(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « L’abbé Gerbet. » pp. 378-396
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « L’abbé Gerbet. » pp. 378-396

L’abbé Gerbet49.

Voici un sujet que je m’étais proposé depuis longtemps pour un jour de fête, pour une Fête-Dieu ou pour une fête de Marie ; car il y entre de la sainteté, de l’onction, de la grâce mêlée à la science, et un pieux sourire. Comment, diront quelques-uns de nos lecteurs habituels, comment le nom de l’abbé Gerbet signifie-t-il tout cela ? Je voudrais tâcher de le leur expliquer, leur donner idée d’un des hommes les plus savants, les plus distingués et les plus vraiment aimables que puisse citer l’Église de France, de l’un de nos meilleurs écrivains, et, sans m’embarquer dans aucune question difficile ou controversée, mettre doucement en lumière la personne même et le talent.

Avant tout, et pour rattacher à sa vraie date ce nom modeste et qui s’est bien plus appliqué à s’effacer qu’à se produire, je rappellerai que sous la Restauration, vers 1820, à l’époque où ce régime, si peu assis d’abord, commençait à entrer en pleine possession de lui-même, il se fit de toutes parts, dans tous les jeunes esprits, un mouvement qui les poussait avec ardeur vers les études et vers les idées. En poésie, Lamartine avait donné le signal du renouvellement ; d’autres le donnaient dans l’ordre de l’histoire, d’autres dans l’ordre de la philosophie : c’était par toute la jeunesse une émulation unanime et comme un recommencement universel. Il semblait que l’esprit français, pareil à une terre fertile, après s’être reposé forcément durant quelques années, redemandait avec avidité toutes les cultures. Eh bien ! en religion alors, en théologie, ce fut un peu de même ; il y eut une génération animée de zèle, qui essaya, non pas de renouveler ce qui, de soi, doit être immuable, mais de rajeunir les formes de l’enseignement et de la démonstration, de les approprier à l’état présent des esprits, de combattre certaines routines, certaines habitudes devenues rigides ou étroites, et de rendre le principe catholique respectable à ceux même qui le combattaient : « Pour agir sur le siècle, se dirent de bonne heure ces jeunes lévites, il faut l’avoir compris. »

Des noms, j’en pourrais citer quelques-uns qui, avec des nuances et des différences que l’on sait dans le monde ecclésiastique, avaient alors cela de commun, de représenter la tête du jeune clergé intelligent et studieux : M. Gousset, aujourd’hui cardinal-archevêque de Reims, et qui est compté au premier rang parmi les théologiens ; M. Affre, mort si glorieusement archevêque de Paris ; M. Doney, actuellement évêque de Montauban ; M. de Salinis, évêque d’Amiens. Mais, vers cette époque de 1820-1822, un seul nom entre ceux du clergé s’offrait avec éclat et retentissement aux gens du monde : M. de Lamennais, dans sa première forme catholique, forçait l’attention de tous par son Essai sur l’indifférence, et remuait mille pensées au sein même du clergé qu’il étonnait.

C’est ici que nous rencontrons l’abbé Gerbet à l’origine. Né en 1798 dans le Jura, à Poligny, il avait fait ses premières études dans sa ville natale, et, de là, était allé suivre son cours de philosophie à l’Académie de Besançon. Obéissant à une vocation instinctive et dont le premier éveil s’était fait sentir à lui dès l’âge de dix ans, il commença, dans la même ville également, son cours de théologie. Pendant les dangers de l’invasion, en 1814-1815, il se retira quelque temps dans la montagne, chez un curé parent ou ami de sa famille, et y resta à étudier. C’est là qu’un jour il vit arriver un jeune élève de l’École normale, Jouffroy, de deux ans plus âgé que lui, et qui, en revenant passer les vacances au hameau des Pontets, s’arrêta un moment au passage. Jouffroy, dans le premier orgueil de la jeunesse et de la science et avec l’auréole au front, ne dédaigna point de discuter avec le jeune séminariste de province : il le combattait sur les preuves de la Révélation et contestait surtout l’âge du monde, en s’appuyant sur le témoignage, si souvent invoqué alors et bientôt ruiné, du fameux Zodiaque de Denderah. Le jeune séminariste, mis en présence du monument inconnu, ne put que répondre : « Attendons. » Ces deux jeunes gens, compatriotes et dès lors adversaires, ne se sont jamais revus depuis ; mais l’abbé Gerbet et Jouffroy, en se combattant l’un l’autre plume en main, n’ont cessé de le faire dans les termes de la controverse la plus digne, et Jouffroy, dont le cœur, sous cette parole absolue, était si bon, ne parlait, s’il m’en souvient, de l’abbé Gerbet qu’avec les sentiments d’une affectueuse estime.

Arrivé à Paris à la fin de 1818, l’abbé Gerbet entra au séminaire de Saint-Sulpice ; mais sa santé, déjà délicate, ne lui permettant pas d’y faire un long séjour, il s’établit comme pensionnaire dans la maison des Missions étrangères, où il suivait la règle des séminaristes. Il fut ordonné prêtre en 1822, en même temps que l’abbé de Salinis, dont il est resté depuis l’inséparable ami.

Peu après, il fut nommé professeur suppléant d’Écriture sainte à la faculté de théologie de Paris, et alla demeurer en Sorbonne ; mais il n’eut point de cours à faire, et il aida bientôt comme second M. de Salinis, nommé alors aumônier du collège de Henri IV. C’est dans ce temps qu’il connut M. de Lamennais.

À vingt-quatre ans, l’abbé Gerbet annonçait un talent philosophique et littéraire des plus distingués ; en Sorbonne, il avait soutenu une thèse latine avec une rare élégance ; il avait naturellement les fleurs du discours, le mouvement et le rythme de la phrase, la mesure et le choix de l’expression, même l’image, ce qui, en un mot, deviendra le talent d’écrire. Il y joignait une faculté de dialectique élevée, déliée, fertile en distinctions, les multipliant parfois et s’y complaisant, mais ne s’y perdant jamais. En abordant M. de Lamennais, il sentit, sans se l’avouer peut-être expressément, que ce talent vigoureux, hardi, qui ouvrait comme de vive force des vues et des perspectives, avait besoin tout auprès de lui d’une plume auxiliaire, plus retenue, plus douce, plus fine, d’un talent qui lui ménageât des preuves, qui remplit les intervalles et couvrît les côtés faibles, qui ôtât l’aspect d’une menace et d’une révolution à ce qui ne prétendait être qu’une expansion plus ouverte et un développement plus accessible du christianisme. L’abbé Gerbet revêtit le plus qu’il put le système de M. de Lamennais du caractère de persuasion et de conciliation qui lui est propre ; il en adoucit et en gradua les pentes : ce fut là proprement son rôle en cette période de sa jeunesse.

De ce système je ne toucherai qu’un seul mot, qui suffira à faire comprendre ce que j’ai à dire des qualités morales et littéraires de l’abbé Gerbet. Au lieu de chercher la preuve du christianisme dans tel ou tel texte particulier des Écritures, ou dans une argumentation personnelle qui s’adresse à la raison de chacun, M. de Lamennais soutenait qu’il faut la chercher avant tout dans la tradition universelle et dans le témoignage historique des peuples : et pour cela il croyait voir, même avant la venue de Jésus-Christ et l’établissement du christianisme, une sorte de témoignage confus, mais concordant et réel, à travers les traditions des anciens peuples et jusque dans les pressentiments des principaux sages. Il lui semblait qu’on pouvait démontrer que, chez tous, il y avait eu plus ou moins des idées de la création de l’homme, de la chute, de la réparation promise, de l’expiation ou de la rédemption attendue, enfin de ce qui devait un jour constituer le fonds de la croyance chrétienne, et qui n’était que le vestige épars et persistant de la Révélation primitive. Il en résultait que les lumières des anciens sages se pouvaient considérer déjà comme l’aurore de la foi, et que, sans mettre assurément au nombre des Pères de l’Église primitive Confucius, Zoroastre, Pythagore, Héraclite, Socrate et Platon, on les considérait jusqu’à un certain point comme des préparateurs évangéliques et qu’on ne les maudissait pas. On avait presque le droit de les appeler, selon le langage des anciens Pères, les chrétiens primitifs ; c’était du moins comme autant de Mages qui étaient déjà plus ou moins directement en chemin vers le divin berceau. Par cette seule vue d’un christianisme antérieur et disséminé à travers le monde, par cette espèce de voyage à la recherche des vérités catholiques flottantes par tout l’univers, l’enseignement de la théologie se serait trouvé singulièrement agrandi et élargi ; l’histoire des idées philosophiques s’y introduisait nécessairement. Ce système de M. de Lamennais, mais qui est surtout attrayant quand il se développe historiquement sous la plume de l’abbé Gerbet, n’a pas été reconnu depuis par l’Église : il a paru sinon faux, du moins trompeur, et il n’y a à lui reprocher peut-être, du point de vue même de l’orthodoxie, que d’avoir voulu s’établir à titre de méthode unique, à l’exclusion de toutes les autres : combiné avec les autres preuves et présenté simplement comme une puissante considération accessoire, il n’a jamais, je crois, été rejeté.

On comprend toutefois, même sans entrer dans le vif des matières, que lorsqu’en 1824, l’abbé Gerbet eut fondé, de concert avec M. de Salinis, un recueil religieux mensuel intitulé Le Mémorial catholique, et qu’il eut commencé à y développer ses idées avec modération, avec modestie, et pourtant avec ce premier feu et cette confiance que donne la jeunesse, il y eut là, pour ne parler que de la forme extérieure des questions, quelque chose de ce qui signala en littérature la lutte d’un esprit nouveau contre l’esprit stationnaire ou retardataire. Les anciens théologiens, soit formalistes, soit rationalistes, qui étaient réellement attaqués, résistaient et se scandalisaient au nom des traditions non seulement catholiques, mais scolaires et classiques. Ici, toutefois, ils avaient affaire dans l’abbé Gerbet à un homme qui connaissait les Pères, qui les lisait et les possédait à fond selon l’esprit, et ne manquait pas à son tour de textes puisés aux sources pour appuyer cette méthode plus libre et plus généreuse. Il aimait à citer entre autres un beau passage de Vincent de Lérins qui disait : « Que, grâce à vos lumières, la postérité se félicite de concevoir ce qu’auparavant l’Antiquité croyait avec respect sans en avoir l’intelligence ; mais cependant enseignez les mêmes choses qui vous ont été transmises, de telle manière qu’en les présentant sous un nouveau jour, vous n’inventiez pas des dogmes nouveaux. » Ainsi, en maintenant l’immutabilité sur le fond, il se plaisait à remarquer que l’ordre d’explication scientifique, malgré les déviations passagères, avait suivi une loi de progrès dans l’Église et s’était développé successivement ; et il le démontrait par l’histoire même du christianisme.

Le Mémorial catholique, à peine fondé, piqua d’honneur les jeunes écrivains du camp philosophique. On l’imprimait d’abord chez Lachevardière, et M. Pierre Leroux y était prote. Celui-ci, voyant le succès d’un recueil consacré à de si graves sujets, en conclut qu’on pouvait, à plus forte raison, créer un organe analogue pour les opinions qui étaient les siennes et celles de ses amis. Le Globe fut fondé dans la même année (1824). La polémique s’engagea souvent entre les deux recueils comme entre des adversaires qui se comprennent et qui s’estiment, qui sentent où est le nœud du combat. Je note pour les curieux un article de M. Gerbet (signé X) qui en représente beaucoup d’autres, et qui a pour titre : « Sur l’état actuel des doctrines50 » ; ses objections s’adressent surtout à MM. Damiron et Jouffroy. C’était le beau temps alors pour cette guerre des idées.

La vie de l’abbé Gerbet est toute simple, tout unie, et elle n’eut qu’un seul épisode considérable : ce fut sa liaison avec l’abbé de Lamennais, auquel il s’était prêté et comme donné durant des années, avec un dévouement affectueux qui n’eut pour limite et pour terme que la révolte finale de ce grand esprit immodéré. L’abbé Gerbet, après avoir rempli tous les devoirs d’une religieuse amitié, avoir attendu, avoir patienté et espéré, se retira en silence. Il avait été longtemps comme Nicole auprès d’Arnauld, c’est-à-dire un modérateur ; il avait tant qu’il avait pu adouci bien des aspérités, sauvé bien des chocs ; il ne se lassa que quand il n’y eut plus moyen de persister, et il revint alors à être tout à fait lui. Ces méthodes outrées et exclusives ne conviennent point à sa nature ; il s’empressa d’en retirer, d’en oublier ce que, seul, il n’y eût jamais fait saillir et prévaloir à ce point. Il suffit d’une parole, d’un souffle émané du Vatican, pour dissiper ce qui pouvait sembler nuageux et obscur dans les doctrines de l’abbé Gerbet. Ses douces nuées, à lui, ne renferment pas d’orage, et, en s’écartant, elles ont laissé voir un fond de ciel serein, à peine voilé par places, mais pur et délicieux.

J’exprime là le sentiment que laissent certains de ses ouvrages, et celui particulièrement qu’on vient de réimprimer et dont je dirai un mot. Les Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, c’est-à-dire sur la communion et l’eucharistie, parurent pour la première fois eu 1829. Ce n’est proprement « ni un traité dogmatique ni un livre de dévotion, mais quelque chose d’intermédiaire ». L’auteur commence par rechercher historiquement les idées générales, universellement répandues dans l’Antiquité, de sacrifice, d’offrande, de désir et de besoin de communication avec un Dieu toujours présent, qui ont servi de préparation et d’acheminement au mystère ; mais, au milieu des digressions historiques et des distinctions dogmatiques fines ou profondes, il mêle à tout moment de belles et douces paroles qui sortent de l’âme et qui sont l’effusion d’une foi aimante. J’en citerai quelques-unes presque au hasard comme nous rendant le reflet de l’âme de l’abbé Gerbet, et sans y chercher le lien. Ainsi sur la prière :

La prière, dans ce qu’elle a de fondamental, n’est que la reconnaissance sincère de ce besoin continuel (de se réparer à la source de vie), et l’humble désir d’une continuelle assistance ; elle est l’aveu d’une indigence qui espère.

Partout où Dieu place des intelligences capables de le servir, là se trouve la faiblesse, et là aussi l’espérance.

Et encore :

Le christianisme n’est, dans son ensemble, qu’une grande aumône faite à une grande misère.

Est-ce qu’il n’y a pas du divin dans chaque bienfait ?

La charité n’entre pas dans le cœur de l’homme sans combat : car elle y trouve un éternel adversaire, l’orgueil, premier-né de l’égoïsme et père de la haine.

L’Évangile a fait, dans toute la force du terme, une révolution dans l’âme humaine, en changeant les rapports des deux sentiments qui la divisent : la crainte a cédé à l’amour l’empire du cœur.

Le livre de l’abbé Gerbet est rempli de ces paroles d’or ; mais, quand ou veut les détacher et les isoler, on s’aperçoit combien elles tiennent étroitement au tissu. L’auteur a pour but de démontrer qu’au point de vue chrétien et catholique, la communion crue et acceptée dans sa plénitude, la communion fréquente et bien faite (quand on a le bonheur d’y croire), est la plus sûre, la plus efficace et la plus vive méthode de charité. Parlant de cet excellent livre, qui a pour titre De l’imitation de Jésus-Christ, il en dit :

L’ascétisme du Moyen Âge a laissé un monument inimitable, que les catholiques, les protestants, les philosophes se sont accordés à admirer de l’admiration la plus belle, celle du cœur. C’est une chose étonnante qu’un petit livre de mysticité, que le génie de Leibnitz méditait, et qui a fait connaître au froid Fontenelle presque de l’enthousiasme. Nul n’a jamais lu une page de l’Imitation, surtout dans la peine, sans s’être dit en la finissant : Cette lecture m’a fait du bien. La Bible mise à part, cet ouvrage est l’ami souverain de l’âme. Mais où donc le pauvre solitaire qui l’écrivait puisait-il cet amour intarissable ? Car il n’a si bien dit que parce qu’il a beaucoup aimé. Il nous le raconte lui-même à chaque ligne de ses chapitres sur le Sacrement ; le quatrième livre explique les trois autres.

Je pourrais multiplier les citations, si celles de ce genre étaient ici convenables et s’il ne fallait renvoyer cette lecture à la méditation solitaire des lecteurs ; je recommande, au nombre des pages les plus belles et les plus suaves dont puissent s’honorer la langue et la littérature religieuse, toute la fin du chapitre viii. Il n’a manqué à ce beau petit livre de l’abbé Gerbet, pour être encore plus répandu et plus goûté qu’il ne l’est, que de combiner un peu moins la dialectique avec le sentiment affectueux. En général, le tissu, chez l’abbé Gerbet, est un peu trop serré ; quand il a une belle chose, il ne lui fait pas assez de place. Son talent est comme un bois sacré un peu touffu, et, même quand il y a un temple, un reposoir et un autel au milieu, il est entouré de toutes parts ; on n’y arrive que par des sentiers.

Cela tient, je suppose, à ce qu’il a toujours vécu trop près de sa pensée, n’ayant jamais eu l’occasion de la développer en public : en effet, sa santé délicate, sa voix faible et qui a besoin de l’oreille d’un ami, n’a jamais permis à ce riche talent de se produire dans l’enseignement ou dans les chaires. S’il avait été, une fois ou l’autre, assujetti à rendre sa parole publique, il aurait bien été obligé d’éclaircir, de dégager, d’élargir, non pas ses points de vue, mais les avenues qui y mènent.

En 1838, affecté d’une maladie de larynx, il partit pour Rome, et, se croyant toujours près d’en revenir, il y resta jusqu’en 1848. C’est là que, dans les loisirs d’une vie toute pieuse, toute studieuse, et où les plus nobles amitiés avaient leur part, il composa les deux premiers volumes de l’ouvrage intitulé Esquisse de Rome chrétienne, destiné à faire comprendre à toutes les âmes élevées le sens et l’idée de la Ville éternelle : « La pensée fondamentale de ce livre, dit-il, est de recueillir dans les réalités visibles de Rome chrétienne l’empreinte et, pour ainsi dire, le portrait de son essence spirituelle. » Interprète excellent dans cette voie qu’il s’est choisie, il se met à considérer les monuments, non avec la science sèche de l’antiquaire moderne, non avec l’enthousiasme naïf d’un fidèle du Moyen Âge, mais avec une admiration réfléchie, qui unit la philosophie et la piété :

L’étude de Rome dans Rome, dit-il encore, fait pénétrer jusqu’aux sources vives du christianisme. Elle rafraîchit tous les bons sentiments du cœur, et, dans ce siècle de tempêtes, elle répand une merveilleuse sérénité dans l’âme. Il ne faut pas sans doute attacher trop d’importance au charme que nous trouvons dans certains travaux : les livres faits avec plus de goût courent risque d’être faits avec moins de charité. Nous n’en devons pas moins remercier la bonté divine, lorsqu’elle nous compose des plaisirs avec nos devoirs.

Dans ces volumes de l’abbé Gerbet, les introductions, les dissertations sur la symbolique chrétienne et sur l’histoire de l’Église, conduisent à des observations pleines de grâce ou de grandeur, à de beaux et touchants tableaux. Les Catacombes, qui ont été le berceau et l’asile du christianisme pendant les trois premiers siècles, l’occupent particulièrement, et lui ont inspiré des pensées d’une rare élévation. Voici quelques vers (car, sans y prétendre, l’abbé Gerbet est poète) qui rendent déjà le premier effet et qui marquent le ton de l’âme ; la pièce est intitulée Le Chant des Catacombes, et elle est destinée, en effet, à être chantée51 :

Hier j’ai visité les grandes Catacombes
                   Des temps anciens ;
J’ai touché de mon front les immortelles tombes
                   Des vieux chrétiens :
Et ni l’astre du jour, ni les célestes sphères,
                   Lettres de feu,
Ne m’avaient mieux fait lire en profonds caractères
                   Le nom de Dieu.

Un ermite au froc noir, à la tête blanchie,
                   Marchait d’abord,
Vieux concierge du temps, vieux portier de la vie
                   Et de la mort ;
Et nous l’interrogions sur les saintes reliques
                   Du grand combat,
Comme on aime écouter sur les exploits antiques
                   Un vieux soldat.

Un roc sert de portique à la funèbre voûte :
                   Sur ce fronton,
Un artiste martyr dont les Anges, sans doute,
                   Savent le nom,
Peignit les traits du Christ, sa chevelure blonde,
                   Et ses grands yeux,
D’où s’échappe un rayon d’une douceur profonde
                   Comme les cieux !

Plus loin, sur les tombeaux, j’ai baisé maint symbole
                   Du saint adieu !
Et la palme, et le phare, et l’oiseau qui s’envole
                   Au sein de Dieu ;
Jonas, après trois jours, sortant de la baleine,
                   Avec des chants,
Comme on sort de ce monde après trois jours de peine
                   Nommés le temps.

C’est là que chacun d’eux, près de sa fosse prête,
                   Spectre vivant,
S’exerçait à la lutte, ou reposait sa tête
                   En attendant !
Pour se faire d’avance aux jours des grands supplices
                   Un cœur plus fort,
Ils essayaient leur tombe et voulaient par prémices
                   Goûter la mort !

……………………………………………………

J’ai sondé d’un regard leur poussière bénie,
                   Et j’ai compris
Que leur âme a laissé comme un souffle de vie
                   Dans ces débris ;
Que dans ce sable humain, qui dans nos mains mortelles
                   Pèse si peu,
Germent pour le grand jour les formes éternelles
                   De presque un dieu !

Lieux sacrés où l’amour, pour les seuls biens de l’âme,
                   Sut tant souffrir !
En vous interrogeant, j’ai senti que sa flamme
                   Ne peut périr ;
Qu’à chaque être d’un jour qui mourut pour défendre
                   La vérité,
L’Être éternel et vrai, pour prix du temps, doit rendre
                   L’Éternité.

C’est là qu’à chaque pas on croit voir apparaître
                   Un trône d’or,
Et qu’en foulant du pied des tombeaux, je crus être
                   Sur le Thabor !
Descendez, descendez au fond des Catacombes,
                   Aux plus bas lieux ;
Descendez, le cœur monte, et du haut de ces tombes
                   On voit les cieux !

À côté de ces vers, qui ne se trouvent pas dans les volumes de Rome chrétienne, et qui ne sont qu’un premier accent, il faut placer comme tableau original et profond, ce qui est dit de la destruction graduelle et lente des corps humains dans les Catacombes. On sait le mot de Bossuet, d’après Tertullien, lorsque parlant du cadavre de l’homme : « Il devient un je ne sais quoi, s’écrie-t-il qui n’a plus de nom dans aucune langue. » L’admirable page qu’on va lire de l’abbé Gerbet est comme le développement et le commentaire du mot de Bossuet dans cette première station aux Catacombes, il s’attache d’abord à étudier le néant de la vie, « le travail, je ne dis pas de la mort, mais de ce qui est au-delà de la mort » ; l’idée de réveil et de vie future viendra après. Écoutez-le :

En les parcourant, dit-il, vous passez en revue les phases de la destruction, comme on observe dans un jardin botanique les développements de la végétation, depuis la fleur imperceptible jusqu’aux grands arbres pleins de sève et couronnés de larges fleurs. Dans un certain nombre de niches sépulcrales qui ont été ouvertes à diverses époques, on peut suivre, en quelque sorte pas à pas, les formes successives, de plus en plus éloignées de la vie, par lesquelles ce qui est là arrive à toucher d’aussi près qu’il est possible au pur néant. Regardez d’abord ce squelette : s’il est bien conservé, malgré tous ses siècles, c’est probablement parce que la niche, où il a été mis, est creusée dans un terrain qui n’est pas sec. L’humidité, qui dissout tant d’autres choses, durcit ces ossements en les recouvrant d’une croûte qui leur donne plus de consistance qu’ils n’en avaient lorsqu’ils étaient les membres d’un corps vivant. Mais cette consistance n’en est pas moins un progrès de la destruction : ccs ossements d’homme tournent à la pierre. Un peu plus loin, voici une tombe dans laquelle il y a une lutte entre la force qui fait le squelette et la force qui fait la poussière : la première se défend, la seconde gagne, mais lentement. Le combat qui existe en vous et en moi entre la mort et la vie, sera fini, que ce combat entre une mort et une mort durera encore longtemps. Dans le sépulcre voisin, tout ce qui fut un corps humain n’est déjà plus, excepté une seule partie, qu’une espèce de nappe de poussière, un peu chiffonnée et déployée comme un petit suaire blanchâtre, d’où sort une tête. Regardez enfin dans cette autre niche : là, il n’y a décidément plus rien que de la pure poussière, dont la couleur même est un peu douteuse, à raison d’une légère teinte de rousseur. Voilà donc, dites-vous, la destruction consommée ! Pas encore. En y regardant bien, vous reconnaîtrez des contours humains : ce petit tas, qui touche à une des extrémités longitudinales de la niche, c’est la tête ; ces deux autres tas, plus petits encore et plus déprimés, placés parallèlement un peu au-dessous, à droite et à gauche du premier, ce sont les épaules ; ces deux autres, les genoux. Les longs ossements sont représentés par ces faibles traînées, dans lesquelles vous remarquez quelques interruptions. Ce dernier calque de l’homme, cette forme si vague, si effacée, à peine empreinte sur une poussière à peu près impalpable, volatile, presque transparente, d’un blanc mat et incertain, est ce qui donne le mieux quelque idée de ce que les anciens appelaient une ombre. Si vous introduisez votre tête dans ce sépulcre pour mieux voir, prenez garde : ne remuez plus, ne parlez pas, retenez votre respiration. Cette forme est plus frêle que l’aile d’un papillon, plus prompte à s’évanouir que la goutte de rosée suspendue à un brin d’herbe au soleil ; un peu d’air agité par votre main, un souffle, un son deviennent ici des agents puissants qui peuvent anéantir en une seconde ce que dix-sept siècles, peut-être, de destruction ont épargné. Voyez, vous venez de respirer, et la forme a disparu. Voilà la fin de l’histoire de l’homme en ce monde.

C’est là, ce me semble, une assez belle vue funèbre, et le chrétien s’en autorise aussitôt pour remonter vers ce qui est au-dessus de la destruction et qui échappe à toutes les Catacombes, vers le principe immortel de vie, d’amour, de sainteté et de sacrifice. Je ne puis qu’indiquer, en passant, à tous ceux qui sont avides d’étudier dans Rome matérielle la cité supérieure et intelligible, ces hautes et vives considérations.

Des divers écrits de l’abbé Gerbet, je ne citerai plus qu’un seul, et c’est peut-être son chef-d’œuvre : il se rattache à une circonstance touchante, que les personnes pratiquement religieuses sentiront mieux que d’autres, mais qu’elles ne seront pas seules à apprécier. C’était avant 1838, avant ce long séjour de l’abbé à Rome : il s’était lié avec le second fils de M. de La Ferronnays, l’ancien ministre des Affaires étrangères. Le jeune comte Albert de La Ferronnays avait épousé une jeune personne russe, Mlle d’Alopaeus, de la religion luthérienne, et il désirait vivement l’amener à la foi. Il se mourait à Paris d’une maladie de poitrine, à l’âge de vingt-quatre ans, et semblait arrivé au dernier période, lorsque sa jeune femme, à la veille d’être veuve, se décida à embrasser la communion de son époux ; et dans cette chambre, près de ce lit tout à l’heure funéraire, on célébra une nuit — à minuit, heure de la naissance du Christ — la première communion de l’une en même temps que la dernière communion de l’autre (29 juin 1836). L’abbé Gerbet fut le consécrateur et l’exhortant dans cette scène si profondément sincère et si douloureusement pathétique, mais où le chrétien retrouvait de saintes joies. C’est le sentiment vif de cette incomparable et idéale agonie qui lui inspira un Dialogue entre Platon et Fénelon, où celui-ci révèle au disciple de Socrate ce qu’il lui a manqué de savoir sur les choses d’au-delà, et où il raconte, sous un voile à demi soulevé, ce que c’est qu’une mort selon Jésus Christ :

Ô vous, qui avez écrit le Phédon, vous, le peintre à jamais admiré d’une immortelle agonie, que ne vous est-il donné d’être le témoin de ce que nous voyons de nos yeux, de ce que nous entendons de nos oreilles, de ce que nous saisissons de tous les sens intimes de l’âme, lorsque, par un concours de circonstances que Dieu a faites, par une complication rare de joie et de douleurs, la mort chrétienne, se révélant sous un demi jour nouveau, ressemble à ces soirées extraordinaires dont le crépuscule a des teintes inconnues et sans nom ! Quels tableaux alors ! quelles apparitions ! Vous en citerai-je une, ô Platon ? Oui, au nom du ciel ! je vous la dirai. Je l’ai vue il y a quelques jours, mais dans cent ans je dirais encore qu’il n’y a que quelques jours que je l’ai vue. Vous ne comprendrez pas tout ce que je vais vous dire : je ne peux vous parler de ces choses que dans la langue nouvelle que le christianisme a faite ; mais vous en comprendrez toujours assez. Sachez donc que de deux âmes qui s’étaient attendues sur la terre et qui s’y étaient rencontrées, etc.

Suit le récit légèrement voilé, et comme transfiguré, mais dont chaque circonstance est sensible. « C’est ainsi que parlerait Platon chrétien », a dit M. de Lamartine de ce Dialogue, et l’éloge n’est que vrai.

L’abbé Gerbet, s’il voulait s’y appliquer, et si sa nature physique le lui permettait avec suite, eût composé sans doute plus d’un de ces dialogues heureux : il a en lui ce qu’il faut pour être l’homme des Tusculanes chrétiennes. Trois fois dans ma vie j’ai eu le bonheur de le voir en des lieux qui lui convenaient à souhait et qui semblaient son cadre naturel : en 1831, à Juilly, sous les beaux ombrages que Malebranche avait hantés ; en 1839, à Rome, sous les arceaux des cloîtres solitaires ; et hier encore, dans les jardins de l’évêché d’Amiens où il vit près de son ami M. de Salinis. Partout il est le même : figurez-vous une démarche longue et lente, un peu penchée, dans une paisible allée où l’on cause à deux du côté de l’ombre, et où il s’arrête souvent en causant ; voyez de près ce sourire affectueux et fin, cette physionomie bénigne où il se mêle quelque chose du Fléchier et du Fénelon ; écoutez cette parole ingénieuse, élevée, fertile en idées, un peu entrecoupée par la fatigue de la voix, et qui reprend haleine souvent ; remarquez, au milieu des vues de doctrine et des aperçus explicatifs qui s’essaient et naissent d’eux-mêmes sur ses lèvres, des mots heureux, des anecdotes agréables, un discours semé de souvenirs, orné proprement d’aménité : et ne demandez pas si c’est un autre, c’est lui.

La nature de l’abbé Gerbet est de celles qui, seules, ne se suffisent point à elles-mêmes et qui ont besoin d’un ami ; on dirait qu’il n’a toute sa force que quand il peut s’y appuyer. Longtemps il crut avoir trouvé cet ami plus ferme de volonté et de dessein dans la personne de M. de Lamennais ; mais ces volontés plus fortes finissent souvent, sans y songer, par nous prendre comme leur proie et par nous jeter ensuite comme une dépouille. L’amitié vraie, telle que l’entendait La Fontaine, demande plus de soins et d’égalité. L’abbé Gerbet a donc trouvé un ami égal et tendre, et tout conforme à sa belle et fidèle nature, en M. de Salinis ; parler bien de l’un, c’est s’attirer aussitôt la reconnaissance de l’autre. Puis-je, sans indiscrétion, pénétrer dans l’agrément de cet intérieur et y ouvrir un jour, du moins pour ce qu’il a de littéraire et d’ingénieux ? L’abbé Gerbet, comme Fléchier que j’ai nommé à son sujet, a un esprit de société plein de charme, de douceur et d’invention. Ce qu’il a fait et semé, dans tous les lieux où il a vécu et dans les sociétés qu’il a traversées, de jolis vers, de petits poèmes allégoriques, de couplets de fête et de circonstance, il l’a lui-même oublié. Il est de ceux qui édifient sans tristesse, et qui savent animer les heures sans les dissiper. Dans cette vie déjà longue où pas une mauvaise pensée ne s’est glissée, et qui a échappé à toute passion troublante, il a gardé la joie première d’une belle âme pure. La spiritualité discrète se combine chez lui avec l’allégresse légère. J’ai sous les yeux une jolie petite scène en vers, qu’il destinait, il y a peu de jours, aux jeunes pensionnaires du Sacré-Cœur d’Amiens, et dans laquelle il a passé comme un souffle d’Esther, mais d’une Esther égayée du voisinage de Gresset. Les soirs du dimanche, M. l’évêque d’Amiens a l’habitude de recevoir ; on vient avec plaisir dans ce salon qui n’a rien de sévère et où la bonne compagnie se trouve naturellement chez elle. On y joue à quelques jeux : on y tire quelque loterie, et, pour qu’il soit dit que personne ne perdra, il est convenu que l’abbé Gerbet fera des vers pour le perdant, pour celui qui s’appelle, je crois, le nigaud. Ces nigauds de l’abbé Gerbet sont pleins d’esprit et d’à-propos : il les fait par obéissance, ce qui le sauve, dit-il, de tout reproche et de toute idée de ridicule, il est difficile de détacher ces riens des circonstances de société qui les produisent ; voici pourtant une de ces petites pièces improvisées à l’usage et pour la consolation des perdants, elle a pour titre Le Jeu du soir :

C’est aujourd’hui la Fête de la Vierge,
Mais, entre nous, je voudrais bien savoir
Si, quand on doit le matin prendre un cierge,
On peut tenir une carte le soir.

Je ne veux pas, censeur trop difficile,
Blâmer un jeu que permet le salon,
Mais je vous dis que, sous un air futile,
Ce jeu vous donne une grave leçon.

Rappelez-vous, à chaque loterie,
Que tous nos jours sont un frivole jeu,
Si l’on ne gagne, au soir de cette vie,
Un lot tombé du grand trésor de Dieu.

Si Dieu préside à vos heures légères,
Ce jeu du soir est un temps bien passé,
Et, du matin rejoignant les prières,
Finit le jour comme il a commencé.

Je vous surprends par mon langage austère ;
Vous voulez rire, et je vous ai prêché :
Au jeu mondain un sermon ne va guère,
Mais on le passe au jeu de l’Évêché.

Et c’est ce même homme qui a fait le livre de l’Eucharistie, le Dialogue de Platon et de Fénelon, et qui avait eu l’idée d’écrire la dernière Conférence de saint Anselme au sujet de l’âme ; celui même que le clergé français put opposer avec honneur à Jouffroy, et que le plus sympathique des protestants, M. Vinet, n’aurait combattu qu’en le révérant, en le reconnaissant pour un frère selon le cœur et l’intelligence. L’abbé Gerbet, à ces mérites élevés que je n’ai pu que faire entrevoir, mêle une douce gaieté, un agrément naturel et fleuri, qui rappelle, jusque dans les jeux de vacances, l’enjouement des Rapin, des Bougeant et des Bouhours. On a beaucoup disputé, tous ces temps derniers, sur la question des études et sur le degré de littérature autorisé par le clergé ; on a mis en avant bien des noms empressés et bruyants : j’ai voulu rappeler un nom aussi distingué que modeste.

Il y a longtemps que je me suis dit : Si l’on avait jamais à nommer un ecclésiastique à l’Académie française, comme je sais bien d’avance quel serait mon choix ! Et il y a plus : je suis bien sûr que la philosophie dans la personne de M. Cousin, la religion par l’organe de M. de Montalembert, la poésie par la bouche de M. de Lamartine, ne me démentiraient pas3.