(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — E. — article » pp. 238-247
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — E. — article » pp. 238-247

EON DE BEAUMONT, [Charlotte-Genevieve-Louise-Auguste-Andrée- Thimo-thée d’] Censeur Royal, Docteur en Droit civil & en Droit canon, Avocat au Parlement, ancien Capitaine des Dragons & des Volontaires de l’armée, Aide-de-camp de M. le Maréchal & de M. le Comte de Broglie, Chevalier de l’Ordre Royal & Militaire de S. Louis, Secrétaire d’Ambassade, puis Ministre Plénipotentiaire de France auprès du Roi de la Grande-Bretagne, &c. née à Tonnerre sur l’Armençon en Bourgogne, le 5 Octobre 1728, beaucoup plus connue par la singularité de ses aventures, que par ses Ouvrages, quoiqu’ils lui donnent le droit de figurer avec avantage parmi les Auteurs de ce siecle.

Les principaux ont été recueillis en treize volumes in-8°. sous le titre des Loisirs du Chevalier d’Eon. Ils ont la plupart pour objet des matieres d’administration & de politique, & annoncent un Observateur intelligent & en état de communiquer ses lumieres. Rien de mieux exposé, de plus méthodique, de plus instructif, que tout ce qu’on y trouve sur les Loix, le Commerce, le Gouvernement de la Russie & de l’Angleterre : les observations & les recherches de l’Auteur sur ces deux Etats, sont d’autant plus curieuses, d’autant plus intéressantes, qu’il les a faites sur les lieux, & qu’il ne s’est jamais permis de trahir la vérité, au risque de déplaire à ceux qu’elle auroit pu blesser. Si son style manque quelquefois de noblesse & de correction, il est du moins constamment simple & plein de clarté, semé de traits vifs, énergiques, attachant par un ton de franchise & de liberté qui ajoute à l’intérêt des matieres.

Ce Recueil avoit été précédé par un Mémoire très-instructif sur la vie & les Ouvrages de M. Lenglet Dufresnoy ; par un Eloge funebre, écrit en Latin, de Marie-Thérese-Félicité d’Est, Duchesse de PENTHIEVRE ; par un autre Eloge écrit aussi en Latin, du Comte d’Ons-en-Bray, Président de l’Académie des Sciences de Paris ; par plusieurs autres Productions de ce genre, qui prouvent que Mlle d’Eon eût pu enrichir notre Littérature de plusieurs Ouvrages d’Eloquence, si des occupations plus importantes lui en eussent laissé le temps, comme elle en avoit le goût.

Pour juger des progrès qu’elle eût pu faire dans l’érudition, il suffit de lire ses Considérations historiques & politiques sur les impôts des Egyptiens, des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains, & sur les différentes situations de la France, par rapport aux finances, depuis l’établissement des Francs dans la Gaule, jusqu’à présent. Le mérite de cet Ouvrage ne se borne point à celui des recherches ; il offre une infinité de vûes utiles aux Administrateurs des Etats. L’Auteur pense & fait penser son Lecteur ; les détails les plus arides, les matieres les plus abstraites deviennent intéressantes sous sa plume, par la maniere agréable dont il les présente, & par l’air d’originalité qu’il leur donne.

Nous ne parlerons pas de ses Ecrits polémiques ; ils sont assez connus. Nous nous bornerons à donner quelques détails sur sa Vie, plus singuliere, sans contredit, qu’aucune de celles dont l’Histoire ait fait mention. Cette notice sera d’autant plus fidelle, que nos liaisons avec Mlle d’Eon nous ont mis à portée de la consulter sur la vérité des faits.

Douée, dès l’âge le plus tendre, d’une prudence capable de seconder les vûes politiques de ses parens, qui la faisoient passer pour un garçon, elle touchoit à sa sixieme année, lorsqu’elle fut envoyée à Paris auprès d’une de ses Tantes. Elle y reçut une éducation conforme à son travestissement. A quatorze ans elle fut mise au Collége Mazarin, pour y faire ses études. Elle ne s’y distingua pas moins par la sagesse de sa conduite, que par ses progrès dans les Belles-Lettres. On sent tout ce qu’il dut lui en couter de dégoûts, de travail & d’efforts, pour suivre tous les exercices d’esprit & de corps, sans trahir le secret de son sexe, qu’on ne soupçonna jamais.

A l’étude des Belles-Lettres succéda celle des Loix. Mlle d’Eon s’y appliqua avec tant de soin, qu’elle se rendit bientôt digne d’être reçue d’abord Docteur en Droit civil & en Droit canon, puis Avocat au Parlement.

Après avoir publié plusieurs petits Ouvrages propres à donner une idée avantageuse de la sagesse & de la sagacité de son esprit, elle eut occasion de faire connoître ses talens & sa prudence à feu M. le Prince de Conti, qui honoroit sa Famille d’une bienveillance particuliere. La Russie étoit alors brouillée avec la France ; il étoit essentiel de rapprocher ces deux Cours. Le Prince de Conti, qui savoit que l’Avocat d’Eon étoit une Demoiselle, en instruisit Louis XV, & la lui proposa comme très-capable de tenter cette entreprise. Elle partit secrétement. Lorsqu’elle arriva à S. Pétersbourg, elle prit les habits de son sexe, qu’elle quitta à son retour en France, pour reprendre les habits d’homme. Après avoir applani, dans ce voyage, les voies de pacification, elle fut envoyée une seconde fois, mais publiquement, à S. Pétersbourg, avec M. le Chevalier Douglas ; & le fruit de leurs négociations fut de déterminer, en faveur des Cours de Vienne & de Versailles, la marche de quatre-vingt mille Moscovites, qui, dans l’origine, étoient destinés à suivre les Drapeaux Prussiens. Le Traité signé, Mlle d’Eon, que personne n’avoit reconnue à la Cour de Russie, fut chargée d’en porter la nouvelle au Roi. Elle s’arrêta à Vienne, pour communiquer le plan de la Campagne projetée par les Russes. M. le Comte de Broglie la chargea de porter à la Cour de France la nouvelle du gain de la bataille de Prague, du 6 Mai 1757. A peine fut-elle partie, qu’elle se cassa la jambe ; mais ce cruel accident ne l’arrêta point, & son arrivée à Versailles précéda de 36 heures celle du Courrier dépêché par la Cour de Vienne à son Ambassadeur à celle de France. C’est à cette occasion que notre jeune Négociateur, qui avoit toujours montré le plus grand désir d’entrer dans l’état militaire, & qui s’étoit rendu habile dans tous les genres d’exercice que cet état exige, obtint une Lieutenance de Dragons. Le Roi ordonna à son Chirurgien de prendre un soin particulier de Mlle Déon, qui ne put se servir de sa jambe qu’après avoir gardé plus de trois mois le lit. Après son parfait rétablissement, elle fut envoyée une troisieme fois en Russie, en qualité de Secrétaire de l’Ambassade de M. le Marquis de l’Hôpital.

A son retour, brûlant du désir de se distinguer par les armes, elle sollicita & obtint la permission d’aller rejoindre notre armée en Allemagne. Elle fit la campagne de 1761, comme Capitaine de Dragons & des Volontaires de l’Armée, & comme Aide-de-camp de M. le Maréchal & de M. le Comte de Broglie. Au combat d’Ultrop, elle fut blessée à la tête & à une cuisse. A Osterwick, étant à la tête d’un Corps de quatre-vingts Dragons des Volontaires de St. Victor, qu’elle commandoit, notre Héroïne chargea, avec tant de résolution & d’intrépidité, le bataillon Franc-Prussien de Rhées, composé de 800 hommes, qu’elle le força à mettre bas les armes, & le fit prisonnier.

La paix de 1762 la fit rentrer dans la carriere de la Politique. Elle fut envoyée à Londres en qualité de Secrétaire d’Ambassade, & se rendit si agréable à cette Cour, que, contre l’usage, le Roi de la Grande-Bretagne la choisit pour porter à Louis XV, & à M. le Duc de Bedford son Ambassadeur à Paris, la Ratification du Traité de paix conclu entre les deux Nations. Ce fut dans cette occasion que le Roi lui accorda la Croix de S. Louis.

Quand M. le Duc de Nivernois quitta l’Angleterre, où il venoit de remplir la mission d’Ambassadeur extraordinaire, Mlle d’Eon l’y remplaça en qualité de Ministre Plénipotentiaire. Des événemens célebres suivirent cette époque, & causerent sa disgrace. Ce n’est pas ici le lieu d’en parler ; on en trouvera le détail dans le Recueil qui a pour titre : Lettres, Mémoires & Négociations particulieres du Chevalier d’Eon, en un vol. in-4°. de l’édition de Londres, & en deux vol. in-8°. de l’édition de Liége, qu’on regarde comme la meilleure. Tout ce que nous nous permettons de dire, au sujet de ces événemens, c’est que, malgré ses démêlés avec plusieurs Ministres de France, elle n’a pas cessé d’être fidelle à son Roi, avec qui elle a eu une correspondance secrete qui a duré près de vingt ans, & qui duroit encore à l’époque de la derniere maladie de ce Prince. Les différentes pensions dont il récompensa ses services, viennent à l’appui de cette anecdote. En 1757, il lui en accorda une, secrete, de trois mille livres ; en 1760, une, publique, de deux mille livres sur son Trésor Royal ; & le premier Avril 1766, une autre, secrete, de douze mille livres sur sa cassette, dont la formule, conçue dans les termes suivans, est signée & écrite en entier de sa main : « En conséquence des services que le sieur d’Eon m’a rendus, tant en Russie que dans mes armées, & d’autres commissions que je lui ai données, je veux bien lui assurer un Traitement annuel de douze mille livres, que je lui ferai payer exactement tous les six mois, dans quelque pays qu’il soit [hormis en temps de guerre chez mes ennemis], & ce, jusqu’à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointemens soient plus considérables que le présent Traitement. A Versailles, le premier Avril 1766. Signé, LOUIS ».

On sait que l’auguste Successeur de ce Prince, également jaloux de récompenser le mérite & les services rendus à l’Etat, continue à Mlle d’Eon la pension de douze mille livres, &c….