Histoire
Histoire de la société française pendant la Révolution36. — Histoire de la société française pendant le Directoire
Préface de la première édition de l’Histoire de la société pendant la Révolution (1854)
Ceci n’est pas une préface. C’est un simple et court avertissement.
Pour cet essai de reconstruction d’une société si proche tout à la fois et si éloignée de nous, nous avons consulté environ quinze mille documents contemporains : journaux, livres, brochures, etc. C’est dire que derrière le plus petit fait avancé dans ces pages, derrière le moindre mot, il est un document que nous nous tenons prêts à fournir à la critique. C’est dire que cette histoire intime appartient, sinon à l’histoire grave, au moins à l’histoire sérieuse.
Si nous n’avons pas indiqué toutes nos sources, c’est qu’il eût fallu, pour ce faire, doubler notre volume. Le public n’ignore pas que le catalogue des journaux de la Révolution, dressé par Deschiens, forme seul un volume in-8 de 465 pages. La conscience de n’avoir rien pris au roman et de ne lui avoir rien donné, est notre seule excuse dans une tentative si grande.
Il nous reste à remplir un agréable devoir et à satisfaire notre reconnaissance sans nous délier d’elle. Remercions tout haut les obligeances. M. Peyrot possesseur d’une précieuse collection sur la Révolution française l’a mise toute à notre disposition, avec un empressement et une grâce de bon office qui méritent qu’on n’en soit pas oublieux. Un savant trop modeste, M. Ménétrier, nous a communiqué livres et renseignements, de la façon la plus aimable et la plus bienveillante.
Un dernier mot. Pour être complète, l’histoire de la société française pendant la Révolution, demande un autre volume l’Histoire de la société française pendant le Directoire : l’accueil que fera le public à ce premier volume décidera si nous irons jusqu’au bout de notre œuvre.
Préface de l’Histoire de la société pendant le Directoire (1855)37
L’histoire de la Société française pendant la Révolution, n’a qu’à se louer du public et de la critique : le public l’a lue ; la critique en a parlé.
Des reproches qui ont été faits aux auteurs dans les journaux et les revues, quelques-uns leur ont paru mériter plus particulièrement une réponse.
On a reproché aux auteurs de n’avoir point négligé l’anecdote, le détail, le coin intime des hommes et des choses. — Les auteurs répondront, pour leur défense, qu’ils ont été entraînés dans cette voie par deux anecdotiers, leurs maîtres : Plutarque et Saint-Simon.
On a reproché aux auteurs d’avoir donné un tableau du développement de la prostitution pendant les années révolutionnaires, et de n’avoir point imité la chasteté de plume de Tacite. — Les auteurs répondront que l’historien des Césars n’a pas écrit l’histoire de la société romaine, et que ceux-là qui veulent savoir les mœurs, aux temps des Néron et des Locuste, se résignent à garder dans leur bibliothèque Juvénal à côté de Tacite.
On a reproché aux auteurs d’avoir placé, en 1789, la société française à Paris, au lieu de l’avoir placée en province ; on a reproché aux auteurs « dont le nom semble révéler une vieille origine provinciale », d’avoir commis ce contresens au mépris des traditions de famille. — Les auteurs ont remonté leur famille : ils ont trouvé en 1789, leur grand-père Huot de Goncourt, non en province, mais à Paris, député du Bassigni à l’Assemblée nationale.
On a reproché aux auteurs, ici, des opinions ; là, des indifférences politiques. — Les auteurs n’ont rien à répondre.
Le public a paru désirer la preuve de tous les documents employés. Les auteurs sont d’autant plus heureux de se rendre à ce vœu du public, que le public appréciera plus nettement ainsi ce que coûte de recherches la petite histoire.
Les auteurs veulent, au bout de ces quelques lignes, assurer de leur gratitude profonde M. François Barrière, qui, dans le Journal des Débats les a payés de deux années de veilles, et qui a bien voulu donner à leur travail historique l’autorité d’une critique compétente et presque d’un témoignage contemporain.
Nouvelle préface de l’Histoire de la société française pendant la Révolution et pendant le Directoire (1865)38
L’histoire politique de la Révolution est faite et se refait tous les jours.
L’histoire sociale de la Révolution a été tentée pour la première fois dans ces études qui ont aujourd’hui l’honneur d’une nouvelle édition : l’Histoire de la société française pendant la Révolution, que va suivre l’Histoire de la société pendant le Directoire, en ce moment sous presse.
Peindre la France, les mœurs, les âmes, la physionomie nationale, la couleur des choses, la vie et l’humanité de 1789 à 1800, — telle a été notre ambition.
Pour cette nouvelle histoire, il nous a fallu découvrir les nouvelles sources du Vrai, demander nos documents aux journaux, aux brochures, à tout ce monde de papier mort et méprisé jusqu’ici, aux autographes, aux gravures, aux dessins, aux tableaux, à tous les monuments intimes qu’une époque laisse derrière elle pour être sa confession et sa résurrection.
Le public et la critique ont bien voulu nous tenir compte de notre travail : nous les en remercions.
Portraits intimes du dix-huitième siècle.
Préface de la première édition (1857)39
Quand les civilisations commencent, quand les peuples se forment, l’histoire est drame ou geste. Qu’elle soit fable, qu’elle soit roman, l’histoire est action. Qu’elle raconte Hercule ou Roland, elle dit l’homme dans le mouvement et dans les entreprises de son corps ; elle le montre dans l’exercice de sa force ; elle le représente en ses dehors.
Cependant il arrive que le monde s’apaise. Autour de l’homme, les choses ont perdu leur violence. L’idée désarme le fait. L’âme de l’humanité se recueille. Le gnothi séauton des âges modernes renouvelle l’esprit mûr des peuples. Hamlet est venu. La psychologie naît. L’analyse entre dans la « caverne » de Bacon. Rousseau, Benjamin Constant, Chateaubriand, Byron, récitant leur cœur, récitent le cœur humain. L’homme écoute en lui.
Par une évolution pareille et simultanée, l’histoire va du héros à l’homme, de l’action au mobile, du corps à l’âme ; et elle se tourne vers cette biographie que Montaigne appelle « l’anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent »
.
Les siècles qui ont précédé notre siècle ne demandaient à l’historien que le personnage de l’homme, et le portrait de son génie. L’homme d’État, l’homme de guerre, le poète, le peintre, le grand homme de science ou de métier étaient montrés seulement en leur rôle, et comme en leur jour public, dans cette œuvre et cet effort dont hérite la postérité. Le xixe siècle demande l’homme qui était cet homme d’État, cet homme de guerre, ce poète, ce peintre, ce grand homme de science ou de métier. L’âme qui était en cet acteur, le cœur qui a vécu derrière cet esprit, il les exige et les réclame ; et s’il ne peut recueillir tout cet être moral, toute la vie intérieure, il commande du moins qu’on lui en apporte une trace, un jour, un lambeau, une relique.
Là est la curiosité nouvelle de l’histoire, et le devoir nouveau de l’historien. Tout conspire à ce grand et légitime mouvement. Chaque jour lui apporte sa sanction. Voilà que les plumes les plus illustres s’y associent ; voilà que les intelligences les plus sérieuses, séduites et gagnées par la fragilité même d’aimables figures, pratiquent, dans une amoureuse familiarité, et dans leurs grâces les plus secrètes, les âmes charmantes d’un grand siècle. Et qu’est-ce donc cette science sans dédains, cette peinture qui descend à tout sans s’amoindrir, cette sagacité déductive, cette reconstruction du microcosme humain avec un grain de sable ? C’est l’histoire intime ; c’est ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l’histoire humaine.
Mais où chercher les sources nouvelles d’une telle histoire ? Où la surprendre, où l’écouter, où la confesser ? Où découvrir les images privées ? Où reprendre la vie psychique, où retrouver le for intérieur, où ressaisir l’humanité de ces morts ? Dans ce rien méprisé par l’histoire des temps passés, dans ce rien, chiffon, poussière, jouet du vent ! — la lettre autographe.
Qui révélera mieux que la lettre autographe la tête et le cœur de l’individu ? Quoi donc sera une déposition plus fidèle et plus indiscrète du moi ? Quoi donc, un battement plus plein et plus juste du pouls de l’intelligence ? Quoi donc, une manifestation plus émue de la personnalité de l’âme pendant sa vie terrestre ? Où l’homme enfin avouera-t-il davantage l’homme, qu’en ces lignes échappées de sa main ?
Seule, la lettre autographe fera toucher du doigt le jeu nerveux de l’être sous le choc des choses, la pesée de la vie, la tyrannie des sensations. Seule, elle dira les penchants, les goûts, les inclinations, les instincts, le secret conseil où se règlent les actions de l’homme. Seule, elle dira le pourquoi et le comment de cette œuvre, de cette volonté devenue fait. Seule, elle fera entrer dans l’esprit et dans toute l’audace de l’idée. Seule, elle montrera sur le vif cette santé de l’esprit : l’humeur. Seule, la lettre autographe sera le confessionnal où vous entendrez le rêve de l’imagination de la créature, ses tristesses et ses gaietés, ses fatigues et ses retours, ses défaillances et ses orgueils, sa lamentation et son inguérissable espoir.
Miroir magique où se passe l’intention visible, et la pensée nue ! Ce papier taché d’encre, c’est le greffe où est déposée l’âme humaine. Quelle lumière dans la nuit du temps ! Quelle survie de l’homme ! Quelle immortalité des grandeurs et des misères de notre nature ! Quelle résurrection, — la lettre autographe, — ce silence qui dit tout !
Nous tentons de reconstruire avec la lettre autographe, figure à figure, un siècle que nous aimons. Nous essayons de ranimer ces hommes et ces femmes, quelquefois avec une correspondance, trop souvent avec une lettre. Hélas ! le feu, la révolution, les épiciers ont fait nos documents bien rares.
Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici une suite de vies entières. Nous ne voulons point redire les biographies déjà dites. Nous voulons seulement ajouter aux recherches connues, aux documents publiés, l’inconnu et l’inédit, nous réservant de raconter d’un bout à l’autre, de peindre en pied, les personnages oubliés ou dédaignés par l’histoire.
Si peu que vaille notre tentative, elle est digne de la clémence du public. Elle mérite qu’on ne la chicane point trop sur son mode et son ordre, et qu’on n’exige pas d’elle plus qu’il n’est juste. Les autographes sont épars, disséminés par toute l’Europe. Les collectionneurs ne possèdent qu’une lettre de chacun. Bien des ventes se passent sans vous rien apporter sur l’homme que vous poursuivez. Il faut courir les bibliothèques, acheter, obtenir communication, rassembler, par mille moyens et par mille fatigues, les éléments uniques et dispersés du travail. Grande tâche ! pour laquelle nous avons plus consulté peut-être notre zèle que nos forces.
Voici donc notre butin : la première galerie d’un xviiie siècle peint par lui-même, vingt portraits, ou bustes, ou médaillons nouveaux, et pris dans le plus intime intérêt autobiographique. Le livre eût été impossible, sans l’aide, le concours, les communications obligeantes des amateurs d’autographes. Remercions donc de notre mieux M. F. Barrière, M. le marquis de Flers, M. Boutron, M. Chambry, M. Dentu, M. Fossé d’Arcosse, etc., qui ont bien voulu mettre leurs richesses à notre disposition, et quelque prix à notre reconnaissance40.
Histoire de Marie-Antoinette.
Préface de l’édition illustrée (1878)41
Les auteurs de ce livre ont eu la fortune de peindre en pied une Marie-Antoinette que les récentes publications des Archives de Vienne n’ont pas sensiblement modifiée.
En effet, ils ne donnent pas pour le portrait de la Reine, la figure de convention, l’espèce de fausse duchesse d’Angoulême,
fabriquée par la Restauration. Ils montrent une femme, une femme du xviiie
siècle aimant la vie, l’amusement, la distraction, ainsi que l’aime, ainsi que l’a toujours aimée la jeunesse de la beauté, une femme un peu vive, un peu folâtre, un peu moqueuse, un peu étourdie, mais une femme honnête, mais une femme pure, qui n’a jamais eu, selon l’expression du prince de Ligne, « qu’une coquetterie de Reine pour plaire à tout le monde »
.
Il ne faut pas oublier que Marie-Antoinette avait quinze ans et demi, lorsqu’elle arrive en France, lorsqu’elle tombe dans ce royaume du papillotage et du Plaisir, parmi cette génération de Françaises qui semblent représenter la Déraison, dans l’agitation fiévreuse de leurs existences futiles et vides. Demander à cette jeune fille d’échapper entièrement aux milieux dans lesquels sa vie se passe, de n’appartenir en rien à l’humanité de sa nouvelle patrie : c’est exiger de la Nature qu’elle ait fait un miracle, — et elle n’en fait pas.
Mais cependant allons au fond des rapports de Mercy-Argenteau et des lettres de Marie-Thérèse, lettres devenues des armes aux mains des ennemis de la mémoire de la Reine, etc. Qu’y trouvons-nous ? Ici la sévère mère reproche à sa fille de monter à cheval, là d’aller au bal, plus loin de porter des plumes extravagantes, plus loin encore d’acheter des diamants. Elle la gronde « d’avoir de la curiosité et de ne s’entretenir qu’avec de jeunes dames, de se laisser aller à des propos inconséquents, de manquer de goût pour les occupations solides »
… Je le demande en conscience aux lecteurs sans passion politique, s’il existait pour la jolie femme la plus humainement parfaite du monde, de seize à vingt-cinq ans, un procès-verbal, jour par jour, de toutes les grogneries des vieux parents à propos de sa toilette, de son amour de
la danse, de sa naturelle envie de s’amuser et de plaire, le dossier accusateur de cette jolie femme ne serait-il point aussi volumineux que celui de Marie-Antoinette ?
Les Maîtresses de Louis XV
Préface de la première édition (1860)42
En donnant ces volumes au public, nous achevons la tâche que nous nous étions imposée. L’histoire du xviiie siècle, que nous avons tenté d’écrire, est aujourd’hui complète. Chacune des périodes de temps, chacune des révolutions d’état et de mœurs qui constituent le siècle, depuis Louis XV jusqu’à Napoléon, a été étudiée par nous, selon notre conscience et selon nos forces. L’Histoire des maîtresses de Louis XV mène le lecteur de 1730 à 1775 ; l’Histoire de Marie-Antoinette le mène de 1775 à la Révolution ; l’Histoire de la société française pendant la Révolution le mène de 1789 à 1794 ; l’Histoire de la société française pendant le Directoire le mène enfin de 1794 à 1800. Ainsi tout le siècle tient dans ces quatre études, qui sont comme les quatre âges de l’époque qui nous a précédés et de la France d’où sont sortis le siècle contemporain et la patrie présente.
Le titre de ces livres suffirait à montrer le dessein que nous avons eu, et le but auquel nous avons osé aspirer. C’est par l’histoire des maîtresses de Louis XV que nous avons essayé l’histoire du règne de Louis XV ; c’est par l’histoire de Marie-Antoinette que nous avons essayé l’histoire du règne de Louis XVI ; c’est par l’histoire de la société pendant la Révolution et pendant le Directoire que nous avons essayé l’histoire de la Révolution.
Ajoutons cependant à cette signification des titres les courtes explications nécessaires à la justification, à l’intelligence et à l’autorité d’une histoire nouvelle.
Aux premiers jours où, dans les agrégations d’hommes, l’homme éprouve le besoin d’interroger le passé et de se survivre à lui-même dans l’avenir ; quand la famille humaine réunie commence à vouloir remonter jusqu’à ses origines, et s’essaye à fonder l’héritage des traditions, à nouer la chaîne des connaissances qui unissent et associent les générations aux générations, ce premier instinct, cette première révélation de l’histoire, s’annonce par la curiosité et la crédulité de l’enfance. L’imagination, ce principe et cette faculté mère des facultés humaines, semble, dans ces premières chroniques, éveiller la vérité au berceau. C’est comme le bégayement du monde où, confusément, passent les rêves de sa première patrie, les songes et les merveilles de l’Orient. Tout y est énorme et monstrueux, tout y est flottant et poétique comme dans un crépuscule. Voilà les premières annales, et ce qui succède à ces recueils de vers mnémoniques, hier toute la mémoire de l’humanité, et toute la conscience qu’elle avait, non de sa vie, mais de son âge : l’Histoire commence par un conte épique.
Bientôt la famille humaine devient la patrie ; et sous les regards satisfaits de cette Providence que les anciens voyaient sourire du haut du ciel aux sociétés d’hommes, les hommes se lient par la loi et le droit, et se transmettent le patrimoine de la chose publique. La pratique de la politique apporte l’expérience à l’esprit humain. Dans toutes les facultés humaines, il se fait la révolution qui substitue la parole au chant, l’éloquence à l’imagination. Le rapsode est devenu citoyen, et le conte épique devient un discours : l’histoire est une tribune où un homme, doué de cette harmonie des pensées et du ton que les Latins appelaient uberté, vient plaider la gloire de son pays et témoigner des grandes choses de son temps.
Puis arrive l’heure où les crédulités de l’enfance, les illusions de la jeunesse abandonnent l’humanité. L’âge légendaire de la Grèce est fini ; l’âge républicain de Rome est passé. La patrie est un homme et n’est plus qu’un homme : et c’est l’homme même que l’histoire va peindre. Il s’élève alors, dans le monde asservi et rempli de silence, un historien nouveau et prodigieux qui fait de l’Histoire, non plus la tradition des fables de son temps, non plus la tribune d’une patrie, mais la déposition de l’humanité, la conscience même du genre humain.
Telle est la marche de l’Histoire antique. Fabuleuse avec Hérodote, oratoire avec Thucydide et Tite-Live, elle est humaine avec Tacite. L’Histoire humaine, voilà l’histoire moderne ; l’histoire sociale, voilà la dernière expression de cette histoire.
Cette histoire nouvelle, l’histoire sociale, embrassera toute une société. Elle l’embrassera dans son ensemble et dans ses détails, dans la généralité de son génie aussi bien que dans la particularité de ses manifestations. Ce ne seront plus seulement les actes officiels des peuples, les symptômes publics et extérieurs d’un état ou d’un système social, les guerres, les combats, les traités de paix, qui occuperont et rempliront cette histoire. L’histoire sociale s’attachera à l’histoire qu’oublie ou dédaigne l’histoire politique. Elle sera l’histoire privée d’une race d’hommes, d’un siècle, d’un pays. Elle étudiera et définira les révolutions morales de l’humanité, les formes temporelles et locales de la civilisation. Elle dira les idées portées par un monde, et d’où sont sorties les lois qui ont renouvelé ce monde. Elle dira ce caractère des nations, les mœurs qui commandent aux faits. Elle retrouvera, sous la cendre des bouleversements, cette mémoire vivante et présente que nous a gardée, d’un grand empire évanoui, la cendre du volcan de Naples. Elle pénétrera jusqu’au foyer, et en montrera les dieux lares et les religions familières. Elle entrera dans les intimités et dans la confidence de l’âge humain qu’elle se sera donné mission d’évoquer. Elle représentera cet âge sur son théâtre même, au milieu de ses entours, assis dans ce monde de choses, auquel un temps semble laisser l’ombre et comme le parfum de ses habitudes. Elle redira le ton de l’esprit, l’accent de l’âme des hommes qui ne sont plus. Elle fera à la femme, cette grande actrice méconnue de l’histoire, la place que lui a faite l’humanité moderne dans le gouvernement des mœurs et de l’opinion publique. Elle ressuscitera un monde disparu, avec ses misères et ses grandeurs, ses abaissements et ses grâces. Elle ne négligera rien pour peindre l’humanité en pied. Elle tirera de l’anecdote le bronze ou l’argile de ses figures. Elle cherchera partout l’écho, partout la vie d’hier ; et elle s’inspirera de tous les souvenirs et des moindres témoignages pour retrouver ce grand secret d’un temps qui est la règle de ses institutions : l’esprit social, — clef perdue du droit et des lois du monde antique.
Et lors même que cette histoire prendra pour cadre la biographie des personnages historiques, l’unité de son sujet ne lui ôtera rien de son caractère et ne diminuera rien de sa tâche. Elle groupera, autour de cette figure choisie, le temps qui l’aura entourée. Elle associera à cette vie, qui dominera le siècle ou le subira, la vie complexe de ce siècle ; et elle fera mouvoir, derrière le personnage qui portera l’action et l’intérêt du récit, le chœur des idées et des passions contemporaines. Les pensées, les caractères, les sentiments, les hommes, les choses, l’âme et les dehors d’un peuple apparaîtront dans le portrait de cette personnalité où l’humanité d’un temps se montrera comme en un grand exemple.
Pour une pareille histoire, pour cette reconstitution entière d’une société, il faudra que la patience et le courage de l’historien demandent des lumières, des documents, des secours à tous les signes, à toutes les traces, à tous les restes de l’époque. Il faudra que sans lassitude il rassemble de toutes parts les éléments de son œuvre, divers comme son œuvre même. Il aura à feuilleter les histoires du temps, les dépositions personnelles, les historiographes, les mémorialistes. Il recourra aux romanciers, aux auteurs dramatiques, aux conteurs, aux poètes comiques. Il feuillettera les journaux, et descendra à ces feuilles éphémères et volantes, jouets du vent, trésors du curieux, tout étonnées d’être pour la première fois feuilletées par l’étude : brochures, sottisiers, pamphlets, gazetins, factums. Mais l’imprimé ne lui suffira pas : il frappera à une source nouvelle, il ira aux confessions inédites de l’époque, aux lettres autographes, et il demandera à ce papier vivant la franchise crue de la vérité et la vérité intime de l’histoire. Mais les livres, les lettres, la bibliothèque et le cabinet noir du passé, ne seront point encore assez pour cet historien : s’il veut saisir son siècle sur le vif et le peindre tout chaud, il sera nécessaire qu’il pousse au-delà du papier imprimé ou écrit. Un siècle a d’autres outils de survie, d’autres instruments et d’autres monuments d’immortalité : il a, pour se témoigner au souvenir et durer au regard, le bois, le cuivre, la laine même et la soie, le ciseau de ses sculpteurs, le pinceau de ses peintres, le burin de ses graveurs, le compas de ses architectes. Ce sera dans ces reliques d’un temps, dans son art, dans son industrie, que l’historien cherchera et trouvera ses accords. Ce sera dans la communion de cette inspiration d’un temps, sous la possession de son charme et de son sourire, que l’historien arrivera à vivre par la pensée aussi bien que par les yeux dans le passé de son étude et de son choix, et à donner à son histoire cette vie de la ressemblance, la physionomie de ce qu’il aura voulu peindre.
Cette histoire qui demande ces travaux, ces recherches, cette assimilation et cette intuition, nous l’avons tentée. Nos livres en ont indiqué, croyons-nous, les limites, le dessin général, les droits et les devoirs. Cela nous suffit ; et tous nos efforts seront payés, toutes nos ambitions seront satisfaites, si nous avons frayé à de meilleurs que nous la voie que nous avaient montrée Alexis Monteil et Augustin Thierry.
Il nous reste à dire quelques mots du présent livre : Les Maîtresses de Louis XV, pour en définir la moralité et l’enseignement.
La leçon de ce long et éclatant scandale sera l’avertissement que la Providence s’est plu à donner à l’avenir par la rencontre en un même règne de trois règnes de femmes, et la domination successive de la femme des trois ordres du temps, de la femme de la noblesse : Mme de la Tournelle ; de la femme de la bourgeoisie : Mme de Pompadour ; de la femme du peuple : Mme du Barry. Le livre qui racontera l’histoire de ces femmes montrera comment la maîtresse, sortie du haut, du milieu ou du bas de la société, comment la femme avec son sexe et sa nature, ses vanités, ses illusions, ses engouements, ses faiblesses, ses petitesses, ses fragilités, ses tyrannies et ses caprices, a tué la royauté en compromettant la volonté ou en avilissant la personne du Roi. Il convaincra encore les favorites du xviiie siècle d’une autre œuvre de destruction : il leur rapportera l’abaissement et la fin de la noblesse française. Il rappellera comment, par les exigences de leur toute-puissance, par les lâchetés et les agenouillements qu’elles obtinrent autour d’elles d’une petite partie de cette noblesse, ces trois femmes anéantirent dans la monarchie des Bourbons ce que Montesquieu appelle si justement le ressort des monarchies : l’honneur ; comment elles ruinèrent cette base d’un état qui est le gage du lendemain d’une société : l’aristocratie ; comment elles firent que la noblesse de France, celle qui les approchait aussi bien que celle qui mourait sur les champs de bataille, et celle qui donnait à la province l’exemple des vertus domestiques, enveloppée tout entière dans les calomnies, les accusations et les mépris de l’opinion publique, arriva comme la royauté, désarmée et découronnée, à la révolution de 1789.
Ce livre, comme les livres qui l’ont précédé, a été écrit en toute liberté et en toute sincérité. Nous l’avons entrepris sans préjugés, nous l’avons achevé sans complaisances. Ne devant rien au passé, ne demandant rien à l’avenir, il nous a été permis de parler du siècle de Louis XV, sans injures comme sans flatteries. Peut-être les partis les plus contraires seront-ils choqués, peut-être les passions contemporaines seront-elles scandalisées de trouver en une telle matière et sur un temps une si singulière impartialité, une justice si peu appliquée à les satisfaire. Mais quoi ? Celui-là ne ferait-il pas tout à la fois la tâche de l’histoire bien misérable et sa récompense bien basse, qui donnerait pour ambition à l’historien l’applaudissement du présent ? Il est dans un ancien une grande et magnifique image qui montre à notre conscience de plus hautes espérances, et doit la convier à de plus nobles devoirs. L’architecte qui construisit la tour de Pharos, grava son nom dans la pierre, et le recouvrit d’un enduit de plâtre sur lequel il écrivit le nom du roi qui régnait alors. Avec le temps le plâtre tomba, laissant voir aux marins battus des flots : Sostrate de Cnide, fils de Dexiphane… « Voilà comment il faut écrire l’histoire », dit Lucien, et c’est le dernier mot de son Traité de l’histoire.
[Addition de l’édition en trois volumes (1878)]
Cette biographie des Maîtresses de Louis XV 43, écrite il y a bien des années, quand je me suis mis tout dernièrement à la relire et à la retravailler, m’a semblé manquer de certaines qualités historiques. Le livre, à la lecture, m’a fait l’impression d’une histoire renfermant trop de jolie rhétorique, trop de morceaux de littérature, trop d’airs de bravoure, placés côte à côte, sans un récit qui les espace et les relie.
J’ai trouvé aussi qu’en cette étude, on ne sentait pas la succession des temps, que les années ne jouaient pas en ces pages le rôle un peu lent qu’elles jouent dans les événements humains ; que les faits, quelquefois arrachés à leur chronologie et toujours groupés par tableaux, se précipitaient, sans donner à l’esprit du lecteur l’idée de ces règnes et de ces dominations de femmes.
Même ces souveraines de l’amour que nous avions tenté de faire revivre, ne m’apparaissaient pas assez pénétrées dans l’intimité et le vif de leur féminilité particulière, de leur manière d’être, de leurs gestes, de leurs habitudes de corps, de leur parole, du son de leur voix… pas assez peintes, en un mot, ainsi qu’elles auraient pu l’être par des contemporains.
Cette histoire me paraissait enfin trop sommaire, trop courante, trop écrite à vol d’oiseau, si l’on peut dire. En ces années, il existait chez mon frère et moi, il faut l’avouer, un parti pris, un système, une méthode qui avait l’horreur des redites. Nous étions alors passionnés pour l’inédit et nous avions, un peu à tort, l’ambition de faire de l’histoire absolument neuve, tout pleins d’un dédain exagéré pour les notions et les livres vulgarisés.
Ce sont toutes ces choses et d’autres encore qui manquaient à ce livre, lors de sa première apparition, que j’ai tâché d’introduire dans cette nouvelle édition, m’appliquant à apporter dans la résurrection de mes personnages, la réalité cruelle que mon frère et moi avons essayé d’introduire dans le roman, m’appliquant à les dépouiller de cette couleur épique que l’Histoire a été jusqu’ici toujours disposée à leur attribuer, même aux époques les plus décadentes.
Cette histoire des Maîtresses de Louis XV, publiée dans le principe en deux volumes, je la réédite, aujourd’hui, en trois volumes indépendants l’un de l’autre et ayant pour titre :
- La Duchesse de Châteauroux et ses sœurs.
- Madame de Pompadour.
- La Du Barry.
Trois volumes contenant la vie des trois grandes Maîtresses déclarées, et qui sont, en ce siècle de la toute-puissance de la femme, « l’Histoire de Louis XV », depuis sa puberté jusqu’à sa mort.
La Femme au XVIIIe siècle.
Préface de la première édition (1862)44
Un siècle est tout près de nous. Ce siècle a engendré le nôtre. Il l’a porté et l’a formé. Ses traditions circulent, ses idées vivent, ses aspirations s’agitent, son génie lutte dans le monde contemporain. Toutes nos origines et tous nos caractères sont en lui : l’âge moderne est sorti de lui et datera de lui. Il est une ère humaine, il est le siècle français par excellence.
Ce siècle, chose étrange ! a été jusqu’ici dédaigné par l’histoire. Les historiens s’en sont écartés comme d’une étude compromettante pour la considération et la dignité de leur œuvre historique. Il semble qu’ils aient craint d’être notés de légèreté, en s’approchant de ce siècle dont la légèreté n’est que la surface et le masque.
Négligé par l’histoire, le xviiie siècle est devenu la proie du roman et du théâtre, qui l’ont peint avec des couleurs de vaudeville, et ont fini par en faire comme le siècle légendaire de l’opéra-comique.
C’est contre ces mépris de l’histoire, contre ces préjugés de la fiction et de la convention, que nous entreprenons l’œuvre, dont ce volume est le commencement.
Nous voulons, s’il est possible, retrouver et dire la vérité sur ce siècle inconnu ou méconnu, montrer ce qu’il a été réellement, pénétrer de ses apparences jusqu’à ses secrets, de ses dehors jusqu’à ses pensées, de sa sécheresse jusqu’à son cœur, de sa corruption jusqu’à sa fécondité, de ses œuvres jusqu’à sa conscience. Nous voulons exposer les mœurs de ce temps qui n’a eu d’autres lois que ses mœurs. Nous voulons aller, au-dessous ou plutôt au-dessus des faits, étudier dans toutes les choses de cette époque les raisons de cette époque et les causes de cette humanité. Par l’analyse psychologique, par l’observation de la vie individuelle et de la vie collective, par l’appréciation des habitudes, des passions, des idées, des modes morales aussi bien que des modes matérielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base au sommet, du corps à l’âme.
Nous avons recouru, pour cette reconstitution, à tous les documents du temps, à tous ses témoignages, à ses moindres signes. Nous avons interrogé le livre et la brochure, le manuscrit et la lettre. Nous avons cherché le passé partout où le passé respire. Nous l’avons évoqué dans ces monuments peints et gravés, dans ces mille figurations qui rendent au regard et à la pensée la présence de ce qui n’est plus que souvenir et poussière. Nous l’avons poursuivi dans le papier des greffes, dans les échos des procès, dans les mémoires judiciaires, véritables archives des passions humaines qui sont la confession du foyer. Aux éléments usuels de l’histoire, nous avons ajouté tous les documents nouveaux, et jusqu’ici ignorés, de l’histoire morale et sociale.
Trois volumes, si nous vivons, suivront ce volume de La Femme au xviiie siècle. Ces trois volumes seront : l’Homme, l’État, Paris 45 ; et notre œuvre ainsi complétée, nous aurons mené à fin une histoire qui peut-être méritera quelque indulgence de l’avenir : l’Histoire de la société française au xviiie siècle.
Sophie Arnould.
Préface de la première édition46
Nous achetâmes, il y a deux ans, chez M. Charavay, une liasse de papiers, — ne sachant guère ce que nous achetions. Dans cette liasse se trouvaient pêle-mêle des documents, des notes, des extraits, des fragments, l’ébauche d’une étude sur Sophie Arnould, des mémoires inachevés de la chanteuse, attribués par le manuscrit à Sophie elle-même, enfin des copies de lettres de Sophie.
Une lecture attentive de ces dernières amena la conviction dans notre esprit : ces lettres étaient incontestablement de Sophie ; mais si nous n’avions pas de doute, le public avait le droit d’en avoir. Il fallait les preuves. Les catalogues d’autographes nous les fournirent immédiatement. Des copies que nous possédions, nous rencontrions des extraits, publiés d’après les originaux, dans les catalogues de vente de lettres du 3 février et du 14 mai 1845, du 16 avril 1849, du 10 mars 1847, du 2 mars 1854. Plus tard, une lettre dont nous faisions l’acquisition, chez M. Laverdet, se trouvait être le double, exactement textuel, d’une de nos copies ; plus tard encore, une lettre de Sophie, relative à la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, que voulait bien nous communiquer M. Chambry, présentait la reproduction littérale d’une autre de nos copies. L’authenticité était donc établie et parfaite : c’étaient vingt-deux lettres inédites de Sophie à M. et à Mme Bélanger, sauvées et retrouvées.
Les Mémoires de Sophie, — ils ne vont malheureusement, ces Mémoires, que de sa naissance à son enlèvement, — ont pour nous la même authenticité historique. Il ne leur manque que la preuve des lettres, la preuve autographe. Mais c’est le tour et l’esprit de Sophie Arnould, et son ton et son accent. Cette voix même un peu enflée, ces parures de roman qu’elle donne à sa jeunesse, ce rehaussement de sa famille, cette allure moins libre et se guindant devant le public de sa vie, n’est-ce pas le caractère et le goût propre des mémoires d’une comédienne qui se confesse ? Sophie n’affiche-t-elle pas, dans une lettre à Lauraguais, de l’an VII, donnée dans ce volume, l’intention d’écrire l’histoire de ses amours ? Et si ces mémoires étaient fabriqués, pourquoi s’arrêteraient-ils en chemin ? Toutefois, n’ayant point derrière nous le manuscrit autographe, nous n’avons osé hasarder aucun extrait ; nous nous sommes contentés de tirer de ces mémoires les faits qui amplifient, certifient, contredisent, avec un accent de vérité incontestable, les récits déjà publiés.
Il fallait encore apporter à cette étude l’intérêt de tous les documents autographes, que la bonne volonté des amateurs pouvait mettre à notre disposition. Nous avons réussi, et nous remercions M. le marquis de Flers, M. Chambry, M. Boutron, M. Fossé d’Arcosse, etc., de nous avoir donné, d’avoir offert au public les restes et les reliques de ce rare et charmant esprit.
[Addition de l’édition illustrée (1877)]
Postérieurement à la publication de la première édition de ce volume, j’ai retrouvé, j’ai acquis le commencement des Mémoires autographes de Sophie Arnould47. Malheureusement, ce n’est qu’un très petit fragment. Il y a en tout quatorze pages, dans lesquelles Sophie recommence trois fois l’histoire de sa naissance et de ses premières années. Toutefois, quelque incomplet que soit le manuscrit, son existence démontre que les Mémoires annexés aux lettres n’ont pas été fabriqués, qu’ils ont été bien réellement écrits par la célèbre actrice, à la sollicitation d’un ami, d’un teinturier, d’un éditeur dont le nom est resté inconnu.
[Addition de la troisième édition (1885)]
Depuis la publication de cette préface de la seconde édition48, j’ai eu connaissance d’un article de l’Amateur d’autographes (août 1878) dans lequel M. Dubrunfaut avançait qu’on ne connaissait pas le manuscrit autographe de Sophie Arnould. Si, sans aucun doute, du moins un fragment incontestablement de la main de Sophie, — les quatorze pages que je possède, — et où elle recommence trois fois l’histoire de sa naissance et de ses premières années. Seulement, alors je croyais à une suite autographe des Mémoires, peut-être perdue, peut-être enfouie dans quelque collection inconnue ; à l’heure présente je n’y crois plus guère ; je suis presque convaincu que la paresseuse artiste, que l’écriture n’amusait pas, s’est arrêtée à la quatorzième page, et que les mémoires manuscrits que j’ai entre les mains, — sauf le commencement, — par un certain Talbot, sur la commande de Loiseau, n’ont pas été rédigés, dis-je, sur un brouillon de la chanteuse, mais bien d’après ses confidences et ses conversations. Cela est confirmé par le prospectus du livre qui a seul paru et que je possède également. Et ce prospectus, je le donne comme l’annonce d’un livre construit d’une manière assez originale pour le temps, et qui devait contenir des lettres et des documents que je ne retrouve pas dans les papiers de Talbot en ma possession.
La France, amusée dans son enfance par des hochets, bercée dans sa jeunesse par des prestiges de gloire, et parvenue enfin à la raison de l’âge mûr, s’est lassée de mensonges, d’illusions, de fables…
Au lieu de cela, que nous ont offert les mémoires contemporains ? l’esprit de parti, les animosités particulières, les préjugés, l’intérêt surtout, dénaturant, décolorant les faits, en publiant d’imaginaires…
Les lettres familières nous semblent plus particulièrement destinées à enrichir l’histoire de documents authentiques. Cet abandon de l’amitié, cette causerie de l’intimité, n’admettent ni faussetés ni détours, et comme l’on n’en soupçonne pas plus qu’on n’en redoute la publicité, les pensées les plus secrètes s’y trahissent, l’esprit et le cœur s’y montrent sans déguisement.
Les lettres que nous annonçons au public sont déjà recommandables, comme on le voit, par le nom des personnages qui les ont écrites, et dont nous possédons les originaux ; mais quand on apprendra qu’elles renferment tout ce qu’il y a de plus instructif à la fois, de plus original et de plus piquant ; quand on saura que la science, la politique, la littérature, y ont leur compte avec de nouveaux aperçus, quand on y verra le vieux philosophe Adanson, l’homme le plus scientifique et le plus profond qui fût jamais, s’enivrer des regards d’une Dervieux, et tourner le fuseau presque à ses pieds ; Noverre, déployer toutes les ressources de l’imagination la plus riche ; Mme Beaumarchais, effacer presque les Ninon et les Sévigné ; et cette brillante Sophie Arnould, parer tour à tour son style de tout ce que l’esprit a de folle gaieté, de tout ce que le cœur a de sentiments les plus exquis, révéler avec cet abandon séduisant toutes les petites indiscrétions du boudoir et nous initier aux mystères de l’alcôve, c’est alors surtout que nos lecteurs nous sauront gré de notre entreprise. 2 vol. in-8, 12 francs.
Nota. — Cet ouvrage sera précédé d’une Correspondance de divers particuliers de distinction avec Bélanger, puis d’un Discours sur l’architecture et sur les arts en général par Bélanger, et de différentes lettres du même à divers personnages.
J’avais espéré découvrir dans les Papiers de Bélanger, acquis par le Musée de la Ville de Paris, à la vente Dubrunfaut, quelques nouvelles copies de lettres d’Adanson, de Noverre, de Beaumarchais, etc., donnant des détails circonstanciés sur la chanteuse ; mais, sauf quatre lignes d’une lettre de « l’ami Moyreau », je n’ai rien trouvé que les éléments d’une curieuse biographie de Bélanger, et des réflexions, des projets, des mémoires de l’amant de Sophie sur le goût, sur l’établissement d’échaudoirs, sur le prix du cuivre, sur les enterrements des condamnés révolutionnaires.
Madame Saint-Huberty.
Préface de la première édition (1882)49
Avec l’ambition de mettre dans mes biographies — un peu des Mémoires des gens qui n’en ont pas laissé, — j’achetais, il y a une quinzaine d’années, chez le bouquiniste bien connu de l’arcade Colbert, les papiers de la Saint-Huberty. Peu à peu, avec le temps, à ces papiers se joignaient les lettres de la chanteuse, que les hasards des ventes amenaient en ma possession. Enfin, quand le paquet de matériaux autographes et de documents émanant de la femme me paraissait suffisant, je complétais mon étude par la lecture de tous les cartons de l’ancienne Académie royale de musique, conservés aux Archives nationales, de ces correspondances de directeurs, que je m’étonne de voir si peu consultées, de ces rapports vous initiant à tous les détails secrets des coulisses, au sens dessus dessous produit à Versailles par l’audition d’un nouvel opéra, — et qui vous montrent Louis XVI avançant le conseil des ministres, pour leur permettre d’assister à la représentation de Didon jouée pour la première fois par la Saint-Huberty.