(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — III » pp. 337-355
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Le duc de Rohan — III » pp. 337-355

III

III. — Sa constance. — Rohan à Venise. — Carrière nouvelle. — Campagne de la Valteline ; gloire et revers. — Mort vaillante. — Essai de jugement.

 

Nos réserves ainsi faites contre les moyens et le but de Rohan, nous sommes en droit de faire remarquer sa fermeté singulière et sa constance. La prise de La Rochelle, qui semblait devoir ôter tout espoir au parti, fut pour Rohan une raison de redoubler d’efforts et de zèle. Il était de ceux que l’adversité inspire. Il avait par avance quelque chose des héros de Corneille, et semblait s’être dit :

Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit au hasard la meilleure ou la pire ;
Mais quand ce choix est fait, on ne s’en dédit plus.

Le prince Thomas de Savoie lui ayant fait dire par un gentilhomme que, s’il était en même humeur que par le passé, et qu’il voulût s’approcher, lui, le prince Thomas, ferait une diversion dans le Dauphiné, Rohan répond qu’il est en meilleure humeur que jamais, et prêt à marcher aux premières nouvelles qu’il aura du prince.

Le politique en lui et l’homme d’État (car il en était un) contribuait en ce moment à soutenir et à enhardir le capitaine. Il se disait que le roi d’Angleterre, après les engagements contractés, ne pouvait en honneur abandonner les réformés, et qu’il s’emploierait ou à les soutenir en guerre ou, s’il y avait une paix, à les y faire comprendre ; que le roi, près de passer les Alpes, avait pour longtemps des occupations du côté de la Savoie et de l’Italie, et d’autres rochers à surmonter que ceux de La Rochelle ; que l’Espagne avait trop d’intérêt à nourrir la division aux entrailles de la France pour n’y pas subvenir bientôt par son or. Dans une assemblée convoquée à Nîmes, il fait prévaloir ses résolutions belliqueuses et ranime le courage des siens. Il fallut, pour le convaincre de mécompte, les merveilles du Pas-de-Suze, et qu’on pût dire de Louis XIII, comme de César, « qu’il alla, qu’il vit et qu’il vainquit. » Et encore Rohan ne se tint pas pour abattu ; il ne crut pas, après la victoire de Suze, à la paix d’Italie, à une paix solide et qui permît qu’on se portât en toute vigueur contre lui. Il ne fut éclairé sur la gravité de la situation que lorsqu’il vit le roi en personne s’emparer en peu de jours de Privas, et le roi d’Angleterre conclure en ce même temps la paix sans y comprendre les réformés. Cette dernière nouvelle et celle de la prise de Privas, avec les rigueurs qui y furent exercées sur les vaincus, commencèrent seulement à lui abaisser les cornes, dit Richelieu ; et alors, prévoyant le terme prochain de la lutte, il déploya toutes ses ressources et ses expédients, il redoubla d’activité et multiplia les belles escarmouches pour finir au moins décemment, pour être compté jusqu’au bout et obtenir le plus de garanties qu’il pourrait à la généralité du parti. Il n’y avait pas moins de six armées royales, en tout plus de cinquante mille hommes avec cinquante canons, agissant sur divers points du Midi à la fois. On crie au secours de chaque côté ; beaucoup faiblissent et capitulent ; Rohan se porte partout où il peut. Il excelle en cette guerre de chicane. Il en fait assez pour que l’on consente à entendre à une paix générale : « Je fis savoir à la Cour (c’est-à-dire au quartier du roi) que je mourrais gaiement, avec la plupart de tout le parti, plutôt que de n’obtenir une paix générale ; qu’il était dangereux d’ôter tout espoir de salut à des personnes qui ont les armes à la main ; que je ne la traiterais jamais tout seul… » Le roi écoutait les propositions avec plaisir ; mais le cardinal confesse, dans ses mémoires, avoir fort hésité à cette heure sur ce qu’il conseillerait à son maître : tout lui disait qu’on allait avoir raison des rebelles et de leur chef par la force, ce qui était fort de son goût, et qu’ils seraient réduits, après un prochain échec infaillible, à demander merci : la prudence toutefois l’emportant sur l’humeur, et cette idée que Rohan dans sa proposition de paix cette fois était sincère, lui firent conseiller de traiter. En définitive, les édits furent conservés dans toute la partie essentielle qui tient à ce que nous appelons tolérance ; mais les bastions et les fortifications des villes rebelles, de celles des Cévennes en particulier, qui avaient été prises de cette espèce de manie et de maladie dans la présente guerre, et qui s’étaient toutes fortifiées à la huguenote, comme on disait, durent être rasés aux dépens et de la main même des habitants qui les avaient construits ; il n’y eut plus, à partir de ce jour-là, un cordon de petites républiques possibles à travers la France : il n’y eut qu’une France et des sujets sous un roi.

L’ère de guerre et de rivalité à main armée, entre les deux communions, avait cessé ; on entrait dans un régime nouveau, qui aurait dû être un régime de police civile, de légalité, de raison ferme, d’action douce et de conquête par la seule parole. Richelieu, tout vif qu’il est sur la religion, montre qu’il n’était pas loin de l’entendre ainsi en idée ; mais, de part et d’autre, qu’on était neuf pour ce nouvel état ! que la transition qui y acheminait fut lente et laborieuse ! et, avant de s’y asseoir franchement, dans cet ordre moderne, que de revirements et d’erreurs encore !

Le duc de Rohan, par un article du traité, ou plutôt de la grâce (c’est le titre qu’on y donna), obtint en ce qui le concernait l’abolition générale et l’oubli du passé : il obtint de plus qu’on lui rendît ses biens et 100000 écus pour dédommagement des pertes qu’il avait subies (il en devait plus de 80000), et il dut sortir du royaume. Il écrivit au roi, qui était à Nîmes, pour demander une personne de qualité et autorisée, qui le conduisît jusqu’à Venise, lieu désigné pour sa retraite, craignant ou feignant de craindre quelque danger en chemin de la part des princes d’Italie ; il désirait peut-être se mettre par là à l’abri de tout soupçon de nouvelles intrigues. On lui donna M. de La Valette pour l’accompagner, et il s’embarqua le 20 juillet 1629 à Toulon, non sans écrire au roi une lettre où il témoignait de sa reconnaissance et de son repentir. L’importance que met Richelieu à cette sortie de France du duc de Rohan ne laisse pas de faire bien de l’honneur au vaincu :

Ce fut, dit-il, une chose glorieuse au roi de voir là (à Gênes) arriver le duc de Rohan hors de France, où il s’était maintenu dans la rébellion si longtemps.

On le considérait avec grande curiosité, comme un des trophées du Roi…

Chacun, voyant ledit Rohan, était obligé d’avouer qu’il n’y avait plus de corps d’hérétiques en France, puisqu’il avait été décapité, et que l’on voyait le chef comme porté en triomphe par les ports d’Italie.

Les Espagnols répandaient le bruit que cet exil de M. de Rohan n’était qu’une feinte, et qu’on ne l’envoyait de la sorte à Venise que pour y agir contre eux. Et quand cela eût été, ajoute Richelieu, ce n’aurait été manquer ni à la dignité ni à la prudence de nous servir de nos ennemis contre nos ennemis.

Venise était un lieu de prédilection pour Rohan ; on l’on en a vu très frappé et comme épris dès sa jeunesse, dans ce voyage qu’il fît à vingt ans. Dans sa dernière guerre, il avait fait négocier à Venise par la duchesse sa femme, qui y était allée en compagnie du duc de Caudale, récemment converti par elle au calvinisme, et qui lui servait de cavalier ; la duchesse de Rohan et sa fille s’étaient offertes à rester comme otages, afin d’assurer Venise que l’argent fourni serait dûment employé selon qu’on le stipulerait. La politique de Venise convenait à Rohan, général plein de réflexions et de vues, et qui, en fait de république, se devait mieux accommoder d’une aristocratie que de conseils bourgeois ou populaires. Il fut nommé général des troupes de la république, avec pension et toutes sortes d’honneurs.

Il passa le premier temps de sa retraite (1630) occupé de la composition de ses mémoires sur les guerres de religion, qui ne furent publiés que plus tard, par les soins de Sorbière, en 164447. Dans un séjour qu’il fit à Padoue, il écrivit Le Parfait Capitaine, autrement l’abrégé des guerres de Gaules des Commentaires de César, avec quelques remarques, dédié au roi Louis XIII. Un autre ouvrage : De l’intérêt des princes et États de la chrétienté, dédié au cardinal de Richelieu, paraît n’avoir été composé qu’en 1634, dans un séjour de quelques mois à Paris. Ces derniers écrits, qui ne furent imprimés et publiés que vers le temps de sa mort48, arrivèrent sans doute plus tôt à leur adresse sous forme de manuscrit : c’étaient des cartes de visite que le duc de Rohan envoyait en Cour pour rappeler qu’il était capable et pour prouver qu’il n’était plus ennemi. Ces ouvrages, très goûtés quand ils parurent, et dont le second (De l’intérêt des princes) fut même traduit en latin, sont aujourd’hui de peu de profit et peu attachants de lecture. Saint-Évremont, en regrettant que M. de Rohan n’ait pas pénétré plus avant dans les desseins de César, et mieux expliqué les ressorts de sa conduite, avoue pourtant « qu’il a égalé la pénétration de Machiavel dans les remarques qu’il a faites sur la clémence de César, aux guerres civiles. « On voit, dit-il, que sa propre expérience en ces sortes de guerres lui a fourni beaucoup de lumières pour ces judicieuses observations. » Rohan, dans ce travail sur les guerres des Gaules et sur l’ancienne milice, paraît un homme fort instruit ; il n’y a plus trace de ces premières inadvertances qu’on a tant relevées dans son premier voyage de 1600, lorsqu’il y faisait Cicéron auteur des Pandectes, comme il aurait dit des Tusculanes. Il s’était formé par l’étude, et il avait auprès de lui un secrétaire et factotum des plus distingués par l’esprit et les connaissances, Priolo. Priolo était, comme on disait alors, le tout de M. de Rohan.

Ici une nouvelle carrière commence pour Rohan : le roi, sur le conseil du cardinal de Richelieu, le croit très propre à ses affaires en ces contrées, à cause des qualités mixtes et variées qu’il possède, négociateur, capitaine, très en renom à l’étranger, pouvant agir comme de lui-même et n’être avoué que lorsqu’il en serait temps. Les Grisons, alliés des cantons suisses, possédaient en Italie la Valteline, pays d’importance au point de vue militaire, puisqu’il donne le passage entre l’Allemagne et le Milanais, et qu’il pouvait servir à la jonction des deux bras de la maison d’Autriche. L’Espagne avait tout fait pour leur en enlever la possession, et elle y avait réussi ; la Valteline s’était révoltée et espérait rester affranchie du joug ; les Impériaux avaient retrouvé par là un chemin ouvert pour descendre en Italie ; ils y avaient fait des forts pour s’y maintenir. Les Grisons se plaignaient de la France, de tout temps leur protectrice, qui, par un traité avec l’Espagne, avait paru consentir à cet état tel quel ; la France, de son côté, avait intérêt à ce que les Grisons redevinssent maîtres de la Valteline et reprissent les clefs du passage. Il s’agissait de trouver un personnage qui les poussât et les guidât, « adroit à manier les peuples, agréable aux Grisons (la plupart protestants) », propre « à remettre ces gens-là peu à peu et à regraver dans leurs esprits la dévotion qu’ils commençaient à perdre pour les Français, et qui fût de tel poids, qu’il pût être en ce pays comme garant et caution de son maître », sans que le nom de ce maître fût mis d’abord trop en montre. Il fallait surtout que ce fût un sujet auquel la république de Venise pût prendre confiance et qu'elle eût en estime. » Enfin Rohan était la définition vivante de l’homme très compliqué qu’il fallait à ce moment-là en un tel pays. Le roi lui écrivit, le fit presser par son ambassadeur, M. d’Avaux. Rohan vit avec plaisir qu’on prenait confiance en lui, et que les services prochains qu’il pouvait rendre hâtaient l’oubli du passé : il ne quitta point Venise sans s’assurer de l’agrément du Sénat pour la mission où il s’embarquait. Arrivé à Coire, capitale des Grisons, le 4 décembre 1631, il y fut fort bien reçu et bientôt déclaré général des trois ligues. Il semblait qu’il n’y eût plus qu’à agir ; mais ce ne fut qu’au commencement de 1635, c’est-à-dire après trois ans de retards et d’ambiguïtés et quand la France enfin se décida ouvertement à la guerre, que Rohan fut mis à même de se distinguer.

Pendant deux ans et demi, soit dans son séjour en Suisse, soit à Venise où il retourna un moment, Rohan se trouva exposé à des ordres et à des contre-ordres continuels ; il y eut jusqu’à six revirements dans la conduite principale qu’on essayait de lui tracer. Le fait est qu’on désirait bien rétablir les Grisons dans la Valteline, mais qu’au moment de le faire on craignait que ce coup d’autorité ne fût le signal d’une rupture générale, et on reculait. Tout cela, est fort soigneusement démêlé dans les Mémoires sur la guerre de la Valteline, qui ne sont pas de Rohan, mais qui sont très probablement de son secrétaire intime et confident Priolo. Petitot, dans sa collection de mémoires, dit que si l’on compare ce dernier ouvrage aux autres écrits du duc de Rohan, « on y reconnaît le même style, la même manière de présenter les choses ». C’est tout le contraire qu’il faut dire : on y retrouve une manière d’exposition plus générale qu’il n’est habituel à Rohan ; il y a aussi plus d’images dans le style, plus de littérature, si je puis dire, et quantité d’expressions et de locutions qui ne sont point et ne peuvent être de lui. Le père Griffet, auteur d’une si estimable histoire de Louis XIII, où l’on trouve tant de choses singulières et curieuses que de plus bruyants et de plus habiles se sont mis à découvrir depuis, le père Griffet a très bien jugé de ce point comme de beaucoup d’autres. Les mémoires sur la guerre de la Valteline sont donc du secrétaire de Rohan, et n’en valent pas moins pour cela5.

Rohan fut appelé à la Cour au printemps de 1634 ; il ne s’y rendit toutefois qu’avec lenteur, et s’arrêta en chemin sous prétexte d’une maladie qui n’était peut-être que le soupçon. Soit disposition naturelle, soit effet des conjectures où il avait vécuad, Rohan avait de la méfiance d’un capitaine italien du xvie  siècle. Le roi, qui n’avait pas voulu le voir lors de sa dernière soumission en Languedoc, le reçut avec bienveillance. La guerre générale qui se déclara en 1635 permit enfin d’employer au grand jour ses talents.

L’idéal de Rohan, une fois hors des guerres civiles, aurait été de commander un corps d’armée à part, opérant avec indépendance. Dans des négociations qui eurent lieu pendant la seconde guerre (1625), il avait demandé à être envoyé en Italie sous Lesdiguières à la tête d’un petit corps d’armée de 6000 hommes et de 500 chevaux. L’armée qu’on lui donnait présentement à conduire avec le titre de lieutenant général était plus considérable ; il n’en devait garder qu’une partie. On l’envoya d’abord dans la Haute Alsace, où il fit tête au duc Charles de Lorraine ; mais la destination réelle, qu’il importait de masquer jusqu’au bout, était la prise de possession de la Valteline. La manière dont il sut traverser la Suisse à l’improviste sans prévenir les cantons qu’au moment même, étant déjà entré avant qu’on s’aperçût qu’il y dût passer ; la rapidité, la précision de sa marche, la justesse de ses ordres et de ses calculs, tout répondit à sa réputation d’habileté. Son armée était rendue dans la Valteline le 24 avril 1635 ; la campagne s’ouvrait sous d’heureux auspices.

La situation était celle-ci : en face, du coté du Milanais, Serbelloni, général des Espagnols, était sur la frontière avec une armée ; à dos, du côté du Tyrol, Fernamond, général des impériaux, se disposait à forcer les passages et à faire évacuer la Valteline en rejoignant Serbelloni. Les Grisons, tout adonnés à leurs intérêts, n’étaient pas des alliés très solides ; les Valtelins catholiques étaient favorables aux Espagnols et aux impériaux. Rohan devait éviter d’être pris entre deux armées ; la sienne, sous sa nouvelle forme, ne montait pas à plus de 3000 hommes de pied, 400 chevaux et 600 Grisons.

Dès le début de cette campagne, on a reproché à Rohan d’avoir agi un peu timidement, et, dans la crainte d’être tourné, de n’avoir pas défendu résolûment les passages du côté de l’Allemagne ; mais, selon lui, ces passages étaient trop nombreux pour être défendus ; il en comptait jusqu’à quatorze par où l’on aurait pu pénétrer. Fernamond, ayant débouché par ces gorges supérieures, n’avait plus qu’une dernière vallée à franchir. On dit que, la circonspection continuant à dominer Rohan, il était d’avis d’une retraite et d’évacuer le pays, mais que le marquis de Montausier (frère aîné de celui qui s’est illustré depuis sous ce nom), un de ses lieutenants les plus distingués, et qui avait reconnu de près la position de l’ennemi, insista vivement pour l’attaque. Après un conseil de guerre, Rohan, général très consultatif, s’y résolut, et le 27 juin se livra le combat dit de Luvin, affaire très hardie, où, avec son peu de troupes et par des chemins difficiles, Rohan alla relancer dans sa vallée un ennemi plus nombreux, qu’il força de se retirer. Montausier, toujours ardent, voulait qu’on poussât la pointe et qu’on poursuivît les impériaux sans relâche. Un autre lieutenant, Landé, était pour qu’on en restât là, vu la lassitude des troupes et le manque de pain ; ce parti fut accueilli par Rohan. Dans la relation envoyée au roi, M. de Rohan fit généreusement honneur à Montausier de l’idée du combat.

Le 3 juillet, Rohan, pour éviter d’être pris entre les deux armées (car les impériaux s’étaient refaits et allaient regagner l’avantage), livra à ceux-ci, au bord de l’Adda, le combat de Mazzo, qui fut plus décisif que le précédent. L’armée des impériaux, composée de 6000 hommes, fut mise en déroute ; beaucoup se noyèrent : il y eut mille prisonniers. Les Français ne perdirent pas vingt hommes en tout dans le combat. Il fallut ne pas trop pousser la poursuite, à cause de Serbelloni qu’on avait sur les derrières, à deux pas de là.

Sur ces entrefaites, Serbelloni, se souvenant que le duc de Rohan avait été un rebelle à son roi, essaya de le tenter : il lui envoya un gentilhomme appelé Du Clausel, ancien agent du duc auprès de la Cour d’Espagne dans les guerres civiles ; le nom de la reine Marie de Médicis était fort mêlé à cette intrigue. Rohan n’hésita point : il fit arrêter Du Clausel ; on instruisit son procès, et il fut pendu à un arbre, en vue des troupes.

Après quelques mois de repos, les impériaux revinrent à la charge. Fernamond força sur un autre point les passages, et n’avait plus à faire qu’un dernier effort pour pénétrer dans le Milanais. Rohan dut recommencer, sur un terrain assez semblable, ce qui lui avait réussi au Val de Luvin : le 31 octobre, il attaqua Fernamond au Val de Fresle, et avec des dispositions si précises et si bien combinées, que si l’un de ses moins bons lieutenants, Lande, avait été exact au rendez-vous, toute l’armée impériale était détruite. Elle fut du moins en pleine déroute, et ses débris ne se crurent en sûreté que dans le Tyrol. Le brave Montausier était mort de blessures dès le mois de juillet précédent ; Rohan eut plus d’une occasion de le regretter.

La situation ne changeait pas essentiellement, malgré tous ces succès. Un autre général de l’empereur, le comte de Schlick, venant du côté du Tyrol pour réparer l’échec de Fernamond, Rohan allait encore se trouver entre deux armées, avec cette aggravation fâcheuse que les régiments qui arrivaient avec Schlick étaient de vieilles troupes aguerries, et que l’armée espagnole, commandée par Serbelloni et rassemblée à Morbegno, frontière du Milanais, était de 4000 hommes et 300 chevaux, aussi des meilleurs soldats. Cette fois, c’est contre ce dernier qu’il se résolut d’agir. Les Français étaient inférieurs en nombre : le 10 novembre, Rohan se porta diligemment à la rencontre de Serbelloni au pas Saint-Grégoire, et, toute reconnaissance faite, se jugeant trop avancé pour pouvoir reculer sans inconvénient, il l’attaqua dans ses positions retranchées. « Il le chargea si brusquement par plusieurs endroits, dit le marquis de Monglat en ses mémoires, qu’il enfonça les premiers rangs. La poudre manquant, on se mêla l’épée à la main par un soleil si clair, que la lueur des lames éblouissait les yeux des combattants. Le choc fut fort rude. » On se battit dans les rues de Morbegno, qu’on prit de vive force. Le combat, commencé à deux heures de l’après-midi, dura près de trois heures. Serbelloni ne se retira que blessé ; le comte de San-Secundo, commandant de la cavalerie, fut tué ; les Espagnols y perdirent plus de 800 hommes, les Français 450, et grande quantité d’officiers furent blessés.

Ce dernier combat de Morbegno, le plus glorieux des quatre que Rohan avait eu à livrer, et qui a déjà je ne sais quel brillant et comme un éclair des combats d’Italie, couronnait à son honneur cette belle campagne de 1635, où, grâce à lui, les armes du roi, moins heureuses partout ailleurs, avaient eu dans la Valteline un succès constant. On dirait qu’il va triompher enfin de la fortune, qu’il en a raison à force de mérite, et qu’elle lui sourit. Qu’on l’aide un peu du côté de France, qu’on le renforce d’infanterie et de cavalerie pour garder les passages, qu’on le secoure surtout d’argent, ce nerf de la guerre, et plus nécessaire encore au pays des Grisons ; que le duc de Savoie aussi veuille bien l’épauler, et Rohan, à la tête de 4000 hommes de pied et de 500 chevaux, son idéal de petite armée, répond d’entrer dans le Milanais avec des desseins tout mûris, de s’emparer de Lecco et de Côme, et maître de tout le lac, ruinant le fort de Fuentes qui en est la porte du côté de la Valteline, de condamner les Allemands à n’avoir plus que le passage du Saint-Gothard pour entrer dans le nord de l’Italie.

Moment glorieux et trop fugitif, où le secrétaire d’État de la guerre, des Noyers, mandait à d’Émery, ambassadeur de France en Savoie, « que c’était une chose étrange que M. le duc de Rohan avec une poignée de soldats, sans canon ni munitions, fît tous les jours quelque action signalée, et qu’il portât partout la terreur, pendant que l’armée des confédérés, si florissante, si bien nourrie, si bien payée, demeurait dans l’inaction. » Peu s’en fallait qu’on ne le citât en cet instant comme un modèle de bonheur. La gazette était remplie des bulletins de ses exploits.

Mais cet astre contrariant, qui a tant de fois traversé et obscurci la carrière de Rohan, reparaît de nouveau, et nous retrouvons ses malignes influences qui ne cesseront plus. Le duc de Savoie, malgré la victoire du Tésin, ne fait pas un pas vers Rohan, qui s’était avancé jusqu’à Lecco (2 juin 1636), et la combinaison de celui-ci échoue. Croyant s’être acquis assez d’honneur, il ne veut rien hasarder, suivant sa maxime « qu’il vaut mieux n’aller pas si vite et savoir où l’on va, que d’être obligé de fuir honteusement ou de périr. » Il retourne dans la Valteline, où les difficultés de la situation, sans argent qu’il était et en présence de populations mutines, le ressaisissent. Il envoie Priolo les représenter vivement en Cour. Et cependant, lui-même il tombe gravement malade à Sondrio (août-septembre 1636), d’une maladie qualifiée de léthargie profonde tellement que le bruit de sa mort se répand et dans son armée qui le pleure, et chez l’ennemi qui s’en réjouit. Au réveil et dans la convalescence, soit que Rohan ne soit plus tout à fait le même, soit que les affaires aient empiré, il ne voit plus moyen de concilier les ordres qu’il reçoit de la Cour avec les nécessités impérieuses qui l’enserrent de plus en plus près. La peste, la famine sévissent parmi les troupes ; les colonels et capitaines Grisons s’irritent faute de paye et quittent leurs postes, le conseil des ligues pense à de nouvelles alliances : point d’argent, point de Grisons. « Il ne se passe semaine, écrivait Rohan à M. des Noyers dès le mois de juillet, que je ne vous écrive l’état de ce pays, et je n’apprends pas seulement que vous receviez mes lettres, ce qui me fait croire que vous ne prenez pas la peine de les lire. » Les amères doléances de Rohan du fond de sa Valteline arrivaient pendant que les Espagnols prenaient Corbie et menaçaient la capitale ; on conçoit qu’elles aient été médiocrement écoutées. À peine guéri, il écrit à Richelieu, en le remerciant de l’intérêt qu’il lui a témoigné pour sa maladie :

Pour moi, monsieur, je tiendrai bon tant que je pourrai, suivant ce que je vous ai promis ; mais il m’est comme insupportable de voir périr ce que j’ai conservé jusqu’à maintenant. Au nom de Dieu, ayez soin qu’une personne qui ne respire que votre service ne voie point la réputation des armes du roi flétrie en un lieu où, jusqu’à présent, il les a maintenues glorieuses ; car j’aimerais mieux être mort en ma maladie que de voir cela.

Nous ne pourrions qu’être fastidieux en insistant longuement sur les détails de cette triste affaire, si brillamment commencée et si mal finie, et en essayant de chercher le fil de ce labyrinthe dans lequel se voyait plongé sans ressource le duc de Rohan. Ce sont, du côté de Richelieu et du sien, des récriminations contradictoires si précises, si graves, que le doute seul, à cette distance, est permis. Richelieu reproche à Rohan d’avoir aidé au mécontentement des Grisons par son mauvais gouvernement et par des concussions, par des profits illicites dont il va jusqu’à nommer les intermédiaires et les porteurs ; et, flétrissant dans les termes les plus durs la capitulation finale en date du 26 mars 1637, qui fut consommée le 5 mai, et par laquelle, cédant aux Grisons révoltés, le duc leur remit la Valteline contrairement aux ordres du roi, Richelieu l’accuse d’avoir été pris d’une terreur panique :

Il est certain, dit le cardinal, qu’il avait jusques alors porté à un haut point glorieusement les affaires du roi en la Valteline ; mais sa dernière action, non seulement ruina en un instant tout ce qu’il avait fait de bien les années précédentes, mais apportait plus de déshonneur aux armes de Sa Majesté que tout le passé ne leur avait causé de gloire. Cette honte était telle qu’elle ne pouvait être réparée, et, quelque excuse qu’il pût donner à sa faute, et le plus favorable nom qu’elle pût recevoir de ceux mêmes qui seraient plus ses amis, était celui de manque de cœur.

Le duc de Rohan, dans ses apologies, semble avoir de fortes raisons à opposer à une condamnation si dure. Il devait savoir mieux que personne le point de la difficulté. L’affaire était désespérée, selon lui, et tenir plus longtemps était impossible sans s’exposer à un désastre. Le comte de Guébriant, envoyé au dernier moment sur les lieux, paraît avoir été de l’avis de M. de Rohan. D’un autre côté, un des meilleurs lieutenants de ce dernier, M. de Lèques, était d’un avis contraire, et eût voulu qu’on essayât de la force, ne faisant aucun doute qu’elle ne réussit. Encore une fois, il convient de douter et de s’abstenir, et ma seule conclusion sera qu’un des traits du caractère de Rohan est la circonspection jusque dans le courage, c’est-à-dire une disposition qui n’est pas très française. Il n’était pas homme à risquer jamais le tout pour le tout. Il pensait à trop de choses à la fois.

Au sortir de là, Rohan, bien qu’il eût titre toujours de général de l’armée du roi, se retira à Genève et refusa de ramener son armée par la Franche-Comté ; il se méfiait du cardinal, dont il n’avait pas suivi les ordres, et qui le lui rendait bien :

Il est donc certain, dit ce redoutable ministre, ou que ledit sieur duc, qui était habile homme et connu pour tel, avait l’esprit troublé, ou qu’il y eut trop de timidité en son fait, ou beaucoup de malice ; et ce qui le condamne, c’est de s’être retiré du service du roi, de n’être point venu commander l’armée en la Franche-Comté, et d’être demeuré à Genève ; car, s’il n’avait point failli, et qu’il n’eût pu mieux faire ainsi qu’il disait, pourquoi feindre d’être malade à Genève, puis dire que l’armée qu’on lui donnait à commander était trop faible ? après, que M. le prince était son ennemi, qu’il s’était déclaré contre lui, etc… Et enfin, pourquoi ne vouloir absolument point venir en ladite armée ? Il n’y en peut avoir autre raison, sinon qu’il craignait qu’on ne se saisît de sa personne ; c’était sa conscience qui le jugeait. D’alléguer qu’on lui avait mandé de Paris qu’on le voulait arrêter, c’était un dire, lequel, s’il était public, n’était pas vrai ; s’il était secret, il ne l’avait pu savoir… Bref, c’était lui-même qui se jugeait coupable ; ce que nous avons marqué pour fautes passaient pour crimes d’État en son opinion, qui, ayant de très grandes lumières des choses du monde, savait assez connaître ce qui était bien ou mal.

En cela le duc de Rohan payait encore la peine de son passé : il avait beau s’être conduit dans les dernières années avec tout l’éclat et toute la loyauté possible, il n’avait pas la conscience nette ni la mémoire libre ; il supposait aux autres des desseins que ces soupçons de sa part leur auraient suggérés peut-être, et il ne revoyait de loin la France qu’avec une sombre perspective de procès, de Bastille et d’échafaud. Il se souvenait toujours d’avoir été condamné par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux et d’avoir été exécuté en effigie.

Et puis il tenait par ses parentes au parti des « dames brouillonnes de la Cour », comme les appelle Richelieu (songeant à la duchesse de Chevreuse) ; on pouvait l’impliquer dans leurs intrigues plus qu’il n’aurait voulu. Certes, les prétextes contre lui n’auraient pas manqué.

C’est dans cette disposition soupçonneuse qu’il reçut à Genève une lettre du roi qui lui ordonnait de se retirer à Venise : il n’y vit qu’un piège. Pour plus de sûreté, et se méfiant même d’une troupe de cavaliers qui avait été vue à Versoix en ce temps-là, il passa le lac et traversa la Suisse par les terres de Berne ; il se rendit à l’armée du duc de Weimar, qui assiégeait Rhinfeld. Jean de Wert se préparait à secourir la place, et l’on était à la veille d’une bataille. Rohan se décida avec une sorte de joie à y faire le simple soldat et à y donner le coup de main, lui qui, jusque-là, avait tant machiné de la tête. Combattant vaillamment à l’aile droite (28 février 1638), il reçut dans l’action deux coups de mousquet, l’un au pied, l’autre à l’épaule, et fut un instant prisonnier : mais on le reprit avant la fin de la journée. Il mourut des suites de ses blessures le 13 avril 1638, à l’abbaye de Kœnigsfelden, au canton de Berne. Il avait cinquante-neuf ans. Son corps fut enterré en grande pompe dans l’église de Saint-Pierre de Genève. Dans l’intervalle de sa blessure à sa mort, il avait reçu une lettre du roi qui lui témoignait de l’intérêt sur sa situation.

Le duc de Rohan était petit de taille et, dit-on, d’assez mauvaise mine. Ses portraits indiquent une physionomie fière. Il avait avant l’âge une mèche de cheveux blancs qui étaient comme un signe de familleae. Quoique souvent maltraité par le sort et n’ayant mené finalement à bien aucune de ses entreprises, il a laissé de lui une idée considérable. On a dit de Turenne « qu’il avait toujours eu en tout de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne s’y sont jamais développées qu’à sa gloire ». M. de Rohan est souvent resté aux deux tiers du chemin, et il n’a pas triomphé à nos yeux de toutes les obscurités qui pouvaient résulter des replis de son caractère autant que de la conjuration des circonstances. Il a dû recommencer deux et trois fois sa carrière, et il n’avait pas cette célérité d’ardeur et cette soudaineté de décision qui font voler au but. Toutefois, c’est incontestablement un grand personnage ; négociateur dans les camps, homme d’épée dans les conseils, homme de plume et de belle parole. On a dit de sa prose qu’elle sent sa condition et sa qualité ; elle est surtout d’un sens excellent, très sain et judicieux. On entrevoit que dans la pratique habituelle il avait toutes les vivacités de l’esprit et de l’éloquence. Il y a de lui une lettre au prince de Coudé, à la date de novembre 1628, une réponse à une lettre injurieuse de ce prince versatile, cupide et violent : la riposte de Rohan est un chef-d’œuvre de nerf et d’ironie49. Habile capitaine plutôt que grand général, sa mesure à cet égard est difficile à prendre, et j’aimerais assez à entendre là-dessus des gens du métier : à le traduire à la moderne, ce qui est toujours hasardeux, vu l’extrême différence des moyens en usage aux différents siècles, il me fait l’effet d’être ou d’avoir pu être, comme militaire, quelque chose entre Gouvion Saint-Cyr et Macdonald, et plus près du premier à cause des pensées. Quoi qu’il en soit, il est, par le rare assemblage de ses mérites, une des figures originales de notre histoire ; et, quand pour le distinguer des autres de son nom et pour caractériser ce dernier mâle de sa race, quelques-uns continueraient de l’appeler par habitude le grand duc de Rohan, il n’y aurait pas de quoi étonner : à l’étudier de près et sans prévention dans ses labeurs et ses vicissitudes, je doute que l’expression vienne aujourd’hui à personne ; mais, la trouvant consacrée, on l’accepte, on la respecte, on y voit l’achèvement et comme la réflexion idéale de ses qualités dans l’imagination de ses contemporains, cette exagération assez naturelle qui compense justement peut-être tant d’autres choses qui de loin nous échappent, et on ne réclame pas.