par quelques individus, mais par la masse des peuples mêmes ; l’idée de l’égalité telle que nous l’avons définie, postulant la valeur de l’individualité en même temps que celle de l’humanité, demandant par suite qu’on tienne compte des différences en même temps que des ressemblances des hommes, peut être à bon droit regardée, dans nos sociétés occidentales, comme une idée sociale réelle.
**
Mais ne la rencontrerait-on pas, au même titre, dans toutes les sociétés ?
Ne nous attardons pas à réfuter une supposition qui nie l’évidence. Si le droit moderne est avide d’égalité, le caractère de l’ancien droit est qu’il « vit de distinctions »
17. L’ancien régime était assis sur ces « lois particulières »
qu’ébranle le nouveau. Nous avons nous-mêmes rappelé, en cherchant l’esprit des institutions démocratiques, qu’elles sont des conquêtes toutes fraîches, et que, sur bien des points, il est loin d’avoir gagné tout le terrain auquel il prétend. Il suffit de rapprocher un instant l’ordre social moderne du féodal, par exemple, pour faire jaillir cette vérité, que le succès de l’égalitarisme est chose nouvelle sous le soleil.
Rien n’y serait plus vieux au contraire, suivant certaines théories : l’idée de l’égalité ne serait sans doute pas universelle, mais elle serait primitive. L’anthropologie, apportant — une confirmation inattendue des visions de Rousseau, nous prouverait « scientifiquement » qu’il suffit de remonter aux origines des sociétés humaines pour reconnaître, dans toute sa pureté, l’égalitarisme. Sautons par-dessus les monarchies, grandes et petites, qui ont étouffé de plus en plus la liberté primitive et brisé le ressort de la dignité18 : nous nous retrouvons, chez les Fuégiens ou les Iroquois, face à face avec le sentiment de l’indépendance individuelle et de l’égalité sociale. Dès lors le républicanisme de nos âges n’est plus qu’un « républicanisme de retour »
. L’histoire est un serpent qui se mord la queue. L’égalité est au départ comme à l’arrivée. — Thèse qui ruinerait la nôtre par avance : comment chercher encore un rapport entre les formes sociales et l’égalitarisme s’il est préalablement démontré que les sociétés les plus différentes de toutes — comme ces hordes primitives et nos États modernes — sont précisément, les unes comme les autres, égalitaires ?
Cette « sociologie sérieuse »
a pour elle de flatter plusieurs de nos goûts, tant intellectuels que sentimentaux. En nous présentant l’égalitarisme comme préhistorique, elle nous permet de penser qu’il est essentiellement naturel à l’homme, — d’attribuer à notre idéal une sorte de réalité vague à souhait, — de donner un air scientifique à nos préférences, — et enfin de satisfaire à ce vœu de symétrie qui nous pousse à voir partout, tant dans le champ du droit que dans celui de l’économie politique, des reviviscences, des ricorsi, des rééditions de l’histoire.
On commence heureusement à se mettre en garde contre ces façons de faire parler les faits. On s’aperçoit qu’aucune prétendue « loi d’évolution » ne force les sociétés à repasser sur leurs anciennes empreintes19, et que, suivant toutes les « lois de causation », il faut au contraire, pour qu’un phénomène social ressuscite, que le mouvement de l’histoire ait préalablement ramené la combinaison de conditions propre à le susciter. Quant aux faits qu’on allègue, et qui se manifesteraient identiques dans les milieux précisément les plus différents, il suffit de les examiner un à un pour reconnaître que cette identité n’est que superficielle, ou même apparente : au fond, rien n’est plus différent du troc primitif que le clearing-house des banques d’Angleterre, du communisme archaïque, que le collectivisme à la moderne20. D’un autre côté, les ethnologistes eux-mêmes dénoncent enfin ce procédé qui consiste à mettre à profit l’obscurité dont les institutions des sociétés primitives restent fatalement entourées pour leur faire prouver ce que l’on veut. « Chez ces peuplades errantes et inorganisées, nous dit Post
21 (les Fuégiens ou les Veddahs, par exemple), un savant préoccupé d’une théorie pourra découvrir aussi bien la promiscuité que la monogamie, la propriété privée, que la propriété collective »
— ajoutons l’inégalité que l’égalité. — « En réalité, on n’y trouve rien du tout de cela, mais l’absence même de toute organisation rend possible une infinité de combinaisons qui n’arrivent même pas toujours à se consolider en formes sociales, et auxquelles, en tout cas, il faut se garder d’appliquer nos concepts modernes. Il est hors de doute que la coexistence d’un certain homme avec une certaine femme chez ces peuples primitifs n’a rien de commun avec le mariage monogamique de l’Europe moderne. »
Ainsi, ajouterons-nous, leur prétendu égalitarisme, qui n’est que l’absence même de lois reconnues, de fonctions définies, de propriétés fixées, de gouvernement stable, n’a pas de commune mesure avec le nôtre.
Là où une organisation proprement dite commence à se dessiner, on n’aperçoit pas toujours, sans doute, cette subordination déclarée de certaines classes à certaines autres, qui manifeste le règne de l’inégalité. Il ne s’est pas trouvé partout d’individu tout-puissant ou de race conquérante, pour réduire la masse du peuple à un état légalement inférieur. Suivant Post 22, cette organisation « seigneuriale », serait postérieure (autant qu’on peut donner des rangs d’apparition aux différentes formes sociales), à l’organisation « familiale » et à l’organisation « communale », dans lesquelles les us et coutumes ne supposeraient pas encore l’établissement de distinctions de classes.
Mais qui oserait soutenir que les institutions familiales ou communales révèlent la présence de l’idée de l’égalité telle que nous l’avons définie ?
Ne sait-on pas que d’abord, autant qu’on peut comprendre l’esprit qui les anime, les familles primitives ne paraissent pas concevoir l’idée qu’aucun droit puisse exister pour l’étranger, pour le sans-famille, — pour l’homme en tant qu’homme ? D’autre part, est-il même permis d’affirmer qu’elles reconnaissent des droits propres à leurs membres, comme à des personnes distinctes du groupe, — c’est-à-dire à l’individu en tant qu’individu ? Les groupements primitifs sont des touts aussi compacts que fermés, où il ne semble y avoir place ni pour l’humanité, ni pour l’individualité. L’individu n’a d’existence légale que comme partie du groupe. Seuls les rapports des groupes sont réglés ; à quel titre parler ici de l’égalité civile, juridique, économique, politique des personnes ? Une faute est-elle commise par un de ses membres ? C’est le groupe tout entier qui paie : l’on sait avec quelle lenteur la responsabilité individuelle se dégagera de la responsabilité collective. — Mais du moins, dira-t-on, il n’y a pas encore de riches et de pauvres ? — C’est qu’il a y a pas encore d’individus possesseurs ; le groupe seul possède. L’histoire de la propriété est l’histoire des longs efforts de l’individu pour posséder enfin en propre. — Mais le gouvernement n’est pas réservé à une classe ; les décisions qui intéressent le peuple sont prises directement par l’assemblée du peuple. — Remarquons que là où de pareilles assemblées se rencontrent en effet, elles n’ont nullement la signification de nos assemblées électorales. On n’y trouve point l’usage de compter les voix pour déterminer la majorité : preuve qu’il n’est pas juste de dire que dans ces réunions « chacun compte pour un et ne compte que pour un »
. — Mais enfin, dans les sociétés très primitives, les fonctions nécessaires à l’existence commune ne sont pas encore réservées à une certaine classe ? — C’est que les fonctions n’y sont pas encore différenciées, et que tout le monde remplit à peu près les mêmes ; au moment où elles se différencient, on les voit le plus communément devenir la propriété de castes. — En un mot s’il est possible de définir dès maintenant le trait auquel on reconnaîtra qu’une société est primitive, ce sera justement l’absence de cette idée de la valeur propre à l’individu qui nous a paru si nécessaire à la constitution de l’égalitarisme. C’est là un des résultats sur lesquels les sociologues de différentes écoles semblent près de s’accorder23 : l’esprit des sociétés primitives pourra être, si l’on veut, appelé « communiste » ; on y pense par groupes, familles ou tribus, non par personne. Comme le dit Marx, le cordon ombilical qui relie l’individu au groupe n’est pas encore coupé.
C’est donc antidater abusivement une conception des modernes que de prêter aux primitifs les idées égalitaires.
**
Mais, refuser de connaître l’égalitarisme au point de départ des sociétés, ce n’est nullement affirmer — nous ne l’oublions pas — qu’il ne peut apparaître qu’aux dernières étapes de leur évolution.
Encore une fois c’est égarer la sociologie que de la lancer dès à présent à la recherche de prétendues lois d’évolution, suivant lesquelles tous les moments de la vie des sociétés, faussement assimilées à des organismes, seraient prédéterminés dans leur germe. Avant de fixer, s’il y a lieu, l’ordre de succession de leurs formes, nous voulons d’abord observer en fonction de quelles conditions ces formes varient. Rien d’étonnant, pour qui prend cette attitude, à ce que des idées sociales analogues se révèlent à des périodes différentes de l’histoire. Par exemple, si au lieu de remonter jusqu’à des origines inaccessibles, nous cherchons plus près de nous, l’espoir de rencontrer l’idée de l’égalité ne nous est pas interdit a priori. La période qui précède immédiatement l’ère moderne — celle de la féodalité — suppose un esprit tout contraire au nôtre ; mais, pour la période antérieure à celle-ci, en est-il de même ? Cet égalitarisme que nous ne trouvons ni dans la préhistoire ni au moyen âge, ne se rencontre-t-il pas dans un temps trop dédaigné des ethnographes : l’antiquité classique ?
On sait, sans doute, combien il est dangereux d’interpréter les institutions des démocraties anciennes par les idées familières aux démocraties nouvelles. Entre leurs types sociaux il y a plus d’analogies superficielles que d’analogies profondes, tant les grands États de l’Europe moderne diffèrent des petites cités antiques. On nous dit : « Sur la surface entière du globe étendez la cité grecque et vous avez l’humanité24. »
Mais d’abord l’extension n’est pas ici de médiocre importance, et, comme elle a produit les conséquences les plus profondes, elle ne s’est pas produite sans les causes les plus puissantes. Comment, du sentiment que quelques hommes avec lesquels on vit sont égaux, en est-on venu à l’idée que tous les hommes, en principe, ont les mêmes droits, voilà le pas qui importe.
La cité antique, tant qu’elle restait fidèle à ses principes traditionnels, ne pouvait le franchir. On sait assez, par sa façon de traiter l’étranger, que l’isolement est sa loi : c’est, par essence, une église fermée. D’ailleurs, à l’intérieur même de cette église, est-il vrai que nous rencontrons notre idée des droits propres à l’individu ? L’analyse des institutions civiles et juridiques, politiques et économiques des républiques anciennes a fait la preuve que la personne humaine y comptait pour bien peu de chose25.
Et l’histoire des doctrines a confirmé sur ce point l’histoire des institutions. « La valeur de la détermination qui résulte d’une conviction personnelle, comme l’idée des droits et des devoirs de l’homme en général ne sont, suivant Zeller
26, des principes généralement reconnus que dans la période de transition qui coïncide avec la disparition de l’ancien point de vue grec. »
La fameuse distinction de la « liberté à l’antique »
et de la « liberté à la moderne »
27 repose sur cette observation que le véritable prix de l’individu était inconnu à la cité antique. Ses principes constitutifs contredisaient doublement les principes égalitaires. « La cité, conclut Fustel
28, était la seule force vive ; rien au-dessus, rien au-dessous »
: — ni humanité, ni individualité.
Mais l’évolution des États ainsi constitués devait justement se terminer par la mise en valeur de l’une et de l’autre de ces deux idées. Ni l’une ni l’autre n’avaient trouvé place dans les fondements de la cité antique : elles nous apparaîtront au moins un instant, debout sur ses ruines. La philosophie du ve siècle diffère de celle du ive , la morale stoïcienne et chrétienne de la morale platonicienne et aristotélicienne tant par le cosmopolitisme que par l’individualisme. Et ce n’est pas seulement dans les théories que cette nouveauté des idées se manifeste, c’est dans les institutions mêmes.
On sait toute la distance qui sépare l’ancien Droit romain du Droit nouveau, élargi par les édits des préteurs. Le Droit quiritaire admettait, entre les classes d’hommes comme entre les espèces de propriétés, une foule de distinctions : distinction des agnats et des cognats, distinction des res mancipi et des nec mancipi, toutes s’effacent peu à peu devant le jus gentium, qui ne retient que l’élément commun des diverses coutumes locales. Les plébéiens ont conquis les droits politiques et même religieux que les patriciens se réservaient : l’étranger les conquiert à son tour. La cité romaine s’étend à l’humanité ; les règles universelles prévalent sur les usages particuliers ; le « Droit naturel » s’élabore29.
Sans doute les manifestations de ces idées nouvelles sont bien timides, et si l’on peut dire, bien platoniques encore. Il n’est que trop aisé de le prouver, l’Empire romain vit d’inégalités de toutes sortes, économiques, politiques, même civiles et juridiques. L’esclavage n’y subsiste-t-il pas ? S’il est vrai d’ailleurs que les lois de l’Empire effacent la distinction entre le civis et le peregrinus, ne tracent-elles pas une distinction nouvelle entre l’honestior et l’humilior ? Au premier, elles réservent des honneurs interdits au second, et au second des peines inapplicables au premier30. — Et enfin, là même où les lois décrètent l’égalité, croit-on que les mœurs l’acceptent facilement ? Voyez avec quel mépris orateurs et poètes31 traitent les nouveaux venus de la cité romaine, tant la plèbe indigène « misérable et affamée » que les races étrangères « barbares et sauvages ». Le peuple lui-même méprise les citoyens de fraîche date, si différents du vieux quirite. « On ne veut pas de fils de l’Égypte parmi les conjurés »
, dit une inscription de Pompéi32. Des mesures libérales comme celle de Caracalla ne doivent donc pas faire illusion ; il ne pouvait opérer par décret un nivellement général ; mille habitudes sociales, installées par les siècles au plus profond de l’esprit romain, juraient avec les idées égalitaires.
Il n’en reste pas moins que ces idées sont dès lors déclarées, proclamées, livrées au commentaire du monde. Le Droit nouveau est un Droit à principes philosophiques ; les auteurs des Pandectes, en juristes stoïciens, prétendent conformer les lois aux exigences de la Raison ; pour l’éducation de l’humanité ils inscrivent les maximes égalitaires au fronton du temple. — Et si l’on exagère lorsqu’on représente, à la fin de l’Empire romain, tout le peuple pénétré des idées nouvelles, on ne se tromperait pas moins en croyant qu’elles demeuraient cachées dans le cerveau des quelques juristes isolés. Ils sont nombreux et de toutes conditions les Romains qui philosophent et demandent à la philosophie des maximes de conduite. On sait que les Stoïciens régnèrent en même temps que les Empereurs, et avec assez d’éclat pour émouvoir l’opinion. Épictète, dit Origène, était dans toutes les mains. Une école qui réunissait un esclave comme Épictète, ami d’Adrien, un chevalier comme Musonius Rufus, un consulaire comme Sénèque, un empereur comme Marc Aurèle ne pouvait manquer d’exercer, tant par l’exemple que par la doctrine, une large influence égalitaire33.
De fait, tandis qu’un Aristote, cédant sans doute à la pression de son temps, n’ose assimiler les esclaves aux hommes, ce n’est pas une voix, mais vingt voix qui s’élèvent, sous l’Empire, pour demander que les esclaves soient enfin traités comme des hommes. Si la loi hésite à les affranchir, les classes supérieures se flattent de les relever, et les classes populaires de les soutenir34. Christianisme et Stoïcisme conspirent pour l’élargissement des sociétés et l’émancipation des individus. En un mot, malgré toutes les survivances de l’esprit de la cité antique, à la fin de l’Empire romain, l’étranger a forcé les portes du droit, l’esclave va les forcer à son tour. L’idée se fait jour qu’il existe une humanité, dont chaque membre a sa valeur propre : ce sont bien nos théories égalitaires qui brillent déjà dans le crépuscule de l’antiquité.
Ce ne devait être qu’un éclair. L’heure n’était pas encore sonnée où les sociétés devaient s’organiser durablement au nom de ces principes. L’Empire romain, qui avait pu les révéler au monde, n’avait plus la force nécessaire pour les réaliser dans les masses, sans doute trop nombreuses et trop hétérogènes, qu’il avait rassemblées sous sa loi. Des principes tout contraires dominent le chaos qui suit l’écroulement de l’antiquité, jusqu’au jour où les modernes, reprenant à leur compte les idées anciennes, reconstruisent, sur nouveaux plans, des démocraties.
Il n’en reste pas moins qu’avant de descendre à l’origine de nos sociétés modernes les idées égalitaires se sont montrées à la fin des sociétés antiques, et qu’en ce sens encore la civilisation gréco-romaine est bien la mère de la civilisation européenne.
**
En résumé, l’idée de l’égalité des hommes, telle que nous l’avions définie, ne nous a pas semblé se manifester partout : suivant sa trace à travers les doctrines et les institutions, nous l’avons rencontrée, non pas à l’origine des sociétés, là où n’existe à vrai dire aucune civilisation, mais seulement à l’intérieur de cette civilisation qu’on appelle occidentale.
Et là elle s’est montrée à deux reprises, séparées d’ailleurs par une longue éclipse : nous l’apercevons une première fois, comme s’éveillant à peine, dans le monde gréco-romain, — une seconde fois, plus vivante et vraiment agissante, dans le monde moderne occidental.
Pourquoi est-elle apparue là, et non ailleurs ? tel est notre problème.