(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 1. Éléments et développement de la langue. »
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(1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 1. Éléments et développement de la langue. »

1. Éléments et développement de la langue.

Qu’est-ce donc que cette âme française, cette chose nouvelle qui se révèle dans cette littérature naissante ? c’est l’affaire des historiens de nous l’expliquer en détail : deux mots suffisent ici. Il a fallu, pour produire cette pauvre forme d’embryon, il a fallu que la population gallo-celtique de la Gaule fût réduite sous la loi de Rome, qu’elle prît les mœurs, la culture, la langue de ses vainqueurs, que l’empire romain et la culture latine, formes vénérables et vermoulues, tombassent en poussière au contact, non hostile, mais brutal, des barbares, et que les Francs, fondus dans la masse gallo-romaine, y déterminassent cet obscur travail, d’où sortirent ces deux choses, une race, une langue française.

La langue, on la connaît. Nous n’avons ici qu’à nous représenter les principaux moments d’une évolution qui dura neuf siècles. Les trois facteurs de notre race ont mis leur empreinte, bien inégalement, sur la langue. Rome, après la conquête, importe chez nous ses lois, sa langue, ou plutôt ses langues : elle installe dans les prospères écoles, elle déploie dans l’abondante littérature de la Gaule romaine sa sévère langue classique, ennoblie d’hellénisme, solidement liée par les rigoureuses lois de sa syntaxe et de sa prosodie ; elle livre à la masse populaire le rude, instable, usuel parler de ses soldats, de ses marchands et de ses esclaves, ce latin que, dès le temps d’Ennius, la force de l’accent et de vagues tendances analytiques commençaient à décomposer. Le celtique est supplanté, repoussé au fond des campagnes, où il végète de plus en plus obscurément, perdant du terrain chaque jour, jusqu’à ce qu’il disparaisse enfin sans bruit aux environs du vie  siècle. On n’aperçoit pas où en était le latin populaire quand la Gaule le reçut, ni ce qu’en firent ces bouches et ces esprits de Celtes pendant les siècles de la domination romaine : on ne peut mesurer à quel point les habitudes intimes et comme l’âme de la langue celtique s’insinuèrent dans le latin gallo-romain.

Viennent les barbares, et cette brillante façade de la civilisation impériale est jetée à bas : tout ce qui fermentait et évoluait sous l’immobilité stagnante de la langue artificielle des lettrés est mis à découvert. Dès lors le travail de la formation du français se fait au grand jour. Un jour vient où dans le latin décomposé, désorganisé, se dessine un commencement d’organisation sur un nouveau plan ; un jour vient où les hommes qui le parlent s’aperçoivent qu’ils ne parlent plus latin : le roman est né ; c’est-à-dire en France, le français. Les terminaisons latines sont tombées ; les mots se sont ramassés autour de la syllabe accentuée ; le sens des flexions s’est oblitéré, réduisant la déclinaison à deux cas. Dans sa forme indigente de langue synthétique dégénérée, l’ancien français enveloppe et manifeste déjà un génie analytique : organisme mixte qui relie les formes extrêmes, et nous aide à passer du latin, si riche des six cas de sa déclinaison, au français moderne qui n’en a pas.

L’apport des Francs est représenté par quelques centaines de mots, qu’ils ont jetés dans la langue gallo-romaine. Car, à peine maîtres du pays, ils se sont mis à parler le latin, comme l’Église, qui les baptisait. S’ils en ont précipité la décomposition, ils ne l’ont sensiblement modifiée ni dans sa marche, ni dans ses résultats.

Dans la barbarie croissante des chroniques et des chartes mérovingiennes, on voit le latin se défaire. Au viiie  siècle le roman apparaît : trois mots répétés par le peuple du diocèse de Soissons pendant que les clercs prient en latin pour le pape et l’empereur. Puis ce sont les listes de mots des glossaires de Reichenau et de Cassel, les Serments de Strasbourg (842), la Séquence de sainte Eulalie (vers 880). La langue est faite, et apte à porter la littérature. Création spontanée du peuple, elle est à son image et pour son besoin : langue de la vie quotidienne, de l’usage pratique et de la sensation physique, langue de rudes soldats, de forts paysans, qui ont peu d’idées et ne raisonnent guère. A mesure que la pensée et la science élargissent ces étroits cerveaux et en éveillent l’activité, à mesure aussi que les lettrés prennent l’habitude d’user de la langue vulgaire, la première provision de mots préparée par le peuple ne suffira plus. On ira reprendre dans le riche fond de la latinité ce que l’on y avait d’abord laissé ; et les mots savants viendront presque dès le premier jour s’ajouter aux mots populaires : de ces deux classes de mots, formés ceux-ci sous l’influence et ceux-là hors de l’influence de l’accent latin, ceux-ci par la bouche et l’oreille du peuple, et ceux-là par l’œil des scribes, de ces deux classes se fera une langue plus riche, plus souple, plus fine, plus intellectuelle. Mais celle qui vient de naître au xe  siècle, rude et raide, toute concrète, impuissante à abstraire, a déjà la netteté, la clarté, la rapidité, et cette singulière transparence qui, la condamnant à tirer toute sa beauté des choses qu’elle exprime, lui confère le mérite de l’absolue probité.

Dans l’âge moderne, les frontières de l’État sont à peu près les limites de la langue, et l’instrument littéraire est le même pour les Français du nord et du midi. Cette langue nationale unique se superpose aux patois locaux, plus ou moins distincts, dégradés, ou vivaces, auxquels parfois le caprice individuel ou le patriotisme provincial rendent artificiellement une existence littéraire. Il n’en était pas ainsi au moyen âge.

Comme dans les diverses régions de l’empire romain le latin se corrompit diversement sous d’insaisissables influences de climat et de race, selon d’occultes différences de structure des organes physiques de la voix, et comme il se ramifia en tout un groupe de langues de plus en plus divergentes, en France aussi ce ne fut pas une langue qui sortit du latin : mais des Pyrénées à l’Escaut et des Alpes à l’Océan s’échelonna une incroyable variété de dialectes, qui s’entretenaient et se dégradaient insensiblement, chacun d’eux ayant, quelques particularités communes avec ses voisins et les reliant. Ces dialectes se groupent en deux langues, langue d’or et langue d’oïl, provençal et français, dont les domaines seraient séparés à peu près par une ligne qu’on tirerait de l’embouchure de la Gironde aux Alpes en la faisant passer par Limoges, Clermont-Ferrand et Grenoble. Donc la primitive province romaine, et tout ce vaste bassin de la Garonne où le premier élément de la race est fourni par un fond indigène de population non celtique mais ibère, d’autres régions encore, comme l’Auvergne et le Limousin, presque la moitié de la France ne parlait pas français, et ne produisit pas au moyen âge une littérature française. Nous n’aurons pas à étudier la littérature de langue d’oc, bien qu’elle ait vécu surtout sur le territoire français : non plus que nous n’étudions la littérature gallo-romaine ou les écrits latins de notre moyen âge. La poésie provençale ne devra nous arrêter, comme toutes les littératures de langue étrangère, qu’autant qu’elle aura exercé quelque influence capable de modifier le cours de la véritable littérature française.

Au nord de la ligne idéale dont on vient de parler, toute la Gaule romaine à peu près appartient au français, un peu diminuée pourtant au Nord-Est, où les invasions barbares ont fait avancer le tudesque au-delà du Rhin jusque vers la Meuse et les Vosges, et à l’Ouest, où les Bretons chassés de Grande-Bretagne par la conquête anglo-saxonne ont rendu au celtique une partie de l’Armorique. Les nombreux dialectes étroitement apparentés qui se distribuent sur ce territoire, constituent ce qu’on appelle le français : ils se répartissent en cinq groupes, dont les frontières ne sont pas nettement marquées : le dialecte du Nord-Est, ou picard ; celui de l’Ouest, ou normand, celui du Centre-Nord, ou poitevin, celui de l’Est, ou bourguignon, enfin, au milieu, le dialecte du duché de France, le français proprement dit. Tous ces dialectes sont d’abord égaux, et souverains chacun en son domaine : ils s’équivalent comme instruments littéraires, et l’emploi de l’un par préférence aux autres dans un ouvrage révèle seulement l’origine de l’écrivain. Mais ils eurent des fortunes inégales et diverses selon la grandeur du rôle politique qui échut aux pays où ils étaient parlés. Le français, langue du domaine royal, s’étendit avec lui, et suivit le progrès de la monarchie capétienne : dès la fin du xiie  siècle, les beaux seigneurs de France se moquaient de l’accent picard de Conon de Béthune. Insensiblement l’unité politique devenant plus étroite et plus réelle, la littérature d’autre part se faisant de moins en moins populaire, Paris dut à ses rois et a son université d’être le centre intellectuel du royaume. Les dialectes frères du français fuient peu à peu délaissés, et, ne servant plus à la littérature, descendirent au rang de patois, tellement avilis et dégradés, que souvent on les a pris pour du français corrompu : leur déchéance fut très insuffisamment compensée par la cession qu’ils firent au français d’un certain nombre de formes qui leur étaient propres.

La terrible croisade des Albigeois fut un grand événement littéraire autant que politique et religieux : elle porta d’un coup la langue française jusqu’aux Pyrénées et jusqu’à la Méditerranée. Le provençal resta le parler du peuple : mais la littérature provençale périt, pour ne ressusciter qu’après plusieurs siècles, et sans jamais reprendre son ancienne vigueur. Puis de tous les côtés, sur toutes les frontières, à mesure que les rois rattachaient de nouveaux territoires à leur couronne, la langue française faisait, elle aussi, des conquêtes, disputant leur domaine avec plus ou moins de succès tantôt au celtique, tantôt à l’allemand, tantôt à l’italien, et tantôt au basque : de langue officielle et administrative, tendant partout à être langue de la littérature et des classes cultivées.

Il faut noter aussi son expansion hors des limites de l’ancienne Gaule, et ses conquêtes, parfois temporaires, en lointain pays. Pendant un temps, l’Angleterre, l’Italie méridionale et la Sicile appartiennent à la langue d’oïl : une riche littérature de langue française s’épanouit des deux côtés de la Manche dans les possessions des successeurs de Guillaume le Conquérant, et le Jeu de Robin et Mur ion fut écrit au xiiie  siècle pour divertir la cour française de Naples. Même en Terre-Sainte, à Chypre, en Grèce, le Français eut un règne éphémère : et notre langue s’enrichissait en terre byzantine ou sarrasine de monuments tels que la Chronique de Villehardouin et les Assises de Jérusalem.

Encore aujourd’hui, la langue française déborde les frontières françaises. Elle occupe, depuis les origines, certaines régions de la Belgique et de la Suisse : et ces deux États ont développé, à côté de notre littérature nationale, des littératures de langue française aussi, robustes et modestes, qui, dans leur longue durée, ont eu parfois des heures brillantes4.

Dans l’époque moderne, la Révocation de l’Édit de Nantes a jeté en Hollande un petit monde de théologiens érudits et militants, qui firent pour un temps de ce pays étranger un grand producteur de livres et de journaux français. Les entreprises coloniales portèrent notre langue plus loin encore. Elle s’établit au Canada et poussa de si profondes racines, qu’après un siècle et plus de domination anglaise, elle s’est maintenue dans sa pureté et dans sa dignité, apte même à la production littéraire. Elle s’est implantée dans nos colonies d’Afrique et d’Amérique, dont la contribution à la littérature n’est pas insignifiante, si, de là, sont venus Parny et M. Leconte de Lisle, sans compter Alexandre Dumas, fils d’un mulâtre de Saint-Domingue.

Je ne parle point d’une expansion d’un autre genre : celle où la littérature porte la langue avec elle au lieu de la suivre, celle qui résulte de l’éclat de la civilisation française et de l’influence intellectuelle exercée à l’étranger par nos écrivains. Dès le moyen âge, la séduction de nos idées et de nos écrits fait délaisser à des étrangers leur langue nationale pour la nuire ; le Florentin Brunetto Latino, au xiiie  siècle, se fera une place parmi les prosateurs français comme au xviiie le Napolitain Galiani et le Prussien Frédéric.

Enfin, pour achever de caractériser le développement de la langue française, elle fera incessamment, en France même, une lente conquête, celle des provinces, non plus du territoire mais de la pensée, conquête intérieure, et non la moindre, car c’est celle-là surtout qui l’enrichira et l’élèvera. Elle disputera au latin les matières de science haute et ardue ; elle prétendra au privilège de traduire les plus graves et les plus nobles idées : histoire, morale, philosophie, théologie, science, tous les genres lui appartiendront un jour, et son extension coïncidera avec l’étendue de l’esprit français. Mais il faudra des siècles pour mener à bien cette conquête qui ne sera vraiment achevée qu’au siècle de Louis XIV.