II. (Fin.)
La Correspondance
de Grimm passe en général pour sévère, un peu sèche dans sa justesse, et
même légèrement satirique ; mais, à l’origine, Grimm eut l’enthousiasme et
cet amour du beau qui est l’inspiration de la vraie critique. Dans une
lettre écrite contre l’opéra d’Omphale en 1752, il
disait : « J’avoue que je regarde l’admiration et le respect que j’ai
pour tout ce qui est vrai talent, dans quelque genre que ce soit, comme
mon plus grand bien après l’amour de la vertu. »
Il n’y avait
pas longtemps que Grimm arrivait d’Allemagne quand il écrivait cette phrase.
Au début de ses feuilles de correspondance, il continue d’être dans les
mêmes sentiments ; son ton et son intention ne sont rien moins que
frivoles ; il ne voit, dans le secret qu’on lui promet, qu’une raison de
plus d’exercer une franchise sans bornes :
L’amour de la vérité, dit-il, exige cette justice sévère comme un devoir indispensable, et nos amis même n’auront pas à s’en plaindre, parce que la critique qui n’a pour objet que la justice et la vérité, et qui n’est point animée par le désir funeste de trouver mauvais ce qui est bon, peut bien être erronée et sujette à se rétracter quelquefois, mais ne peut jamais offenser personne.
Au temps de Grimm, c’était encore l’habitude d’appeler extraits
les articles qu’on écrivait sur les livres, et ces extraits, autorisés et
consacrés par l’exemple du Journal des savants, se
bornaient le plus souvent en effet à une exacte et sèche analyse de
l’ouvrage : « sous prétexte d’en donner la substance, on n’en offrait
que le squelette »
. Grimm n’est point pour cette critique
pesante, routinière, et qui tient du procès-verbal. Les bons ouvrages, selon
lui, ne doivent point être connus par extraits, mais doivent être lus :
« Les mauvais ouvrages n’ont d’autre besoin que d’être oubliés.
C’est donc nous importuner inutilement que de nous en donner des
extraits ; et, en bonne police, il devrait être défendu aux journalistes
de parler d’un ouvrage, bon ou mauvais, lorsqu’ils n’ont rien à en
dire. »
Examiner et rectifier, c’est son objet
dans ses feuilles, « et ce devrait être celui de tous les
journalistes »
. En cela Grimm est novateur dans une certaine
mesure, et il met véritablement la critique du journal où elle doit
être.
Il est curieux de noter les excès et les extrêmes du genre. C’était un extrême que cette première méthode adoptée par le Journal des savants, le plus ancien des journaux littéraires, et qui consistait à donner un compte rendu pur et simple, une sorte de description du livre, très peu différente souvent d’une table des matières. Le but, pourtant, et l’utilité de cette méthode, à une époque où les communications étaient moins faciles, était de tenir les savants des divers pays au courant des écrits nouveaux, et de les leur offrir du moins par extraits fidèles et sûrs, en attendant qu’ils pussent se procurer l’ouvrage même. Un autre extrême, tout opposé, dans lequel on est tombé de nos jours (et je parle ici de la critique sérieuse, de celle de quelques revues anglaises ou françaises, par exemple), est de ne presque point donner idée du livre à l’occasion duquel on écrit, et de n’y voir qu’un prétexte à développement pour des considérations nouvelles, plus ou moins appropriées, et pour des essais nouveaux ; l’auteur primitif sur lequel on s’appuie disparaît ; c’est le critique qui devient le principal et le véritable auteur. Ce sont des livres écrits à propos de livres. La méthode de Grimm est entre les deux et dans la juste mesure.
« Qu’est-ce qu’un correspondant
littéraire ? »
s’est demandé un jour l’abbé Morellet,
critiqué assez gaiement par Grimm, et qui, dans sa vieillesse, avait eu le
désagrément de voir ces railleries imprimées ; et Morellet répond :
« C’est un homme qui, pour quelque argent, se charge d’amuser un
prince étranger toutes les semaines, aux dépens de qui il appartient, et
en général de toute production littéraire qui voit le jour, et de celui
qui en est l’auteur. »
L’abbé Morellet était intéressé à parler
ainsi ; mais Grimm, malgré des légèretés et des rapidités inévitables, ne
rentre pas dans ce genre inférieur auquel l’abbé économiste voudrait le
rabaisser. En général, il songe à informer les princes ses correspondants
bien plus qu’à les amuser ; et, quand on était lu de Frédéric le Grand ou de
Catherine, on avait certes un public qui en valait bien un autre et qui
voulait du solide dans l’agrément. C’est à de tels esprits qu’il était
vraiment honorable de plaire.
Grimm, par l’inspiration, peut se rapporter hardiment à l’école des maîtres en critique, à celle des Horace, des Pope, des Despréaux ; il en a la susceptibilité vive, passionnée, irritable, en matière de goût. Sa sévérité est en raison de sa faculté d’admiration même. Ayant à parler d’une tragédie de Philoctète par Châteaubrun (mars 1755), il y relève tous les défauts, et surtout la fausseté, le manque absolu du génie. Il y a, selon lui, trois choses mortelles, une tragédie dont le discours est faux, un tableau dont le coloris est faux, un air d’opéra dont la déclamation est fausse :
Et celui qui peut y tenir, déclare-t-il, peut prendre son parti sur ses plaisirs et sur ses goûts ; il ne sera jamais vivement affecté par ce qui est véritablement beau et sublime. Quand on est en état de sentir la beauté et d’en saisir le caractère, franchement on ne se contente plus de la médiocrité, et ce qui est mauvais fait souffrir et vous tourmente à proportion que vous êtes enchanté du beau. Il est donc faux de dire qu’il ne faut point avoir de goût exclusif, si l’on entend par là qu’il faut supporter dans les ouvrages de l’art la médiocrité, et même tirer parti du mauvais. Les gens qui sont d’une si bonne composition n’ont jamais eu le bonheur de sentir l’enthousiasme qu’inspirent les chefs-d’œuvre des grands génies, et ce n’est pas pour eux qu’Homère, Sophocle (je supprime Richardson, que Grimm place en trop haute compagnie), Raphaël et Pergolèse ont travaillé. Si jamais cette indulgence pour les poètes, les peintres, les musiciens, devient générale dans le public, c’est une marque que le goût est absolument perdu… Les gens qui admirent si aisément les mauvaises choses ne sont pas en état de sentir les belles.
Quand la nature a une fois doué quelqu’un de cette vivacité de tact et de cette susceptibilité d’impression, et que l’imagination créatrice ne s’y joint pas, ce quelqu’un est né critique, c’est-à-dire amateur et juge des créations des autres.
En ouvrant aujourd’hui les volumes de Grimm, n’oublions pas que ses feuilles
ont été primitivement écrites pour des étrangers. Byron ou Goethe, en le
lisant, prenaient une idée juste et complète de la littérature et du train
de vie de ce temps-là ; et Byron lui a donné le plus bel éloge, en traçant
nonchalamment sur son journal ou Memorandum écrit à
Ravenne ces mots qui deviennent une gloire : « Somme toute, c’est un
grand homme dans son genre. »
Nous autres Français, qui savons
d’avance, et par la tradition, quantité des choses qui se
trouvent dans Grimm, il ne nous faut pas le lire de
suite, mais le prendre par places et aux endroits significatifs. Une table
bien faite nous y aide suffisamment. Que pense Grimm, par exemple, je ne
dirai pas sur Homère, Sophocle, Molière (il n’en parle qu’incidemment), mais
sur Shakespeare, sur Montaigne, et sur tous les hommes du xviiie
siècle, Fontenelle, Montesquieu, Buffon,
Voltaire, Jean-Jacques, Duclos, etc. ? En l’interrogeant là-dessus, nous ne
tarderons pas à le connaître dans la qualité de son esprit et dans
l’excellence de son jugement.
Sur Shakespeare, il est le plus avancé et le plus net des littérateurs
français de son temps. Son opinion a d’autant plus de poids qu’il sent plus
profondément le génie des maîtres de notre scène, et qu’il les tient pour
plus conformes au génie même de la société française. Il ne dit jamais aux
Français d’abandonner leur tragédie pour l’imitation des beautés
étrangères : « Nous dirons au contraire : Français, conservez vos
tragédies précieusement, et songez que, si elles n’ont pas les beautés
sublimes qu’on admire dans Shakespeare, elles n’ont pas aussi les fautes
grossières qui les déparent. »
En jugeant la tragédie française
de son temps, il en sait toutes les faiblesses et toutes les langueurs ; il
a des réflexions à ce sujet, qui lui sont suggérées par le Timoléon de La Harpe, mais qui remontent et portent plus haut. Ces
quatre ou cinq pages de Grimm (1er janvier 1765)
établissent les vrais rapports et les différences fondamentales entre la
tragédie des anciens et la nôtre. Shakespeare, malgré ses défauts, lui
paraît souvent plus près des anciens que nous. Il le reconnaît du premier
ordre pour la marche lumineuse de l’ensemble, pour la puissance de l’action
et les principaux effets que le théâtre se propose, pour « ce grand
fonds d’intérêt qu’il semble interrompre lui-même volontairement, et
qu’il est toujours
sûr de relever avec la
même énergie »
. Mais, là où il le trouve incomparable, c’est
dans l’art de dessiner des caractères, et de donner à tous ses personnages
un air de vérité :
Quel génie a pénétré jamais plus profondément dans tous les caractères et dans toutes les passions de la nature humaine ? Il est évident, par ses ouvrages mêmes, qu’il ne connaissait qu’imparfaitement l’Antiquité ; s’il en eût bien connu les grands modèles, l’ordonnance de ses pièces y eût gagné sans doute ; mais, quand il aurait étudié les anciens avec autant de soin que nos plus grands maîtres, quand il aurait vécu familièrement avec les héros qu’il s’est attaché à peindre, eût-il pu rendre leur caractère avec plus de vérité ? Son Jules César est aussi plein de Plutarque que Britannicus l’est de Tacite ; et, s’il n’a pas appris l’histoire mieux que personne, il faut dire qu’il l’a devinée, au moins quant aux caractères, mieux que personne ne l’a jamais sue.
Il n’est pas étonnant d’après cela que les critiques anglais,
et notamment le judicieux Jeffrey dans la Revue
d’Édimbourg, se soient fort appuyés du témoignage de Grimm, comme
d’un utile auxiliaire pour la guerre qu’ils se disposaient à renouveler
alors (1813) contre les auteurs dramatiques du continent. Mais, encore une
fois, Grimm, en y voyant les défauts, ne sacrifie pas la tragédie française
à celle de nos voisins ; il reconnaît que chaque théâtre est approprié à la
nation et à la classe qu’il émeut et qu’il intéresse : « L’un (le
théâtre anglais) ne paraît occupé qu’à renforcer le caractère et les
mœurs de la nation, l’autre (le théâtre français) qu’à les
adoucir. »
Grimm va plus loin ; il pense que ces mêmes tableaux
que l’une des deux nations a pu voir sans aucun risque, quelque terrible et
quelque effrayante qu’en soit la vérité, pourraient bien n’être pas
présentés sans inconvénient à l’autre, qui en abuserait aussitôt :
« Et n’en pourrait-il pas même résulter, se demande-t-il, des
effets très contraires au but moral de la scène ? »
Avec Montaigne, Grimm est en pleine France et en
vieille France ; il y est comme chez lui. Après tout ce qu’on a écrit de
l’auteur des Essais, il trouve à en dire des choses que
nul n’a si bien touchées. Il remarque que, quoiqu’il y ait dans les Essais une infinité de faits, d’anecdotes et de citations,
Montaigne n’était point à proprement parler savant : « Il n’avait
guère lu que quelques poètes latins, quelques livres de voyages, et son
Sénèque, et son Plutarque »
; ce dernier surtout, Plutarque,
« c’est vraiment l’Encyclopédie des anciens ;
Montaigne nous en a donné la fleur, et il y a ajouté les réflexions les
plus fines, et surtout les résultats les plus secrets de sa propre
expérience. »
Les huit pages que Grimm a consacrées aux Essais de Montaigne sont peut-être ce que la critique française a produit là-dessus de plus juste, de mieux pensé et de mieux dit. Je pourrais, en citant, donner de jolis mots qui s’y rencontrent ; mais c’est le sens même et la suite qui fait le prix de ce délicieux morceau ; voici quelques traits pourtant :
Son esprit, dit-il de Montaigne, a cette assurance et cette franchise aimable que l’on ne trouve que dans ces enfants bien nés, dont la contrainte du monde et de l’éducation ne gêna point encore les mouvements faciles et naturels… Les vérités (dans son livre) sont enveloppées de tant de rêveries, si j’ose le dire, de tant d’enfantillages, qu’on n’est jamais tenté de lui supposer une intention sérieuse… Sa philosophie est un labyrinthe charmant où tout le monde aime à s’égarer, mais dont un penseur seul tient le fil… En conservant la candeur et l’ingénuité du premier âge, Montaigne en a conservé les droits et la liberté. Ce n’est point l’un de ces maîtres que l’on redoute sous le nom de philosophes ou de sages, c’est un enfant à qui l’on permet de tout dire, et dont on applaudit même les saillies au lieu de s’en fâcher.
Lorsque Charron, l’ami et le disciple de Montaigne, et qui fut en quelque sorte son ordonnateur, voulut ranger et mettre sérieusement en système les pensées et les réflexions de son maître, on lui fit des difficultés malgré sa prudence, et on refusa à la gravité de l’un ce qu’on avait accordé à l’autre pour sa vivacité charmante.
La philosophie de Grimm est triste, elle est aride : il est sceptique, et,
les jours où il l’est pour son propre compte, il l’est sans sourire : nous y
reviendrons. Mais ici, en parlant de Montaigne, il s’adoucit. Puisque le
cercle des connaissances humaines est si borné, et qu’on ne peut guère se
flatter de reculer les limites de l’esprit humain, qu’y a-t-il à faire pour
un auteur philosophique qui veut encore intéresser ? Selon Grimm, il n’y a
que deux manières de s’y prendre : ou bien s’appliquer à faire concevoir le
plus clairement possible le petit nombre de vérités qu’on peut savoir (c’est
ce qu’a fait Locke) ; ou bien peindre vivement l’impression
particulière qu’on reçoit de ces mêmes vérités, ce qui sert du
moins à multiplier les points de vue : et c’est ce qu’a fait Montaigne. La
plupart des prétendus auteurs se contentent de travailler sur des idées
étrangères, qu’ils retournent et qu’ils accommodent au goût du moment ; rien
n’est plus rare que cette vivacité et cette hardiesse à peindre sa propre
pensée et ses propres sentiments, qui fait l’auteur original. Montaigne est
original, même dans son érudition ; il l’est jusque dans les traits qu’il
emprunte aux autres, « parce qu’il ne les emploie que lorsqu’il y a
trouvé une idée à lui, ou lorsqu’il en a été frappé d’une manière neuve
et singulière »
.
Pour excuser l’amour-propre de Montaigne, Grimm trouve une raison pleine
d’observation et de finesse ; remarquant que l’amour-propre est moins
fâcheux quand il se montre sans dissimulation et avec bonhomie, il ajoute :
« Loin d’exclure la sensibilité pour les
autres, il en est souvent la marque et la mesure la
plus certaine. On ne s’intéresse à ses semblables qu’à raison de
l’intérêt qu’on prend à soi-même et qu’on ose attendre de leur
part. »
Et il cite à ce propos un mot de Rousseau, qui venait un
jour de s’épancher auprès d’un ami, et qui remarquait que cet ami (peut-être
Grimm lui-même) recevait son épanchement sans lui rendre du sien :
« Ne m’aimeriez-vous pas ? s’écria Rousseau : vous ne m’avez
jamais dit du bien de vous. »
J’en viens aux jugements de Grimm sur ses principaux contemporains, à
commencer par Fontenelle. Il parle de lui à la date de sa mort
(février 1757), et il est sévère. « J’aimerais mieux, dit-il quelque
part, avoir dit une chose sublime dans ma vie que d’avoir imprimé douze
volumes de petites choses. »
Les choses dont a parlé Fontenelle
ne sont point petites ; mais, malgré les qualités heureuses de clarté, de
netteté et de précision qu’il y introduit, il y a mêlé aussi des petitesses.
Grimm remarque de cet homme rare qu’il était « né sans
génie »
. Les services qu’il rendit par ses notices et ses livres
agréables sur les sciences, par l’esprit philosophique qu’il y mit avec art
et mesure, furent réels et se répandirent utilement dans la société de son
temps : son style et son faux goût littéraire faillirent produire un mal
durable. Lui et La Motte, représentant tous deux le bel esprit,
l’emportaient déjà sous la Régence, et allaient faire école, si Voltaire
n’était venu à temps pour remettre le naturel en honneur :
Son style simple, naturel et original à la fois, le charme inexprimable de son coloris, nous ont bientôt fait mépriser, dit Grimm, tous ces tours épigrammatiques, cette précision louche et ces beautés mesquines, auxquels des copistes sans goût avaient procuré une vogue passagère.
Buffon et Rousseau contribuèrent ensuite à remettre en lumière par de larges exemples le style plein, mâle, éloquent :
Ces sortes de beautés, observe Grimm, étaient perdues pour M. de Fontenelle. Le simple, le naturel, le vrai sublime ne le touchaient point : c’était une langue qu’il n’entendait point. J’ai eu souvent occasion de remarquer que, dans tout ce qu’on lui contait ou disait, il attendait toujours l’épigramme. Insensible à tout autre genre de beauté, tout ce qui ne finissait pas par un tour d’esprit était nul pour lui.
Qu’on lise tout ce morceau : ce sont là des pages de critique littéraire fermes, senties, d’un goût incorruptible, de cœur et de main de maître.
Sur Montesquieu, Grimm s’exprime avec admiration et respect, mais en peu de paroles ; il le proclame un génie plein de vertu, et le salue à ses funérailles. Tous les grands ouvrages de Montesquieu avaient paru avant que Grimm commençât sa Correspondance. S’il avait eu à s’expliquer sur la méthode historique qui y avait présidé, il aurait élevé quelques objections :
Je n’aime pas, dit-il à propos de je ne sais quel livre de considérations politiques, je n’aime pas trop ces ébauches de théories politiques a priori, quoique l’autorité du président de Montesquieu, qui les affectionnait particulièrement, soit en leur faveur. Il me semble toujours que, si l’auteur qui procède par cette méthode n’avait pas connaissance des événements historiques a posteriori, les principes dont il prétend les déduire ne lui en feraient pas deviner un seul ; preuve évidente que ces principes sont faits à la main et après coup, qu’ils sont plus ingénieux que solides, et qu’ils ne sont pas les véritables ressorts du jeu qu’on leur attribue… En fait de politique, rien n’arrive deux fois de la même manière.
La politique de Grimm est triste, sceptique, ou volontiers
négative comme sa philosophie. Il croit peu au progrès général des temps ;
les progrès quand ils ont lieu, ou les arrêts de décadence, lui semblent
surtout dus à des individus d’exception, grands génies, grands législateurs
ou princes, qui font faire à l’humanité des
pas
inespérés, ou lui épargnent des rechutes tôt ou tard inévitables. Ses idées
sur l’origine des sociétés ne paraissent guère différer de celles de Hobbes,
de Lucrèce, d’Horace, et des anciens épicuriens. Pénétré de la difficulté de
l’invention sociale en tant qu’elle s’élève au-dessus d’une certaine
agrégation première toute naturelle et grossière, et qu’elle arrive à la
civilisation véritable, il ne la conçoit possible que grâce à de
merveilleuses passions en quelques-uns et à une héroïque puissance de
génie : « Il faut, pense-t-il, que les premiers législateurs des
sociétés, même les plus imparfaites, aient été des hommes surnaturels ou
des demi-dieux. »
Grimm, en politique, se rapproche donc
beaucoup plus de Machiavel que de Montesquieu, lequel accorde davantage au
génie de l’humanité même.
Sur Buffon, Grimm a de beaux jugements et des discussions solides. Prenant
les discours généraux que Buffon a mis en tête de quelques volumes de son
Histoire naturelle, il les apprécie littérairement
comme ferait un homme né sous l’étoile française de Malherbe, de Pascal et
de Despréaux : « On est justement étonné, dit-il, de lire des
discours de cent pages, écrits, depuis la première jusqu’à la dernière,
toujours avec la même noblesse, avec le même feu, ornés du coloris le
plus brillant et le plus vrai. »
Ce n’était certes plus un
étranger celui qui appréciait à ce point la convenance et la beauté continue
du style. Quant au fond des idées, il se permet plus d’une fois d’élever des
objections. Il en est une surtout qui rentre dans l’ordre moral et
littéraire : « M. de Buffon m’a toujours étonné, dit Grimm, par
l’intime conviction qu’il paraît avoir de la certitude de sa théorie de
la terre. Si elle était du petit nombre de ces vérités évidentes sur
lesquelles il ne saurait ν avoir deux opinions, il ne pourrait en parler
avec plus de confiance. »
Rousseau lui paraissait dans le même
cas pour son système
sur l’état sauvage, ce
prétendu âge d’or de félicité et de vertu. Tout en s’étonnant de cette
confiance qu’ont en leurs systèmes ces talents vigoureux, « qui
n’abondent pas en idées »
, Grimm ne laisse pas de penser
quelquefois que cette prévention leur est peut-être nécessaire pour donner à
leurs écrits cette chaleur et cette force qu’on y remarque, tandis que
« le modeste et humble sceptique est presque toujours en
silence »
.
Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses œuvres et dans son caractère,
que par le détail des anecdotes et l’ensemble des jugements qui sont
consignés dans Grimm. Il y a des pages (telles que celles sur la mort de
Voltaire) qui me paraissent trop emphatiques pour être de Grimm, et qui,
dans tous les cas, sont un tribut payé à l’opinion du moment. Les jugements
fins et vrais, les révélations piquantes, se retrouvent à cent autres pages.
Grimm explique très bien comment et pourquoi Voltaire n’est point comique
dans ses comédies, dans L’Écossaise, par exemple, il n’est
point parvenu à faire de son Frélon, qui se dit à lui-même toutes sortes de
vérités, un personnage comique : « On voit dans cette comédie, et en
général dans tous les ouvrages plaisants de M. de Voltaire, qu’il n’a
jamais connu la différence du ridicule qu’on se donne à soi-même, et du
ridicule qu’on reçoit des autres. »
Et c’est ce dernier qui est
le vrai comique. Les qualités qui manquent à Voltaire pour être un historien
véritable, il les sent également :
En général, il faut un génie profond et grave pour l’histoire. La légèreté, la facilité, les grâces, tout ce qui fait de M. de Voltaire un philosophe si séduisant et le premier bel esprit du siècle, tout cela convient peu à la dignité de l’histoire. La rapidité même du style, qui peut être précieuse dans la description d’un combat, dans l’esquisse d’un tableau, ne saurait durer longtemps sans déplaire.
En philosophie, il le traite avec le dédain
d’un homme qui n’en est pas resté aux demi-partis et dont
l’incrédulité, du moins, n’est point inconséquente : Voltaire, au contraire,
s’arrête à mi-chemin et, en continuant de mal faire, s’effraye par moment de
sa propre audace : « Il raisonne là-dessus, dit Grimm, comme un
enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. »
À partir de Tancrède, tout ce que Voltaire produit pour le théâtre lui
paraît marqué du signe de la vieillesse ; mais, à sa mort, il se reprend à
l’envisager dans son ensemble, et avec l’admiration qu’une telle carrière
inspire ; il exprime très bien le sentiment de la décadence littéraire que,
selon lui, Voltaire retardait, et qui va précipiter son cours :
« Depuis la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces
contrées, et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre
pauvreté. »
Il écrivait cela à Frédéric (janvier 1784).
Grimm est classique en ce sens que, pour ce qui est de l’imagination et des arts, il croit un seul grand siècle dans une nation. Sans prétendre à en pénétrer les causes, il lui semble qu’une expérience constante l’a suffisamment démontré :
Quand ce siècle est passé, les génies manquent ; mais, comme le goût des arts subsiste dans la nation, les hommes veulent faire à force d’esprit ce que leurs maîtres ont fait à force de génie, et, l’esprit même devenu plus général, tout le monde y prétend bientôt ; de là le bon esprit devient rare, et la pointe, le faux bel esprit et la prétention prennent sa place.
En France, il salue donc comme incomparable le siècle de
Louis XIV ; et, au xviiie
siècle, il ne
trouve qu’une classe d’hommes supérieurs et d’une espèce particulière, la
seule qui manquât au grand siècle : « Je les appellerai volontiers
philosophes de génie : tels sont
M. de Montesquieu, M. de Buffon, etc. »
Voltaire est le seul des
littérateurs purs et des poètes qui soutienne le vrai goût par ses grâces.,
son imagination et sa
fertilité naturelle : mais,
selon Grimm il ne fait que soutenir ce qui fléchissait déjà.
Rousseau n’est point maltraité chez Grimm, comme on pourrait le croire : il y est apprécié constamment pour ses talents, en même temps que réfuté pour ses systèmes. Grimm s’attache dès le principe au Discours sur l’inégalité, où le système de Rousseau est déjà tout entier et d’où le reste découlera. Dans une discussion très judicieuse et très honorable, il cherche à saisir le point où l’écrivain éloquent et outré fait fausse route, et où sa doctrine devient excessive ; il s’applique à réfuter et à rectifier l’idée. Rousseau prétend toujours ramener l’homme à je ne sais quel âge d’or primitif auquel il regrette que l’espèce ne se soit point arrêtée :
Supposons avec M. Rousseau, dit Grimm, que l’espèce humaine soit maintenant dans l’âge de vieillesse qui répond à l’âge de soixante ou soixante-dix ans d’un individu, n’est-il pas évident qu’on ne peut pas faire un crime à un homme d’avoir soixante ans ? et n’est-il pas aussi naturel d’avoir soixante ans que d’en avoir quinze ? Or, ce qu’on ne peut reprocher à un individu ne peut non plus faire un reproche pour l’espèce.
Je recommande comme un très beau chapitre moral à opposer aux
assertions de Rousseau, le chapitre qui commence l’année 1756 en ces mots :
« J’ai souvent été étonné du vain orgueil de l’homme… »
Grimm commence quelquefois l’année par des réflexions générales qui sont
belles dans leur sévérité. Dans l’espèce de biographie qu’il trace de
Rousseau à l’occasion de l’Émile (15 juin 1762), Grimm
s’arrête dans ses souvenirs à ce qui serait une révélation indiscrète et une
violation de l’ancienne amitié ; et, après avoir retracé les principales
époques de la vie de Rousseau, ses premières tentatives plus ou moins
bizarres, il ajoute : « Sa vie privée et domestique ne serait pas
moins curieuse ; mais elle est écrite dans la mémoire
de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se
sont respectés en ne l’écrivant nulle part. »
Si Grimm avait été
un perfide et un traître comme le croyait Rousseau, quelle belle occasion il
avait là, dans le secret, de raconter, en contraste avec l’Émile, ce qu’avait fait Rousseau de ses propres enfants, et tant
d’autres détails qu’on n’a sus depuis que par Les Confessions ! Au lieu de cela, il a observé une réserve
digne ; il s’est borné à donner les traits principaux du caractère, et il a
discuté de près les écrits. Lorsque parut, vers juillet 1780, le singulier
écrit intitulé : Rousseau, juge de Jean-Jacques, où se
voit « le mélange le plus étonnant de force de style et de faiblesse
d’esprit, tout le désordre d’une sensibilité profondément affectée, un
ridicule inconcevable avec la folie la plus sérieuse et la plus digne de
pitié »
, Grimm y trouve le sujet de réflexions pleines de
modération et d’humilité sur le pauvre esprit humain. En général, disait le
critique anglais Jeffrey en rendant compte d’une partie de cette Correspondance de Grimm, « tout ce qu’on y lit sur
Rousseau est candide et judicieux »
. Duclos, dont on a su depuis
que Grimm avait tant à se plaindre, est jugé nettement, vertement, mais sans
passion et sans défaveur. On le voit, on l’entend gardant jusque dans les
salons cette voix de gourdin qu’il tenait de sa première
hantise dans les cafés ; homme d’esprit d’ailleurs, mais qui n’a point su
s’élever au-dessus d’un certain niveau, qui s’est avisé de publier ses Considérations sur les mœurs, un an ou deux après la
première édition de L’Esprit des lois, c’est-à-dire
« au moment où l’arène était occupée par deux ou trois athlètes
de la première vigueur, ou d’une grâce et d’une agilité merveilleuses :
il fallait venir cinquante ans plus tôt »
. Ses Mémoires secrets, « ouvrage qui tient un milieu fort
intéressant entre le genre des mémoires particuliers et celui de
l’histoire générale »
, sont aujourd’hui le seul livre à lire de
lui :
justice leur est rendue par Grimm en
quinze lignes.
Il faut en venir aux parties dignes de blâme. Grimm, en jugeant les ouvrages
les plus détestables du siècle et les plus pernicieux, se contente le plus
souvent de les montrer défectueux au point de vue du goût ou de
l’originalité ; il ne trouve d’ailleurs aucune parole sévère. Les mauvais
ouvrages d’Helvétius ou de d’Holbach ne lui paraissent avoir aucun danger
pour la morale : « Je ne leur trouve d’autre danger, dit-il, que
celui de l’ennui : tout cela commence à être si rebattu, qu’on en est
excédé. Cependant le monde ne va ni plus ni moins, et l’influence des
opinions les plus hardies est équivalente à zéro. »
Grimm se
trompe ; en attribuant toute la morale publique aux institutions et à la
législation d’un peuple, il oublie que, dans les intervalles de relâchement,
les livres ont grande influence. Il est même, à cet égard, en contradiction
avec lui-même : car il a très bien remarqué quelque part qu’une des
différences qui distingue le plus les modernes des anciens, c’est que, pour
connaître ces derniers, « c’était beaucoup d’avoir acquis la
connaissance de leurs lois, de leurs coutumes et de leur
religion »
, tandis que l’on connaîtrait fort imparfaitement les
modernes, si on ne les considérait que par ces relations-là : notre manière
de penser et de sentir dépend de bien d’autres circonstances : « On
en jugerait bien mieux, ajoute-t-il, par l’esprit de notre théâtre, par
le goût de nos romans, par le ton de nos sociétés, par nos petits contes
et par nos bons mots. »
Sur de telles nations, sur la nôtre en
particulier, les livres donc, les bons livres et surtout les mauvais, ont
grande influence.
Si vous voulez, d’ailleurs, ne garder aucun faux respect, aucune
considération intellectuelle pour ces prétendus philosophes, tels
qu’Helvétius et d’Holbach, lisez Grimm : vous les voyez réduits à leur
valeur personnelle
par celui qui les a le mieux
connus, et qui, en les peignant si au naturel, n’a songé nullement à les
dénigrer. Le très léger et très étroit Helvétius qui, dans sa vie de
plaisirs, est subitement saisi de l’amour de la réputation, et qui essaye, à
trois reprises, de trois veines différentes, en manquant toujours
l’occasion, est presque comique. Il essaye de la géométrie quand Maupertuis
l’a mise à la mode dans le monde ; mais la mode change avant qu’Helvétius
soit devenu géomètre. Alors il essaye de la poésie didactique et
philosophique à la suite de Voltaire ; mais le vent tourne encore, et L’Esprit des lois de Montesquieu vient tenter Helvétius
d’entreprendre ce malencontreux livre De l’esprit, qui
arrivera lui-même quand le moment de faveur sera passé. Quant à d’Holbach,
ce furieux incrédule, et qui voulait convertir tout l’univers à son
athéisme, il était tel de caractère qu’il croyait sur les choses de la vie
tous ceux qu’il voyait : « Il ne sait jamais ce qu’il veut, et le
dernier qui lui parle a toujours raison. »
Voilà quelques-uns de
ceux qui se posaient emphatiquement alors comme les professeurs du genre
humain.
Je ne puis tout dire ni tout indiquer. Il y a entre Grimm et Diderot, malgré leur liaison étroite et leur mutuelle admiration, cette différence essentielle que Diderot est aussi un professeur, et que Grimm ne l’est pas. Une très curieuse conversation entre eux fait sentir nettement le point qui les sépare. Grimm et Diderot causaient un soir ensemble, le 5 janvier 1757 ; Diderot était dans un de ces moments d’exaltation et de prédiction philosophique qui lui étaient familiers : il voyait le monde en beau et l’avenir gouverné par la raison et par ce qu’il appelait les lumières ; il exaltait son siècle comme le plus grand que l’humanité eût vu jusque-là. Grimm doutait, et rappelait l’enthousiaste à la réalité :
Nous vantons sans cesse notre siècle, lui disait-il, et nous ne faisons en cela rien de nouveau. Dans tous les temps, les hommes ont préféré l’instant pendant lequel ils vivaient, à cette immense durée qui avait précédé leur existence. Par je ne sais quel prestige, dont l’illusion se perpétue de génération en génération, nous regardons le temps de notre vie comme une époque favorable au genre humain et distinguée dans les annales du monde… Il me semble que le xviiie siècle a surpassé tous les autres dans les éloges qu’il s’est prodigués à lui-même… Peu s’en faut que même les meilleurs esprits ne se persuadent que l’empire doux et paisible de la philosophie va succéder aux longs orages de la déraison, et fixer pour jamais le repos, la tranquillité et le bonheur du genre humain… Mais le vrai philosophe a malheureusement des notions moins consolantes et plus justes… Je suis donc bien éloigné d’imaginer que nous touchons au siècle de la raison, et peu s’en faut que je ne croie l’Europe menacée de quelque révolution sinistre.
J’abrège, mais je note le ton de la conversation telle qu’elle
est écrite par Grimm à la date de janvier 1757. Diderot résistait à ces
objections de son ami ; il s’enflammait et s’exaltait de plus belle : le
siècle de la philosophie décidément allait régénérer le monde. — La porte
s’ouvre, un valet entre, à l’air effaré : « Le roi est
assassiné ! »
dit-il·. Il s’agissait de l’attentat de Damiens.
Grimm et Diderot se regardèrent en silence, et Diderot, cette fois, ne
répliqua plus.
Grimm, vers l’âge de cinquante ans, devint homme de cour ; apprécié à sa valeur par les princes distingués ou éminents qui régnaient en Allemagne, et par l’impératrice de Russie, il ne crut point devoir résister à leurs faveurs ni à leurs bienfaits. Il redevint un peu Allemand en cela. Le duc de Saxe-Gotha le nomma son ministre à la cour de France ; la cour de Vienne lui conféra le diplôme de baron du Saint-Empire, et celle de Pétersbourg le fit colonel, puis conseiller d’État, grand cordon de la seconde classe de l’ordre de Saint-Vladimir. On a une partie de sa correspondance avec le grand Frédéric ; celle qu’il entretint avec l’impératrice Catherine, et surtout les lettres qu’il reçut d’elle, seraient d’un vif intérêt. Catherine faisait de lui et de son esprit le plus grand cas :
À la suite du prince héréditaire de Darmstadt, écrivait-elle à Voltaire (septembre 1773), j’ai eu le plaisir de voir arriver M. Grimm. Sa conversation est un délice pour moi ; mais nous avons encore tant de choses à nous dire, que jusqu’ici nos entretiens ont eu plus de chaleur que d’ordre et de suite.
Au milieu de ces conversations où elle s’oubliait, elle se levait tout à coup et disait gaiement qu’il fallait vaquer au gagne-pain : elle appelait ainsi les affaires et le métier de roi. Il reste là tout un côté de Grimm qui peut se révéler un jour et qui sera curieux à connaître. Des relations si intimes avec les puissances le mirent à même d’être souvent utile au mérite, et, si on le trouve parfois rigoureux ou quelque peu satirique dans ses jugements, les personnes qui l’ont le mieux connu assurent qu’il sut être bienveillant en secret ; il se plaisait à attirer l’attention de ses augustes correspondants sur les talents d’hommes de lettres et d’artistes à honorer ou à protéger.
Parmi ces bienfaits que Catherine accorda en sa considération, il en est un
qui me paraît touchant. Mme d’Épinay, dans les derniers
temps de sa vie, s’était vue atteinte dans sa fortune ; les réformes que
M. Necker avait apportées dans la Ferme générale avaient réduit
considérablement son revenu. Catherine, informée par Grimm, voulut réparer
ce malheur d’une femme d’esprit, et y mit elle-même une délicatesse de
femme, jointe à une grandeur de souveraine. Grimm, à cette occasion, s’écrie
dans sa reconnaissance : « Ah ! qui porta jamais plus loin que
Catherine le grand art des rois, celui de prendre et de
donner ! »
En fait de flatterie exquise, Voltaire n’eût pas
mieux dit.
Un biographe nous raconte que jeune, étudiant à l’université de Leipzig, Grimm avait surtout été frappé de la lecture du traité Des devoirs de Cicéron, expliqué par le savant Ernesti, et qu’il en avait emporté une impression profonde. Depuis ce temps jusqu’au jour où il adressait ce remerciement et cette louange à Catherine, Grimm avait fait bien du chemin, et on peut dire qu’il avait accompli le cercle de l’expérience morale.
La Révolution française frappa Grimm, mais ne le surprit point. Nous savons
déjà quelle était sa politique. Il fit, dès le premier jour, à ce grand
mouvement presque universel, des objections sensées, froides, qui portaient
sur tout ce qu’il y avait d’illusoire dans le vertige du moment, mais qui ne
tenaient point assez compte de ce qui s’y agitait de profond. Sa
Constitution, à lui, était toute dans les vers de Pope : « Laissez
les fous combattre pour les formes de gouvernement ; celui, quel qu’il
soit, qui est le mieux administré, est le meilleur. »
Les
événements qui suivirent ne furent que trop propres à le confirmer, sans
doute dans cette pensée favorite, que« la cause du genre humain était
désespérée »
, et que la seule ressource était tout au plus, çà
et là, dans quelque grand et bon prince que le sort accorde à la terre, dans
« une de ces âmes privilégiées »
qui réparent pour un
temps les maux du monde. Il y avait des années qu’écrivant à Mlle Volland, l’amie de Diderot, et lui parlant de la vérité et de
la vertu comme de deux grandes statues que Diderot se plaisait à voir
élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des ravages et des
ruines : « Et moi je les vois aussi, s’écriait-il ; … mais qu’importe
que ces deux statues soient éternelles et immobiles s’il n’existe
personne pour les contempler, ou si le sort de celui qui les aperçoit ne
diffère point du sort de l’aveugle qui marche dans les
ténèbres ! »
Dans sa doctrine essentiellement aristocratique, il
pensait encore que la vérité et la liberté, telles qu’il les entendait,
n’appartiennent en ce
monde qu’à un petit nombre,
à une élite, et encore « sous la condition expresse d’en jouir sans
trop s’en vanter »
. Ces tristes idées qu’il avait de tout temps
nourries, et où il faisait bon marché de la majorité de l’espèce, durent lui
revenir plus habituelles et plus présentes dans les années de sa chagrine
vieillesse, après qu’il eut perdu tous ses amis, et quand le monde,
bouleversé en apparence, se renouvelait autour de lui d’une façon si
étrange. Grimm, presque aveugle, végétant, ayant survécu à ses amis et à
lui-même, retiré à Gotha, mourut le 19 décembre 1807, à l’âge de
quatre-vingt-quatre ans. Sa pensée, déjà endormie, ne se réveilla point au
bruit du canon d’Iéna. On a peu de détails sur cette fin de sa vie, et
peut-être n’y en avait-il aucuns d’intéressants à recueillir. Il avait
manqué, comme il le disait quelquefois, « le moment de se faire
enterrer »
. — Je n’ai pas craint de laisser voir, sans pourtant
y trop appuyer, la doctrine morale de Grimm dans toute sa tristesse et son
aridité, sans un désir et sans un rayon ; elle n’a rien qui puisse séduire.
Je voudrais surtout avoir montré et fait comprendre ce qu’il avait de
distingué, de ferme et de fin dans son appréciation des hommes et de leurs
écrits, dans ses définitions des talents et des caractères37.