Hallé
Il règne ici une secte de faiseurs de pointes dont Mr le chevalier de Chastelux est un des premiers apôtres. Ils sont si mauvais que c’est presque un des caractères d’un bon esprit que de ne pas les entendre. Un jour, Wilks disait au chevalier, " chevalier, (…) " . Le rébus est une chose bien vuide. Le fils de Vernet est un des pointus les plus redoutables. Il entre au sallon. Il voit deux tableaux. Il demande de qui ils sont. On lui répond de Hallé ; et il ajoute vous en. Allez-vous en. Cela est aussi bien jugé que mal dit. Je vous le répète sans pointe ; monsieur Hallé, si vous n’en scavez pas faire davantage, allez-vous en.
Minerve conduisant la paix à l’hôtel de ville.
Tableau de 14 piés de large sur 10 piés de haut. énorme composition, énorme sotise. Imaginez au milieu d’une grande salle, une table quarrée. Sur cette table, une petite écritoire de cabinet, et un petit portefeuille d’académie. Autour, le prévôt des marchands, ou une monstrueuse femme grosse déguisée, tout l’échevinage, tout le gouvernement de la ville, une multitude de longs rabats, de perruques effrayantes, de volumineuses robes rouges et noires, tous ces gens debout, parce qu’ils sont honnêtes ; et tous les yeux tournés vers l’angle supérieur droit de la scène, d’où Minerve descend accompagnée d’une petite paix, que l’immensité du lieu et des autres personnages achève de rapetisser. Cette rapetissée et petite paix laisse tomber d’une corne d’abondance, des fleurs, sur quelques génies des sciences et des arts, et sur leurs attributs.
Pour vaincre la platitude de tous ces personnages, il aurait fallu l’idéal le plus étonnant, le faire le plus merveilleux, et Mr Hallé n’a ni l’un ni l’autre. Aussi sa composition est-elle aussi maussade qu’elle pouvoit l’être. C’est une véritable charge. C’est encore une esquisse tristement coloriée.
C’est un tableau à moitié peint sur lequel on a passé un glacis. Toutes ces figures vaporeuses, vagues, souflées, ressemblent à celles que le hazard ou notre imagination ébauche dans les nuées. Il n’y a pas jusqu’à la salle et à son architecture grisâtre et nébuleuse qui ne puisse se prendre pour un château en l’air. Ces échevins ne sont que des sacs de laine ; ou des colosses ridicules de crème fouettée ; ou si vous l’aimez mieux, c’est comme si l’artiste avoit laissé une nuit d’hyver sa toile exposée dans sa cour, et qu’il eût neigé dessus toute cette composition. Cela se fondra au premier rayon de soleil ; cela se brouillera au premier coup de vent.
Cela va se dissiper par pièces, comme le commissaire dans la soirée des boulevards.
On diroit que Mr le prévôt des marchands invite Minerve et la paix à prendre du chocolat. Toutes les têtes de la même touche, et coulées dans le même creux. Les robes rouges bien symétriquement distribuées entre les robes noires. Minerve crue de ton. Génies d’un verd jaunâtre. Même couleur aux fleurs. Elles sont lourdement touchées et sans finesse. Monotonie si générale du reste, si insuportable, qu’on ne scauroit y tenir un peu de tems, sans avoir envie de bâiller. Autour de la Minerve, ce n’est pas un nuage, c’est une petite fumée ou vapeur gris de lin ; et les figures qu’elles soutient sont tournées, contournées, mesquines, maniérées, sans noblesse. Ces fleurettes jettées devant ces gros et lourds ventres de personnages rapellent malgré qu’on en ait le proverbe, (…). Et ces marmots à physionomie commune, mal groupés, mal dessinés, vous les appellez des génies ; ah Mr Hallé ! Vous n’en avez jamais vus. Les attributs dispersés sur le tapis sont sans intelligence et sans goût.
Dans ce mauvais tableau il y a pourtant de la perspective, et les figures fuient bien du côté de la porte du fond. Il y a un autre mérite que peu d’artistes auroient eu et que beaucoup moins de spectateurs auroient senti ; c’est dans une multitude de figures, toutes debous, toutes vêtues de même, toutes rangées autour d’une table quarrée, toutes les yeux attachés vers le même point de la toile, des positions naturelles, des mouvements de bras, de jambes, de tête, de corps si variés, si simples, si imperceptibles, que tout y contraste, mais de ce contraste, inspiré par l’organisation particulière de chaque individu, par sa place, par son ensemble ; de ce contraste non étudié, non académique, de ce contraste de nature. Ces vilaines figures ont je ne scais quoi de coulant, de fluant depuis la tête aux pieds qui achève par sa vérité de faire sortir le ridicule des grosses têtes, des grosses perruques, et des gros ventres. C’est la véritable action d’êtres fagotés commes ceux-là. Une ligne d’exagération de plus, et vous auriez eu une assemblée de figures à Calot qui vous auroient fait tenir les côtés de rire. Rien ne seroit plus aisé, avec un peu de verve, que d’en faire une excellente chose en ce genre. Tout s’y prête.
La force de l’union ; ou la flèche rompue par le plus jeune des enfants de Scilurus ; et le faisceau de flèches résistant à l’effort des aînés réunis.
Belle leçon du roi des scythes expirant ; jamais plus belle leçon ne fut donnée ; jamais plus mauvais tableau ne fut fait. J’en suis faché pour le roi de Pologne.
Le meilleur des trois tableaux qu’il a demandés à nos artistes est médiocre. Venons à celui de Hallé.
Mais, dites-moi, je vous prie, qui est cet homme maigre, ignoble, sans expression, sans caractère, couché sous cette tente. " c’est le roi Scilurus " .
Cela, c’est un roi ! C’est un roi scythe ! Où est la fierté, le sens, le jugement, la raison indisciplinée de l’homme sauvage ? C’est un gueux.
Et ces trois maussades, hydeuses, plates figures emmaillottées dans leurs draperies jusqu’au bout du nez, pourriez-vous m’aprendre si ce sont des personnages réels de la scène, ou de mauvaises estampes enluminées, comme nous en voyons sur nos quais, dont ce pauvre diable a décoré le dedans de sa tente. Et vous appelez cela la femme, les filles de Scilurus ? Et ces trois autres figures nues assises en dehors, à droite, en face de l’homme couché, sont-ce trois galériens, trois roués, trois brigands échappés de la conciergerie ? Ils sont affreux. Ils font horreur. Quelles contorsions de corps ! Quelles grimaces de visages ! Ils sont à la rame. Qu’on couvre le faisceau de flèches, et je défie qu’on en juge autrement. Tableau détestable de tout point de dessein, de couleur, d’effet, de composition, pauvre, sale, mou de touche, papier barbouillé sous la presse de Gautier. Ce n’est que du jaune et du gris.
Aucune différence entre la couverture du lit, et les chairs des enfants. Les jambes des rameurs grêles à faire peur. à effacer avec la langue. Dans nos campagnes les mieux ravagées par l’intendance et la ferme, dans la plus misérable de nos provinces, la Champagne pouilleuse ; là où l’impôt et la corvée ont exercé toute leur rage ; là où le pasteur réduit à la portion congrue n’a pas un liard à donner à ses pauvres ; à la porte de l’église ou du presbitère ; sous la chaumière où le malheureux manque de pain pour vivre et de paille pour se coucher, l’artiste aurait trouvé de meilleurs modèles.
Et vous croyez qu’on aura le front d’envoyer cela à un roi. Je vous jure que si j’étois, je ne vous dis pas le ministre ; je ne vous dis pas le directeur de l’académie ; mais pur et simple agréé, je protesterois pour l’honneur de mon corps et de ma nation ; et je protesterois si fortement que Mr Hallé garderoit ce tableau pour faire peur à ses petits-enfants, s’il en a et qu’il en exécuterait un autre qui répondît un peu mieux au bon goût, aux intentions, de sa majesté polonoise.
Son mauvais tableau de la paix est excusable par l’ingratitude du sujet, mais que dire pour excuser le Scilurus qui prête à l’art et qui est infiniment plus mauvais. Mon ami, ce pauvre Hallé s’en va tant qu’il peut. Si ce tableau prêtait à l’art et à toutes ses parties, on peut dire aussi que jamais sujet ne fut mieux choisi pour décorer le palais d’un roi de Pologne. Quelle leçon pour une nation qui s’est avisée de fonder sa liberté sur l’unanimité des suffrages ! Jean Sobieski mourant n’aurait pu donner à sa nation rassemblée en diète une leçon plus sublime que celle que le roi Scilurus donne à sa nombreuse famille. Mais vous savez à quoi servent les leçons, et l’on voit tous les jours combien il est aisé à la sagesse d’éclairer une nation sur ses vrais intérêts, et de la réunir pour le parti de la justice et de la raison.