Chapitre XII.
Mort d’Edmond de Goncourt
J’ai vingt raisons d’admirer Sainte-Beuve, mais celle-ci me frappe aujourd’hui qu’il excellait au moindre prétexte, volume paru, décès survenu, anniversaire ou édition, à donner, à brûle-pourpoint, sur un moderne ou sur un ancien, une étude à peu près définitive. Il en avait les moyens et il en avait le goût. Sans préjuger si j’y parviendrais, le désir me fait complètement défaut de composer sur Goncourt le grand article historique et critique. Pourtant, par un instinct analogue à celui de quiconque, ayant connu la nouvelle ce matin par les journaux, en cause volontiers cet après-midi avec les amis rencontrés, ne puis-je m’empêcher de dire mon sentiment à des lecteurs familiers. La manie de bavarder d’actualité n’est point ce qui excite ici. Il y a mieux. Dès qu’on apprend la mort d’un artiste, ou d’un personnage considérable, et même insignifiant, immédiatement se modifie le jugement latent qu’on en portait. S’il y a lieu, les petitesses récentes s’effacent ; au lieu d’un vieillard qu’on voit, c’est l’homme entier et l’œuvre ; et, tout penchant de polémique aboli, on pense sans effort avec le plus de justice.
L’impression première est que M. de Goncourt n’obtint pas la gloire égale à son mérite.
Quelques observations peuvent rendre claire sa valeur, et la limiter ; et une ou deux raisons évidentes expliquent son insuccès relatif.
Quoique le départ de son apport et de celui de son frère et collaborateur soit assez malaisé, on s’assure, par leurs témoignages communs et par l’examen des écrits du survivant, que Jules de Goncourt fut le virtuose habile et fécond, l’improvisateur toujours prêt, l’homme d’imagination et d’esprit, un peu le Monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal. Mais le fond de l’œuvre, la-méthode, le système d’écriture, cette probité supérieure dans l’exécution sont l’honneur certain de l’artiste perdu hier.
D’abord il fut orgueilleux sagement, honnêtement. Doué certes de facilité, il méprisa la littérature facile du second empire, son époque. Son labeur est énorme, sans être éparpillé. On entrevoit très bien qu’avec un peu plus de paresse et moins de conscience ce gentilhomme cultivé eût pu s’en tenir au plaisir honorable des études historiques par lesquelles il avait débuté. Lire des mémoires, s’amuser à dépouiller, en prenant des notes, les archives du siècle le plus spirituel, le plus dramatique, le plus galant, le plus copieux, pour en tirer de beaux volumes de curiosité érudite, combien en seraient demeurés là ! Il ne se satisfit point à cette besogne rétrospective. Il voulut imaginer, il s’imposa le gros travail de créer. Ses portraits du xviiieº siècle, ses essais sur l’art d’autrefois et sur l’art japonais ne sont auprès de ses romans que divertissements et intermèdes.
Tous vont plus loin que l’anecdote, veulent façonner un être, et y réussissent. Le cerveau de Charles Demailly, le caractère de Renée Mauperin, l’instinct de Manette Salomon, l’âme de Germinie Lacerteux existent. La genèse en est patiemment développée, les manifestations fidèlement transcrites.
Un don indispensable est ici qualité maîtresse : c’est l’œil, la faculté de voir intensément ses personnages, de les suivre sans brouillard dans leurs mouvements.
Ce don n’est déparé par aucune timidité à rendre exactes ses imaginations. Tels qu’il sentait un drame, des types, tels il les formulait, avec toute la rigueur possible.
À cet effet, il s’était presque créé un style. N’exagérons rien. La fameuse écriture artiste est plutôt un amalgame. Le solide métal de Flaubert s’y allie à la matière ductile de Gautier, aux paillettes étincelantes de Janin. Mais le mérite fut de si bien choisir, et le secret du mélange, le brevet de la combinaison appartient à Goncourt.
Tranchant sur les conventions légères de ses brillants contemporains, de Feuillet et d’About, de. Karr et d’Aubryet, sa manière fut jugée violemment réaliste. C’est bien près d’une erreur. Il ne subit pas plus l’influence de Champfleury que celle de Balzac ; et, si dans ses livres les détails extérieurs, spécialement visuels, abondent, ils servent toujours à suggérer des nuances psychologiques. Le réaliste absolu peint les choses pour elles-mêmes, Goncourt les mentionne pour leur signification. C’est un mental, un amateur de caractères.
On sait, sans qu’il soit utile de s’appesantir aujourd’hui que par-delà la fin on envisage toute l’œuvre, on sait que le dégoût du banal l’induisit à ne s’intéresser plus qu’aux caractères exceptionnels et dégénérés : une écuyère morphinomane entre deux gymnasiarques, dans Les Frères Zemganno, une prostituée meurtrière, dans La Fille Élisa.
Là est le point faible de Goncourt. Même en ses livres de maturité, on souffre d’un goût
inconscient du morbide. La sérénité manque à son style comme la santé à son talent, cette
santé littéraire qui, selon le mot d’un de ses cadets, plus exceptionnel, plus décadent,
mais plus savoureux, « fait les chefs-d’œuvre imperméables et
décisifs »
.
L’acheteur de livres déteste les romans tristes sans trémolos. M. de Goncourt ne connut jamais les succès de grand public. Il s’en affligea profondément.
En cela semblable à beaucoup d’artistes, il concevait et rédigeait son œuvre sans autre souci que de satisfaire sa conscience artistique ; mais, sitôt le livre édité, il se préoccupait infiniment de l’effet produit. Ce n’est pas autrement que Manet, dont certes le génie n’admettait nulle complaisance, nulle flagornerie pour la foule, allait chaque jour au Salon se faire une pinte de mauvais sang à écouter les drôleries débitées devant ses cadres. Encore qu’il n’en ressentît nulle envie, Goncourt trouvait sans doute piètres ses tirages, comparés à ceux de son ami Daudet. C’est qu’un Daudet amuse cent mille personnes et en laisse dix mille indifférentes, qui sont juste la clientèle d’un Goncourt.
À coup sûr, il ne se sentait pas davantage inférieur à Zola, malgré ses deux millions d’exemplaires. Mais avait-il la philosophie de reconnaître que le triomphe si légitime de L’Assommoir ou de Germinal relevait des raisons les moins esthétiques ? Un livre d’art ne peut avoir le succès fou que par une méprise du public. Zola en a bénéficié, pas Goncourt.
La gloire officielle aussi, la légion d’honneur, lui fut avaricieusement mesurée. Sardou était depuis dix ans commandeur, et lui-même touchait à la sénilité, quand on s’avisa qu’il était simple chevalier.
À deux ou trois exceptions près, il n’eut pas davantage à se féliciter de l’amitié littéraire, de l’estime assidue des plus jeunes ; il n’a pas joui de son influence, et, somme toute, celle-ci fut petite. Son talent était trop spécial pour qu’on pût le suivre sans le pasticher. Les naturalistes de quarante ans ne se sentent filleuls que du maître de Médan. Par une opposition curieuse, des poètes nouveaux étaient venus à lui en ces dernières années, attirés par l’aristocratie de son talent : mais il va sans dire que le vieillard ne les entendait pas.
Ces divers déboires avaient aigri un caractère naturellement ombrageux et personnel. Vainement il tentait de se confirmer par des succès de théâtre son illusoire puissance sur les foules : toutes ses pièces firent bâiller. Lui seul y crut voir des batailles de Hernani.
Le sentiment de sa valeur assez méconnue avait à la longue faussé son jugement. Les
derniers volumes de son Journal firent sourire. Il y apparaissait comme
il avait lui-même appelé un personnage de Renée Mauperin : un
« mélancolique tintamaresque »
. Mais, dès l’origine, son optique était
aussi particulière : dans une seule année de son Journal, une des
premières, il n’oublie de mentionner que l’apparition du Fils de Giboyer
et la révélation du Tannhäuser à Paris !
Chéops s’était voué à l’immortalité en édifiant sa pyramide. M. de Goncourt a procédé de même en léguant les fonds nécessaires à instituer une Académie dont il sera le patron.
L’idée est excellente : on ne fera jamais trop de pensions aux gens de lettres. Tout de même est-elle un peu pharaonesque.
Edmond de Goncourt n’avait pas de précautions à prendre pour s’assurer une place honorable dans l’histoire des lettres. Ses écrits historiques ne sont pas impérissables : les arrière-neveux ne se soucieront pas de son goût de Watteau, ou de Hok’saï ; même ses prétentions à écrire les chapitres d’une clinique sociale laisseront profondément indifférent, Mais il demeurera bien un ou deux de ses romans, choisis au petit bonheur de la postérité. De la fécondité de l’abbé Prévost on a sauvé, assez au hasard, Manon Lescaut. Je me représente volontiers que, dans une future Collection des petits chefs-d’œuvre du xixe siècle, on réservera un numéro à Germinie Lacerteux. Il est des auteurs plus heureux à qui l’on ne saurait prédire autant. Mais on ne peut promettre davantage à la mémoire de Goncourt. Malgré ses réelles qualités de maître, comme il fut somme toute un talent excentrique, ne continuant directement nulle tradition, et n’en commençant pas une importante, apparemment sera-t-il classé dans les petits-maîtres. La malechance posthume le guette, et encore, par-delà le Styx, s’aigrira son ombre.