(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 51-56
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 51-56

2. Rapin, [René] Jésuite, né à Tours en 1621, mort à Paris en 1687.

Celui-ci est un des plus grands Littérateurs & un des meilleurs Poëtes Latins qu’ait eus notre Nation. Les Savans du dernier Siecle, qui valoient bien ceux du nôtre, ont regardé son Poëme des Jardins comme une Production digne du temps d’Auguste. Virgile, dans ses Géorgiques, avoit laissé à d’autres Poëtes le soin de développer cette partie de l’Agriculture ;

Verùm hæc ipse equidem spatiis inclusus iniquis,
Prætereo, atque aliis post commemoranda relinquo.
Georg. Lib 4.

Le P. Rapin prit sur lui de traiter ce sujet, & il l’a fait avec une supériorité de talent qui prouve la beauté de son génie. « Il n’est point inférieur à Virgile, dit l’Abbé Desfontaines, pour l’élégance & la pureté du langage, pour l’esprit & les graces qui y regnent ». Ce Journaliste ajoute encore, en parlant du même Poëme : « L’agrément des descriptions y fait disparoître la sécheresse des préceptes, & l’imagination du Poëte y sait délasser le Lecteur par des fables qui, quoique trop fréquentes, sont presque toujours riantes & bien choisies. Plus fleuri, plus gai, plus amusant que l’Auteur des Géorgiques, il en a la précision, & quelquefois même l’élévation & la force ». L’élégant Traducteur de Virgile étoit bien capable de juger du mérite du Poëte qui a le plus approché de ce même Original, dont personne n’a mieux senti ni mieux rendu que lui toutes les beautés. Les autres Poésies du P. Rapin ne sont pas aussi estimées que ses Jardins ; mais elles portent l’empreinte du même génie. Ses Eglogues sur-tout lui donnent un nouveau trait de ressemblance avec le Chantre de Mantoue, & peuvent trouver place à côté des Bucoliques.

Qu’on vienne nous dire, après cela, qu’il est impossible de bien écrire dans une Langue morte, parce que nous sommes hors d’état d’en connoître le mécanisme & toutes les finesses ! Comment ont appris leur Langue M. de Voltaire, le propagateur de ce paradoxe, & M. d’Alembert qui semble se faire une loi de ne penser que d’après ce Poëte ? N’est-ce pas encore plus dans la lecture des bons Auteurs, que dans la conversation & le commerce de la Société ? Les heureuses dispositions de l’esprit, jointes à une étude constante, ne sont-elles pas capables de vivifier une Langue qui n’est morte que pour ceux qui la négligent ? Or, c’est ainsi que les Rapin, les Vaniere, les Cossart, les Sautel, les Fraguier, les Huet, les Santeuil, les Jouvenci, les Desbillons, les Brotier, &c. sont parvenus à se rendre la Langue Latine familiere, à se pénétrer de son génie, & à acquérir la facilité de l’écrire avec succès.

D’ailleurs, quelque vivante que soit notre Langue pour la plupart de nos mauvais Ecrivains, le grand usage qu’ils sont à portée d’en avoir a-t-il pu les garantir des vices du style & de la médiocrité qui caractérise toutes leurs Productions ? Preuve qu’il est indifférent pour les Esprits bornés qu’une Langue soit vivante, comme il l’est pour les vrais Génies qu’elle soit morte. Il ne sauroit donc subsister d’autre difficulté que celle de la prononciation : eh ! que fait la prononciation, lorsqu’il s’agit de composer des Livres ? Ménage prononçoit l’Italien d’une maniere ridicule, parce qu’il l’avoit appris sans maître & qu’il n’avoit jamais été en Italie ; il a pourtant fait des Vers Italiens qui, de l’aveu de tout le monde, n’auroient pas été désavoués par les meilleurs Poëtes d’Italie, & que M. de Voltaire * lui-même trouve fort supérieurs aux Vers François que nous avons de cet Auteur.

La Langue Italienne étoit néanmoins pour Ménage une Langue aussi morte que la Grecque & la Latine, dans lesquelles il écrivit également. N’avons-nous pas une infinité de Gens de Lettres qui ont appris l’Anglois, l’Espagnol, l’Italien, l’Allemand, par le seul secours des Livres ? N’en voit-on pas plusieurs parmi ceux qui écrivent assez correctement dans ces Langues étrangeres, en convenant eux-mêmes qu’il leur seroit imposible de les parler supportablement, à cause de la prononciation dont ils n’ont aucune habitude ? De plus, n’avons-nous pas vu paroître dans notre Siecle des Ouvrages agréablement écrits en style marotique, & même dans le style des treizieme & quatorzieme Siecles, quoique les façons de s’exprimer d’alors soient, pour ainsi dire, totalement étrangeres & mortes pour nous ?

Il est donc incontestable que M. de Voltaire, & ceux qui sont de son avis, n’auroient pas dû chercher à dérober à notre Nation un genre de gloire pour lequel on conviendra qu’ils ne sont pas nés, mais que d’autres Littérateurs ont su nous procurer par des travaux qui auront toujours leur prix, malgré leurs décisions.

Au mérite de la Poésie Latine, le P. Rapin a joint celui d’écrire avec pureté & avec goût dans sa propre Langue. Ses Réflexions sur l’Eloquence, celles sur la Poésie, ses Instructions pour l’Histoire sur-tout, sont des Productions didactiques aussi distinguées par la précision & la netteté du style, que par la sagacité des observations & la solidité des préceptes. De tels Ouvrages devroient être le Code des Orateurs & des Poëtes. Les Rhétoriques & les Poétiques publiées dans ce Siecle, ne sont guere que de longues amplifications des Pensées judicieuses du P. Rapin. L’Abbé Mallet, qui a fondu la plus grande partie de ces Réflexions dans les Principes pour la lecture des Orateurs, & dans les Principes pour la lecture des Poëtes, auroit dû, par reconnoissance, en faire hommage à l’Auteur. Il est d’autant plus répréhensible de ne l’avoir pas fait, qu’il a produit, de son propre fond, des Réflexions dignes du P. Rapin lui-même.

Après s’être exercé dans la Littérature ; ce Jésuite s’appliquoit, avec un égal succès, aux Ouvrages de piété. La même plume, qui a si bien tracé le parallele d’Homere & de Virgile, de Démosthene & de Cicéron, de Platon & d’Aristote, de Thucydide & de Tite-Live, nous a laissé un Livre très-estimé sur la Vie des Prédestinés. Cet Ecrivain laborieux travailloit alternativement sur des sujets littéraires & sur des sujets de Religion ; ce qui faisoit dire à l’Abbé de la Chambre, que ce Jésuite servoit Dieu & le monde par semestre.