(1905) Études et portraits. Sociologie et littérature. Tome 3.
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(1905) Études et portraits. Sociologie et littérature. Tome 3.

Avant-propos

Les morceaux qui composent cette troisième série des Études et Portraits se distribuent en deux groupes. Le premier comprend l’exposé et la discussion de quelques problèmes de politique si l’on donne à ce mot le sens où le grand Aristote l’employait déjà : — la recherche des lois naturelles de la cité, par voie d’observation. Le titre même sous lequel sont réunies ces Notes sociales indique la modestie du dessein de leur auteur. Il n’a voulu qu’apporter une nouvelle « contribution » — c’était la formule chère à Taine — à la doctrine du traditionalisme qui fut la sienne, d’abord par instinct, puis par réflexion, depuis qu’il a commencé d’écrire. Le thème fondamental de son livre de début, les Essais de psychologie, n’était-il pas l’affirmation d’une étroite solidarité entre les intelligences et les sensibilités des générations successives ? Les lecteurs qui ont bien voulu s’intéresser à ces Essais, et depuis aux ouvrages tels que Mensonges, le Disciple, Cosmopolis, Outre-Mer, l’Étape, où ce traditionalisme par positivisme était plus particulièrement affirmé, trouveront ici un certain nombre d’analyses qui complètent ou précisent les principes de cette doctrine et la méthode employée pour les découvrir. Le second groupe, celui de la Littérature, enferme dix chapitres consacrés à des romanciers et à des poètes. On a eu soin d’indiquer, à propos de chacun de ces chapitres, la date et les circonstances où ils ont été écrits. C’était la meilleure manière, a-t-il semblé, de situer les jugements exprimés dans ces études, et d’excuser leurs limitations.‌

I
Notes sociales

I
De la vraie méthode scientifique1

I

Voici un petit livre dont le succès a été très vif, et, j’imagine, très inattendu pour son auteur. Le titre à la fois si modeste et si technique, — les Limites de la Biologie, — indiquait une étude d’un ordre spécial, et dont il semblait que le grand public dût se désintéresser. M. Grasset, d’autre part, ne quitte guère Montpellier. Il n’a pu acquérir par son enseignement cette vogue parisienne qui fut celle d’un Claude Bernard ou d’un Trousseau, pour ne parler que des morts. Le caractère sévèrement professionnel de ses précédents ouvrages, notamment de son vaste Traité des maladies du système nerveux, était de nature à provoquer plutôt la défiance d’un certain public. On admet malaisément que les qualités du praticien et celles du philosophe ou du généralisateur coexistent chez un même homme. Ces deux cents pages étaient si fortes qu’elles ont vaincu ces obstacles. Elles ont été passionnément lues et passionnément discutées. La raison en est sans doute dans la vigueur de la doctrine, dans la richesse de la documentation, dans la lucidité de l’analyse. Ces mérites n’auraient pas suffi si le vitaliste déclaré de l’hôpital Saint-Eloi n’avait abordé là, et, à mon humble avis, résolu de la façon la plus saisissante un des problèmes essentiels de notre âge, et qui n’est rien moins que celui de la valeur de la Science.‌

Une récente discussion entre M. Berthelot et M. Brunetière a prouvé, par son retentissement, à quelle profondeur ce problème passionnait en effet nos contemporains. Ce serait une grave erreur de croire que cet intérêt date d’aujourd’hui ni même d’hier. Il semble qu’il faille reporter aux environs de 1850 le moment où il s’est posé devant les meilleurs esprits. Jusqu’à cette époque, lorsqu’on prononçait ce mot de Science, on ne rappliquait guère qu’à l’ensemble des Sciences positives, telles que les Mathématiques, la Physique, la Chimie, la Physiologie. La Science s’opposait communément à l’Art et à la Littérature. On n’entendait pas en faire un procédé de l’intelligence, capable de s’adapter à tous les objets, et de renouveler le domaine entier de la connaissance, autant que celui de l’activité. Après les merveilleuses découvertes accomplies par cette succession de grands ouvriers de vérité qui se sont appelés Laplace et Cauchy, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, Fresnel et Faraday, Ampère et Arago, Magendie et Flourens, — combien d’autres encore ! — une idée commença de germer et de croître, dont les premiers essais de M. Renan et de M. Taine donnent l’expression la plus brillante, sinon la plus complète. Cette idée, Auguste Comte en avait été le précurseur méconnu. Elle pourrait se schématiser ainsi : n’est-il pas loisible d’employer pour des besognes réservées auparavant à d’autres facultés les méthodes auxquelles les sciences doivent leurs rapides et indiscutables progrès ? On oppose sans cesse la Littérature et la Science. N’y aurait-il pas lieu, au contraire, de les marier ? La Religion et la Science. Pourquoi ne pas les unir ? Et l’auteur de l’Histoire de la Littérature anglaise entreprend de trouver la loi fixe qui domine toute la production des œuvres d’art d’un pays. Renan se propose de déterminer les conditions exactes qui régissent la naissance, l’efflorescence et la décadence des phénomènes religieux. Plus tard, Zola intitulera une suite de récits : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Il dressera un arbre généalogique de ses personnages qui est comme un code des lois de l’hérédité. Il entreprendra une étude sur le « Roman expérimental », pour donner une suite à la célèbre Introduction à la médecine expérimentale. Les sociologues et les politiciens de la même époque prétendent, eux aussi, mettre au service de leurs théories les méthodes de cette science expérimentale. C’est l’ambition de Karl Marx dans son vaste traité, de Spencer dans toute son œuvre, comme plus tard de Gambetta dans ses discours et ses programmes. Il n’est pas jusqu’aux poètes qui ne se piquent de renouveler l’art des vers par la Science, soit qu’ils ambitionnent, comme un Leconte de Lisle, de donner à leur peinture des mœurs antiques les précisions et jusqu’au vocabulaire des érudits, soit qu’ils recherchent, comme un Sully-Prudhomme, les fondements physiologiques de la versification. J’ai choisi ces noms entre des centaines. Ils sont plus représentatifs que d’autres parce que les œuvres auxquelles ils sont attachés sont plus accessibles, j’allais dire plus vulgarisées, en retirant à ce mot tout sens défavorable. Ils permettent de mieux saisir en quoi cet effort pour élargir le domaine de la Science put paraître avoir avorté au regard de nouveaux venus qui avaient fait à leurs devanciers un tel crédit d’enthousiasme et d’espérance.‌

Et d’abord que cet effort ait réellement avorté sur certains points, le seul examen des résultats obtenus par les plus grands de ceux que je viens de mentionner suffit à le démontrer. Ce qui caractérise essentiellement la Connaissance scientifique, c’est l’impersonnalité, ou, pour employer le langage classique, l’objectivité. Ces deux termes se complètent. Leur seule étymologie suffirait à définir la Science, Il n’y a Science que dans une conformité de la pensée à l’objet, si exacte, si stricte, que cette pensée devienne identique dans tout esprit, une fois mis en présence de cet objet, à travers et malgré les différences de capacités et de goûts individuels. Le principe des vases communicants est le même pour un candidat au baccalauréat et pour un physicien de l’Institut. Le plus illustre des géomètres ne démontre pas l’égalité des triangles autrement qu’un élève de quatrième. C’est bien aussi ce caractère de fixité universelle que les Taine et les Renan, les Zola et les Sully-Prudhomme, tout comme les Spencer et les Karl Marx, ont rêvé d’imprimer à leurs conceptions de critiques et d’exégètes, de romanciers et de poètes, de moralistes et de sociologues. Nous pouvons dès aujourd’hui étudier leurs travaux dans une perspective qui nous permet d’en discerner les portions durables et les portions caduques. Il est bien frappant que les pages auxquelles ces écrivains ont essayé de donner la valeur la plus délibérément scientifique nous semblent, au contraire, les plus contestables, les moins vérifiées, les plus révélatrices d’une illusion subjective. Lorsque Taine croit expliquer l’énigme de la création littéraire par la race, le milieu et le moment, nous voyons là un signe de la passion philosophique dont cette forte intelligence était dévorée. Nous nous en rendons compte ; il a donné pour une loi ce qui n’était qu’un point de vue tout arbitraire, en instituant des hypothèses de type scientifique, mais non pas scientifiques. La différence est du tout au tout. C’est par d’autres morceaux et de plus solides que sa Littérature anglaise lui survit, par des portraits tels que ceux de Swift et de lord Byron ; ils ne sont que de la critique sentie, mais avec quelle ardeur et quelle justesse ! Pareillement, lorsque Renan inscrit en tête de sa Vie de Jésus et de son Antéchrist cette formule : Histoire des origines du Christianisme, il nous fait mieux saisir encore le contraste entre ce qu’il a voulu et ce qu’il a réalisé. La prestigieuse ingéniosité de ces romans sacrés n’a rien de commun avec l’indiscutable Science. C’est une rêverie personnelle que l’auteur évoque, une fantaisie de poète plutôt gâtée par l’inutile appareil des textes. Ils ne sont pour lui qu’un prétexte à interprétations indémontrées. Ce qui vaut dans cette histoire — c’est le Néron, c’est l’Hadrien. — Ces fines esquisses n’ont rien à voir avec des pages comme celle qu’il a — lui aussi, le grand ironiste ! — intitulées : De la méthode expérimentale en Religion. Il en est de même des vigoureux tableaux de foules qu’a brossés Zola. Ils demeurent entièrement étrangers aux théories par lesquelles le romancier a entrepris de les justifier. Les théories ont vieilli. Elles étaient démodées aussitôt que nées. Les tableaux, eux, n’ont pas bougé. On pourrait prolonger cette analyse et l’on trouverait que les constructions pseudo-scientifiques de l’auteur du Capital ou des Premiers Principes comme les phraséologies positivistes du fondateur de l’opportunisme sont allées rejoindre les chimères d’un Fourier ou d’un Saint-Simon. La tentation était pressante, on l’avouera, de conclure que la Science a fait banqueroute à ses fervents de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et c’est bien aussi cette faillite que proclament, avec une outrance égale à l’engouement de 1850, beaucoup d’excellents esprits de 1905. Ils entendent par là, non point que les Sciences naturelles ou mathématiques aient cessé de progresser, mais que leurs méthodes appliquées à l’Art, à la Littérature, à la Morale, à la Politique se sont trouvées insuffisantes.‌

II

La grande originalité du livre de M. Grasset réside dans une analyse supérieurement menée des raisons qui nécessitaient cet apparent insuccès des méthodes scientifiques, et dans la démonstration que cet insuccès ne prouve rien contre l’application de la Science à des domaines nouveaux. Il lui a semblé que partout où ces méthodes scientifiques avaient échoué, justement elles n’avaient pas été assez scientifiques. Si la Science consiste, par définition, dans une étude objective de la réalité, n’est-il pas évident que son premier soin doit être de subordonner ses procédés de recherche à la nature propre, ou, si l’on veut, à l’espèce de cette réalité ? Une vue métaphysique, c’est-à-dire non démontrée scientifiquement, nous fait seule concevoir la totale unité du cosmos. Le monde ne se présente à nous, quand nous nous en tenons à l’observation, que fragmenté, que distribué en séries de phénomènes parallèles, mais distincts. Nous constatons ainsi qu’il y a des groupes de faits physico-chimiques, des groupes de faits physiologiques, des groupes de faits mathématiques, des groupes de faits psychologiques, des groupes de faits sociaux, des groupes de faits religieux et que ces faits sont, pour notre expérience, irréductibles les uns aux autres, même quand notre raison ne se satisfait pas d’une telle multiplicité. Cette énumération des objets de la connaissance est très incomplète. Elle n’est pas classée. Elle suffit à démontrer que les Sciences, si elles ont des moyens communs d’investigation, doivent en avoir de particuliers. Cette règle a-t-elle été suivie dans les travaux dont l’insuccès a fait conclure à la banqueroute de la Science ? C’est le sujet véritable de l’étude de M. Grasset. Il conclut que non, et il en donne la preuve‌

Si l’on examine en effet avec soin les conceptions des critiques et des romanciers, des politiques et des sociologues que j’ai cités plus haut, dans leurs parties caduques, on reconnaît que toujours ou presque toujours ils ont entendu par ce terme très général : la Science, une Science très particulière, et que cette Science a été la Biologie. On peut retracer à peu près ainsi la marche de leur pensée : ils ont estimé que le point de vue scientifique consiste à considérer tous les phénomènes psychologiques et spirituels comme des phénomènes naturels, c’est-à-dire conditionnés. Jusqu’ici rien que d’admissible. L’erreur a commencé quand, voulant préciser ce mot : naturels, ils l’ont traduit par cet autre : vivants. Une invincible analogie les a conduits à rapprocher jusqu’à les identifier les faits de vitalité morale, si l’on peut dire, et les faits de vitalité organique. Une littérature, par exemple, et une religion ne sont-elles pas, comme des espèces qui commencent, qui grandissent, qui se développent par une concurrence et d’après une sélection, tout comme les espèces animales ? Une société n’est-elle pas si pareille à un corps, que l’apologue s’est emparé depuis des siècles de cette comparaison depuis Ménénius Agrippa jusqu’à La Fontaine : « Si l’on appliquait les aphorismes d’Hippocrate au gouvernement civil », a dit un grand écrivain politique, « on verrait qu’ils sont un petit itinéraire pour la conduite de la vie humaine. » D’autre part, n’y a-t-il point, entre les manifestations du génie et certaines dispositions nerveuses, des rapports si étroits qu’une biographie d’un Musset ou d’un Edgard Poë est un chapitre de pathologie mentale ? Ne rencontre-t-on pas, de même, le problème du tempérament derrière tous les caractères et toutes les destinées, hautes et humbles, quand on veut les expliquer par leurs causes ? S’il en est ainsi, comment ne pas être incité à emprunter au biologiste, devant tous ces objets et dans tous ces domaines, et ses méthodes et son vocabulaire ? Quoi d’étonnant si, dans leur première ivresse de Science, de beaux génies ont succombé à la séduction d’une apparente identité ?‌

M. Grasset, lui, est un biologiste professionnel A ce titre il s’inscrit en faux contre cette identité prétendue qui n’est qu’une confusion de méthode et d’objet. Il donne ainsi une preuve bien remarquable de son esprit philosophique. Le plus souvent les spécialistes n’ont-ils pas au contraire le souci d’absorber dans leur spécialité les ordres d’étude les plus étrangers ? Les mathématiciens raisonnent de la Politique ou de l’Esthétique en géomètres. Pour les chimistes, la vie se ramène à une opération de cornue. Il n’a pas dépendu de certains théologiens que le désaccord devînt irréductible entre la Foi et la Science, grâce à l’abus de leurs empiétements. Nec ancilla, nec domina. Cette judicieuse et forte devise est celle que le professeur de Montpellier réclame pour la biologie. Il n’admet pas qu’elle s’introduise où elle n’a que faire, pas plus qu’il n’admet que les autres Sciences s’introduisent dans son domaine. La revendication de cette autonomie fait la matière de son livre, mais c’est une revendication justifiée, et M. Grasset se trouve, au cours de cette défense de sa province, avoir comme dressé une carte de l’empire scientifique. En délimitant les frontières de sa Science, il marque du même coup les frontières des autres Sciences — avec quelle logique dans ses raisonnements, avec quelle justesse dans ses définitions, avec quelle netteté dans ses conclusions ! Et, comme il arrive au terme des analyses bien ordonnées, toutes sortes de problèmes latéraux se trouvent avoir été résolus par la seule mise au point de quelques équivoques. Le problème de la banqueroute de la Science est un nombre.‌

S’il est exact que les domaines des différentes Sciences soient à la fois contigus et distincts, la première règle pour l’esprit est qu’il emploie dans chacun de ces domaines une méthode commune par certains points, et distincte par d’autres. Il s’agit donc d’examiner si, dans les travaux prétendus scientifique, qui ont fait crier à la faillite de la Science, ces deux principes ont été appliqués. Un seul exemple suffit. Le signataire de ces courtes notes demande qu’il lui soit permis, eu égard à la nature de ses propres travaux, de l’emprunter au domaine littéraire. Dans cette tentative acharnée qui fut celle d’Emile Zola pour donner au roman une rigueur scientifique, tout est-il à rejeter, je parle du point de vue scientifique ? Evidemment non. Imaginez, qu’un historien veuille étudier scientifiquement les conditions de l’existence populaire en France, dans les commencements de la troisième République, il ne pourra se passer de consulter l’Assommoir, Germinal, le Ventre de Paris. Un psychologue et qui voudra ramasser des notions précises sur la mentalité de l’artiste moderne, en recueillera de capitales dans l’Œuvre, de même qu’un sociologue en saura plus sur les anarchistes, en lisant Paris, qu’en dépouillant vingt volumes consacrés au même sujet. Il suffit de comparer ces romans à des ouvrages du même genre : les Mystères de Paris ou les Misérables, pour se rendre compte qu’un esprit nouveau a passé par là, qui n’est autre que l’esprit scientifique. Suë et Hugo ne le possèdent à aucun degré, au lieu qu’il s’unit chez Zola aux plus hardies facultés de visionnaire et d’écrivain. Mais ici, j’entends dans les exemples que je viens de citer, cette union s’accomplit dans les « limites », pour employer la formule de M. Grasset, et d’après la norme que la nature spéciale de l’œuvre d’art impose. Je dis que l’esprit scientifique se reconnaît dans ces romans. A quel signe ? A ceci que le principe de l’exactitude documentaire y gouverne souverainement l’imagination de l’écrivain. Il veut amasser des faits réels, et il se soumet à cette réalité. En cela il est un savant. Mais en amassant ces faits, il les vit, si l’on peut dire. En cela il reste un artiste. Il a l’ambition de dégager les lois générales de l’activité humaine. En cela encore il est un savant. Il les incarne dans des individus, qui deviennent des êtres, des personnes, qui vont, qui viennent, qui parlent, qui agissent, qui jouissent, qui souffrent. Voilà l’artiste. La Science, au lieu de fausser l’Art, se coule en lui. C’était précisément le contraire quand l’auteur du Roman expérimental dressait l’arbre des Rougon-Macquart, ou qu’il amalgamait la doctrine de Claude Bernard et l’esthétique de la littérature romanesque, de manière à les fausser l’une et l’autre et l’une par l’autre.‌

III

On pourrait pratiquer une opération d’analyse semblable sur tous ceux de nos contemporains qui se sont piqués de rajeunir, qui la Critique, qui la Poésie, qui la Religion, qui la Morale, qui la Politique, qui la Sociologie. Ce cas très particulier suffit. Un peu étranger à la matière même du livre de M. Grasset, il permet pourtant bien d’en mesurer la portée et d’en préciser le caractère. Certains ont voulu y voir une œuvre de tendance négative, presque un pamphlet contre la Science. L’auteur cite lui-même, dans une note, non sans ironie, cette phrase d’un de ses détracteurs : « On s’afflige d’apprendre qu’un clinicien de la valeur de M. Grasset est clérical. Ô la terrible folie ! » En réalité, ces quelques pages sont le plaidoyer le plus décisif en faveur de la Science et de la méthode scientifique, mais de la Science définie, comme elle doit l’être : la soumission de l’intelligence au fait, et de la méthode scientifique pratiquée comme elle doit l’être, modestement, rigoureusement, sans généralisation préalable, sans postulat anticipé, sans hypothèse métaphysique. Il est bien remarquable que cette conception de la Science ait conduit l’illustre médecin à un traditionalisme qui fut aussi celui de Taine dans les Origines de la France contemporaine, de Renan dans la Réforme intellectuelle et morale, — magnifiques ouvrages où ces deux maîtres ont abordé l’histoire et la politique, non plus avec des hypothèses de type scientifique, mais avec la méthode scientifique, tout simplement. La grossière critique adressée à l’auteur des Limites par un des innombrables « pense-petit » de l’anticléricalisme atteste, dans la naïveté de sa surprise, combien une telle position d’esprit est encore exceptionnelle. A peine est-elle intelligible à la plupart, tant sont profonds les préjugés dérivés du dix-huitième siècle et renouvelés, sous une autre forme, vers le milieu du siècle dernier, sur l’antinomie de la Science et de la Tradition. Quand on a bien pénétré l’idée fondamentale des Limites de la biologie on se rend compte que cette antinomie ne repose sur aucune nécessité rationnelle. Il y a des domaines où la Tradition a pu être contraire à la Science : ainsi pour ce qui regarde l’interprétation des phénomènes physiques et chimiques. Il y a d’autres domaines où cette Tradition n’a été que la mise en œuvre instinctive et spontanée des lois de la nature, et, dans ces cas, la Science n’ayant pas d’autre but que la découverte de ces lois, il est évident que la prétendue antinomie n’existe pas. Une langue est parlée avant toute grammaire, et cette grammaire n’est une Science que si elle se conforme à ce fait antérieur, irraisonné, illogique souvent, mais souverain, mais indiscutable parce qu’il est l’œuvre de la toute-puissante nature : l’usage, autant dire la Tradition.‌

Nous arrivons à reconnaître ainsi que, dans le domaine des mœurs, la méthode scientifique consiste essentiellement dans une constatation, et que cette constatation ne peut être faite ni avec les procédés des mathématiques, ni avec ceux de la biologie. Construire, par exemple, une société a priori géométriquement d’après des axiomes abstraits, c’est se condamner à un avortement certain. Ces principes ont beau être scientifiques, cette construction est, par définition, antiscientifique. On n’obtiendra pas davantage un résultat satisfaisant si l’on essaie de tirer une politique et une morale des conceptions, plus ou moins justifiées, que nous nous formons aujourd’hui sur l’origine et le développement des espèces, ou sur les localisations cérébrales et les conditions de la personnalité. Le fait proprement politique, le fait éthique, le fait religieux se présentent à nous comme incommensurables à d’autres. Ce sont des faits premiers, et nous ne sommes vraiment scientifiques qu’en les admettant comme tels. Nous avons à les étudier dans leur originalité et à dégager leurs lois d’une manière non pas rationnelle, mais expérimentale. Cette expérimentation est, elle aussi, d’un ordre spécial, comme les faits eux-mêmes auxquels elle s’applique. La coutume est une expérience instituée par la nature, pour tout ce qui touche aux mœurs. L’histoire en est une pour ce qui touche à la politique. Si nous constatons, pour préciser les idées, que tous les hommes, dans tous les temps n’ont maintenu de société qu’en imposant et pratiquant un culte public, nous serons scientifiques en concluant qu’une religion nationale est très probablement une loi de tout groupement ethnique. Si nous constatons que toutes les périodes de prospérité pour les peuples ont impliqué certaines conditions, et toutes les périodes de décadence certaines autres, nous serons scientifiques en concluant que très probablement la pratique des unes améliorera un pays, que la pratique des autres détériorera davantage. Nous serons scientifiques encore en inscrivant dans nos constitutions ces lois de santé, en proscrivant ces lois de destruction. Nous le serons en n’essayant pas de rationaliser, c’est-à-dire de ramener à la mesure d’autres Sciences ces vérités expérimentales, qui peuvent nous être aussi parfaitement inintelligibles, dans leur raison dernière, que la pathogénie de telle ou telle maladie l’est à un clinicien. Il ne nous sera pas défendu, une fois ces vérités dégagées, de discerner des ressemblances profondes entre elles et des vérités d’un autre ordre. C’est ce que je viens de faire, et légitimement, je crois, en marquant l’identité d’attitude mentale du médecin et du sociologue dans l’observation. Si les derniers domaines de la connaissance sont juxtaposés, il n’y a aucun motif de penser qu’ils soient contradictoires. Quand M. Quinton nous démontre qu’il existe une loi de constance du milieu vital, ce n’est pas manquer aux bonnes méthodes que de signaler l’accord saisissant entre cette hypothèse et le vieux principe sur les gouvernements jadis proclamé par Rivarol : res eodem modo conservatur quo generantur. Ce n’est pas y manquer que de discerner d’autres accords : ceux, par exemple, des hypothèses de sélection et d’évolution avec les caractères constitutifs des systèmes de politique aristocratique. Mais ces rapprochements ne sont que des accessoires, des procédés de confirmation, non de recherche. Leur valeur est d’illustrer en les renforçant des vérités découvertes d’abord par la méthode propre à la Science politique et à la Psychologie sociale.‌

IV

Cela revient à dire, je le répète après l’avoir indiqué déjà — car c’est l’idée qui se dégage finalement du livre de M. Grasset, — qu’il peut y avoir, et, pour ma part, je suis persuadé qu’il y a une unité absolue dans l’action de la nature, mais que cette unité ne peut être saisie par l’esprit que métaphysiquement. Elle rentre dans cette catégorie de l’Inconnaissable dont aucun savant de bonne foi ne nie l’existence. Puis, quand il s’agit pour eux de conclure, ils ne veulent jamais prononcer cet ignoramus et ignorabimus que Dubois-Reymond a eu le courage de proclamer en Allemagne, et M. Jules Soury en France. M. le professeur Grasset, lui, estime que cette affirmation de l’Inconnaissable est en même temps une affirmation du Connaissable, et que, circonscrire le royaume particulier de chaque Science, c’est fortifier cette Science. Visiblement, il est de ceux qui croient que l’existence même de la civilisation est intéressée au double jeu des pratiques traditionnelles, qui représentent l’élément vital par excellence : l’Inconscient, — et des méthodes positives qui représentent plus particulièrement le Rationnel, le Conscient. Une humanité qui voudrait se comprendre toute, systématiser toute son activité, penser tous ses modes d’être, irait au rebours de la nature. Elle dépérirait dans une décomposition intellectuelle dont le conflit des doctrines nous donne par avance une image, quand il s’agit de formuler une hypothèse sur des problèmes tels que l’origine de la vie ou simplement l’organisation du travail ou du capital. D’autre part, une humanité qui prétendrait s’emprisonner dans les conceptions héréditaires sur les points où les méthodes expérimentales ont renouvelé les idées irait, elle aussi, contre la nature. Elle dépérirait dans cette routine où certaines civilisations d’Orient demeurent ankylosées. Il y a là une difficulté qui se retrouve, sous vingt formes diverses, dans toutes les discussions d’aujourd’hui. Elle est au fond du problème de l’Education, comme au fond du problème de la Politique. C’est à elle que se heurtent les utopistes du socialisme et ces autres utopistes, plus dangereux peut-être, qui, dans l’Eglise même, ont tenté d’introduire l’anarchie, toujours sous le prétexte de Science et de renouvellement. A tous ceux-là le petit livre de M. Grasset apporterait, s’ils voulaient en accepter l’enseignement, la solution la plus lumineuse d’une équivoque qui dérive, comme tant d’autres, d’une inexactitude dans la traduction d’un mot, celui de Science. Il est devenu une de ces idoles de théâtre dont parlait Bacon. Le philosophe de l’lnstauratio magna entendait par là ces erreurs qui proviennent d’un abus du langage, causé lui-même par une griserie des idées, alors que l’esprit, s’exaltant sur une découverte, en amplifie les conséquences plus encore par autosuggestion que par charlatanisme. Auguste Comte, dans une page trop peu connue, condamne déjà cette usurpation des Sciences les unes sur les autres. Il reprochait aux mathématiciens de « laisser absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul. » Il déplorait « cette usurpation de la physique par l’ensemble de la mathématique, ou de la chimie par la physique, surtout de la biologie par la chimie ». Il signalait « la disposition constante des biologistes à concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur ». Et il pronostiquait partout un même résultat nécessaire de ce désordre : « l’imminente désorganisation des études supérieures. » Il appartient aux savants, dont la supériorité professionnelle est indiscutable, de rappeler les constructeurs de systèmes pseudo-scientifiques à la discipline des bonnes méthodes. L’auteur des Limites de la Biologie a rempli ce devoir avec une énergie dans la pensée qui le classe parmi les logiciens de notre époque au rang qu’il occupait déjà parmi les cliniciens. Ceux qui suivent ses travaux de neurologie savent que ce rang est un des tout premiers.‌

Décembre 1905.‌

II
Le réalisme de Bonald2

I

Voici des années que le plus averti des connaisseurs, le plus aigu des critiques, j’ai nommé Sainte-Beuve, écrivait : « M. de Bonald est un des auteurs dont il y aurait le plus de grandes et spirituelles pensées à extraire. On ferait un petit livre qu’on pourrait intituler Esprit ou même Génie de M. de Bonald, et qui serait très substantiel et très original. » Quand l’analyste des Lundis s’exprimait de la sorte, il ne cédait pas seulement à ce sens intime du talent qui avait en lui la force, presque la fatalité d’un instinct. Il manifestait aussi la perspicacité de ce que l’on a très heureusement appelé son « empirisme organisateur3 ». Il venait d’assister à cet écroulement de la monarchie de Juillet, qui fut pour lui, comme pour tant de Français d’alors, un phénomène stupéfiant d’instantanéité. Une anarchie, tour à tour imbécile et sanglante, avait suivi, dont la ressemblance avec celle de la première Révolution n’avait pu échapper à un observateur de sa race. La simple table des matières de ses articles à cette époque prouve que son esprit se reportait sans cesse aux événements et aux hommes de 89. Le volume qui contient l’étude sur Bonald en renferme deux sur Mirabeau, une sur André Chénier écrivain politique, une sur les Necker, une sur l’abbé Maury, une sur Joseph de Maistre, deux sur Mallet du Pan, une sur Chamfort, une sur Marie-Antoinette, une sur le duc de Lauzun. Cette évidente hantise du sinistre drame, sur lequel s’acheva le siècle de l’Encyclopédie et de la Folle Journée, donne sa pleine signification à ce projet d’un recueil où fût ramassé et comme condensé le suc de la pensée bonaldienne. Sainte-Beuve l’avait nettement vu : de tous les regards jetés sur la convulsion révolutionnaire, celui du philosophe de l’Aveyron aura été le plus pénétrant. « On ne comprend bien Bonald », a-t-il dit, a que si on se le représente à sa date de 1796, en situation historique, en face des adversaires dont il est le contradicteur le plus absolu et le plus étonnant… Jamais les Condorcet en politique, les Saint-Lambert en morale, les Condillac en analyse philosophique n’ont rencontré un jouteur plus serré et plus démontant… » Préoccupé, comme il devait le déclarer exactement douze mois plus tard dans son célèbre morceau des Regrets (15 août 1852), de voir finir à tout prix la funeste aventure ouverte par l’émeute de Février, « cet état si précaire pour la France et presque déshonorant pour la civilisation d’un grand peuple », il était donc naturel que Sainte-Beuve songeât à faire appel au psychologue politique dont la doctrine pouvait encore exercer une vigoureuse action sur l’élite des esprits. Il ne l’était pas moins que, la crise une fois passée, il ne suivît plus cette idée. Si admirablement libre d’intelligence dans le domaine de la littérature, le futur sénateur de l’empire n’avait pas dépouillé les préjugés de sa jeunesse pour ce qui touchait à l’ancien régime. Les encyclopédistes et leur prestigieux chorège lui imposèrent toujours. Il n’a jamais eu le courage d’identifier, ainsi que Taine devait l’oser, 93 et 89, la hideuse barbarie de la Terreur et les sophismes charmeurs du dix-huitième siècle. Toute la portée de Bonald est dans ce rapprochement, qui n’est autre que celui des conséquences à leurs causes. Sainte-Beuve, s’il eût vécu de nos jours, aurait-il enfin aperçu, à la lumière des événements, la justesse rigoureusement scientifique et positive d’une conclusion devant laquelle son épouvante de 1851 a cependant reculé ? Pour ma part, je n’en saurais douter. Des indices trop significatifs sont venus depuis lors nous montrer, dans des accidents sans cesse renouvelés, le résultat constant d’un principe constant. C’est la première des raisons qui donnent une actualité saisissante à une publication qui n’eût encore eu, à la date de ce lointain Lundi, qu’un intérêt de curiosité.‌

La seconde raison de cette actualité réside dans un changement radical et pourtant trop peu remarqué, qui s’est accompli depuis un demi-siècle dans les hautes intelligences françaises, sur un point en apparence bien éloigné des théories de Bonald : la définition, l’objet propre et l’avenir de la Science4. Nous avons pour mesurer et la force et le sens de cette évolution un document de premier ordre : la correspondance de Taine. J’écrivais tout à l’heure les deux mots de scientifique et de positif. Ces lettres du grand philosophe nous montrent combien la forme d’esprit représentée par ces termes était encore incertaine aux environs de 1850. Pour ne prendre qu’un seul des problèmes soulevés par l’avenir de la Science, les meilleures têtes d’alors étaient persuadées d’un accord complet entre cette Science et la Démocratie. Nos aînés acceptaient, comme un dogme, cette naïve croyance qu’il y avait eu, avant le dix-neuvième siècle, une civilisation tout entière fondée sur Terreur, et que nous assistions aujourd’hui à une magnifique tentative pour redresser cette erreur et constituer une autre société, dont la base fût la vérité. C’est que les hommes de cette génération définissaient encore la Science une conception rationnelle de la vie, et cette expression rationnelle était elle-même synonyme de logique. Il s’est trouvé qu’en se développant, la Science a de plus en plus manifesté le principe très différent sur lequel elle repose. Elle n’est pas une conception rationnelle de la vie, elle en est une conception expérimentale. Elle a reconnu de plus en plus son incapacité à démêler le pourquoi des choses, c’est dire qu’elle a établi, comme mesure de la vérité, non pas les exigences déductrices de notre entendement, mais l’existence constatée du fait.‌

Une fois adoptée cette méthode de la souveraineté du fait, toute l’idéologie démocratique devait apparaître et apparut aux entendements dressés à cette sévère discipline comme une construction sans aucune exactitude. Un autre exemple, et très concret, précisera cette différence de position intellectuelle. On trouve dans cette correspondance de Taine une page datée de 1852, elle aussi, où il donne la théorie rationnelle et que, par suite, il estime scientifique, du suffrage universel. « S’il y a sept millions de chevaux en France, ces sept millions ont le droit de disposer de ce qui leur appartient » Qu’ils gouvernent et choisissent mal, n’importe. Le dernier butor a le droit de disposer de son champ et de sa propriété privée. Pareillement une nation d’imbéciles a le droit de disposer d’elle-même, c’est-à-dire de la propriété publique 5. » Vingt-neuf ans plus tard, le même Taine écrivait, résumant le résultat de ses longues recherches : « Jusqu’à présent, je n’ai guère trouvé qu’un principe, si simple qu’il semble puéril. Néanmoins, je m’y suis tenu, car tous les jugements qu’on va lire en dérivent, et sa vérité assure leur vérité. Il consiste dans cette remarque qu’une société humaine, surtout une société moderne, est une chose vaste et compliquée. Par suite, il est difficile de la connaître et de la comprendre. C’est pourquoi il est difficile de la bien manier. Il suit de là qu’un esprit cultivé en est plus capable qu’un esprit inculte et un homme spécial qu’un homme qui ne l’est pas. » Ce point d’arrivée de Taine est aujourd’hui le point de départ de tous ceux qui pensent scientifiquement. Si Bonald se trouve à l’unisson de leur esprit, c’est que cette méthode de la soumission au fait domine l’œuvre du traditionaliste qui a tracé, sans le savoir, le programme au grand livre de Taine, dans une note de sa Théorie du pouvoir : a II faut que la Révolution soit connue, qu’elle soit connue dans tous ses détails, je dirais presque dans toutes ses horreurs. L’histoire vraie de la Révolution sera le traité le plus complet de politique et de morale expérimentale qui ait jamais paru », ‌

II

D’où venait cependant à Bonald ce réalisme ou, comme eût dit Auguste Comte, ce positivisme de son esprit ? Sans doute il y fallait une disposition innée, mais que les leçons des événements contribuèrent singulièrement à développer. Bonald eut, tout jeune, comme un critère, comme une mesure de la vérité, dans le contraste qu’il put observer entre l’idéologie inféconde de cette Révolution qu’il stigmatisait ainsi et la solidité cachée, mais profonde, de l’ancienne France, à laquelle il avait participé par toutes ses origines. Sa biographie écrite par son fils nous le montre naissant d’une vieille famille du Rouergue qui avait su durer. Il avait trouvé dans la maison paternelle un témoignage en action de la valeur sociale que représentait encore la noblesse, à l’époque où les sophistes de l’égalité s’acharnaient à la décrier. Il est souvent revenu dans ses œuvres sur le principe de l’ascension par étapes. Il considérait que toute famille devait — ce sont ses propres termes — remplir d’abord sa destination dans la société domestique, qui est d’acquérir l’indépendance de la propriété par un travail légitime, par l’ordre, par l’économie, puis quand elle possède assez de bien pour n’avoir plus besoin des autres, servir l’Etat à ses frais. L’anoblissement était à ses yeux la seule application utile de cette idée si dangereuse d’égalité. Il croyait aussi aux forces secrètes de l’atavisme. Il aimait à rappeler qu’à l’époque de la Réforme, un de ses grands-oncles, Etienne de Bonald, conseiller au Parlement de Toulouse, s’était opposé aux erreurs nouvelles, tout comme son arrière-petit-neveu. De fermes vertus héréditaires avaient toujours marqué cette lignée qui allait se penser dans ce vigoureux rejeton. D’abord elle sembla simplement devoir se continuer par lui. L’éducation du futur sociologue ne se distingua par aucun effort spécial pour faire de lui un homme différent des autres individus de sa classe. Restée veuve, sa mère l’éleva jusqu’à onze ans. Il fut mis au collège de Juilly. Ses classes achevées, il entra dans les mousquetaires et il y resta jusqu’à leur suppression, en 1776. Il revint dans sa ville natale. Il s’y maria. C’est là que le surprit, à trente-cinq ans, la tempête de 89. Il avait été nommé maire de Milhau en 1785. Il quitta la mairie pour passer à l’administration départementale, dont il fut élu président. Il donna sa démission de cette place par une lettre de la plus virile éloquence, lorsque l’Assemblée nationale eut décrété la constitution civile du clergé. Prévoyant les horribles jours qui allaient venir, il émigra. Il voulait vivre pour ses enfants, dont il entreprit lui-même l’éducation, à Heidelberg, où il s’était réfugié. Dans cet exil, au milieu de l’universel écroulement, dénué jusqu’à la pauvreté, ayant pour toute bibliothèque quatre volumes : l’Histoire universelle de Bossuet, Tacite, l’Esprit des lois et le Contrat social, il entreprit, à près de quarante ans, cette admirable Théorie du pouvoir où Terreur révolutionnaire était dès lors dénoncée dans son principe. Toutes les classes de France s’étaient égarées à la fois, La bourgeoisie cultivée avait perçu sous forme de justice ses rancunes contre une aristocratie qui n’avait pas rempli son devoir. Cette aristocratie avait perçu, sous forme de justice encore, le besoin de paraître aussi intellectuelle, aussi généreuse que les savants et que les écrivains dont l’esprit l’avait charmée et froissée, étonnée et humiliée. Les paysans avaient perçu sous forme d’égalité, de liberté et de fraternité leur âpre désir de posséder en propriétaires le sol qu’ils cultivaient en mercenaires. L’épouvantable résultat de ces diverses illusions d’optique paralysait les uns d’horreur, exaspérait la frénésie des autres, soulevait d’indignation les plus énergiques. Presque personne ne semble avoir eu, à cette date, l’intelligence assez forte pour se demander quelle méconnaissance radicale des lois de la société produisait cette formidable crise, véritable état de mal d’une nation en proie à un accès d’une mortelle épilepsie. Bonald fut du petit nombre de ces héroïques diagnosticiens. Il eut, dans sa solitude des bords du Rhin, ce fier courage d’avoir raison quasiment seul, qu’avaient au même moment Rivarol à Hambourg, Mallet du Pan à Berne, Joseph de Maistre à Lausanne. Quel spectacle exaltant et pathétique à se représenter que celui de ces écrivains, tous quatre Français par le génie et la langue sinon par la naissance, portant en eux la conscience d’un pays tout entier trompé, et combien les politiciens d’alors ont peu soupçonné le mépris où l’avenir tiendrait leurs combinaisons, tandis qu’après plus d’un siècle les événements continuent de prouver que ces exilés et ces vaincus avaient raison !‌

La vérité a en elle une telle force que les politiciens rendirent pourtant aux écrits de ces quatre juges l’hommage dont leurs successeurs d’aujourd’hui auraient volontiers honoré Taine. La Théorie du pouvoir notamment fut saisie par ordre du Directoire et l’édition mise au pilon. Rentré à Paris après la détente du 18 brumaire, Bonald voulut savoir s’il en était échappé quelques exemplaires. Il se rendit à la police. L’un des employés le conduisit, dit son biographe, dans une salle où étaient entassés pêle-mêle les ouvrages ayant subi cet ignoble sort… L’écrivain remue du bout de sa canne cet énorme tas. Sa Théorie du pouvoir lui apparaît en même temps qu’un volume obscène. « Je péris en une bien mauvaise compagnie » fut la seule plainte du gentilhomme-philosophe. Il savait trop que les despotes de l’heure pouvaient détruire la matérialité, de son livre, mais non pas écraser sa doctrine. Il est revenu à vingt reprises sur le dédain où il tenait ces injustices de l’opinion contemporaine. « Il faut marcher avec son siècle, disent ceux qui prennent pour un siècle les courts moments où ils ont vécu… Ce n’est pas avec un siècle, c’est avec tous les siècles qu’il faut marcher, et c’est aux hommes, quelquefois à un homme seul, qu’il appartient de ramener le siècle à ces lois éternelles, qui ont précédé les hommes et les siècles, et que les bons esprits de tous les temps ont reconnues. » Fort d’une pareille conviction, comment n’eût-il pas méprisé cet outrage, aussi bien qu’il devait mépriser plus tard les diffamations des libéraux ? Le cri que la légende prête à Galilée, le tranquille E pur si muove de l’astronome qui sait que la terre tourne et que rien ne prévaudra contre cette réalité, n’enveloppe pas une affirmation plus invincible que celle du proscrit de Heidelberg formulant en face du démenti apparent des événements, les principes indestructibles de la « Constitution essentielle6 », celle qui, dérivant de la nature commune de l’homme, doit se retrouver la même sous les formes les plus diverses de gouvernement. « Il n’existe pour la société qu’une seule constitution politique », répétait-il. « Cette vérité sera démontrée par moi ou par d’autres, mais elle sera démontrée, parce qu’elle est mûre, que son développement est nécessaire à la conservation de la société civile. L’agitation qu’on y aperçoit n’est qu’un effort pour enfanter cette vérité. »‌

Tout Bonald était déjà dans sa Théorie du pouvoir. Il n’a fait depuis cette année 1796, où des prêtres émigrés imprimaient ce livre à Constance, jusqu’en cette année 1840 où il mourut, membre de l’Académie française, ancien pair de France et chargé de gloire, que développer les axiomes politiques posés dans ce premier ouvrage, soit qu’il en précisât encore l’enchaînement logique dans les paragraphes serrés de la Législation primitive, soit qu’il en poursuivît une application particulière sur tel ou tel point ; — ainsi dans son opuscule du Divorce ; — ainsi encore dans ses Observations sur un ouvrage de Mme de Staël relatif à la Révolution française, son chef-d’œuvre peut-être. Tel il avait été dans l’exil, tel il se retrouva sous l’Empereur, dont il déclina les faveurs, — tel sous la Restauration, où il occupa si courageusement la tribune, d’abord au Corps législatif, puis à la Chambre des pairs, — tel sous la monarchie de Juillet, qu’il refusa de servir. Il en prédisait la chute du fond de sa retraite, « C’est la fin du monde moral », écrivait-il, « qui sortira de toutes ces délibérations de nos assemblées législatives… En dernier résultat et à force de lois, elles ne nous ont donné que désordres et misères et ne donneront jamais autre chose. » Aucune existence ne fut plus une parce qu’aucune pensée ne fut plus solidement, plus directement attachée à l’expérience.‌

III‌

Cette expérience, je l’ai indiqué déjà, c’était la vie de la vieille France aperçue dans ses réalités silencieuses et fécondes. Quand, à distance, on considère la période qui a suivi la Révolution, comment ne pas rester étonné du nombre prodigieux d’individus remarquables que Bonaparte a trouvés à son service ? Ces hommes qui arrivaient à leur maturité sous le Consulat, qu’étaient-ils tous ? Des fils de l’ancien régime. Les plus jeunes avaient eu leurs dix-huit ans avant 89. On peut multiplier les anecdotes, les statistiques, les analyses, démontrer que la monarchie était gangrenée d’abus. Un fait est là indiscutable : l’excellence de cette monarchie à fabriquer des personnalités fortes. De nos jours, au contraire, après un siècle de constantes réformes, où nos institutions ont été sans cesse maniées et remaniées, de quoi se lamentent tous les partis ? Du manque absolu de ces personnalités. Nous sommes dans un âge d’individualisme effréné, et cet âge ne produit plus d’individus. C’est la preuve saisissante qu’à travers toutes leurs erreurs, nos aïeux observaient une grande vérité vitale et que nous la méconnaissons. Il nous est relativement aisé de discerner cela aujourd’hui. Il était plus difficile de reconnaître sur le moment même, le point essentiel que la Révolution venait d’atteindre dans le corps social et peut-être mortellement. Quel coup d’œil que celui de Bonald démêlant, à travers des centaines de symptômes, celui-là même qui nous paraît, avertis par les conséquences, avoir été le plus important, la « signature », comme disent les médecins, du mal dont notre patrie risque de périr !‌

La vérité vitale et qui maintenait dans l’ancienne France une plasticité si vigoureuse en dépit de tant de fautes, était de l’ordre le plus humble, le moins métaphysique. Elle consistait dans l’observation, par les couche profondes du pays, des lois essentielles de la famille De nombreux travaux exécutés depuis, sous l’influence du grand Le Play, — ce « Bonald progressif »7 — ont établi ce fait. Citons entre autres les publications si remarquables de M. Charles de Ribbe. Il y avait, dans cette France à la veille des catastrophes, une antithèse violente jusqu’à la contradiction entre cet élément latent de santé durable et le tableau de corruption que présentait la cour, Paris, la littérature. Pour employer le langage de la philosophie à propos d’un philosophe, le conscient du pays n’était pas d’accord avec son inconscient : Du moins cet inconscient était intact. Les abus le respectaient. La Révolution a été faite par des lettrés, des idéologues, des légistes qui sont allés toucher précisément à cette réserve de force. Bonald a, dès le premier jour, porté le combat d’idées sur ce terrain. Il a vu dans cette atteinte à la famille le crime moral de ces réformateurs dangereux « qui ont pris », disait-il énergiquement, « la société à démolir, pour avoir l’honneur et le profit de la reconstruire. Téméraire entreprise et dont ils ne pouvaient garantir que la moitié ! » Tout son effort a consisté à établir que la Famille est le commencement et le terme de la Société. Elle en est le commencement, car les rapports, de père, de mère et d’enfant sont primordiaux. C’est la cellule irréductible et qui ne peut se ramener à un élément plus simple. Elle en est le terme, car, suivant que le corps social est sain ou malade, cette cellule familiale est elle-même saine ou malade, en sorte qu’elle est tout ensemble, cause et effet. La méconnaître, c’est tout méconnaître. La détruire, c’est tout détruire. La restaurer, ce serait tout restaurer.‌

Poursuivant son analyse, et ce premier principe une fois trouvé, Bonald cherche dans les conditions fondamentales de la famille les conditions fondamentales de toute la société. Il avait écrit en épigraphe sur la première page des Théories du pouvoir, avec la tranquille ironie du logicien qui arrache l’aveu involontaire de ses folies au prophète de l’erreur, cette phrase de Rousseau : « Si le Législateur se trompant dans son objet établit un principe différent de celui qui sort de la nature des choses, l’Etat ne cessera d’être agité jusqu’à ce que le principe soit détruit ou changé et que l’invincible nature ait repris son empire. » Le terme de nature est ici employé par Bonald dans son sens le plus strict. Est naturel pour lui tout rapport nécessaire à la conservation des Etats. La famille est un de ces rapports. Elle est nécessaire à la conservation des trois êtres qui la composent : le père, la mère et l’enfant. Mais les familles ne sont pas isolées. Elles coexistent II y a des rapports nécessaires entre elles. L’expression de ces rapports n’est autre chose que la législation primitive.‌

Inscrite dans le tempérament même de l’homme, cette législation primitive précède la législation inscrite dans les codes et celle-ci n’est valable qu’autant qu’elle se conforme à celle-là, Il existe donc une constitution éternelle dont nos constitutions promulguées ne doivent être qu’une application. Nous ne créons pas cette constitution, nous la reconnaissons. Elle a été pratiquée avant d’être formulée. L’histoire des peuples démontre au philosophe la grandeur de tout pays construit d’après cette constitution éternelle, la décadence de tout Etat qui a voulu s’en détacher. Cette histoire a comme son raccourci dans la tradition qui n’est que le résidu instinctif et accumulé de ce long enseignement. Voilà le principe tout réaliste du traditionalisme de Bonald et voilà aussi le principe non moins réaliste de son apologétique. Les lois religieuses sont pour lui les conséquences nécessaires des lois fondamentales de la société, elles-mêmes conséquences nécessaires des lois fondamentales de la famille. La religion est la société des hommes et de Dieu. Il n’y en a qu’une véritable, comme il n’y a qu’une société véritable des hommes entre eux. Cette identité est si complète que les trois éléments de la cellule familiale : le père, la mère, l’enfant, retrouvés déjà dans la société politique sous la forme de pouvoir, ministre et sujet, réapparaissent dans la société religieuse. Ils s’appellent ici Dieu, le Médiateur et l’Homme. L’expérience se rencontre sur ce point avec la métaphysique qui ramène tous les rapports possibles entre les êtres à ces trois expressions : cause, moyen, effet.‌

IV

Telle est dans le schéma de ses grandes lignes la doctrine de Bonald. Il l’a complétée, — ou surchargée, — de toutes sortes de développements dont quelques-uns, par exemple son hypothèse sur le langage, ont été passionnément discutés. Il en a tiré des conséquences, par exemple sa célèbre « opinion sur la peine due au sacrilège », dont la dure logique lui est encore reprochée. Ces critiques, encore un coup, n’étaient pas pour effrayer ce rude athlète de la conservation sociale qui parlait lui-même de sa « splendide impopularité ». Quand il avait prononcé sa phrase : « Proclamons des vérités fortes », il fonçait jusqu’à l’extrémité de sa pensée avec une énergie qui n’épargnait rien ni personne. Il faut lire pour apprécier la vigueur de Bonald polémiste, les Observations sur le discours que M. de Chateaubriand devait prononcer à la Chambre des pairs contre la loi sur la police de la presse. C’est dans des pages pareilles que l’on découvre ce qu’il y a de si concret, de si direct dans cet écrivain souvent abstrus, recouvert parfois d’une phraséologie difficile. Dès qu’il énonce, c’est le cas presque à chaque page, quelque réflexion suggérée par la vie, sa phrase se ramasse, se contracte, se durcit comme un muscle qui se tend pour frapper. On sent, à le lire dans ces moments-là, que le système n’est chez lui qu’un procédé surajouté et que les matériaux ainsi mis en œuvre ont été pris à même l’observation la plus exacte. La preuve en sera donnée et surabondante par les extraits recueillis dans ce volume. Mais surtout dans le chapitre II, intitulé Philosophie et sociologie expérimentale, le caractère si moderne de la pensée de Bonald se trouvera vérifié. Ce chapitre explique — c’est le dernier point sur lequel il convient d’insister — comment celui que son plus éloquent adversaire peignait « marchant à reculons vers l’avenir », a été tout au contraire le visionnaire le plus lucide de cet avenir, pour une raison qu’il exprimait lui-même, quand, répondant à ce reproche, il disait : « C’est l’erreur la plus généralement répandue, et dans des intentions qui ne sont pas tout à fait innocentes, que ces maximes : le siècle a changé et tout doit changer avec lui… Qu’est-ce que cela veut dire ? Et qu’y a-t-il de changé dans le monde ? Sont-ce les lois générales du monde physique, qui en maintiennent l’ordre et en assurent la durée ? Elles sont immuables comme leur auteur. Est-ce l’homme ? Il naît partout et toujours avec la même intelligence, les mêmes passions, les mêmes besoins, comme avec la même figure et les mêmes organes. Y a-t-il changement dans la société, faite pour durer autant que l’univers et pour développer l’intelligence de l’homme, contenir ses passions, régler ses penchants, satisfaire ses besoins ?… Si les conséquences d’observations mieux faites ajoutent quelque chose aux connaissances humaines, les vérités morales ne font que se développer : non nova, sed nove »‌

Cette assimilation des lois immuables du monde physique aux lois immuables du monde social mesurerait seule la portée de l’esprit de Bonald. Il a du coup dit lui-même en quoi consiste précisément la nouveauté de la Science. On parle sans cesse du renouvellement qu’elle apporte avec elle, sans réfléchir que ce renouvellement n’est que la découverte et l’exploitation de faits qui préexistaient à cette découverte et qui ne sont pas modifiés par cette exploitation. Avant que Watt n’eût constaté la force expansive de la vapeur, cette force se produisait La création de la machine à vapeur n’est donc pas, au sens propre, un fait nouveau. C’est une combinaison nouvelle d’un fait immuable C’est même en dégageant ce que ce fait a d’immuable que le grand observateur a pu concevoir sa machine. Le progrès de la Science réside dans la conformité de notre pensée aux conditions constantes des phénomènes passagers. Cette belle formule a été prêtée par Balzac à un mathématicien : « L’homme n’invente pas une force. Il la dirige, et la Science consiste à imiter la nature. » Les savants sont unanimes à définir ainsi leur méthode. Est-il besoin de démontrer qu’une méthode absolument inverse a été suivie jusqu’ici dans tous les problèmes de la vie morale, et en particulier dans la politique ? Que l’on prenne, un par un, tous les révolutionnaires depuis cent quinze ans, que ce soit le jacobinisme de la première époque ou le socialisme d’aujourd’hui, toujours on rencontrera la forme d’esprit dont le monument le plus significatif est la Déclaration des droits de l’homme. Elle consiste à vouloir, après des centaines de siècles, recommencer la société. Il est trop évident que cette funeste doctrine garde son prestige sur beaucoup d’intelligences, en particulier parmi cette foule de demi-lettrés que l’extension de plus en plus large de la petite culture produit à foison. Il semble bien, en revanche, que l’habitude des bonnes méthodes rende les esprits réfléchis de plus en plus réfractaires à cet optimisme de millénaires. Pour ceux-là, le problème social se pose et va se poser de plus en plus dans ses données véritablement scientifiques. L’unité profonde des lois de la vie incline ces esprits à penser, d’une part, que les théories les mieux vérifiées de la biologie, celle de la sélection par concurrence, celle de l’évolution par hérédité fixée, celle de la loi de constance du milieu vital, doivent avoir leur correspondance dans l’ordre humain. Dès aujourd’hui on peut constater que ces lois et toutes celles où se résument les généralisations de nos physiologistes vont à l’encontre des principes de 89 et de la démocratie. Ces mêmes esprits, d’autre part, sont trop intimement dressés à la discipline du fait, pour ne pas reconnaître que la société, telle que d’innombrables influences l’ont élaborée, est elle-même un fait colossal, le premier avec lequel tout sociologue soucieux de procéder scientifiquement doit compter. Avant d’essayer de le modifier, il est nécessaire de le comprendre. C’est la raison pour laquelle des pensées parties de points aussi différents que celles de Comte et de Taine se rencontrent avec celle de Bonald, qui n’a eu, lui non plus, d’autre souci que de subordonner ses théories à la réalité. Il y a dans cet accord autre chose qu’un accident fortuit. Nous sommes quelques-uns à y voir le principe d’une renaissance de la grande et forte doctrine conservatrice dont l’auteur de la Législation primitive a si éloquemment défini la bienfaisance quand il proclame la nécessité de « réunir tous les citoyens en un corps indissoluble, afin de les attacher les uns aux autres et tous à leur sol ». Si jamais une restauration de la vie française doit s’accomplir, cette doctrine en sera l’instrument, et l’alliance que le fondateur du positivisme rêvait entre ses élèves et les partisans des disciplines ancestrales se trouvera naturellement accomplie. Ne l’est-elle pas dans tous les écrits du philosophe monarchiste et catholique qui terminait la première partie de son premier ouvrage par cette déclaration dont chaque mot pourrait être contresigné par un positiviste sincère : « Je ne dis pas : voilà mon système, car je ne fais pas de système, mais j’ose dire : voilà le système de la nature dans l’organisation des sociétés politiques, tel qu’il résulte de l’histoire des sociétés. En effet, c’est l’histoire de l’homme et des sociétés qu’il faut interroger sur la perfection des institutions politiques qui ont pour objet le bonheur de l’un et les devoirs des autres. Il ne s’agit donc pas de savoir si les principes que je viens d’exposer sont nouveaux, mais s’ils sont vrais, s’ils sont conformes à des opinions accréditées, mais s’ils s’accordent avec des faits incontestables, si quelques hommes célèbres en ont avancé de différents, mais s’ils en ont fourni de meilleurs, je veux dire de plus propres à assurer la perfection de l’homme moral et la conservation de l’homme physique, unique fin de la société civile. » Cette fière assurance du clinicien qui ne doute pas de son diagnostic, parce qu’il a pour lui l’évidence impersonnelle du fait, contraste d’une manière bien frappante avec la rhétorique échauffée de ces prometteurs de miracles qui ont porté et qui portent à la civilisation dans notre pays des coups si sensibles sous le prétexte d’établir enfin le règne de la Raison, « Comment », demandait déjà Rivarol, « ces sublimes architectes d’un autre monde s’occuperaient-ils des grossiers besoins de ce petit coin de terre et d’eau qu’on nomme la France ? » C’est pour avoir toujours eu là, sous les yeux, même dans ses plus vastes spéculations, ce petit coin de terre et d’eau, pour s’être toujours figuré le Français réel et concret dans sa famille et sous son toit, que Bonald restera un des maîtres de la politique scientifique. Qu’il soit un maître aussi de la politique traditionnelle, c’est la preuve la plus éclatante que ces deux politiques n’en font qu’une.‌

III
La politique de Balzac

I

Parmi les symptômes qui permettent de mesurer le mouvement d’idées en train de s’accomplir dans la mentalité politique de l’élite française, aucun n’est plus significatif que la position actuelle de Balzac vis-à-vis de la pensée contemporaine. Pour nous, renseignement sociologique qui se dégage de la Comédie humaine fait partie intégrale de cette œuvre et il la couronne. Ce cycle de romans, ou, pour parler le langage scientifique, d’observations, s’achève par cette forte doctrine, éparse d’un bout à l’autre, et dont la Préface générale, le Médecin de campagne, le Curé de village, les Paysans, l’Envers de l’histoire contemporaine, les Mémoires de deux jeunes mariées, Catherine de Médicis, contiennent l’expression la plus dégagée de la fiction. Il n’en allait pas ainsi pour nos aînés. Je ne parle pas des malveillants comme Sainte-Beuve, chez qui le légitimisme de Balzac provoquait cette épigramme : « C’est un romancier qui se décrasse dans la société aristocratique. » ou comme Eugène Pelletan, qui osait écrire de ce grand homme : « Comment la critique peut-elle avoir la naïveté de blâmer les croyances politiques de M. de Balzac et cette retraite en arrière par-delà nos deux révolutions ? Eh ! mon Dieu, le talent, sous toutes ses formes, a toujours sa petite diplomatie… Quand Rousseau prend le bonnet fourré, c’est qu’il a besoin de raviver l’attention assoupie de Paris. » Il faut lire cette page dans les chapitres si documentés qu’un des plus perspicaces critiques de notre temps, M. Edmond Biré, a consacrés à Balzac royaliste8. Un philosophe, assez courageux cependant pour défendre les mêmes causes, M. Caro, ne s’exprime pas autrement : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie. Est-ce M. de Bonald ou M. de Maistre qui font leur profession de foi ? Non, c’est l’auteur des Parents pauvres ! Et remarquez qu’il était relativement sincère avec lui-même. Ce dernier trait rend la chose plus plaisante… » Deux romanciers qui procédaient directement de ces Parents pauvres, et qui reconnaissaient, qui proclamaient cette filiation, n’éprouvaient pas un moindre étonnement devant les professions de foi de leur maître. Ecoutez Emile Zola : « Balzac était, selon lui, d’opinions aristocratiques. Rien de plus étrange que ce soutien du pouvoir absolu, dont le talent est essentiellement démocratique, et qui a écrit l’œuvre la plus révolutionnaire qui se puisse lire… Son génie est allé à l’encontre de ses convictions… » Et Flaubert, après la lecture de la Correspondance : « Et il était catholique, légitimiste, propriétaire !… Un immense bonhomme, mais de second ordre. » Il n’est pas jusqu’à M. Taine qui, dans son admiration pour le psychologue, qu’il ne craignait pas d’égaler d’autre part à Shakespeare et à Saint-Simon, n’ait cependant formulé des réserves quand il en est venu à juger sa politique : « En politique », dit-il, « Balzac n’a fait qu’un roman… »‌

J’imagine qu’un lecteur de 1902, et qui n’aurait jamais ouvert la Comédie humaine, en aborde l’étude après avoir constaté cet accord des critiques d’il y a cinquante ou vingt-cinq ans sur les prétendues fantaisies sociologiques de son auteur. Ce lecteur tombe sur un roman qui date de 1837. Quel n’est pas son étonnement d’y découvrir les lignes suivantes qui prophétisent, avec une précision tragique, la détresse de la France actuelle : « Un prolétariat déshabitué de sentiments, sans autre dieu que l’envie, sans autre fanatisme que le désespoir de la faim, s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays. L’étranger, grandi sous la loi monarchique, nous trouvera, sans lois avec la légalité, sans propriétaires avec l’élection, sans force avec le libre arbitre, sans bonheur avec l’égalité. » De telles phrases révèlent, chez celui qui a pu les écrire il y a plus de soixante ans, une surprenante acuité de regard. Notre lecteur continue à feuilleter le roman où il a rencontré cette prédiction, puis ceux de la série où ce livre rentre. Pêle-mêle voici qu’il constate que Balzac a tout prévu des misères où nous nous débattons. Il a prévu les impuissances de nos parlementaires : « Aujourd’hui, telle qu’elle est établie, la Chambre des députés arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce qui constituera l’anarchie légale… » Il a prévu les scandales de notre journalisme : « Tel est l’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement remis en question, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où la presse, devenue souveraine, sera l’instrument des plus basses ambitions… » Il a prévu les ignominies du suffrage universel et la frénésie des luttes de classes : « Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenu par cette bourgeoisie contre le peuple qui verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine, il est vrai, mais dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près… Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyen le droit de suffrage étendu sans mesure aux masses… » Il a prévu la prépondérance de l’Angleterre au vingtième siècle et il en a dit la cause : « L’Angleterre doit son existence à la loi quasi féodale qui attribue les terres et l’habitation de la famille aux aînés. » Aussi « cette nation est-elle aujourd’hui dans une voie de progrès effrayants. » Il insiste, et l’Impérialisme britannique est dénoncé par avance : « La marine des Anglais, au nez de l’Europe, s’empare de portions entières du globe, pour y satisfaire les exigences de leur commerce, et y jeter les malheureux et les mécontents… Chez eux, tout est prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, tandis que chez nous tout est lent ; et ils sont lents et nous sommes impatients ! Chez eux, l’argent est hardi et affairé ; chez nous, il est effrayé et soupçonneux… » Et prophétisant, dès cette date, quand la monarchie de Juillet semblait si prospère, les désastres nationaux dont nous avons été témoins en 1870 et depuis : « Je ne sais pas où nous fera descendre le système actuel… » Et il montre la France devenue « un pays exclusivement occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l’élection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n’élève plus que des médiocrités, où la force brutale est nécessaire contre les violences populaires, où la discussion étendue aux moindres choses, étouffe toute action des corps politiques, où l’argent domine toutes les questions, et où l’individualisme, produit horrible de la division à l’extrême des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l’égoïsme livrera quelque jour à l’invasion… Vienne cette invasion. Le peuple est écrasé. Il a perdu ses grands ressorts. Il a perdu ses chefs. » Est-il probable, est-il même possible qu’un observateur, capable de ce coup d’œil infailliblement divinateur, ait soudain perdu cette justesse d’esprit quand il s’est agi d’indiquer le remède aux dangers nationaux qu’il avait su discerner avec cette netteté ? Continuons de suivre l’impression produite sur le lecteur de tout à l’heure, et supposons qu’il raisonne par analogie. C’est à un médecin qu’il comparera tout naturellement Balzac, lequel s’appelait d’ailleurs lui-même un docteur ès sciences sociales. Notre homme n’arguera-t-il pas ainsi : « Comment un praticien m’inspire-t-il confiance, quand je suis malade ? En me définissant avec lucidité la nature de ma maladie, d’une part, de l’autre, en m’annonçant avec exactitude les symptômes prochains et leur évolution. » Le pronostic est l’épreuve du diagnostic. L’un et l’autre, par leur incertitude ou leur justesse, enlèvent ou ajoutent une autorité correspondante au savant qui les a portés. Le lecteur conclura que les théories sociales de Balzac empruntent une valeur singulière à des phrases comme celles que nous avons recueillies presque au hasard. Elles sont innombrables. Il le conclura surtout s’il a suivi la marche des idées au dix-neuvième siècle et s’il s’est rendu compte de l’étonnante illusion d’optique dont la France a été la victime jusqu’à la guerre allemande. Le lamentable essai d’application des principes révolutionnaires, auquel nous assistons depuis lors, commence à peine d’éclairer les intelligences réfléchies. Avant cette expérience, c’était un préjugé, admis presque religieusement, que les principes de 1789 ramassaient en eux tout le progrès. C’était un axiome, gravé dans la conscience de ceux-là mêmes qui, au nom de l’ordre, réclamaient un pouvoir fort, que la Démocratie allait de pair avec la Science, et que ces deux courants emportaient les peuples vers un Eden certain de justice et de vérité. Par une simplification qui se retrouve dans toutes les grandes erreurs collectives du type millénaire, ces deux courants étaient considérés comme absolument opposés aux courants de l’époque antérieure. Le Passé, c’était la Monarchie, et c’était la Foi, toutes deux condamnées au nom de l’Avenir et de la Raison. Les lettres majuscules sont nécessaires ici pour mieux caractériser ce phénomène d’un ordre presque mystique, auquel Sainte-Beuve lui-même n’a pas échappé entièrement, et dont Taine ; ne s’est guéri qu’en étudiant sur les documents originaux l’histoire vraie de la Révolution. Le prestige dont ces théories, manifestement fausses à notre regard, furent revêtues, dérivait de plusieurs causes. On y reconnaît d’abord l’audacieux charlatanisme des « philosophes » du dix-huitième siècle, qui continuait sa besogne de suggestion. Ce fut leur souveraine habileté de proclamer leur maîtrise intellectuelle avec une si énergique affirmation, et, dans le cas de Voltaire, avec une si incisive ironie, qu’à trois générations de distance, on n’osait pas encore penser contre eux. L’ose-t-on davantage aujourd’hui dans certains milieux : l’Université par exemple ? La masse compacte des intérêts qui se croyaient menacés par toute atteinte portée à l’œuvre révolutionnaire conspirait avec cet héritage des encyclopédistes, et, il faut bien le dire, la défiance que le parti traditionaliste nourrit si longtemps pour le talent. Une cause qui avait eu pour la servir un Rivarol, un Bonald, un Joseph de Maistre, un Balzac pouvait, devait revendiquer pour elle toutes les supériorités de l’esprit. Elle ne le fit pas, et Zola avait le droit d’écrire, dans l’étude à laquelle j’ai déjà emprunté quelques phrases significatives : « Malgré son étalage de respect pour les idées monarchiques, Balzac n’a trouvé d’enthousiasme que parmi la nouvelle génération, amoureuse de liberté. »‌

Voilà l’explication du contraste, par lui-même extraordinaire et dont nous supposions le lecteur de tout à l’heure étonné, entre l’admiration de nos aînés pour le génie du romancier et leur dédain de ses doctrines. Ils constataient en lui une intelligence merveilleuse du monde moderne tel que la Révolution l’a façonné, et il leur paraissait invraisemblable qu’il ne fût pas hypnotisé, comme eux-mêmes, parce qu’ils croyaient être un magnifique essor social Ils le voyaient appliquer à l’anatomie de la vie humaine tous les procédés des sciences naturelles, et prouver ainsi qu’il était bien un adepte des bonnes méthodes d’observation. Ils estimaient donc logique et nécessaire qu’il fût aussi un adepte de ce que les négateurs d’aujourd’hui appellent obstinément la libre pensée, — comme si l’adhésion raisonnée de l’esprit à une foi révélée était moins indépendante que sa révolte contre cette foi ! — Ils concluaient a priori à un Balzac démocrate et incroyant. Et soudain ils se heurtaient à un Balzac monarchiste et catholique, osons dire le mot, clérical. Déconcertés, ils rejetaient celui-ci au nom de celui-là. Le lecteur de 1902, lui, aperçoit distinctement l’accord entre les deux Balzac. Pour peu qu’il soit au courant des idées actuelles, il a dès longtemps saisi l’antinomie irréductible entre la Démocratie, d’une part, et la Science, et de l’autre, l’accord, de plus en plus évident, entre la Science et la Religion. Il reconnaît dans l’auteur de la Comédie humaine un précurseur qui a précisément fait sortir de la psychologie individuelle le plus profondément poussée une démonstration très forte de la vérité religieuse, et, de la psychologie nationale, une démonstration non moins forte de la vérité monarchique, — le tout scientifiquement, insistons-y, expérimentalement, s’il est permis d’employer ce mot quand il s’agit de la chronique des mœurs. Et pourquoi non ? S’il est interdit à celui qui observe la vie humaine de provoquer des expériences, ne peut-on pas considérer les innombrables accidents que le jeu des passions, suscite autour de nous, comme autant d’épreuves instituées par la nature et dont l’interprétation équivaut à tout un travail de laboratoire ?‌

II

Je viens de dire que Balzac a tiré son catholicisme de la psychologie individuelle. Pour rétablir, commençons par rappeler le résumé qu’il donne lui-même de sa doctrine dans sa célèbre Préface générale. Ce morceau est daté de 1842, c’est-à-dire de la quarante-troisième année de l’auteur, qui n’en avait pas neuf à vivre. La critique doit regarder un document, de cette époque et de cette sorte, — puisqu’il était destiné à la première édition de ses Œuvres complètes qu’ait donnée l’écrivain, — comme une pièce capitale de l’histoire de ses idées. Voici donc le texte d’une déclaration dont on s’étonne qu’elle ait prêté à la moindre équivoque : « En lisant attentivement le tableau de la société, moulée pour ainsi dire sur le vif, avec tout son bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que, si la pensée, ou la passion qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle est aussi l’élément destructeur. En ceci, la vie sociale ressemble à la vie humaine. On ne donne aux peuples de longévité qu’en mesurant leur action vitale. L’enseignement, ou mieux l’éducation par les corps religieux, est donc le grand principe d’existence pour les peuples, le seul moyen de diminuer la somme du mal et d’augmenter la somme du bien dans toute la société. La pensée, principe des maux et des biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que par la religion. L’unique religion possible est le christianisme. Il a créé les peuples modernes, il les conservera. » Et ailleurs : « Le christianisme et surtout le catholicisme étant, comme je l’ai dit dans le Médecin de campagne, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément de l’ordre social. »‌

Tout est à méditer dans ces phrases que j’ai tenu à transcrire en leur intégrité. Et d’abord, observez que Balzac, devançant sur ce point avec une perspicacité singulière la psychologie de son temps, distingue nettement dans l’homme le conscient et l’inconscient, comme nous dirions dans le langage d’aujourd’hui. Cette expression, qui dut paraître si étrange aux esprits d’alors : une pensée préparée, signifie que la vie inconsciente précède chez nous la vie consciente ; celle-ci n’est que la reconnaissance chez nous de toute une activité qui lui a été antérieure. La réalité de l’âme ne réside donc pas pour Balzac dans la seule pensée. Comme les mots lui manquaient pour exprimer des idées au service desquelles les analystes de la fin du dix-neuvième siècle ont dû créer tout un vocabulaire, il appelait volonté, non sans justesse, cette force intime et profonde qui constitue l’essence même du « moi » et il la définissait : « le milieu où la pensée fait ses évolutions », et encore : « la masse de force par laquelle l’homme peut reproduire en dehors de lui-même les actions qui constituent sa vie ». — « Pour penser », ajoutait-il, « il faut vouloir. Beaucoup d’êtres arrivent à l’état de volonté, sans néanmoins arriver à l’état de pensée. » Cette hypothèse lui était si chère qu’il a, par deux reprises, attribué à deux de ses héros favoris, et dans lesquels il s’est peint lui-même, le Louis Lambert du roman de ce nom et le Raphaël de Valentin de la Peau de chagrin, un ouvrage sur la volonté, composé d’après cette théorie. Mais qu’est-ce qu’une volonté antérieure à la pensée, sinon une vie inconsciente de l’âme, et qui doit bien être un objet de préparation, qui le restera toujours jusqu’à un certain point, car jamais elle n’arrivera à prendre une totale conscience d’elle-même ? Tout homme ne vit-il pas à la surface de son être ? En outre, si la volonté précède la pensée, elle la dépasse aussi, et c’est l’intuition, sorte d’inconscience d’un autre degré. Sur ce point encore Balzac s’est débattu contre la difficulté d’exprimer des idées trop exceptionnelles pour ne pas échapper au langage courant. Moins heureux cette fois, il s’est servi du terme mal fait de spécialité pour cette forme supérieure de l’inconscience, en hasardant cette étymologie : « Spécialité, species, voir, spéculer ; voir tout et d’un seul coup : speculum, miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière »,‌

Si l’on a une fois compris cette analyse de l’âme humaine, on ne s’étonnera plus que Balzac défende l’Eglise, et cela pour des raisons qui ressemblent d’une manière frappante à celles qui constituent l’apologétique des plus récents d’entre les philosophes catholiques : le cardinal Newman entre autres et M. Ollé-Laprune. Il est très évident, en effet, que si la volonté précède la pensée, il est nécessaire de régler cette volonté avant qu’elle soit arrivée à la conscience. Par conséquent, une discipline traditionnelle est indispensable à l’éducation. Cette discipline doit être fondée sur une vérité qui ne soit pas purement atteignable par le raisonnement, afin qu’elle puisse être saisie par des intelligences encore en formation. Cette vérité doit être en même temps capable de convenir à des intelligences plus avancées, de telle façon que la conscience, quand elle s’éveille, puisse accepter des habitudes d’esprit déjà passées en mœurs. Elle doit enfin convenir à des âmes parvenues au plus haut degré d’intuition, puisque ce stade supérieur de la vie psychique n’est que le terme des deux autres. Balzac a cru trouver ce triple caractère dans le christianisme, et comme sa sociologie s’occupait toujours des Français, il lui a semblé que le catholicisme était, pour ce pays pénétré d’ordre romain, la seule forme possible du christianisme. « Ce que l’Angleterre a obtenu par le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain qui sont sa croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments dus au catholicisme, et vous n’êtes pas catholiques !… » Ce cri de son Curé de village résume son opinion sur la vie religieuse en France. C’est que sa psychologie individuelle se complète ici par une psychologie ethnique correspondante. L’idée de l’hérédité était trop constamment présente à l’esprit de Balzac pour qu’il considérât cette volonté d’avant la pensée, cette inconscience première de notre activité spontanée, comme une force absolument amorphe et toute vierge. Nous appartenons à une race avant de le savoir, nous avons des instincts transmis avant de les connaître. Quand l’éducation se propose de préparer ces énergies encore obscures, dont le développement en bien ou en mal sera utile ou nuisible à la société, son soin initial doit être de travailler dans le sens de ces activités préexistantes. Contrarier des forces tout acquises serait un gaspillage de richesses que Balzac, en bon économiste, au sens étymologique du terme, considérerait comme très coupable. C’est la secrète origine de ce que l’on pourrait appeler son empirisme religieux.‌

Reprenons maintenant la Comédie humaine, avec cette clef que l’auteur nous a tendue, et en acceptant, comme aussi sérieuse qu’elle est sincère, sa déclaration de principes. La moralité profonde de cette œuvre nous apparaîtra en même temps que nous saisirons son intention constante. L’auteur n’est pas seulement, en théorie, un psychologue de la volonté. Il l’est aussi en pratique. Sa caractéristique est dans ses livres la prédominance de la volition, comme chez les Goncourt, ces professionnels de la névrose, la caractéristique des personnages est la prédominance de l’émotion, comme chez Stendhal, ce passionné d’idéologie, la prédominance de l’analyse intérieure. Ce que Balzac aperçoit dans son siècle, c’est d’abord et surtout les conditions imposées par les mœurs à une faculté qui, à ses yeux, constitue le fond même de l’âme humaine. Tous ses romans sont l’histoire d’une volonté. C’est pour cela qu’il excelle particulièrement dans la peinture de l’ambitieux pauvre, et que ses jeunes gens en lutte contre la société et ses hommes d’affaires implacables, un Rastignac, un Rubempré, un Nucingen, un Grandet, sont devenus des types légendaires auxquels nous comparons sans cesse la vie, pour dire de tel remarquable aventurier : « C’est un homme de Balzac », ou de telle ténébreuse intrigue : « C’est un roman de Balzac. » Il y a bien de l’injustice dans une opinion qui semble oublier que le créateur de Rastignac l’est aussi de d’Arthez, et que les magnifiques figures morales abondent dans cette fresque immense. Est-il besoin de citer le docteur Benassis et l’abbé Bonnet, David Séchard et Schmucke, le colonel Chabert et le marquis d’Espard, Eugénie Grandet et Mme Graslin, Mme Hulot et Ursule Mirouet, Mlle de Cinq-Cygne et Mme de la Chanterie, combien d’autres ? Le romancier protestait avec une extrême vivacité contre ce reproche de pessimisme. En 1835, et dans la préface de la seconde édition du Père Goriot, il dressait naïvement une liste comparative des Femmes vertueuses et des Femmes criminelles, — ce sont ses propres termes, — parues dans ses romans à cette date. Il en comptait trente-trois du premier groupe et vingt-deux du second. Six ans après et dans la préface de Pierrette, il revenait à la charge, et, parlant cette fois de ses héros aussi bien que de ses héroïnes, il calculait que la somme de ses personnages vertueux était d’un tiers supérieure à celle des personnages qui avaient quelque chose à se reprocher. Il ajoutait : « Bénéfice, qui, certes, ne se rencontre pas dans la vie. »‌

Cette injustice a cependant sa logique. Un écrivain paye toujours cette rançon de son talent : il demeure pour le public comme identifié avec sa plus importante découverte. Celle de Balzac, et qui le met à part de tous les observateurs de son époque, en lui assurant une prééminence souveraine, c’est d’avoir discerné que la société issue de la Révolution souffre, non pas d’une faiblesse, mais d’une intempérance d’énergie. Les analystes les plus subtils du romantisme, un Musset dans la Confession, un Sainte-Beuve dans Volupté, un Senancour dans Obermann, une George Sand dans Lélia, un Théophile Gautier dans Mademoiselle de Maupin, décrivaient complaisamment le « mal du siècle » en insistant, parmi les symptômes, sur l’incertitude, l’hésitation, la complication, et ils concluaient à une sorte d’atonie par épuisement, qu’ils attribuaient tous à la vieillesse de la civilisation :‌

Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.

Balzac, lui, ne se contente ni de cette description, ni de cette explication. Il constate la maladie, mais ici comme ailleurs, il cherche les causes, et celles que ses confrères acceptent si aisément ne lui paraissent pas les vraies. Tout d’abord est-il exact que la mélancolie découragée soit la caractéristique profonde de tous ces enfants du siècle ? Sans doute, la plupart en sont atteints, mais par accident. Cette atonie de l’âme où beaucoup aboutissent est une conséquence avant d’être un principe. Bien loin de résulter d’un vieillissement de la race, ce mal du siècle résulte d’un dérèglement des forces, violemment lancées sans contrôle dans une société qui tarit la vie parce qu’elle l’exaspère. La France issue de la Révolution, telle que la Comédie humaine nous la montre, ne souffre pas d’un manque d’énergie, elle souffre des abus d’une énergie mal réglée. Dès 1830, et dans la Peau de chagrin, le romancier expliquait les malheurs de son héros par cette frénésie de la volonté, déchaînée à travers un monde où les anciens cadres sont brisés, et les nouvelles barrières déjà renversées. D’une extrémité à l’autre de son œuvre cette explication circule. Elle était si juste qu’elle seule permet de définir cet étrange dix-neuvième siècle français qui fut l’âge de la plus étonnante dépense d’énergie qu’ait jamais faite notre race et de son plus complet avortement ; — âge d’individualisme passionné qui se meurt dans une désolante pénurie d’individualités. C’est que notre âge a manqué, nous dit Balzac, d’un modérateur, et ce modérateur, la France l’avait à sa portée, elle l’avait en elle si le pays était demeuré fidèle à ses origines et qu’il eût reconnu et pratiqué le catholicisme.‌

Nous ne savons point quels devaient être les deux traités dont M. de Lovenjoul mentionne les titres dans son admirable Histoire des œuvres de Balzac et qui formaient, dans le projet de l’auteur, les pièces maîtresses de ses Etudes analytiques et la conclusion de la Comédie humaine : l’Anatomie des corps enseignants et la Monographie de la vertu. Il est permis de supposer qu’ils n’auraient été qu’un long commentaire des phrases de la préface. Peut-être n’est-il pas sans opportunité de remarquer combien le plus sagace peintre de mœurs paru chez nous, depuis Molière, allait à l’encontre des sophismes que professent aujourd’hui, avec un esprit plus sectaire que jamais, les héritiers des Jacobins. L’éducation par les congrégations, qu’ils combattent avec une si furieuse inintelligence des forces vives du pays, était précisément celle que Balzac réclamait. Il en eût montré l’excellence dans cette Anatomie, de même que la rigidité restrictive des pratiques de l’Eglise, objet de la raillerie des apôtres du progrès, eût, sans aucun doute, été le thème de sa Monographie de la vertu. A défaut de ces exposés didactiques, nous avons, dans plusieurs de ses grands romans, de véritables études de sensibilité religieuse et qui nous permettent de définir, avec pièces à l’appui, sa conception du rôle social de l’Eglise. Le Curé de village, le Médecin de campagne, l’Envers de l’histoire contemporaine, sont le tableau complet de trois cures morales, si l’on peut dire, accomplies par une soumission absolue à toutes les prescriptions du catholicisme : — « Nous faisons maigre, dit M. Alain (Envers de l’histoire contemporaine). Si nous allons à la messe tous les matins, vous devez deviner que nous obéissons aveuglément à toutes les pratiques, même les plus sévères de l’Eglise. » — « Tout est rachetable, dit l’abbé Bonnet à Véronique, sa pénitente (Curé de village). Le catholicisme est dans cette parole. De là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le pécheur… » — « Je ne veux pas juger l’Eglise catholique, dit Benassis (Médecin de campagne), je suis très orthodoxe, je crois à ses œuvres et à ses lois… » Il serait aisé de signaler d’autres pages du même ordre dans beaucoup d’autres épisodes de la Comédie humaine : — ainsi la conversion du docteur Minoret dans Ursule Mirouet, l’entrée au couvent d’Albert Savarus et de la duchesse de Langeais, la confession de Mme de Mortsauf dans le Lys de la vallée, le magnifique dialogue d’Agathe Bridau mourante et de l’abbé Loraux dans le Ménage de garçon. Mais ce ne sont là que des épisodes, et qu’un artiste littéraire, soucieux de contraster puissamment ses créations, aurait pu imaginer, au lieu que dans les trois récits mentionnés plus haut, la thèse religieuse est comme tissée à même l’œuvre. Elle consiste à montrer ce que l’activité la plus réaliste, la plus soumise aux exigences du fait, la plus subordonnée à des fins pratiques, prend de vigueur, combien elle devient productrice et salutaire, lorsque la foi religieuse est à son origine pour la conduire, pour la soutenir, pour la réchauffer, — en la réglant. L’ordre et toujours l’ordre ! Il est remarquable qu’ayant d’autre part écrit Louis Lambert et Séraphita, et prouvé sa connaissance du mysticisme et son goût pour ses exaltations, Balzac ait, de parti pris, et par cet amour de l’ordre, réduit l’effort de ces deux saintes, Mme de la Chanterie et Mme Graslin, et de ces deux saints, l’abbé Bonnet et le docteur Benassis, à des besognes singulièrement humbles et terre à terre. Mme de la Chanterie et ses fidèles sont à la tête d’un office de charité. Mme Graslin et Benassis sont préoccupés d’améliorer la culture dans deux vallées perdues, l’une du Périgord, l’autre des Alpes Dauphinoises. La guérison ou du moins le soulagement d’atroces épreuves leur vient d’une application continue à une tâche positive, d’une soumission quotidienne à de très petits devoirs, mais ennoblis, mais interprétés, mais ordonnés par une discipline d’habitudes religieuses dont Balzac a donné la loi mécanique, quand, à propos des Frères de la Consolation, il résume ainsi le secret de leur énergie : « La concentration morale des forces, par quelque système que ce soit en décuple la portée. » Ce système de concentration bienfaisante, nous l’avons en France, sous une forme intimement mêlée à notre caractère national, à nos traditions séculaires, à notre langue et à notre sang : c’est notre Eglise. Balzac n’a jamais varié sur ce point. La phrase que je viens de citer est de 1847. C’est la date de l’Envers de l’histoire contemporaine, son dernier livre. Dès 1831, il concluait l’une de ses toutes premières nouvelles, Jésus-Christ en Flandre, par cette déclaration : « Croire, me dis-je, c’est vivre. Je viens de voir passer le convoi d’une monarchie. Il faut défendre l’Eglise. »‌

III

Du moment qu’un moraliste demande à la vérité religieuse d’être d’abord une vérité d’action, a fortiori exige-t-il de la vérité politique ce même caractère. De même que Balzac s’était refusé à la trompeuse abstraction de la critique voltairienne qui fait de la foi un problème de pure pensée, il s’est refusé à cette abstraction plus dangereuse de la politique révolutionnaire, qui fait de chaque homme un pur individu. Il avait situé la pensée dans son milieu vivant en reconnaissant qu’elle n’est qu’une des formes de l’action, et une forme périlleuse quand elle n’est pas subordonnée. « Trop de culture excite trop la pensée. Trop penser ne vaut rien9. » Cette sage formule que ce politique aigu qui fut J.-J. Weiss a eu le courage d’écrire un jour, Balzac aurait pu la signer. Il a pareillement situé l’individu dans son milieu vivant, en se refusant à le considérer hors de la famille. Nous avons sur ce point une déclaration aussi nette que celle de tout à l’heure sur le catholicisme. Elle se trouve encore dans la Préface générale de 1842 : « Aussi regardé-je la famille, non l’individu, comme le véritable élément social. Sous ce rapport, au risque d’être regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald, au lieu d’aller avec des novateurs modernes. » Dans un pénétrant article paru dans une Revue trop tôt disparue10 et où il faisait à l’auteur de ces notes le trop grand honneur de rattacher la doctrine du roman l’Etape à celle de la Comédie humaine, M. Frantz Funck-Brentano a magistralement dégagé ce principe premier de toute la sociologie de Balzac. Il a montré l’écrivain tirant ses prophétiques déductions, sur l’avenir de la France, toutes vérifiées par les événements, « de ce seul fait que la Révolution a désorganisé la famille. » Cette thèse de notre brillant confrère est si exacte que ce problème de la famille est la matière de plus de quinze romans, signés par l’auteur du Père Goriot. Je cite au hasard de ma mémoire. La question des rapports entre les parents et les enfants se trouve traitée dans ce Père Goriot, d’abord, puis dans le Ménage de garçon, dans Eugénie Grandet, dans la Cousine Bette. Celle des probabilités du bonheur et du malheur dans le mariage moderne est prise et reprise particulièrement dans le Lys de la vallée, la Femme de trente ans, le Contrat de mariage, la Fille d’Eve, Honorine, les Mémoires de deux jeunes mariées, la Double Famille. L’interdiction et le Cabinet des antiques posent, d’une manière saisissante, le problème de l’honneur du nom, ou mieux de ce que nos aïeux appelaient de ce terme profond : la Maison. La Cousine Bette, de nouveau, le Cousin Pons, le Curé de Tours, Pierrette, la Vieille Fille posent un problème corrélatif à l’autre, celui du célibat et des modifications apportées au caractère par cette anomalie. C’en est assez pour démontrer que nous sommes là au centre même des idées sociales de Balzac. Il n’a pas eu tort de citer lui-même, et à sa propre occasion, le nom de Bonald, qui, dans le premier chapitre de sa Législation primitive, a écrit du Décalogue : « Cette loi paraît, dans son énoncé, plutôt relative à l’état domestique qu’à l’état public de société, parce qu’elle a été donnée à un peuple naissant, et qui sortait de l’état domestique. Elle est le germe de toutes les lois subséquentes, parce que le germe de tout état ultérieur de société est dans la famille. »‌

Quelles sont donc les conditions de la vigueur des familles ? Cette question domine ces multiples études où Balzac a su animer en drames aussi concrets, aussi poignants que la vie, des vérités dont il disait « qu’elles se retrouvent dans le passé, par cela même qu’elles sont éternelles ». C’est une autre formule de Bonald ; « En morale, toute doctrine moderne, et qui n’est pas, aussi ancienne que l’homme, est une erreur. » La première de ces conditions, c’est la continuité. Balzac n’a jamais varié là-dessus, non plus que sur la cause qui empêche cette continuité dans la France contemporaine. Avec Le Play, qu’il ne paraît pourtant pas avoir connu et qui ne paraît pas l’avoir connu, il attribue à l’article du Code, relatif au partage forcé des héritages, cet éparpillement de notre énergie nationale que Taine résumait un jour, en causant, devant moi par cette familière métaphore : « Quand on veut construire une maison, on ne commence point par broyer les pierres jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que du sable. » Pour Balzac, la famille c’est la pierre, le bloc solide ; l’individu, c’est la parcelle qui engagée dans cette pierre, fait bloc avec elle et participe à cette solidité, qui, séparée d’elle, n’est plus que le grain de poussière. Des millions de ces grains ne font pas de quoi bâtir un bout de mur. La cohésion manque. Cette image résume l’histoire de la France depuis que la divisibilité périodique des fortunes a supprimé cette unité durable qui reliait les générations les unes aux autres en perpétuant, par le droit d’aînesse, l’intégrité du capital matériel et moral. Jadis, les familles se continuaient. Aujourd’hui elles se recommencent tous les vingt-cinq ans. Balzac ne s’est pas lassé de revenir sur ce point depuis une brochure écrite en 1824 et que M. Biré a signalée, où se trouve cette page si précise : « Le partage égal des biens entre les enfants d’un même père présente, au premier coup d’œil, une image séduisante d’équité, mais ce partage n’offre que des avantages momentanés. Il entraîne, avec soi, les plus funestes conséquences. Il sème les révolutions… » Et dans le Curé de village : « Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France, dit le juge de paix. La cause du mal gît dans le titre des Successions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens. Là est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire, individualise les fortunes, en lui ôtant une stabilité nécessaire, et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer la France. » Et dans les Mémoires de deux jeunes mariées : « Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille. Ils ont créé le fisc, mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse. » Et ailleurs : « Si le titre des Successions est le principe du mal, le paysan en est le moyen… Maintenant, pour étayer la société, nous n’avons plus que l’égoïsme… » Enfin, tirant des prémisses ainsi posées leurs nécessaires conséquences : « La bourgeoisie achète les grandes terres sur lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre ; elle se les partage, puis la licitation ou la vente en détail les livre plus tard au paysan… Nous ne sommes au bout ni de la misère ni de la discorde. Ceux qui mettent le territoire en miettes auront des organes pour crier que la vraie justice sociale consisterait à ne donner à chacun que l’usufruit de ses terres. Ils diront que la propriété perpétuelle est un vol. » En effet, le vieux principe romain, le jus utendi atque abutendi une fois conteste, — et il l’est du jour où la loi règle le partage des successions au lieu de reconnaître ou bien le caractère familial de la propriété par le droit d’aînesse, ou bien son absolue indépendance par la liberté de tester, — la logique de l’idée de justice veut que toute propriété personnelle soit supprimée. Balzac ne s’y est pas trompé. Dans les Paysans, il a marqué avec sa netteté habituelle le terme de cette évolution, commencée — ô ironie des sophismes ! — soi-disant pour défendre les droits de l’individu… « L’audace avec laquelle le communisme, cette logique vivante de la démocratie, attaque la société dans l’ordre moral, annonce que le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnes sociales dans la cave au lieu de les secouer dans la salle du festin… Depuis 1792, tous les propriétaires de France sont devenus solidaires… » Il ajoute, avec la mélancolie du clinicien qui sait que le malade n’écoutera pas ses avertissements et n’obéira pas à ses avis : « Ils ne le comprendront que lorsqu’ils se sentiront menacés chez eux, et il sera trop tard. »‌

Comme on voit, Balzac mêle naturellement à son idée sur la continuité dans la propriété un rappel des relations du propriétaire avec le sol. C’est évidemment pour lui la seconde condition de la santé familiale que ces intimes épousailles de l’homme et de la terre. Il est d’avis que, pour être vigoureuse, toute famille doit se fixer, et pratiquer cette vertu si peu connue à laquelle le génie d’un de ces grands psychologues qui furent les fondateurs des ordres religieux avait trouvé un nom. Saint Benoît ne prescrivait-il pas à ses moines, outre les trois vœux ordinaires, un vœu de permansitas ? Ils devaient demeurer dans un même endroit, indéfiniment. Quoique Balzac n’ait pas formulé cette loi d’un terme aussi draconien, tout dans son œuvre témoigne qu’il entrevoyait, comme un autre résultat funeste de l’émiettement de la propriété, ce déracinement dont un de ses disciples les plus remarquables d’aujourd’hui, M. Maurice Barrès, a donné une tragique monographie. Cette doctrine de la bienfaisance du séjour prolongé dans un même cadre de nature et de mœurs, de travaux et d’horizon, ressort du Lys de la vallée, aussi bien que du Médecin de campagne et du Curé de village. Ces trois récits ont proprement comme sujet, quand on cherche à définir les dessous psychologiques de leur fable, l’influence d’une exploitation rurale sur des sensibilités malades ! Un des meilleurs artistes en vers de notre époque, M. Charles de Pomairols, a osé intituler une suite de pièces de vers : Poésie de la propriété. Il a écrit :‌

C’est un très grand honneur de posséder un champ…‌

C’est le sentiment qui se respire dans le discours du curé de Montégnac à Mme Graslin, rongée de son mortel remords… « Vous ne remarquez pas, dit-il, des lignes où des arbres de toute espèce sont encore verts. Là se trouve la fortune de Montégnac et la vôtre, une énorme fortune. Vous voyez les sillons des trois vallées, dont les cours se perdent dans le torrent du Gabou ?… » Et il explique par quel travail compliqué de barrages et d’irrigations ces trois vallées, de sauvages et de stériles, se transformeraient en de riches prairies, propices à un magnifique élevage de bestiaux : « Vous verrez un jour, conclut-il, la vie, la joie, le mouvement, là où règne le désert, là où le regard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière ? Ces travaux n’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de la mélancolie ? » Cette action réciproque de l’homme sur la terre et de la terre sur l’homme, prolongez-la durant plusieurs générations, fixez-en les résultats dans des coutumes, et le domaine maintenu dans son indivision pour l’unicité de l’héritier devient le corps vivant de la famille. Il a pris d’elle sa forme et sa force, par des acquisitions et des améliorations patientes. Il lui communique cette sève virile, cette fermeté de mœurs, cette dignité saine dont le romancier nous a donné un exemple inoubliable, lorsqu’il nous peint, après l’égarement criminel d’un des leurs, les Tascheron s’expatriant et leur dernier repas dans la maison héréditaire. Mais ayant su discerner avec tant de justesse et peindre avec un coloris si intense le pittoresque moral de nos provinces, la Touraine dans le Curé de Tours, Alençon dans la Vieille Fille et le Cabinet des antiques, le Sancerrois dans la Muse du département, Angoulême dans les Illusions perdues, le Berri dans le Ménage de garçon, Saumur dans Eugénie Grandet, comment n’eût-il pas reconnu qu’il y a une puissance du terroir ? Et l’ayant reconnu, comment n’eût-il pas réfléchi au moyen de l’utiliser, par le même esprit positif qui lui faisait défendre le catholicisme dans un pays de mentalité catholique ? La grandeur du génie conservateur et sa marque résident dans ce sentiment du prix infini de toute force naturelle. La condamnation des révolutionnaires est, au contraire, dans le meurtrier aveuglement qui les pousse à détruire des trésors de vie irremplaçables, aussitôt que cette vie se rebelle contre la dictature de leurs abstractions. Des familles qui durent dans des milieux de province, avec un développement de leurs facultés harmonisé à ce cadre local, telle est la conception d’une société saine pour Balzac. Elle le mène droit à reconstruire la France, dans sa pensée, sur un type aristocratique.‌

De son vivant et depuis sa mort, on s’est beaucoup moqué de ses théories sur la noblesse. J’ai cité déjà l’épigramme de Sainte-Beuve, indigne de cet esprit supérieur qu’une hostilité personnelle a seule empêché de comprendre qu’un Balzac ne défend pas l’aristocratie par une puérile vanité de snob. Burke a fait justice, dans une des pages de ses Réflexions sur la Révolution, de cette misérable haine des supériorités sociales qui essaye de leur enlever leurs soldats les plus désintéressés par la calomnie et le ridicule. Il faut la citer, comme une des plus éloquentes protestations qu’un grand intellectuel ait lancées contre la triste envie démocratique : « Les honneurs et les privilèges que la loi, que l’opinion, que les usages invétérés d’un pays transmettent et ont transmis par les préjugés d’une longue suite de siècles, ne sont pas de nature à provoquer l’horreur et l’indignation dans l’âme d’un honnête homme, et ce n’est pas un crime de tenir avec force à de tels préjugés. Omnes boni nobilitati semper favemus, était le propos d’un sage et d’un excellent citoyen. Il faut n’avoir dans l’âme aucun principe d’anoblissement pour souhaiter de réduire au même niveau toutes ces institutions artificielles qui ont été adoptées pour personnifier l’opinion et pour donner de la stabilité à l’estime fugitive. Ces efforts vigoureux dans chaque individu, pour défendre la possession des propriétés et des distinctions qui lui ont été transmises, sont un des moyens dont la nature nous a doués pour repousser l’injustice et le despotisme. » Nous touchons ici à la raison profonde qui a rendu Balzac un partisan déterminé de l’aristocratie, comme Burke lui-même, comme Bonald, lequel a résumé dans un raccourci saisissant la portée de ce système, lorsqu’il a dit : « La noblesse est une limite au pouvoir. » Toute Maison qui s’élève devient, en effet, un centre de forces capable de résister à l’oppression d’en haut et à celle d’en bas. C’est le rôle qu’assignait aux nobles l’auteur de la Comédie humaine, lorsqu’il écrivait à Mme Carraud, dès 1830 : « La France doit avoir une Chambre des pairs extraordinairement puissante qui représente la propriété », et dans la Duchesse de Langeais, indiquant bien qu’il ne défend pas des blasons et des vanités, mais un service public : « Ces avantages sont acquis à toutes les efflorescences patriciennes, aussi longtemps qu’elles assoiront leur existence sur le domaine, le domaine-sol comme le domaine-argent, seule base d’une société régulière. Mais ces avantages ne demeurent aux patriciens qu’autant qu’ils maintiennent les conditions auxquelles le peuple les leur laisse. Ce sont des espèces de fiefs moraux dont la tenure oblige. » En d’autres termes, Balzac veut qu’une noblesse soit vraiment une aristocratie. Personne n’a démontré avec plus de lucidité que lui, dans le morceau même auquel cette phrase est empruntée, pourquoi la noblesse française a perdu le pouvoir et les justes raisons de sa déchéance. Elle a démérité au dix-huitième siècle et elle continue, de nos jours. Peut-elle se relever, ou, pour poser le problème dans sa sincérité, peut-on faire surgir du chaos actuel une oligarchie nouvelle, qui rende au pays une conscience, un cerveau supérieur, une direction ? Balzac n’en est pas certain. Il en indique pourtant quelques conditions, et d’abord la nécessité pour les derniers représentants des hautes classes de considérer la propriété comme une conquête continuée et d’avoir du talent : « De nos jours, dit-il, les moyens d’action doivent être des forces réelles et non des souvenirs historiques. » Il veut aussi qu’à ces représentants des vieilles grandeurs nationales s’adjoigne sans cesse l’appoint des valeurs nouvelles. Il avait bien vu que l’Angleterre devait à cette régénération constante par en bas la vitalité de sa noblesse : « Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masse ignorante, je veux que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque a le vouloir et se sent les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, les gouvernements doivent s’assimiler les hommes forts en les prenant partout où ils se trouvent, et enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent… C’est ainsi que la Chambre des lords anglais s’assimile constamment des aristocrates de hasard. » Remarquez bien cette comparaison. Balzac veut des pairies de naissance. Il n’entend point parler de supériorités viagères. Il les réclame héréditaires, pour qu’elles soient familiales. L’aristocratie dont il rêve doit devenir, c’est son mot : « une puissance territoriale agissante », puissance issue du peuple, mais par voie de formation naturelle et non d’élection. Balzac est formel sur ce point. Il abomine ce procédé du vote, après de causer, dit-il (et l’on n’était qu’en 1833 !), autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis et jetés au peuple comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. » Il en donne aussitôt cet argument irréfutable : « L’élection, pour être un principe, demande chez les électeurs une égalité absolue. Ils doivent être, des quantités égales, pour me servir d’une expression géométrique », ce qui est impossible, il l’avait dit ailleurs : « L’égalité sera peut-être un droit, mais aucune puissance humaine ne saurait convertir ce droit en fait. » Il en conclut qu’une majorité issue du vote de gens, inégaux en fortune, en capacités, en intérêts sociaux, ne représente qu’un chiffre brutal, sans signification réelle. Pour représenter un pays, une oligarchie de naissance, lorsqu’elle se recrute par l’accession des talents et se défait par la rentrée des cadets dans les classes inférieures, est un procédé aussi conforme à la nature des choses que celui de l’élection l’est peu. Balzac le repousse donc, ce principe de l’élection, quand il s’agit de l’origine du pouvoir. Il l’admet dans des limites et des conditions à fixer, quand il s’agit de contrôler le budget et les lois. « Que voudriez-vous donc ?… — Les admirables conseillers d’Etat qui, sous l’empereur, méditaient les lois, et ce Corps législatif, élu par les capacités du pays aussi bien que par les propriétaires, dont le seul rôle était de s’opposer à des lois mauvaises et à des guerres de caprice. » Pour lui, la seconde assemblée, l’élective, est, comme on voit, réduite au rôle de régulatrice du pouvoir. Le pouvoir doit être concentré, pour être énergique, dans un certain nombre de privilégiés, chefs des famille qui ont su monter au premier rang, et que d’autres familles viennent sans cesse suppléer ou compléter d’après un rythme presque instinctif que l’Angleterre a toujours pratiqué, que pratiquait la France d’autrefois. « Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité, disait-il à Hugo en 1840, un mois avant sa mort, à ce titre de pair de France, le plus beau après le titre de roi de France ? »‌

Le Roi, tel est en effet le terme dernier auquel cette sociologie aboutit, inévitablement. Cette hiérarchie des familles, mouvante et souple, a besoin d’être maintenue dans l’ordre par une famille supérieure qui soit la représentation durable de cette loi de continuité, partout à l’œuvre dans une telle conception sociale. Le monarchisme de Balzac, qu’il n’a jamais cessé de proclamer, ne procède ni d’un sentiment, ni d’une tradition. Il dérive d’un raisonnement. Il est scientifique et, j’oserai dire naturaliste, comme le reste du système. Réduite à son schéma idéal, sa politique se ramène à cette idée qu’une nation n’est pas formée seulement des individus vivants qui la composent. Elle est constituée par les familles, c’est-à-dire par ceux qui furent et dont l’héritage familial est l’action prolongée, par ceux qui sont et qui ont pour rôle d’accroître cette action en accroissant cet héritage, — par ceux qui naîtront, enfin, et à qui cet héritage doit être transmis. Il y a donc un droit du passé sur le présent, et il y a un droit de l’avenir. Il faut à un pays un organe de durée qui incarne cette triple action. Cet organe, pour Balzac, ne peut-être, en France, que la famille royale consubstantielle à notre histoire, qui a grandi avec la France, qui l’a faite en maintenant son unité à travers dix siècles et qui, seule, pourrait rétablir un ordre stable par sa seule présence, dans notre anarchie actuelle, en nous donnant ce point au-dessus de toute discussion, sans lequel un pays se déchire indéfiniment lui-même. « Les pouvoirs discutés », a dit notre auteur, « n’existent pas. Imaginez-vous une société sans pouvoirs ? Non. Eh bien, qui dit pouvoir dit force. La force doit reposer sur des choses jugées. » Et il y insiste : « En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille… J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qui se nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommeries. Il s’agit de l’Etat. Il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités et la subordination qui monte jusqu’aux rois. Le roi, c’est nous tous. Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume… » C’est le duc de Chaulieu qui parle et c’est le romancier philosophe. Il se reconnaît à ce trait final, bien digne du disciple de Geoffroy Saint-Hilaire : « Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. » Nous tenons là le mot du monarchisme de Balzac : il est né d’une vision réaliste de la nature sociale, comme son catholicisme était né d’une vision réaliste de la nature morale : Si ces deux points de vue, qui sont devenus les nôtres, ont paru inadmissibles aux contemporains, nous ne devons pas nous en étonner. Reconnaissons-y une preuve nouvelle, ainsi que je le disais au début de cet essai, de la rupture qui s’accomplit entre l’erreur révolutionnaire et les vérités scientifiques, et admirons davantage Balzac d’avoir été un des prophètes de cette rupture, et— avant le Taine des Origines, qui n’aurait plus traité sur ses vieux jours une telle politique de « roman », — son premier ouvrier.‌

1902.‌

IV
Les deux Taine11

Le premier volume de la Correspondance de M. Taine vient de paraître. Il contient les lettres écrites à sa famille et à ses amis par le futur auteur des Origines de la France contemporaine entre 1847 et 1853, c’est-à-dire, puisque M. Taine était né en 1828, entre sa dix-neuvième et sa vingt-cinquième année. Ces lettres sont reliées ensemble par des notes, telles que lui-même les eût conseillées, très simples et qui précisent seulement les faits indispensables à la compréhension des confidences du jeune homme. Celles-ci sont réduites de parti pris à l’ordre intellectuel. M. Taine n’a jamais varié sur ce point. Il avait défendu de son mieux sa vie privée contre l’indiscrétion et la réclame, ces deux misérables rançons de la gloire. Il a voulu, par son testament, prolonger cette défense au-delà du tombeau : « Les seules lettres de moi qui pourront être publiées », y est-il dit expressément, « sont celles qui traitent des matières purement générales et intellectuelles. » Il y avait, à cette réserve passionnée de écrivain pour tout ce qui touchait à son existence intime, plusieurs motifs d’ordre divers. M. Taine était persuadé, d’une part, qu’un homme ne vaut que par sa contribution à quelqu’une des vastes besognes collectives de l’humanité. « Nous ne produisons tout ce dont nous sommes capables », a-t-il écrit à propos de Mérimée, « que lorsque ayant conçu quelque forme d’art, quelque méthode de science bref quelque idée générale, nous la trouvons si belle que nous la préférons à tout, notamment à nous-même. » Cette ferveur pour l’idée générale est une des causes qui expliquent cette aversion pour les confessions personnelles. Une autre cause fut une sensibilité infiniment tendre et blessable M. Taine l’a toujours dissimulée ; mais elle transparaît sans cesse dans ses livres les plus abstraits, à l’intense frémissement qui le saisit en face de la nature ; à l’accent contenu de certaines phrases comme celles qui terminent les deux études sur ses amis Frantz Woepke et Marcelin ; à d’autres phrases plus violentes, dans lesquelles il s’est découvert malgré lui. — Ainsi le passage du Voyage en Italie sur la Niobé de Florence où il parle des « morts que chacun de nous porte enterres dans son cœur… ainsi le morceau de Graindorge qui commence : « Puissances invincibles du désir et du rêve !… » — On dirait que le philosophe a eu de cet excès d’émotivité une pudeur presque farouche. La piété intelligente qui a réuni ses lettres de jeunesse a respecté cette pudeur et elle a eu raison. Il reste toutefois, même dans cette correspondance d’idées, assez de détails intimes pour que cette noble physionomie s’y précise en traits plus accusés et plus individuels. Quand la publication sera complète, il y aura lieu de reprendre l’œuvre entière de cette vie laborieuse et de tracer, en rapprochant cette œuvre de cette vie, un portrait définitif de ce beau génie. Dès aujourd’hui nous pouvons, avec ces lettres de jeunesse, répondre d’une manière irréfutable à l’une des questions les plus importantes, — la plus importante peut-être pour nous, les fidèles de cette grande pensée, — que cette œuvre ait soulevée : je veux parler, on l’a déjà compris, de l’antithèse que les adversaires des doctrines politiques de M. Taine ont prétendu reconnaître entre la première série de ses travaux et la seconde, entre les Essais de critique et d’histoire, l’Intelligence, les Philosophes français, la Littérature anglaise, d’un côté, et, de l’autre, les Origines. Y a-t-il eu, dans cet esprit si profondément sincère et si logique, deux moments contradictoires, un Taine d’avant 1871 et un Taine d’après 1871, pour parler tout net ? Et faut-il croire que l’impression produite sur le second par les assassinats et les incendies de la Commune a paralysé la liberté de doctrine dont le premier avait donné un si vigoureux exemple ? ‌

I

Cette volte-face, si elle s’était produite, ne prouverait rien, insistons-y, contre valeur des théories sociales issues d’une expérience si formidablement significative. La politique consistant par définition dans l’art de faire vivre ensemble des hommes réels, à une heure déterminée de l’histoire et dans un espace déterminé de la planète, il n’est pas seulement légitime, il est nécessaire de mettre en ligne de compte l’enseignement des faits contemporains. Quiconque a constaté combien le civilisé de mai 1870 est vite devenu le sauvage de mai 1871 a, mieux que le droit, le devoir de considérer cette soudaineté du retour à la barbarie comme un facteur essentiel dans ses calculs sur les institutions d’un pays, où les journées de Septembre, celles de Juin et celles de Mai se sont produites en moins d’un siècle. J’irai plus loin : qu’un citoyen paisible, et qui s’est conformé sa vie durant aux lois existantes, dans l’établissement de sa fortune et dans la direction de sa famille, voie subitement sa destinée privée atteinte par le contrecoup d’un vaste cataclysme national, ce citoyen fait preuve d’un esprit très philosophique en tirant de son malheur individuel des conclusions d’ordre public. Ce que l’on appelle la sûreté d’une nation n’est pas autre chose, en effet, que la sécurité garantie au développement des familles. Du jour où ce développement est compromis par le simple jeu des institutions, les familles ont droit de se plaindre. Les institutions sont mal aménagées et doivent être réformées. Stendhal n’exprimait pas un paradoxe, lorsqu’il disait : « Un voleur m’arrête dans un bois. Je le tue si je peux ; mais je ne lui en veux pas. Il fait son métier. J’en veux au gendarme qui ne fait pas le sien. » Il en est de même des révolutions. Le bon citoyen qui en est la victime n’en veut pas au demos excitable et ignorant dont il subit la folie. Il en veut, et avec raison, au gouvernement qui n’a pas su prévenir cette crise d’inutile destruction, et s’il modifie, après l’événement, ses points de vue sur les procédés efficaces qu’il y avait lieu d’employer, il ne fait que se conformer à la méthode des sciences d’observation.‌

M. Taine aurait donc changé de doctrine politique après la Commune que nul ne saurait légitimement ni reprocher à un positiviste une attitude mentale appuyée sur des faits, ni incriminer son autorité. Mais c’est un fait encore, et démontré par cette correspondance, que ce soi-disant changement ne s’est jamais produit. Le Taine de la vingtième année portait en lui, comme dessinée à l’avance, la mentalité du Taine de la cinquantième. Que disait celui-ci, arrivé au terme de sa longue enquête sur les origines de la France actuelle : « Jusqu’à présent, je n’ai guère trouvé qu’un principe politique, si simple qu’il semblera puéril et que j’ose à peine l’énoncer. Une société humaine, surtout une société moderne, est une chose vaste et compliquée. Par suite, il est difficile de la connaître et de la comprendre ; c’est pourquoi il est difficile de la mener. Il sort de là qu’un esprit cultivé en est plus capable qu’un esprit inculte, et un homme spécial qu’un homme qui ne l’est pas ?… » Que disait le Taine de l’Ecole normale et qui n’avait encore entrepris aucune étude d’histoire : « Je ne veux pas me jeter dès à présent dans la vie politique. Je m’abstiens, et tu sais pourquoi. Je dois avant tout étudier la nature de l’homme et la société. Il n’y a pas de milieu entre l’ignorance du paysan qui vote selon l’intérêt de son champ et la science du philosophe. Entre ces deux limites extrêmes roule la foule méprisable des demi-savants despotiques qui ont l’ignorance du paysan et la confiance du philosophe. C’est de leur rang que sortent tous les ambitieux et tous les hommes dangereux… » On devine de quel dégoût le jeune homme qui pensait de la sorte eût été saisi dès 1850 si, à cette époque, il eut commencé de feuilleter les dossiers de la Révolution — extravagante et meurtrière liturgie de cannibales qu’il a appelée en 1884, dans une préface célèbre, la « religion du crocodile ». En 1884 comme en 1830, il croyait à la valeur de ce qu’il appelle, dans cette même lettre de jeunesse «  l’instinct aveugle mais sûr ». Il a énoncé cette foi sous une autre forme, plus tard, quand il a dit « qu’un préjugé est une raison qui s’ignore ». En 1850, comme en 1884, il était persuadé que cet instinct cesse de fonctionner dès qu’il cesse d’être aveugle. Une race ne trouve les institutions qui lui conviennent que dans l’action séculaire de la vie inconsciente, par les traditions et par les coutumes. « Le vrai gouvernement », écrit-il à Prévost-Paradol, « est celui qui est approprié au degré de civilisation du peuple… » Or, que vaut le peuple français de 1851 ? Ce peuple a pris Clamecy. Il a brûlé, pillé. Il a assassiné des gendarmes : « Les victoires du peuple seraient peut-être un pillage et certainement une guerre civile. Il arriverait furieux au pouvoir et avide, mais sans une idée, ou partagé entre trois ou quatre systèmes absurdes et discrédités. Les bourgeois ont été lâches et les paysans stupides. » Il est juste d’ajouter que cette constatation si judicieuse se termine sur une défense, qui semble bien inattendue, du suffrage universel. M. Taine en était fermement partisan à vingt ans, pour une raison si particulière, si opposée à celles qui ont déterminé les démocrates à proclamer le despotisme du nombre, qu’elle enveloppait en elle la négation même de ce suffrage, aussitôt que le philosophe aurait traduit sa formule dans sa vérité profonde.

Cette raison, c’est le principe de la propriété. « S’il y a, comme tu dis », écrit M. Taine à Paradol, au lendemain du coup d’Etat, « sept millions de chevaux en France, ces sept millions ont le droit de disposer de ce qui leur appartient. Qu’ils gouvernent et choisissent mal, qu’importe. Le dernier butor a le droit de disposer de son champ et de sa propriété privée ; et pareillement une nation d’imbéciles a droit de disposer d’elle-même, c’est-à-dire de la propriété publique… » Et ailleurs : « Le droit de propriété est absolu ; je veux dire que l’homme peut s’approprier les choses sans réserves, en faire ce qu’il veut, les détruire une fois qu’il les possède, les léguer, etc… La propriété est en droit antérieure à l’Etat, comme la liberté individuelle… » Ceux qui ont connu M. Taine se rappellent avec quelle netteté il ramenait toujours le problème social et politique, quand il le posait, à ce principe intangible : le respect de la propriété. Ce que ses lettres de jeunesse nous montrent, c’est l’énergie avec laquelle il avait adhéré aussitôt à une thèse mêlée dans son sang, on peut le dire, à toutes les hérédités d’une vieille famille de bourgeoisie terrienne. Il importe de le noter, en effet, l’auteur des Origines était précisément le contraire de l’intellectuel déraciné, détestable espèce dont notre décadence est infestée. Sa famille avait duré longtemps sur un même coin de la province française. Nous trouvons aux dix-septième siècle, à Rethel, un Joseph Taine qui remplissait là les fonctions d’échevin-gouverneur. L’arrière-grand-père maternel du père de M. Taine était notaire à Vouziers sous Louis XV ; son grand-père paternel, manufacturier dans la même ville, où son père exerça la profession d’avoué. Son grand-père paternel était sous-préfet de Rocroy sous la Restauration. Deux caractères paraissent avoir couru d’un bout à l’autre de cette sérieuse lignée bourgeoise : le goût des idées générales et le sens des affaires. Pierre Taine, l’arrière-petit-fils de l’échevin, et qui lui aussi fut manufacturier, vers le milieu du dix-huitième siècle, avait été surnommé « le philosophe » par ses concitoyens. Ces deux caractères se distinguent, dès ces lettres de jeunesse, dans leur descendant. Le jeune métaphysicien construit, avec une audace singulière, un système entier de la connaissance ; mais, en même temps, il demeure absolument, indestructiblement, le digne rejeton de cette longue suite d’hommes d’industrie et d’hommes de loi. Il l’est par cette théorie de la propriété. Il l’est davantage encore par une acceptation du pacte social, si naturelle que les pires difficultés n’arrivent pas à la transformer en révolte.‌

Je m’étonne que les critiques qui ont étudié, ces temps derniers, ce premier volume de la correspondance n’en aient pas rapproché, pour en marquer mieux l’originalité, un document très significatif par le contraste. Les premières lettres de M. Taine, datées de 1847 sont adressées à son répétiteur de rhétorique à la pension Lemeignan, d’abord pension Mathé. Il suivait de là comme externe les cours du lycée Bonaparte. Le ton de respect de l’élève pour le maître atteste avec quelle soumission réfléchie le rhétoricien a mené son existence scolaire. Visiblement, il a considéré d’instinct que la destinée naturelle d’un adolescent de sa caste était de se développer dans ces conditions. Il accepte de même l’Ecole normale, et de même le professorat en province. Il a été refusé à l’agrégation. Il est nommé suppléant à Nevers avec douze cents francs d’appointements. Ses élèves sont des niais et des ignorants. Il dîne à table d’hôte avec des collègues médiocres. Il est suspect par avance aux autorités. Que de prétextes à s’insurger contre des circonstances si durement hostiles ! Ecoutez-le penser tout haut : « Je fais ma classe avec soin et prudence… Voilà mon moi intérieur. Mais je me retire la moitié de la journée dans une région meilleure… mon travail. » Et encore : « Quand je suis à ma table, ou les pieds à mon feu, suivant mes idées ou écrivant mes expériences, je suis au paradis… Quand je pense à tant de pauvres diables, je suis près de devenir socialiste contre moi-même, et de me maudire comme privilégié. » Ce n’est pas là le quiétisme d’une âme tiède et que les passions n’ont jamais tourmentée. Certaines lignes frémissantes de nostalgie témoignent que le jeune savant, emprisonné dans la médiocrité de son métier, n’ignorait pas que d’autres garçons de son âge, et qui ne le valaient point, possédaient d’autres joies et d’autres champs d’activité. « Que je comprends bien », écrit-il à M. Léon Crouslé, « que je comprends bien ces dégoûts, ce besoin de plaisir et d’émotions que nous n’aurons jamais, et qui sont pour les nobles et les riches ! » Rapprochez cette phrase de celle que je citais tout à l’heure et où il s’appelle lui-même un privilégié, vous y distinguerez cette forte vue de la connexité universelle qui fut aussi la pièce maîtresse de l’esprit de Goethe. Appliquée au monde social, elle nous fait considérer que ses apparentes injustices doivent être subies sans rébellion, parce qu’elles tiennent à l’ensemble de son établissement. Nous ne savons pas à quel point, en les modifiant, nous ébranlerions la stabilité d’un ordre qui, après tout, est préférable, par cela seul qu’il est un ordre, au chaos des barbaries primitives. Ce principe profond commande déjà toute la sensibilité de Taine collégien et jeune professeur. Précisément, il s’est trouvé qu’à la même date le hasard faisait s’asseoir, sur les bancs de cette même pension Lemeignan et de ce même lycée Bonaparte, un écolier de la même génération, instinctivement révolutionnaire, celui-là, autant que l’autre était conservateur, — déraciné par son origine autant que l’autre était raciné. Cet écolier, très remarquable écrivain, lui aussi, nous a laissé, dans un saisissant récit, un tableau inoubliable de ses impressions de collège et de professorat, car il a occupé, quoique à titre seulement intérimaire, une chaire d’un lycée de province, au début du second Empire. Ce condisciple de M. Taine à l’institution Lemeignan fut Jules Vallès. Rien de plus curieux que de reprendre, au sortir de la correspondance, les pages de Jacques Vingiras, où le maître de pension est peint sous le nom caricaturalement déformé de Legnagna. Vallès n’a pas respiré depuis vingt-quatre heures l’air de la maison, qu’il la hait déjà, de cette violente et implacable haine dont son style au vitriol est comme corrodé. Taine écrit à son professeur pour lui annoncer son prix d’honneur au concours général : « Sans vous je n’aurais eu ni ordre, ni clarté, ni méthode… » Vallès gémit : « Comme ce latin et ce grec sont ennuyeux ! Qu’est-ce que cela me fait, à moi, les barbarismes et les solécismes ?… Et toujours, toujours le grand concours ! » De ses professeurs, il crayonne une charge féroce : celui-ci marche en canard, il a l’air de glousser quand il rit. A cet autre il rêve de prendre les oreilles et de « faire un nœud avec ». Enfermés dans la salle de composition du concours, un élève de Charlemagne et lui brûlent du punch et grillent des saucisses. Il se souvient d’un répétiteur de Jauffret qu’il a vu laver son mouchoir dans la Seine. A quoi bon composer ? « Pour être répétiteur, comme cet homme, et devenir laveur de mouchoirs sous les ponts !… » Que c’est bien le même homme qui, plus tard, chargé d’une suppléance à Caen, s’amuse à blaguer devant ses élèves stupéfiés : « Messieurs, le hasard veut que je supplée votre honorable professeur. Je me permets de ne pas partager son opinion sur le système d’enseignement à suivre. Mon avis, à moi, est qu’il ne faut rien apprendre, rien de ce que l’Université enseigne. Je pense être utile à votre avenir en vous conseillant de jouer aux dominos, aux dames et à l’écarté… Tableau ! » conclut-il. « Le soir même, j’ai reçu mon congé… » Et en route, hors de la place où son orgueil et sa sensualité saignent trop fort, pour aboutir, à travers des années de quotidienne colère, au matin sinistre du 18 mars 1871. « Allons, c’est la Révolution ! La voilà donc, la minute espérée et attendue, depuis la première cruauté du pion… La voilà la revanche du collège. » Les dédicaces successives des trois volumes, d’abord « A tous ceux qui crèvent d’ennui au collège » ; puis « A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim », et, pour terminer, « A tous ceux qui, victimes de l’injustice sociale, prirent les armes contre ce monde mal fait », jalonnent, comme trois bornes tragiques, le chemin suivi par le fils du paysan, imprudemment éduqué, vers la bande imbécile d’utopistes sanguinaires qu’il appelle magnifiquement « la grande fédération des douleurs ». Les admirables lettres de stoïcisme résigné du jeune Taine marquent la première étape du petit bourgeois français vers cette haute doctrine de défense sociale que son dernier ouvrage a si magistralement ramassée. Il n’a eu qu’à creuser cette notion antique et vénérable de propriété, et il y a trouvé ce qu’y trouvera toujours un réaliste sincère, l’abrégé même de toutes les lois de la santé nationale.‌

La différence radicale entre ces deux types d’hommes réside en ceci qu’en présence de la répartition des biens de toute sorte qui sont le vaste héritage de la civilisation, le révolutionnaire-né dit aussitôt : « Pourquoi ces joies à celui-ci, et pas à moi ? » et que le conservateur-né répond : « Parce qu’elles sont à lui. » Un esprit vraiment scientifique n’éprouve pas le besoin de justifier un privilège qui apparaît comme la donnée élémentaire et irréductible de la nature sociale. Mais précisément parce qu’il attache une importance souveraine à ce droit de propriété, un Taine est amené à reconnaître dans la vérification stricte des titres qui confèrent ce droit la première condition de l’ordre public. Quand il attribuait au suffrage universel le jus utendi et abutendi, le jeune philosophe admettait que l’ensemble des acquisitions humaines qui constitue un pays appartenait en toute propriété aux habitants actuels de ce pays. En fut-il ainsi, la majorité n’aurait encore sur la minorité qu’un droit restreint par le droit de propriété de cette minorité. A l’époque même où il acceptait le suffrage universel, M. Taine posait fermement cette limite. Il écrivait à Paradol, peu après le coup d’Etat : « Remarque pourtant qu’il y a des restrictions à cela, que je les faisais déjà auparavant contre toi, et que je refusais à la majorité le droit de tout faire que tu lui reconnaissais. C’est qu’il y a des choses qui sont en dehors du pacte social, qui, partant, sont en dehors de la propriété publique. » Cette seule petite phrase enveloppait une condamnation radicale de la tyrannie révolutionnaire. Est-il même exact qu’un pays soit, dans l’ensemble de ses richesses accumulées, la propriété de la génération présente ? Dans un passage cite plus haut, on a pu voir quelle valeur M. Taine attachait à l’action de léguer. Or, le legs, conçu comme un droit essentiel du propriétaire, la faculté de transmettre ce que l’on lègue ainsi, sous conditions. Il suit de là que les titres de propriété de la génération présente peuvent être grevés de différentes charges qu’elle n’est pas libre de négliger. Les morts ont une hypothèque imprescriptible sur la propriété des vivants. Ceux-ci n’ont le droit de modifier les institutions fondées par ceux-là que sous la réserve de respecter les volontés formellement exprimées des fondateurs. En outre, les morts n’ont pas seulement légué le résidu de leur effort à tous les vivants actuels, ils l’ont légué à tous les vivants à naître. Il suit de la qu’une part du droit de propriété, dans le vaste trésor national, ressortit aux générations de l’avenir. Entre les ancêtres qui leur ont cédé le pays, et les descendants auxquels ce pays sera transmis, les vivants apparaissent comme des usufruitiers. Prenez les Origines de la France contemporaine. Vous constaterez, dès le premier volume consacré à l’ancien régime, que l’inventaire du capital héréditaire de la France est l’objet premier de cette étude, et le second, la critique de la gestion que les Français du dix-septième et du dix-huitième siècle en avaient faite. Feuilletez les volumes suivants. Rien qu’aux sommaires des chapitres vous reconnaîtrez que l’ouvrage entier continue cet inventaire et cette critique. A ce greffier de la ruine nationale ne parlez pas des pauvres vanités idéologiques contenues dans la Déclaration des droits. N’essayez point de l’émouvoir en lui vantant l’hystérique exaltation de la nuit du 4 août. Avec le même scrupule que son père apportait à examiner des dossiers dans son étude de Vouziers, l’historien contrôle et classe les pièces du procès qu’il instruit aux dilapidateurs de notre héritage séculaire. Il n’a pas eu besoin, pour les condamner, de penser à lui-même et au danger que les imitateurs de ces insensés pouvaient faire courir à sa personne. Il lui a suffi d’appliquer le principe que son hérédité de vieille bourgeoisie avait déposé dans ses moelles, et que sa réflexion de jeune homme avait immédiatement rencontré. Il n’y a pas eu deux Taine en politique, pas plus qu’il n’y a eu deux Vallès. Tels ils sont entrés à la pension Lemeignan, tels ils sont restés dans leur position morale vis-à-vis de l’ordre social, attestant ainsi l’un et l’autre la sagesse des institutions anciennes, qui permettaient le transfert des classes, mais en imposant des étapes à l’ascension. M. Taine est un exemplaire admirable de l’homme dont la famille a monté lentement et progressivement. Entre lui et son ancêtre Gérard Taine, qui était encore laboureur, il y a deux cent cinquante années de progression lente, de développement patient Entre Jules Vallès et la glèbe, il n’y avait que son père. Chez celui dont la sensibilité et l’intelligence sont trop profondément, trop sauvagement plébéiennes encore, l’éducation fait blessure. Chez l’autre, la race est arrivée au point de maturité où l’éducation fait culture. C’était là une des idées les plus chères à M. Taine : cette nécessité de la lenteur dans la montée sociale. Sa correspondance est une « contribution », comme il eût aimé à dire, très démonstrative, à l’appui de cette loi qui n’est elle-même qu’un cas particulier d’une autre loi reconnue par Balzac : « La vie sociale », a écrit ce dernier, « ressemble à la vie humaine. On ne donne aux peuples de longévité qu’en modérant leur action vitale. » Etonnante formule qu’il ne faut pas se lasser de citer ! Le génie du moraliste a su y montrer, dans un raccourci lumineux d’évidence, l’unité de plan de la nature, et fonder le principe d’autorité sur le principe même de la durée.‌

II

On sait quelles conséquences Balzac a tirées de cette remarquable loi12. Il en a fait sortir une apologie du christianisme. Cette religion lui a paru la seule force acceptable d’exercer ce travail de discipline qui ménage et prolonge l’énergie des peuples en la réglant. « Le christianisme », a-t-il déclaré avec une netteté qui ne prête pas à l’équivoque, « a créé les peuples modernes, il les conservera. » Rapprochez cette conclusion de cette autre : « Il n’y a que le christianisme pour nous retenir sur notre pente natale, pour empêcher le glissement insensible par lequel incessamment, et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds. Le vieil Evangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social13. » C’est l’auteur des Origines qui, encore sur ce point, se rencontre avec l’auteur de la Comédie humaine. Partis tous deux de l’observation positive, et considérant la société comme un phénomène naturel qu’il s’agit non pas d’imaginer en interprètes généreux, mais de considérer en savants désintéressés, ils sont arrivés l’un et l’autre à une même conclusion religieuse qu’il était intéressant de signaler. Il y a pourtant cette différence que le romancier, nourri, dès son adolescence, chez les oratoriens de Vendôme, de la lecture des mystiques, n’a pas eu à découvrir le christianisme. Le Médecin de campagne et le Curé de village, composés en 1833 et en 1837, dans la première période de sa production virile, en témoignent : Balzac est un génie catholique par les plus intimes assises de sa pensée. Les lettres de jeunesse de M. Taine nous montrent, au contraire, dans celui qui devait plus tard écrire la célèbre page sur « la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même », une totale indifférence, une ignorance, allais-je dire, à l’endroit du problème religieux, durant cette période. Si l’hypothèse des deux Taine avait quelque apparence de vérité, ce serait dans cet ordre d’idées. Une analyse un peu minutieuse du travail de cet esprit montrera pourtant que, là non plus, il n’y a pas eu contradiction entre le point de départ et le point d’arrivée. Il y a eu développement, mais par la même méthode.‌

Un très important morceau d’autobiographie intellectuelle, inséré dans cette correspondance sous le titre : De la destinée humaine, nous renseigne avec une indiscutable précision sur la manière dont M. Taine, issu d’une famille pieuse, perdit la foi. Il écrit cette confession au mois de mars 1848, c’est-à-dire à un instant de sa jeunesse assez voisin de la crise qu’il raconte pour que son témoignage, presque immédiat, n’ait pu être involontairement faussé, comme il arrive dans les Mémoires, par la perspective de l’éloignement Ce qu’il y a de saisissant dans cette confidence, c’est la froideur singulière de cette âme, si ardente aux idées, si avide de savoir, dans cette rupture avec les croyances de sa première jeunesse. « Jusqu’à quinze ans, j’ai vécu ignorant et tranquille. » commence-t-il ; « je n’avais point encore pensé à l’avenir. Je ne le connaissais pas. J’étais chrétien… La raison apparut à moi comme une lumière. Ce qui tomba d’abord devant cet esprit d’examen, ce fut ma foi religieuse. Un doute en provoquait un autre. Chaque croyance en entraînait une autre dans sa chute. Je me sentis en moi-même assez d’honneur et de volonté pour vivre en honnête homme, même après m’être défait de ma religion… » Et il continue : « Les trois années qui suivirent furent douces… » Il est impossible de ne pas rapprocher de ce morceau le fragment de Jouffroy sur l’agonie morale de sa Nuit de décembre. La poignante douleur dont cette page est empreinte atteste que l’incrédule qui écrivit plus tard le fameux essai Comment les dogmes finissent avait, sinon bien connu, du moins profondément senti ce dogme dont il se séparait avec douleur. Le détachement de l’écolier de 1848, si paisible, si indifférent, démontre que le christianisme n’avait encore été pour lui qu’un système d’habitudes morales, accompagné d’un très sommaire enseignement dogmatique. Ces habitudes morales, l’adolescent régulier et volontaire les rencontrait, fixées en lui par un atavisme qu’il sentait indestructible, fortifiées pat un milieu de bourgeoisie séculaire. Il avait conscience que sa raison pratique, pour parler le langage des philosophes, se suffisait à elle seule. D’autre part, la mince construction de théologie élémentaire dressée dans son entendement n’était pas assez forte pour tenir contre cet orgueil d’une vigoureuse pensée en train de s’éveiller et jalouse de se prouver cette vigueur par ses destructions. C’est la loi commune de toute âme qui grandit. Dans cette confession, ce philosophe de dix-neuf ans a discerné ce trait essentiel : « L’orgueil et l’amour de la liberté m’avaient affranchi. » ‌

Il est donc visible que durant cette première partie de sa jeunesse M. Taine ne s’était pas rencontré vraiment face à face avec le christianisme. Un ensemble de bonnes habitudes morales, appuyées sur quelques notions de dogme abrégées et primaires, ne constitue pas ce qu’un sociologue appellerait le « fait religieux ». Ce fait, l’élève du lycée Bonaparte n’avait jamais été à même de le considérer dans sa profondeur et son ampleur. Comment et pourquoi ? Les données nous manquent pour résoudre ce petit problème de psychologie familiale, mais la lecture de la correspondance ne permet pas le doute sur ce point. Une lettre du 22 novembre 1851, en particulier, très éloquente et d’une touchante tendresse, adressée à une personne qui souffrait de scrupules, précise singulièrement cette position d’esprit. On y voit qu’à cette date la pensée religieuse ne se séparait pas pour M. Taine de la pensée philosophique. Il y parle de Dieu, comme d’un « être infini, éternel, parfait, qui produit sans cesse le monde et l’élève sans cesse vers un état meilleur… qui agit sur nous par le mouvement intérieur qui nous porte au bien ». Il ne semble même pas soupçonner ce qu’il devait plus tard si nettement discerner : le rapport personnel de l’âme et de son Dieu, et, suivant ses propres termes : « ces pratiques dont la répétition quotidienne dépose et appesantit dans l’esprit l’idée du surnaturel, et par-dessus la piété naturelle, le poids surajouté qui fixe la volonté instable. » Il n’a entendu aucun mot comme celui du Père Etienne, le supérieur des Lazaristes, qui paraît lui avoir fait plus tard une impression profonde, puisqu’il le cite à la fin d’un chapitre, pour y résumer une suite de longs développements : « Je vous ai fait connaître le détail de notre vie. Mais je ne vous ai pas donné le secret. Ce secret, le voici : c’est Jésus-Christ connu, aimé et servi dans l’Eucharistie ! » Cette foi dans la présence réelle qui répète à chaque minute le drame du Calvaire pour chaque Conscience de croyant, cette « vitalité chrétienne », disait M. Ollé-Laprune, renouvelée sans cesse par les sacrements, ce mystère de l’amour divin pénétrant le monde sensible pour répondre infatigablement à l’appel de la misère humaine, le jeune homme de cette lettre l’ignore. Il l’ignore de cette ignorance que la charité de l’Eglise qualifie si indulgemment d’invincible. Il n’a rien rencontré de tout cela dans son expérience. Il n’en rencontre rien non plus à l’Ecole normale durant les trois années qu’il passa dans ce milieu trop vanté, où régnait beaucoup d’agitation d’esprit et très peu de vrai mouvement d’idées. Ce séminaire d’intelligences courtes et brillantes qui suppléaient à d’étonnantes insuffisances de fond par le piquant des formules et par un certain tour, heureux et étourdi tout ensemble, dans les affirmations, ne semble pas avoir exercé une influence profonde sur M. Taine. Notons pourtant qu’il était trop modeste pour oser dédaigner des compagnons qu’il dépassait à vingt ans d’une si surprenante manière, trop tendre pour ne pas les aimer, et trop candide, dans le noble sens de cette épithète qu’Horace appliquait déjà à un ami d’esprit, — candide judex, — pour ne pas les accepter tels qu’ils se donnaient Ce fut là un des traits frappants de ce caractère si intègre. Comme il n’avait jamais menti, il n’a jamais cru aisément qu’un autre mentait, et, comme il avait horreur de l’à peu près pour son propre esprit, il a toujours fait aux autres esprits le crédit de croire que leurs conclusions avaient été sérieusement étudiées. Cette magnanime disposition le dominait à l’Ecole normale. Elle fut la cause qu’il en sortit, ayant admis comme des vérités acquises quantité de préjugés sur lesquels il devait un jour revenir. Le dédain absolu à l’endroit de la foi chrétienne fut un de ces préjugés. « Ne ris pas », écrit-il à Paradol de l’Ecole même, « M. Gratry, élève des plus distingués de l’Ecole polytechnique, ayant obtenu le prix de philosophie au concours… s’est fait prêtre. Cela est terrible à penser… » Telle est son attitude devant l’évolution d’un esprit très distingué qui va au catholicisme : une stupeur. Il ne voit pas dans cette conversion une matière à réfléchir sur ses propres doctrines, une énigme mentale à résoudre. Son incuriosité à l’endroit de la vie religieuse est si entière que son sens de psychologie en est comme paralysé.‌

Cette incuriosité aurait dû cesser, semble-t-il, par le séjour en province, chez un jeune homme qui se piquait d’être un disciple de Beyle et qui prisait par-dessus tout l’observation individuelle et immédiate. Par malheur, quand M. Taine fut envoyé, durant l’année scolaire 1851-1852, à Nevers d’abord, puis à Poitiers, la situation générale du pays ne permettait guère, même à un esprit de sa force, ce rôle d’observateur désintéressé. L’énergique opération de chirurgie politique que le prince-président venait d’exécuter en décembre avait mis le corps social dans un de ces états de sensibilité fiévreuse qui exigent les précautions d’une convalescence. Les habiles collaborateurs de cette entreprise de salut public aperçurent, avec justesse, dans l’enseignement des lycées, un des points sur lesquels devait se porter leur attention. Le plus simple bon sens exigeait que, dans un pareil moment, toutes les parties purement spéculatives, et par conséquent douteuses, des programmes en fussent supprimées. Les préjugés napoléoniens ne permirent pas d’accomplir nettement et définitivement une réforme qui, encore aujourd’hui, s’imposerait comme la première, si jamais les circonstances permettaient un nouvel et plus heureux essai de réfection de l’âme française : il fallait retirer la philosophie du domaine de l’enseignement secondaire, où elle sera toujours funeste, parce que des cerveaux de dix-huit ans ne sont pas mûrs pour la recevoir, et la transporter dans le domaine de l’enseignement supérieur, où elle sera toujours bienfaisante, en maintenant dans une élite le goût des grandes idées générales. Au lieu de cela, les ministres de la restauration impériale adoptèrent un procédé bâtard. Ils prétendirent, sous le nom de logique, conserver la classe de philosophie, en y faisant enseigner un ensemble de doctrines officielles, inoffensives, mais encore plus inutiles. Il se rencontra que l’année de début de M. Taine dans le professorat coïncidait avec cet effort antiphysique — ce vieux mot de Rabelais mérite d’être indéfiniment repris et répété — d’un gouvernement qui, là comme ailleurs, trahissait le vice de son origine. Le césarisme n’est qu’un expédient, et qui n’aboutit qu’à des expédients. Il y avait lieu, alors comme aujourd’hui, de réformer radicalement l’Université. Une forte décentralisation des études eût substitué à la dangereuse machine, aménagée par les jacobins et leur successeur Bonaparte, pour en faire un instrument d’administration, des Universités multiples, autonomes et locales. Là, un Taine eût eu naturellement sa place dans l’indépendance d’une pensée qu’il eût communiquée, non plus au nom de l’Etat, et à des apprentis bacheliers, mais en son propre nom, dans quelque conférence libre, à des jeunes hommes capables de le contrôler. Le ministre de l’instruction publique de 1851 n’eut pas tort de redouter l’influence de cet hégélien sur des enfants de dix-sept ans. Il eut tort de taquiner cette noble et forte intelligence, qu’il pouvait employer, pour le bien de la culture française, à des travaux d’un autre ordre. M. Taine fut considéré comme suspect et traité comme tel. Quoique son sens supérieur de l’ordre l’ait empêché, même alors, de se révolter, ses lettres prouvent qu’il souffrit beaucoup d’un régime de compression dont son bon sens prévoyait dès lors la banqueroute inévitable. Il eut la sagesse de comprendre que si ce régime n’offrait pas des garanties de rénovation définitive, le calme assuré momentanément valait pourtant mieux que la funeste anarchie qui l’avait précédé. Il prêta seraient à l’Empire. Ce ne fut pas, étant donnés les procédés dont il était la victime, sans une amertume, dont une part devait inévitablement rejaillir sur l’Eglise. Celle-ci, fidèle à sa mission d’auxiliaire de tous les gouvernements qui lui permettent d’assurer le service des âmes, s’associait, dans la mesure où elle croyait pouvoir être vraiment bienfaisante, à la besogne de réparation nationale si bien commencée par le coup d’Etat de Décembre, mais gâtée à l’avance par l’acceptation des erreurs de 89 et de la démocratie. Cette action politique, si bénigne fût-elle, suffit à cacher au regard du jeune professeur persécuté la vie religieuse et les miracles de vertu catholique qui continuaient à s’accomplir par-delà cette action et hors d’elle. « A propos, nous sommes allés encore écouter aujourd’hui un Te Deum. Quelles singeries !… » C’est dans ces termes qu’il parle des cérémonies, et ailleurs : « Je vais demain (par ordre) à la confirmation. L’évêque la donne aux enfants du collège. On dit qu’il est orateur, cela m’amusera peut-être… » II ne se doute pas qu’un jour la biographie de cet évêque, Mgr Pie, par Mgr Baunard, sera citée par lui avec admiration, comme présentant, dans un haut relief, les traits d’un grand évêque de nos jours, autant dire d’un saint. La valeur de cette personnalité qu’il était à même d’étudier de si près lui échappe complètement. Il n’y voit qu’un préfet spirituel, plus redoutable que l’autre, parce qu’il est mieux armé.‌

Même indifférence au fait religieux durant les années qui suivirent et que le philosophe passa, libre cette fois, à Paris, parmi les livres nécessaires à ses travaux et dans ce monde littéraire du second Empire qui ressemblait singulièrement, avec la différence des époques, à celui des encyclopédistes, par deux de ses caractères : — les lettrés du second Empire étaient, comme ceux du dix-huitième siècle, des amateurs passionnés d’idées. Idolâtres des méthodes positives, ils professaient le culte, la superstition des recherches naturelles, au point de prendre pour de la science toute construction de type scientifique. Réalistes de doctrine, ils se piquaient de ne penser qu’avec exactitude et par observation, voilà le premier caractère. — Le second, c’est que sous le second Empire, comme à l’époque de l’Encyclopédie, ces réalistes professionnels vivaient dans le milieu le plus artificiel, le plus étranger à la réalité, hors des affaires publiques, hors du métier, hors de la société, sans contact intime avec la terre, puisqu’ils habitaient Paris, sans vision directe des hommes, puisqu’ils n’avaient jamais agi. Ainsi s’explique comment cette philosophie, soi-disant empirique et naturaliste, du dix-huitième siècle a produit la plus chimérique, la plus idéologique des Révolutions. Elle est née de cerveaux fonctionnant à côté de la vie, et non en pleine vie. Des témoins assez inintelligents, mais très sensitifs, de l’époque impériale, les frères de Goncourt, ont nettement vu cela. Ils écrivaient dans leur Journal à la date du 25 février 1866 : « Combien vivons-nous peu, les uns et les autres !… Taine, avec son coucher à neuf heures et son lever à sept, son travail jusqu’à midi, son dîner d’heure provinciale, ses visites, ses courses aux bibliothèques, sa soirée après son souper entre sa mère et son piano, — Flaubert, comme enchaîné dans un bagne de travail, — nous dans nos incubations cloîtrées… » Ce curieux passage, auquel toutes les conversations des dîneurs de Magny servent de commentaire, fait comprendre certaines lacunes d’expérience sociale qui se rencontrent dans les œuvres de Taine à cette période. Sainte-Beuve, qui relevait, lui aussi, de ce groupe, mais que son âge plus avancé et la variété de ses engouements avaient averti davantage, en a fait la remarque. Il reprochait à ce cadet, dans lequel il aimait à saluer un maître, « d’être d’une génération qui n’a pas perdu assez de temps à aller dans le monde, à vaguer çà et là et à écouter » Il regrettait qu’il ne se fût pas « assez rendu compte, avant tout, du rapport et de la distance des livres et des idées, aux personnes vivantes… ». Aussi bien, jusqu’au moment où il entreprit de s’occuper des Origines de la France contemporaine, M. Taine, dans ses premiers Essais comme dans ses grands livres sur Tite-Live, sur La Fontaine, l’Histoire de la littérature anglaise, n’avait pas étudié des personnes vivantes, et pas davantage dans son traité de l’Intelligence. Quelle que soit la supériorité de ces remarquables travaux, ils n’étaient que des préparations. Ils annonçaient et rendaient possible l’œuvre définitive, ces Origines, qui me paraissent devoir rester, avec la Comédie humaine et sur un plan égal, quoique avec une méthode différente, le plus grand morceau de psychologie sociale qui ait été composé depuis cent ans.‌

On peut apprécier maintenant l’importance de l’opinion de M. Taine sur le christianisme, en se rendant compte qu’il a rencontré le fait religieux, au cours de son analyse des forces vives de notre pays, d’une manière tout objective et non pas, comme la plupart de nous, à travers ses émotions individuelles. Il était vis-à-vis de l’Eglise, quand il a commencé d’étudier son apport dans ce que l’on pourrait appeler l’état dynamique de la France, exactement dans la position d’un Le Verrier considérant un phénomène de mécanique céleste, c’est-à-dire aussi indifférent qu’il est possible au résultat de ses recherches. Il n’y avait là, pour lui, qu’une série de mouvements à constater et à classer sous une étiquette. Si maintenant vous relisez ce cinquième livre du Régime moderne, consacré à cette Eglise, vous assisterez à l’étonnement à peine dissimulé de ce puissant esprit, découvrant une force qu’il n’a jamais pressentie. Avec cette admirable bonne foi qui fait de lui un héros intellectuel — au sens où Carlyle prenait ce terme — vous le verrez reconnaître le degré d’intensité de cette force, mesurer son retentissement, supputer le vide que laisserait son absence ; enfin, conclure, comme il a conclu : « Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduisit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. » Remarquez la rédaction de cette formule, — de ce diagnostic. M. Taine ne se définissait-il pas lui-même « un médecin consultant » ? — Celui qui vous le livre ne vous dit pas : « Il y a une religion catholique et elle est la vérité. » Il vous dit : « Il y a une religion catholique en France et elle est un fait. Je vous donne le résultat de mon enquête sur ce fait » Vous demandez : « Vous-même, comment l’interprétez-vous ? » — « Je n’ai pas à l’interpréter », répond-il, « j’ai à le définir. » Apercevez-vous, dans le physicien politique de 1890, la permanence des principes énoncés par le normalien de 184914 ? — « Pour voter il me faudrait connaître l’état de la France, ses idées, ses mœurs, son avenir… Il me manque un élément empirique… » Le fait religieux a été un de ces éléments empiriques, et, pas plus sur ce point que sur les autres, il n’y a eu un Taine d’avant et un Taine d’après la Commune. Il n’y en eut qu’un seul, et dont l’autorité est d’autant plus grande que l’on peut dire qu’il a témoigné en faveur de la vérité sociale, au rebours de tous ses intérêts (on sait les colères dont les Origines furent et sont encore l’occasion de la part de ses premiers admirateurs) ; et j’y insiste, au rebours de toutes ses préventions.‌

Ses lettres de jeunesse prouvent, en effet, que s’il eût tracé le dessin d’une politique suivant ses désirs, les illusions modernes eussent eu, à vingt ans, ses préférences. Quelque sérénité que lui donnât sa haute philosophie, il ne pouvait pas avoir entièrement oublié les tracasseries de Nevers et de Poitiers. Il n’avait pas non plus entièrement dépouillé la foi superstitieuse de sa vingtième année dans ce que j’appelais tout à l’heure, les constructions du type scientifique, qu’il était volontiers tenté de confondre avec la science. Dans ce même chapitre sur l’Eglise, et voulant résumer l’effort des savants du dix-neuvième siècle, ne classe-t-il pas dans une même énumération Pasteur et Renan ? Il ne distingue pas, lui, si scrupuleux dans ses documentations, la valeur indiscutable des travaux du premier, parce qu’ils sont vérifiables et mesurables, et l’incertitude spécieuse mais invérifiable des hypothèse du second. Pour ces motifs et aussi parce que le pessimisme foncier de son tempérament lui interdisait l’espérance, M. Taine n’est jamais allé jusqu’à se ranger définitivement aux deux grands principes que Balzac a gravés à la première page de sa Comédie humaine : « J’écris à la lumière de deux vérités éternelles, la Monarchie et la Religion. » Peut-être cette modestie des conclusions du philosophe leur donne-t-elle plus de poids en garantissant son impartialité ? En fait, le grand livre des Origines a marqué le point de départ du vaste renouveau d’idées conservatrices que nous voyons se propager aujourd’hui. Le traditionalisme par positivisme, cette doctrine si féconde en conséquences encore incalculables, relève de lui. Il était opportun, à une époque où ce mouvement grandit d’une manière remarquable, que l’intime unité de la pensée de son initiateur fût dégagée une fois de plus et sa mémoire défendue contre d’équivoques insinuations que même la mort n’a pas fait taire. Son œuvre est l’arme la plus meurtrière qui ait été forgée depuis cent ans contre l’erreur funeste de 8ç. Nous ne laisserons pas la calomnie en émousser le fil. C’est toute la raison de ces quelques notes.‌

V
Le péril primaire15

I

Sous ce titre, un des essayistes politiques les mieux renseignés de notre époque, M. Georges Goyau, publiait, voici quelques semaines, dans la Revue des Deux Mondes, une de ces études directement et fortement documentées ou il excelle. La formule, empruntée à M. Buisson, mais prise dans un sens élargi, indique assez le sujet de ces pages qui font une suite à l’Ecole d’aujourd’hui. M. Goyau a entrepris de démontrer, pièces en mains, la faillite de l’entreprise d’éducation populaire qui fut et qui reste le grand orgueil, ou, pour parler plus juste, la grande réclame des chefs de la troisième République. A coups de chiffres et de textes, il dresse un bilan dont le détail paraît bien indiscutable. Le simple contraste entre les programmes d’il y a vingt-cinq ans et les résultats d’aujourd’hui donne à ce chapitre de statistique — cet article ne veut être que cela — une singulière vigueur d’ironie. Ecoutez, par exemple, l’initiateur de ce mouvement, le médiocre Jules Ferry déclarer : « Nous comptons sur deux institutions sans l’action desquelles la loi serait lettre morte : l’une, toute nouvelle, la Commission scolaire, l’autre, déjà ancienne dans bon nombre de communes, mais qui, de facultative, deviendra obligatoire : la Caisse des écoles. » Nous sommes en 1906, et dans plus de cinquante localités sur cent, nous dit notre auteur, cette Caisse des écoles n’existe pas. Quant aux Commissions scolaires, un rapport de M. Bruneau, inspecteur d’académie à Guéret, nous apprend qu’elles ne fonctionnent dans aucune commune du département de la Creuse et que « dans les autres départements elles ont disparu à peu près de partout, sauf dans les grands centres ». C’est le cas de rappeler, puisqu’il s’agit d’enseignement, la citation classique, le ab uno disce omnes auquel la suite de l’étude de M. Goyau ajoute un commentaire cruellement précis.‌

Et d’abord, derrière les données officielles qui tendent à démontrer que l’« œuvre de lumière », comme s’expriment les boniments électoraux, est en plein triomphe, cet implacable trouveur de petits faits va chercher des documents « plus concrets, plus humains ». Il voit avec raison dans l’assiduité des enfants à l’école, la pierre de touche du succès ou de l’insuccès d’un enseignement. Or, il découvre et nous découvre que depuis 1887 l’écart entre le chiffre des enfants recensés et celui des enfants inscrits dans les divers établissements est allé sans cesse croissant. Il ne se contente pas de cette révélation. Il veut savoir si ces inscrits sont vraiment présents aux leçons, d’une présence effective. Il apprend ainsi et nous apprend qu’à tel jour, choisi au hasard, sur cent écoliers inscrits, quarante-cinq dans les Hautes-Alpes, quarante-huit dans la Haute-Saône, quarante-neuf dans la Lozère étaient absents. Il en va de même tout au long de l’année, et dans tous les départements, si bien qu’en 1904 un inspecteur général a dû avouer que dans les campagnes cinq enfants sur cent, dix sur cent dans les quartiers populeux des villes ne fréquentent aucune école, et que l’instruction des quatre-vingt-quinze restants est « tout à fait insuffisante ».‌

Que signifie exactement cette appréciation ? M. Goyau la traduit, et il nous apporte sur l’ignorance des soi-disant « lettrés » que produit l’école ainsi pratiquée, des renseignements dont l’ironie est aussi très forte, quand on pense que dix siècles d’histoire et de la plus grande ont abouti à mettre ce chef-d’œuvre de la nature politique qu’était la France aux mains de majorités ainsi composées. M. Goyau raconte qu’une intéressante épreuve fut tentée en 1901 sur quarante et un conscrits provenant des diverses régions du 5e corps d’armée. Plus de la moitié ne savaient rien de Jeanne d’Arc. Les trois quarts ignoraient la signification de la fête nationale ! Les deux tiers avaient à peine ouï parler de la guerre de 1870 ! Sur quoi l’essayiste raisonne comme le Code pénal qui rend sagement responsable du dégât fait par un cheval, non pas le cheval, mais son conducteur16. L’enfant qui fuit l’école ou n’y travaille pas fait son métier d’enfant Mais les maîtres qui ne savent ni attirer l’élève ni le retenir ? Et passant de cet effet à cette cause, M. Goyau nous déballe une autre liasse de documents. C’est une phrase de M. Buisson qui caractérise, avec une sévérité très significative sous cette plume de sectaire, le recrutement des instituteurs : « On continue à entretenir dans une partie de la France des écoles normales qui fournissent à peine la moitié des maîtres ou des maîtresses dont le département a besoin. L’autre moitié se forme où elle peut comme elle peut. » Ce sont de nouveaux tableaux de chiffres où se trouve étalée, parallèlement à la défection des élèves, celle de leurs pédagogues. De 1880 à 1886, dans la période de ferveur et d’espérance, on comptait pour les écoles normales d’instituteurs 5 à 6,000 candidats. En 1887, le chiffre exact était de 4,637. En 1891, il était descendu à 2,034, étiage auquel il semble qu’il se soit maintenu depuis. Une comparaison prouvera mieux encore le discrédit où cette profession, si pompeusement vantée par la tribune et les journaux, est tombée dans la France républicaine. En Belgique on compte un élève-maître pour 1,962 habitants, aux Etats-Unis un pour 1,837, en Prusse un pour 2,797. Chez nous on en trouve un pour 4,484 Français. C’est là une constatation d’un appauvrissement tout matériel que pourrait compenser un enrichissement moral. Si ces instituteurs, recrutés de plus en plus péniblement, brûlaient de ce feu sacré dont furent possédés les éducateurs de l’Allemagne après Iéna, le déchet numérique serait un gain spirituel. M. Goyau ne nous révèle rien que nous ne sachions déjà trop quand il nous dépeint tout au contraire rabaissement intellectuel de l’instituteur, sa corruption par la politique est la plus malsaine, On éprouve pourtant une sorte d’âcre satisfaction à relire avec lui, en songeant aux faits actuels, quelques phrases de ce même Jules Ferry, auquel il faut toujours revenir comme à un exemplaire accompli du Prudhomme jacobin, « Le président du conseil », affirmait ce funeste rhéteur, « se croirait déshonoré s’il sacrifiait l’une de ses responsabilités à l’autre, s’il faisait jamais de l’école la servante de la politique ; et c’est la République elle-même qui pourrait être singulièrement compromise si l’on pouvait dire : « Voilà un gouvernement qui fait des élections avec les instituteurs comme a ceux qu’il a remplacés ont essayé de les faire avec les curés. » Messieurs, cela nous ne le souffrirons pas… » Quelle bouffonnerie, si l’âme même de la France n’était pas en jeu, que l’antithèse entre cette solennelle assurance de neutralité et l’action actuelle des Amicales ! C’est d’un autre ton que parlent aujourd’hui, avec la complicité officielle, les conseillers des instituteurs, « On vous a dit : pas de politique. La politique vous a été représentée comme un fléau. Prenez garde ! Si vous vous effacez on pourra bien vous étrangler la République17. » Ils ajoutent que l’heure est proche où les hommes politiques diront : « Dans les Amicales des instituteurs, il y a une force. » A quel parti cette force s’est subordonnée, un livre récent de M. Bocquillon18 l’a montré aux plus aveugles, M. Goyau n’a eu qu’à compléter l’enquête du courageux patriote en la mettant au point d’actualité. Car le mal a encore grandi depuis un an. L’effort des instituteurs pour se constituer en syndicats et pour s’agréger à ces Bourses du travail dont on connaît la besogne révolutionnaire, en est la dernière confirmation. Qu’un tel mouvement puisse exister, que les maîtres préposés au premier éveil de l’intelligence nationale en soient descendus à s’embrigader dans une faction, — et quelle faction ! — à prendre pour leur Credo les imbéciles paradoxes de l’antimilitarisme et du collectivisme, c’est un symptôme décisif. Il permet de conclure à un avortement à la fois tragique et grotesque, de l’utopie la plus chère aux fondateurs du présent régime. Dans un de ses derniers recueils, où le génie le plus merveilleux d’expression était mis au service de la plus étonnante indigence de pensée, Victor Hugo donnait pour excuse aux iconoclastes de la Commune leur ignorance.‌

Et tu détruis cela ? Toi ?… — Je ne sais pas lire.‌

Si l’enseignement des instituteurs que MM. Bocquillon et Goyau dénoncent à notre réflexion portait ses fruits légitimes, il faudrait bientôt changer ce vers à peu près ainsi :‌

Et tu détruis cela ? — Mais oui, car je sais lire.‌

II

Quand nous nous trouvons en présence d’un malaise aussi multiforme que celui dont cet essai de la Revue des Deux Mondes détaille le syndrome, nous sommes en droit de supposer une cause profonde et qui ne saurait résider dans tel ou tel accident. Cette cause, M. Goyau ne paraît pas l’avoir cherchée. C’est, à mon sens, la limite de ce remarquable observateur dans les divers travaux, déjà si variés, que nous lui devons. Peut-être cette timidité devant l’interprétation des phénomènes qu’il excelle à diagnostiquer procède-t-elle d’un scrupule tout scientifique. Dans l’ordre des faits sociaux, préciser, ce que Taine appelait les Génératrices, c’est toujours aventurer une hypothèse, puisque la contre-épreuve expérimentale n’est possible que par l’histoire. Cette réserve une fois posée, pourquoi ne pas tenter d’entrevoir, par-delà les symptômes morbides, quelque grande loi de santé dont la méconnaissance se manifeste par leur désordre ? D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de la Révolution, — et l’œuvre scolaire de la troisième République se rattache de la manière la plus intime à l’entreprise de déformation nationale commencée en 1789 — ces généralisations sont nécessaires. Il y a toujours, derrière les entreprises les plus bassement utilitaires des Jacobins, une erreur idéologique adoptée comme un dogme avant d’être maniée comme un instrument de règne. Avec son admirable coup d’œil d’homme d’Etat, Louis XVIII avait, dès le premier jour, discerné ce caractère si particulier de la besogne révolutionnaire. En 1798, il écrivait à son représentant à Londres19: « Ici c’est une guerre de principes. Ceux qui ont servi de fondement à la prétendue République française sont incompatibles avec l’idée d’un autre ordre de choses sur la surface du globe, par la raison que ces principes sont eux-mêmes des observations métaphysiques poussées au dernier degré… » Et il ajoutait : « A ce motif d’incompatibilité déjà très grand se joint l’intérêt de ceux qui se servent de l’égalité pour s’élever au-dessus des autres et de la liberté pour les opprimer. » Lucides et fortes formules d’une sagesse vraiment royale et qui mettent en première ligne non pas les égoïstes passions des hommes, toujours les mêmes, mais cette misère plus particulière à l’esprit français quand il s’égare : un abus de la logique et de l’abstraction. Examinons si cette inexactitude dans la manière de penser ne se retrouve pas à l’origine de ce péril primaire dénoncé par M. Goyau. Que l’enseignement laïque, organisé par la République avec tant de frais et de fracas, fonctionne si difficilement déjà et, à travers des crises plus menaçantes pour l’avenir que pour le présent, ne serait-ce pas une preuve qu’il est issu de conceptions radicalement erronées ? N’y aurait-il pas dans les fondements mêmes de l’édifice une faute première de construction, un paradoxe antiphysique ? — Continuons d’employer ce mot excellent, qui pose le problème politique et social sous son vrai jour de science, et le maintient dans le simple domaine réaliste, le seul où une discussion objective puisse s’établir.‌

Il ne faut pas un grand effort d’analyse pour discerner que deux affirmations se retrouvent derrière toutes les tentatives faites, depuis ces trente années, pour organiser renseignement primaire. L’une et l’autre est admise par nos Jacobins d’une manière axiomatique. Je veux dire qu’ils n’en discutent même plus la vérité. Le premier de ces deux dogmes intangibles, c’est que tout homme, en venant au monde, a des droits égaux au développement le plus complet possible de ses facultés. Le second, c’est que ce développement a pour condition nécessaire l’instruction par les livres. Ces deux principes correspondent si complètement à la mentalité générale de notre temps que ceux-là mêmes, parmi les adversaires de la République, qui distinguent le mieux le danger de leur application ne mettent pas en doute un instant leur exactitude. D’ailleurs, qui mesurera la part du psittacisme, dans l’adhésion donnée par les meilleures intelligences de notre âge et les plus droites aux assertions incessamment répétées des sophistes de la Révolution ? Une suggestion semble avoir émané de cette inlassable propagande. Combien de généreux cœurs se réclament, sur la foi de l’étiquette, de la niaise Déclaration des droits de l’homme sans avoir jamais traduit dans sa réalité implacable l’article qui, définissant la loi l’expression de la volonté nationale, et ramenant cette volonté au nombre brut, justifie par avance les pires tyrannies des majorités ? Combien d’autres acceptent, sans songer à la vérifier, cette thèse, que l’Idéal démocratique est en progrès dans toutes les nations, alors que les faits prouvent une tendance universelle des pays qui prospèrent, vers un impérialisme militariste et par suite oligarchique ? Le procédé des Jacobins consistant, pour reprendre la profonde formule de Louis XVIII, à « pousser leurs observations métaphysiques au dernier degré » ; il y a dans toutes leurs théories une parcelle de vérité systématiquement faussée. Pour reprendre les deux exemples que je viens de citer, il y en a une dans leur définition de la loi. Oui, elle peut être considérée comme l’expression de la volonté nationale mais, à la condition que l’on définisse la volonté nationale par ses trois éléments : les morts, les vivants, ceux à naître, et que ces trois éléments aient leurs organes. Vous voyez ce que devient avec cette définition le droit du nombre. Il y a une toute petite part de vérité dans l’hypothèse sur l’Idéal démocratique, si l’on réduit ce terme à ces humbles réalités : une extension du bien-être moyen, — une certaine ressemblance entre les mœurs superficielles des diverses classes — une formation plus rapide des réactions nouvelles de l’opinion grâce aux rapidités des échanges, — enfin le développement d’une force inconnue autrefois, celle du prolétariat industriel vis-à-vis de laquelle le pouvoir doit prendre des mesures particulières. Aucun de ces changements n’est de nature à modifier la loi éternelle des sociétés, cet Humanum paucis vivit genus, qu’il faut comprendre : l’humanité vit pour et par ses élites. Nous allons voir qu’en exerçant cette même critique sur les deux dogmes jacobins de l’enseignement primaire, nous trouverons de même une très petite part de vérité, faussée aussitôt par une interprétation inexacte. Très probablement tous les désordres signalés aujourd’hui par des témoins renseignés que résume M. Goyau dérivent de cette erreur initiale. Les œuvres de la troisième République française, depuis sa loi électorale jusqu’à sa loi militaire en passant par la loi scolaire, sont toutes des additions qui ont commencé par deux et deux font cinq.‌

III

Considérons le premier des deux dogmes primaires, à savoir que tout homme en venant au monde a des droits égaux au développement le plus complet possible de ses facultés. La part de vérité contenue dans ce pseudo-axiome paraît être la suivante : Un pays a intérêt à ce que tous les enfants soient préparés à leur tâche future de membres actifs de la société. Il n’est pas exact que cette éducation soit un droit de l’homme, si on considère cet homme comme séparé de la famille et du pays, c’est-à-dire de la communauté. C’est un droit de la société sur l’homme, au contraire. Il n’est pas exact que les droits des enfants à l’éducation soient égaux, puisque ces enfants appartiennent à des familles inégalement fortunées, et qu’ils naissent avec des facultés inégales. Il faudrait dire qu’ils ont également des droits, ce qui est bien différent. Enfin, parler d’un développement des facultés le plus complet possible, c’est proprement énoncer une phrase vide de sens. Qui déterminera cette ligne de possibilités ? Où sera le critère de ce que peut ou ne peut pas apprendre un adolescent ? On va voir que précisément ces deux formules : droits égaux, développement le plus complet possible sont à l’origine de toute l’organisation scolaire actuelle. C’est là que les Jacobins prononcent le deux et deux font cinq qui fausse nécessairement le total de l’addition.‌

Admettre simplement que le pays a intérêt à ce que tous les enfants soient préparés à leur tâche future de membres de la société, c’est admettre que l’éducation doit être adaptée à la vie. C’est donc accepter la vie. C’est considérer que le fait, social est une réalité, comme le fait physiologique, dans le cas de la médecine, ou le fait philologique, dans le cas de la grammaire. Un médecin qui veut traiter un organisme en fonctions commence par reconnaître, suivant une parole singulièrement forte de Napoléon : qu’« un corps est une machine à vivre ». Le rôle du médecin n’est pas de recréer ce corps, mais de l’aider à bien vivre. Pareillement un grammairien reconnaîtra d’abord qu’une langue étant une machine à parler, son rôle n’est pas de la recréer, mais d’aider ceux qui l’emploient à bien s’en servir. Pour le sociologue, vraiment dressé aux bonnes disciplines des sciences de la nature, la société, telle qu’elle existe, est un « tout » infiniment complexe qui ne peut pas être pensé par une intelligence humaine. Les données en sont trop variées. Le jeu des éléments les uns sur les autres trop inconnu. Cette impuissance à nous représenter la synergie de l’effort social avec une lucidité suffisante doit nous rendre très modestes dans nos tentatives d’amélioration de cette « machine à faire vivre les hommes ensemble ». Ce n’est pas une raison pour ne pas agir sur des points de détail, en essayant de comprendre tel ou tel rouage de la machine. Dans cette mesure seulement nous pouvons l’aider à fonctionner. L’éducation est un de ces rouages. Pour qu’elle ait son influence saine, il faut qu’aucune idée préconçue ne vienne s’interposer entre la formation de l’enfance, et, comme nous l’avons dit déjà, son adaptation à la vie, — ou, pour parler avec plus de justesse encore à sa vie. Mais que faut-il entendre par là ? De la réponse que vous ferez dépend et le programme que vous tracerez et l’instrument que vous donnerez à cette éducation.‌

Si vous vous mettez au point de vue absolu, qui est celui des illuminés de la Démocratie, vous raisonnerez ainsi : « Tout homme a des droits égaux, donc les possibilités offertes à tous les enfants doivent être les mêmes. Nous allons tracer un programme qui les prépare à toutes les espèces de vies. Ce programme devra être soustrait au contrôle des familles, car celles-ci représentent une limitation, une spécialisation forcée. Le laboureur entrevoit dans son garçon un ouvrier rural. Il voudra, neuf fois sur dix, l’influencer dans ce sens. Le commerçant, de même, souhaitera, neuf fois sur dix, que son enfant devienne un commerçant. Nous essayerons de modifier cette tendance chez le père par une propagande d’ambition, en pratiquant et proclamant la doctrine du déclassement systématique. Quant à l’écolier, nous aurons soin de le dresser, par notre enseignement, à un type d’esprit et d’activité qui ne soit ni régional, ni professionnel. Le terme seul de primaire indique notre but. Nous entendons que cet enfant, si bas placé soit-il par sa condition, ne reçoive pas une instruction différente en essence de celle du petit bourgeois ou du petit noble, Cette instruction ne sera différente qu’en degré. L’enseignement primaire doit être le commencement, ou, si l’on veut, l’amorce de l’enseignement secondaire, amorce lui-même du supérieur, en sorte qu’au moyen des gratuités et des bourses, le rejeton du paysan et de l’ouvrier puisse passer de l’un à l’autre s’il en est digne. » Une conception semblable entraîne par voie de conséquence la création d’un corps enseignant, formé ad hoc. Il faudra que les maîtres chargés de distribuer ce programme, soient, eux aussi, arrachés systématiquement à leur milieu natal, pays et famille, qu’une mentalité uniforme soit constituée en eux dans leur période de dressage, et entretenue par un travail continuel du pouvoir et de l’opinion. Ainsi sera réalisée l’œuvre d’égalitarisme, dans une mesure encore imparfaite, puisque ses artisans n’auront, malgré tout, détruit ni l’inégalité des héritages, ni celle, à jamais rebelle, des dons de nature.‌

Tout autre est le raisonnement de ceux qui considèrent l’enfant, du point de vue que j’ai appelé réaliste. Ils disent : « L’intérêt du pays est identique, en son fond, à celui des familles. Car la société ne se compose pas d’individus, elle se compose de familles. L’éducation de l’enfant sera d’autant plus utile au pays qu’elle sera plus utile à la famille. Il s’agit donc, non pas de détacher cet enfant de son milieu natal, mais au contraire de le développer dans ce milieu et pour ce milieu. Moins les conditions de déclassement seront surexcitées dans ce milieu, plus l’atmosphère où grandira l’enfant aura de chances d’être saine. Il y a une très importante vérité psychologique dans ce principe de fixité du métier qui, dans son excès, a jadis créé les castes, impénétrables les unes aux autres. C’est l’analogue social de la loi biologique de constance découverte par M. Quinton. Si le paysan souhaite de rester paysan, le commerçant de rester commerçant, ils seront plus aptes à faire de leur fils, celui-ci un bon paysan, celui-là un bon commerçant. Pour cela il est nécessaire que la principale action exercée sur ce fils dérive du père, ce qui revient à dire qu’aux conditions privées doit correspondre une éducation privée. La part de l’Etat y sera réduite à un minimum. Qu’un contrôle lui soit donné sur l’hygiène des enfants, un contrôle sur certaines pratiques de moralité, un contrôle sur quelques données d’instruction très élémentaires : la lecture, l’écriture, le calcul, et son droit est épuisé. » Raisonnant de la sorte, un réaliste considérera d’un point de vue tout social encore le recrutement des maîtres qui doivent s’associer aux familles pour distribuer un tel enseignement. Il y a intérêt à ce que ce recrutement s’accomplisse d’une manière spontanée et hors de l’ingérence des pouvoirs publics, C’est le seul procédé pour obtenir cette variété qui n’est guère conciliable avec le jeu de l’autorité centrale. Il y a intérêt aussi à ce que ces maîtres aient choisi cette tâche désintéressée et ingrate, par vocation et non par carrière. Ils risquent trop de devenir des révoltés s’ils ne sont pas soutenus par un principe de dévouement exceptionnel. Or, il se rencontre, dans les pays catholiques, des groupes qui remplissent merveilleusement ces conditions : spontanéité et autonomie d’origine, vocation toute volontaire, conformité à la fois à l’ordre social et indépendance. Ce sont les corps religieux. Que dira l’historien de l’avenir quand il constatera que des hommes d’Etat français ont trouvé des organismes tout construits pour une besogne nécessaire, et qu’ils se sont appliqués systématiquement à les détruire pour les remplacer par d’autres, très coûteux et très inférieurs ?‌

IV

Le sens le plus simple de l’économie exigerait donc que l’on attribuât aux corps religieux le principal service dans l’œuvre de l’éducation nationale. A cette attribution il y aurait d’autres avantages plus profonds encore. Nous arrivons au second des deux dogmes primaires, celui du bienfait de l’instruction par les livres. Quand on essaye de résumer les diagnostics divers publiés sur la France actuelle par les meilleurs observateurs de mœurs : Balzac, Le Play, Flaubert et Taine par exemple, on reconnaît qu’ils s’accordent tous sur ce point : la civilisation contemporaine souffre d’un abus de la pensée consciente. De là à se demander si la pensée est toujours un élément salutaire, il semble qu’il n’y ait qu’un pas. Il est difficile à franchir. Balzac n’a pas hésité, non plus que Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, non plus que Taine dans son Thomas Graindorge. Toute l’œuvre de Le Play est remplie de cette idée que la pensée doit être réglée et contenue par l’action. Modérer la pensée, pour assurer la pleine énergie à l’action, — tel est le plus urgent principe d’hygiène sociale. C’est l’application de la grande loi du « prendre et rendre » qui est la définition même de la vie : assimiler et désassimiler. Un peuple doit avoir des organes d’acquisition et des organes de dépense, des familles où s’amassent les réserves de sa vitalité, et des familles où ces réserves accumulées se consomment. Vouloir que tous les membres qui le composent aient la même culture ou une culture seulement analogue, c’est gaspiller, c’est tarir les latentes réserves de l’avenir. Des castes distinctes dont les cloisons ne soient cependant pas à étanches mais à écluses, afin que le recrutement et le déclassement de l’aristocratie soient à la fois assurés et mesurés, et que les classes moyennes soient sans cesse anoblis dans leurs aînés ; et les classes nobles arroturées 20 dans leurs cadets, telle est la constitution que l’histoire nous montre comme la plus propice au bon équilibre des sociétés. Pour préparer les classes moins élevées aux ascensions futures, il faut leur donner, comme a dit quelque part Bonald, « des sentiments plutôt que des instructions, des habitudes plutôt que des raisonnements, de bons exemples plutôt que des leçons ». Balzac n’exprimait pas une autre idée quand il revendiquait le monopole de l’éducation par le catholicisme, dans lequel il voyait « un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme. »‌

Insistons sur ce point qu’un pareil système n’a rien de commun avec ce que le langage des polémiques, fabriqué par la mauvaise foi des encyclopédistes et de leurs sectateurs appelle « l’obscurantisme ». La pensée vécue, agie, si l’on peut dire, a des richesses qu’est bien loin d’égaler toujours la pensée simplement pensée. Qui n’a connu, en province en particulier, de soi-disant illettrés dont l’intelligence, développée à même la réalité, représentait une valeur humaine d’une force et surtout d’une originalité incomparable ? Tel paysan ne sait ni lire ni écrire, à qui tout parle dans la campagne. Il connaît les moindres signes du temps, les mœurs des animaux, les secrets de la végétation. Sa femme et ses enfants reconnaissent en lui un chef dont la sagesse et la fermeté ne sont jamais en défaut. Il ressemble à cette Jeanne d’Arc dont cet absurde et génial Michelet, raisonnable pour une fois, vantait en ces termes la virginale robustesse d’entendement « Elle n’apprit ni à lire ni à écrire : mais elle sut tout ce que savait sa mère des choses saintes. Elle reçut sa religion, non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d’une belle histoire de veillée, comme la foi simple d’une mère… Ce que nous recevons ainsi avec le sang et le lait, c’est chose vivante et la vie même. » Le même type se retrouve avec des nuances parmi les ouvriers des villes. Il en est de très supérieurs qui savent seulement lire, écrire, compter. A ces rudimentaires connaissances se borne, ou presque, le bénéfice qu’ils ont retiré de l’école. En revanche, l’apprentissage technique de très bonne heure, spécialisé leur attentionnés, ont aimé leur besogne avec passion et uniquement. Eux aussi sont des illettrés au sens où les utopistes niais des Universités populaires prennent ce terme. Ils n’ont pas suivi ces cours détestables où le travailleur gâte son esprit en essayant d’y introduire des notions qu’il né peut pas s’assimiler. Ils pensent métier au lieu de penser idées, autant dire qu’ils pensent précis et juste, au lieu de penser vague et faux. Cette sorte d’intellectualité, toute professionnelle et qui, adaptée à un domaine strictement pratique finit par prendre un caractère infaillible et à demi inconscient, celui d’un instinct, représente l’équivalent, dans un ordre très humble, de ce qui s’appelle génie dans l’ordre le plus élevé. Une même loi semble gouverner ces deux états : tout ce qui diminue leur demi-inconscience, les diminue par contrecoup. C’est un lieu commun de l’histoire littéraire que l’incompatibilité foncière entre l’esprit critique et l’esprit créateur. L’incompatibilité n’est pas moindre entre la supériorité instinctive et la pauvreté de l’instruction primaire, telle qu’elle est donnée aujourd’hui. Dans les déclarations des distributeurs de cet enseignement comme dans celles des ouvriers qu’ils ont formés, — ou déformés, — une parole revient toujours, qui mérite d’être méditée : « Il s’agit de faire des conscients », disent les uns. « Nous entendons être des conscients », disent les autres. Comprenez bien qu’il s’agit ici non pas de la conscience morale, mais de la conscience sans épithète, au sens métaphysique de ce mot. Les uns et les autres ont perdu la notion de ce qu’il y a de sacré, ou plus simplement d’opulent, de généreux, de fécond dans une énergie qui s’ignore, dans une personnalité primitive et comme engainée par son milieu d’origine, dans un être enfin qui excelle à l’action sans essayer de la raisonner, de la rationaliser. L’enseignement par les corps religieux était et reste tout au contraire ménager de ces forces fruste, par définition même. Faisant appel dans l’homme à la croyance d’abord, puis à la raison, à l’obéissance d’abord puis à l’initiative, à la tradition d’abord puis au sens propre, à la volonté d’abord puis à l’intelligence, la Religion se conforme à l’ordre d’éveil de nos facultés. Elle accompagne de même en suivant leur ordre l’éveil des individualités dans la hiérarchie sociale, qui n’est qu’une dynamique appliquée. Sa morale de résignation se trouve exercer ici son plein bienfait. Elle respecte la vie au lieu de la forcer. Aussi bien, qu’est cette morale, sinon la doctrine scientifique de l’acceptation, en sorte que par une intime logique, qui tient au caractère profondément réaliste de l’Eglise, élever des enfants religieusement, c’est les élever scientifiquement. Cela signifie, non pas leur donner des notions de sciences, qu’ils ne peuvent utiliser, mais suivre dans la méthode de leur développement les règles qu’indique la Science, et qui, là comme ailleurs, se résument dans le vieil adage : « Nemo naturae imperat nisi parendo. — Obéir à la nature pour lui commander. »‌

V

A la clarté de ces réflexions, il semble que les différents phénomènes signalés par M. Georges Goyau, s’expliquent et se coordonnent. Le péril primaire n’est constitué ni par un seul d’entre eux ni même par leur ensemble. Ce péril tient à la conception même d’un enseignement d’Etat, confié d’autorité à un corps de fonctionnaires dressés par une discipline systématiquement laïque. Reprenons-les, un par un, ces symptômes. Si les Commissions scolaires et les Caisses des écoles existent d’une façon précaire, c’est que l’école n’est devenue, ni dans les villes, ni dans les campagnes une fondation vraiment civique. Comment le serait-elle puisqu’elle a été organisée du dehors, imposée du dehors, pensée du dehors ? Des volontés des pères de famille il n’a été tenu aucun compte. Aucun compte des originalités profondes des provinces. Aucune des particularités des métiers. De là l’indifférence, sinon l’hostilité des parents, qui a pour conséquence le peu d’assiduité de l’enfant. De là l’incuriosité de cet enfant lui-même. Avec cette finesse d’impressions propre à son âge, il sent bien que son envoi à l’école n’est qu’une formalité qui ne tient pas au cœur des siens. Ce qui s’apprend là ne l’intéresse guère. S’il ne sait rien de Jeanne d’Arc à vingt ans, ni de la guerre de 1870, c’est que cette histoire lui a été mal contée, par quelqu’un qui la débite comme une corvée, et qu’il l’a apprise comme une corvée. Au cours de l’analyse faite tout à l’heure, M. Goujon n’a pas omis de noter que ces illettrés du 5e corps dont il rapporte les étonnantes ignorances, calculaient tous convenablement : « Il semblait », dit-il, « que de tout ce qu’ils avaient appris sur les bancs, ils n’eussent retenu, ou à peu près, que l’importance des chiffres… » Ont-ils eu si tort ? C’est, sans doute, le seul des enseignements reçus avec la lecture et l’écriture qui s’adaptât réellement à leur vie.‌

Quant à l’attitude mentale des instituteurs, il est inutile d’en chercher l’explication ailleurs que dans cette erreur initiale qui domine la mise en train de la machine. Il est possible que l’outrance révolutionnaire de quelques-uns soit une des formes de l’arrivisme. Ainsi que l’écrivait à Félix Pécaut un directeur d’école normale en 1894 : « Leur véritable et dominant principe est qu’il faut se pousser. » Il est très possible encore que la diminution du nombre des candidats à ce poste peu rétribué dérive de la nouvelle loi militaire. L’ennemi ingénu de M. Taine, M. Aulard, n’hésite pas à le déclarer : « C’est l’idée que leurs fils ne seraient pas soldats qui décidait beaucoup de parents à les tourner vers le pénible métier d’instituteur. » Vingt autres motifs d’ordre secondaire peuvent être invoqués pour rendre compte d’un malaise qui déjà tourne à la menace. Le motif déterminant est ailleurs. Il réside dans le caractère radicalement faux du rôle assigné à ces éducateurs du peuple. On a commencé par en faire des déracinés qui, sauf exception, n’enseigneront pas dans le village ou le faubourg natal Ils ne sont plus des ouvriers ou des paysans et ils ne sont pas encore des bourgeois. Ils ne sont plus des illettrés et ils ne sont pas encore des savants. Ayant pour fonction, de par là formule même du programme jacobin, de fabriquer des esprits libres, des consciences individualistes, des volontés indépendantes, la plupart ont pris cet étrange apostolat au sérieux, presque au tragique. N’hésitons pas à dire que cette foi dans leur mission est ; à leur honneur, et à reconnaître que les paroles et les articles de journaux émanés d’eux attestent chez le plus grand nombre d’entre eux une pathétique sincérité. Apercevez-vous la marche fatale qui doit mener des sensibilités et des intelligences ainsi constituées du côté des révolutionnaires ? Demi-bourgeois, ils souffrent de la société telle qu’elle est établie. Demi-ouvriers, ils sympathisent avec leurs frères moins instruits dont ils sont l’état-major tout trouvé. Demi-savants, ils prennent pour de la liberté d’esprit la négation des vérités traditionnelles et l’adhésion aux hypothèses les plus neuves qu’ils considèrent naïvement comme celles de l’avenir. Individualistes, ils croient découvrir dans les doctrines qui nient l’armée et la patrie, un principe d’affranchissement. Quoi d’étonnant si les charlatans du socialisme ont recueilli leurs dupes les plus enthousiastes dans ce petit monde, pourtant très noble, mais rempli de bonnes volontés égarées, peuplé d’intelligences mal employées ? Le mal était à la racine même de la loi qui a décrété l’instruction laïque et obligatoire. Il y est toujours, et comme cette loi n’est vraisemblablement pas à la veille d’être changée, le péril primaire n’est pas lui non plus à la veille d’être conjuré. « Il faut au peuple », a dit Rivarol, « des vérités usuelles et non des abstractions. » C’est la loi même de l’éducation populaire, et tant qu’il y aura des hommes, cette loi sera plus forte que les lois. Ce conflit de la loi inscrit dans la nature des choses et des lois inscrites dans les codes est quotidien de nos jours. L’anarchie scolaire en est un des cas les plus significatifs. Mais pour l’esprit révolutionnaire rien n’est significatif. Il ne peut plus ni apprendre ni comprendre, s’étant mutilé lui-même du plus vital des organes : l’observation.‌

VI
L’ascension sociale21

A M. le comte d’Haussonville.
I
Nécessité des classes

Mon cher confrère et ami,‌

Vous m’avez adressé, par le Gaulois de dimanche dernier, au sujet de l’Etape, une lettre éloquente et dont je vous remercie deux fois. Elle m’a été une preuve nouvelle d’une sympathie déjà ancienne et qui m’est très précieuse. Puis elle m’offre, en y répondant, l’occasion de préciser quelques idées auxquelles je ne suis pas seul à attacher de l’importance. Si tout un groupe d’esprits indépendants a voulu, ces temps derniers, donner à ce roman le témoignage dont parle votre lettre, c’est qu’ils ont reconnu dans ce livre un essai d’application d’une doctrine qui, pour quelques-uns, demeure encore flottante dans ses conclusions. Cette doctrine, issue de Taine, de Comte, de Le Play, et que l’on a justement appelé le traditionalisme par positivisme, rassemble aujourd’hui tant d’intelligences diverses qu’il est permis d’attendre beaucoup d’elle. Et me trompé-je en croyant que votre lettre s’adressait moins à l’auteur de l’Etape qu’à ces nouveaux venus dont la pensée vous étonne un peu en vous inquiétant, même lorsqu’elle aboutit à des conclusions identiques à celles qui vous sont le plus chères ?‌

Parmi ces idées, communes à tous nos amis, mais que chacun, « dans notre laboratoire d’études sociales », pour prendre l’heureuse expression de M. Maurice Barrès, interprète à sa manière, il en est une qui fait axiome chez nous, et que nous ne nous lassons pas de commenter : l’unité sociale n’est pas l’individu, mais la famille. C’est une formule de Comte, identique à celle de Bonald : « Le gouvernement ne doit considérer l’homme que dans la famille. » Entre parenthèses, vous voyez que notre définition, qui unit le traditionalisme au positivisme, n’est pas un paradoxe. Cette rencontre d’un Bonald et d’un Comte, d’un Joseph de Maistre et d’un Taine, est constante sur tous les points essentiels de la physique politique. Les conditions de santé d’une société se mesurent donc aux conditions de santé des familles. Une des causes du malaise dont souffre la France contemporaine ne réside-t-elle pas dans une méconnaissance des lois de développement de la famille ? L’Etape n’est qu’une enquête sur une de ces lois, celle qui gouverne l’ascension sociale. Qu’il y ait des classes, en dépit de la proclamation antiphysique que la République inscrit sur les monuments, le fait n’est pas à discuter. Que ces classes ne soient pas fixes et qu’elles se pénètrent sans cesse les unes les autres, c’est un autre fait, aussi évident. Cette pénétration doit-elle être activée ou ralentie ? L’ascension sociale peut-elle se passer du temps ? Faut-il désirer que les règlements, ou mieux, les mœurs, ne permettent le transfert des classes qu’avec prudence et que l’ascension individuelle soit un cas de l’ascension familiale ? Tel est exactement le problème posé dans l’Etape, et résolu par la monographie de la famille Monneron dans un sens qui a soulevé des objections très nombreuses, quelques-unes extrêmement violentes. Les vôtres sont aussi modérées qu’elles sont courtoises. Elles n’en sont que plus fortes. Elles ne m’ont cependant pas convaincu.‌

Laissons de côté, si vous le voulez bien, l’argument que vous indiquez, je dois le dire, sans y insister et qui consiste à prétendre que le cas des Monneron ne prouve rien, parce qu’il est imaginé à dessein, — l’expression est pourtant de vous — pour les besoins de la thèse. Un des plus passionnés défenseurs de mon livre, un jeune avocat de Poitiers que je n’ai pas l’honneur de connaître, M. de Roux, a écrit à ce sujet, dans une revue de sa ville, une page bien judicieuse : « La fiction », a-t-il dit, je cite ses termes de mémoire, « souffre tout et ne décide rien… Mais quand le romancier donne à son œuvre un cachet dont l’exactitude prévient en faveur de la vérité du tableau, quand de précises observations sur notre état social s’y mélangent à des analyses des doctrines les plus répandues à l’heure actuelle, telles qu’elles se traduisent chez ceux qui les vivent, le roman a beau ne raconter que des aventures privées, il devient un vrai livre d’histoire… » Je n’ai pas qualité pour juger si ces conditions sont remplies pour l’Etape, et un écrivain a toujours mauvaise grâce à trop complaisamment expliquer son œuvre. Ne m’accorderez-vous pas pourtant que si le faux commis par Antoine Monneron et la séduction de Julie sont des accidents simplement possibles et sans nécessité stricte, les états psychologiques qui les déterminent sont les résultats les plus probables du cas d’ascension individuelle que j’ai supposé ? Cet appétit brutal du luxe et de la jouissance qui tente le jeune homme trop voisin du peuple dès son premier contact avec Paris, le besoin d’émotions fines qui rend trop douloureuses à la jeune fille imprudemment développée, le désaccord entre sa sensibilité et son milieu, — mais c’est le thème commun des romans les plus célèbres du siècle, qui presque tous, ont eu pour matière le transfert des classes, depuis le Rouge et le Noir de Stendhal jusqu’au Jacques Vingtras de Vallès, en passant par les Illusions perdues de Balzac et la Madame Bovary de Flaubert. Ces quatre écrivains si différents de doctrine et d’esthétique, d’origine et de milieu, ont rencontré, eux aussi, dans leur expérience, ce problème que j’ai rencontré dans la mienne. Ils y ont vu, ce que j’y vois, un des grands traits de la France actuelle, et ils ont conclu, comme j’ai conclu, que l’ascension uniquement individuelle était un principe de malheur personnel et de danger social. C’est toute la moralité de ces quatre romans-types.‌

Vous ne les méconnaissez pas, ces chances de malheur et ce danger. Seulement vous voyez dans l’effort pour sortir de l’ornière paternelle, une noblesse et qui vous touche. Vous insistez sur « la légitime ambition que chacun peut concevoir de développer ses facultés et ses dons… » Mais ce développement n’est-il possible que dans ce passage d’une classe inférieure à une classe supérieure ? Ces mots d’inférieure et de supérieure sont-ils même justes, appliqués par exemple à un laboureur et à un avocat, à un ouvrier d’art et à un professeur ? Je crains bien qu’ici, mon cher ami, vous et tous ceux qui reprochent aux traditionalistes de ne pas aimer la « démocratie », vous ne cédiez à un préjugé, d’autant plus inconscient qu’il a des apparences de générosité, contre ces classes laborieuses auxquelles, pour ma part, je refuse le droit de gouverner l’Etat, parce qu’elles y sont incompétentes. En revanche, je leur reconnais une valeur humaine, une qualité d’âme, une force de personnalité que j’admire autant que j’estime peu la stérile corruption d’une aristocratie dégénérée, et il me paraît que cette valeur humaine ne gagne rien à se déclasser, fût-ce par en haut. Vous parlez de l’ornière paternelle, mais n’y a-t-il pas aussi le sillon paternel ? J’imagine que Joseph Monneron, le fonctionnaire déraciné de l’Etape, fût resté au village natal, que, les facilités de l’instruction secondaire ne lui étant pas prodiguées, il eût continué la besogne de sa race et fût devenu, par sa conduite et son intelligence, un « fin laboureur ». Il avait le sens scrupuleux du devoir, il eût été, parmi les siens, une de ces autorités sociales que vante Le Play. Il était né religieux. Au lieu de tomber dans le fanatisme de l’illusion jacobine, par réaction contre son milieu premier, il eût gardé la foi de ce milieu, et son ardeur de croyance eût contribué à maintenir vivante parmi les siens la flamme des espérances consolantes. Comme il avait le goût instinctif des lettres, il eût senti la poésie du patois de son pays, de ses coutumes et de ses légendes. Et si le don de l’expression s’éveillant en lui, il eût composé quelqu’une de ces chansons populaires comme l’admirable Jean Renaud, que les meilleurs poètes d’aujourd’hui, un Richepin, un Vicaire, se sont ingéniés à égaler, estimez-vous que ses facultés et ses dons eussent été sacrifiés ? Vous, qui avez regardé de si près les travailleurs et leurs misères, ne considérez-vous pas que l’excellence dans le métier est, elle aussi, un épanouissement ?‌

C’est la raison pour laquelle j’avoue éprouver une défiance invincible à l’égard de ce que vous appelez la « charité intellectuelle » des lettrés qui vont au peuple. Qui dit charité suppose richesse d’un côté et pauvreté de l’autre. Où est la richesse de nature, où est la richesse d’esprit, entre un étudiant en lettre ou en droit qui sort du lycée, chétif apprenti en haute culture, mal frotté de livres et un bon ouvrier d’art, un menuisier, par exemple, dont le goût déjà exquis s’est formé à travailler d’après les chefs-d’œuvre d’un Riesener ou d’un Œben ? Un électricien ou un mécanicien qui sait parfaitement son métier et ne fait qu’un avec ses outils, a-t-il un présent à recevoir d’un bachelier, en qui fermentent de vagues idées générales, résultat d’une culture étrangère à sa personne et toutes adventices et greffées ? J’aperçois nettement les troubles qui peuvent naître du rapport entre ces deux jeunes gens. Je n’aperçois guère le profit que l’homme du peuple tirera d’un contact qui ne peut que le faire participer aux incohérences d’une pensée, elle-même si faible encore, si peu réelle. C’est là proprement l’erreur démocratique. Elle consiste à ne pas comprendre la beauté du type plébéien, quand il se développe sur place, normalement, simplement, et dans des données plébéiennes. Jules Vallès, que vous ne récuserez pas comme un témoin suspect, l’avait admirablement discernée, cette beauté, à travers ses propres déchéances. Les pages de l’Enfant, qui commencent : Je suis las des douleurs que j’ai eues, et las aussi de plaisirs qu’on me donne. J’aime mieux ne pas recevoir d’éducation… Oui, je veux entrer dans une usine, je veux être d’un atelier… » expriment cela avec un accent superbe d’éloquence, et, si vous voulez bien consulter dans la Revue l’Action française 22 quelques pages que M. Jacques Bainville y a données, à titre de document, sur les antidémocrates d’extrême gauche, vous y verrez les plus intelligents des socialistes caractériser cette erreur démocratique en des termes aussi durs que ceux qui vous déconcertent dans l’Etape. Un d’eux, M. Hubert Lagardelle, vient de faire depuis deux mois, dit M. Bainville, dans le Mouvement socialiste, une série d’articles où il a nettement posé le problème, à savoir qu’il s’agit aujourd’hui, pour la classe ouvrière, de choisir entre le socialisme et la démocratie. Et il cite un passage où je relève cette phrase : « L’œuvre de la production suppose une somme déterminée de compétence et rend nécessaire ime forte hiérarchie. » Un autre, M. Léon Parsons, n’hésite pas à parler de « l’aristocratie du travail… » A quoi M. Bainville ajoute fort justement : « Nous avons voulu tranquilliser ceux de nos amis qui craignent que l’abandon du mot démocratie fasse tort à notre cause. Ils n’auront pas de scrupule à parler de l’aristocratie du travail, après que des collectivistes aussi avancés n’y ont pas mis d’hésitation… »‌

Il faut y insister. Ces collectivistes qui rêvent d’un avancement du travailleur sur place, du développement de l’ouvrier en tant qu’ouvrier, d’une forte hiérarchie dans les corps de métier, reviennent sans le savoir, à cette organisation du travail tant reprochée à l’ancien régime, et par conséquent, pour une part au moins, à cet ancien régime au mirage duquel vous me reprochez de me laisser hypnotiser. Et vous citez, pour me convaincre que le mode d’ascension individuelle condamnée dans l’Etape, ne date pas de nos jours : Colbert devenu, de fils de drapier, secrétaire d’Etat ; Racine passant de la maison d’un contrôleur du grenier à sel dans l’antichambre du roi, Paris-Duverney, né dans une auberge et promu conseiller d’Etat. Sur les deux premiers de ces cas, il y aurait beaucoup à dire, notamment que la condition bourgeoise du père de Colbert et du père de Racine constituait précisément pour la famille ce degré de maturation où je crois reconnaître une des règles du sage transfert des classes. Sur ces trois exemples, comme sur celui de Pasteur et de Guizot, je pourrais vous répondre aussi que le talent, quand il est d’un certain degré, échappe aux lois générales. Un jeune sociologue d’une érudition très avertie, M. Léon de Montesquiou, à qui nous devons deux fortes brochures sur la Raison d’Etat et le Salut public, me fait tenir justement, pendant que je vous écris, un texte de Bonald qui semble avoir été conçu pour répondre directement à votre remarque… « La nature est avare d’hommes supérieurs, et elle sème avec profusion les hommes médiocres. L’homme vraiment supérieur aux autres hommes, celui que la nature fait naître pour remplir ses vues sur la société, s’élève toujours de lui-même et malgré tous les obstacles à la place que la nature lui assigne. Car s’il avait les mêmes besoins que les autres hommes de la faveur des circonstances ou du secours de l’éducation, il ne leur serait pas supérieur… » Toute la différence entre la vieille France et la nouvelle est là. Cette vieille France, vous en avez donné vous-même une démonstration éclatante, admettait l’essor des personnes. Elle ne le provoquait pas. Elle n’allait pas, allumant dans les classes laborieuses, par l’appât d’innombrables bourses, d’innombrables concours, d’innombrables fonctions à retraites, une fièvre où vous voulez voir un élan d’Idéal. J’y vois bien plutôt, avec un autre de mes jeunes amis inconnus, M. René de Marans, qui, dans une revue de Toulouse, l’Ame latine, a, lui aussi, vivement défendu l’Etape, « une arrogance qui fait considérer le travail manuel comme inférieur… » Et M. de Marans ajoute : « Les classes populaires sont ainsi continuellement écrémées de tous les hommes bien doués qu’elles produisent. » C’est précisément par le maintien prolongé de ces énergies dans leur milieu d’origine que la vieille France assurait aux familles, lorsqu’elles arrivaient à la bourgeoisie, puis à la noblesse, ces réserves de vigueur accumulées que nous ne connaissons plus.‌

Je viens d’employer le terme de vieille France et non celui d’ancien régime. Nous ne serions pas, le petit groupe auquel j’appartiens et moi-même, des élèves de M. Taine, si nous ne savions pas qu’en effet l’ancien régime et la Révolution ne font qu’un seul bloc. Nous n’ignorons pas que la responsabilité du cataclysme de 89 incombe aux dirigeants qui n’ont rien su diriger, à une noblesse qui n’a pas substitué le service civil au service militaire, à un clergé qui a manqué de vertus sacerdotales, à des princes qui n’ont pas fait leur métier de roi. Mais nous savons aussi que, malgré tant d’abus, ce monde d’autrefois portait en lui des éléments de santé qui nous manquent. « Que s’est-il donc passé dans la société », se demandait déjà, sous la Restauration, un de nos maîtres, « qu’on ne puisse plus faire aller qu’à force de bras une machine démontée qui allait autrefois toute seule, sans bras et sans effort ? » Cette question, qui pourrait servir d’épigraphe à l’Etape, enveloppe en elle le désir dont tout ce livre est empreint, d’un retour à ce qui subsiste encore de vivant de cette vieille France. C’est ce même désir qui fait l’union de notre groupe, de tempéraments si disparates. Nous ne cherchons pas à enfermer cette formule : « la vieille France » entre telle ou telle date, à la resserrer dans telle ou telle institution du passé. Nous croyons que dans les profondeurs de la sève nationale subsistent assez d’éléments encore puissants et féconds pour qu’en les utilisant le pays puisse reprendre cette besogne de réfection que les Cahiers réclamaient et à laquelle les idéologues ont substitué une inféconde révolution. Nous croyons qu’il y a des provinces, par exemple, et qu’elles pourraient encore à présent être réchauffées et ranimées. Nous croyons qu’il y a un génie national dont l’éducation française pourrait de plus en plus être imprégnée. Nous croyons qu’il y a une religion nationale et qu’un fort renouveau de catholicisme est possible, qu’il serait bienfaisant. Nous croyons que les antiques universités locales sommeillent et se réveilleraient très vite. Nous croyons que des lois d’autrefois pourraient être reprises qui se trouvent conformes aux indications les plus indiscutables et les plus neuves de la science des mœurs. C’est ainsi que la famille pourrait être reconstituée par la liberté de tester, qui donnerait l’équivalent moderne des majorais et des substitutions. C’est ainsi que l’indépendance, si douteuse maintenant, de la magistrature pourrait être assurée par un cautionnement qui serait, joint à l’examen de capacité, une application rajeunie de l’excellent principe de l’achat des charges, gâté, comme tant d’autres excellents usages, par le malheur des temps. Nous croyons que de cette restauration, au sens latin du mot, des énergies françaises, une oligarchie recrutée et vivante sortirait tout naturellement, — puisque vous semblez craindre que le terme d’aristocratie ne fasse équivoque. — Nous croyons que cette oligarchie, le « patriciat » d’Auguste Comte, à la fois fixée par l’hérédité et renouvelée sans cesse, comme l’oligarchie anglaise, par l’accession des supériorités et la rentrée des cadets dans le rang, serait l’organe de sagesse et de fierté nationales dont le pays a tant besoin. Nous croyons, — ici je ne parle pas pour nous tous, car l’accord ne s’est pas fait sur tous les points, — nous croyons qu’une réconciliation du pays avec la race royale consubstantielle à ses dix siècles d’histoire est une des conditions nécessaires de ce programme dont je viens d’esquisser, sans chercher à y mettre de l’ordre, quelques grandes lignes. Il tient tout entier dans cette formule que M. de Lur-Saluces a fortement commentée dans une lettre qu’il m’a fait, en même temps que vous, l’honneur de m’adresser : la plus profonde France.‌

… Vaste programme, et qui contraste presque ironiquement par son ampleur avec « ce fragment d’histoire possible », — pour parler comme Goncourt, — qu’est un roman. Excusez-moi de m’y être laissé aller, entraîné par vous qui avez pris texte de l’Etape pour discuter vous-même quelques très hautes questions. Mais, comme je le disais en commençant, vous avez voulu voir dans ce livre une des manifestations d’un groupe d’esprits qui se sont donné pour tâche de modifier, dans la mesure où ils le peuvent, la mentalité française. C’est ce que M. Charles Maurras appelait dans une page hardie, travailler à l’« éducation de Monk », du réparateur militaire ou civil, que l’anarchie actuelle doit nécessairement amener au pouvoir quelque jour : — demain, dans deux ans, dans cinq, qui sait ? Aucune conspiration ne le créera, ce dictateur inévitable, comme aucune précaution de nos jacobins ne l’empêchera de se produire. Il y a beaucoup de chances pour que ce maître à qui les événements donneront la France à refaire, ne soit ni Cromwell, ni Bonaparte, et qu’il s’appelle Monk, Pavia — ou Canovas. Nous voudrions qu’au lendemain des catastrophes qui l’auront rendu l’arbitre des destinées nationales, cet homme eût une doctrine et qu’il eût le concours d’intelligences dans la nation capables de bien accepter cette doctrine et de la comprendre. Si l’Etape pouvait prendre place sur un des rayons de la bibliothèque de ce Monk encore à venir, toutes mes ambitions seraient dépassées. Elles sont déjà comblées puisqu’elles m’ont valu de votre part cette belle lettre trop flatteuse, et dont vous remercie votre dévoué confrère et ami.‌

II
Le mirage démocratique23

En lisant, mon cher confrère et ami, la seconde lettre que vous m’avez adressée sur l’Etape, par le Gaulois, je me suis rappelé ce que disait Sainte-Beuve de Tocqueville : « Il s’attache à la démocratie, comme Pascal à la croix, en enrageant… » Permettez-moi d’user avec vous de la même franchise dont vous avez usé à mon égard et de vous avouer que cet effort douloureux d’une acceptation qui est contre toutes vos préférences, toute votre doctrine, ne me paraît pas plus justifié pour vous que jadis pour Tocqueville. Elle le serait certes, si la démocratie était le fait « universel et nécessaire » que vous proclamez en le déplorant. « On ne remonte pas un fleuve », répétez-vous. Soit. Mais encore faut-il être sûr que l’on est bien en présence d’un fleuve, d’un de ces mouvements profonds de la nature sociale qu’il est sage d’accepter pour n’avoir pas à les subir. Vous l’affirmez, et pour la France et hors de la France. Je m’empresse d’ajouter que votre opinion est aussi celle de tant de nos concitoyens qu’en hasardant un simple doute sur cette universalité et cette nécessité du fait démocratique, on a tout l’air de hasarder un paradoxe insoutenable. Je me souviens trop bien d’avoir moi-même subi la suggestion de ce que je crois aujourd’hui un préjugé. Certaines pages de mes livres, notamment celles du début d’Outre-Mer, en portent la trace. Je ne les cite que pour vous prouver que je n’ai pas eu de parti pris, le jour où l’observation m’a fait me demander en présence de cette affirmation sur le fait démocratique : Est-elle bien vraie ?‌

Une première objection m’avait saisi depuis longtemps : si la démocratie était ce fait universel et nécessaire, on devrait en conclure que l’humanité se développe au rebours de toutes les lois que la Science reconnaît comme celles de la vie ? Pour n’en citer qu’une, et la plus fortement démontrée, semble-t-il, si toutes les espèces grandissent par voie d’Evolution, et si le principe de l’Evolution est dans la concurrence vitale, c’est-à-dire dans la prédominance des types les plus capables d’assurer l’avenir, la prédominance de l’avenir sur le présent doit être considérée comme la règle la plus certaine des bonnes conditions de tout organisme. Appliquez cette règle à ces espèces sociales qui sont les nations et vous en déduirez inévitablement le système le plus contraire à la démocratie, puisque cette préparation de l’avenir suppose par définition des organes de durée, l’hérédité, le sacrifice du plus grand nombre actuel au plus grand nombre futur, — bref, toutes les vertus que représente le mot le plus détesté des démocrates de ce temps et de tous les temps, — la tradition. Une telle antinomie n’est certes pas une raison décisive. La sociologie n’est pas la biologie. Pourtant ces violents contrastes entre leurs domaines devront toujours appeler notre attention. Quand nous rencontrons ainsi, d’une part, un principe scientifique, d’ordre très général, qui nous semble bien démontré, et un fait, d’autre part, qui contredit radicalement ce principe, notre devoir est de sacrifier le principe au fait, mais à la condition que ce fait soit exact et qu’il ne soit pas admis par une sorte d’épidémie d’illusion. Parmi les diverses théories de l’erreur que l’on nous a enseignées au collège, figurait, vous vous en souvenez, celle de Bacon, qui reconnaissait des fantasmes de la place publique ; idola fori entretenus par cette suggestion du langage qui veut que certaines idées, affirmées une fois très fortement, et peut-être justes alors, continuent d’être affirmées et crues même quand elles sont devenues fausses. La croyance à l’universalité et à la nécessité du fait démocratique ne serait-elle pas une de ces idoles du forum ? Voulez-vous que nous examinions ce problème modestement — en positivistes — puisque vous avez vaincu vos répugnances pour ce terme, qu’entre parenthèses je n’aime pas beaucoup plus que vous ? Mais il a le mérite de dire nettement ce qu’il dit, et son emploi est un hommage rendu à ce grand conservateur méconnu qui fut Comte.‌

Qu’il y ait eu, à la fin du dix-huitième siècle, et durant une partie du dix-neuvième, l’apparition de phénomènes sociaux d’un ordre déconcertant et que ces phénomènes aient dû inévitablement produire ce mirage démocratique, même chez des esprits aussi distingués que celui d’un Tocqueville ou d’un Paradol, cela est trop évident. Les deux plus importants de ces phénomènes, — ils sont connexes, — ont été la grande poussée de vulgarisation scientifique et la grande poussée d’inventions industrielles. Il en résulta aussitôt, dans l’ordre de l’intelligence, un mouvement d’orgueil qui se traduisit par une rébellion systématique contre l’ensemble des institutions traditionnelles, et, dans l’ordre des mœurs, une apparence de nivellement qui put, durant une courte période, faire croire à un effacement des différences entre les hommes jugées jusqu’alors les plus ineffaçables. La diffusion du bien-être parut diminuer désormais d’une manière quasi miraculeuse la distance entre l’aristocrate et le bourgeois, entre celui-ci et l’ouvrier. La facilité de l’instruction parut devoir conduire à l’identité des éducations, de même que la facilité des rapprochements entre nations parut devoir conduire à l’identité des races. Ce furent là les éléments premiers de l’Idéal démocratique, tel qu’il s’est précisé de nos jours dans des formules très nettes, et qui toutes supposent une possibilité de rénovation radicale de la société par la pensée et une possibilité d’égalisation indéfinie entre les individus. Laissez-moi les résumer ici ces formules, et circonscrire de la sorte notre débat. C’est un travail bien nécessaire quand il s’agit de termes si souvent employés qu’ils finissent par se charger d’innombrables sens. On risque alors de discuter à leur sujet, comme les deux chevaliers cités par Spencer se battaient pour la couleur d’un bouclier, rouge d’un côté, vert de l’autre. Chacun n’en voyait qu’une face.‌

La première de ces formules est toute politique. C’est la plus conforme à l’étymologie du mot démocratie. Appliqué au gouvernement des Etats, l’Idéal démocratique consiste à chercher l’origine du pouvoir dans la majorité numérique, considérée comme source unique de la loi — Appliqué à la constitution des sociétés (c’est la seconde des deux formules et qui se distingue de l’autre), l’Idéal démocratique consiste à réduire au minimum les inégalités héréditaires et à donner à tous les individus, dans chaque génération, un point de départ aussi pareil qu’il est possible. Je dis que cette seconde formule se distingue de l’autre, mais comme l’effet se distingue de la cause, car il est de toute évidence que l’égalité politique est une vanité si elle n’aboutit pas à l’égalité sociale. Cette égalité sociale, elle-même, ne satisferait pas certaines facultés indestructibles de l’âme humaine si elle n’était qu’une distribution grossière, entre les hommes, du trésor de jouissances matérielles accumulées par la civilisation. — De là une troisième formule de l’Idéal démocratique, celle que l’on pourrait appeler la formule religieuse. Elle consiste à affirmer que cet effort vers l’universelle égalisation du bien-être a son fondement mystique dans une révélation de la conscience. Ne discutons pas les inconséquences de théoriciens qui font sur ce point un acte de foi impossible à légitimer rationnellement Ils le font, et nous devons le constater. Ils l’expriment d’ordinaire dans ce mot de justice, d’autant plus puissant sur les foules qu’il est plus indéterminé et qu’il s’adapte, avec une effrayante élasticité, à toutes les revendications des souffrances individuelles.‌

J’arrive, mon cher ami, à l’objet propre de notre discussion. Nous tenons un moyen sûr de vérifier si la démocratie est le fait universel et inévitable qu’il serait vain de discuter, ou si, tout au contraire, elle représente une phase momentanée et déjà dévolue au passé. Il nous suffira, pour cela, de procéder expérimentalement et d’examiner si les nations les mieux outillées à l’heure actuelle pour la concurrence sont celles qui travaillent dans le sens de ce triple Idéal démocratique, ou bien celles qui sont en réaction contre lui. Nous serons en droit d’en conclure que le mouvement de la civilisation marche dans la voie démocratique ou qu’il s’en éloigne. Car il est de simple bon sens que l’accroissement ou la décroissance de la vitalité des peuples mesure la valeur des doctrines qu’ils pratiquent. C’est un travail de critique que j’ai essayé, voici quelques années déjà, de faire pour mon propre compte. Il m’a amené aux conclusions qui vous ont déconcerté dans l’Etape. Il a commencé le jour où je suis parti pour l’Amérique. J’étais persuadé, — ainsi l’atteste ce début d’Outre-Mer auquel j’ai fait allusion déjà, — que j’allais revenir de ce voyage, définitivement acquis à un système qu’encore une fois, je ne discuterais même pas, si je le voyais confirmé par les faits. Mais, que disent-ils donc, ces faits, pour qui essaye de donner à quelques lignes essentielles la direction actuelle des grands peuples ?‌

Ils disent d’abord, et c’est une constatation horriblement douloureuse, que, parmi ces grands peuples, la France ne joue plus actuellement le rôle de premier ordre qui fut si longtemps le sien. Comme la France est aussi le pays qui a fait la Révolution de 89, ce serait un gros argument contre les théories de cette Révolution. N’y insistons pas. D’autres causes peuvent s’être jointes à celle-là pour assurer cette nouvelle distribution des rangs. Il est certain que cette nouvelle distribution existe. Aujourd’hui, quand on entreprend de spéculer sur l’avenir du vingtième siècle, on se trouve devant quatre puissances qui paraissent devoir s’y disputer ou s’y partager l’hégémonie mondiale : l’Angleterre d’abord, avec son immense domaine colonial qui donne l’impression d’un empire romain sporadique, dont le Capitole serait à Westminster ; — l’Allemagne ensuite, cet inépuisable réservoir d’hommes, que son trop-plein de population condamne à doubler son activité militaire d’une activité maritime ; — la mystérieuse et vaste Russie, avec les virtualités de ses énergies vierges ; — les Etats-Unis enfin, parvenus, au point de développement où ils rêvent de s’opposer à l’Europe, continent contre continent, civilisation contre civilisation. Voyons donc quelle est la part de l’idéal démocratique chez ces quatre nations ?‌

Politiquement, il est trop évident que ni l’Allemagne ni la Russie ne donnent aucun signe d’une marche vers le gouvernement des majorités24. Pour la première de ces deux puissances, lorsqu’on se rappelle Heine et Bœrne, la Jeune Allemagne et les événements de 1848, on doit reconnaître que la réaction contre la démocratie, inaugurée par Bismarck, cet admirateur de Bonald, non seulement ne s’est pas arrêtée avec la mort de ce grand féodal, mais qu’elle continue, sous l’énergique impulsion de Guillaume II — Pour la seconde, si nous en croyons des témoignages que leur concordance rend très vraisemblables, une grande partie de la jeunesse révolutionnaire y est dominée par la pensée la plus hostile au suffrage universel et à la démocratie, celle de Nietszche. « Il y a vingt-cinq ans », écrivait cette semaine un des meilleurs correspondants russes de nos journaux, celui du Soleil, « les conspirateurs exaltaient le peuple, déifiaient l’ouvrier, le moujik. Aujourd’hui, ils se rient du peuple, ils le méprisent, leur but n’est plus de l’affranchir. Bien au contraire. Ils rêvent de le soumettre à une dictature aristocratique… » — Si nous nous tournons vers l’Angleterre à présent, qu’y rencontrons-nous ? Un recul pareil qu’un de nos jeunes confrères, M. Bardoux, a très lucidement analysé dans ses récents articles des Débats sur la faillite du parti libéral. Ce parti peut garder son étiquette. S’il triomphe un jour, en défendant des thèses contraires à toute son histoire, c’est l’aristocratie qui triomphera sous son nom. Les sentiments de loyalisme passionné qui se sont fait jour lors de la maladie et du rétablissement d’Edouard VII, venant après les sentiments passionnés d’un loyalisme égal qui s’étaient manifestés lors du jubilé et de la mort de la vieille reine, l’accueil fait dans leurs terres à leur retour d’Afrique aux nobles, jeunes ou vieux, qui étaient allés, en si grand nombre, se battre là-bas, tout atteste que la patrie de Burke, après avoir subi le prestige du plus dangereux destructeur, l’utopiste Gladstone, est revenue à la vérité proclamée dans les Réflexions sur la Révolution avec une si éloquente fermeté : « L’Etat ne doit exercer aucune oppression sur les hommes des basses classes, mais l’Etat en aurait une très grande à souffrir, si, tels qu’ils sont, collectivement ou individuellement, on leur permettait de le gouverner. Vous croyez qu’à vous entendre, vous avez vaincu un préjugé. Vous vous trompez. Vous avez déclaré la guerre à la nature… » Cela est tellement vrai que dans les pays profondément sains, cette invincible nature reprend ses droits malgré les pires institutions : aux Etats-Unis, que vous me citez comme un exemple d’une démocratie triomphante, n’apercevez-vous pas s’ébaucher, dès aujourd’hui, une aristocratie, j’allais dire une féodalité industrielle et financière ? Que sont d’autre ces Trusts qui paraissent devoir être le facteur le plus important de la prochaine élection présidentielle ? Le suffrage universel peut bien être considéré officiellement comme la source unique du pouvoir. S’il est manié par une poignée de spéculateurs, ces spéculateurs gouvernent et non pas lui. Nous voici amenés à conclure que la démocratie n’a fait — politiquement — aucun progrès dans ces quatre nations directrices du monde. Elle y a régressé.‌

A-t-elle avancé socialement ? L’inégalité des points de départ s’est-elle atténuée, en ces quatre pays conducteurs des autres ? Se rapprochent-ils de cet Idéal de l’ascension individuelle qui tient à cœur à nos démocrates, plus encore que le droit de suffrage ? Nous n’avons guère de documents pour répondre pour la Russie, quoique les noms des hommes dirigeants de cet empire nous prouvent que son personnel supérieur continue bien à se recruter par voie de familles. Mais nous avons pour l’Allemagne une preuve bien germanique, qu’aucun changement ne s’accomplit dans ce sens : c’est le fait signalé tout dernièrement par un général américain, au cours d’une interview, et non sans stupeur, que, dans cette grande monarchie militaire, pas un officier ne sort des rangs. Aucun progrès vers l’égalité des points de départ ne s’accomplit non plus en Angleterre, où le système de l’aristocratie recrutée, c’est-à-dire sans cesse refaite et défaite, continue de fonctionner automatiquement. S’agit-il de donner une place de gouverneur dans quelque colonie ? C’est, une fois sur deux, un lord qui l’obtient. S’agit-il de récompenser un éclatant service civil ou militaire ? C’est un titre qui consacre la distinction personnelle en la rendant familiale. Et, du même coup, les chances d’inégalité pour le point de départ dans la prochaine génération sont augmentées. La rentrée des cadets dans les classes moyennes, qui veut que le petit-fils d’un duc soit un simple bourgeois, accroît encore cette inégalité en l’introduisant au centre même des familles, et ce système de l’inégalité organisée se trouve moins attaqué aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. Le redoutable esprit jacobin qui dictait encore, voici vingt ans, à Swinburne, son poème : Clear the way, my lords…, n’a plus d’écho nulle part. C’est le moment où, en Amérique, ce même travail naturel des trusts est en train de créer de véritables dynasties de millionnaires et de rendre de plus en plus malaisé ce phénomène, quotidien là-bas autrefois, du self made man. Si la liberté de tester a permis à un Pullmann de contraindre ses fils à un recommencement presque complet de leur fortune, cette liberté sert surtout aux potentats des Etats-Unis à fixer leurs dollars entre les mêmes mains et à prolonger les triomphes de leur énergie par leurs maisons, tout comme les seigneurs du moyen âge. L’Idéal démocratique est en recul sur ce second point comme sur le premier.‌

Il l’est davantage, d’une manière plus éclatante sur le troisième. Quand vous cherchez quelle passion maîtresse soulève l’Angleterre à cette époque de son histoire, vous trouvez que c’est exclusivement et absolument la passion de l’empire anglais. L’Allemagne a de même comme sentiment dominateur la grandeur de l’empire allemand, la Russie la grandeur de la sainte Russie. La popularité du président Roosevelt, « l’homme à cheval », ses discours aux cadets de Westpoint, sa proclamation de la doctrine de Monroë, prouvent que la grandeur de l’Amérique est aussi, de l’autre côté de l’Océan, la passion maîtresse de cette république profondément indifférente à l’humanitarisme international cher à nos révolutionnaires. L’impérialisme mène ces quatre pays, c’est-à-dire un Nationalisme intransigeant. En Extrême-Orient c’est encore l’Impérialisme que représente le Japon victorieux. Qui dit Impérialisme dit préparation à la guerre et à la conquête, par suite, organisation militaire, hiérarchie, discipline, sacrifice des intérêts du plus grand nombre à la suprématie de la patrie commune. Quand on pense et sent ainsi, on est précisément au rebours de l’Idéal démocratique, et les fervents de cet Idéal ne s’y trompent pas plus aujourd’hui qu’hier. Lorsqu’ils chantent dans un de leurs hymnes : Et rasons les frontières…, ils sont dans la logique la plus étroite. Impérialisme et démocratie ne peuvent coexister. Où l’un augmente, l’autre décroît.‌

Que devient donc ce caractère « universel et nécessaire » du fait démocratique, devant lequel vous nous invitez, mes amis et moi-même, à nous incliner au nom du positivisme ? Il s’évanouit, pour nous montrer à l’œuvre des nations en train d’agir, comme toutes les nations ont agi de tout temps, d’après des lois d’inégalité et des principes de tradition, en vue d’un avenir de combat. En face d’elles qui s’éloignent de plus en plus des faux dogmes de 89, la France s’obstine à s’hypnotiser dans une pitoyable idéologie rétrograde, qu’elle croit scientifique et progressive. L’impossibilité, démontrée chaque jour, d’associer, je ne dis pas la grandeur, mais la santé nationale, à l’application de certains principes, l’éclairera-t-elle jamais ? Je ne le sais pas. Un pays que la Convention, les journées de Juin et la Commune n’ont pas ramené à la vérité politique en est peut-être à jamais incapable. Est-ce une raison, quand on croit entrevoir cette vérité, pour ne pas la lui dire, pour ne pas appeler surtout son attention sur des comparaisons cruellement significatives ? Il m’a semblé, par vos deux lettres, qu’à cette question votre sagesse désabusée était bien près de répondre comme ce même Tocqueville, dont le nom revient de nouveau naturellement sous ma plume à votre occasion, qui disait à Le Play : « Un écrivain tenterait vainement aujourd’hui de réagir contre les idées fausses qui minent la société, et il n’aboutirait, en voulant montrer la vérité, qu’à se compromettre et à se discréditer devant l’opinion publique… » Ce pessimisme aurait raison, si les événements ne réservaient pas à nos prévisions des surprises en vue desquelles il est toujours permis de travailler. Nous n’avons pas, soyez-en convaincu, mes amis et moi, l’espérance que nous amènerons la France, en dénonçant l’illusion démocratique, à rejeter en un seul jour les institutions sous l’étreinte desquelles elle agonise. Nous croyons tout de même qu’en redressant sa mentalité, on accomplirait la seule besogne qui eût quelque chance d’être efficace, d’autant plus, — et ceci pour répondre au dernier paragraphe de votre lettre — que le système des expédients et des concessions n’a pas obtenu de résultats que nous puissions compromettre. Notre petit groupe, c’est son originalité, se compose d’indépendants qui ne sont pas d’un parti. Ils sont d’une cause, parce qu’ils sont d’une doctrine. Les écrivains qui s’occupent de morale et de sociologie sont des médecins consultants, dont le premier devoir est de donner un diagnostic rigoureux. Ils peuvent se tromper. C’est le sort commun. Ils n’ont pas le droit de dissimuler leur pensée pour flatter le malade. J’ajoute que vous seriez le premier, mon cher ami, à le leur déconseiller. Vos réserves au sujet de l’Etape, comme au sujet de ma première réponse, prouvent que vous doutez simplement de l’exactitude de mon diagnostic sur notre pays. Je ne peux en garantir que la sincérité.‌

VII
Décentralisation25

Il est beaucoup parlé de décentralisation depuis deux mois. Commissions, discours, ligues, brochures, articles se multiplient autour de ce problème Il est rassurant de constater que la conscience des droits de l’individu en face de l’Etat n’est pas abolie en France. Cent années de bureaucratie ont bien pu peser sur ce pays et le déformer cruellement. L’abus de l’esprit latin, ce besoin de reproduire, jusqu’à la fausser par excès de servilisme, l’administration romaine, n’a pas détruit l’instinct d’indépendance propre au sang celtique et au sang germanique, ces deux autres éléments dont est issue notre race. Il n’est que temps d’y faire appel, si nous ne voulons pas céder définitivement l’hégémonie du monde à des peuples qui ont, depuis cent ans, à rebours de nous, compris, protégé, exalté le culte de l’initiative individuelle. La question est si vitale qu’elle nous intéresse tous, même les plus étrangers à l’action politique. Que ce soit l’excuse pour ces notes d’un indépendant.‌

I

Voilà où réside, en effet, le mal de la France. Ni les bonnes lois ni les bonnes mœurs ne lui manquent. La moyenne du Code et surtout la moyenne des vertus familiales sont encore hautes chez elle. En revanche, elle ne produit plus assez d’individus. Les hommes lui font défaut. L’indigence de l’initiative personnelle, l’appauvrissement, presque l’atrophie de l’esprit d’entreprise et de responsabilité, telle aura été, durant ce siècle de fonctionnariat à outrance, la vraie caractéristique du pays. A l’intérieur, ce manque d’initiative s’est traduit à plusieurs reprises d’une manière bien étonnante, en 1830, en 1848, en 1870, par l’acceptation servile des coups de force exécutés à Paris sur le pouvoir central. Toute la nation s’est inclinée presque mécaniquement devant eux, alors qu’ils allaient contre tous ses besoins, contre tous ses désirs, et n’assistons-nous pas depuis quelques années au spectacle non moins surprenant d’une majorité catholique subissant des lois de persécution sans se défendre, sous la simple pression de la machine administrative ? A l’extérieur, ce même manque d’initiative est déploré par tous les voyageurs qui visitent nos colonies. Ils nous les représentent comme peuplées de fonctionnaires et en train de végéter dans une pauvreté d’action humiliante. L’on se rappelle par contre avec tristesse qu’il fut une époque où nous disputions aux Anglais l’empire des Indes, où nous nous installions au Canada avec tant de force que notre langue et notre race y subsistent invincibles à la conquête. Plus loin, dans le moyen âge, quelques années ne nous suffisaient-elles pas pour fonder cette étonnante Princée d’Achaïe dont Buchon a retrouvé les archives ? Encore aujourd’hui, quand on court le Péloponèse, les seules ruines qui apparaissent à côté de celles de l’antiquité mycénienne sont des ruines françaises. De quelle étreinte nos pères du treizième siècle savaient prendre un pays, les ruines de leurs forteresses sur les montagnes le proclament et les noms que leur bref empire a su partout imposer. Une baie, où ils furent, dit le chroniqueur, frappés par la clarence de l’air, s’appelle encore aujourd’hui Clarentza. Une plaine, dont ils pensaient qu’elle ressemblait au Gâtinais, s’appelle Gastouni. Tel château destiné à mater les Grecs, les « Griphons » — c’était leur terme de mépris — se dénomme Matagryphon. Vous passez l’Alphée sur un pont dont le guide vous dit que c’est le pont des Franghikons, et des armoiries à sa tête vous attestent que ces pierres ont bien été mises là par ces grands conquérants qui furent aussi, comme c’est la coutume des races fortes, de grands bâtisseurs. Ils n’ont possédé cette terre que quatre-vingts ans et ils l’ont faite leur à un tel point qu’une France féodale est là, toujours visible. Et l’on se dit involontairement : Sommes-nous déchus de cette énergie ? Mais non. Ce n’est pas l’énergie qui diminue chez le Français de nos jours. — « Quand il s’est agi d’aller à Madagascar », disait devant moi un de nos ministres, « toute l’armée a demandé à partir… » Tant qu’un peuple demeure militaire à ce degré, la race est intacte en lui. Ce qui fait défaut, c’est l’éducation de cette énergie, c’est l’habitude de l’employer librement, solitairement, avec la conscience et avec l’audace de la responsabilité. Ces mêmes hommes qui se feront tuer avec des bravoures de héros quand l’ordre leur sera donné d’en haut, deviennent des hésitants, des timides, des paralysés, quand il s’agit de se décider par eux-mêmes, de concevoir un projet individuel, de s’associer spontanément, et pour tout dire d’un mot, d’entreprendre.‌

II

Cette habitude d’entreprendre, où le Français de notre âge s’y dresserait-il, quand toutes choses autour de lui contribuent à en faire un animal administré. Enfant, c’est un enseignement de l’Etat qu’il reçoit, dans un bâtiment de l’Etat régi par l’Etat, peuplé de professeurs nommes par l’Etat. Adolescent, il voit autour de lui dans sa ville tous les pouvoirs résider aux mains des fonctionnaires de l’Etat, tous les honneurs décernés par l’Etat. Jeune homme, il doit préparer un examen dont le programme a été fixé par l’Etat, et c’est une école de l’Etat qu’il lui faut traverser à l’entrée de presque toutes les carrières. Pour corriger l’effet de cette pression quotidienne, à quel moment a-t-on suscité chez lui le sens de la responsabilité individuelle ? Ce n’est pas au collège et sous le joug d’une discipline unitaire de couvent et de caserne. Ce n’est pas davantage à sa majorité politique, et quand on l’invite à donner son opinion sur les affaires du pays par un bulletin de vote. Il est appelé tout de suite à choisir entre des programmes d’autant plus inintelligibles pour lui, qu’il s’agit de décider entre les différentes façons de diriger cet Etat-monstre, cette colossale machine où s’absorbent tous les intérêts de toutes les parties du pays. Paysan ou bourgeois, noble ou prolétaire, l’électeur place devait un problème de cette complexité ne peut émettre qu’un suffrage aveugle et incompétent. De la dérivent ces deux résultats, si contradictoires en apparence, si profondément solidaires quand on se représente l’illogisme de cette formule, une démocratie administrative : — depuis cent ans les Français ne se sont occupés avec passion que de politique, et leur principal défaut est de manquer totalement, radicalement, d’esprit politique.‌

Ces réflexions ne sont pas neuves. Elles circulent dans toute l’œuvre de Balzac. — Elles sont la moelle même des écrits de M. Le Play et de M. Taine. Il faut croire pourtant qu’elles n’ont pas été assez répétées, puisque nous en sommes devant l’empiétement de plus en plus oppressif du service de l’Etat, aux commissions et sous-commissions, aux groupes parlementaires et aux ligues d’étude. N’importe. C’est un commencement. Les décentralisateurs, en s’attaquant droit à ce service d’Etat, aperçoivent du moins très exactement la raison essentielle de notre anémie d’initiative. A travers leurs formules, vagues encore, ils affirment deux vérités très précises. La première, c’est que l’énergie individuelle, avant d’être un principe, doit être une résultante. Ce n’est pas en exaltant l’individualisme que l’on produit des individualités, c’est en observant des conditions que l’histoire nous indique. Elle nous apprend que l’homme, créature locale et bornée, a besoin, pour atteindre son complet développement, d’être situé dans un milieu local et borné comme lui, où sa personnalité compte, où son action quotidienne soit efficace, où sa responsabilité soit contrôlée sans cesse par des effets immédiatement saisissables. De là résulte — l’expérience des siècles le démontre — la bienfaisance, la nécessité des petites patries dans la grande. La seconde de ces vérités enseignée aussi par l’histoire, c’est que l’autonomie donnée à ces petites patries, bien loin de nuire à la grande la nourrit, l’affermit, l’enrichit. Un peuple n’est que l’addition de vingt, de trente tribus en lui, et tant vaut l’énergie de chacun des éléments constitutifs, tant vaut l’énergie de l’ensemble, pourvu que l’unité ne soit pas brisée. Par quels procédés pratiques les décentralisateurs réduiraient-ils chez nous le despotisme de l’Etat sans toucher à cette unité que l’action extérieure de la France exige ? C’est une suite de problèmes techniques qui doit être résolue par des hommes spéciaux. Mais le courant qui donnera à ces spécialistes la force de seulement tenter cette œuvre ne sera excité que par des discussions d’idées. Quand un très grand nombre de personnes dans un pays pensent et disent qu’une réforme est nécessaire, cette réforme est bien près d’être accomplie.‌

III

Pour ma part, j’ai été d’autant plus frappé de ce mouvement décentralisateur, et entre autres d’un discours très vigoureux de M. de Marcère, que ces signes de renouveau me sont arrivés hors Paris, au moment même où je visitais quelques-unes des petites villes groupées autour de Florence, Pise, Lucques et Sienne. A parcourir les rues de ces villes qui ont grandi à travers de constants dangers, et qui sont restées si belles, si intactes, cette loi de bienfaisance de la vie locale réapparaissait aussi claire que le ciel d’azur épolyé sur leurs remparts. Pas une de ces villes qui n’ait, dans son passé d’indépendance, de quoi fournir à l’histoire une galerie d’admirables figures d’hommes d’action et de pensée. Pas une qui n’atteste, par la splendeur et l’originalité de ses architectures, avec quel amour ces citoyens l’ont construite et parée. La destinée n’a pas permis aux trois que j’ai nommées de se développer tout entières. Une effroyable peste a subitement paralysé Sienne en plein essor, au milieu du quatorzième siècle. Vers la même époque, Pise était atteinte dans la source même de la vie, par la capture de seize mille de ses jeunes gens. Les Génois refusèrent de les rendre, afin d’épuiser la génération à venir. C’était le temps aussi où la tyrannie de Castruccio Castracani écrasait Lucques. Ainsi arrêtées avant d’avoir pu se réaliser tout entières, ces villes n’en affirment que plus fortement ce que peut l’esprit civique, puisque leur ébauche est déjà un tout si complet.‌

Quelles villes ! Les palais s’y serrent contre les palais. Les sculptures s’y multiplient, comme si l’incantation d’un magicien avait partout animé la pierre et le marbre. Les fresques y succèdent aux fresques, où des foules s’évoquent, traitées dans cette large et simple manière toscane qui serre les visages les uns contre les autres, qui dresse, qui maçonne comme des murs de physionomies humaines dans les fonds des scènes bibliques ou évangéliques. Tous ces visages sont des portraits. Les vieux Pisans sont là, qui vous regardent, qui vont vous parler, dans les peintures de Benozzo-Gozzoli, au Campo Santo de Pise ; les vieux Lucquois dans celles d’Amico Aspertini, à San Frediano de Lucques ; les vieux Siennois dans celles de Lorenzetti, au municipe de Sienne. Ce que vous lisez sur ces visages c’est que chaque ville avait su se faire des hommes, ses hommes, ceux qu’il lui fallait pour sa besogne. Une originalité irréductible, une personnalité puissante se dégagent de ces groupes divers. Vous comprenez alors que si l’ltalie a pu vivre à travers tant d’épreuves et de si terribles, c’est que, pendant tout le moyen âge, ses cités furent libres, que chacune s’était constituée comme un monde. L’union leur a manqué. C’est le danger de cette multiplication des parties locales. Quelles eussent été à la fois libres et liguées, indépendantes et associées — ce n’est pas là un rêve impossible, puisque les Etats-Unis d’Amérique l’ont réalisé dans des conditions bien autrement complexes — quels prodiges n’eût pas accomplis cette nation qui a su trouver le secret de faire pousser chez elle une humanité plus vivace, ce qu’Alfieri appelle dans son mot souvent rapporté « une plante humaine plus verte qu’ailleurs ! » ‌

IV

Les grands artistes de ces temps lointains sentaient dès lors, d’un sûr et clairvoyant instinct, que la source de toute vie était là, pour eux comme pour tous leurs concitoyens, dans cette santé, dans cette vigueur de la ville natale. Cet art toscan, de plus en plus pénétré, imbibé d’un suc de terroir, et de plus en plus robuste à mesure qu’il se fait plus toscan, plus civique, en est la preuve. Dans aucune œuvre ce sentiment ne se traduit avec plus de pathétique et de conscience que dans cette Allégorie de la ville de Pise sculptée par Giovanni Pisano pour la chaire de la cathédrale de cette ville. Quand Giovanni conçut et qu’il exécuta ce groupe, Pise était justement au lendemain de cette défaite de la Meloria qui marqua le début de sa cadence. Rien de plus tragique, de plus douloureux que la figure dans laquelle l’artiste a incarné sa cité, atteinte déjà. C’est une grande et maigre femme, voûtée, déformée, presque bossue. De sa poitrine rentrée jaillissent deux seins très petits, auxquels sont suspendus deux nourrissons maigres comme elle, et qui sucent de leurs bouches affamées le lait trop rare de ses mamelles appauvries. Elle n’est plus jeune. Elle a suffi déjà à d’épuisantes tâches. Elle a un peu de ventre sous sa robe, et son masque, d’une austérité comme pétrie d’amertume, trahit plus d’ardeur que d’espérance, plus de courage que de foi. « Ah ! » semble-t-elle dire de sa bouche sévère : « Je veux vivre, vivre pour vous, mes enfants. Car, si je meurs, je sais que vous mourrez… » Les quatre statues sculptées sur son piédestal, la Force, la Prudence, la Justice, la Tempérance, ne lui sont de rien, ne sont rien. On dirait qu’en les faisant aussi académiques, aussi froides qu’il a fait sa Pise réelle et palpitante, l’artiste a voulu affirmer l’inefficacité des idées abstraites à remplacer la sève brûlante et impérieuse qu’élaborent un sol, un climat, une hérédité, des coutumes, toutes ces réserves secrètes de force humaine sous-entendues dans ces mots intraduisibles : — une patrie, une province, une ville !‌

Etrange et poignant symbole ! Conçu dans l’anxiété civique, il continue de représenter ce sentiment à travers les différences de siècles et de patries. En contemplant cette forme de femme, lassée et passionnée, lassée de sentir que son lait tarit, passionnée de vivre pour donner la vie, les idées que je viens d’essayer de traduire se prirent à remuer dans ma rêverie. Je m’imaginai, par un mirage mystérieux, avoir devant moi non plus l’allégorie d’une ville, mais l’image de quelques-unes de nos vieilles provinces, du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, la Picardie ou la Bretagne, la Lorraine ou l’Auvergne. Toutes ces forces jadis si intactes, si libres, si personnelles, aujourd’hui si mutilées, si meurtries, si enchaînées, tressaillent encore du désir de sentir la vie affluer en elles pour la donner. Ne les laissons pas mourir si nous ne voulons pas que la France meure aussi !‌

VIII
La dialectique
de M. Maurice Barrès26

I

L’entrée de M. Maurice Barrès à l’Académie française a été saluée par une approbation quasi unanime des lettrés de tous les partis. C’est un des signes réconfortants de l’heure présente — et à y regarder de près, ils commencent à se multiplier — que cette trêve des discordes civiles, et dans la compagnie elle-même et au dehors, en présence d’un écrivain de grande race. Les violences du polémiste ont été oubliées pour une heure, par un tacite accord devant le beau talent d’un des meilleurs prosateurs et des plus rares qui aient paru depuis ces vingt ans. Il y a une haute leçon dans le chiffre de voix obtenu par l’auteur de Leurs Figures et de l’Appel au soldat. Sans chercher à pénétrer le détail du scrutin, il est évident que le nouvel élu a réuni sur sa tête les suffrages de confrères qui ne partagent ses jugements, ni sur les hommes qu’il a pu défendre ou attaquer, ni sur les causes qu’il a servies. Ce sera l’honneur des adversaires des idées chères à M. Barrès, qu’ils lui aient rendu cet hommage, et c’est son meilleur éloge qu’il l’ait mérité, non seulement par ce don de la phrase frémissante et passionnée, mais par un développement de sa pensée de plus en plus sérieux et sincère. Je voudrais indiquer ici en quoi a consisté ce développement, je dis l’indiquer, car retracer l’histoire de cette sensibilité et de ces idées, ce serait écrire une histoire de la sensibilité et des idées de toute une génération. Si M. Barrès est, sans conteste, parmi les artistes littéraires d’aujourd’hui, celui qui a sur la jeunesse la prise la plus forte, il le doit à ce que son originalité enveloppe de représentatif. Il s’est posé, à vingt-cinq ans, un des problèmes essentiels de notre âge, et il lui a donné une solution qui se trouve être celle d’un groupe déjà très considérable, parmi les nouveaux venus. Ce mouvement ira-t-il s’accentuant ? Pour ma part, j’en suis persuadé, et que la thèse psychologique qui circule d’une extrémité à l’autre de cette œuvre si contrastée en apparence, d’Un Homme libre au Voyage à Sparte, n’a pas fini de porter tous ses fruits. Mais cela, c’est l’avenir :‌

L’Avenir dont les Grecs ont dit ce mot pieux ;‌
C’est un enfant qui dort sur les genoux des Dieux. ‌

Nous pouvons, dès aujourd’hui, affirmer que nous possédons, dans ces livres de M. Barrès, un document indiscutable sur ce que nos pères appelaient romantiquement la jeune France. Ceux qui la composent ne s’intéresseraient pas à cet écrivain si raffiné avec cette partialité s’ils ne trouvaient en lui des réponses à quelques-unes des questions qui leur tiennent le plus au cœur.‌

II

On se rappelle le point de départ de M. Barrès. Il s’est donné tout d’abord comme un fervent du culte du « moi ». On connaît son point d’arrivée : il est aujourd’hui l’un des chefs de l’école traditionaliste. Une formule, « la Terre et les Morts », revient toujours sous sa plume, « Avec quel plaisir », s’écrit-il, « en quittant cette Athènes fameuse, je retrouverai mon origine lorraine ! Là je me rappellerai mon enfance et mes morts. » Le culte, la religion du sol natal, une acceptation soumise et constante des pensées et des sentiments transmis par les aïeux qui les ont reçus eux-mêmes de la petite patrie, de ses paysages, de son climat autant que de son histoire ; l’appel aux énergies inconscientes et nourricières qui dominent dans nos hérédités ; la foi dans les vertus mystérieuses de la race ; un silence auguste de tout l’être pour mieux écouter les morts qui parlent — suivant l’admirable image de M. de Vogüé, — telle est la doctrine à laquelle aboutit l’égotisme systématique, effréné, très voisin d’être morbide, du héros de Sous l’œil des barbares, de l’Ennemi des lois, du Jardin de Bérénice ; et, ce qu’il y a de plus saisissant pour qui suit les étapes marquées par chacun de ces ouvrages, c’est que l’apparente contradiction de ces deux attitudes morales est en réalité une concordance. Cette pensée n’a pas évolué, en ce sens qu’elle n’a pas changé. Elle s’est simplement creusée. Mais, pour accomplir ce travail, elle a dû se débattre dans une fièvre horriblement douloureuse d’impuissance et d’incertitude, et traverser une crise intérieure où d’innombrables âmes de ce temps retrouveront l’histoire de leur propre jeunesse. On pourrait l’appeler la tragédie de l’individualisme.‌

Qu’est-ce en effet que ce « culte du moi » qui provoqua des discussions si passionnées quand le jeune écrivain s’en proclama le pontife ? Rien d’autre que la revendication individualiste qui semble la caractéristique même de la société contemporaine. La formule pourtant enveloppe quelque chose de plus. Ce mot de culte, adopté sans doute par ce ton d’arrogance agressive cher aux adolescents farouches et fiers, avait son sens de rectification. Il signifiait, chez celui qui l’employait, un parti pris non seulement d’indépendance irréductible, mais de primauté. Cet individualiste prétendait ne pas se contenter d’être lui-même. Il souhaitait être lui-même à la plus haute puissance. Il voulait être un individu supérieur. Ingénument, instinctivement, il se heurtait à ce qui demeure la plus saisissante peut-être des antinomies du monde issu de la Révolution. Car si c’est un des lieux communs des moralistes actuels, que notre société a pour caractéristique l’individualisme, c’en est un autre, et trop justifié, que la diminution, parmi nous, des individualités vigoureuses. Cet âge de personnalisme à outrance se trouve aussi être un âge de personnalités de plus en plus faibles, de plus en plus anémiées. Qui de nous n’a entendu déplorer, qui n’a déploré, dans les heures difficiles que le pays a pu traverser depuis la guerre de 70, cette pénurie d’hommes remarquables, comme la vieille France, même finissante, en a tant produit ? Qu’était cette élite d’admirables ouvriers civils et militaires qui collaborèrent avec Bonaparte à la prodigieuse aventure impériale, sinon des enfants de l’ancien régime ? Tous avaient eu leurs vingt ans aux environs de 89. Tous sortaient d’un ordre social systématiquement, séculairement hostile à l’individualisme, et le résultat fut un pullulement de robustesse et d’initiative, « Napoléon, professeur d’énergie !… » ce cri échappé à M. Barrès ramasse dans son raccourci des jours et des jours de réflexion, de « méditation », — pour parler le langage d’Un Homme libre, — devant cette énigme : le contraste entre les dégénérescences d’une époque libérée, mais si féconde en avortements27, et tout près, à deux âges d’homme, les vitalités d’un temps hiérarchisé, emmaillotté de préjugés, mais si riche en destinées glorieuses, si magnifique de virilité triomphante !‌

III

De telles conclusions sont plutôt pressenties que pensées, quand on est à l’instant du départ pour la vie, et tourmenté par cette ambition de ne pas manquer sa destinée, qui, dans certains cœurs, — le héros de Sous l’œil des barbares était de cette espèce, — s’exalte jusqu’à la torture. J’employais tout à l’heure, pour le définir, ce mot de représentatif qui semble, lui aussi, contredire étrangement la théorie d’égotisme avoué que suppose le culte du moi. C’est que cette position mentale d’un enfant, sans cadres intellectuels où ranger son esprit, saris certitudes héréditaires auxquelles se régler, sans milieu fixe où s’appuyer, n’est pas une exception. C’est au contraire, et davantage d’année en année, le sort commun de tous les jeunes hommes jetés au sortir du collège dans cette anarchie et cette incohérence où nous nous agitons. La destruction des antiques disciplines dans les mœurs comme dans la politique, dans la philosophie comme dans la littérature, que les révolutionnaires déclarent un progrès, qu’ils affirment un affranchissement, est en réalité une dénudation et une solitude. Le pathétique intense des premiers livres de M. Barrès est fait de la justesse avec laquelle il a noté son constant frisson devant l’avenir, celui d’un être tout jeune, à la fois orgueilleux et faible, souverainement intelligent et désespérément incertain, qui se cherche lui-même dans un chaos d’impressions désordonnées. Cet être est libre de tout devenir. Voilà cent ans que la France se convulse pour briser les cloisons qui autrefois séparaient les classes et les métiers. Il est libre de tout penser. L’esprit critique a exécuté, dans l’ordre des idées, la même besogne que l’esprit démocratique accomplit dans l’ordre des conditions. Il est libre de tout éprouver. Des idées, cet esprit critique a passé aux sentiments. Toutes les émotions ont été peintes par des analystes lucides, soucieux uniquement d’égaler la variété de la nature et parfaitement indifférents à la bienfaisance ou à la nocivité de leurs peintures. Sollicité par tant d’impressions, l’intelligence comme décomposée entre tant de systèmes, la volonté comme paralysée entre tant de possibilités, comment un jeune homme ne subirait-il pas un véritable supplice ? La culture du « moi », dans une pareille confusion d’influences, qu’est-ce autre chose qu’une agonie de chaque instant ? De cette souffrance singulière et qui fut, qui continue d’être celle de tant de Français modernes aux heures décisives de leur formation, je ne connais pas de plus éloquents aveux que certaines pages de ces monographies idéologiques qui précédèrent les Déracinés. Relisez les phrases qui terminent la première et qui s’intitulent : Affaissement… « Je fus trop acharné à vérifier de quoi était faite mon ardeur. Pour m’éprouver, je me touchai avec ingéniosité de mille traits aigus d’analyse jusque dans les fibres les plus délicates de ma pensée. Mon âme en est toute déchirée. Je fatigue à la réparer… » Et encore : « Je n’ai plus d’énergie, mais à la sensibilité violente d’un enfant, je joins une clairvoyance dès longtemps avertie… Ce n’est pas de conseils, c’est de force et de fécondité spirituelle que j’ai besoin. »

IV

La force, la fécondité spirituelle ! — Regardez autour de vous et vous constaterez que cet appétit tourmente, que cette faim soulève la foule innombrable de ceux en qui s’ébauchent les linéaments de la France de demain. Eux aussi, l’esprit d’analyse et de critique leur a déchiqueté l’âme, et ils veulent réparer cette précoce usure. A eux non plus le dilettantisme ne suffit pas. L’affranchissement de l’individualisme les a laissés si dépourvus qu’ils vont cherchant partout une foi au service de laquelle sacrifier, pour la grandir, cette personnalité dont ils sentent, dont ils comprennent qu’isolée elle est misérable. Il est visible que deux courants se partagent cette jeunesse qui ne peut plus supporter de ne pas vivre, de ne pas agir, de ne pas croire. Le premier de ces courants est celui des révolutionnaires, que n’ont pas encore éclairés les enseignements de ces cent vingt années. Tout ce mouvement du socialisme intellectuel, — ces efforts pour « aller au peuple », comme disent les assidus des Universités populaires, — ces tentatives de retremper la bourgeoisie lettrée et savante dans les énergies primitives des illettrés, — cette abdication de l’esprit critique devant les utopies des millénaires, autant d’indices qui démontrent la portée du coup d’œil jeté par M. Barrès sur sa génération et celle d’après. Même en se précipitant du côté le plus opposé à celui où s’est rangé ce lucide auto-clinicien, ces jeunes gens ne peuvent pas ne pas reconnaître la justesse de son diagnostic. La maladie qu’ils essayent de guérir est bien celle dont il a merveilleusement démêlé le syndrome. Il l’a guérie en lui par une autre méthode, que pratique avec lui et d’après lui un autre groupe de jeunes gens. De ceux-là, il est permis d’espérer que leur chiffre ira grandissant à mesure que la tentative chimérique de recommencer rationnellement la société découvrira davantage, par le désordre des conséquences, l’erreur initiale du principe.‌

On peut schématiser ainsi la marche suivie par la pensée du psychologue des Déracinés : « L’expérience personnelle, conforme sur ce point à l’expérience historique, m’a démontré que la théorie individualiste est la plus opposée au développement de la forte individualité. Cette théorie va directement à l’encontre de son propre dessein. Il est donc probable qu’elle méconnaît dans sa définition de l’individu un élément essentiel. Dans cette théorie, en effet, l’individu est considéré comme un phénomène premier, tandis que, dans la réalité, il est un phénomène conditionné. Ce « moi », dont je me propose l’enrichissement, n’a pas surgi tout d’un coup hors de l’espace et du temps. Il est issu d’une longue suite d’aïeux dont les hérédités se sont accumulées en lui, dans cet arrière-fonds obscur qui constitue ce que les philosophes appelleraient son inconscient. Ces aïeux eux-mêmes avaient duré sur un certain coin de la terre. Ils s’y étaient accommodés, et, en s’y accommodant, ils s’en étaient imprégnés. Ils y avaient pris un tempérament et des coutumes. Ce coin de terre, lui non plus, n’était pas isolé. Il se rattachait à une patrie plus vaste, dans la grande histoire de laquelle sa petite histoire avait sa place. Des gens de frontière, par exemple, n’ont pas, ne peuvent pas avoir les façons de penser et de sentir des gens de capitale. Les traits intimes et permanents de ma personne dérivent de ce travail séculaire, accompli pour mon « moi », bien avant qu’il ne fût apparu. Ces traits me précédaient. Ils me survivront dans mes enfants, si j’en ai. Et même si je devais ne pas avoir d’héritiers directs, mon activité peut se prolonger, en collaborant à l’œuvre ancestrale dans ce qu’elle a d’actuel et de vivant autour de moi. Je peux appuyer ma faiblesse sur cette force, mon destin périssable et momentané sur cette durée, être un moment de ma lignée, une heure de mon pays, l’outil éphémère d’une besogne indéfinie… C’est alors, et précisément en renonçant à l’individualisme que je m’affirmerai le plus vigoureusement comme individu. J’avais cru que je : devais, pour cultiver plus efficacement mon « moi », le séparer, — je dois l’appuyer tout au contraire, et le raciner… » Du jour où M. Barrès eut prononcé ce mot, le traditionaliste était né en lui. Quel éclat cette antique doctrine allait revêtir, comprise et sentie par cette vivante imagination et traduite dans cette prose d’un charme si prenant, tous ses lecteurs le savent. Autant dire tous ceux qui ont gardé en France la dévotion des bonnes lettres. J’imagine que si Bonald, Le Play, Balzac, Taine, Renan, ces irréductibles adversaires de l’anarchie révolutionnaire, pouvaient revenir parmi nous, ils salueraient dans cet écrivain encore jeune et qui est déjà un maître, un de leurs meilleurs continuateurs, le conseiller le plus précieux de la jeunesse, et, pour tout dire, le plus efficace serviteur peut-être, à l’heure présente, de la France éternelle‌

IX
Une visite
à la maison de Goethe

I

Revenant d’Allemagne ces jours derniers, je m’arrêtai à Francfort pour visiter la maison natale de Gœthe. Les compatriotes du poète ont eu la piété de la conserver intacte. Ils y ont amassé quelques reliques recueillies un peu partout, et, sur l’arrière, ils ont construit un petit musée gœthéen auquel le voisinage de la maison donne sa pleine valeur. Nous négligeons trop en France cette excellente habitude qui consiste à maintenir en son entier le cadre matériel où travailla un illustre artiste. Il y a là pourtant un véritable intérêt civique. La personnalité morale d’une ville et, d’un pays est faite du souvenir de leurs grands morts. Rien n’est indifférent de ce qui colore, de ce qui anime ce souvenir, de ce qui le rend présent, réel, comme concret. Il y a là aussi un haut intérêt d’enseignement. La figure des choses parmi lesquelles vécut un noble écrivain, se raccorde, à son œuvre pour la compléter et l’éclairer. Nulle part le rapport exact de l’artiste avec son milieu, cette recherche propre de la critique moderne, ne se perçoit avec plus d’aisance, plus de sûreté qu’au contact des objets qu’il a regardés, maniés, utilisés. Ce fut tout le travail de Sainte-Beuve, d’obtenir à force de documents ce phénomène de résurrection rétrospective que procurent au visiteur d’un après-midi quelques meubles entre de vieux murs.‌

Ce que cette maison de la Grande Rue du Cerf révèle d’abord, c’est le degré où le romanesque auteur de Werther, le romantique poète de Faust fut dans la réalité un grand bourgeois allemand. Tout, dans cette demeure où il naquit, dénonce l’établissement sérieux et définitif d’une famille de la classe moyenne qui s’installe avec réflexion et pour de longues années. Pas de luxe inutile. Pas de prétentions. Il ne s’agit point pour Jean-Gaspard Gœthe, le nouveau conseiller, d’étonner par l’étalage de sa fortune ses concitoyens qui ont tous connu son père aubergiste et son grand-père tailleur. Il veut seulement tenir son rang et dans des conditions qui assurent à lui et aux siens une jouissance entendue de son bien-être, mais, sans apparat S’il a son chiffre, J.-G. G. — Johann-Gaspar Gœthe — sur la grille de la porte et sur la rampe de l’escalier, c’est qu’il a commandé lui-même ces pièces en fer forgé au meilleur fabricant de Francfort. Ces initiales disent l’orgueil simple du propriétaire content de son achat. Aucun faste d’ailleurs dans cette habitation marquée à son nom comme un service d’argenterie. Les sept fenêtres à petits carreaux de la façade éclairent au premier étage trois pièces de réception, étroites, et qui ne sauraient se prêter qu’à des dîners ou à des soirées d’amis. Un poêle de faïence à fleurs roses, que l’on charge du couloir, suivant la mode du pays, — un papier de tenture à dessins chinois, — un parquet destiné à être semé de sable blanc, — quelques meubles de noyer incrusté, — de grêles appliques en verre de Venise rapportées d’Italie : voilà ce qui reste des modestes splendeurs où M. le conseiller prélassait son importance, et aussi une lanterne à deux bougies, pour les sorties de Mme la conseillère ! ‌

— « Si elle avait été noble, elle aurait eu trois bougies. Si elle avait été une simple dame, elle n’en aurait eu qu’une… »‌

En prononçant cette phrase, le gardien qui montre cette relique ne répète pas un simple boniment de musée. Il éprouve visiblement ce respect devant les choses de la hiérarchie, si profond chez l’Allemand, et qui demeure dans la physionomie de Gœthe lui-même, un des traits les plus marqués. Ce même respect, cette fois appliqué d’une manière bien étrange, se retrouve dans les discours du guide, lorsque, arrivé aux appartements du second étage, et après avoir traversé la chambre à coucher, puis la petite galerie de peinture, il désigne une fenêtre d’angle de la bibliothèque :‌

— « C’est ici », s’écrie-t-il, « que le père de Gœthe le regardait, quand il allait, à la brasserie, voir Gretchen, sa première liaison !… »‌

Et tout de suite, comme si les aventures amoureuses se confondaient, pour le brave homme, avec les dignités dont le poète fut revêtu, il va de muraille en muraille, il commente les tableaux et les esquisses où Gœthe est représenté : — ici regardant la miniature de Mme de Stein, — là offrant un gâteau à Frédérique de Sesenheim, — ailleurs prenant congé de Charlotte, — plus loin, en Italie, mêlé à des danses de femmes du peuple. Il faut croire que cette admiration devant les expériences sentimentales du grand écrivain a bien été celle des organisateurs de la maison, car ils ont joint à ces portraits et à ces gravures toutes sortes d’objets ayant appartenu aux amies de Gœthe : une jaquette de Frédérique, des bijoux de Lolotte, des autographes de Lili, — le tout pêle-mêle avec des papiers relatifs aux Lutz, aux Schellhorn, aux Textor, aux Lindheimer, les ancêtres plébéiens du maître de Weimar, et à des documents par centaines sur Herder, Jacobi, Schlosser, — tous les personnages, en un mot, qui figurent dans Vérité et poésie. Il semble que la thèse hardie d’éthique individuelle qui circule d’un bout à l’autre de cet étrange livre ait été admise par ces honnêtes Allemands, et qu’ils considèrent l’inconstance du cœur avouée par le poète comme une condition de son puissant génie. Ou peut-être — car un culte si profondément national transforme la personne qui en est la matière en une espèce de symbole — peut-être cette admiration pour les aventures galantes du fils du conseiller n’est-elle qu’une façon de reconnaître et de célébrer diverses nuances de la sensibilité germanique. L’individu qui fut Gœthe se transforme en une série d’êtres représentatifs. Dans l’amoureux de la brasserie, les dévots du musée ne saluent-ils pas le sentimentalisme à la fois naïf et un peu brutal de l’étudiant allemand ? Dans l’attentif de Frédérique et de Lili, c’est le charme des fiançailles bourgeoises qu’ils respirent. Dans le jeune courtisan aimé de Mme de Stein, ils entrevoient la poésies sacrée pour eux, d’une intrigue de cour, comme ils goûtent, dans les aventures du voyageur d’Italie, cette autre poésie, l’ensorcellement de l’homme du Nord par la volupté du Midi ; la nostalgie de l’éternel Faust pour l’éternelle Hélène.‌

II

Tous ces êtres, et bien d’autres encore Gœthe les fut réellement, avec une sorte d’ingénuité dans la complication. Il fut avant tout et par-dessus tout — et c’est par cela qu’il dépasse l’Allemagne et rentre dans la psychologie européenne de notre âge, — le fils d’un notable bourgeois, — mais un fils émancipé et qui a voulu changer de milieu, aller à la cour et devenir un noble. Voilà ce que la vieille maison rend plus perceptible encore, par tous les aspects de son intimité, en nous faisant comme toucher, comme palper, la densité d’atmosphère locale où ce phénomène de déclassement a commencé. Cette saute de milieux est l’universel fait démocratique qui, depuis cent ans, pris et repris sous vingt formes diverses, circule dans toutes les littératures. Les jeunes gens de Balzac ne sont que cela, des plébéiens en transfert de classe28. C’est le thème du Rouge et Noir de Stendhal, du Ruy Blas de Victor Hugo, comme de la Madame Bovary de Flaubert, du Pères et Enfants de Tourguénieff, comme du Vingtras de Vallès. Ce transfert manifeste le constant divorce que propagent, entre l’éducation et la vie, les progrès des connaissances et la facilité de leur assimilation. Toute créature qui se raffine par la lecture et la pensée risque de ne plus se trouver en complet rapport avec son origine. Alors, ou elle se révolte contre le milieu dont elle souffre, ou bien elle s’efforce d’entrer dans un autre. Telle la plante dont les racines feraient éclater le vase où elle a grandi, et qu’il faut dépoter. L’originalité frappante de Goethe, c’est que la transplantation s’accomplit pour lui dans l’équilibre et dans la santé, au lieu que, chez la plupart des enfants du siècle, ç’a été le principe d’horribles maladies morales. Dans une page éloquente de sa Littérature anglaise, Taine, étonné de cet équilibre où vieillissait Werther guéri, l’expliquait par l’intelligence : « Tâche de te comprendre et de comprendre les choses… » Il ramassait en ces termes l’enseignement de cette noble vie. Taine n’avait raison qu’à demi. Le souverain intellectualisme de Gœthe s’appuyait sur un élément plus inconscient et moins volontaire. Sa destinée aura certes dû une partie de son bonheur à la sagesse de sa réflexion, mais, cette sagesse même, le grand homme l’aura due surtout au fait que sa haute culture a été un moment de la culture de sa race. Il est sorti de ce milieu héréditaire dont la vieille maison est le témoin. Ce n’est pas Gœthe seul qui a changé de classe, c’est toute sa race en lui et avec lui.‌

III

Une famille qui monte lentement, patiemment ; qui, des métiers manuels, s’élève à des travaux moins serviles, puis à une fonction plus haute ; des mœurs nationales qui se prêtent à ce développement et qui assurent à l’héritier génial du forgeron, de l’aubergiste, du tailleur et du légiste, la protection d’un prince intelligent, après avoir assuré aux aïeux la sécurité d’une ville libre, telles furent les conditions où Gœthe a évolué. Le magnifique résultat humain obtenu de la sorte démontre, une fois de plus, cette vérité dont toute l’Angleterre est l’évidente preuve : que la meilleure forme de civilisation, la plus favorable à l’individu comme à la masse, est une aristocratie recrutée. C’est la doctrine politique vraiment conforme à la nature et à ses procédés de développement gradué. Gœthe s’en rendait bien compte, lui qui avait passé tant d’années à étudier les métamorphoses des plantes. C’est pour cela qu’il éprouvait devant la Révolution française ce sentiment qui fut aussi celui de Burke, ce Burke dont le grand esprit gémissait avec tant d’éloquence : « Je hais de voir détruire. Je ne peux supporter l’idée d’aucun vide dans la société, d’aucune ruine sur la face de la terre. » Comme l’admirable orateur anglais, Gœthe reconnaissait dans la prétention de se passer du temps et de reconstruire une société a priori d’après les seuls principes rationnels, une des plus redoutables erreurs où les théories d’une philosophie sans réalisme aient entraîné une nation généreuse. Il lui suffisait de regarder sa propre destinée pour comprendre l’inutilité de cette sanglante aventure. Il avait dans l’immédiat avortement de la méthode révolutionnaire une démonstration de cette erreur, moins évidente encore que l’heureuse histoire de sa famille. Les siens n’avaient-ils pas connu, en fait, tous les bienfaits de cette égalité au nom de laquelle les insensés de la nuit du 4 août ont sacrifié ce qui n’était pas à eux : les privilèges de nos provinces, les droits de nos cités, les héritages des maisons, toutes les sources d’énergies locales demeurées intactes malgré la centralisation déjà excessive de la monarchie ? Mais cette égalité, les parents de Goethe ne l’avaient-ils pas possédée à travers le temps, et sans qu’il en coûtât rien aux droits acquis des autres ? Cette liberté, au nom de laquelle les barbares de 93 massacraient leurs adversaires et se massacraient entre eux férocement, la forte existence provinciale de la ville du poète n’en avait-elle pas assuré l’utile usage à tous ses citoyens ? Enfin, si la cruauté native de l’animal humain peut s’adoucir jusqu’à un peu de fraternité, n’est-ce pas dans un milieu de mœurs anciennes, où il y a eu de la durée, c’est-à-dire une longue usure réciproque des ambitions contradictoires, une pénétration constante des classes les Unes par les autres ? Ces idées, Gœthe avait pu les vérifier par lui-même. Les enthousiastes de 89 ont pu vérifier aussi à quelle extrémité de misère leur méconnaissance conduisit la malheureuse France. Hélas ! cette première expérience ne les avait pas guéris de leur utopie. Aujourd’hui seulement, quelques-uns d’entre nous commencent à comprendre combien avaient raison et le Gœthe de la campagne de France, et le Burke des « Réflexions » et, chez nous, ce profond Rivarol, qui résumait d’une ligne prophétique tout le danger révolutionnaire : « Un grand peuple remué ne peut faire que des exécutions. » Est-il trop tard pour amender de cette erreur, aujourd’hui séculaire, ce qui peut en être amendé ? C’est la question que je me pose en regardant du seuil la vieille maison qui vient de me donner, rien qu’à la parcourir, une si forte leçon de choses, — cette relique vénérable d’une Allemagne d’avant l’irréparable année, cette Allemagne, que nous approchions à travers notre Alsace, et que nous pouvions aimer !…‌

II
Romanciers et poètes

I
Victor Hugo romancier29

I

Il y a toujours un extrême intérêt à voir un artiste qui a excellé dans un genre quitter ce genre pour un autre et appliquer ses facultés à un type d’œuvres pour lequel il ne semblait pas fait. Il est rare que cette tentative soit suivie d’un entier succès, et, pour citer des cas d’ordre très différent et très inégal assurément les ; fresques de Michel-Ange ne valent pas ses marbres, les mémoires scientifiques de Goethe ne valent pas ses poèmes lyriques ; et, tout près de nous, les romans de Victor ne sauraient s’égaler aux Feuilles d’automne et aux Orientales, pas plus que les vers de Sainte-Beuve aux Lundis. Cela dit, il faut reconnaître que dans son effort pour s’adapter à des formes rebelles, le génie demeure toujours le génie. Sa vigoureuse énergie créatrice se manifeste même à travers les inexpériences et les insuffisances. Il dénature tout ensemble et il féconde ce genre dans lequel il a voulu couler sa pensée. Qui a pu regretter, devant les prophètes et les Sibylles de la chapelle Sixtine, que le statuaire de la Nuit se soit essayé à ce paradoxe audacieux d’une sculpture peinte ? Qui n’a admiré, dans les conversations avec Eckermann, les pages où l’auteur de Faust développe ses vues de demi-savant, mais si ingénieuses, sur les métamorphoses des plantes, sur l’unité de plan dans la création ? Plus près de nous, et dans un moins glorieux domaine, quel amoureux de la poésie française n’a goûté le charme singulier de ces élégies analytiques que Sainte-Beuve a appelées les Consolations ? Qui enfin n’a senti en suivant, épisode par épisode, la tragique aventure de Jean Valjean dans les Misérables, qu’il était là en présence d’une création sans analogue, anomale, et, si l’on veut, monstrueuse — au sens que les Latins donnaient à ce mot — par beaucoup d’endroits, mais d’une telle puissance dans la conception et l’exécution qu’il manquerait quelque chose à l’histoire de l’art du roman, si ce livre n’avait pas été composé ?‌

Ce sont quelques-uns des caractères de Victor Hugo romancier que je voudrais fixer ici, en me bornant, pour plus de précision, à ces Misérables qui sont vraiment son récit en prose le plus représentatif. Dans Notre-Dame de Paris, le romancier en lui subissait encore l’influence de Walter Scott, et les récits qui ont suivi, l’Homme qui rit, les Travailleurs de la mer, Quatre-vingt-treize, accentuent les défauts des Misérables, sans en égaler les qualités. — Le premier de ces caractères consiste en ceci que Victor Hugo a, dans le choix des personnages, dans l’établissement du milieu, dans la matière même de son œuvre, accepté cette position qui est celle du roman moderne depuis Balzac et qu’il faut bien, faute d’un terme plus précis, appeler réaliste. Mais il l’a acceptée avec une imagination et une facture épique. Comme les maîtres du réalisme, un Balzac lui-même, un Stendhal, et, hors de France, un Dickens, un Thackeray, un Tourguéniev, c’est un morceau de la vie contemporaine qu’il se propose d’étudier. Son Jean Valjean est un homme du peuple, que le plus vulgaire délit, un vol avec effraction, la nuit, dans une maison habitée, mène au bagne. Plus tard, quand le déchu entreprend de se réhabiliter vis-à-vis de sa conscience, par le travail, c’est parmi les plus vulgaires circonstances que son effort s’exerce. Victor Hugo le fait fabricant de verroteries noires. Plus tard encore, voulant dévouer tout son être à une charité qui rachète ses fautes, c’est l’enfant d’une prostituée que Jean Valjean recueille, et il la ramasse, petite servante à tout faire, dans une auberge de banlieue, coupe-gorge tenu par les Thénardier, un couple de bandits. Cette longue destinée de miséreux s’achève parmi les obscurs complots politiques du règne de Louis-Philippe — complots noués dans des cabarets borgnes par des étudiants, épiés par de bas, agents, et aboutissant au combat des rues, féroce et brutal comme une opération de police publique.‌

Vous retrouvez dans ces données, si vous en dégagez la philosophie esthétique, le parti pris des écrivains de l’école du document, de ceux qui prétendait réduire le roman à un chapitre de l’histoire des mœurs. Mais ces données, volontairement grossières et basses, sont maniées et interprétées par un des plus étonnants génies lyriques qui se soient jamais rencontrés. Voyez-les aussitôt se développer, se transformer, se magnifier jusqu’à devenir l’épopée de la révolte et de la revendication sociale. Ce forçat qui est entré dans le crime par le vol d’un pain dans une boulangerie et qui a continué par celui d’un panier d’argenterie dans une armoire, devient l’image, de plus en plus grandiose, de l’âme plébéienne, ignorante et instinctive, que les sévérités implacables d’une légalité sans entrailles jettent du désespoir au crime et que la piété d’un bienfaiteur attendri relève presque miraculeusement vers la lumière. L’évêque artisan de cette rédemption, Mgr Myriel, n’est plus seulement un excellent prêtre, d’une intelligence indulgente et douce. Il devient, lui aussi un type. C’est un saint digne de prendre place dans la Légende dorée à coté du poverello d’Assive. La prostituée dont le forçat adopte la fille n’est pas, elle non plus, une simple créature dégradée par le vice, et chez qui un sentiment animal de maternité survit d’un sort abominable. Elle apparaît comme la Victime, presque sacrée par l’excès de l’injustice et du malheur, sur qui l’égoïsme de l’Homme a exercé sa pire cruauté. Cette enfant elle-même, sauvée par Jean Valjean, ce n’est plus une enfant, c’est toute l’Enfance. Jeune fille, elle sera toute la Pureté, et, une fois fiancée, tout l’Amour. Tous ces êtres, lancés dans un décor, dans des événements, dans un « parler » de vie quotidienne, s’amplifient jusqu’au symbole par une fantasmagorie de vision psychologique d’autant plus saisissante que la vision physique reste précise et nette comme une eau-forte. Telle description de Paris, celle par exemple du quartier que Jean Valjean traverse la nuit pour échapper à la poursuite de Javert, entre le boulevard de l’Hôpital et le cul-de-sac Genrot, cette description, dis-je, pourrait prendre place dans un guide, tant chaque détour de rue y est indiqué, presque chaque aspect de maison, et l’individualité des héros qu’encadrent ces carrefours, évoqués presque photographiquement, n’est pas dessinée autrement que celle des guerriers légendaires de l’Iliade ou des Sept chefs devant Thèbes !‌

II

L’effet immédiat d’un pareil contraste est un déconcertement qui produit chez le lecteur, suivant ses habitudes particulières d’esprit, un enthousiasme excessif ou une révolte non moins excessive, mais qui ne permet guère l’indifférence. Pour des intelligences formées aux rigoureuses méthodes positives et qui estiment d’abord et surtout la justesse de la notation, des romans ainsi conçus sont d’autant plus inacceptables que l’exactitude du décor souligne, pour ainsi dire, l’inexactude de l’analyse morale. J’ai vu M. Taine presque indigné, à propos de cet art, de ce qu’il considérait comme une improbité intellectuelle. « Ce n’est pas vrai », disait-il, « et l’auteur sait que ce n’est pas vrai. » Pour d’autres personnes, au contraire, que fatigue l’abus de l’observation minutieuse et trop souvent insignifiante, cette délinéation sommaire, mais épique, est un enchantement. Si tout est démesuré dans un roman tel que le conçoit Victor Hugo, rien n’y est médiocre. Certes, les simplifications forcées des caractères risquent d’aboutir à d’étranges erreurs d’optique morale. Il existe peu de scènes, dans toutes les littératures, plus absolument fausses, pour n’en citer qu’une, que celle du chapitre X, dans le premier livre. Le poète révolutionnaire l’a appelée : « L’évêque en présence d’une lumière inconnue. » C’est celle où il fait s’agenouiller Mgr Myriel pour demander la bénédiction d’un conventionnel mourant. Il n’est même pas besoin d’avoir sur l’imbécillité béate ou sanguinaire de 89 et de 92 l’opinion aujourd’hui établie chez tous ceux qui ont étudié scientifiquement ces deux périodes, pour comprendre l’absurdité d’un pareil renversement des rôles. Il suffit d’admettre que toute mentalité a ses lois nécessaires, et qu’un honnête homme comme Mgr Myriel, du moment qu’il demeure évêque, croit à l’Eglise. Non seulement cette foi n’est pas conciliable avec l’étonnement admiratif que le romancier lui prête devant les niaiseries du conventionnel, mais elle ne lui permettrait pas d’humilier devant un homme, si grand fût-il, une majesté qui, reçue par un sacrement, n’est ni humaine ni personnelle. N’importe. Cette hypothèse d’une solennelle rencontre entre deux principes incarnés, l’un dans un juste, l’autre dans un mourant, pour déraisonnable qu’elle puisse paraître, a cependant une grandeur, du moins d’intention. L’écrivain s’est mépris sur la valeur comparative des doctrines que l’évêque et le révolutionnaire représentent, mais il a vu l’importance du rôle que joue la doctrine dans les heures sérieuses de la vie. Il a affirmé, ce que les romanciers de mœurs semblent trop souvent oublier, que l’homme n’est pas mené uniquement par des intérêts et des sensations, et que la foi aux idées est un facteur essentiel de la volonté. Il eût certes été plus grand s’il eût été capable de cette vérité dans la perspective qui met à leur place les divers systèmes et qui ne confond pas une religion explicative de toute l’âme humaine, comme le catholicisme, avec un morceau de phraséologie électorale aussi médiocre que la Déclaration des droits. Mais il est grand encore, par cette conviction, si profonde en lui, que les drames les plus émouvants de la vie sont des drames de conscience.‌

III

Un artiste littéraire est toujours récompensé de sa bonne foi, même lorsqu’il se trompe. C’est ainsi qu’avec ces simplifications inacceptables, ces partialités violentes, et, il faut avoir le courage de le dire, ces surprenantes ignorances, l’auteur des Misérables a pourtant réussi, parce qu’il était sincère dans sa conception du roman, à composer un livre qui restera, d’abord comme le monument de la plus étonnante vigueur d’imagination, — rappelez-vous le Champ de bataille de Waterloo, le Couvent des Vierges, l’auberge Thénardier, tant de merveilles, — et, résultat bien inattendu, il restera aussi comme une œuvre infiniment significative, et, au demeurant, documentaire au même degré que la Madame Bovary de Gustave Flaubert ou l’Assommoir d’Emile Zola, les deux romans peut-être où l’esthétique réaliste a trouvé, chez nous, sa formule la plus accomplie. Il est aisé de montrer par quel détour le conteur épique du martyre de Jean Valjean s’est trouvé devenir un témoin quand il croyait être un apôtre. C’est précisément que cet effort pour simplifier à l’extrême les caractères de ses personnages l’a conduit à les absorber tout entiers dans quelques idées très générales ; et comme il était, d’autre part, et par définition, un poète lyrique, c’est-à-dire un instrument d’expression, il a tout naturellement recueilli ces idées parmi celles qui flottaient dans l’air de son époque. Très jeune, Hugo avait lui-même résumé dans des vers célèbres toutes les puissances et aussi toutes les limitations de son génie quand il s’était appelé une âme‌,

Mise au centre de tout, comme un écho sonore.‌

Il était cet écho à vingt ans, lorsqu’il composait les Odes et Ballades. Il laissait simplement passer dans ses strophes l’acclamation de la France épuisée de guerres et de convulsions, et saluant dans ses princes héréditaires sa tradition renouée, pour si peu de temps, hélas ! Il était cet écho, quand, ensuite, il célébrait Napoléon, à l’époque du renouveau de ferveur bonapartiste qui suivit 1830. Il l’était enfin quand, décidément rallié à la cause de la démocratie, il écrivait sur sa table d’exil les pages républicaines des Misérables. Il s’est élaboré vers le milieu du dix-neuvième siècle, en France, une conception mystique et presque religieuse de la Révolution qu’il faut comprendre pour bien se rendre compte de tout ce qui s’est passé et se passe de peu raisonnable en politique, dans ce pays, depuis ces cinquante dernières années. Nulle part cette conception n’a été traduite avec un relief plus saisissant que dans ce roman. Les discours tenus par les jeunes gens qui dressent la barricade, dans la partie intitulée l’ldylle rue Plumet et l’Epopée rue Saint-Denis, expliquent l’état d’âme des insurgés de Juin et de la Commune, mieux que ne feraient des volumes d’analyse. L’espèce de sentimentalisme jacobin qui circule d’un bout à l’autre de l’ouvrage est encore aujourd’hui celui dont s’exaltent les portions profondes du socialisme français. L’enfantin et vague Idéal de justice anarchiste, d’après lequel sont modelés l’évêque Myriel, Jean Valjean, Fantine, Marius, Enjolras, vous le retrouverez dans des discours de réunions publiques, dans des articles de journaux, sur des affiches qui portent le millésime de 1901, mais qui réellement manifestent une disposition mentale établie aux environs des années où Hugo conçut les Misérables. L’expérience et la réflexion paraissent bien démontrer que cet Idéal est aussi dangereux qu’il est faux. Fût-il plus dangereux encore et plus faux, il existe, il est indispensable à connaître pour apprécier la position exacte des partis en France. Nulle part vous ne l’apercevez plus nettement que dans cette œuvre d’un poète qui a, sans s’en douter, et quand il croyait rivaliser Homère, apporté une contribution capitale à la psychologie de son époque. C’est le cas de rappeler la vieille comparaison qui assimile l’œuvre des écrivains à une tapisserie faite par derrière. Ils y travaillent sans en voir le dessin. Certes Victor Hugo eût été bien surpris, quand, à Hauteville House, il corrigeait de sa puissante écriture les épreuves des Misérables, si on lui avait dit que le meilleur de son travail consisterait à intéresser quelques dilettantes épris de questions d’art et à munir de quelques notes essentielles un historien philosophe du genre de M. Taine ou de M. Lecky. Et pourtant n’en est-il pas ainsi ?‌

II
George Sand
et Alfred de Musset30

I

Plusieurs articles publiés coup sur coup dans d’importantes revues, chacun avec sa glanée de documents inédits, ont rappelé l’attention publique sur l’épisode de l’histoire littéraire du siècle qui a déjà fait couler le plus d’encre. Je veux parler du drame d’amour qui mit aux prises, voici soixante ans passé, deux des beaux génies de notre âge : Alfred de Musset et George Sand. Même après la Confession et les Lettres d’un voyageur, après les trois romans fameux : Elle et Lui, Lui et Elle, Lui ; après les deux biographies de Paul de Musset et de Mme Arvède Barine, la première si touchante de piété fraternelle, la seconde si aiguë d’analyse et si pénétrante, le procès entre les deux illustres amants n’est pas jugé en dernier ressort. Le poète a-t-il mérité la condamnation, si nette dans son indulgence attendrie, par laquelle la grande romancière a terminé son récit à elle : « Sois tranquille, va. Dieu te pardonnera de n’avoir pu aimer… » ? Celle-ci, au contraire, ne demeure-t-elle pas justement flétrie par l’apostrophe que nous savions tous par cœur dès le collège :‌

Honte à toi qui, la première,‌
M’as appris la trahison ?…‌

De quel côté fut le tort suprême, j’allais dire le crime, dans cette idylle si tôt tournée en duel ? Dans Cosmopolis, M. Spoelberch de Lovenjoul prend fortement parti pour George Sand, qu’il appelle cet « honnête homme », et on est tenté de lui donner raison quand on a lu et feuilleté son dossier. Mais voici que M. le docteur Cabanès, dans la Revue hebdomadaire, et M. Maurice Clouard dans la Revue de Paris, apportent aussi leurs textes. Alfred de Musset y apparaît de nouveau, tel qu’il s’est présenté dans les Nuits, comme la victime d’une des plus abominables trahisons de femme qui se puissent concevoir. Tous s’accordent à réclamer, pour que justice soit rendue enfin, la publication des lettres échangées entre les deux amants, qui étaient en dernier lieu entre les mains d’Alexandre Dumas fils…31. Mais seront-elles vraiment les justicières dont on n’appelle pas, ces feuilles où ces deux passions se sont donné libre carrière ? Il est permis d’en douter. D’abord ces lettres ne seront pas complètes, ayant été triées par une main trop intéressée. Et fussent-elles complètes, pourront-elles être considérées comme tout à fait sincères, émanant d’écrivains aussi uniquement, aussi complètement écrivains ? La force de l’éloquence et, pour tout dire, de la rhétorique, n’y déformera-t-elle pas la réalité des événements au point de rendre très difficile le départ de l’imaginaire et du réel ? Il est bien probable que oui, et qu’après comme avant, l’histoire exacte de cette étrange liaison continuera d’être matière à des hypothèses partiales. J’en voudrais hasarder une aujourd’hui, tirée justement de ce fait, trop négligé par les biographes et pourtant essentiel, que ces deux amants furent avant tout et par-dessus tout des artistes, et que leur roman d’amour fut en même temps une intimité entre deux hommes de lettres. Cette singularité n’a pas échappé à la sagace Mme Barine. « Nous aurons maintenant » dit-elle, « et jusqu’à la fin de la tragédie, comme une légère odeur d’encre d’imprimerie. Il faut en prendre son parti. C’est la rançon des amours des gens de lettres, qu’on doit acquitter même avec Musset, qui était aussi peu auteur que possible. » Et elle passe, troublée, me semble-t-il, dans sa vision de portraitiste morale, par la crainte de rabaisser un poète et un romancier qu’elle admire, en reconnaissant qu’au plus fort de leurs frénésies amoureuses ils sont demeurés des littérateurs, et que tout leur roman fut, avant tout, un cas de sensibilité professionnelle.‌

II

Essayons de traduire cette formule par des images précises, et de nous figurer les deux héros de cette tragédie réelle dans leur façon habituelle d’agir et de sentir, à cette époque de leur vie. Nous noterons d’abord qu’ils se sont connus par leurs œuvres avant de se rencontrer réellement, et que cette passion a commencé de part et d’autre par une curiosité d’esprit. Nous remarquerons ensuite qu’à travers les pires orages de leur liaison ils n’ont guère cessé d’écrire. Lorenzaccio fut conçu à Florence et exécuté à Venise, au cours même du funeste voyage. On ne badine pas avec l’amour, date du retour entre la première et la seconde crise de la liaison. Les Lettres d’un voyageur sont du même moment ; Nous devons donc admettre que l’artiste littéraire n’a, pas une minute, ni chez l’un ni chez l’autre, été paralysé par l’amour. Cela tient à ce que chez l’un et chez l’autre l’art littéraire était, non pas une besogne extérieure, mais l’essence même de la pensée et de l’être intime. Quand Mme Arvède Barine dit de Musset qu’il était aussi peu auteur que possible, elle a raison, si elle entend par là que Musset n’avait pas quelques-uns des défauts de vanité si plaisamment soulignés par Molière dans son Trissotin, par Balzac dans son Canalis. Mais il est permis de dire que ce même Musset fut, au plus noble sens du mot, aussi auteur que possible, puisqu’il ne paraît pas avoir éprouvé une émotion qui ne se soit naturellement transcrite en vers ou en prose. Quant à George Sand, les cent volumes de ses œuvres complètes, où toute l’évolution de son esprit s’est empreinte, attestent qu’elle a pratiqué à la lettre la vieille devise du Nulla dies sine linea. Ni chez elle ni chez Musset par conséquent, il n’est loisible de séparer l’être vivant de l’être écrivant, et pour se rendre compte de ce qui fut le fond dernier du drame sentimental entre lui et elle, c’est le rapport entre ces deux tempéraments intellectuels qu’il faut essayer de définir. Il s’y trouvera un tel principe de divorce initial qu’il paraît inutile de chercher ailleurs le motif de leur misère réciproque et de leur incapacité à se rendre heureux l’un par l’autre.‌

George Sand était dès lors, malgré les audaces où elle semblait s’abandonner, un de ces esprits de la race de Goethe, pour qui l’œuvre d’art est un moyen de guérison. Indiana, Valentine, Lélia, ses grands livres tourmentés de ces années-là, lui représentaient, comme Werther et Faust pour le poète allemand, des étapes vers l’équilibre moral où les admirables lettres à Flaubert nous la montrent arrivée, trente ans plus tard. Elle se préparait à durer, en essayant de se comprendre. L’abondance des théories dont foisonnent ces premiers romans atteste le besoin, chez elle, d’amener ses sentiments à l’état d’idées. C’est l’éthique même de ces sortes d’intelligences : substituer sans cesse la contemplation à la possession, se dépersonnaliser, si l’on peut dire. « L’existence où l’on ne sent plus son moi est si douce !… » devait-elle dire dans ses vieux jours. De très bonne heure, ces génies-là, même dans leur période de révolte, ont des besoins d’ordre et d’acceptation. Ils reconnaissent, très jeunes, le bienfait de la tâche subie docilement. S’étant adonnée à écrire des romans, George Sand avait aussitôt pris l’habitude de signer des traités et de les exécuter à la manière des grands ouvriers de peinture de la Renaissance, qui décoraient des palais entiers à date fixe, sans discuter ni le choix de sujet, ni la forme ou la dimension des plafonds et des murs. Elle composait chaque jour, noircissant son papier de sa grande écriture lucide. Avec cela elle avait, des génies à la Gœthe, cette espèce d’immoralité créatrice qui semble une obéissance à des lois plus hautes que les lois ainsi violées. Ame féminine malgré son énergie, et qui avait besoin, pour être fécondée, des influences mâles, elle a toujours cherché un renouvellement de son inspiration dans des expériences dont on peut suivre la trace à travers ses ouvrages, et elle semble, dès ses débuts, avoir par instinct considéré cette façon de vivre comme un des droits de sa pensée, presque comme une méthode. « C’était un être qui semblait avoir été créé au souffle du panthéisme de Spinoza. » Ce mot que l’auteur de Lui prête à Musset a certainement été prononcé. Tous ceux qui ont approché George Sand ont répété la même impression sous une autre forme, et tous ceux au contraire qui ont connu Musset ont, sous une autre forme, répété l’admirable formule qu’elle a donnée de lui et qui explique assez comment elle devait par sa seule présence, irriter un tel homme jusqu’à la frénésie. « Il était », dit-elle, « de ces êtres qui, avec toutes les sublimités de l’idée et tous les élans du cœur, ne peuvent arriver à l’apogée de leurs facultés sans tomber dans une sorte d’épilepsie intellectuelle. »‌

Le poète de Rolla offrait, en effet, un exemplaire accompli de cette autre classe de génies que Byron avait déjà symbolisée en regard de Gœthe, et pour qui l’œuvre d’art est non pas une guérison, mais un avivement, un envenimement de la plaie intérieure. Ces écrivains-là veulent avant tout sentir. La littérature ne leur est qu’un moyen d’exaspérer leur névrose, d’exalter leur frénésie intérieure, de se faire souffrir enfin, avec un volontaire acharnement où ils se plaisent à reconnaître une grandeur de martyre. Ils ont, pour la santé, pour l’équilibre, une invincible horreur qui vient peut-être de ce qu’en effet cet équilibre serait pour eux une diminution, une déchéance. Excessifs, aussi naturellement que les autres sont réfléchis, toute règle leur est insupportable, toute acceptation odieuse, toute soumission impossible. Il leur faut, pour produire leurs œuvres, cette atmosphère de ravissement et de torture dans laquelle l’âme est tendue jusqu’à l’extrémité de sa force, et portée au bord de la folie. Les génies de cette sorte ne se soucient pas de durer, car durer c’est vieillir, et pour eux la jeunesse est la période sacrée des exaltations créatrices et des fièvres puissantes, que rien ne saurait remplacer. Byron, le chef du chœur, a exprimé leur conviction à tous quand il a dit qu’on pouvait se consoler de tout au monde, du moment qu’on s’était consolé de ne plus avoir vingt-cinq ans ; et Musset n’a-t-il pas ébauché un roman, le Poète déchu, dont le fond était la même idée, que survivre à sa jeunesse, c’est survivre à son inspiration, et que l’art conçu en dehors de cette jeunesse et de ses ardeurs spontanées devient la plus vile des servitudes ? Ecoutez-le développer à George Sand elle-même sa façon de comprendre la création littéraire : « Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail… L’invention me trouble et me fait trembler ; l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battements de cœur. C’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin… Mon talent, instrument de ma gloire, est l’instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas, travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non pas la mort de mon corps et de mon esprit, mais l’usure et l’apaisement de mes nerfs trop tendus… »‌

III

Les voyez-vous maintenant, cette sœur cadette de Gœthe et ce petit-cousin de lord Byron, enfermés en tête à tête dans l’exil de la morte Venise, et avez-vous beaucoup de peine à vous imaginer comment ils ont dû en quelques semaines s’exaspérer l’un l’autre par chacune de leurs phrases, chacune de leurs pensées, chacun de leurs gestes ? La nuit est belle sur la lagune, le poète veut sortir ; le romancier a ses feuilles blanches à noircir d’encre et demande à rester. Fatigué par la monotonie d’un intérieur transformé en laboratoire de copie, le poète se laisse aller aux tentations du divertissement. Il va souper, jouer, boire, se procurer dans des compagnies de hasard cette excitation dont il a besoin pour composer. Il rentre se mettre à son tour devant sa table et la fureur haletante de son travail paraît une démence à sa compagne, comme le puissant et paisible labeur de cette compagne lui paraît un embourgeoisement odieux de la muse. L’hostilité intellectuelle se prolonge dans leurs causeries sur leur art, sur l’Idéal à poursuivre, sur les tableaux vus dans la journée, sur le livre reçu de Paris la veille, et comme tous deux ont à leur service un don merveilleux d’analyste, chacun prononce dans ces discussions de ces paroles qui touchent au plus vif l’amour-propre de l’autre.‌

Le poète cependant est amoureux, il l’est avec cette ardente soif de souffrir pour sentir davantage, qui est l’infirmité de ceux de sa race. Sa maîtresse est seule avec lui à l’étranger, il ne peut encore être jaloux du présent, il s’ingénie à exaspérer en lui cette insensée jalousie du passé dont il donnera plus tard dans la Confession une si frémissante peinture. La gratuité et l’iniquité de cette torturante enquête rétrospective accablent, jusqu’à la nausée, cette femme audacieuse qui étouffe dans cet air empoisonné de soupçons. Elle finit par ne plus voir dans son compagnon qu’un enfant malade, et quand le hasard la met en présence d’un autre homme, d’âme simple mais saine, la réaction la jette à cette extraordinaire aventure, à ce caprice pour le médecin Pagello, qui tient de la comédie et du drame. Alfred de Musset lui-même a vu tour à tour les choses sous ces deux aspects puisque, de la plume qui avait tracé les vers vengeurs de la Nuit d’octobre, il a écrit la délicieuse fantaisie du Merle blanc.‌

IV

Ainsi le duel de deux talents littéraires, de type adverse, incarnés dans une femme et dans un homme également beaux, glorieux et jeunes, voilà ce qui s’entrevoit, à y regarder sans parti pris, dans cette énigmatique liaison où chacun des amants n’eut d’autre tort que d’être lui-même. Quand on adopte cette hypothèse, on s’explique ce qui demeure sans cela inexplicable : les deux solutions contradictoires sur lesquelles se sont clos le premier, puis le second acte de ce drame. Il y eut d’abord à ces étranges amours un dénouement ou vous reconnaissez le thème de Jacques et qui vous prouve la victoire momentanée du génie de George Sand sur celui d’Alfred de Musset : ce dernier acceptant l’infidélité de sa maîtresse, mettant la main de celle-ci dans la main du médecin, son successeur, et leur demandant à tous deux leur amitié ! Quelques mois se passent. Musset, revenu à Paris, a secoué l’hypnotisme par lequel il avait été dompte. Son génie va s’emparer à son tour du génie de George Sand et au dénouement à la Jacques substituer un dénouement à la Rolla, ou pour parler plus simplement, à la Musset : une reprise furieuse d’amour, avec cet irréparable de la trahison entre les deux amants, des délires d’outrages alternant avec des délires de sensualité, de quoi remuer les pires âcretés, les plus douloureuses amertumes du cœur, et aussi de quoi amener toute l’âme à l’extrême limite de ses facultés de sentir. Une fois arrivés là, les deux grands artistes n’avaient plus qu’à mourir ensemble, ou à se quitter. Ils s’étaient fait l’un à l’autre tout le mal que peuvent se faire deux créatures morales d’essence différente, qui ne sauraient se rencontrer sans se combattre. Leurs génies, en eux et à leur insu, avaient obéi à cette universelle loi de la lutte pour la vie qui gouverne le monde spirituel comme elle gouverne le monde animal, et qui a rarement manifesté avec plus de meurtrière évidence que dans ce duel d’amour son implacable férocité.‌

III
Sainte-Beuve poète32

Les vers de Sainte-Beuve n’ont pas obtenu, de son vivant, un très grand succès. Il ne semble pas que les générations nouvelles aient réparé sur ce point, comme il arrive, l’injustice de leurs aînées. Car ce fut une injustice et contre laquelle l’écrivain n’a jamais cessé de protester. « Je n’ai pas quitté la poésie », disait-il, « sans y avoir laissé tout mon aiguillon ! » Cet orgueil était légitime, et à défaut du large public, les connaisseurs l’avaient dès longtemps reconnu. Je voudrais, dans ce livre consacré à cette glorieuse mémoire, montrer qu’en effet la place occupée par le poète de Joseph Delorme, des Consolations et des Pensées d’août dans le mouvement lyrique du dix-neuvième siècle est très importante et par l’œuvre elle-même et par la voie ouverte où d’autres talents se sont engagés à la suite de l’initiateur. J’essayerai de dire ses traits essentiels, l’originalité de cette tentative, les points où Sainte-Beuve a réussi, ceux où il a échoué, et quels noms me semblent devoir se rattacher au sien dans la lignée des artistes issus de l’école de 1830.‌

I

A lire les trois recueils dont j’ai cité les titres une évidence s’impose : entre Joseph Delorme et les Pensées d’août, c’est-à-dire de 1829 à 1837, un extraordinaire dessèchement, de sensibilité s’est produit chez le poète. La cadence des vers qui n’avait jamais été bien sonore s’est brisée, l’image, qui n’avait jamais été très éclatante, a presque entièrement disparu, le souffle s’est comme anémié. La prose se reconnaît partout sous le rythme sans élan, — une prose minutieuse et analytique, exacte et nuancée. Le critique des Portraits est déjà né. Celui des Lundis va naître. Qu’il était loin encore dans ces pièces de début, la Causerie au bal, le Soir de ma jeunesse, le Calme, le Rendez-vous, Ma muse, la Veillée, Rose, A Alfred de Musset ! J’allais oublier ce pastel sans nom, qui porte pour épigraphe les mots de la Vita nuova ; Tacendo il nome di, questa gentilissima et qui commence :‌

Toujours je la connus pensive et sérieuse.‌

Quel coloris vigoureux dans tel ou tel de ces poèmes ! Ainsi lorsque Joseph compare sa destinée à un navire que le vent et les lames refusent d’emporter :‌

… Debout, croisant les bras, le pilote à la proue ‌
Contemple cette eau verte où pas un flot ne joue ‌
Et que rasent parfois de leur vol lourd et lent ‌
Le cormoran plaintif et le gris goéland.‌

Et le tableau s’achève sur cette touche digne de Turner :‌

La quille où s’épaissit une verdâtre écume ‌
Et la pointe du mât qui se perd dans la brume.‌

Quelle ardeur souffrante dans ce morceau où il se décrit, veillant au chevet d’un mort, sur la requête des parents :‌

Seul, je m’y suis assis à neuf heures du soir. ‌
A la tête du lit, une croix en bois noir, ‌
Avec un christ en os, pose entre deux chandelles
Sur une chaise. Auprès, le buis cher aux fidèles ‌
Trempe dans une assiette, et je vois sous les draps
Le mort en long, pieds joints et croisant les deux bras !‌

C’est le même instant où un fils vient de naître à son plus cher ami :    •‌

… Le Ciel vous l’a donné ‌
Beau, frais, souriant d’aise à cette vie amère.‌

Ce n’est plus Turner qu’évoque le violent contraste entre la chair rose de l’heureux enfant et la lugubre silhouette du mort. C’est quelque peintre espagnol d’un dur et âpre réalisme, un Zurbaran, un Valdès Leal. Et tout de suite quelle grâce Virgilienne dans ce symbole de l’homme qui ne veut pas vieillir !‌

Les bras toujours croisés, debout, penchant la tête, ‌
Convive sans parole on assiste à la fête. ‌
On est comme un pasteur frappé d’enchantement, ‌
Immobile à jamais près d’un fleuve écumant, ‌
Qui, jour et nuit, le front incliné sur la rive, ‌
Tirant un même son de sa flûte plaintive, ‌
Semble un roseau de plus au milieu des roseaux
Et qui passe sa vie à voir passer les eaux…‌

Les Consolations seraient toutes à citer, depuis le poème qui les ouvre, cette lettre à Mme Victor Hugo, où il la montre‌

Plus fraîche que la vigne au bord d’un antre frais, ‌
Douce comme un parfum et comme une harmonie,
Fleur qui devait fleurir sous les pas du génie…‌

jusqu’à cette éloquente élégie d’art, si l’on peut dire, dédiée au peintre Boulanger, dans laquelle il se décrit, lui et son ami, errant à travers les vieilles sculptures de Dijon :‌

… Entrait-on par une étroite allée,‌
Alors apparaissait la beauté ciselée, ‌
Une façade au fond, travaillée en bijou, ‌
Merveille à faire mettre en terre le genou, ‌
Fleur de la Renaissance !…‌
Et le décor se précise. Ce sont, sur une muraille jaunie,‌
… Quatre enfants‌
Deux à deux, face à face, ailés et triomphants, ‌
Un écusson en main ; et, plus bas, des mêlées ‌
De cavaliers sortant des pierres ciselées. ‌

et, brusque antithèse, on aperçoit, brossée avec un relief magistral, une toile d’artiste hollandais :‌

… Cette cour peu hantée,‌
Cette vieille maison pauvrement habitée, ‌
Une vieille à travers la vitre sans rideau, ‌
Une autre au puits venue et puisant un seau d’eau.‌

On multiplierait les preuves que le poète mort jeune, dont Musset parlait à Sainte-Beuve dans un billet célèbre, a été chez celui-ci, non seulement un poète très vivant, mais, osons le proclamer, un grand poète. Qu’il ne dût être que le poète d’une saison, la beauté même, si particulière et si morbide au fond, de ces premiers vers, l’annonçait dès lors avec évidence, et l’avenir n’a pas démenti le pronostic.‌

II

Quand on cherche à définir la personnalité qui se manifeste dans Joseph Delorme et dans les Consolations, on rencontre en effet des éléments si contradictoires qu’ils ne pouvaient pas coexister longtemps. Le jeune homme de vingt-cinq ans qui griffonne ces vers au sortir d’un bal, après une rencontre avec une fille sous les arbres du Luxembourg, au retour d’une promenade sur la berge solitaire de la Seine :‌

Et tout cela, revient en mon âme mobile, ‌
Ce jour que je passais, le long du quai, dans l’île,‌

ce jeune homme inquiet et timide, incertain jusqu’à la fièvre dans ses hésitations et avide jusqu’à la brutalité dans son désir, est d’abord un sensuel et que la hantise de la volupté dévore. Les premières expériences du plaisir ont laissé des traces partout dans ces poèmes. Lisez le fragment qui commence :‌

Séduite à mes serments, si la vierge innocente…‌

et cet autre :‌

Les flambeaux pâlissaient, le bal allait finir,‌

avec cette brûlante évocation de la danse après minuit :‌

Oh ! quel délice alors ! Plus d’un pâle bouquet ‌
Glisse d’un sein de vierge et jonche le parquet, ‌
Une molle sueur embrase chaque joue…

Lisez les vers où est raconté le retour avec la légère et vénale Rose :‌

Et dès qu’à l’entresol sont tirés les verrous…‌

Lisez surtout, de-ci de-là, ces aveux jetés en passant, et qui traduisent les rancœurs des premiers égarements dans une âme voisine des fraîcheurs naïves de l’adolescence :‌

Pour dévorer mes jours et les tarir plus vite, ‌
J’ai rabaissé mon âme aux faciles plaisirs…‌

Et ailleurs :‌

J’ai mordu dans la cendre et dans la pourriture, ‌
Comme un enfant glouton, pour m’assoupir après… ‌

Et plus loin :‌

Et nous, nous qui sortons de nos plaisirs infâmes,‌
Un fou rire à la bouche et la mort dans nos âmes.‌

Ce ne sont point là de ces fanfaronnades de vice auxquelles les artistes de 1830 se sont tant complus. L’accent du réel est partout empreint dans ces vers, que les pages de Volupté, consacrées aux vagabondages nocturnes d’Amaury, ont commentés depuis avec une sincérité si crue, celle du repentir. Et déjà, c’est avec la honte d’un pénitent agenouillé au confessionnal que Joseph Delorme déplore‌

… Ses longs jours passés avec vitesse,‌
Turbulents, sans bonheur, perdus pour le devoir.

Il ajoute :‌

Et je pense, ô mon Dieu, qu’il sera bientôt soir !‌

C’est que le sensuel, chez ce Werther-carabin, — comme l’avait appelé très finement Guizot — s’accompagne d’un mystique. Les chutes dans les abîmes obscurs et troubles du plaisir alternent en lui avec des élans vers les délices du monde spirituel. La nostalgie de la vie intérieure soulève sans cesse ce passionné jeune homme devant toutes les images de pureté qui s’offrent à lui. Tantôt, c’est une destinée de femme, la plus humble, la plus dépourvue d’émotions fortes qui suscite son désir de se ranger, lui aussi, à une règle fixe, de connaître enfin la plénitude du cœur dans le renoncement et la méditation :‌

… Ainsi passent ses jours depuis le premier âge ‌
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage ‌
D’un cours lent, uniforme et pourtant solennel, ‌
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.‌

Tantôt, c’est la rencontre avec quelque chef-d’œuvre du génie chrétien qui exalte sa ferveur. Il traduit — et de quelle traduction égale en beauté au texte lui-même ! — le sonnet célèbre de Michel-Ange : Giunto è già’l corso della vita mia…

Ma barque est tout à l’heure aux bornes de la vie. ‌
Le ciel devient plus sombre et le flot plus dormant.
Je touche aux bords où vont chercher leur jugement ‌
Celui qui marche droit et celui qui dévie…‌

Il va pressant ces vers pour en extraire tout leur enseignement, tendant son être pour s’assimiler l’âme entière du grand mort dont ce fut le profond soupir, et il envie cet artiste mortifié‌

Qui se rend témoignage, à la porte du ciel, ‌
Que sur chaque degré sa main mit un autel.‌

Il s’applique à traduire aussi Dante et ses visions les plus idéales :‌

Et mon cœur me disait, comme un enfant qui pleure : ‌
Il faut que Béatrix, un jour ou l’autre, meure.‌

Revenant sur sa propre faiblesse, et comparant sa tiédeur à cette ardeur : Hélas ! s’écrie-t-il :‌

Hélas ! c’est que j’étais déjà ce que je suis ; ‌
Être faible, inconstant, qui veux et qui ne puis, ‌
Comprenant par accès la Beauté sans modèle, ‌
Mais tiède, et la servant d’une âme peu fidèle…‌

Il lit Wordsworth et le décor puritain de la campagne britannique le tente d’une fervente envie :‌

Que de fois, près d’Oxford, dans ce vallon charmant ‌
Où l’on voit fuir sans fin les collines boisées, ‌
Des bruyères couper des plaines arrosées, ‌
La rivière qui passe et le vivier dormant,‌
Pauvre étranger d’hier venu pour un moment, ‌
J’ai reconnu parmi les maisons ardoisées, ‌
Le riant presbytère et ses vastes croisées…‌
Et j’ai dit en mon cœur : Vivre là seulement !…‌

Il lui semble que s’il pouvait se retirer, s’emprisonner dans un cercle d’habitudes précises, isoler son âme dans un cadre de choses toutes recueillies, tout intimes, il retrouverait en lui l’âme délicate et tendre du poète lakiste, et dans ce Paris, où il est contraint de vivre, ce sont les coins les plus abandonnés qu’il affectionne, les quartiers presque provinciaux, les paysages de banlieue :‌

Les dimanches d’été, le soir, vers les six heures, ‌
Quand le peuple empressé déserte ses demeures,‌
Et va s’ébattre aux champs, ‌
Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre…‌

C’est la campagne du bord de Paris :‌

Oh ! que la pleine est triste autour du boulevard ! ‌
………………………………
Et je m’en vais m’asseoir là-bas où sont les ifs.‌

Il comprend si bien que la condition la plus propice à la culture de la vie intérieure est la cellule, qu’il écrit cet hymne à la fixité, à cette vertu de la permanence — permansitas — l’attachement aux endroits et au sol :‌

Naître, vivre et mourir dans la même maison,‌
N’avoir jamais changé de toit ni d’horizon !…‌

Souhait impuissant du plus curieux, du plus agile des esprits, du plus incapable de s’emprisonner dans un cycle défini de mœurs et de gens ! Car cet amour de la fixité, conçue comme le principe assuré de l’énergie intérieure, comme la plus sûre discipline de vie spirituelle contraste par trop avec une autre disposition du poète, plus encore que sa sensualité ne contrastait avec sa mysticité : je veux parler de l’intellectualisme déjà effréné qui le consume. Il faut lire dans les notes en prose, soi-disant extraites des cahiers du mort, qui terminent Joseph Delorme, le morceau numéroté XVII sur l’esprit critique : « L’esprit critique est, de sa nature, facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres… » Le voilà déjà tout tracé, le programme de métamorphose systématique, de sympathie dispersée, d’inlassable renouvellement par l’intelligence que Sainte-Beuve devait résumer plus tard dans cette formule : « une botanique morale ». Dès 1844, à peine âgé de quarante ans, il devait dire : « Quoi que je fasse ou ne fasse pas… je ne cesse de travailler à une seule et même chose, de lire un seul et même livre, livre infini, perpétuel du monde et de la vie… Plus la bigarrure est grande et l’interruption fréquente, plus aussi j’avance dans ce livre… Le profit, c’est de l’avoir lu ouvert à toutes sortes de milieux différents… » Cet éparpillement de l’imagination à travers la variété infinie des modes de penser et de sentir, une pièce de Joseph Delorme, intitulée Mes livres, en racontait les délices mais avec une pointe d’ironie. Sainte-Beuve s’y représentait au bal, dans ce salon du quai Sully, sans doute, où Nodier donnait à danser, car c’est l’auteur, de Sbogar qui figure dans ce croquis. Nodier a découvert un volume rare. Il appelle le poète :‌

J’y cours, adieu, vierges au cou de cygne,‌
Et, tout le soir, je lorgne un maroquin.

Ce n’est qu’une boutade, mais pourtant significative et à laquelle les autres notes de cette fin de Joseph Delorme donnent une valeur de confession. Ce même jeune homme qui nous a raconté tour à tour, avec une âpre éloquence, les sursauts de sa sensualité souffrante et les élans de son idéalisme nostalgique, nous apparaît soudain comme un technicien, uniquement préoccupé de problèmes d’idées. Il a tout compris, tout analysé. La littérature du seizième siècle et la philosophie du dix-huitième, l’esthétique des contemporains de Malherbe et celle des disciples de Mme de Staël font l’objet de remarques si pénétrantes que l’on devine, sous chaque mot, d’innombrables amas de notes, des journées passées à des comparaisons minutieuses, le plus patient et le plus lucide génie d’investigation. Conciliez, si vous le pouvez, ces tendances follement disparates d’une même âme ! Ne dites pas que les unes étaient sincères, les autres non. Les vers de Joseph et des Consolations rendent, à tomber dans notre rêverie, cet inimitable son de la vérité qui ne trompe pas plus que celui de l’or. Ne dites pas non plus que, dès cette époque, une seule de ces tendances, celle qui a prévalu depuis, était la vraie caractéristique de ce talent. Il y avait dans ces vers de jeune homme une originalité de poésie, où l’esprit critique entrait certes comme élément. C’était cependant de la poésie, et si intense, si neuve, si adaptée à certains besoins du cœur moderne, qu’elle a produit une longue lignée de descendants. Baudelaire en sort tout entier, — pour ne citer qu’un seul de ces épigones de Joseph Delorme, et le plus illustre, — ce Baudelaire, qui, à seize ans, griffonnait sur son pupitre de Louis-le-Grand pour l’envoyer à son maître du quartier Montparnasse, le poème précocement amer où se trouvent deux des plus beaux vers qu’il ait écrits dans leur commune manière :‌

……………………….Tous les êtres aimés‌
Sont des vases de fiel qu’on boit, les yeux fermés.‌
III

Pourquoi cette note si aiguë et si juste donnée dès le premier jour s’est-elle faussée et brisée plus tard ? Comment le poète singulier mais si nouveau, si prenant de Joseph Delorme et des Consolations est-il devenu le versificateur fatigant et prosaïque des Pensées d’août, avec la même facture, mais grimaçante au lieu d’être gracieuse, avec la même mélodie, mais grinçante au lieu d’être enchanteresse ? Nous pouvons essayer une réponse à cette question, où se ramasse un drame intellectuel qui fut aussi celui de Baudelaire, précisément, et l’histoire du disciple peut nous servir à mieux comprendre celle du maître. Lui aussi, l’artiste complexe dès Fleurs du mal avait reçu de la nature des facultés incapables de s’harmoniser. Il était, lui aussi, un sensuel, un mystique et un intellectuel. Néanmoins, il a trouvé le moyen — à quel prix ! — d’obtenir cette vibration unique de tout son être, sans laquelle il ne saurait y avoir de poésie ; elle est proprement la poésie. Cette seule définition découvre aussitôt le paradoxe sur lequel a posé l’œuvre en vers de Sainte-Beuve, comme plus tard celle de Baudelaire. Oui, pour qu’il y ait poésie, il faut qu’il y ait vibration unique, parce que toute poésie est un chant. Chez le poète primitif, ce don du chant était primitif aussi. Les vers se chantaient réellement à voix haute. La poésie populaire est la survivance, immortellement renouvelée, de cette lointaine identité entre la poésie et la musique. La dissociation a été rapide. Bien vite les vers, au lieu d’être chantes, ont été déclamés. Puis est Venu un temps, il dure encore, où ils ont été lus. Mais, tous ceux qui les aiment le savent bien, cette lecture n’est pas, comme celle de la prose courante, une froide lecture des yeux, c’est une récitation intérieure. Si étrangement subtilisé que l’élément musical puisse être dans une mélopée silencieuse, il subsiste. Dire avec exactitude en quoi il réside, dans des vers tels que ceux de M. Sully-Prudhomme, par exemple, composés sur des nuances si fugitives, si abstraites, on ne le sait pas. Cela se sent, et surtout par la comparaison entre des morceaux réussis et des morceaux manqués d’un même écrivain. Prenez les Stances et Poèmes, les Solitudes, les Epreuves, et, placez en regard tel ou tel fragment de la Justice. Dans les uns, le poète a su mettre cette musique indéfinissable qui manque aux autres. Ici, il a chanté. Là, il a parlé. Ici, toutes les cordes de son être se sont tendues en une harmonie. L’émotion profonde les a ébranlées et un unisson s’en échappe, qui a passé dans le rythme des vers, dans la mystérieuse sonorité des mots. Là, ce sortilège ne s’est pas produit. Le poète n’a pu arriver à l’état lyrique. Ses vers sont ingénieux, habiles, savants, chargés d’idées, chargés même d’émotion. Ce ne sont pas des vers.‌

Qu’il y ait dans cet état lyrique une part singulièrement forte d’animalisme, — au sens le plus philosophique de ce mot, — on en aurait la preuve dans ce fait d’observation courante que le don poétique diminua avec l’âge. Il demeure, sauf exception, le privilège de la jeunesse, de ce temps où la synergie de nos puissances physiques est à son maximum de tension. La plupart des poètes ressemblent à ces oiseaux qui ne chantent qu’à l’époque de l’amour. Tel fut Musset, qui le savait et qui, passé trente ans, refusa d’écrire. Tel fut Byron qui le jour de sa trente-sixième année écrivait les vers : « Il est temps que ce cœur s’arrête de battre » et souhaitait de ne pas se survivre. Retenons de cette thèse outrée que l’état lyrique comporte un instinct aveugle, une ardeur involontaire et presque impersonnelle, une part d’inspiration ou d’inconscience, pour parler le langage moderne. Qui dit inconscient dit irréfléchi. Il n’y a donc pas de faculté plus contraire à l’état lyrique et, par suite, à la poésie que l’esprit d’analyse. Qui dit inconscient dit aussi spontané, et qui dit spontané dit simple. Un poète compliqué est une anomalie presque monstrueuse. C’est pourtant cette anomalie que Sainte-Beuve réalisa plusieurs années. C’est cette anomalie que, plus tard, Baudelaire pratiqua systématiquement. « J’ai cultivé mon hystérie avec terreur et délice » dit-il dans Mon cœur mis à nu. Il est mort d’avoir voulu prolonger cette gageure. Sainte-Beuve a vécu, parce qu’il a renoncé à faire de la maladie sentimentale et morale la matière unique de son œuvre.‌

Passée en effet cette crise de la jeunesse pu les heurts des impressions contradictoires sont légitimes, puisque le caractère est encore en formation, les incohérences complaisantes de la personnalité deviendront incompatibles avec là santé d’un développement régulier, avec la vigueur d’une activité dirigée. Or, c’était de ces heurts, c’était de ces incohérences qu’était fait le frémissement intime de Joseph Delorme et des Consolations, comme plus tard ce que Victor Hugo appela le « frisson nouveau » des Fleurs du mal. Cet état lyrique que les poètes simples trouvent naturellement dans la spontanéité, le poète complexe et réfléchi ne peut se le procurer, sinon grâce à une exaspération de ses complexités par la réflexion, qui aille ébranler ses nerfs jusque dans leurs plus secrètes fibres et les plus douloureuses. Une âme sensuelle à la fois et mystique ne peut obtenir une mise en jeu simultanée de ces deux aspirations que dans des égarements empoisonnés de remords. Elle tendra donc, si elle veut conserver à la fois sa sensualité et son mysticisme, à multiplier tout ensemble les expériences coupables et les révoltes repentantes. Elle sera dépravée et pieuse, libertine et romanesque, et les spasmes d’une sensibilité violemment secouée d’impressions adverses lui obtiendront seuls cette exaltation. Ce sera bien une espèce de lyrisme, mais mortel à la raison. Pareillement, la concomitance de la passion dans ce même cœur et de l’intellectualisme aboutira bien, elle aussi, à d’étranges fièvres. Le journal intime de Benjamin Constant nous reste comme une monographie étonnamment minutieuse de la frénésie que peut produire la lucidité dans l’amour, la manie de se sentir sentir. Il se comprend que de cette frénésie encore, un poète puisse attendre l’exaltation lyrique. Il y a là une poésie, en effet, mais si dangereuse que s’y abandonner c’est se condamner par avance aux pires détraquements de l’âme et bientôt du corps. Baudelaire et, de nos jours, le « pauvre Lélian » devaient nous en apporter un trop lamentable témoignage.‌

Sainte-Beuve, lui, appartenait à la race des Goethe et des George Sand, de ces artistes qui peuvent bien traverser la maladie, mais une invincible force intérieure les prédestine à durer. Des diverses formes d’esprit qui se battaient dans le Joseph Delorme de la vingt-deuxième année, la plus apte à se développer fut celle qui l’emporta. L’esprit d’analyse et de curiosité commençait, dès les Pensées d’août, à régner en maître absolu dans cette âme. C’est le motif pour lequel la qualité lyrique en est si radicalement absente. Le ton même de la préface, très différent de l’âpre et dure biographie de Joseph, de l’onction de l’envoi des Consolations, marque bien que l’auteur s’en rendait trop compte. Il est tout près d’avouer que ces vers ont été composés, par surcroît, « à travers toute espèce de distractions dans-les choses ou dans les pensées » : Ce sont ses termes. Il est visible que le mystique est mort en lui, visible que la vie des sens a été reléguée à une place qui est plus la première. Cette première place appartient tout entière à l’intelligence. Ce n’est plus de la poésie chantée ; ni même parlée. C’est de la poésie causée, c’est-à-dire une prose à laquelle le rythme et la rime sont tout près d’être une surcharge. Encore une étape, et le rythme et la rime seront tombés. Le styliste dépouillé des Lundis sera mûr. Joseph Delorme et les Consolations n’auront été que deux moments dans cette longue et riche existence du plus compréhensif, du plus souple, du plus perspicace des grands écrivains du dix-neuvième siècle. Mais les nuances de sensibilité notées dans ces deux recueils l’ont été avec tant de justesse, l’âme qui s’y révèle est si représentative, l’art qui préside à leur composition est si nouveau, il y a, pour tout dire d’un mot, tant de talent et d’un ordre si rare dans ces vers, que je n’hésite pas à conclure ces notes en assignant à Sainte-Beuve une haute place parmi les poètes de son siècle. Son buste se dresse dans une des chapelles de cette vaste cathédrale où Lamartine, Hugo, Musset, ont leurs statues, à côté des médaillons de Baudelaire qui fut son fils spirituel, de Sully-Prudhomme qu’il devança, de François Coppée auquel il a transmis le pittoresque moderne de son réalisme faubourien. Le laurier qui le couronne ne se flétrira pas, tant qu’il y aura des jeunes gens pareils au jeune homme qu’il a été, timides de cœur, et hardis de pensée, assoiffés d’émotions et en tarissant la source par les folies de leur désordre ou les froideurs de leur réflexion, épris d’idéal et incapables de pureté, — race éternelle de ceux qui se sont appelés les Enfants du Siècle, — comme si chaque siècle n’avait pas les siens, toujours pareils, depuis deux mille ans que le premier d’entre eux, l’évêque repenti d’Hippone, a tracé leur devise dans cette phrase admirable, par laquelle je veux finir. Elle figure en tête d’une des plus belles pièces de Sainte-Beuve : « Nondùm amabam et amare amabam. Quærebam quid amarem, amans amare… Et requiescebam in amaritudine… Je n’aimais pas, et j’aimais à aimer. Je cherchais ce que j’aimerais, ivre de l’amour de l’amour… Et je me roulais dans l’amertume, pour m’y reposer. »‌

IV
Balzac nouvelliste33

I

On trouvera réunies dans ce volume quelques-unes des meilleures nouvelles qu’ait écrites Balzac. Elles offrent ce caractère, rare dans l’histoire de la littérature, d’être égales en beauté à ses grands romans. Il est à remarquer que le talent du récit court et celui du récit long ne se rencontrent pas souvent chez un même auteur. Pour citer quelques exemples empruntés seulement à la France, l’un des meilleurs faiseurs de nouvelles que nous ayons eus, Mérimée, a été incapable de composer un roman étendu à la dimension d’un volume. George Sand, au contraire, n’a jamais su ramasser un drame en cinquante pages. Emile Zola était comme elle, et comme elle Alexandre Dumas père. Même chez les auteurs qui ont possédé l’un et l’autre don, il y a toujours eu disparité des deux génies. Flaubert n’a été qu’un nouvelliste très distingué, le Cœur simple en témoigne. Il était un romancier supérieur. Ce fut l’inverse pour son plus brillant disciple, Guy de Maupassant. Balzac, lui, manie les deux formes avec une maîtrise pareille et qui ne résulte pas seulement d’une puissance innée. Ayant profondément étudié la technique de son métier, il savait qu’une nouvelle n’est pas un roman court et qu’un roman n’est pas une longue nouvelle. En quoi consiste exactement cette loi de différenciation ? Aucun doute qu’il n’ait essayé de s’en rendre compte théoriquement. Quand on l’a beaucoup pratiqué, on reconnaît que son extraordinaire faculté créatrice se doublait d’une faculté critique non moins exceptionnelle. Les conseils qu’il met dans la bouche de son Daniel d’Arthez exhortant Rubempré en témoignent. Mais tandis que l’esprit critique s’exerce, chez la plupart de ceux qui le possèdent, sur des œuvres faites, Balzac, lui, l’exerça sur des œuvres à faire. Il s’en servait comme d’un instrument d’action au lieu de l’employer à un simple contrôle. Dans ce discours de d’Arthez qui contient toute une esthétique du roman historique, notez avec quelle minutie les problèmes de facture sont abordés : « Vous commencez, comme Walter Scott, par de longues conversations pour poser vos personnages. Quand ils ont causé, vous faites arriver la description et l’action… Renversez-moi les termes du problème. Remplacez ces diffuses causeries, magnifiques chez Scott, mais sans couleur chez vous, par des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. » Ouvrez maintenant la Comédie humaine. Vous y verrez une mise en œuvre vivante de cette règle. Voilà le secret de ces débuts minutieusement descriptifs, celui d’Eugénie Grandet, celui du Père Goriot, celui de Béatrix, où la plume de l’écrivain rivalise avec le pinceau du peintre pour brosser un tableau : vieille rue abandonnée de province, coin perdu d’un antique quartier parisien. Ce même discours de d’Arthez vous donne le secret de ces brusques entrées en matière qui ouvrent d’autres romans : Une Ténébreuse. Affaire, la Duchesse de Langeais, Splendeurs et Misères des courtisanes, — je cite au hasard : « Jetez-vous tout d’abord dans l’action. Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue. Enfin, variez vos plans, pour n’être jamais le même. » Ce renouvellement systématique, Balzac n’a jamais cessé de le rechercher. Il n’a pas, comme les autres romanciers, un ou deux types de roman. Il en a vingt. Le Cousin Pons est construit sur une autre échelle que la Cousine Bette, le Ménage de garçon que le Curé de Tours, le Médecin de campagne que le Curé de village. Je choisis, à dessein cette fois, des livres rangés par l’auteur dans des groupes parallèles. Quand on a constaté cette force de parti pris réfléchi, on se rend compte que le nouvelliste, chez lui, n’a pas pu ne pas raisonner pareillement les procédés d’après lesquels il a travaillé. Les dix nouvelles réunies ici permettent de dégager quelques-uns de ces procédés et, par contrecoup, de mieux comprendre en quoi consiste essentiellement la diversité de deux espèces littéraires, trop souvent confondues.‌

II

Un premier caractère frappera tous les lecteurs de ce recueil : la qualité tragique des sujets. Ce caractère se retrouve dans les nouvelles les plus célèbres de Mérimée : Matteo Falcone, le Vase étrusque, la Partie de trictrac, l’Enlèvement de la redoute. De ce point de vue, quatre de ces récits de Balzac sont bien significatifs : El Verdugo, Un Episode sous la Terreur, le Réquisitionnaire, la Grande Bretèche. La raison de cette préférence donnée aux thèmes violents sur les autres dans des récits de brève dimension est facile à concevoir. La terreur est de toutes les émotions humaines celle qui a le moins le besoin du temps. Le sursaut est même la condition la plus favorable à sa naissance, comme la durée, est la condition la plus favorable à sa guérison. Un long roman ne peut produire la terreur que par accident. Une courte nouvelle y excellera, précisément parce qu’elle est courte. Elle ne comporte ni préparations ni développement. Plus un fait tragique est inattendu, plus il nous étreint d’une angoisse forte. Il y a donc avantage à ce que le sujet d’une nouvelle soit aussi étonnant qu’il est terrible. Balzac a nettement discerné cette loi. Un fils qui se trouve obligé de se faire le bourreau de son père, puis, sur l’ordre de ce père, le bourreau de tous les siens ; — un autre bourreau, professionnel celui-là, cherchant, après l’exécution de Louis XVI, un prêtre proscrit pour qu’une messe soit dite à l’intention du roi-martyr ; — une mère attendant, sous Robespierre, son fils fugitif, folle d’anxiété parmi les soupçons qu’elle sent dressés autour d’elle de toutes parts, croyant reconnaître son enfant dans un jeune homme dont on lui annonce la venue, et tombant morte de douleur quand elle constate que ce n’est pas lui ; — un mari faisant murer un cabinet de toilette où se cache l’amant de sa femme, et celui-ci se laissant ensevelir vivant, plutôt que de dénoncer par sa présence la faute de sa maîtresse ; — ce sont là des aventures qui ressortissent, semble-t-il, au mélodrame. Balzac les prend comme matière à ses nouvelles, parce qu’il sait bien qu’ainsi resserrées, elles produiront leur plein effet de saisissement et d’épouvante. « Après ce récit », dit-il en terminant la Grande Bretèche, qu’il a mis dans la bouche d’un médecin à un souper, « toutes les femmes se levèrent de table et le charme sous lequel les avait tenues Bianchon fut dissipé par ce mouvement. Néanmoins quelques-unes d’entre elles avaient eu quasi-froid en entendant le dernier mot. » Cette formule résume la sorte d’impression que l’auteur demande le plus souvent à cet art de la nouvelle. Le choix de ses sujets suffisait à le démontrer.‌

III

J’employais tout à l’heure le mot de mélodrame. Il indique que cette conception ne va pas sans danger. La singularité et la violence des événements risquent, en surprenant le lecteur, d’éveiller seulement en lui un intérêt d’ordre assez bas, presque physique et tout sensationnel. Un autre risque est l’invraisemblance. C’est surtout de ce dernier point que se sont préoccupés certains artistes en nouvelles. Je mentionnerai en particulier Edgar Poë qui a voulu essayer de remédier à ce danger. Il a tenté d’obtenir la crédibilité par le fantastique. La chose paraît paradoxale. Elle se comprend néanmoins. En racontant une aventure terrible sur un ton de manie ou de cauchemar, on détruit du coup les objections qui pourraient surgir contre elle. Son invraisemblance même devient alors un élément de sa réalité. Balzac n’a ignoré ni ce danger, ni ce moyen d’y parer. Le début de Jésus-Christ en Flandre offre un excellent exemple de ce procédé qui consiste à situer aussitôt le récit dans un domaine où la comparaison avec le quotidien de la vie n’est plus légitime : « avouons-le », dit-il, « cette histoire se ressent étrangement du vague, de l’incertitude, du merveilleux que les auteurs favoris des veillées flamandes se sont amusés maintes fois à répandre dans leurs gloses. … Le narrateur y croit… Seulement dans l’impossibilité de mettre en harmonie toutes les versions, voici le fait… » L’Elixir de longue vie commence également par une espèce de lettre au lecteur qui coupe court par avance à la discussion, grâce à une ruse analogue. L’extraordinaire du sujet s’abrite ici sous le patronage d’un nom qui est synonyme de folie : « Au début de la vie littéraire de l’auteur, un ami, mort depuis longtemps, lui donna le sujet de cette étude, que plus tard il trouva dans un recueil, publié vers les premières années du siècle. Selon ses conjectures, c’est une fantaisie de Hoffmann le Berlinois. » Et la suite… Avec quels arguments mettrez-vous en doute un incident présenté de la sorte ? Ce procédé a l’inconvénient de ne point résoudre la première des deux difficultés que j’indiquais. S’il donne au récit ce caractère voulu de crédibilité, il ne l’empêche pas de demeurer sensationnel. Balzac était trop consciencieux pour s’en contenter. Il s’est donc demandé comment charger une nouvelle de signification, sans aucun des moyens que le roman trouve naturellement à son service, par l’abondance des détails, par les digressions du dialogue, par l’analyse minutieuse des caractères. Il s’est avisé de deux artifices, très ingénieux et qui valent d’être étudiés d’un peu près. Ils montrent la souplesse de ce beau génie, et ils appellent quelques réflexions importantes.‌

IV

Un de ces artifices a consisté dans l’emploi, infiniment habile, de l’histoire générale. Reprenons une par une les nouvelles citées précédemment. Nous trouvons qu’El Verdugo est un épisode de la guerre d’Espagne ; que le Réquisitionnaire pourrait s’appeler, comme le récit qui le précède, Un Episode sous la Terreur ; que la Grande Bretèche se rapporte, elle aussi, à un épisode des guerres de l’Empire : le héros en est un prisonnier interné en Vendômois. D’autres nouvelles, non recueillies dans ce volume, le Colonel Chabert, l’Adieu, la Vendetta, l’anecdote racontée par Montriveau dans Autre Etude de femme, s’encadrent de même dans l’épopée impériale. L’auteur est parti de cette idée que le petit fait individuel et local qu’il va narrer prendra aussitôt une ampleur considérable par ce rapprochement. Toutes sortes de visions s’éveillent en nous, dès que certains événements sont évoqués : le siège de Saragosse, la retraite de Russie, l’exécution de Louis XVI. Balzac le sait. Il va ébranler en nous cette touche secrète. La férocité d’El Verdugo cesse d’être le caprice sanglant d’une imagination échauffée. Elle se raccorde à une vaste série d’événements connus dont elle devient le résumé et comme le signe. Par derrière les émotions des personnages du Réquisitionnaire nous apercevons pareillement toutes les victimes de la Révolution et tous les bourreaux. Nous croyons à la réalité du drame qui nous est conté, non seulement à cause de l’accent avec lequel il nous est conté, mais aussi parce qu’il a la couleur d’un temps. Il prend sa place dans une case grande ouverte de notre esprit. Le travail nécessaire dans un long roman pour amener une situation aiguë est ici tout fait par la légende qu’une quantité énorme de documents analogues a créée dans notre pensée, presque à notre insu. Aussi voyez comme Balzac est adroit à rappeler, dès les premières lignes de ces récits, la vaste tragédie très authentique qui doit donner une portée d’histoire à l’accident qu’il se prépare à narrer. Dans El Verdugo, il va jusqu’à écrire les lettres initiales et finales du nom d’un général qui a réellement commandé dans la province où se passe l’action. Dans le Réquisitionnaire, et dès la sixième phrase, il a déjà appuyé le cas individuel de son héroïne sur un cas plus général : « En 1793, la conduite de Mme de Dey pouvait avoir les plus funestes résultats. La moindre démarche hasardée devenait alors, presque toujours, pour les nobles, une question de vie ou de mort. » Dans Un Episode, les premières lignes, qui montrent une vieille dame suivant sous la neige une des rues du faubourg Saint-Martin en janvier de cette même année 93, s’achèvent par cette image : « Le quartier était désert. La crainte assez naturelle qu’inspirait le silence s’augmentait de toute la terreur qui faisait alors gémir la France. » Il est bien remarquable que les allusions aux grands événements contemporains, qui produisent d’habitude dans un roman développé une impression de factice, ajoutent au naturel dans un court récit. Rien de plus facilement artificiel que le roman historique. Rien qui donne plus une impression de chose vécue que la nouvelle rattachée à l’histoire. Aucune différence peut-être ne démontre mieux le caractère de l’un et de l’autre genre. Une nouvelle est comme un moment découpé sur la trame indéfinie du temps ! La durée qui a précédé ce moment et celle qui le suit lui restent extérieures. Que l’auteur les remplisse ces deux durées, d’événements historiques, ces événements ne seront pas sur le même plan que les événements imaginaires qu’il raconte. Il n’en va plus de même pour un roman. Etalé, comme il est, sur une période plus étendue, il doit nécessairement, s’il touche à l’histoire, mélanger les épisodes vrais à ses propres épisodes, c’est-à-dire mettre sur le même plan des événements réels et des événements imaginaires. Cette mosaïque est si défavorable à l’illusion que l’on compterait les œuvres où elle se rencontre et qui donnent cette impression de la vie, première condition de tout récit long ou court.‌

V

Le second artifice employé par Balzac est fondé sur une autre différence entre le roman et la nouvelle. Quand celle-ci n’est pas située de la sorte dans un large cadre d’histoire générale — et elle ne peut pas l’être toujours — elle court le risque de ne pas avoir de portée. Elle se réduit à n’être plus qu’une anecdote bien contée. Comment lui donner cette portée ? Comment en tirer une philosophie, alors qu’elle ne permet pas, à cause de sa brièveté, les développements contradictoires qui sont la loi du roman à thèse. Ce roman ne doit-il pas, pour avoir sa pleine valeur de démonstration, épuiser les termes divers de tout problème moral et social qu’il aura soulevé ? Il suit, d’ailleurs, que le roman à thèse est un des genres les plus ambigus qui soient. Il confine sans cesse à la dissertation par cette nécessité d’être complet, pour ne pas être partial. Balzac a nettement vu qu’au contraire, une nouvelle, par cela même qu’elle n’est que le récit d’un fait isolé, n’est pas obligée de conclure. D’une expérience unique, un savant ne saurait induire aucun principe général. En revanche, l’unicité même de cette expérience peut servir à poser d’une manière aiguë telle ou telle question. La nouvelle est le genre le plus incapable de démontrer. En revanche elle est le genre le plus capable d’inquiéter la pensée, de suggérer telle ou telle idée, de provoquer telle ou telle discussion. Relisez la Messe de l’athée, par exemple. Vous admirerez avec quelle vigueur Balzac fait jaillir d’un accident le problème de conscience qui s’y cache. Desplein, un médecin outrageusement incrédule, a été soigné dans sa jeunesse, avec un dévouement héroïque, par un simple porteur d’eau très pieux. Ce porteur d’eau est mort, et le clinicien illustre, afin de se conformer au vœu du pauvre homme, fait dire, pour le repos de cette âme, des messes auxquelles il ne croit pas. Balzac ne disserte point. Ce n’est point un syllogisme qu’il a dressé. Mais en achevant la lecture de ces quelques pages, un monde d’idée a été remué en vous. Tout le problème de l’au-delà s’est dressé devant votre esprit : la Foi simple et humble vaut-elle mieux que l’orgueilleuse Science ? Jusqu’à quel point un impie a-t-il le droit de toucher à des croyances qu’il méprise, mais dont d’autres vivent ? N’y a-t-il pas une réversibilité de la grâce qui agit sur nous à notre insu ?… Relisez le Chef-d’œuvre inconnu. Un peintre merveilleusement doué, mais chez qui l’esprit critique fonctionne avec une énergie égale à celle du génie, s’est tellement acharné, et pendant tant d’années, à mettre sur une toile toutes les intentions entrevues dans sa pensée, qu’il a peu à peu détruit son œuvre en croyant la rendre parfaite. Un chaos de lignes et de couleurs, où il est seul à distinguer des formes, est le monstrueux résultat de ce passionné et funeste travail. Il n’y a plus rien sur cette toile ! L’artiste, qui s’en aperçoit, la brûle dans un accès de désespoir, et il en meurt. Autre drame, autre problème. Jusqu’à quel point le grand talent producteur doit-il avoir la conscience de ses pouvoirs ? N’y a-t-il pas antinomie entre l’intelligence trop lucide et l’énergie créatrice ? L’art ne comporte-t-il pas une portion d’instinct presque animal et que la pensée trop avertie détruirait ?… Ces questions et beaucoup d’autres sont enveloppées dans l’anecdote. Balzac vous laisse le soin de les dégager. La nouvelle, ainsi comprise, fait songer à certains effets, voisins, semble-t-il, du tour de force, où se complurent pourtant de célèbres artistes de la Renaissance, entre autres Mantegna. Les voyageurs qui ont visité la Brera se rappellent ce Christ mort, dont l’anatomie minutieuse tient dans un demi-mètre carré de toile. Oui, qu’elle est petite, cette toile, et que ce tableau est grand ! Je n’ai jamais lu les belles nouvelles de Balzac sans que cette comparaison s’imposât à mon esprit. Si « l’art », comme il l’a dit lui-même quelque part, « n’est que la nature concentrée », n’est-ce pas son chef-d’œuvre que de recréer comme cette nature le fait dans ses moindres fleurs et dans ses moindres insectes, tout un monde dans un si étroit raccourci d’espace et de matière ?‌

V
Henri Heine
et Alfred de Musset34

I

Voici cinquante ans, jour pour jour, le 19 février 1856, que l’on enterrait, au cimetière Montmartre, le plus grand des poètes allemands, après Goethe, l’auteur de l’Intermezzo, de la Mer du Nord, du Livre de Lazare, le tendre, le cruel, le sentimental, le persifleur, le naïf, le cynique Heine. Il était tout cela, et aussi un très pauvre homme qui venait d’agoniser, durant des jours et des jours, d’une horrible maladie nerveuse. Mme Jaubert nous l’a décrit, dans ses Souvenirs, immobile, les jambes desséchées, les pieds tordus, le corps et la face émaciés, ses paupières retombant inertes sur les globes voilés de ses yeux, et cette misérable chair était sans cesse parcourue, de la nuque aux talons, par le lancinement de ces douleurs auxquelles les médecins ont donné le nom, sinistrement expressif, de « térébrantes ». Gautier nous a décrit les funérailles, le ciel bas, le maigre cortège des amis, le long cercueil, pareil à celui du lied fameux : « Si grand, si lourd ! J’y déposerai en même temps mon amour et mes souffrances. » Un an plus tard, un convoi non moins lamentable devait accompagner au Père-Lachaise le frère français de Henri Heine, cet Alfred de Musset dont la statue, par une étrange coïncidence, sera inaugurée ces temps-ci. N’est-ce pas l’occasion de rapprocher et de distinguer ces deux génies, très pareils à la fois et très différents : l’un, demeuré si germanique dans son prétendu parisianisme ; l’autre, si vraiment national, si profondément raciné dans le terroir gaulois ? Vivants, ils se sont connus et goûtés, quoique Heine ait dit de Musset dans une de ses minutes de mauvaise ironie : « C’est un jeune homme qui a un bien beau passé. » Mais quand son démon le possédait, qui n’égratignait-il pas avec délices depuis son compatriote Meyerbeer, dont il prétendait « qu’il serait immortel toute sa vie et même un peu après sa mort, parce qu’il avait payé d’avance », jusqu’à Hugo qu’il définissait : « Un beau bossu. » Et, en passant, il ne s’oubliait pas lui-même : « Que suis-je ? Un plat de choucroute où il est tombé de l’ambroisie. » ‌

II

Henri Heine, — Alfred de Musset ! Il y a cinquante ans, les vers de ces deux poètes étaient ceux où les jeunes gens reconnaissaient, où ils avivaient la fièvre intime de leurs cœurs. Aujourd’hui encore, à cette distance d’un demi-siècle, rien n’en a vieilli. Si jamais écrivains méritent que nous leur appliquions la phrase de Pascal, ce sont ces deux-là : « On est tout étonné et ravi. On s’attendait de voir un auteur. On trouve un homme. » Les lire, c’est réellement les écouter parler, les sentir sentir. Avec eux, peu ou point de composition. L’Intermezzo n’a ni commencement, ni milieu, ni fin. Ce sont des soupirs après des soupirs, les élancements aigus d’une passion dont les accès se succèdent comme des secousses convulsives. Chacun de ces soixante fragments — il en est de quatre lignes — semble un lambeau de fibres sanglantes que l’amant s’est arrachées du cœur dans un sursaut de souffrance. L’incohérence n’y est pas plus volontaire que dans Rolla, où les apostrophes se mêlent et se croisent frénétiquement, que dans les Nuits, avec le désordre de leur inspiration. N’est-ce pas la nature même qui procède ainsi ? Dans cette folie d’idée fixe qu’est tout véritable amour, l’âme, occupée par une seule pensée, ne réagit plus qu’aux impressions qui se rapportent à cette pensée, mais alors, ébranlée dans son arrière-fond le plus secret, tous ses mouvements sont des paroxysmes. C’est cet état spasmodique dont les poèmes de Heine et de Musset reproduisent les crises, par leur absence même de plan préconçu et de suite logique. Ne leur demandez pas davantage de l’observation, au sens objectif de ce terme. A peine si un paysage s’esquisse, de-ci, de-là, dans leurs vers. Ils ne décrivent du monde extérieur que ce qu’ils en voient, et ils n’en voient que ce qu’ils en sentent. Leur touche est divine quand ils dessinent d’un trait un horizon. Mais ils ne le regardent que pour y épanouir leur joie ou y exaspérer leur chagrin. Pareillement, peintres incomparables de la passion, ils n’en ont jamais montré qu’une : la leur. Quand ils se sont essayés au drame ou au roman, ils n’ont su que s’évoquer eux-mêmes sous des masques empruntés à l’Ecosse, — William Ratclif, — à l’Espagne mauresque, — Almanzor, — à l’Italie du seizième siècle, Andrea, Lorenzaccio. La diversité des décors fait mieux ressortir les ressemblances des figures morales qui s’y encadrent, et de chacune le poète pourrait dire :‌

Qui me ressemblait comme un frère…‌

C’est de la littérature personnelle dans ce qu’elle a de plus abusif. Mais, par un détour singulier en apparence, en réalité très explicable, cette personnalité est si sincère qu’elle devient impersonnelle et représentative. A force d’être eux-mêmes, Heine et Musset deviennent nous. Les sensibilités d’une époque peuvent être comparées aux innombrables feuilles d’un arbre immense où circule une sève unique, et qui se ressemblent toutes par leur contour, par la trame de leur fragile tissu. Les souveraines puissances, dont l’invisible travail transforme infatigablement la société, n’agissent sur l’ensemble qu’en agissant sur les individus et d’une action analogue, sinon identique. Il se produit de la sorte des modifications inconscientes et simultanées dans les façons de sentir et de penser de tous les « enfants du siècle ». Cette formule est passée en proverbe parce qu’elle était, qu’elle est infiniment juste. Celui qui l’a employée le premier et son rival allemand ont simplement été des écrivains très véridiques et qui ont travaillé d’après nature. Comme leur modèle était leur propre cœur, ils n’ont eu qu’à copier leurs émotions avec ingénuité pour découvrir et pour exprimer une nuance de sensibilité à la fois très neuve et très générale. Leur probité d’artistes leur a donné une valeur de témoins qui s’accroît de tout leur génie. Si l’art d’écrire, suivant une forte définition de Taine, est une psychologie vivante, Heine et Musset y occupent un rang qu’aucun de leurs contemporains n’a surpassé et que peu ont égalé. ‌

III

On pourrait la définir, cette nuance de sensibilité, d’un raccourci un peu brutal et schématique : la coexistence de l’amour et du doute dans un même cœur. C’est là un phénomène moral qui semble très nouveau. Il ne s’agit pas, on l’entend bien, du doute, inséparable de la jalousie. Didon, elle aussi, aime et doute. Phèdre aime et doute. Othello aime et doute. Mais ce doute n’est pas essentiel à leur amour, il en est un douloureux accident. Qu’Enée reste à Carthage, qu’Hippolyte ne regarde plus Aricie, que Desdémone se justifie, et, la jalousie disparaissant, le doute disparaîtra aussi. Tout autre est l’association de l’amour et du doute dans l’Intermezzo, par exemple, et dans la Confession d’un enfant du siècle. Le poison dont s’envenime la plaie d’amour, ouverte dans le cœur du héros de ce poème et de ce roman, n’a pas été injecté du dehors. Il est né de la substance même de ce cœur. Il en a jailli avec l’amour lui-même. La femme de l’Intermezzo n’a pas encore trahi son amant. Elle ne l’a pas rendu jaloux. Elle l’aime. Il est heureux, — et il gémit : « Quand tu me dis : Je t’aime, alors je pleure amèrement ». Et ailleurs, avouant enfin le secret de cette tristesse dans la volupté : « Oh ! ne jure pas, et embrasse-moi seulement. Je ne crois pas aux serments des femmes. » Octave, dans la Confession, n’a reçu de Brigitte que des preuves de la tendresse la plus délicatement passionnée. Et lui-même avec quelle ardeur il l’aime ! Qui ne se rappelle la page, sublime : « Nous étions seuls, la croisée ouverte Il y avait au fond du jardin une petite fontaine dont le bruit arrivait jusqu’à nous. Ô Dieu ! Je voudrais compter goutte par goutte toute l’eau qui en est tombée, tandis que nous étions assis qu’elle parlait et que je lui répondais. C’est la que je m’enivrai d’elle jusqu’à en perdre la raison ! » Hé bien ! cette créature à laquelle il est si cher, qui lui est si chère, elle ne sera pas à lui depuis deux jours, un regard, un geste, une gracieuse coquetterie sur un morceau de musique joue pour lui, suffiront à lui arracher ce cri de détresse : « Ah ! misérable ! Est-ce que je vais ne pas pouvoir aimer ? » Et il continue : « Ainsi, oubliant tant de larmes et tout ce que j’avais souffert, j’en venais, au bout de deux jours, à m’inquiéter de ce que Brigitte m’avait caché. Ainsi, comme tous ceux qui doutent, je mettais déjà de côté les sentiments et les pensées, pour disputer avec les faits, m’attacher à la lettre morte, et disséquer ce que j’aimais. »    ‌

Le mot funeste est prononcé, et c’est aussi celui qui donne une haute signification aux deux poètes et à leur œuvre. Qu’ils s’en rendent compte ou non, ils sont, comme nous tous, les produits d’une époque de critique inexorable, de réflexion méthodique, d’analyse acharnée et méticuleuse, de Science, enfin. « Anatomistes et physiologistes », s’écriait Sainte-Beuve après Madame Bovary, « je vous retrouve partout ! » Il entendait par là non point que tous les écrivains de cette génération avaient fait des études d’hôpital ou d’amphithéâtre, mais que tous, ou presque tous, avaient abordé la vie et sa peinture avec la disposition d’esprit que ces études supposent, avec cette faim et cette soif « d’y voir clair dans ce qui est » (Stendhal) qui fait inévitablement d’un homme un iconoclaste intellectuel. Que cet iconoclaste ait gardé en même temps les naïves ferveurs de la foi, qu’il ne puisse se retenir d’adorer l’idole en la brisant, d’aimer avec frénésie ce qu’il dissèque avec férocité, que toutes les exaltations du désir et de la tendresse s’unissent en lui à toutes les lucidités du désenchantement — quelle misère ! Quelle anomalie ! C’est le lot quotidien de l’homme moderne, cependant, et ce fut la destinée de Musset, aussi bien que de Heine, avec une différence qu’il faut marquer pour bien préciser l’originalité propre de l’un et de l’autre.‌

IV

De cette dualité, j’allais dire de cette difformité morale, Musset souffre en se révoltant contre elle. Heine souffre en s’y complaisant. On citerait par centaines les passages où l’auteur de Rolla raconte en s’en désespérant l’éducation de débauche qui a désenchanté l’amoureux en lui par avance. C’est un enfant dégradé, mais qui s’en lamente. Il voudrait encore être celui d’autrefois, le don Juan de vingt ans qu’il évoque :‌

Portant sur le matin un cœur plein d’espérance, ‌
Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur, ‌
Si candide et si frais que l’ange d’innocence ‌
Baiserait sur son front la beauté de son cœur.‌

Oui, l’on imagine que ces vers ont pu s’appliquer à Musset, pour libertin qu’il ait été depuis, un jour, une heure, une minute. A Henri Heine, jamais. Chez cet arrière-petit-fils de Cohélet, l’expérience n’a rien eu à flétrir. Le dédoublement sentimental qui veut que chaque enthousiasme s’accompagne d’un ricanement, chaque attendrissement d’un sarcasme le satisfait en le torturant. Il y trouve l’accomplissement des hérédités contrastées de sa race, la plus idéaliste et la plus positive, la plus désabusée et la plus ardente de l’histoire. Il n’a pas eu besoin, comme Musset, d’être « trempé dans le fleuve fangeux » pour éprouver devant toutes choses cette sensation de la cendre au cœur du fruit qui fait répéter à l’Ecclésiaste que tout est vanité et pâture de vent. Mais la brûlante ardeur du Cantique des cantiques n’en court pas moins dans ses veines, et justement la patrie viagère où les migrations de sa famille l’avaient fait naître était comme construite à souhait pour porter à leur suprême degré ces tendances antithétiques de son être. Cette Allemagne d’avant l’hégémonie prussienne était à la fois la terre choisie de l’esprit critique et celle des légendes. Dans aucun pays ne s’est accompli un travail plus systématiquement destructeur que celui de ses Universités ; dans aucun n’a poussé une plus opulente efflorescence de croyances naïves. Henri Heine est resté jusqu’à la fin l’étudiant des bords du Rhin, qui cueille des petites fleurs bleues, en sortant d’une lecture du nihiliste Kant. Tout le charme, tout le mystère du songe germanique, comme il l’a compris, comme il l’a senti ! Ce ne sont chez lui que clairs de lune où chantent des rossignols, vastes parcs embaumés de tilleuls et que gardent des chimères à visages de femmes et à croupes de lionnes, antiques cités ensevelies au fond des mers, plages vaporeuses où des ondins à fines dents d’arêtes de poisson dansent avec des ondines à la robe ourlée d’écume, rochers suspendus sur des fleuves où des sorcières démêlent leurs cheveux d’or avec un peigne d’or. La féerie des ballades populaires y déploie ses prestiges, parés d’une splendeur orientale où se retrouve un reflet du coloris biblique. Les dieux païens figurent dans cette fête, Heine s’enivre de toute cette poésie, il y croit au moment où il l’évoque. Il la déploie comme un hommage devant les pieds menus de celle qu’il aime. C’est son amour, avec ses joies, ses peines, ses espérances, ses regrets qu’il incarne dans ces symboles, et, tout d’un coup, l’autre moitié de cette âme étrange, « âme malade reniant Dieu et reniant les anges, âme maudite et damnée », apparaît à son tour. La ballade légendaire s’achève en pantalonnade. Il nous montre la dame du Venusberg se rendant à la cuisine pour tremper une soupe au chevalier Tannhaeuser. Il appelle Amphitrite « divine poissarde ». Il compare le soleil à une « rouge trogne », et surtout il se délecte à outrager cette bien-aimée pour laquelle il voulait tout à l’heure « arracher, pour lui faire un manteau, un magnifique lambeau du satin azuré qui flotte à la voûte du ciel ». Il ricane : « Ah ! si seulement elle avait un cœur, quel beau sonnet je ferais sur son cœur !… » Il bouffonne : « Je montai au sommet de la montagne et je devins sentimental. — Si j’étais un serin, je volerais vers ton cœur, car, on me l’a dit, ma mignonne, tu aimes les serins et tu te réjouis de leur bavardage… » Dans son délire d’abaissement, il se fait vulgaire et grossier. Lisez l’abominable pièce, intitulée Vieille Rose, où il diffame par avance la vieillesse de cette beauté dont il est fou : « Maintenant qu’elle est fanée… si une épine me blesse, c’est au menton de la belle. Les poils qui ornent les verrues de ce menton sont vraiment par trop rudes : va dans un cloître, chère enfant, ou bien fais-toi raser. » Est-ce, bien le même homme qui tout à l’heure trouvait, pour exprimer son amour, des vers comme ceux-ci, que je ne peux me retenir de citer, tant ils sont beaux et d’une qualité si vraiment heinesque : « La jeune fille était près de la mer, et, craintive, soupirait longuement. C’était le coucher du soleil qui l’émouvait si fort. — Sur la mer sauvage, mon vaisseau rapide cingle impétueusement sous ses voiles noires. — Tu sais combien je suis triste, combien je t’aime, et pourtant tu me blesses si cruellement. — Ton cœur est perfide comme le vent et voltige de-ci de-là. Sous ses voiles noires, mon vaisseau cingle rapidement sur la mer sauvage. »‌

V

… De ces deux poètes, lequel est supérieur ? Vaine question ! Si Musset n’a pas la richesse d’imagination de Heine, quel charme il a, que ne possède pas l’autre, par son tact exquis même dans le libertinage, par son humanité si pathétique même dans l’égarement ! Réunissons-les, sans les préférer, dans une admiration, dans une piété commune, à cet anniversaire où il semble qu’un mystérieux destin ait voulu accoupler leurs noms une fois de plus, et respectons-les, malgré leurs fautes, comme des martyrs de deux instincts très dangereux, mais très nobles de l’âme humaine : — le goût passionné de sentir et le besoin de ne rien éprouver que dans la vérité !‌

Souvenirs
sur Barbey d’Aurevilly35

I

La presse a été presque unanime à saluer avec respect le cercueil de Barbey d’Aurevilly, du maître écrivain qui, de son vivant, fut un des plus méconnus parmi les hauts artistes de notre âge. Car c’est être deux fois méconnu que de se voir faussement célèbre, et le prosateur éloquent des Prophètes du passé, le conteur épique de l’Ensorcelée et du Chevalier Destouches, le psychologue profond des Diaboliques et de la Vieille Maîtresse, le poète de ce mélancolique Adieu tant admiré par Sainte-Beuve : Voilà pourquoi je veux partir… n’a guère eu dans le public, durant les quarante dernières années, qu’une renommée de polémiste excessif et de dandy singulier. La légende a si bien déformé cette physionomie, pourtant frappante, que la plus simple exactitude a fait défaut aux neuf dixièmes des articles publiés à son occasion. Des chroniqueurs ordinairement mieux renseignés ont parlé du spencer de d’Aurevilly, comme s’il y avait jamais eu le moindre rapport entre ce corsage sans jupe, importé il y a cent ans d’outre-Manche, et la très moderne redingote à la Gavarni que Barbey gardait de sa jeunesse, avec un parti pris un peu enfantin, mais bien inoffensif ! D’autres ont dit que pendant vingt ans il avait disparu de Paris, de 1830 à 1850, engagé dans de mystérieuses aventures ! Il était si facile, en interrogeant quelques vétérans du journalisme36, de savoir que le romancier gagnait sa vie, à cette époque, en rédigeant, dans les gazettes du temps, des articles anonymes de politique étrangère, et présentait vainement à tous les éditeurs ses œuvres de début : son Brummel, refusé à la Revue des Deux Mondes ; sa Vieille Maîtresse, imprimée enfin par la protection d’un confrère, — M. Xavier de Montépin, si je ne me trompe.‌

La vie de ce remarquable écrivain s’est passée tout entière à des besognes virilement acceptées, exécutées avec une conscience supérieure. Dans l’entre-deux il composa ses trop rares romans. Noble exemple à méditer pour les débutants qui s’indignent contre les servitudes du pain à gagner ! Quand j’ai connu d’Aurevilly, en 1876, cet homme de soixante-sept ans n’avait d’autres ressources que les cinq cents francs environ que lui rapportaient ses quatre articles par mois au Constitutionnel, en dehors des deux mille huit cents francs de rente viagère qu’il tenait de parents. La réimpression de ses œuvres complétait maigrement ces modestes ressources. Il lui fallait lire un volume par semaine et le résumer afin d’en extraire une de ces Variétés où les moindres phrases trahissaient l’émule des maîtres par le génie de l’expression. Barbey prenait pour ce travail trois jours pleins, du jeudi au samedi d’ordinaire. Il appelait cela : « se mettre au conclave ». Il vint un moment où la direction du journal, contrainte à l’économie, lui fit savoir qu’il serait payé à la ligne et que ses articles ne pourraient pas dépasser cent cinquante lignes. Je le vois encore, nous racontant cette misère, un soir d’été, dans le jardin verdoyant de M. François Coppée, les yeux brillants d’orgueil blessé ; puis, avec cette altière gaieté qu’il opposait par principe à toutes les tristesses grandes ou petites, il fit siffler la canne-cravache qu’il portait toujours — « pour chevaucher la Chimère » disait Paul Arène, — et qu’il appelait‌

plaisamment : sa femme. ‌

— « Après tout », s’écria-t-il, « tant mieux ! cela m’apprendra à me condenser, je sauterai dans ce cerceau… »‌

C’est là, dans cette force de résistance, railleuse en sa forme, héroïque en son fond, opposée aux plus cruelles circonstances, qu’il faut chercher le secret des bizarreries tant reprochées à Barbey d’Aurevilly. Dans une préface que je composai en 1883 pour ses Memoranda de Caen et de Port-Vendres, j’insistais sur ce constant désaccord entre cet homme d’un génie tout aristocratique et son milieu, son temps, son métier. Il voulut bien authentiquer cette hypothèse, satisfait sur sa destinée, écrivant à même la feuille de garde du volume précédé par cette courte préface : « A mon devinateur… » Depuis, et dans les derniers mois de sa vie, il me confia d’autres cahiers où se trouvait renfermé le journal de sa vingt-cinquième à sa trentième année. Je les ai lues, avec une attention passionnée, ces confidences de la jeunesse d’un talent sans gloire, et j’ai trop bien compris alors que cette disproportion entre l’âme et la vie avait commencé chez d’Aurevilly dès son arrivée à Paris. Ce journal témoigne combien l’auteur de l’Ensorcelée est demeuré le même à travers une si longue suite de jours. Tel nous l’avons connu dans sa petite chambre de la rue Rousselet, meublée de meubles de hasard, mais tendue d’un papier rose, et dont une fenêtre restait toujours fermée, tandis que l’autre s’ouvrait sur le jardin des frères Saint-Jean-de-Dieu, tel il se retrouve dans ce journal, avec deux ou trois traits de caractère si fortement marqués chez lui, si constitutifs, qu’ils ont dominé toute son existence et déterminé les autres. Ils ne sont pas absolument pareils à ceux que la légende dont je parlais a cru devoir attribuer à cette figure, et je voudrais les noter ici, sûr de n’être démenti par aucun de ceux qui ont approché, autant dire aimé le vrai d’Aurevilly.‌

II

Le premier de ces traits était une sensibilité ombrageuse, presque farouche, et, pour tout dire, malade, comme le furent celles de lord Byron et de Stendhal, — sensibilité d’homme qui, devant son semblable, se referme au lieu de s’ouvrir, se crispe et s’irrite au lieu de se donner. Cette sorte de sauvagerie — le vrai mot, s’il était bien compris, serait timidité, — ne se traduisait pas chez d’Aurevilly d’une manière directe, non plus que chez l’auteur du Corsaire et le romancier de Rouge et noir. Byron masquait le malaise où le jetait l’approche de l’homme par de la hauteur insultante, Beyle par de l’ironie sarcastique ; d’Aurevilly, lui, abritait son irritabilité toujours en éveil, derrière le plus audacieux, quelquefois le plus outrageant étalage de paradoxes. Il le faisait avec un esprit infini, et cette couleur dans l’esprit qui donnait à sa conversation un éclat incomparable. Mais ceux qui l’écoutaient ainsi s’abandonner à la frénésie d’une causerie souvent féroce de truculence, ne se rendaient guère compte que ce causeur dissimulait sous ce feu d’artifice de mots une âme follement irritable et qu’un rien faisait saigner. Il s’appelait lui-même Lord Anxious, le seigneur de l’inquiétude, et il s’appliquait encore la triste épithète qui sert de titre à la comédie antique : Héautontimo-roumenos, le bourreau de soi-même. Un mot qui lui avait été dit sans franchise, une négligence de procédés où il croyait deviner de la froideur, un geste où il diagnostiquait de l’antipathie, lui étaient de réelles souffrances. Un inconnu qui ne lui plaisait pas le mettait au supplice. Il tombait alors dans cet état de conversation exaspérée qui lui a donné aux yeux de beaucoup de gens une allure satanique et méchante, au lieu qu’il était le meilleur des hommes, le plus facilement touché d’une délicatesse, jaloux d’amitié mais si affable, si accueillant. A combien de jeunes gens n’a-t-il pas ouvert son logis de la rue Roussel et, sa table, et à combien d’indignes sa bourse ! Combien de talents nouveaux il a célébrés avec une chaude générosité d’artiste ! Comme il lui fallait d’effort pour être dur envers les pires ingrats ! Nous l’avons tous vu, pendant des années, tolérer auprès de lui, avec une indulgence jamais lasse, ce terrible Louis N… parasite de lettres qu’il nourrissait, par lequel il se savait haï, qui lui imposait sa présence, lui prenant le coin de son feu dans sa petite chambre. Il se contentait de dire plaisamment : — « Quand je paraîtrai devant Dieu, je lui avouerai : « J’ai commis bien des fautes… Mais, Seigneur, considérez que j’ai supporté M. Louis N… » ‌

Il disait encore :‌

— « N… c’est ma vertu… » Et il illustrait d’une phrase l’orgueil et l’incurie du personnage : « C’est le Narcisse du ruisseau qui salit la boue en s’y regardant. »‌

C’est par cette irritabilité souffrante, sans cesse reployée, et sans cesse étourdie par la plus étonnante conversation, qu’il faut expliquer la solitude où vécut d’Aurevilly. Oui, il étonnait, mais il effrayait. On l’admirait, mais il déplaisait. Il ne se livrait guère que dans l’intimité, où son outrance se détendait dans la plus inattendue bonhomie. Ceux qui l’ont écouté causer devant une galerie — et pour lui la galerie commençait aussitôt que cessait l’absolue confiance, — ont pu admirer l’éblouissement de sa parole, ils n’ont pas goûté le charme d’abandon de ce railleur en qui palpitait un cœur resté très jeune. Il lui fallait, pour s’ouvrir ainsi, pour se laisser aller, pour être lui-même, un compagnon de son choix et un décor à son goût. Ce grand théoricien de misanthropie était demeuré si naïf de sensations, qu’une terrasse de restaurant en plein air, aux Champs-Elysées, l’été, — une séance au Cirque, dont il était fanatique, — la vue d’un joli visage au bout de sa lorgnette et un retour à pied sous les étoiles, lui suffisaient pour qu’il se livrât avec délices à la vivacité de ses confidences. Il allait, de son pas un peu lent, sans cesse interrompu par une halte, et ses souvenirs affluaient en foule. Il parlait et racontait sa vie au hasard de son émotion. Ses parents revivaient à travers ses phrases : son père dont il ne s’était pas senti compris ; sa mère qu’il avait aimée tristement, profondément ; son frère l’abbé qu’il venait d’enterrer ; son oncle, qui lui avait laissé jadis une petite fortune bientôt mangée ; son grand-père Ango. — Il évoquait d’autres visages encore, de survivants du premier Empire ou de la chouannerie, puis des profils d’amies disparues et surtout celui d’une jeune femme qu’il avait aimée, à vingt ans, et celui d’une amie vivante qu’il avait voulu épouser et dont l’image avait tant pesé sur sa vie que le dernier hiver encore, et après une tombée de bien des jours sur son cœur vieillissant, il lui écrivait d’admirables lettres d’amour37.‌

III

En effet, un second trait de cette âme si peu contemporaine dans son essence, et si simple, si croyante dans son arrière-repli, était le goût du romanesque. Il employait volontiers ce mot qui n’est guère à la mode, et il raffolait de la chose, moins à la mode encore. Je ne donnerai l’impression de ce tour particulier de son esprit qu’en transcrivant quelques lignes d’une lettre qu’il m’adressait de Valognes au lendemain de la fête de Noël 1877 — il avait alors soixante-neuf ans. — « … Je m’apprends ici à vivre seul. Amère éducation que cette année je me suis terriblement donnée dans cette ville morte dont les pavés sont les tombes de mes premières folies de cœur et de mes souvenirs. J’avais eu le projet d’en partir plus tôt. Mais j’ai eu la fantaisie — hélas ! malheureusement plus sentimentale que pieuse — d’entendre la messe de minuit sous les voûtes de l’église Saint-Malo de Valognes. J’ai de sveltes spectres à y chercher, dans ses plus noires et ses plus mystérieuses chapelles. Je pourrais bien pourtant ne les chercher ni là, ni ailleurs.‌

« Ils ne sont pas toujours les amants des clairières.‌
« Ces spectres, revenant de la tombe transis,‌
« Sous la lune bleuâtre et ses pâles lumières… ‌
« Ils dansent dans les cimetières, ‌
« Mais dans mon cœur ils sont assis… »‌

C’est par ce goût du romanesque, enfoncé en lui à une extrême profondeur, que d’Aurevilly adorait Byron, et dans Byron les portions les plus nuancées, les plus tendrement mystérieuses et coupables, l’amour de Zuleika pour Selim dans le Giaour, celui de Manfred pour sa sœur Astarté. Quand il citait des fragments de ces poèmes, ou bien d’autres comme celui qui commence : « Adieu, et si c’est pour toujours, hé bien ! pour toujours adieu… » sa voix, volontiers vibrante et cinglante, s’altérait, s’adoucissait jusqu’au soupir, Pour des raisons semblables, il préférait par-dessus tout, dans Balzac, la suite de romans où se trouve peinte la figure d’Ether, la courtisane amoureuse, et dans Stendhal, les chapitres du Rouge et Noir où Mathilde et Mme de Rénal visitent Julien dans sa prison. Je me rappelle avec quelle exaltation il me citait la phrase de Sorel regardant Mlle de la Môle tout en jouant avec elle à la froideur : « Si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas !… » — « Voilà le génie… » disait-il. Quand il ne rencontrait pas des touches pareilles dans un écrivain, ce je ne sais quoi d’exalté dans la tendresse, de rêveur dans la passion, d’un peu fou et triste dans le sentiment, il refusait son admiration. Il était de bonne foi, par exemple, en se rebellant contre le dur talent de Flaubert, de même que dans Balzac il ne pouvait souffrir les romans comme le Curé de Tours, d’où le romanesque est entièrement absent. Quand il avait prononcé d’un livre cet arrêt : « Il n’a pas d’âme », ou encore : « Il ne palpite pas », les qualités d’art devenaient nulles à ses yeux. C’était sa plus violente critique contre Hugo, et le motif pour lequel il le mettait au-dessous de Lamartine, de Musset, de Henri Heine et de Vigny. Il n’appréciait dans une œuvre ni la plastique, dont il disait : « C’est du métier », ni ce que l’on appelle aujourd’hui la valeur documentaire, ni l’analyse toute nue et sèche, et s’il était cruel pour Zola, il ne l’était pas moins pour Mérimée. Il justifiait ses critiques par des vues toujours ingénieuses et neuves, souvent profondes. Le malheur était que, parlant ses opinions avec sa fougue habituelle de causerie, il les poussait, en les parlant, jusqu’à leur dernière limite. Puis, quand il écrivait ses articles, il notait surtout sa parole. De là les violences de sa critique, — violences qui nuisirent à son autorité. Ses ennemis en ont profité pour nier le très sagace connaisseur de poésie et de prose qu’il était, hors de ses minutes excessives. Il a su deviner, avant tous les autres, Maurice de Guérin et Baudelaire, saluer Alphonse Daudet et Richepin encore inconnus. Les pages sur Joseph Delorme et sur Sainte-Beuve poète sont d’une pénétration que ce même Sainte-Beuve n’a pas surpassée, et même dans ses morceaux les plus entachés de partialité passionnée, quelle éloquence, quelles formules d’une suggestion incomparable, quelle bonne foi aussi et surtout quel désintéressement, quel mâle dédain du public et du succès ! Quelle hauteur et quel esprit à la Rivarol, ainsi ce mot qu’il avait d’abord fait sur Rabelais et qu’il appliqua depuis à un autre auteur : « C’est Hercule qui entre dans les écuries d’Augias pour y ajouter ! »‌

IV

Parmi ces livres qu’il déchirait ainsi avec une fureur qui l’emportait jusqu’à l’iniquité, il y en avait un pour lequel il professait une haine d’homme à homme : c’était Don Quichotte. « Cervantes est un criminel. » Je l’ai entendu répéter cette formule vingt fois. Il se refusait absolument à voir dans ce chef-d’œuvre ce que j’y vois pour ma part, l’amertume d’un cœur qui bafoue son Idéal sans cesser d’y croire. C’était pour lui la satire de l’enthousiasme, et il ne pardonnait pas cette satire au grand Espagnol. C’est surtout celle de la chimère, et il y avait tant de chimérique dans d’Aurevilly ! Sa sauvagerie ombrageuse, en le préservant de beaucoup de compromis, l’avait isolé hors de toute expérience sociale. Il avait, lui aussi, comme l’hidalgo du vieux Cervantes, chevauché à la poursuite de mirages, — sans renoncer que bien tard à ces mirages. C’est ainsi que de 1833 à 1848, il perdit environ quinze années à caresser le songe d’une entrée dans la diplomatie que les directeurs de journaux d’alors lui promettaient pour l’asservir à l’ingrate tâche du bulletin quotidien : « Je rirai de ces vers plus tard », écrivait-il à Trébutien en lui envoyant un poème, « quand je serai dans quelque ambassade… » Plus tard, et quand la révolution de 48 fut venue foudroyer ce premier rêve, il ne rit pas de ces vers, — ils étaient trop beaux, — mais il ne fit que changer d’illusion. Il poursuivit d’autres songes qu’attestent ses derniers Memoranda et qui ne se réalisèrent pas davantage. Dum spiro spero, cette vieille devise des alchimistes, aurait pu être gravée sur son blason.‌

Insensiblement, il s’était habitué à vivre de visions et parmi des visions. J’ai la certitude qu’il se rendait à la fin un compte trop exact de l’avortement de tous ses désirs. Il avait rêvé l’action et il feuilletonnait encore à soixante-seize ans ; — une grande vie d’élégance, et il habitait une pauvre demeure ; — une renommée digne de son génie, et, comme il s’en plaignait dans une lettre que j’ai, là sous les yeux, les articles sur lui ne parlaient guère que de sa personne physique : « Ces sornettes insultantes sont bien dignes », écrivait-il, « des maroufles de ce temps-ci !… » Il les méprisait, ces sornettes, et il en souffrait. Il n’avait pu épouser ni la première ni la seconde des deux femmes dont la pensée a rempli sa vie. Il se réfugiait alors de parti pris dans un monde imaginaire. « Mon talent », écrivait-il encore, « a été une longue bataille contre ma chienne de destinée et la vengeance de mes rêves… » Cette disposition particulière inclinait son œuvre comme sa parole vers l’étrange sinon vers le merveilleux. Il semblait, dans ces dix dernières années, avoir pris en dégoût le monde réel, et sa verve de conteur, qui était incomparable, se réjouissait parmi des anecdotes fantastiques par elles-mêmes, qu’il forçait encore dans le fantastique. Il les recueillait avec soin. Je me souviens de la joie avec laquelle il dit à une personne qui venait de lui révéler un fait singulier : « A partir d’aujourd’hui, madame, vous tombez dans mes anecdotes… » Il avait fini par créer ainsi autour de lui une sorte d’atmosphère grisante dont la fascination était d’autant plus irrésistible qu’une réalité y éclatait, et magnifique, celle de son énergie morale à lui qui, vaincu par la vie de toutes manières, pratiquait la fière doctrine exprimée dans une phrase du Rideau cramoisi, sa véritable profession de foi : « Si le sentiment de la garde qui meurt et ne se rend pas est héroïque à Waterloo, il ne l’est pas moins en face de la vieillesse, qui n’a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper. Or, pour des têtes construites d’une certaine façon militaire, ne jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question comme à Waterloo… » Il ajoutait : « Je ne dis pas que cela n’est pas insensé, puisque cela est inutile, mais c’est beau comme tant de choses insensées !… »‌

V

Il ne faudrait cependant pas s’y tromper : avec son goût du romanesque, avec ses partis pris d’attitudes, avec ses singularités d’anecdotes, d’Aurevilly n’était point, comme les chroniqueurs l’ont trop voulu montrer, un simple fantaisiste de génie. Pour me borner à un seul point, celui de la foi religieuse, je ne comprends guère que la critique ait hésité une minute à reconnaître chez lui la sincérité de son catholicisme. Les confidences de ses premiers Memoranda montreront davantage sur quelles fortes études reposaient les convictions de cet élève de Bonald et de Maistre. Il n’était en aucune manière un croyant par romantisme, mais bien un esprit nourri de la meilleure théologie, très entier dans ses principes, mais très raisonné, comme Balzac, d’ailleurs, dont toute l’œuvre serait inexplicable sans le christianisme. Frère d’un prêtre, élevé par des prêtres au collège Stanislas, fils d’une femme très pieuse et venu d’une province encore toute voisine de la chouannerie, d’Aurevilly avait éprouvé sa croyance — détail que l’on ignore trop — par les plus consciencieuses études philosophiques. Il avait lu et très bien lu Hegel et Kant dans le texte même, pour ne citer que ces deux noms. Ses théories d’absolutisme en politique étaient pareillement fondées sur une connaissance précise de l’histoire. Il s’était donné cette instruction dans ses années de journalisme militant, et s’il n’eût pas écrit de ce style qui était le sien, trop éclatant d’imagination poétique, les lecteurs eussent reconnu dans la plupart de ses idées une solidité comparable à celle de ce Rivarol dont j’ai déjà cité le nom à propos de lui. Mais quel est le lecteur qui veut admettre que des causeurs de ce brillant, de ce scintillant, aient aussi dans l’esprit la profondeur sincère ? Nisard, lui, ne s’y trompait pas, ni Weiss, qui a parlé, comme il convenait, de la puissance de d’Aurevilly à tracer d’admirables portraits d’histoire. De toutes les blessures dont avait été frappé ce noble écrivain, celle-là lui était la plus vive : la méconnaissance de sa sincérité religieuse et politique. L’apaisement s’était fait avec l’âge. Il considérait qu’une fois mort, les nombreux volumes des Œuvres et les hommes, sa grande œuvre de critique, montreraient l’unité absolue, inébranlable en lui, du penseur et du conteur, du moraliste et du romancier. Il professait pour la méthode moderne, qui consiste à tout comprendre dans l’art et dans la vie, une aversion absolue. « J’ai jugé les livres comme j’ai jugé les passions », disait-il « Juger, là est tout l’homme… » Je me souviens que je le combattais et que je plaidais auprès de lui pour la multiplicité des points de vue et les souplesses d’un certain dilettantisme. L’énergie de ses résistances à mes arguments ne s’est jamais démentie, et j’ai retiré de ces conversations la certitude que ce grand écrivain était aussi le plus honnête homme de lettres qui se pût rencontrer.‌

Cette honnêteté avait fini par s’imposer, et si les dix dernières années de d’Aurevilly ont eu sur elles la mélancolie de la mort approchant, du moins il a pu connaître autour de lui la chaleur d’amitiés très vraies ; — et comme pour réaliser le « trop tard » de sa devise, il a goûté dans ce déclin de son âge jusqu’à ce succès de monde tant souhaité dans sa jeunesse. La baronne de P… une femme d’un grand cœur et d’un grand esprit, qui avait su faire de son salon une délicieuse oasis de causerie et d’intimité, contribua entre toutes à la vogue de ce causeur original et savoureux. Chaque fois qu’il devait dîner dans ce charmant hôtel d’une rue qui donne sur les Champs-Elysées, c’était pour lui une vraie fête. Je l’accompagnais le plus souvent. J’allais le prendre un peu trop tôt, car il avait gardé de sa province une peur naïve d’être en retard qui se traduisait par des arrivées dans les gares une heure avant le départ des trains. Je le trouvais vêtu de son habit à revers de velours noir, avec sa cravate de dentelles — et son esprit des meilleurs jours. Il magnifiait, dans ces moments-là, tout ce qu’il touchait, comme le roi de la fable. Un de ces soirs nous n’avions trouvé, pour nous conduire, qu’une informe victoria délabrée et branlante. Le cocher était un nain en haillons, qui fouettait d’un bras infirme un cheval digne de d’Artagnan.‌

— « Nous sommes dans le char de Titania », me dit d’Aurevilly, comme le véhicule traversait la place de la Concorde, « et conduits par un gnome !… »‌

… Quand j’évoque l’image de ce grand ami disparu, c’est dans ce salon de la rue du Colisée que je le revois, et entouré du petit cercle de fidèles que la grâce intelligente de la maîtresse de la maison savait grouper autour de lui. Jamais je ne l’ai entendu causer comme dans ce milieu où il, avait pour lui donner la réplique les plus délicieux conversationnistes de Paris, Charles Haas, le prince Edmond de Polignac, d’autres encore. Ce furent ses dernières bonnes sorties. La maladie vint, et celle que cette âme hautaine eût le plus détestée. Car au lieu de partir d’un coup, il dut subir la diminution lente de ses énergies et s’avouer moins fort que la vie. Une créature d’un dévouement inlassable entoura cette suprême période des soins les plus délicats, s’ingéniant à lui conserver l’illusion d’une prochaine rentrée en possession de ses forces perdues. Mais il se savait frappé, et qu’il était mélancolique à regarder, immobile dans son fauteuil, son orgueilleux visage marqué de souffrance, et avec son regard de lion agonisant, — superbe encore avec tous ses cheveux maintenant blancs, et ne se plaignant pas ! Grâce à Dieu, la misère dont quelques journaux ont parlé lui fut épargnée, et s’il est mort dans ce qu’il appelait son tourne-bride de lieutenant, c’est qu’il l’a voulu. Il avait auprès de lui, outre son Antigone, comme il l’appelait, l’ami dévoué qu’il baptisait le Frédégondien, à cause de son nom, Georges L…, qui avait pris une petite chambre à côté de la sienne pour ne pas le quitter. Aucun de ceux qu’il avait vraiment aimés ne l’a délaissé, et aucun n’oubliera cet être rare, dont les facultés supérieures n’ont jamais trouvé leur plein emploi et qui a donné un si constant exemple de l’idéalisme personnel. Pour lui, vraiment, comme il le disait dans la phrase des Diaboliques : « Toute la question fut toujours de ne pas se rendre. » — Et il ne s’est pas rendu.‌

VII
Guy de Maupassant

I
Premières œuvres38

M. Guy de Maupassant a publié cette semaine Miss Harriett, — recueil de nouvelles ainsi nommé à cause du titre de la première. Je voudrais, à cette occasion, caractériser en quelques-uns de ses traits généraux la physionomie de ce romancier, très jeune encore, mais dont la renommée est déjà grande. Parmi les écrivains qui ont eu leurs vingt ans aux environs de 1870, l’auteur de Miss Harriett est sans doute celui dont le talent a le plus profondément pénétré dans la masse des lecteurs. Si je ne me trompe, c’est dans une revue aujourd’hui disparue : la République des lettres, et sous le pseudonyme de Guy de Valmont, que M. de Maupassant donna ses premières pages. C’était un puissant et hardi poème qui s’intitulait : Au bord de l’eau. Dans ces vers étranges, d’une facture à la fois simple et savante, circulait un souffle de jeunesse, de rêverie et de sensualité. C’était, dans un paysage d’eau courante, et tour à tour sous l’accablement du soleil du Midi et la fraîcheur de la lune de minuit, l’évocation des baisers de deux affolés d’amour. Il y avait là une fureur de panthéisme enivré, une fièvre brûlante, et en même temps un je ne sais quoi de robuste, la libre et heureuse allure d’un être fort. Le poème établit du coup la réputation de M. de Maupassant dans les petits cénacles de littérateurs. Une nouvelle, Boule-de-Suif imprimée dans le volume des Soirées de Médan, révéla que le poète d’Au bord de l’eau était aussi un conteur d’une sûreté de procédés dès lors accomplie et d’une singulière acuité d’observation. Boule-de-Suif était, on se le rappelle, le récit d’un épisode du temps de la guerre. Le voyage de quelques bourgeois de Rouen à travers les lignes prussiennes faisait la matière de ce petit roman. Cette anecdote avait suffi à l’écrivain pour mettre à jour la nuance de comique dont s’accompagnent les plus tragiques événements de l’histoire : la réapparition des petits égoïsmes privés à travers le fracas des grandes catastrophes, les compromis de conscience auxquels l’instinct du bien-être amène si vite les poltrons. La composition de ce morceau rappelait le « faire » de Mérimée, et son style serré valait presque celui de Flaubert. M. de Maupassant a, depuis lors, tenu ce que promettait ce retentissant début. Le recueil de ses vers, son roman d’Une Vie, ses volumes de nouvelles : les Contes de la Bécasse, Mademoiselle Fifi, la Maison Tellier, le journal de son voyage en Algérie : Au soleil, — c’est, je crois, toute son œuvre publiée, — ont montré en lui un écrivain de race, d’une réelle puissance de production, capable de se renouveler et de se développer à travers une riche variété de sujets. Mais ni cette puissance ni cette variété, ne suffiraient à expliquer la faveur à la fois littéraire et populaire avec laquelle ont été accueillis ces livres. M. de Maupassant a eu la chance rare de séduire les raffinés à la fois, et le gros public. Je vois deux raisons à cette fortune : la première est que l’auteur d’Une Vie et de Mademoiselle Fifi représente avec beaucoup d’intensité quelques tendances de la génération nouvelle ; la seconde me paraît résider dans un tour particulier d’esprit qui lui a permis de traduire ces tendances d’une façon accessible à tous et bien conforme à la vieille tradition française. Ces deux points valent qu’on y insiste. Il y a là matière à bien des réflexions sur les lettres actuelles.‌

Quand on parle des tendances de la génération nouvelle, on risque fort de prononcer une phrase dépourvue d’un sens bien précis. La ligne générale d’une époque ne se dessine guère avec netteté qu’au moment où cette époque close recule dans la perspective du passé : Il est certain que nous comprenons aujourd’hui la Restauration mieux que ne pouvaient faire un Sainte-Beuve ou un Stendhal, emportés qu’ils étaient l’un et l’autre par le flot mouvant du monde qui les enveloppait. N’y a-t-il pas cependant quelques indices que même les contemporains peuvent recueillir et signaler au passage ? Lorsque, par exemple, la plupart des livres écrits par des jeunes gens offrent les uns avec les autres deux ou trois grands traits de ressemblance, n’est-on pas en droit de considérer ces traits comme essentiels et d’y reconnaître les signes probables d’un changement dans les mœurs et dans les âmes ? Si l’on examine de ce point de vue les principales productions des nouveaux venus en littérature, on trouvera, ce me semblé, que la plupart sont marquées d’un triple caractère : pessimisme, préoccupation scientifique et souci minutieux du style. — Je dis pessimisme, en donnant à ce mot son sens d’origine : il y a dans la misanthropie de nos romanciers récents, dans la mélancolie de nos poètes, dans la sombre extravagance de nos fantaisistes, une reprise très inattendue de ce qui fut, au lendemain de René, le mal du siècle. Sans doute, la rhétorique a changé du tout au tout. L’école présente est volontiers brutale et cynique, au lieu que les premiers « enfants du siècle » étaient plutôt élégiaques et rêveurs. Mais, que nos modernes Obermanns aient passé par la salle de clinique et la brasserie, ils n’en sont pas moins des Obermanns. L’inutilité finale de l’effort humain est l’objet habituel de leur plainte. Si les paroles de la chanson se trouvent modifiées, la triste mélodie est demeurée la même. Rien qui contraste davantage avec le positivisme heureux, le culte du succès, la forte poussée de vie matérialiste dont le début du second Empire donna le spectacle. Soit que l’analogie des catastrophes politiques ait produit une identité dans les sentiments, soit que notre civilisation moderne porte en elle quelque chose d’inguérissablement douloureux et meurtri, voici que les temps sont revenus des renoncements désespérés, de l’« à quoi bon » donné comme réponse aux questions angoissantes sur le but de la vie. Le règne de Werther est arrivé de nouveau, mais cette fois c’est réellement le Werther-carabin dont M. Guizot parlait à propos de Joseph Delorme. — C’est là le second des traits de la jeune école, celui par lequel son esthétique se rattache à la génération précédente : si la littérature actuelle est volontiers désespérée, elle est plus volontiers encore scientifique. En cela elle est bien la fille d’un âge de découvertes expérimentales et de création industrielle. Le goût du fait demeuré sa passion maîtresse, et l’exactitude est pour elle le terme suprême de l’art. On s’est beaucoup moqué des prétentions physiologiques de quelques romanciers, ceux-là mêmes qui sont le plus en vogue ; mais il est évident qu’avec leurs romans tout imprégnés de théories sur le système nerveux, ils ont conquis d’énormes succès. Concluons-en qu’ils flattent un des besoins profonds de notre temps, et d’autre part observons que ces mêmes romanciers ont raffiné de plus en plus sur leur expression. — Par ce troisième trait la jeune école se distingue encore de la génération précédente. Ceux qui menèrent la réaction contre le romantisme, après les Burgraves et au lendemain de 1840, préconisèrent le retour à une forme sans pittoresque. Ils exaltèrent la prose et la poésie classique. Ils applaudirent aux comédies en vers de M. Augier, plus tard aux romans de M. About, par horreur des excès de la prose imagée, de la poésie à recherches plastiques. Aujourd’hui le style des nouveaux auteurs se rattache en ligne directe à Théophile Gautier, partant à Victor Hugo, partant à Chateaubriand. Toutes les curiosités de mots, gloire et tourment d’un Aloysius Bertrand et, avec lui, des purs romantiques, n’étaient que le commencement de cette torture de la forme que s’infligent les maîtres et les disciples de l’école nouvelle. — Le tout fait une esthétique étrangement mêlée, d’une nature hybride et complexe, où les contrastes se heurtent ; mais qu’elle reproduit bien l’image de cette fin de siècle, encombrée des débris de tant d’espérances !‌

Ceux qui ont l’habitude des analyses intellectuelles ont dû remarquer dès les premiers essais de M. de Maupassant que ces trois tendances de l’époque travaillaient en lui. Dans Boule-de-Suif, sous l’apparente indifférence et la froideur volontaire du récit, il laissait apparaître la misanthropie la plus irrémissible, et il n’est pas une de ses nouvelles, ou brève ou développée, de laquelle ne se dégage une mortelle senteur de nihilisme. Qu’il raconte l’histoire entière d’une âme de femme, comme dans Une Vie, ou qu’il étudie, comme dans l’Héritage, comme dans En famille, comme dans Garçon, un bock ! un épisode détaché, un coin de nature, une anecdote, toujours et partout il prend pour objet propre de son analyse la mise à nu d’une misère du cœur, la dénonciation d’un égoïsme caché, la découverte d’une déception. La créature humaine lui apparaît comme menée par un petit nombre d’instincts qui trouvent à se faire jour sous tous les mensonges des convenances, sous tous les enthousiasmes des sentiments, — et nous allons ainsi, menés par ces impulsions irrésistibles, jusqu’au terme suprême de notre existence, qui est le malheur et la mort. Ce n’est pas là un caprice d’artiste, c’est une manière de voir initiale et finale, c’est une méthode aussi, qui se double, dans le cas de M. de Maupassant, d’un souci constant de vérification scientifique ; depuis l’impersonnalité calculée de ses récits, où il a bien soin de s’effacer lui-même le plus qu’il le peut, jusqu’au choix de ses sujets, empruntés le plus souvent à l’existence quotidienne, tout dans cet écrivain révèle la recherché du document exact. C’est vers la Vérité qu’il a aiguillé le train de ses idées non vers la Beauté. Ce qu’il s’efforce de donner, ce sont les échantillons, copiés d’après nature, des différentes classes sociales qu’il a observées. Il a exécuté ce programme à maint endroit de ses œuvres. On lui doit déjà quelques monographies du paysan normand, par exemple, surprenantes de réalité. Je citerai les contes qui ont pour titres  : Un Normand, Aux champs, les Sabots, la Mère Sauvage, la Fille de ferme. C’est de la peinture à la fois minutieuse et significative. Cela tient de l’eau-forte et du procès-verbal, et la prose dans laquelle ces morceaux sont rédigés sauve leur auteur de la platitude, écueil habituel des observateurs trop méticuleux. Le culte de la forme irréprochable est en effet aussi vif chez M. de Maupassant qu’il a pu l’être chez les stylistes les plus scrupuleux de l’école de l’art pour l’art. Si l’on en doutait, il suffirait de lire les pages de critique qu’il a mises cet hiver en tête de la Correspondance de Flaubert. Il n’était pas besoin de cette profession de foi pour deviner chez lui la passion du mot pittoresque et de la phrase bien nombrée. Certains morceaux de facture sont à eux seuls un credo littéraire. Je choisis dans Au soleil cette description, un lever de la lune au bord d’un lac de sel : « La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir ; tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune semblaient plus aunes encore, caressés par la lueur safranée de l’autre. Là-bas, devant moi, le Zar’z, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de surnaturel, de si doux, de si captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout, autour de moi, éclatant aussi sous la caresse de la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là… » J’imagine qu’un professeur de rhétorique moderne, comme Sainte-Beuve s’est amusé à l’être dans quelques passages de son Chateaubriand, donnerait de cette page un bien curieux commentaire. Il montrerait la recherche d’harmonie imitative de ce « tombés là » qui termine sur une sonorité sourde cette phrase d’abord légère et vibrante comme un rayon de lune. Il remarquerait le choix des mots : « luisante, — frôlait, — caressés », l’alanguissement que donne à la période cette incorrection volontaire : « de si captivant le regard et la pensée… » Une fois entraîné par la doctrine qui veut que le style soit l’équivalent complet, le substitut intégral de la sensation, à quel scrupule de détail n’arrive-t-on pas ! Le laborieux Flaubert que ses lettres nous ont montré écrivant « dans les affres » — le terme est de lui — était ravi d’avoir terminé son conte d’Hérodias par un adverbe qui lui semblait reproduire le pas et l’effort des deux esclaves chargés de la tête de Jean : « Comme elle était très lourde, ils la portèrent alternativement… » Poussée à l’extrême, la logique du style d’images doit en effet aboutir à des recherches de cet ordre, de même que la logique du style d’idées conduisit Stendhal à écrire comme le code civil. On dirait que le langage humain, produit complexe de la sensation et de la réflexion, oscille entre ces deux pôles, de l’onomatopée à l’algèbre.‌

Elles sont donc bien reconnaissables dans M. de Maupassant, les trois maîtresses tendances de notre littérature nouvelle ; mais voici qui distingue aussitôt cet écrivain de la plupart des représentants de cette littérature. Il est sans doute le seul dont on puisse dire que son œuvre respire la santé. Il y a en effet une santé littéraire comme il y a une santé physique, et l’une n’est pas beaucoup plus aisée à définir que l’autre. Est-ce dans le fond des idées, est-ce dans la forme que cette santé littéraire réside ? Ailleurs évidemment, car telle œuvre est morale dans ses tendances, accomplie dans son style, dont on ne saurait dire qu’elle est saine. Pour ne citer qu’un exemple, mais des plus illustres, les Pensées de Pascal ne sont-elles pas d’une élévation sublime, d’une tenue irréprochable de langue ? Qui affirmera cependant que ce n’est point là un livre malade ? Je n’ai pas dit un livre de malade, car il se rencontre des écrivains d’une belle vigueur physique qui n’ont pas la santé littéraire : témoin Balzac. D’autres ont, comme Voltaire, passé leur vie dans le plus affolant état d’excitabilité morbide, dont l’œuvre écrite est d’une santé parfaite. C’est par le contraste, me semble-t-il, qu’on peut se rendre un compte exact de cette vertu de la santé, en analysant ce qui constitue proprement la maladie d’un talent. On trouvera que cette maladie réside uniquement dans ce fait que l’écrivain n’a pu se retenir d’abuser d’une de ses qualités, si bien que cette qualité s’est convertie, par une hypertrophie involontaire, en une sorte de défaut. — Celui-ci possédait un sens exquis de la valeur des mots, une vision subtile de leur vie physique. Il a exaspéré en lui ce pouvoir et il aboutit à ce que l’on peut appeler la névropathie de la phrase. Cet autre, doué du charme et de l’élégance, outre sa délicatesse jusqu’à la manière. Un troisième avait le don de l’éloquence passionnée, il en arrive à l’éloquence douloureuse, à la passion torturante. Ce fut le cas de Pascal. Carlyle était naturellement un visionnaire, il finit par écrire une prose d’halluciné. Dans notre frêle machine nerveuse, chaque faculté puissante a une tendance à s’assimiler toutes les autres. Elle absorbe la sève de l’âme tout entière. La maladie commence avec cette perte de l’équilibre. Lorsque la faculté ainsi dominatrice est de premier ordre, la maladie se fait magnifique, elle entre pour une part dans la beauté du génie. Lorsque la faculté maîtresse est inférieure, la maladie est d’un genre inférieur comme elle ; mais, dans l’un et dans l’autre cas, c’est une même marche ; c’est un exorbitant, un démesuré développement d’un pouvoir de l’esprit aux dépens des autres. Dans les époques de littérature avancée comme est la nôtre, ces maladies du talent se multiplient, par une loi facile à comprendre : l’écrivain qui veut créer, c’est-à-dire faire du nouveau, cherche à dépasser ceux de ses prédécesseurs qui ont été doués de la même sorte de talent que lui. Il outre ses procédés afin d’être plus intense qu’ils ne le furent, et c’est ainsi, qu’exaspérés par cette concurrence, les artistes se font de plus en plus rares dont on peut dire qu’ils gardent un équilibre complet de leur nature intellectuelle.‌

Jusqu’à ce moment, cet équilibre est une caractéristique de M. Guy de Maupassant. Si la santé littéraire consiste dans une sorte de pouvoir d’arrêt de nos facultés, ce romancier possède cette santé-là. Son œuvre vaut ce qu’elle vaut, dans la hiérarchie des œuvres. On discutera sur la place qu’il convient de lui assigner. Je ne crois pas qu’on puisse lui refuser ce caractère d’être parfaitement équilibrée et lucide. Examinez, une par une, ce que sont devenues chez lui les trois tendances qui lui sont communes avec tant de ses confrères, et vous trouverez qu’il s’est préservé jusqu’ici des excès qu’elles apportent le plus souvent avec elles, Il est misanthrope jusqu’au pessimisme. Mais sa misanthropie n’aboutit pas à la noire, à la furieuse calomnie de l’espèce humaine, ni son pessimisme à la nausée universelle. Il garde une bonne humeur dans ses ironies, une gaieté dans ses satires, une bonhomie enfin dans ses dégoûts. Son amertume ne va pas jusqu’à la cruauté. Son mépris de la vie n’est pas, en un mot, inconciliable avec la vie même, comme chez un Flaubert ou un Baudelaire. Pareillement, son souci d’analyse ne l’amène pas à cette minutie acharnée, à cette manie de la toute petite note, à cette préoccupation de la nuance infiniment ténue, — défaut habituel des analystes. Il continue à voir dans les personnages qu’il met sur pied des créatures totales, si je peux dire. Il n’a pas cessé d’avoir le sentiment des ensembles, tout en ayant un sens très aiguisé du détail. Enfin, et c’est assurément le signe le plus évident de la justesse de cet esprit, son culte scrupuleux du mot ne l’a pas conduit à la maladie du mot. Il a évité ce danger, le plus redoutable pour un écrivain que préoccupent les sonorités et les couleurs. Il écrit une prose facile et agile. Les curiosités de la langue, si tentatrices, lui demeurent étrangères, et ces raffinements presque affolés de l’expression ! féconds en délices intellectuelles, mais périlleux pour le développement de tout l’esprit. Il y a comme du plein air dans cette prose, une souplesse heureuse et franche à la fois. Cette liberté explique pourquoi même la foule des lecteurs a trouvé du plaisir à lire ces livres, d’une facture mesurée dans leur hardiesse. C’est là une sorte de sagesse tout à fait conforme à la tradition de notre race, et ceux qui ont pu s’y tenir ont toujours été assurés de séduire le public, même lorsqu’ils n’avaient pas les dons remarquables de l’auteur d’Une Vie.‌

Avec ces dons natifs et cette maîtrise de soi dont il a fait preuve, avec son succès rapide et l’aisance de sa production, M. Guy de Maupassant laisse attendre de lui une œuvre considérable. Dans quel sens exécutera-t-il cette œuvre ? C’est ce qu’il est difficile de prévoir aujourd’hui, précisément parce que cet artiste est très accompli et qu’il n’a pas donné de ces ébauches, inachevées, mais indicatrices. Il paraît probable que, continuant la série de ses études sociales, il nous laissera une sorte de tableau de la vie française, tant provinciale que parisienne, exécuté, comme Tourgueniev le fit pour la vie russe, avec une objectivité presque absolue. La question est de savoir si ce romancier qui s’est jusqu’ici borné à l’analyse de créatures simples, telles que le paysan, le petit bourgeois, la fille, se décidera enfin à étudier et à montrer des créatures plus compliquées. Dans l’univers psychologique comme dans l’univers physiologique, il y a une hiérarchie des formes et comme une échelle des organismes. L’humanité va de la brute au grand artiste, de la fille de ferme à George Sand, d’un caporal à Napoléon Ier. L’école de l’observation, a laquelle se rattache M. de Maupassant, doit, pour épuiser tout son principe, être capable de reproduire les espèces sociales les plus complexes, comme elle s’est montrée capable de reproduire les moins raffinées. M. de Goncourt a senti cette nécessité, lorsqu’il a écrit Chérie après Germinie Lacerteux. Balzac, auquel il faut toujours revenir comme au maître du roman moderne, a fait succéder à ses études de petite bourgeoisie ses merveilleux romans sur la vie parisienne, sur l’aristocratie et sur les artistes. Il n’est pas un de ceux, — et ils sont nombreux — auxquels le talent de M. de Maupassant est cher, qui ne souhaite cette évolution de son talent et qui ne l’espère.‌

II
Souvenirs personnels39

Le grand romancier dont la longue agonie s’est terminée cette semaine d’une façon trop prévue et pourtant si triste s’appliqua trop soigneusement toute sa vie à réserver les coins intimes de sa personnalité pour que ceux qui l’ont connu ne se conforment pas à ce qui fut son constant désir. Aussi en évoquant, au lendemain de l’irréparable catastrophe, quelques souvenirs d’un compagnonnage littéraire qui remonte à plus de seize années, voudrais-je seulement donner deux ou trois notes capables de mieux éclairer, non pas cette personne, — même morte, elle ne nous appartient pas, — mais cet esprit, dont l’œuvre nous appartient, et son histoire. La critique a été unanime à reconnaître quelle perte les Lettres françaises avaient subie par cette soudaine disparition du plus complet, du plus puissant des artistes de la génération entrée dans le mondé lors de la dernière guerre. Il ne semble pas qu’elle ait suffisamment dégagé ce qui demeure le plus précieux enseignement de cette existence — cette fidèle obstination de Maupassant à ne servir en effet que les Lettres, son dédain pour toutes les misères des discussions contemporaines, et son acharné, son infatigable souci d’accomplir une œuvre toujours plus achevée. Quand d’autres années auront passé, mettant à leur place vraie toutes les figures d’aujourd’hui, c’est ce trait-là, cette ferveur d’un artiste passionnément amoureux de la perfection qui rendra cette mémoire à jamais chère aux amants de la Muse, — comme on disait dans le bon vieux style du bon vieux temps. Avec une autre méthode d’étude et de réalisation, c’est par ce point-là que Maupassant est vraiment l’élève de Flaubert et digne d’avoir inspiré cette confiance, cette admiration plutôt à ce Maître dont il devait devenir le rival. Il y eut entre eux pourtant cette différence que Flaubert avouait, proclamait ses efforts de styliste. Maupassant, lui, les taisait. Il allait, par horreur des vaines controverses, jusqu’à professer une indifférence absolue envers cet art qu’il aimait et pratiquait si sérieusement. Il prétendait n’y voir qu’un gagne-pain plus fructueux. Et chaque nouveau livre, en révélant aux connaisseurs un nouvel effort, montrait en lui, à son plus haut degré, cette vertu foncière du grand homme de lettres : la plus scrupuleuse probité d’art, au milieu des plus dangereuses tentations d’un immense succès.‌

Il l’avait déjà, cette admirable probité d’art, et aussi intransigeante, aussi courageuse, quand il fit son éclatant premier début dans la publicité. Boule-de-Suif ne fut que le second. Mais ce premier, pour n’avoir pas dépassé un cercle restreint, n’en avait pas moins manifesté une définitive maîtrise. J’ai déjà parlé de ce poème40 : Au bord de l’eau, qui parut en 1877 dans la République des lettres, la revue que dirigeait alors M. Catulle Mendès avec tant de largeur d’esprit et une si confraternelle générosité. C’est à cette époque aussi que je connus Maupassant. Je le rencontrai aux bureaux de ce périodique, situés dans un rez-de-chaussée de la rue Lafayette. J’ai dans la mémoire, présente comme si elle datait d’il y a quelques heures, l’après-midi où, entrant dans cette étroite boutique, j’aperçus ce garçon de moins de trente ans, si pareil à ses vers par la robustesse de tout son être, avec sa forte tête carrée, son cou de jeune taureau, sa musculature d’athlète assoupli au violent exercice quotidien. Sur son visage hâlé de grand air flottait comme une lumière de certitude, en même temps que de franchise et de bonté. Je le revois sortant avec moi par un de ces crépuscules d’un froid printemps parisien où il y a comme une tristesse navrée dans l’air, et je sens encore le réchauffement intellectuel que me donna cette première conversation, tandis que nous remontions vers les Batignolles où il habitait. Je l’entends me réciter avec exaltation un poème trop peu connu de Louis Bouilhet, la Colombe :‌

… Quand chassés sans retour des temples vénérables, ‌
Courbés au vent de feu qui soufflait du Thabor, ‌
Les grands Olympiens étaient si misérables ‌
Que les petits enfants tiraient leur barbe d’or…‌

Maupassant avait, pour déclamer des vers, une sorte de mélopée que je n’ai jamais connue qu’à lui. Sa voix se faisait chantante d’abord, puis un peu rauque, comme si l’émotion esthétique le prenait à la gorge. Il professait à cette époque pour Bouilhet, qu’il avait connu chez Flaubert, une admiration dont il n’a rien rabattu. Un de ses suprêmes projets fut d’écrire une longue étude critique sur Melænis et les Dernières Chansons, et une de ses démarches, avant de partir pour Cannes, en novembre 1891, fut une visite chez un éditeur pour y reprendre les œuvres complètes de cet ami de son maître. Il est deux fois regrettable qu’il n’ait pu donner suite à cette idée. Il aurait, au cours de cet essai, noté quelques théories très neuves que je l’ai entendu maintes fois émettre sur l’art des vers. Quel regret aussi qu’il n’ait pas achevé son essai sur « les tournures dans Rabelais », dont il me parla dès cette première rencontre ! Le critique chez lui était égal à l’artiste, comme chez tous les producteurs de cette sûreté de facture. Il y aura, quand on réunira ses œuvres complètes, un beau volume d’essais à composer, — et qui démontrera ce que j’avance, — avec son étude sur Flaubert, mise en tête des lettres de ce dernier à George Sand, avec la curieuse et profonde préface de Pierre et Jean, avec le morceau sur Swinburne, à propos de la traduction de M. Gabriel Mourey, avec trente chroniques éparses. J’indiquerai, en passant, à l’éditeur qui se chargera de cette besogne, une suite de Variétés parues avant 1880, dans le journal la Nation que M. Raoul Duval avait fondé avec M. Augustin Filon et le regretté Albert Duruy. Maupassant y a donné plusieurs articles sur Villon et sur les poètes de la pléiade qui me sont restés dans le souvenir, comme dignes de ne pas être perdus. On y découvrira la preuve des fortes études de langue auxquelles cet écrivain, si facile en apparence, s’était livré, avant de se permettre à lui-même un début qui nous surprit tous par ce qu’il révélait de précoce maturité. Il y avait près de dix années de constant et modeste labeur derrière ces quelque deux cents rimes.‌

Ces dix années, on a raconté un peu partout comment Maupassant les avait employées, — extérieurement. On a dit que, n’ayant pas de fortune, il avait accepté une place peu rétribuée dans un bureau de ministère, qu’il paraissait dans ces intervalles de loisir plus préoccupé de canotage que de livres, qu’il venait assidûment chez Flaubert, rue Murillo, le dimanche, qu’il assistait là, taciturne, aux discussions de Tourgueniev avec Taine et Goncourt, de Zola avec Daudet, de Coppée avec Mendès, — si taciturne qu’aucun de ses aînés ne soupçonnait sa vocation. Il travaillait cependant, et avec quelle rigueur de discipline, il l’a raconté plus tard en rappelant les conseils dont l’avait soutenu Flaubert. Mais à ce travail il apportait cette patience surveillée, cette conscience sans vanité qu’il a déployées jusqu’à la fin, ainsi que cette mâle pudeur de ses hautes ambitions qui fut un de ses traits les plus attachants. S’étant formé des principes très arrêtés sur l’art d’écrire, il n’a jamais, durant cette laborieuse période d’un obscur apprentissage, souhaité cette facile excitation des succès du cénacle qui eussent été assurés à ses ébauches. La critique sévère du maître de Croisset, qui lui représentait ces principes comme incarnés, comme animés, lui suffisait. Ce maître et lui ont écrit de beaux romans. Je n’en sais pas de plus rare que celui qu’ils vécurent dans ces années-là, sans même s’en douter, avec tant de bonhomie simple et de vaillance, Flaubert sentant grandir dans son élève un talent peut-être supérieur au sien et si heureux de le sentir, plus heureux d’y aider, — Maupassant emprisonné dans le plus insipide métier et l’acceptant sans une révolte, voyant ses contemporains déjà lancés dans la publicité et ne leur enviant aucun succès, tant il se sentait fort, et tant il se voulait parfait. Pareil aux anciens ouvriers de nos corporations, il ne cessa de se conduire en apprenti que le jour où il eut exécuté son « chef-d’œuvre », — et c’en était un que ce poème. Je viens de le relire et de retrouver à cette lecture le même petit frisson d’enthousiasme qui me saisit à la première rencontre avec ce viril et vigoureux génie. Quoique le livre de vers où Maupassant a reproduit ce fragment soit très peu épais, et qu’un second volume n’y ait jamais été ajouté, Au bord de l’eau, la Dernière Escapade et surtout la Vénus rustique assurent à l’auteur de cette hardie trilogie païenne une place parmi nos bons lyriques, — et il faut rendre cette justice au groupe des artistes déjà connus que Mendès avait réunis sous le pavillon de sa Revue qu’ils furent unanimes à donner cette place au nouveau venu, dès cette première heure.‌

Pourquoi le poète de ce magnifique début n’a-t-il pas continué à écrire des vers ? J’imagine que ce fut justement par cette puissance de réflexion et par cette conscience de lettré dont je parlais tout à l’heure. Maupassant — et c’est le point où il se distinguait radicalement de Flaubert — n’a jamais séparé l’art de la vie. Il ne croyait pas aux documents écrits, à l’hallucination obtenue à travers des tableaux, des objets de musée ou des livres de science. Du moins il ne s’en croyait pas capable. Il considérait l’expérience directe comme la condition la meilleure de la forte création artistique. Il avait mis dans son recueil une partie de son âme, cette fougue de sensualité panthéiste, qu’il sentait déborder en lui en courant les bois, en descendant les fleuves. Il n’avait pu y mettre ni son sens aiguisé de la vie sociale, ni son ironique misanthropie, ni son entente surprenante du détail des caractères. Il aperçut dans le roman une forme d’art plus souple, plus susceptible de bien traduire son expérience de la vie humaine, déjà si complète. Il fut poussé dans cette direction par Tourgueniev plus encore que par Flaubert. Ce dernier était surtout un passionné de style, pour qui toute tentative d’art était bonne quand elle aboutissait à la page solide : « Cette page », disait-il, a qui doit se tenir debout comme une stèle de marbre. » Tourgueniev, au contraire, avait une foi absolue, et au fond très exclusive, dans l’avenir du roman. Il croyait que c’était là un organisme tout neuf, un genre à son commencement, qui pouvait, qui devait donner d’innombrables variétés. D’autre part, il considérait Maupassant comme le conteur le mieux doué qu’il eût connu depuis Tolstoï. Je l’ai entendu soutenir cette opinion à la table de Taine, bien avant qu’Une Vie eût été publiée, et j’ai entendu Guy de Maupassant, à cette même époque, me rapporter, avec une adhésion entière de son enthousiasme, de longues causeries du subtil géant russe sur cet avenir du roman. Il s’y appliqua dès lors avec une patience aussi virilement soutenue que celle de ses premières années, et à travers des conditions non moins difficiles. Il avait troqué une servitude contre une autre, et quitté l’administration pour le journalisme. La manière dont il comprenait ce nouveau métier sera éclaircie par un mot très simple, mais très significatif, qu’il me dit à l’époque où il composait Bel Ami. Il avait, sous la signature de Maufrigneuse, donné au Gil Blas un de ces contes très courts et très tragiques auxquels il excellait. Comme je lui en faisais mes compliments, il me répondit : « Vous aimez cela ?… Ce n’est pourtant qu’une maquette… Oui », continua-t-il, « c’est mon habitude, quand je travaille à un long roman, d’essayer, en chronique, un premier large dessin des épisodes. J’en refais deux, trois, quatre quelquefois… Ce n’est qu’alors que je reprends la chose pour le gros bouquin… » Ce procédé, constamment et continûment appliqué, lui a permis d’affiner son instrument à une épreuve où tant d’autres l’émoussent. Et de même que chaque chronique à composer lui apparaissait comme une occasion de mieux apprendre son métier de romancier, chaque roman nouveau lui était un prétexte à développer son éducation technique. Un soir que j’allais dîner chez lui, — ce devait être dans l’été de 1885, — comme c’est près, et que c’est loin ! — je le trouvai d’une gaieté qui dès cette époque lui devenait rare. Il commençait d’écrire Mont-Oriol.‌

« J’ai mis sur pied quarante personnages », me dit-il, « quarante, vous entendez, c’est un chiffre. Quarante bonshommes qui vont et qui viennent dans les deux premiers chapitres !… » ‌

Les critiques qui ont parlé de Maupassant avec le plus d’éloge ont-ils reconnu chez lui cet effort ininterrompu pour varier sans cesse son « faire » ? Il faut remonter jusqu’à Balzac pour retrouver un pareil souci de construire chaque livre sur un type particulier et avec des procédés inemployés ou employés autrement. Tantôt, comme dans Une Vie, c’est une suite de petits tableaux presque détachés, dont la succession se déroule sans qu’aucune intrigue centrale les relie, afin de mieux rendre, suivant le titre et l’épigraphe, « l’humble vérité » d’une existence usée à une monotone attente. D’autres fois, c’est, comme dans Pierre et Jean, un drame serré, distribué en courtes scènes et suivi avec la rigueur d’une tragédie. L’écrivain a coupé son-œuvre en trois actes aussi dessinés et aussi nets que ceux d’une pièce classique. D’autres fois, il procède, comme dans Bel Ami, à la manière de Le Sage. C’est un récit qui va, qui court. C’est une suite, non plus de tableaux, mais d’épisodes, et comme un rajeunissement du roman d’aventures, remis au point du monde parisien. D’autres fois, comme dans Fort comme la mort et comme dans Notre cœur, c’est le roman d’analyse, mais repris, refondu par une main plus puissante, exécuté avec une originalité incomparable par un psychologue qui sait rester un visionnaire. Dans chacun de ces livres le type technique a été remanié, et comme repétri à nouveau. Ici l’exposition se fait par un dialogue. Ailleurs le romancier l’a donnée lui-même et en son nom propre. Ailleurs il s’est jeté du coup en pleine action. On croirait qu’il a eu constamment dans la mémoire le discours que Balzac fait tenir par son d’Arthez au paresseux Lucien dans les Illusions perdues : « Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue,, et surtout, variez, variez vos plans. Ne soyez jamais le même…41. » Chez Maupassant, cette variété dans la facture s’accompagne d’une variété non moins remarquable dans la matière ainsi traitée. Il est visible qu’à chacun de ces livres renouvelés dans leur appareil extérieur, un renouvellement parallèle s’est accompli dans le champ de l’observation. Maupassant a commencé par mettre sur pied, dans ses premières nouvelles, un peuple de paysans, de petits bourgeois, de hobereaux provinciaux, de filles de la ville et de la campagne. Puis, tour à tour, il a su montrer, avec un relief égal, des bohèmes et des réguliers, des journalistes et des hommes de club, des grands seigneurs et des grandes dames. Après avoir étudié, avec l’ironie que l’on sait, des crises de la vie animale et physique, il en était arrivé à étudier, non moins justement, des crises de la vie morale et psychologique, et tout cela d’après nature, c’est-à-dire qu’il s’était prêté à vingt milieux successifs, qu’il avait varié infiniment autour de lui les circonstances sociales. Joignez à cela que ses livres portent la trace à chaque page de longs voyages, et dans des pays très divers, tous bien regardés, mieux que regardés, sentis, qu’il parle de la chasse en chasseur, de la pêche en pêcheur, de la mer en marin, des chevaux en cavalier, de la médecine presque en médecin. Avec ses allures d’écrivain fécond et spontané qui ont pu faire dire de lui, au plus sensitif d’entre les portraitistes42, qu’il portait ses romans comme un pommier ses pommes, aucun ouvrier de livres ne fut plus que celui-là appliqué au développement savant et méthodique de ses facultés, aucun ne promena sur le vaste monde un appétit plus insatiable d’expériences et une curiosité plus agile. Seulement, comme il ne racontait guère cette méthode, on ne s’est jamais avisé de penser qu’il en eût une. C’est un exemple de plus à joindre à tous ceux qui prouvent cette paradoxale vérité qu’être célèbre est une des chances les plus sûres de n’être pas connu.‌

Faut-il attribuer à cet infatigable travail la subite lassitude de cet organisme qui semblait taillé, comme celui d’un Gœthe ou d’un Hugo, pour quatre-vingts ans d’une activité sans relâche ? Faut-il voir dans sa terrible fin l’usure d’une sensibilité aussi secrète qu’elle était vive et qui se reconnaît, depuis ses premières nouvelles jusqu’à son dernier roman, à mille touches d’une morbidesse singulière à travers tant de traits d’une vigoureuse santé ? Faut-il penser qu’il y a là un simple accident physiologique, le coup peut-être d’une fatalité héréditaire ? Tout reste énigme dans le naufrage d’un esprit de cette puissance, d’une volonté de cette précision. Ce qu’il y a de certain, c’est que Maupassant vit venir le mal de très loin et qu’il lutta contre, puisqu’il continua de travailler jusqu’au dernier jour et qu’il ne jeta sa plume pour prendre le pistolet du suicide qu’à la minute où physiquement il fut incapable d’écrire. Dès 1884, il était la victime des plus cruels phénomènes nerveux, des plus étranges aussi, et il s’efforçait de défendre contre eux cette raison si nette dont était fait le meilleur de son talent. J’en rapporterai une preuve que je n’ai jamais écrite de son vivant, mais qui m’est revenue bien des fois depuis ces deux dernières années. On m’excusera ce que cette anecdote a de trop personnel. C’est la garantie de son authenticité. Nous devions aller ensemble visiter l’hôpital de Lourcine où enseignait alors le docteur Martineau, ami particulier de Maupassant. Il vint me prendre et me trouva sous l’impression d’un rêve d’une intensité presque insupportable. J’avais vu, en songe, un de nos confrères de la presse, Léon Chapron, agonisant, sa mort et toutes les conséquences de cette mort, la discussion de son remplacement dans les journaux, celle des circonstances de ses obsèques, avec une exactitude si affreuse qu’au réveil ce cauchemar me poursuivait comme une obsession. Je dis ce rêve à Maupassant, qui demeura une seconde saisi et qui me demanda : — « Savez-vous comment il va ? » — « Il est donc malade ? » répondis-je. — « Mourant. Encore une fois, vous ne le saviez pas ? » — « Absolument pas. » — Et c’était vrai. Nous demeurâmes une minute étonnés par l’étrangeté de ce pressentiment, qui devait se réaliser quelques jours plus tard. Entre parenthèses, c’est le seul phénomène de ce genre dont, pour ma part, je ne puisse pas douter. Mais je me souviens que l’étonnement de Maupassant ne dura guère : — « Il y a une cause », dit-il avec sa belle humeur d’autrefois, « et il faut la chercher. » Nous finîmes pas trouver qu’en effet j’avais reçu une lettre de Chapron quelque quinze jours auparavant. Je la cherchai et Maupassant me fit voir, en la regardant, que certains caractères en étaient un peu tremblés. — « C’est une écriture de malade », insista-t-il, « vous l’avez remarqué sans vous en rendre compte, et voilà l’origine de votre rêve… Il n’y a rien qui ne s’explique, voyez-vous, quand on y fait attention. » — Et il ajouta, comme je continuais d’être très troublé : — « Que serait-ce, si vous subissiez ce que je subis ? Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double… J’ouvre ma porte, et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c’est une hallucination, au moment même où je l’ai. Est-ce curieux ? Et si on n’avait pas un peu de jugeotte, aurait-on peur ?… » Et il regardait devant lui, en disant cela, de ses yeux clairs où brillait la flamme de sa pensée lucide et qui en effet n’avait pas peur. Que de fois je l’ai revu dans mon souvenir, tel qu’il était à cette heure-là, où commençait évidemment de l’envahir le mal dont il finit par être la victime ! Ce duel avec la folie fut le drame mystérieux de ces dix dernières années. Ce qu’il dut souffrir, ses derniers portraits l’attestent, et les ravages dont était marquée cette physionomie autrefois si libre, si joyeusement énergique et franche. Que l’écrivain ait duré, qu’il ait grandi à travers ce martyre, voilà qui prouve combien l’amour passionné de son art faisait le fond même de cet artiste dont l’œuvre restera, tant qu’il y aura une langue française, à côté de celle du maître dont il fut l’élève, et qu’il aurait égalé, peut-être surpassé s’il avait vécu… Pendent opera interrupta. — Que ce vers de Virgile est lourd de sens et chargé d’humanité !‌

VIII
M. Eugène-Melchior de Vogüé43

Montibus patriis… Exul… Ils servent d’épigraphe, ces trois mots latins : Aux montagnes paternelles, — un exilé… à quelques pages modestement intitulées : Notes sur le bas Vivarais, par M. Eugène-Melchior de Vogüé. L’écrivain en a signé de plus célèbres, il n’en a pas donné de plus belles ni qui jettent une lumière plus vive sur les arrière-fonds de sa personne morale. Je viens de les relire après avoir lu le discours que leur auteur prononçait hier à l’Académie. J’ai repris ensuite la livraison de la Revue des Deux Mondes du Ier juin, où paraît le début du Maître de la mer, ce roman qui s’annonce comme l’œuvre maîtresse de la maturité pour ce puissant et délicat artiste, et la tentation m’a saisi, non pas d’essayer un portrait, mais de dégager quelques lignes de cette haute figure littéraire — l’une des physionomies les plus originales de notre époque, celle peut-être où se trouve empreinte le plus profondément une des grandes douleurs de la pensée française d’aujourd’hui.‌

I

Montibus fatriis… La qualité seule du style de M. de Vogüé est une preuve que cette dédicace dit vrai. Le connaisseur y discernera aussitôt cette saveur d’une langue de terroir qui suppose chez celui qui la parle de longues hérédités locales. Nous ne saurions pas que cette prose est celle du rejeton d’une race séculairement implantée dans notre province la plus peuplée d’autochtones, la plus défendue par la nature contre l’invasion de l’étranger, nous le discernerions à cette phrase si absolument, si intimement française, si fermement et nettement articulée, avec des mots toujours pris à même le filon de la grande veine nationale. Nous discernons aussi un Français de la pure tradition à l’ordre romain avec lequel cette prose est gouvernée. Jamais une confusion, un à peu près, une obscurité. L’auteur du Roman russe, de Vanghéli, de Jean d’Agrève a souvent exprimé des sentiments, très subtils. Il a réduit au verbe bien des nuances d’âme singulièrement exotiques et lointaines. Ce fut toujours à un verbe latin et avec cette lucidité distribuée, la vertu propre de notre génie. Si modernes qu’aient pu être les idées traduites par cette prose, le néologisme n’y a pas de place. C’est merveille, au contraire, de voir comme les vieux mots du patois cévenol s’y coulent naturellement. Cette prose a aussi l’allure, le mouvement, le geste. Celui qui l’écrit n’est pas seulement un fils de terriens, enracinés pendant des générations sur un coin de leur montagne. Ceux dont il sort ont fait la guerre. Quelle guerre ? Leur descendant l’a dit lui-même dans ces Notes, où il célèbre les « introuvables et admirables » Commentaires du soldat du Vivarais. Je ne peux résister au plaisir de citer le passage. Aucun ne dénonce mieux le flot d’instincts ataviques où le métal de ce langage s’est trempé.‌

« … Au temps de mon enfance », commence-t-il, « dans la province où j’ai grandi, la bibliothèque de tout bon Vivarois contenait deux livres de fond : ouvrages obscurs, presque introuvables aujourd’hui, qui furent pour moi les premières, les inépuisables sources de l’enchantement du cerveau, des visions intérieures. L’un deux s’appelait les Commentaires du soldat du Vivarais… » Et s’exaltant sur celui qu’il appelle un Montluc cévenol : « A la satisfaction naïve avec laquelle il narre par le menu, sans se lasser de leur monotonie, les arquebusades, les marches, les prises de villes, on sent que c’était là, pour ses contemporains, une fonction de l’activité vitale, aussi naturelle que la respiration. Sortir le matin de son donjon, avec quelques amis, pour aller couper la route à des cavaliers du parti contraire, se retrouver le soir pour appliquer des échelles aux murs de quelques bicoques, ces plaisirs, ce sport, comme nous dirions aujourd’hui, étaient aussi instinctifs chez nos pères, aussi indispensables à leur contentement et à leur bonne hygiène que l’exercice de la chasse pour le propriétaire d’un domaine giboyeux… » Comme l’enfant qui sentait sous la lampe du soir l’esprit des siens se lever de ces récits militaires et son jeune sang frémir de leur vaillante fièvre se reconnaît bien dans l’orateur qui flétrissait hier à l’Académie le « mysticisme malsain de la paix ! » Comme aussi l’homme qui a trouvé pour peindre les influences de l’atmosphère natale sur le poète de Cyrano ce couplet charmant : a La mer elle-même devait être rose… » et la suite, est voisin de l’enfant qui se baignait, qui s’enivrait des énergies physiques de ses montagnes : « Sol indigent et noble ! » s’écrie-t-il, « terre arabe, toute d’os et de muscles, sans chair. Mon voiturier me le disait : Ah ! monsieur, la terre est si nerveuse ici. » Formule étonnante et que l’écrivain a eu raison de relever ! Elle exprime d’un mot la psychologie de ce volcanique plateau de l’Ardèche, toute la psychologie aussi de ce style, un des plus, spontanés qui soient dans sa science accomplie, un des plus pénétrés de cette indéfinissable essence qui fait une race et un pays ! ‌

II

Exul… Ces deux syllabes venant après le montibus patriis, c’est toute l’histoire morale de ce beau talent. « Puis la vie me chassa devant elle », raconte-t-il encore dans ses Notes. « Le monde déroula sous mes regards des horizons plus fameux. Ces spectacles n’oblitéraient pas les anciennes images, qui tenaient bon et travaillaient en dessous, toutes fraîches dans la clarté d’aube où elles étaient restées. » Ce régionaliste-né, dont la sensibilité tenait par les mille fibrilles héréditaires à ce « cher et pauvre sol » de l’Ardèche, fut jeté brusquement, au lendemain de la vingtième année, en pleine vie orientale. « Tout mon être pensant et imaginatif », a-t-il écrit quelque part, « s’est formé dans l’Orient méditerranéen. » C’est là, en effet, entre Constantinople, la Syrie et l’Egypte qu’il prit contact avec le vaste monde. Il ne vint pas sous ce ciel, si différent du sien, par plaisir, par curiosité, comme un voyageur qui passe et qui ne demande aux choses et aux gens que des motifs à rêveries pittoresques ou à réflexions morales. Il y séjourna comme un homme d’action et de responsabilité. Secrétaire d’ambassade en Turquie d’abord, puis en Russie, le descendant des Baillis d’épée du Vivarais est allé à l’étranger, « pour servir », comme on disait avec une si fière modestie dans le parler d’autrefois. Trop poète pour n’avoir pas été aussitôt séduit jusqu’à l’ivresse, trop scrupuleux pour ne pas avoir tenti à exceller dans son métier, son observation s’est exercée par le double regard de l’artiste et du diplomate. En même temps qu’il amusait ses yeux à tout le chatoiement du décor oriental, et sa sensibilité à tous ses mirages, il a du suivre le jeu des intérêts politiques par-delà les accidents, chercher les causes et par-delà les mœurs démêler les âmes, avec le souci d’y voir juste pour que son conseil, quand il serait appelé à le donner, fût efficace.‌

Considérez maintenant son œuvre d’écrivain, et voyez si ces deux éléments ne s’y retrouvent pas sans cesse, associés l’un à l’autre d’un si étroit alliage qu’ils ne peuvent pas se séparer : un nationalisme (je prends ce terme dans son acception toute primitive) entièrement, passionnément intense, presque local, et, au même moment, une vision européenne, je devrais dire mondiale, de son pays en face des autres pays, — une perception aiguë de la France historique et contemporaine, de ses vertus comme de ses défauts, de ses grandeurs comme de ses faiblesses, et au même moment de tout le travail que l’univers accomplit autour d’elle, — hélas ! depuis trente ans, si souvent contre elle, ou, ce qui est pire, au-dessus d’elle. Aucun de ses enfants, depuis Sedan, ce Sedan auquel M. de Vogüé a assisté comme soldat, n’a poussé vers la grande mutilée des soupirs d’un plus ardent amour. Il en jetait un, hier encore, en répondant à M. Rostand, où frémissait tant de révolte contenue, quand il parlait de ces cœurs « rebelles à l’arrêt du destin » et de ces défaites qui avaient « réduit les corps, non les âmes ». Aucun ne s’est plus courageusement rendu compte des réalités au milieu desquelles la vaincue de 70 devait vivre. Ce Cévenol a senti son pays avec tout son être, et il n’a jamais cessé de sentir en même temps l’action dû monde sur ce pays. Je disais qu’une des douleurs de la pensée française était partout éparse dans cette œuvre. Cette douleur, la voilà : être de sa terre et de sa race à cette profondeur, et voir cette terre entamée cruellement, menacée plus cruellement encore ; voir sa race dépassée par d’autres ; la connaître, l’admirer assez pour comprendre que ces autres ne la valent pas, au moins dans ce qu’elle eut d’excellent ; espérer tantôt qu’elle se relèvera, tantôt en désespérer. Qui a pu voyager en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, dans l’Italie régénérée d’à présent, et revenir ensuite en France, sans souffrir ainsi ?‌

III

Il me semble que ce rythme d’espoir et de crainte, d’effort indomptable et de découragement n’a jamais été marqué par M. de Vogüé plus éloquemment que dans ces dernières pages, sorties de sa plume et où la supériorité est partout empreinte. Je veux parler de ce Maître de la mer, qui ramasse en un symbole saisissant la tragédie intérieure de ce patriotisme si lucide et si blessé. J’ignore tout du point final vers lequel va s’acheminer ce roman. Mais quand l’auteur n’aurait fait que poser dans cette première partie, en face l’un de l’autre, le héros d’affaires dans lequel il a incarné l’activité conquérante du monde anglo-saxon — ou germanique— et le héros militaire qui représente la tradition de la vieille France, cette confrontation dramatique de deux mondes suffirait à lui donner un rang très haut parmi les romanciers de cette époque. Jugez-en par cette simple analyse.‌

Un officier d’Afrique, un lieutenant de chasseurs à pied, attaché au gouverneur du Soudan, Louis de Tournoël, est parti en exploration. Il arrive, à la tête d’une poignée d’hommes, à conquérir au centre de l’Afrique un immense territoire, qu’il doit évacuer, parce que la région ainsi enlevée se trouve être rangée par des traités de dévolution dans la sphère d’influence anglaise. Tournoël est rentré à Paris, vaincu dans sa propre victoire, mais plus persuadé que jamais de la possibilité de tailler à la France un nouveau et immense domaine au centre de ces Indes noires où tant de notre sang a coulé déjà. Il a ses plans, appuyés sur des documents rapportés de là-bas. Il sait la route à suivre, l’effort à donner, la résistance à rencontrer, le résultat certain. Toute sa conviction, toute son éloquence, toute son énergie se dépensent à lutter contre une force plus écrasante que celles de la nature et de la barbarie affrontées là-bas. Le soldat s’épuise à implorer des bureaux, eux-mêmes dominés par de misérables politiciens, cet ordre de départ qui risque de ressembler à celui que le cardinal Lavigerie donnait à ses missionnaires : Visum pro martyrio. Le pire martyre, n’est-ce pas celui qu’il subit dans cette ville où il erre, glorieux à la fois et paralysé, acclamé et emprisonné ?‌

Le jour même où ce héros, en qui palpite l’âme d’un découvreur de mondes, vient de tenter une dernière démarche au ministère, et d’échouer, quelqu’un lui offre brusquement les moyens de cette expédition que ses chefs hiérarchiques lui refusent. Ce tentateur, c’est un spéculateur américain, Archibald Robinson, taillé sur le patron d’un Cécil Rhodes ou d’un Pierpoint Morgan. Ce « maître de la mer », ainsi appelé parce qu’il a syndiqué les océans, et qui donne son nom au livre, a deviné la valeur de Tournoël. Il a étudié ou s’est fait expliquer les projets de l’Africain. Qu’a-t-il vu derrière leur réalisation ? C’est le secret que nous apprendra la suite du roman. Mais il veut cette réalisation et il y invite l’explorateur : « Ce que l’Etat ne peut ou ne veut pas faire », lui dit-il, « une société est prête à l’entreprendre. Elle met à vos ordres des moyens considérables, égaux à ceux dont disposait Stanley, supérieurs, si vous le jugez nécessaire… » Et l’offre continue, de plus en plus précise, de plus en plus audacieuse, — pour échouer devant cette réponse : — « Savez-vous bien ce que vous me proposez ? De passer du service militaire au service commercial. Vous me demandez de briser ma carrière, de quitter cet uniforme auquel j’ai tout sacrifié… et avec cet habit, l’ambition secrète, l’espoir invincible qui nous soutient tous : commander un jour aux armées de la réparation, relever à leur tête la fortune de mon pays. » Et un dialogue s’engage, qui serait cornélien s’il n’était actuel et contemporain, où toutes les idées qui mènent aujourd’hui les nations sont ramassées, résumées, vécues devant nous par ces deux interlocuteurs, l’un représentant le monde des grandeurs d’aujourd’hui, l’autre celui des grandeurs de jadis, de nos grandeurs. Seront-elles de nouveau celles de demain ?… C’est la question que se pose Tournoël quand il se retrouve dans le tumulte de la rue parisienne après avoir refusé. « Deux conseillères luttaient en lui : l’expérience du jeune homme moderne qu’il était devenu en courant le monde, en y observant les forces nouvelles qui le transforment, la conscience des aïeux, régulatrice sévère de ses sentiments innés. Il enviait la liberté d’âme de l’Américain, il admirait sincèrement cet allègre et puissant ouvrier. Il eût voulu l’imiter, mais ses mouvements intimes n’étaient pas libres. Une armure de vieux fer les comprimait, rivée sur tout son être moral par les mains invisibles des morts… » Oh ! l’admirable phrase, si pleine de vie, si poignante et si fière, si mélancolique et si hautaine, et que l’auteur complète aussitôt par cette autre : « La briser ? Un instinct secret lui disait qu’il ne pouvait être fort que dans cette armure, qu’il ne se reconnaîtrait plus s’il la dépouillait. Il se sentirait faible, honteux, objet offensant pour lui-même et pour les autres, comme s’il eut marché tout nu sur les trottoirs de ces rues. » Le héros du Maître de la mer leur demeurera-t-il fidèle, à ces morts ? Le génie anglo-saxon triomphera-t-il, sur le terrain mouvant qui est un cœur d’homme, du génie français ? A quelles épreuves sera soumise la volonté de Tournoël et quels pièges saura dresser son formidable adversaire ? Le livre nous associera à cette lutte, et tous les traditionalistes en attendront les épisodes comme ils attendaient les chapitres des Morts qui parlent. M. de Vogüé a pu, il pourra se séparer d’eux sur tel ou tel point. Il leur sera toujours cher, pour avoir prononcé des paroles qui suscitent dans les plus indifférents la plus profonde France, ainsi, celles qu’il trouvait, il y a vingt-quatre heures, quand il définissait la gloire : « Le salaire idéal de tant de morts héroïques avec quoi l’on fonde et l’on maintient les patries… » Ainsi quand, se définissant lui-même d’un mot sans s’en douter, il caractérisait le Vivarais : « Une montagne où le feu couve sous le granit. » Et il ajoutait : « Joie intime de tout l’être, qui reprend contact avec le creuset brûlant d’où il a tiré ses esprits vitaux !… » Par cette constante et presque involontaire communion entre lui et la terre natale, ce rare artiste est arrivé à rendre les anxiétés de la conscience française avec un accent qui ne s’oublie pas. Nous venons de l’entendre de nouveau frémir, cet accent, dans les premières pages du Maître de la mer. Puisse-t-il animer ce livre jusque dans les dernières, et le roman mériter d’être dédié comme les Notes sur le Vivarais : — Montibus patriis !‌

IX
M. Charles de Pomairols44

Sous ce titre bien simple : Pour l’enfant, un recueil de vers vient de paraître qui ne porte sur sa couverture aucun nom d’auteur. La dédicace inscrite à la première page nous dit pourtant que c’est là un monument élevé par la douleur d’un père au souvenir d’une fille morte prématurément, et que ce père s’appelle M. Charles de Pomairols. Ceux qui ont suivi de près le mouvement poétique de ces vingt-cinq dernières années savent la haute valeur de ce poète, le plus original peut-être qui ait paru en France depuis M. Sully-Prudhomme. Je voudrais prendre texte de ce nouveau recueil pour tracer un « crayon » de cet artiste qui a déjà la gloire, s’il n’a pas la popularité. J’essayerai ensuite de dire pourquoi ce dernier volume me semble marquer un renouveau dans l’élégie contemporaine et quelle place particulière il occupe dans le développement de ce robuste et généreux esprit. M. de Pomairols n’avait publié jusqu’ici que quatre livres : la Vie meilleure, parue en 1879 ; les Rêves et Pensées, en 1881 ; la Nature et l’Ame, en 1887, et les Regards intimes, en 1895. Par quels liens le cinquième ouvrage tient aux autres, en quoi il les complète en les dépassant, c’est la matière de ces quelques notes qui, plus développées, feraient un chapitre bien intéressant de l’histoire de la sensibilité poétique à notre époque.‌

I

Jusqu’à la publication de Pour l’enfant, M. de Pomairols devait être classé dans le groupe des poètes de nature. Ces poètes ne sont pas très nombreux chez nous. Il ne faut pas les confondre avec les descriptifs qui foisonnèrent dans l’école romantique. Le poète de nature n’est pas celui qui excelle à montrer des paysages ou des animaux. Leconte de Lisle, supérieur en ce genre, n’est à aucun degré un poète de nature, et, parmi les toutes récentes renommées, ce délicieux Gabriel Vicaire, mort trop jeune, et qui ne sut jamais décrire que par des touches si légères, si indéterminées, fut au contraire un poète de nature dans toute la force de ce terme. Cette sorte de talent consiste essentiellement dans le pouvoir d’unisson sentimental avec les aspects du ciel et de la terre, une nuance du jour, une forme de vallée ou de montagne, la jeunesse ou le vieillissement d’un arbre, la grâce d’une fleur. Il faut en revenir au mot d’Amiel, aujourd’hui banalisé. Il reste dans sa préciosité le raccourci le plus exact d’un ensemble d’impressions presque indéfinissable. Pour le poète de nature, tout paysage est réellement un « état de l’âme ». Le philosophe genevois entendait par cette formule qu’une même cause a produit le monde intérieur des idées et des sentiments d’une part, de l’autre le monde extérieur des formes et des mouvements. Il en concluait qu’une correspondance secrète de plan et même d’essence doit exister entre les deux réalités. Cette correspondance, le poète de nature ne la déduit pas d’un principe abstrait. Il l’éprouve. Son instinct la lui révèle, à chaque rencontre avec cet univers visible qui lui devient aussitôt et instinctivement une révélation spirituelle. Ce poète est très différent du symboliste, car pour lui la nature n’est pas comparable à l’âme, elle lui est pareille. Elles sont toutes deux pénétrées de la même sensibilité, consciente dans l’une, inconsciente dans l’autre, mais analogue jusqu’à être identique. Il suffit de feuilleter au hasard les recueils de M. de Pomairols pour retrouver à chaque page des exemples de cette façon de sentir les choses. ‌

S’il parle d’un ravin dans une colline, il dira :‌

Je songe que son lit, recevant la descente ‌
Des ruisseaux épanchés d’alentour et d’amont, ‌
Est de tout le pays l’endroit le plus profond, ‌
Et cette humilité rend mon âme contente.‌

S’il regarde le frémissement éveillé par un vent d’orage parmi les plantes grimpantes d’une muraille, il voit souffrir ces plantes :‌

Dans la rue isolée où bat le vent obscur, ‌
Un long frémissement terrible en frôlant le mur, ‌
Sensibilité triste et plaintive du lierre
Qui si fidèlement se tenait à la pierre, ‌
Et, perdant tout à coup le contact rapproché, ‌
Sur son appui moins sûr frissonne effarouché.‌

S’il découvre une source dans un bois, il admire‌

Son éclat concentré comme un regard ami.‌

Elle n’est pas une simple nappe d’eau, il y saisit l’effort premier d’une vie qui va se développer toujours plus libre, toujours plus riche. Le poète épouse cette vie, il descend le long de la rivière jaillie de cette source et il s’associe à son élan, au point d’écrire :‌

Je souffre en remontant de la suivre à rebours,‌

comme s’il était devenu cette rivière elle-même, à force de s’identifier à l’être caché sous cette apparence. Il parle de son pays natal avec l’amour que l’on porte à un être, en effet, avec les mots qui conviennent à une personne :‌

Ô cher pays natal, abri de ma maison,
Je voulais de tes champs montrer le doux mystère, ‌
Ton sol rude, le grain qui forme cette terre,
Et le port de tes bois, et ton ferme horizon.
Sous les traits généraux que porte une saison, ‌
Cherchant à démêler ton âme solitaire, ‌
J’aurais traduit un jour l’intime caractère
Qui signale entre tous un être à la raison.

Reconnaissez-vous là l’étrange et profonde intuition de l’âme universelle qui circule dans les poésies de Wordworth et qui lui faisait dire, à propos d’une vallée : « Elle est si petite et pourtant si élevée — parmi les montagnes, comme si cette place, — avait été ainsi de tout temps, par son propre vœu, — exilée en dehors du reste du monde. » S’il y a un artiste littéraire qui rappelle vraiment dans notre littérature les lakistes anglais, c’est celui-ci, c’est ce Wordsworth du Rouergue qui offre cette autre ressemblance avec l’ermite de Grasmere qu’il n’a pas seulement de la nature une impression sentimentale. Il vit avec elle en communion morale. On dirait qu’il y a dans ce compatriote de Bonald — M. de Pomairols habite aux environs de Villefranche-d’Aveyron — un peu du génie de l’admirable psychologue social. Descendant d’une longue lignée de terriens, il n’a pas simplement vu dans la nature cette âme cosmique dont la nôtre ne serait alors qu’une émanation ; il y a vu l’âme individuelle des ancêtres toujours présente par la trace du travail passé ; il y a vu l’âme de la famille comme incarnée dans l’héritage, et il a pu composer cette quatrième, partie de la Nature et l’Ame qu’il a si virilement appelée la Poésie de la propriété, commentaire éloquent de son propre vers :‌

C’est un très grand honneur de posséder un champ.‌

Cette série de courtes pièces : Après la mort du pire — la Création d’une terre — le Devoir de l’aîné — Une Coupe de bois — En plantant des chênes — les Paysans, est unique dans notre littérature. Il s’y trouve à chaque instant de ces vers chargés de sens, que l’on n’oublie plus quand on les a compris, tant ils ramassent de sage et noble expérience humaine. Ainsi :‌

Un tendre souvenir vers vous tous me ramène, ‌
Ancêtres disparus sous le sombre horizon. ‌
Créateurs prévoyants du champêtre domaine ‌
Qui s’arrondit au large autour de la maison.‌

Ainsi encore, à propos de la plantation d’un chêne :‌

Mon fécond travail est vain pour moi-même.‌
Pour d’autres que moi fondant un espoir,
J’assois fortement l’avenir que j’aime, ‌
Assuré pourtant de ne pas le voir.‌

et ailleurs, quand il se décrit : « … coupant les grands bois aux antiques racines » :‌

Ma main tremble, j’ai peur de faire évanouir ‌
Le cher passé qui flotte au fond du souvenir ‌
Et de porter atteinte à l’ombre de mon père ‌
Quand ses bois familiers vont perdre leur mystère.‌

Cette sensation d’une terre humanisée, si l’on peut dire, par la bonne volonté des morts, ne s’arrête pas aux générations récentes. Le poète recule plus loin. Le domaine où il vit lui apparaît dans le cours des siècles. Il voit ses ancêtres‌

……………….étendre leurs frontières‌
Comme de vaillants chefs et comme de bons rois.‌

A côté d’eux, il évoque leurs compagnes, les femmes de la maison, et il écrit les Aïeules, cette merveille de poésie familiale que Vigny aurait enviée :‌

Faute de chers portraits, doux passé des visages‌
Le parchemin flétri garde à travers les âges‌
Une suite de noms démodés et charmants,‌
Et c’est tout ce qui reste à peu près de ces femmes,‌
De leur vie écoulée en silence et des âmes‌
Par qui mon âme plonge en ses commencements.‌

Il recule plus loin encore, et il écrit : Mon pays au moyen âge. Il dépasse le moyen âge, et il écrit : les Romains dans mon champ, écho saisissant aux paroles prophétiques de Virgile :‌

Voilà que sur ce bord de frontière lointaine, ‌
Le laboureur, poussant sa charrue avec peine,
Fait résonner le soc sur des restes humains, ‌
Des javelots rouillés, d’énormes casques vides, ‌
Et, mesurant leur masse à ses formes timides, ‌
Admire la grandeur des ossements romains.

Songeant aux divinités latines, vénérées par ces anciens possesseurs de sa terre, il ajoute qu’il ne peut pas se lasser‌

De réveiller ici leurs âmes et de voir ‌
Flotter aux mêmes lieux de splendides images ‌
Qui vont en s’abaissant dans le passé des âges, ‌
Comme le soleil meurt dans les flammes du soir.

Tel est le dialogue qu’échange avec la nature pour tous muette, pour lui si riche en réponses amies, l’homme arrivé à cet état d’union intime avec le sol qui le porte, les arbres qui l’abritent, le soleil qui le caresse, le ciel qui lui sourit. Il s’y fond, il s’y abîme, dans le présent par la sensation, dans le passé par l’idée, dans l’avenir par la volonté :‌

Je confie au sol de ma bonne terre,
Avec la semence obscure des glands
Les grands troncs noueux, l’ombre héréditaire
Qui se déploieront surtout dans mille ans.‌

Et, soulevé d’un immense amour pour cette campagne avec laquelle tout son être se mêle, il jette ce cri, qui nous fait presque assister à ce phénomène aujourd’hui fabuleux de la naissance d’un mythe :‌

………………………… Il me semble
Que mon être envahit et tient tout cet ensemble, ‌
Et que, — tel dans les temps où le sol fut divin, ‌
Un Dieu rustique, un Faune, un agreste Sylvain —
De mon souffle élargi, de mon ample stature, ‌
J’occupe ce fragment de la vaste nature…‌
II

J’ai cru devoir citer ces derniers vers, entre beaucoup d’autres, parce qu’ils résument d’une manière très significative la disposition d’esprit et de cœur à laquelle aboutit nécessairement cet amour profond de la nature et cette vue raisonnée de son harmonie avec l’homme. C’est un optimisme d’une lucidité puissante qui se dégage de ces quatre premiers recueils. Il est assez semblable à celui que l’on respire dans les derniers volumes de la Correspondance de George Sand ou dans, les Mémoires de Gœthe. Ce n’est pas le naturalisme pur, car la sensualité n’y tient pas de place. Ce n’est pas l’idéalisme panthéiste, car le poète de l’Aveyron, pareil encore par ce trait à la châtelaine de Nohant et au « Conseiller intime » de Weimar, garde à travers ses plus lyriques rêveries un sens précis de la réalité quotidienne et du pittoresque local. Sa philosophie d’acceptation, faite d’une concordance sans cesse reconnue entre la vie de l’âme et la vie des choses, n’est pas seulement contemplative. Elle comporte une action réglée, qui serait le dernier mot de la sagesse, — si la douleur et la mort ne se rencontraient pas. Tout s’explique, en effet, ici-bas, par cet accord de la pensée créatrice, telle qu’elle se révèle dans l’univers visible, avec cette même pensée, telle qu’elle se cache dans l’univers invisible, — tout excepté deux phénomènes, indiscutables cependant. L’homme souffre, et sa souffrance l’isole dans la nature qui n’entend pas son gémissement, qui ne peut pas l’en plaindre. L’homme meurt. Il voit mourir, et son agonie, non plus que celle des êtres qu’il aime, n’éveille aucun mouvement de pitié dans ce ciel qui a pourtant la couleur des prunelles humaines, mais il n’en a pas le regard, — dans ces feuillages où passe une brise douce comme un soupir, mais ce soupir ne s’échappe pas d’un cœur, — dans ces horizons où nous ne voyons plus qu’un décor, tant leur indifférence nous accable. Sans doute, un Gœthe, une George Sand ont pu, aux heures des suprêmes épreuves, faire quand même un acte de foi dans ce mystère vivant d’insensibilité auquel ils se heurtaient, « Par-delà les tombeaux, en avant !… » disait l’un, et l’autre : « Je suis sûre que les morts sont bien, qu’ils se reposent peut-être avant de revivre, et que, dans tous les cas, ils retombent dans le creuset pour en ressortir avec ce qu’ils ont eu de bon et du progrès en plus. » Ces attitudes mentales masquent mal le désarroi de l’être devant le démenti tragique donné à nos sérénités par certains coups trop cruels. J’aime mieux la candeur désolée avec laquelle l’auteur de Pour l’enfant nous raconte le bouleversement produit dans son âme « au milieu du chemin de la vie45 » par un terrible malheur. J’ai dit lequel en commençant cette étude. Entre le moment où le songeur confiant écrivait les poèmes dont j’ai essayé d’analyser la paisible noblesse et celui par lequel s’ouvre ce nouveau recueil, une scène effroyable s’est passée. Son enfant est morte, — morte à treize ans, morte tout d’un coup, sans qu’aucun symptôme eût annoncé l’affreuse séparation. Le poète a intitulé l’Enlèvement la pièce qui évoque l’horrible accident : la petite fille entrant dans un couvent, agenouillée à la chapelle parmi les compagnes de son âge, unissant sa voix à la leur. Elle descend au jardin. Subitement elle dit : « Je n’y vois plus », et elle tombe morte… « Ah ! je ne comprends pas !… » C’est un des premiers mots de ce livre de douleur, et celui qui exprime le plus complètement dans sa simplicité sinistre la première impression devant la chose hideuse, le sursaut spontané de ce grand esprit, habitué à se complaire dans cette mystérieuse harmonie entré la nature et l’âme. Le fait le plus vrai pour lui, puisqu’il le sent réel avec le plus intime de son être, lui apparaît soudain comme le plus monstrueux. Pour la première fois, le sens de sa destinée lui échappe. Il n’aperçoit plus dans le monde que la férocité inintelligible de cette mort stupide, et il se révolte. Il gémit :‌

Oh donc es-tu, ma fille, hélas ! où donc es-tu ?…‌

Elle va revenir. Ce n’est pas possible qu’elle ne revienne point :‌

Je vais te voir parmi les autres, n’est-ce pas ?…‌
Ah ! Comment as-tu fui, brusquement échappée ?‌
Je croyais te tenir si bien enveloppée !‌

Que s’est-il passé ? De quelle hallucination abominable est-il la victime ?‌

L’enfant qui souriait en me tendant la main,‌
Je l’ai perdu, je l’ai perdu sur le chemin !…‌

Cette période de stupeur, qui suit le coup de foudre des catastrophes, tous les écrivains qui ont raconté quelque grande douleur l’ont marquée en traits plus ou moins émouvants, selon leur génie. C’est dans la seconde époque du chagrin, celle de la réaction personnelle contre la nécessité, que se révèle le caractère propre de chacun. Un invincible instinct de conservation s’agite en nous, malgré nous, aux heures mêmes où nous souhaitons de ne pas survivre. La preuve en est que nous survivons. Cet instinct suscite en notre être, pour nous soutenir contre certaines crises par trop violentes, les portions profondes, celles qui nous constituent dans nos énergies les plus secrètes. Chez M. de Pomairols, cette portion profonde de l’intelligence et de la sensibilité était, nous l’avons dit, le sentiment intime de la nature et de ses lois d’harmonie. C’était aussi le point le plus blessé par l’incompréhensible et funeste catastrophe. Ce fut pourtant là le principe de force par où le malheureux poète s’est tenu debout dans la souffrance. A travers combien de jours ce travail s’est-il accompli ? Le livre Pour l’enfant ne le dit pas. On démêle pourtant que le drame s’est déroulé à peu près ainsi : cette mort inattendue et désolante d’une créature charmante et qui n’était encore qu’une promesse avait dès les premières heures, infligé au père, même dans sa douleur, cette impression d’un désordre, d’une anomalie, d’une affreuse dérogation à toutes les lois. Une merveilleuse fleur humaine avait été brisée devant lui avant de s’être épanouie, une espérance mutilée avant de s’être réalisée, une possibilité de grâce et de tendresse détruite avant de s’être accomplie :‌

Ô douleur qu’un esprit où brillait ce doux feu, ‌
Un être si bien né pour voir ait vu si peu !…‌

s’écriait-il en pensant aux précoces curiosités de cette enfant ; et ailleurs :‌

Univers où brillait sa grâce, ‌
Quel doux, quel lucide miroir
Vous avez perdu dans l’espace ‌
Quand ses yeux ont cessé de voir !…‌

et ailleurs :    ‌

Tu ne fus qu’une enfant humble et liée au sol, ‌
Devant qui, juste à l’heure oh s’élançait son vol, ‌
La jeunesse ferma sa prochaine frontière.‌

et ailleurs enfin, pensant aux enfants atteints d’infirmités et qui sont isolés de leurs compagnons :‌

Et toi, quand le destin bien plus cruel encor
Te repoussa dans l’ombre à l’écart des vivants,‌
Tu fus humiliée entre tous les enfants.‌
………………………………….
Ils viendront à leur tour sur la scène du monde ‌
Pour y faire éclater leur joie et leur orgueil, ‌
Tandis que toi, là-bas, dans le morne cercueil, ‌
Loin des légers regards qui t’auront oubliée, ‌
Tu ne seras plus rien, ô pauvre humiliée, ‌
Tu ne compteras pas !………………………….‌

C’est alors, et devant cette infinie mélancolie d’une destiné si injustement frappée qu’un projet d’une idéale réparation a commencé de hanter l’artiste et le philosophe. Cette humiliation de son enfant, s’il la changeait en gloire ? S’il redressait l’illogique et brutale iniquité du sort ? Comment ? Mais en essayant de dire à tous quelle a été, quelle aurait été la disparue :‌

…………………… Oh ! que pourrais-je faire‌
Pour te dédommager de ton destin sévère, ‌
Pour attirer sur toi les regards complaisants
Injustement tournés vers les êtres présents, ‌
Et pour te conquérir la lumineuse place ‌
Où les cœurs te verront s’élever dans ta grâce ?‌

Cette vie arrêtée avant l’âge, s’il se donnait l’illusion qu’elle s’est prolongée, et pour lui et pour la morte ? Comment ? Mais en imaginant ses seize ans, ses vingt ans, le dessin achevé de cette grâce dont les linéaments premiers étaient si doux. Mirage à la fois torturant et consolateur, qui fut l’origine de ce livre si tendrement nommé : Pour l’enfant ! Il ne s’agit pas ici d’un thème magnifique à exploiter littérairement, comme dans ces Pauca meæ que Hugo intercala au second volume de ses Contemplations entre les sensuelles élégies de sa jeunesse et les déclamations révolutionnaires de son âge mûr. A cet admirable rhéteur on a pu reprocher d’avoir, ce jour-là, sacrifié en lui l’homme à l’écrivain. Il est trop visible que la beauté des vers à écrire l’emporta, — ici comme partout, hélas ! — sur la vérité de la douleur, dans cette sensibilité, faussée par la splendeur de l’imagination et la force du verbe. Le poète de Pour l’enfant ne pense pas à lui-même. Ce n’est pas une œuvre de littérature qu’il compose. C’est un tombeau qu’il élève. C’est une piété qui le soutient. Il écrit, et nous voyons s’animer la forme frêle de l’enfant qu’il pleure, ses yeux fermés s’ouvrir, son tendre esprit penser. Toute une personnalité delicate, timide, déjà trop émue, s’évoque devant nous. Nous entendons la morte prononcer des mots qui la révèlent. Elle est là en automne, auprès de son père, par une tempête, regardant les fruits sauvages s’en aller de l’arbre, et, devant ceux qui résistaient :‌

Rieuse, elle disait : « Comme ils ont des caprices ! ‌
Juste, ils ne veulent pas tomber quand vient le vent… »‌

« Tels », ajoute le père :‌

Tels ton cœur ingénu, ta vision d’enfant ‌
Trouvaient un sens léger pour une chose sombre ‌
Sans savoir que tout fuit vers sa chute dans l’ombre, ‌
Que tout être côtoie un gouffre et penche au bord, ‌
Ton esprit innocent jouait avec la mort.

Il nous la représente, l’accompagnant, lui, son grand ami, dans ses promenades, l’interrogeant sur les détails du paysage, ici jouant avec une camarade préférée, là choisissant des rubans pour une parure, et les moindres gestes de la petite fille sont notés avec un scrupule que l’on sent si vrai, si pieux, ses moindres pensées indiquées avec une bonne foi si évidente !… Le miracle de résurrection rêvé par le père se produit, d’autant plus que ce père n’est jamais absent. Il a entrepris ce livre pour nous faire aimer sa fille en nous la rendant vivante, et voici que ces évocations ravivent dans son cœur la plaie inguérissable. Voici qu’il souffre devant nous, et que son hymne à la louange de la disparue se change en une lamentation passionnée. Les poèmes succèdent aux poèmes, distribués à peu près, j’imagine, dans l’ordre où ils ont été composés, traduisant, communiquant l’obsession de cette peine, qui tour à tour demande un soulagement au souvenir, au songe, à la révolte, jusqu’à cette partie, l’avant-dernière, que M. de Pomairols a intitulée l’Etroite Tombe et qui n’est pas seulement son chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre tout court. Je ne sais rien de plus poignant dans aucune langue que cette méditation devant ce creux de vallée où dort l’enfant. Le père subit la constante horreur ‌

Des ravages qui font reculer la parole.

Il s’y mêle la constante vision des beautés du paysage familier autour et au-dessus du terrible travail destructeur, et un constant jaillissement d’amour et de pitié s’élance de ce cœur d’homme vers la disparue. Autrefois, quand elle vivait, la petite fille ne passait jamais à côté d’un miroir sans s’y regarder innocemment‌

Et, se trouvant jolie, elle en était contente.‌

Elle doutait pourtant et elle demandait :‌

— « Vous ne m’aimeriez pas, père, si j’étais laide… » ‌
Et je lui souriais, tant son front était beau. ‌
Maintenant, vers l’horreur du sinistre tombeau,‌
Je m’élance et je crie : « En cette ombre tragique, ‌
Ô lamentable objet de ma pensée unique, ‌
Spectre du doux visage affreusement terni, ‌
Je t’aime désormais d’un amour infini. »‌

Parvenue à cette extrémité de torture, l’âme succomberait si elle n’entrevoyait pas, dans cette torture même, la preuve que ce monde et ses obscurités doivent avoir un sens. C’est sur cette aube d’un au-delà que s’achève ce livre. Le poète qui a tant aimé la nature ne la renie pas. Mais il s’écrie :‌

J’ai besoin de surnaturel !…‌

Il veut

Trouver le lieu de songe où la chère âme existe.‌

Les traces de vie sentimentale et morale qu’il a rencontrées dans l’univers visible avant l’heure meurtrière lui attestent, tout ensemble, et qu’un esprit caché est dans les choses, et que ces choses périssables demeurent insuffisantes à guérir certaines plaies. L’origine psychologique de la foi est là : dans ce sentiment que ce monde, comme nous-mêmes, est incomplet, quoique tout marqué de touches sublimes. C’est la contradiction qu’il faut résoudre. L’ancien adorateur de la nature, au terme de son pèlerinage paternel, est tout près de dire comme Pascal : « Les fleuves de Babylone coulent et tombent et entraînent. Ô sainte Sion, où tout est stable et où rien ne tombe ! » II le dit, puisque ses rébellions et ses regrets, ses nostalgies et ses adorations se résument dans ce vers qui clôt le volume :‌

…………………….Ma vie en sera faite.
Comme un fond triste où seul surgit un grand espoir.‌

Quel espoir, sinon de retrouver l’enfant désespérément pleurée ? Où… Sous quelle forme ?… Qu’importe !‌

Pourvu que ce soit toi. Je te reconnaîtrai.‌

Et s’adressant à cet Esprit qu’il ne nommait auparavant d’aucun nom, il soupire :‌

Ô Dieu de mon enfance ! Ô vous, Dieu de douceur, ‌
Qui venez de nouveau là, tout près de mon cœur, ‌
Secourez-moi ! Donnez à ma peine cruelle ‌
La pleine vision de la vie éternelle !‌

Avais-je raison de dire, au commencement de cette analyse, que ce dernier livre du poète de la Nature et l’Ame complète ses précédents recueils en les dépassant ? Le père tragique aura vraiment justifié cet autre mot souvent rappelé, mais si profond, d’un autre poète :‌

Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur.‌

Tant il est vrai, comme l’a écrit plus profondément encore le solitaire du moyen âge, que « tout est dans la Croix et que tout consiste à mourir ».‌

X
M. Pierre Loti en Terre Sainte46

Il se produit, chez nous, depuis quelques années, un renouveau de la littérature de voyage. Bien des raisons, et de très diverses, y auront contribué ; les unes simplement techniques : ainsi le légitime désir du « motif » inédit à découvrir et à peindre ; d’autres plus humbles encore, comme la facilité accrue des communications ; d’autres plus nobles, telles que le désir de rendre à la France un modeste mais efficace service en lui apportant des notes exactes sur l’étranger. Enfin, n’a-t-il pas existé de tout temps, parmi les écrivains et les artistes, des âmes de passage, si l’on peut dire, et pour qui le voyage est une façon naturelle de respirer et de sentir ? Toutes ces causes, auxquelles il convient, pour être juste, d’ajouter la vogue, ont eu ce résultat de rajeunir un genre longtemps délaissé. Nous aurons dû à cette mode beaucoup d’ouvrages médiocres. Il faut les lui pardonner, car elle vient de nous valoir deux des plus beaux livres qui aient paru depuis ces quinze dernières années, deux poèmes en prose qui suffiraient à la gloire d’un artiste : le Désert et la Jérusalem de M. Pierre Loti. Je voudrais prendre texte de ces volumes pour donner ici quelques remarques d’abord sur l’originalité particulière de leur auteur, et, à cette occasion, sur l’art de décrire, puis sur leur portée psychologique et ce qu’il faut avoir le courage d’appeler leur valeur religieuse. L’intérêt qui s’attache à ces problèmes d’esthétique et de foi justifiera, j’espère, ce qu’il y a toujours d’un peu anormal dans une étude d’un romancier sur un autre romancier et d’un voyageur sur un autre voyageur.‌

I

Un journal de route, — la notation, sous la tente ou à la table d’une chambre d’hôtel, chaque soir, des événements du jour, — c’est toute la matière et c’est tout le plan de ces deux volumes. Ce procédé paraît le plus naturel pour un récit de voyage, et le plus infailliblement intéressant. Aucun n’est plus dangereux. Comment échapper à insignifiance, si l’on ne choisit pas entre ses impressions, et si l’on choisit, à l’insincérité ? Comment fuir la monotonie, surtout lorsqu’il s’agit de raconter une promenade, pendant deux mois hors de toute ville, dans le désert, pays de la mort où même le paysage est réduit a ses donnes élémentaires : du ciel et du sable, du sable et du ciel, et parfois la mer, une mer sans une fumée de paquebot, sans une voile. Entre l’oasis de Moïse et Gaza, le voyageur du Désert n’a en effet vu que cela, sauf une halte au couvent du Sinaï et une autre dans la petite ville ruinée d’Akabah, sur le bord du golfe de ce nom. Mais ce voyageur est Pierre Loti, c’est-à-dire le visionnée le plus délicat de notre époque, l’être le plus primitif et le plus complexe, qui unit en lui des sens de sauvai vierges et jeunes, intacts et naïfs, a une âme aussi maladive que les plus maladive entre les âmes modernes. Il semble qu’en présence des choses cet artiste étrange ait gardé le pouvoir d’être remué, comme s’il n’avait jamais lu, jamais écrit, jamais pensé, avec une vivacité d’impression directe dont rien n’est émoussé. Et en même temps une plaie intime est en lui, une secrète blessure de nostalgie et de tristesse, que chacune de ces impressions, si fraîches, si spontanées, si pleines, fait pourtant saigner. Son domaine propre est cette région indéterminée où la sensation et le sentiment se touchent et s’emmêlent, où la vibration suraiguë des nerfs fait de la jouissance une douleur, et des larmes une volupté. A un instrument accordé de la sorte, que tout fait vibrer jusqu’en son fond et avec de tels contrastes, rien n’est monotone, rien n’est insignifiant. Ces deux aspects d’un même paysage qui, pour vous, pour moi, se confondent, pour lui sont deux univers. Ces deux crépuscules, ces deux minutes d’un même crépuscule ne se ressemblent pas plus que deux regards. Cette chevauchée dans le désert, avec la ligne d’horizon toujours pareille, devient une longue tragédie aux scènes toujours variées, entre le jour et la nuit, la lumière et l’ombre, l’immensité du ciel et l’immensité des sables, les brises errantes et les nuages. Et Loti possède un tel pouvoir de noter l’infiniment petit de ses émotions, de fixer par dès mots leurs douces ou tristes nuances, qu’il vous entraîne avec lui dans ce monde de frémissantes visions et d’exaltation continue. Vous allez de page en page, vous levant quand se lève le voyageur, montant avec lui à dos de dromadaire, parmi les Arabes de son escorte, vous reposant, à midi, sous l’azur torride, le soir, à la brillante étoile, et quoique le même décor se développe autour de vous interminablement, quoique pas une anecdote, pas un dialogue ne vienne couper et diversifier ce pèlerinage à travers ces horizons sans mouvement, sans trace de vie humaine, pas une de ces pages ne vous, semble répéter la page précédente, pas une description ne double une description, pas une des journée n’est pareille à une autre journée. C’est une magie, une sorcellerie, surtout pour ceux qui, faisant eux-mêmes métier d’écrire, voudraient saisir au moins le secret de cet art incomparable, non pas afin de l’imiter, — nul n’a jamais fait du Loti que Loti, — mais afin de le comprendre.‌

A l’étudier de près, cet art qui semble si raffiné, presque si subtil, on découvre que sa première vertu est son indiscutable caractère de naturel et de simplicité. Cet écrivain d’une délicatesse douloureusement rare ne fait pourtant que noter la parole intérieure qui se prononce en lui au contact des choses. Un sûr instinct semble lui révéler que cette vérité est la condition même de son génie, car il la pousse jusqu’à des détails dont la malveillance sourit et qu’il a raison de donner ; ne sont-ils pas la meilleure garantie de l’exactitude scrupuleuse du reste ? Quand il nous raconte, par exemple, au commencement de son Désert, qu’il se réjouit de troquer son costume d’Européen contre un costume d’Arabe, « parce que ce dernier est plus décoratif pour cheminer sur un dromadaire » ; quand, arrivé au Sinaï, il passe une belle robe de soie asiatique, « dont les couleurs doivent faire bien sur le fond des vieilles chaux blanches et des rouges granits », et qu’il ajoute : « mais personne n’est là pour nous voir », — vous pouvez reconnaître là une touche de faux goût et de fatuité. Ce faisant, vous avez tort. Rapprochez plutôt ces passages que vous aimez moins de ceux que vous aimez beaucoup, et vous apercevrez quel imbrisable lien de logique rattache ces puérilités naïves, non pas même d’attitude, mais de décoration, à cette sensualité si fine et si vibrante de tout le reste du récit. Ces confidences ingénues vous sont une preuve que l’écrivain vous ignore, qu’il pense non pas à vous, mais à la précision de sa note, en fixant sur sa page la copie totale de sa sensation. D’autres petites touches, pareillement, d’une mièvrerie enfantine, comme cet enterrement d’une chouette « aux pauvres yeux jaunes qu’on ne reverra jamais », peuvent être aisément raillées. Mais s’il n’avait pas ce tendre respect de la vie, cette piété si vite émue pour tout ce qu’il voit souffrir et mourir, même une humble bête tuée par mégarde, le voyageur sentirait-il et vous ferait-il sentir la poésie de chaque détail du paysage ? Serait-il le passant capable de donner d’un mot une physionomie vivante et souffrante aux plus inanimés des objets : — à une ligne de montagnes, lorsqu’il la montre « fatiguée d’avoir tant flambé la veille, et qui s’en repose à présent… » ; — à un carrefour sans nom du désert, lorsqu’il l’appelle « un point idéalement triste » ; — à des manteaux de Bédouins, lorsque, regardant les bandits de son escorte discuter sous le soleil de sept heures, il proclame « que cette lumière virginale glorifie, ces hommes en haillons, ennoblit les grands gestes… » ? De tout autre style vous diriez, à des traits pareils, qu’il est affecté, qu’il est tendu. Vous ne le dites pas de celui-ci. Jamais il ne vous donne, avec son constant frémissement, la lassitude de la manière, et cela tient précisément à cette mise à nu complète d’une sensibilité. Vous ne le trouvez pas souligné, parce que vous le savez, parce que vous ne pouvez pas ne pas le savoir strictement exact, et, comme tel, vous êtes contraint de l’accepter tout entier.‌

Une seconde vertu de cet art, et qui dérive de la première, c’est l’emploi des mots les plus humbles, les plus familiers, pour ces notations des plus fines nuances. De tous les descriptifs de notre époque, Loti est certainement celui qui évoque le plus complètement un tableau, grand ou petit : un vaste paysage comme une fleur sur la route, un sourire humain aussi bien qu’une ville. C’est en même temps celui dont le vocabulaire est le plus modeste, le plus borné aux termes quotidiens, le plus étranger à l’argot du métier, à ces épithètes techniques qui sentent l’atelier ou le musée, le plus sobre enfin de néologismes. Il a deviné, avec son tact supérieur d’admirable ouvrier de style, la limitation précise de cet outil qui est notre prose. Il sait que le coloris littéraire ne doit jamais être un coloris de peintre, et que la phrase la plus habile ne saurait reproduire un objet quelconque avec une concrétion égale à celle de la plus médiocre pochade. En revanche, nul tableau, si achevé soit-il, ne rendra comme certaines phrases l’impression produite en nous par ce même objet. C’est donc cette impression qu’il nous faut communiquer au lecteur. C’est à travers elle, et en le forçant de sentir comme nous sentons, que nous parviendrons à lui faire voir ce que nous voyons, à lui faire entendre ce que nous entendons. Aussi, ce merveilleux évocateur ne surcharge-t-il jamais sa phrase de détails pittoresques. Quelques adjectifs, de-ci de-là, lui suffisent, et il a grand soin de n’en pas choisir de trop spéciaux. Par une habileté contraire à celle de la plupart des modernes, l’épithète lui sert à produire des effets d’ensemble. Il la cherche volontiers imprécise et flottante, vous enveloppant ainsi, vous, son lecteur, dans l’atmosphère de son émotion. L’objet, décrit de la sorte, ressuscite alors devant vous comme s’il sortait de la mémoire de vos sens, tant l’écrivain a su réveiller d’analogies. Il vous a communiqué, suggéré sa vision — sans vous l’imposer.‌

On trouverait à chaque page du Désert et de Jérusalem un exemple de ce procédé. J’en prendrai un seulement et au hasard. C’est l’heure du coucher du soleil dans une petite ville arabe : « … Nos veilleurs arrivent, graves et beaux, sages presque divins sous les voiles blancs et les torsades de laine noire. Silencieux, parce que l’heure du Saint Moghreb approche, ils s’asseyent par groupes sur le sable, devant des branchages qu’ils allument pour la nuit, et ils attendent… Alors, tout à coup, du haut de la petite citadelle solitaire, la voix du muezzin s’élève, haute, claire, qui a le mordant triste et doux des hautbois, qui fait frissonner et qui fait prier, qui plane en l’air d’un grand vol, et comme avec un tremblement d’ailes… » J’ai transcrit en italiques, dans ces quelques lignes, les mots qui servent à caractériser les formes et les sons. Ils sont tous de l’ordre le plus ordinaire, un rhéteur de l’école des termes rares dirait le plus banal. Connaissez-vous pourtant un Delacroix ou un Decamps qui vous donne une sensation d’Orient plus complète, plus colorée, plus intense ? Pour ceux qui sont allés en terre mahométane, tous les soirs de là-bas s’évoquent à la musique de cette phrase où il n’y a pas un terme, — sauf « Moghreb » et « Muezzin », et ce sont comme des noms propres, — qu’un enfant du peuple ne puisse comprendre. Quel enseignement, s’ils savaient le recevoir, pour tant de jeunes écrivains qui s’ingénient à martyriser la langue afin de lui arracher des effets nouveaux de dictionnaire et de syntaxe !‌

Cet art, vraiment classique par cette pureté, par cette simplicité du vocabulaire, a ce troisième caractère d’être en même temps débarrassé de toute réminiscence. Je veux dire que Loti ne semble jamais avoir, devant un objet, des associations d’idées étrangères à cet objet, et qui attestent chez lui des traces d’influences littéraires ou artistiques, le rappel d’impressions reçues à travers les livres ou les causeries. On chercherait en vain dans ces deux volumes une allusion à ce qui n’est pas la chose placée dans le champ direct de l’œil. Je n’attribue pas cette singulière puissance de s’absorber tout entier dans les visions actuelles au fait que Loti lise très peu. D’autres l’ont possédée — ainsi Flaubert — qui étaient des dévorateurs de bibliothèque, ce qu’un humoriste russe appelle spirituellement des « omnivores ». Il en faut chercher le secret ailleurs, dans une qualité d’attention aussi rare chez les écrivains que certaines acuités de perception chez les peintres. Que de fois Maupassant m’a rapporté les conseils que lui donnait dans sa jeunesse le maître de Croisset ! Il lui disait : « Tu vas sortir. Tu vas prendre un fiacre. Tu vas regarder le cocher et tu me le décriras. Chaque créature humaine a quelque trait en elle qui la distingue absolument de toutes les autres. C’est ce trait-là que l’écrivain doit voir et marquer. » Cette discipline paraît très aisée. Elle est extrêmement difficile à pratiquer dans sa pleine rigueur. Chacun peut en faire l’expérience sur soi-même. Il suffit de se placer en présence d’un objet quelconque, un meuble, un arbre, un paysage, et d’étudier ce qui surgit en nous après un certain temps de contemplation. Autour de cet objet des idées s’élèvent, tout un cortège de pensées liées à lui, mais qui ne sont pas lui. La plupart des écrivains, et des plus grands, n’ont pas d’autre procédé de vision : Balzac par exemple, et c’est pourtant un évocateur très intense. Je ne connais guère dans la littérature que Tourgueniev, Flaubert et Loti qui aient su maintenir leur regard à cet état de passivité méditative qui laisse l’objet entrer en nous, sans rien évoquer que lui-même. Cela donne à leurs descriptions cette présence qui justifie le mot du lecteur vulgaire : « Comme on y est !… » Entre cette façon de voir si totalement, presque si animalement réceptive, et celle des rêves, il existe une analogie évidente. Cela prouverait que cette forme d’imagination dérive d’une certaine disposition physiologique. Elle ne se développe ni ne s’abolit. Loti l’avait dès ses premiers livres, Tourgueniev et Flaubert jusque dans leurs derniers. Toute l’œuvre romanesque de l’auteur du Désert s’explique mieux quand on reconnaît que ce pouvoir réceptif est la faculté maîtresse de son tempérament intellectuel. Parfois incertain quand il s’agit de peindre des caractères en réaction et en conflit, il est incomparable quand il traite une aventure où les héros sont des âmes passives, de simples théâtres d’états que les circonstances leur imposent. Dans le Roman d’un spahi, dans le Mariage, dans Pêcheur d’Islande, cet accord entre le thème choisi et cette faculté maîtresse a merveilleusement réussi au romancier. Ce même accord vient de réussir au voyageur dans le Désert et dans Jérusalem, avec quelque chose en plus. Dans ses trois beaux romans il n’avait montré que le drame de l’âme et de la nature. Le drame de la foi s’y ajoute ici, éprouvé et interprété par un artiste qui passait jusqu’ici pour le plus indifférent aux idées de cet ordre, avec la plus spontanée et la plus émouvante des éloquences.‌

II

Ce voyage, en effet, n’est pas entièrement pareil à ceux que nous racontaient des livres comme Fantôme d’Orient ou Japoneries d’automne. Cette fantaisie d’une longue promenade au pas des chameaux berceurs, avec Jérusalem à l’extrémité de la route, c’est presque un départ pour la prière, presque un pèlerinage, et c’est la preuve aussi d’une crise nouvelle dans l’être moral de l’écrivain. Il y avait toujours eu, dans cette sensibilité trop frémissante, un arrière-fond de mélancolie, une perception trop aiguë de la fuite des heures, un frisson épouvanté devant les gouffres noirs du néant, entrevus par-dessous et par-delà toutes les ivresses. Ce n’étaient que des minutes, et l’on pouvait se demander si ce grand voluptueux ne pratiquait pas d’instinct la méthode célébrée par Lucrèce, cet épicuréisme de la mort qui faisait chanter à Catulle : « Vivons, ma Lesbie, et faisons l’amour. — Les soleils peuvent tomber dans la mer et revenir. — Nous, quand notre courte lumière est une fois close, — elle est perpétuelle la nuit que nous devons dormir… » Mais Lucrèce et Catulle n’avaient pas en eux, mêlés au plus intime de leur personne, au cœur même de leur cœur, une éducation et une hérédité chrétiennes. Ils n’avaient pas entendu, puis désappris, ces promesses dont parle l’apôtre : — « Si nous vous quittons, où irons-nous, Seigneur ? Vous seul avez des paroles de vie éternelle. » — Oui, elles se désapprennent, ces paroles… elles s’oublient dans les années d’orgueil de la vie, surtout quand on porte en soi une âme de sensation, aisément prise au charme du jour et de l’heure, amoureuse des formes et des couleurs, amusée aux jeux caressants de l’amour, aux surprises chatoyantes de l’art, aux caprices légers du plaisir. Puis un âge arrive où mille signes à peine perceptibles commencent à nous réveiller de cet étourdissement. Ceux qui nous ont vus grandir sont des vieillards maintenant, ceux que nous avons vus naître sont déjà des hommes. Ceux qui ont grandi avec nous, un par un, s’en vont. Il semble que nous entendions siffler autour de nous le vol des flèches inévitables que d’invisibles archers dardent sans cesse sur la légion toujours renaissante, toujours décimée, des fils d’Adam qui doivent tous mourir. Et, à un moment, l’évidence de la fin rapprochée se fait si implacable qu’elle ne sera plus jamais dissipée. Quelquefois une seconde suffit à cette invasion qui marque le passage de la jeunesse, de la pente qui monte, à l’autre pente, celle qui dévale, là-bas, vers l’abîme obscur. Théophile Gautier raconte qu’au matin d’une nuit passée dans un patio de l’Alhambra, il se réveilla avec cette idée : « Un jour je serai couché ainsi et je ne me relèverai plus jamais. » — « Ma jeunesse », ajoutait-il, « a fini de cet instant-là… » Lui non plus, le poète de Fortunio et d’España, n’avait pas écouté le conseil de la Mort dans la chanson allemande : « N’aime pas trop le soleil et les étoiles, car il faudra me suivre dans ma sombre demeure… » D’autres fois, cette initiation au renoncement définitif se prolonge, et c’est pendant des jours et des jours une lutte intérieure d’une poignante intensité. L’âme passionnément éprise de la vie, cette âme qui a réalisé le beau mythe platonicien et pour laquelle chaque douleur comme chaque joie a été un clou qui l’attachait davantage au corps, cette âme ne veut pas, ne peut pas accepter la nuit définitivement est alors, et dans sa révolte contre le néant, qu’elle se souvient de la parole d’immortelle espérance qui se répète, à cette minute même, dans d’autres âmes, qui s’est répétée en elle, il y a si longtemps !… « Ah ! cette parole que lui seul, sur notre petite terre, a osé prononcer, avec une certitude infiniment mystérieuse, si on nous la reprend, il n’y a plus rien. Sans cette croix et sans cette promesse illuminant le monde, tout n’est plus qu’agitation vaine dans la nuit, remuement de larves en marche vers la mort… » Qui parle ainsi ? Le passant jadis enivré de tant de paysages et de tant de sourires, le voluptueux d’Aziyadê et du Mariage. L’éternel voyageur qu’il est va repartir, et vers l’Orient, encore une fois. Ce ne sera plus pour y évoquer le fantôme d’un ancien amour. La nostalgie qui lui serre le cœur aujourd’hui est d’une autre nature. La grande anxiété est entrée en lui. Le regret passionné de la Croix a pris dans son cœur, lassé de ce qui peut mourir, la place des autres regrets, et il est en route, par le chemin de l’Exode, du côté du Sépulcre qui attirait, par-delà les mers, les croisés de Godefroy et ceux de saint Louis, ce Sépulcre vers lequel, malgré son ignorance, « il se traînerait », s’écrie-t-il, « pour un peu, à deux genoux… » ‌

Cette plainte, profondément pathétique, d’un esprit qui voudrait croire et qui ne peut pas, d’un cœur qui voudrait prier et qui n’ose pas, combien l’ont poussée déjà parmi les enfants de ce siècle de fièvre, commencé sur une incertitude et qui s’achève de même ! Quand elle est sincère, elle nous touche comme si nous ne l’avions jamais entendue, et si jamais cette sincérité fut évidente, c’est bien dans ce cas. Loti ne s’est jamais piqué, il ne se pique point, encore maintenant, de théories et d’idées générales. Visiblement il n’est pas arrivé au doute, comme un Sully-Prudhomme, à travers ces agonies de dialectique dont certains sonnets des Epreuves attestent les affres :‌

Avec Dieu, cette nuit, mère, j’ai des combats…‌

Il n’est pas davantage un Byron qui intente un procès à la Providence, et que la vue du mal social précipite à l’athéisme, ni un Renan qu’embarrassent des difficultés philologiques. Il est plus simple que ces grands douteurs, et, par cela même, plus vrai peut-être. Il ne croit pas — uniquement parce qu’il ne croit pas. — Au fond, y a-t-il une meilleure explication à donner d’un état mental qui ne se détermine point par des raisons, puisqu’il varie à ce degré d’homme à homme ? Il y a dans le doute du Désert et de Jérusalem quelque chose d’aussi primitif, en un certain sens, que la foi d’un Fra Angelico. Ce dernier croyait au Sauveur parce qu’il le voyait. La présence du Christ lui était si évidente qu’il n’a jamais peint, dit-on, la scène du Crucifiement sans pleurer et que son pinceau se refusait à reproduire l’image de l’Iscariote. Il lui aurait fallu regarder le traître, et sa foi si tendre reculait devant cet effort. Le pèlerin du Désert est une âme de la même race, grandie dans un autre âge. S’il doute, c’est qu’il ne voit pas. Mais comment se procurer cette vision après laquelle il soupire, car il y trouverait ce que l’Eglise implore pour les souffrants de l’autre vie : le lieu de rafraîchissement, de lumière, de paix ? Il n’imagine pas de plus sûr moyen que d’aller aux lieux mêmes où s’est accomplie la Rédemption. Il lui semble qu’en regardant de ses yeux les horizons qu’ont regardés les prophètes d’abord, puis Jésus, en foulant de ses pieds les chemins que leurs pieds ont foulés, en respirant l’air qu’ils ont respiré, il se les rendra présents et vivants. On dirait que la foi, pour s’installer dans son intelligence, doit passer par sa sensation et qu’il en a l’instinct. Il prend le livre témoin de la Révélation. Il lit que « le Seigneur est apparu à Moïse sur le mont Sinaï, à la cime même ». Il ira jusqu’à cette montagne très sainte. Il en gravira les escarpements de granit. Les tribus du peuple de Dieu ont marché dans le désert, du côté de la Terré promise. Il suivra cette route. Il descendra ensuite à Bethléem, dans la grotte où naquit le Messie. Il touchera le tronc des oliviers, dans le jardin de Gethsémani. Il suivra jusqu’au bout la voie douloureuse. Ne pouvant, comme saint Thomas, mettre ses doigts dans les plaies du Crucifié, il palpera les pierres du Calvaire, celles du Sépulcre. Ce visionnaire, habitué à s’identifier aux objets qu’il regarde de son profond et sensible regard, semble croire que de ces traces sacrées un effluve se dégagera, capable de le transformer jusque dans son fond. Il est, pour ce qui concerne les choses de la foi, lui, l’incrédule, presque dans l’état du malade pieux qui étreint une relique. Il attend un miracle, et, quand le miracle n’est pas venu, quand il se relève d’une veillée au jardin des Oliviers sans qu’aucune révolution intime se soit produite, son désespoir s’exalte jusqu’à la révolte : « Non, rien. Personne ne me voit. Personne ne m’écoute. Personne ne me répond… J’attends et les instants passent, et c’est l’évanouissement des derniers espoirs confus, c’est le néant des néants où je me sens tomber… »‌

Une telle disposition d’esprit n’eût guère paru philosophique, voilà seulement quarante ans. Mérimée, dans une de ses lettres à Panizzi, se moque de Renan « qui », disait-il, « va en Palestine continuer ses études de paysages ». Et cependant le philologue de la Vie de Jésus n’allait chercher là qu’un coloris. Comme Mérimée, il estimait que le problème religieux est d’abord un problème scientifique, qu’il convient de traiter et de résoudre par des méthodes scientifiques. Depuis lors, une évolution singulièrement importante s’est accomplie. La théorie de l’Inconnaissable, posée par Hamilton d’abord, puis par Spencer et par Huxley, a peu à peu développé toutes ses conséquences, entre autres celle-ci, la plus inattendue et la plus féconde : une délimitation définitive de domaine entre la Science et la Foi, et cette délimitation est du même coup une réconciliation. Devant les problèmes de substance et de cause, d’origine et de fin, la Science actuelle ne dit pas seulement : « Je ne sais pas. » Elle dit : « Je ne saurai jamais. » C’est le résultat de l’analyse critique, issue de Kant, et qui, établissant les conditions de la connaissance positive, les lois et la constitution de l’esprit, conclut à l’agnosticisme pour tout ce qui touche à une explication du pourquoi des phénomènes. Le savant n’en connaît que le comment. Mais, ce que nous ne pouvons savoir par l’expérience scientifique, ne pouvons-nous pas le percevoir d’autre manière ? Et voici la porte ouverte à d’autres facultés, — si elles existent, — qui n’ont plus rien de commun avec la recherche positive et raisonnée. Dans cette doctrine, la Science et la Foi peuvent être comparées à deux plans parallèles l’un à l’autre qui n’ont aucun point commun ni aucun point contradictoire. S’ils se touchent, c’est à l’infini. La Croyance et la Négation ne sont pas plus valables l’une que l’autre devant la Science, quand il s’agit de problèmes métaphysiques. Ce sont des façons de voir tout individuelles auxquelles nous nous déterminons par des motifs autres que des motifs de raisonnements. Les croyants en conviennent eux-mêmes, lorsqu’ils disent : la Foi est une vertu, — ce qui suppose la volonté, — et il y faut la Grâce, — ce qui suppose qu’une touche secrète, venue d’ailleurs, éclaire notre âme d’une lumière surhumaine. S’il en est ainsi, l’attitude intellectuelle du pelerin du Désert et de Jérusalem est, somme toute, la plus conforme à l’enseignement de la Science. Elle l’est davantage encore si l’on considère qu’avec son instinct d’artiste, il est allé droit aux points qui demeurent le centre inexpugnable du Christianisme ceux contre lesquels les plus fortes attaques de l’exégèse ont toujours échoué : la personnalité de Jésus d’abord, puis celle de Moïse.‌

Admettons, en effet, comme démontré qu’aucun des Evangiles ne soit l’œuvre d’un témoin direct. Il n’en reste pas moins qu’à travers une série de traditions plus ou moins altérées, un être se manifeste à vous, qui a vécu, dont le caractère est très net, la façon de penser très précise, auquel vous chercherez en vain un analogue dans l’histoire du monde. Les évangélistes peuvent différer de style, et il est certain que la poésie tendre de saint Jean ne ressemble guère à la notation sévère et nue de saint Matthieu ; mais il est certain aussi que ces deux narrateurs, de tempéraments si différents, peignent bien le même Jésus, qu’ils rapportent là même parole, qu’ils propagent le même enseignement, enfin qu’ils sont directement ou indirectement influencés par la même personne. Pour nous en tenir au point de vue simplement historique, un exemple très contemporain nous donne l’idée de cette réfraction d’une personnalité supérieure dans des témoignages contradictoires. Lisez les Mémoires de Miot de Melito, cet administrateur aigri, et ceux de Las Cases, ce bon serviteur ; ceux de Bourrienne, cet ami perfide, et ceux de Meneval, ce secrétaire intègre. Lisez ensuite les pages où Balzac et Tolstoï, qui ne l’ont pas connu ont mis Napoléon en scène. Quel que soit le témoin hostile ou favorable, bien ou mal informé, intelligent ou médiocre, direct ou indirect, l’empereur est la. Vous sentez qu’il a existé, qu’il a pensé, qu’il a parlé, et cette existence, cette pensée, cette parole avaient en elles un accent prodigieux et irréductible qui agit encore sur vous à travers ces récits. Il en est de même pour les Evangiles, de même aussi dans le recul des siècles pour l’Exode, le Deutéronome et le Lévitique, où se reflète une autre personnalité, démesurée, celle du législateur qui a tracé du premier coup en dix maximes le code définitif de toute civilisation : Moïse. Niez la réalité de Napoléon, et ces mémoires sont à la lettre impossibles. Niez la réalité de Jésus et celle de Moïse, les livres où leur enseignement est rapporté deviennent impossibles aussi.‌

Voilà ce que Loti a senti et compris, et ce qui donne a son voyage une forte valeur psychologique : tout l’Ancien Testament, dans sa fondation morale, c’est Moïse. Tout le Nouveau, c’est Jésus. Pour ceux qui admettent l’inspiration des livres sacrés, ce sont les deux grands révélateurs. Pour ceux qui ne l’admettent pas, ce sont les deux grandes énigmes. Le reste n’est qu’accessoire puisque ces deux hautes figures supprimées, tout s’abolit de la Bible et des Evangiles. Il y a donc un intérêt vital, pour l’incroyant qui voudrait reconquérir la foi, à les évoquer, ces deux figures, à se rapprocher de ces deux personnes, à provoquer une résurrection morale, s’il est possible, de ces deux individualités. En allant lire, comme il a fait, la Bible dans le désert du Sinaï et les Evangiles à Jérusalem, Loti n’a donc pas obéi à un caprice de dilettante épris d’exotisme. Il a espéré, il a eu le droit d’espérer que ce pèlerinage projetterait un rayon de lumière sur les ténèbres de nihilisme où il avoue qu’il se débat. Il a profondément souhaité de retrouver, au contact des deux montagnes bénies, le Sinaï et le Golgotha, l’évidence de la Révélation, et non plus ce qu’il appelle, avec un accablement désespéré, « tout l’inadmissible des religions humaines… » Il semble bien que l’épreuve ait échoué, et que le miracle de foi ait été imploré en vain, « d’une prière », comme il dit encore, « inexprimée, mais suppliante et profonde ». La dernière page demeure énigmatique sur ce point. C’est d’ailleurs un fait d’ordre tout intime, auquel l’écrivain n’est pas tenu de nous initier. En revanche, l’autre ambition de son entreprise, elle, n’a pas échoué, son projet de convier « ses frères de rêve » — c’est un autre de ses mots — à une méditation plus lucide et plus émue sur quelques pages importantes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cela seul vaudrait d’être allé là-bas et si loin, puisqu’il en rapporte ces deux beaux livres.‌

III

Dans le premier, dans ce Désert, qui semble, dès l’abord, n’être rien autre qu’une suite de visions sans lien, il a illustré d’une façon saisissante la disproportion singulière — et qui, elle, constitue un véritable miracle moral — entre la portée universelle du Décalogue et le milieu où le législateur le promulgua. Ce milieu, nous n’avons qu’à nous enfoncer avec l’écrivain dans la vaste solitude de la presqu’île sinaïtique pour le retrouver intact et immobile, après tant de siècles. « C’est ici le pays où rien ne change, l’Orient éternisé dans son rêve et dans sa poussière… » Ces Israélites que Moïse arracha de l’esclavage d’Egypte, c’étaient des nomades pareils à ceux que le voyageur rencontre, campant ici, campant là, poussant d’oasis en oasis leurs dromadaires et leurs brebis. Les sources auprès desquelles le guide choisit son campement jaillissaient déjà sous les palmiers, et elles étaient connues, comme aujourd’hui, par les passants de ces solitudes. Ils y puisaient l’eau avec des outres de cuir pareilles à celles que les bergers arabes lancent dans les citernes, à l’extrémité d’une corde, tandis que leurs bêtes, épuisées de soif, se roulent à terre pour chercher un peu de fraîcheur. Les conditions de cette existence sont si simples, elles dérivent si naturellement du pays et de la race qu’elles n’ont pas pu changer plus que ce sable, que ce soleil, que ce type humain. Loti répugne trop au pédantisme pour vous prouver cette identité par des dissertations. De temps à autre, simplement, il pique un verset de la Bible en tête d’une page de son journal de route. Cela suffit pour que vous sentiez, combien les phrases du vieux livre s’adaptent encore aujourd’hui à ce paysage et à ces mœurs. — « Et ils tirèrent vers le désert de Sûr, et ayant marché trois jours par le désert, ils ne trouvaient point d’eau », dit l’Exode. Loti, qui a transcrit ces lignes, commence ainsi son journal : « Dans des barils et des outres, l’eau du Nil nous suit au désert de Sûr… » — « Et le troisième jour au matin, il y eut des tonnerres et des éclairs et une grosse nuée sur la montagne avec un très fort son du cor dont tout le peuple fut effrayé… » Le voyageur transcrit aussi ce passage ; et la description suit d’un orage dans une des vallées du Sinaï, où le formidable déchaînement de cette nature se fait perceptible, et cette répercussion du bruit, à travers les monstrueuses masses de granit, répand une épouvante d’Apocalypse. — « Et cette couche de rosée s’étant évanouie, voici sur la superficie du désert quelque chose de menu et de rond comme du grésil sur la terre. » C’est la manne que l’Exode décrit de la sorte, et voici que devant sa tente l’écrivain nous raconte avoir ramassé des graines blanches, très dures, ayant un peu goût de froment. C’étaient, ces « choses menues et rondes », des fruits desséchés que le vent arrache aux courtes plantes épineuses qui tapissent les montagnes avoisinantes. — Ces marchands que l’on rencontre, allant de caravane en caravane, brocanter des armes et des étoffes ne sont-ce pas les madianites qui tirèrent Joseph de la citerne ? Ces tribus pillardes dont le brigandage désole le désert de Tih, ne sont-ce pas les descendants de ces Amalékites contre lesquels les Hébreux durent livrer tant de batailles ?… Et ainsi de suite indéfiniment. Vous fermez le volume, écrit de la veille, et qui vous a rendu si évidente la pérennité des mœurs du désert. Vous reprenez l’Exode. Vous vous retrouvez en face de ces mœurs si simplement primitives, et en même temps vous relisez le texte des lois édictées par Moïse. Comment ce conducteur d’une horde errante, ce cheikh d’une tribu pareille aux Bédouins que vous avez vus, avec Loti, vivre et penser, a-t-il pu rédiger ce code dont les brèves formules enserrent toutes les possibilités de la vie humaine ? Sur le mariage, sur la famille, sur la propriété, sur la patrie, sur le devoir des pauvres, sur celui des riches, ce code a tout prévu tout démêlé, tout ordonné. Il s’applique aux particularités de l’existence nomade et aux conditions essentielles de toute existence. Nos plus récentes théories sur l’hérédité et sur les races y sont mieux que pressenties, elles y sont formulées et réglementées. Encore aujourd’hui, quand nous essayons de sonder l’abîme de l’Inconnaissable, nous n’allons pas au-delà de l’EGO SUM QUI SUM. proclamé par le pasteur des brebis de Jethro. Le contraste est trop fort entre cette soudaine découverte de la vérité morale et sociale sous sa forme définitive et la pauvreté des expériences que la vie nomade comporte. Tandis que les lois égyptiennes, grecques ou romaines, conservent un caractère local, et par suite incomplet, pour larges soient-elles, ces lois-ci possèdent une universalité si indiscutable qu’elles gouvernent encore à présent l’univers civilisé. Un des plus grands esprits de notre âge, le plus grand peut-être dans cet ordre spécial, M. Le Play, ne put jamais admettre qu’une telle découverte, et à cette date, fût l’œuvre d’un homme. Dans le très remarquable chapitre de son livre : la Foi et ses victoires, qu’il consacre à l’auteur de la Réforme sociale, Mgr Baunard nous apprend que tel fut le principe de la conversion du célèbre sociologue : la promulgation de la loi mosaïque lui parut inintelligible sans une révélation. La force de ce raisonnement se comprend mieux encore au sortir de la lecture du Désert, malgré les douloureuses phrases de doute : « Fini, tout cela. Le Sinaï est vide à présent, comme le ciel et comme nos modernes âmes. Elles ne renferment plus que de vains simulacres glacés auxquels les fils des hommes auront bientôt cessé de croire… » Soit. Mais une loi y fut proclamée, à laquelle ils continuent d’obéir. Cette loi semble avoir épuisé à l’avarice les conditions qui gouvernent le sort des peuples, et ce mystère confond la pensée.‌

Un autre mystère, et plus confondant encore, s’impose à la lecture de Jérusalem, et devant les visions que ce second livre évoque. Aucun écrivain, que je sache, n’avait rendu plus fortement l’étrange caractère de fatalité qui, même aujourd’hui, marque la ville du Calvaire, si vivante encore et d’une vie si tragiquement déchaînée, dans un paysage de mort. L’approche en est solennelle et tragique, même à travers les portières du tramway à vapeur, qui, sous le titre pompeux de chemin de fer, la relie à la côte. Les défilés sinistres qui la précèdent, avec leurs collines désolées et grises, portent l’empreinte d’un je ne sais quoi d’irréparable, comme d’un sort à part dans l’histoire du monde. Quand elle-même apparaît sur sa montagne, la ligne crénelée de ses remparts donne l’idée d’une place de guerre, d’une Sienne ou d’une Volterra, demeurée intacte en son armure du moyen âge. La longue ligne de défense sinueuse raconte trop bien une destinée de cité prise et reprise, toujours assiégée et toujours conquise. Que de sang a coulé sur ce coin de terre, depuis que fut répandu celui du Juste ! Ces remparts si souvent crevés et réparés, démantelés et redressés, en portent le témoignage. Ces larges blocs solidement encastrés les uns dans les autres, et qui datent d’Hérode, ont frémi sous les béliers des légionnaires de Titus. Ces pierres-ci ont été placées par les Croisés. Leur taille diagonale les distingue et aussi les marques personnelles dont les ouvriers signaient leur besogne quand ils travaillaient pour la ville sainte : une croix, un sablier, une flèche à deux pointes. Plus loin, une porte sarrasine courbe son arche, proclamant la conquête toujours triomphante de l’islam. Franchissez-la, cette porte, et vous verrez aussitôt ce conglomérat d’histoire se continuer par la Babel de peuples et de cultes emprisonnée dans ces murs. Il y a là une ville arabe aux couloirs voûtés, aux rues étayées d’arceaux, avec ces froideurs d’ombre et ces blancs de lumière propres au climat d’Orient, et, dans ces noirs et dans ces clairs, c’est une grouillante et indéfinie mêlée de turbans d’un jaune passé, d’un vert sali, d’un bleu éteint, d’un rose fané. Des coiffures de Bédouins y apparaissent, quelque étoffe rayée qu’attache au front un aghal en poil de chameau. Des caftans y circulent, de toutes couleurs. Cette population musulmane s’ébat parmi des odeurs de cave et de boutique, dans un relent qui semble attaché à la poussière presque compacte de cette atmosphère. Pressez le pas, et, à un détour de rue, la ville du moyen âge apparaît de nouveau avec la façade écrasée du Saint-Sépulcre. Ce contraste, comme Loti a su le noter ! Comme il a su peindre ce sanctuaire unique, avec sa mêlée de rites et de sectes, si déconcertante pour le pèlerin d’Occident qu’elle est une tristesse dans cette tristesse ! Comme il a montré ce dédale d’une église où il y a vingt églises, des chapelles après des chapelles, des cryptes après des cryptes, un entrelacs fantastique d’escaliers, de corridors, de voûtes, cette construction de ténèbres où des guirlandes de lampes d’or flamboient à toute heure de la nuit et du jour, où des cortèges de processions se croisent interminablement, où des chants résonnent, confondus et hostiles, ici de moines franciscains, là de popes grecs, plus loin de femmes russes agenouillées à la place où l’impératrice Hélène découvrit le bois de la vraie croix ! Elles chantent d’une voix si douce, si plaintive, d’une extase si endolorie qu’elles vous fendent le cœur. Vous sortez. C’est le vendredi. Après quelques autres détours, vous débouchez, à travers un bosquet de cactus et des masures, au pied de la citadelle où fut le Temple jadis. Là, contre le soubassement d’un énorme mur d’assises aux blocs colossaux, les Juifs se pressent, leur Bible à la main. Coiffés d’un bonnet de fourrure, le corps pris dans un caftan, ils lisent les versets du livre sacré, et ils se lamentent. Leur gémissement monte, reprochant à Dieu le Temple détruit, l’infidèle vainqueur, Israël dispersé. Leur frénésie s’exalte. Nerveusement, maladivement, ils balancent leur torse, ils se haussent sur la pointe des pieds. Leurs boucles de cheveux taillées en oreilles de chien rythment ce spasme. On en voit qui pleurent, le front appuyé contre la pierre muette de l’antique muraille. Au-dessus, des soldats turcs s’accoudent au mur du Haram… Et c’était hier ainsi, ce sera ainsi demain : Chrétiens de toute secte, Juifs de toute contrée, Arabes, Turcs, Arméniens, toutes les races, toutes les religions, toutes les langues afflueront, se heurteront, lutteront dans cette cité qui porte sur elle la malédiction d’une guerre inapaisable, — et sur sa colline fut fondée la religion de l’amour et de la pitié !‌

Celui qui la fonda, cette religion, celui que tous ces peuples viennent ici adorer ou haïr davantage, ce Jésus qui est partout dans cette ville, qui en est l’histoire même et la raison d’exister, où donc faut-il chercher sa trace, non plus historique, mais biographique ? Lequel des coins de Jérusalem nous parlera, non plus de sa légende, mais de sa personne ; non plus de ceux qui le prient ou de ceux qui l’outragent, mais de lui-même ? C’est ici l’énigme des énigmes, la tragédie des tragédies… Cette trace est tout entière perdue. Cette histoire est noyée de ténèbres. Cette personne s’évanouit. Quand il s’agit de désigner un endroit associé à quelque fait indiscutable de la vie et de la mort du Christ, à son arrestation, à son procès, à son crucifiement, tout est doute, conjecture, probabilité. Par où est-il entré en triomphateur, chevauchant l’humble ânesse et souriant à son prochain martyre ? Par où est-il descendu, le soir de la Cène, pour aller à son agonie, à l’indicible, amertume sous les oliviers de Gethsémani ? Par où fut-il mené chez le procurateur Pilate, et par où, vers le Golgotha ? A quelle place précise s’accomplit le sacrifice de l’innocent chargé, des péchés du monde ? L’inquiète et désespérée poursuite de ces saintes empreintes court d’un bout, à l’autre dans ce livre de Loti, et cette haletante incertitude achève d’en faire l’exact symbole de cette ville prédestinée. L’obscurité dont s’enveloppe la vie réelle de celui auquel tous ici pensent, et que nul ne retrouve, semble prolonger mystiquement le supplice du rédempteur. Le drame commencé sur le Calvaire ne se clora jamais sur ce sol qui n’est plus aux Chrétiens et d’où une clameur de disputes monte sans cesse vers l’invisible victime de nos fautes, — disputes des fidèles avec les infidèles, et disputes des fidèles entre eux, disputes de l’âme incrédule avec elle-même et disputes de l’âme pieuse avec les invincibles obscurités de l’histoire. — Pour ceux qui ont la foi, Jérusalem, c’est la Passion continuée, c’est la ville toujours de l’homme de douleur — virum dolorum et scientem infirmitatem, — qui n’eût fait la pleine lumière que si nous l’eussions méritée. Et pour ceux qui n’ont pas la foi, Jérusalem, c’est l’image de l’humanité impuissante à réaliser son plus noble idéal dans une certitude vérifiée, l’image du chaos où elle se débat, prodiguant les vains élans de l’âme, soulevant vers son rêve des générations après des générations, se passionnant, s’exaltant, se désespérant pour n’aboutir qu’à enfiévrer encore sa fièvre et qu’à épaissir encore sa nuit. Mais pour les incroyants comme pour les croyants, c’est une des très grandes choses de notre univers civilisé. Les uns et les autres en trouveront une évocation d’un inoubliable pathétique dans le livre de Loti. Pour moi, qui ai visité la Terre Sainte avec des sentiments trop pareils aux siens, peu de pages m’ont remué plus profondément que celles où, racontant sa dernière visite au Saint-Sépulcre, il montre à la fois toute son impuissance et toute son ardeur religieuses, et où il finit par ce soupir si poignant dans sa simplicité : « On prie comme on peut, et moi je ne peux pas mieux… » Et il semble qu’à cet appel désespéré on entende par-delà les années le Christ du Mystère de Pascal répondre par le seul mot où cette maladie du doute puisse trouver quelque consolation : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais. Ne t’inquiète donc pas ! » Et encore : « La miséricorde de Dieu est si grande, qu’il nous instruit salutairement même lorsqu’il se cache. » Et enfin : « Jésus était mort mais vu sur la croix. Il est mort et caché dans le sépulcre… C’est le dernier mystère de la passion et de la rédemption. »‌