(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « I »
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(1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « I »

I

Apprend-on à écrire ? — Les objections contre l’art d’écrire. — Le but de notre enseignement. — Ceux qui l’ont compris. — Le titre : En vingt leçons. — Ce que nous enseignons. — Plaisanteries et prétentions. — Signification de ce titre. — Une objection de M. Adolphe Brisson. — Un monsieur grincheux. — Une objection personnelle.

Respectueux des droits de la Critique, je m’étais, jusqu’à ce jour, interdit de répondre aux articles publiés contre mes livres. Mais on m’a fait remarquer que ce silence pouvait, à la longue, être mal interprété ; qu’il était de mon devoir de ne point laisser ébranler la conviction que nous avions pris la peine de donner à nos lecteurs, et qu’une réponse aux objections pouvait encore faire partie de notre enseignement. J’ai donc essayé de classer ces objections et d’en présenter une réfutation sommaire qui fût une dernière et définitive leçon sur l’art d’écrire. Qu’on ne s’attende donc point ici à une apologie personnelle : l’auteur de ces lignes tâchera de se dissimuler le plus qu’il pourra et n’a pas d’autre but que de formuler une conclusion de doctrine. La valeur des idées est la seule chose qui importe. Le reste est négligeable et les noms surtout sont indifférents. L’essentiel est qu’aucun doute ne puisse subsister sur la valeur et la portée de notre enseignement.

Je ne puis assez m’étonner de l’émoi que mes livres ont paru causer dans un certain monde. Quelques-uns de mes confrères n’en reviennent pas. On croirait, à les entendre, que nous sommes les premiers à avoir enseigné l’art d’écrire. Il existe pourtant une trentaine de Manuels qui n’ont pas d’autre but. On les donne aux élèves, les professeurs s’en servent : personne n’en parle. Nos livres paraissent ; aussitôt grand scandale ! Et les gens de s’écrier : Voyez la hardiesse ! On n’enseigne pas à écrire ! Mais, bonnes gens, si l’on ne l’avait pas enseigné très mal avant nous, nous n’aurions pas songé à l’enseigner un peu mieux à notre tour. C’est l’indignation de voir cet enseignement piétiner dans sa routine qui nous a mis la plume à la main ; ce sont les mauvaises méthodes qui nous ont donné l’idée d’en proposer une qui fût meilleure, ou du moins qui fût profitable. Non seulement nous ne sommes pas les premiers à y avoir songé ; mais le genre de notre démonstration, qui nous a valu tant d’attaques, n’a même pas le mérite d’être nouveau. Notre doctrine n’est que le développement des théories professées par les grands écrivains dans leurs préfaces et correspondances, et scrupuleusement mises en pratique dans leurs œuvres, comme notre dernier volume le prouve sans réplique. Nous n’avons peut-être pas avancé une assertion qu’on ne puisse retrouver en germe, et parfois très nettement, dans les lettres de Flaubert, par exemple. Comment, d’ailleurs, peut-on suspecter des théories qui ont permis d’écrire de purs chefs-d’œuvre ? C’est un point qu’on n’a pas encore éclairci.

« On n’enseigne pas l’art d’écrire ! » Ceux qui crient cela ne sont pas dupes. Ce sont des sournois qui exploitent une équivoque. Eh ! oui, sans doute, on n’enseigne pas à écrire, si l’on veut dire par là qu’il n’existe pas de méthode pour faire un grand écrivain. Mais qu’il n’y ait pas, dans l’art d’écrire, des procédés, des démonstrations, des conseils, une façon de s’y prendre qu’on puisse enseigner, c’est une autre question. Dans ce jeu sublime qui, au fond, incontestablement, est un don, il y a une partie qui peut s’indiquer, s’analyser, se démontrer, cela est sûr, c’est l’évidence. Le jeu connu, reste à savoir si vous saurez jouer ; ceci ne nous regarde plus. Notre rôle s’arrête là.

Pourquoi, d’ailleurs, limiter à l’art d’écrire cette impossibilité d’enseignement dont nos adversaires mènent si grand bruit  ? Soyez logique, dites qu’on n’enseigne pas l’art, quel qu’il soit, peinture, sculpture, architecture or musique. Qu’on ferme l’Ecole des beaux-arts et qu’on licencie les professeurs. A la bonne heure !‌

« Si on apprend à écrire ? dit ironiquement M. de Gourmont. C’est demander si M. Zola, avec de l’application, aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire, avec des soins, aurait pu devenir Rabelais. » Pas du tout. On embrouille à plaisir la question. Apprendre à écrire ne signifie pas qu’on veuille enseigner à écrire aussi bien que tel ou tel grand écrivain : cela signifie qu’on peut enseigner à quelqu’un à écrire mieux qu’il n’écrivait, à écrire selon le maximum de talent qu’il peut donner. C’est l’art, en un mot, de dégager laborieusement, efficacement, sa propre originalité. « J’apprends tous les jours à écrire », disait Buffon, qui savait bien ce qu’il disait. On verra plus loin comment Taine raconte lui-même avoir appris le style descriptif.‌

Parmi les nombreux critiques dont nous mentionnerons plus loin les appréciations et les encouragements, quelques-uns, du moins, ont clairement compris notre but :‌

« Comment il faut s’y prendre pratiquement, dit M. G. Collin, pour se rendre maître du métier d’écrire, c’est à l’étude de cette question que M. Albalat a consacré trois volumes, qui sont le résultat à la fois d’un énorme travail de documentation et d’une rare concentration de pensée. Les manuels disent bien qu’il faut étudier les maîtres, mais ils oublient d’expliquer comment et ce qu’on peut leur prendre.‌

Ils vous définissent gravement les figures de rhétorique et vous enseignent ce qu’il faut entendre par syllepse, trope, catachrèse, métonymie, synecdoque, antonomase et obsécration, ce qui vous procure immédiatement un cachet d’érudition inutile, infiniment propre à passer le baccalauréat. Puis, de savants universitaires, distingués professeurs, vous vaticinent ensuite : « Ceci est beau, sublime ; cela est mauvais goût, détestable, etc. » Et personne ne dit à l’apprenti écrivain pourquoi ceci est sublime et cela détestable. Personne ne pense à exposer la méthode et à préciser comment on fait une bonne phrase, par quel travail acharné on parvient à la rendre excellente, définitive, comment on traduit, on pousse, on fait resplendir une idée.

En un mot, le côté pratique, le point de vue métier n’est à peu près pas enseigné. Et telle est la véritable lacune que M. Albalat, avec une érudition profonde et un esprit d’observation remarquable, aiguisés encore par la concentration d’un effort continu, s’est proposé de combler et qu’il a comblée, au jugement des critiques de valeur, qui ont pris la peine de suivre attentivement son œuvre. J’ajoute cette dernière restriction, pour cette bonne raison qu’ils sont rares, ceux qui lisent avec soin ou même qui lisent simplement les ouvrages au sujet desquels ils tranchent. Et, si j’avais la place de le faire, je m’amuserais à vous citer ici, en manière d’exemple, l’appréciation du critique apprécié d’un grand journal, qui consacrait son article à déclarer détestable, en l’attribuant à M. Albalat, une théorie que celui-ci rapportait précisément pour la combattre1 ! »

« Enfin, dit M. Ley, voilà un livre bien moderne, un livre précieux, un coup de pioche et de hache à la fois sur les vieux bouquins de rhétorique, de littérature, de logique, sur les procédés surannés de dressage littéraire, sur toute la fantasmagorie des figures du style et autres anicroches qui ont fait suer du sang ; un coup de pied aux grands analyseurs grammaticaux ; un coup de massue aux pédants, le coup de mort pour nos chers programmes… Car, il n’y a pas à dire, M. Albalat a raison, mille fois raison.2 »

« M. Albalat, dit la Nouvelle Revue internationale, n’a pas la prétention d’infuser le génie aux intelligences médiocres ; il a seulement voulu mettre en lumière les règles générales qui sont à la portée de toutes les intelligences. Sa pensée est salutaire et vraie. »

« A ceux qui lui demandent ironiquement : quel style allez-vous nous apprendre ? M. Albalat répond avec la meilleure grâce du monde : le vôtre. Ce n’est pas, dit-il, un style spécial que nous voulons vous proposer ; nous voulons apprendre à chacun à bien écrire dans son propre style3. »

« Il faut louer sans réserve M. Albalat d’avoir voulu rompre avec ce qu’il appelle brutalement la routine. Il enseigne le style, non par des règles, mais par des exemples, il ne s’attarde pas à exposer la synthèse de l’art, il se livre à l’analyse anatomique des œuvres4. »‌

« J’engage M. Albalat à poursuivre son œuvre. Elle est originale et, s’il la conduit avec méthode, elle peut être singulièrement féconde. »‌

« Enfin, dit M. Ley, voilà un livre bien moderne, un livre précieux, un coup de pioche et de hache à la fois sur les vieux bouquins de rhétorique, de littérature, de logique, sur les procédés surannés de dressage littéraire, sur toute la fantasmagorie des figures du style et autres anicroches qui ont fait suer du sang ; un coup de pied aux grands analyseurs grammaticaux ; un coup de massue aux pédants, le coup de mort pour nos chers programmes… Car, il n’y a pas à dire, M. Albalat a raison, mille fois raison.2 »

« M. Albalat, dit la Nouvelle Revue internationale, n’a pas la prétention d’infuser le génie aux intelligences médiocres ; il a seulement voulu mettre en lumière les règles générales qui sont à la portée de toutes les intelligences. Sa pensée est salutaire et vraie. »

« A ceux qui lui demandent ironiquement : quel style allez-vous nous apprendre ? M. Albalat répond avec la meilleure grâce du monde : le vôtre. Ce n’est pas, dit-il, un style spécial que nous voulons vous proposer ; nous voulons apprendre à chacun à bien écrire dans son propre style3. »

« Il faut louer sans réserve M. Albalat d’avoir voulu rompre avec ce qu’il appelle brutalement la routine. Il enseigne le style, non par des règles, mais par des exemples, il ne s’attarde pas à exposer la synthèse de l’art, il se livre à l’analyse anatomique des œuvres4. »‌

« J’engage M. Albalat à poursuivre son œuvre. Elle est originale et, s’il la conduit avec méthode, elle peut être singulièrement féconde. »‌

Quand on enseigne l’art d’écrire, cela veut donc dire simplement qu’on enseigne à ceux qui en ont les dispositions l’art de développer leur talent, le moyen de l’exploiter et de le mettre en œuvre. Or cela est possible, cela est réalisable, à condition de sortir de la routine, de démontrer le métier et les procédés, de décomposer et d’analyser la substance du style. Ces choses seules sont importantes ; c’est d’elles que dépend le problème et c’est pour les avoir négligées qu’on a fini par croire que l’art d’écrire ne s’enseignait pas. Certes, l’inspiration, la réalisation d’une œuvre gardent toujours ce je ne sais quoi de mystérieux qui est le don même, l’âme, le tréfond de l’être pensant, éternellement impénétrable. Il s’agit seulement de s’en approcher le plus près possible, et cet effort n’est pas une tentative vaine. Elle a sa raison et elle a ses résultats. « Toute la crititique est à refaire, disait Flaubert. Personne n’a étudié l’anatomie du style. » C’est cette critique de métier que nous avons entreprise et que nous défendrons énergiquement, tant qu’on persistera adonner aux élèves des Cours de littérature surannés. Qu’on renonce à enseigner officiellement le style, si vraiment on ne peut l’enseigner ; mais, tant que la routine sévira, nous avons le droit de proposer quelque chose de mieux. Nos livres représentent des années de travail : ils se défendront tout seuls.‌

Je vois bien ce qui fâche nos adversaires ; c’est le titre : l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons. Ce titre nous desservait trop pour qu’on n’affectât pas de le prendre à la lettre. Enseigner à écrire en vingt leçons ! La prétention était forte en effet ; mais le peut-on davantage en cent leçons et fallait-il faire une moyenne ? La vérité, c’est que nous cherchions une étiquette répondant à un classement facile à retenir, et que celle-là nous a paru propre à éveiller l’attention. Ce n’est pas nous, ce sont vos livres de mauvais enseignement qui sont responsables de ce titre. Si nous eussions intitulé le nôtre Cours de littérature ou Manuel de style, le public ne l’eût pas ouvert et l’eût confondu avec les nombreux traités similaires, discrédités depuis longtemps. Le simple bon sens conseillait de ne pas s’arrêter à une étiquette un peu hardie et de ne pas nous supposer gratuitement absurde. De bons esprits, comme M. Faguet, ne s’y sont pas trompés. Nous étions bien sûrs que ceux qui voudraient nous lire ne nous reprocheraient pas d’avoir été déçus. On prétend que le livre a réussi parce qu’il a trompé l’acheteur et que tous les lecteurs se sont crus capables de devenir bons écrivains. C’est une plaisanterie. Au lieu d’y chercher un résultat qu’il ne pouvait leur donner, les lecteurs ont trouvé dans ce livre le profit qu’ils souhaitaient. Sans cela, le volume fût tombé à plat, l’artifice était trop grossier, on n’eût pas vendu 14.000 exemplaires à l’heure qu’il est. Ce qui a fait vendre l’ouvrage, ce n’est donc pas l’étiquette, c’est ce qu’il contenait. Parmi les débutants, élèves, jeunes gens ou jeunes filles, qui de toutes parts nous ont adressé leurs remerciements, n’est-il pas significatif que, non seulement personne ne se soit vanté d’avoir appris à écrire au bout de vingt leçons, mais que personne ne nous ait reproché de lui avoir menti en promettant de le lui apprendre ! Cette lecture, au contraire, leur a montré que l’art d’écrire était beaucoup plus difficile qu’ils ne pensaient, et si cela n’a découragé personne, c’est évidemment parce que nous avons dit ce qu’il fallait dire et que nous avons conseillé ce qu’il fallait conseiller.‌

Un critique anonyme a très intelligemment et très loyalement expliqué la vraie signification de ce titre ; « Il ne faut pas, dit-il, prendre à la lettre le titre de ce volume, d’apparence quelque peu puffiste. M. Albalat ne prétend pas qu’on puisse en vingt séances, d’une heure ou deux, apprendre l’art d’écrire comme le patinage ou la valse à trois temps. Entendez simplement qu’il a voulu condenser en vingt chapitres les principes essentiels de l’art du style. Des mois et des années d’effort sont, bien entendu, nécessaires pour s’exercer à appliquer les préceptes contenus dans chacun de ces vingt chapitres. Du reste, M. Albalat ne dissimule pas à ses lecteurs qu’ils devront travailler énormément, et son unique prétention est de guider utilement leurs travaux 5. »‌

« Quand j’ai trouvé sur ma table, dit un autre critique, le livre de M. Albalat, j’ai eu tout d’abord un sentiment de méfiance, en me demandant s’il était vraiment possible d’enseigner l’art d’écrire, et surtout en vingt leçons… Mais quand j’ai ouvert ce volume, j’ai été vite détrompé ; et l’œuvre m’a tellement séduit dès les premières pages que j’en ai fait mon compagnon de vacances. M. Albalat a lu, la plume à la main, annoté, disséqué les pages de tous nos écrivains français ; et, les textes sous les yeux, il explique comment on peut s’y prendre pour écrire sans recherche, mais avec précision, goût, sobriété et, si possible, de façon originale6. »‌

M. de Gourmont lui-même le reconnaît :‌

« Ce livre, dit-il, est bien meilleur que son titre, en ce sens qu’il soulève toutes sortes de questions de psychologie linguistique, alors qu’ou aurait pu s’attendre à un simple manuel scolaire… L’œuvre garde des parties excellentes ». Au surplus, mon titre n’était pas si ridicule, puisque mes contradicteurs eux-mêmes l’adoptent. M. Lanson, entre autres, publie en ce moment dans les Annales un petit ouvrage de démonstration littéraire qu’il a d’abord intitulé fraternellement : l’Art de la prose en vingt-cinq leçons. Quoique M. Lanson n’ait pas mis le mot enseigné, il est bien évident qu’il a, lui aussi, après moi, la prétention d’enseigner en vingt-cinq leçons l’art de la prose.‌

Qu’on réfute un ouvrage, rien de plus juste : c’est le droit de la critique, et j’aurais mauvaise grâce à me plaindre. Mais qu’un livre uniquement littéraire, où personne n’est attaqué, provoque de la colère et même des injures, voilà de quoi surprendre, et c’est, on l’avouera, le comble de la drôlerie,‌

Je n’exagère pas. On a constaté le fait. « A peine, dit entre autres M. Bertaut, M. Albalat fit-il paraître son Art d’écrire enseigné en vingt leçons que plus d’un s’offusqua de son livre, comme d’une injure personnelle à lui adressée. Et, dans un beau mouvement d’une indignation qui voulait être superbe, on fit pleuvoir l’anathème sur la tête de cet auteur assez imprudent pour parler de style et d’art en un temps où, comme chacun sait, tout être qui tient une plume écrit un français des plus corrects. Je dois ajouter, du reste, que M. Albalat parut se soucier fort peu d’une pareille levée de boucliers et qu’à ce volume il fit bientôt succéder la Formation du style par l’assimilalion des auteurs. Aujourd’hui, enfin, il achève cette série en nous proposant l’étude du style par celle des corrections manuscrites des grands écrivains7. »‌

M. Bertaut a raison. Le seul moyen de confondre nos adversaires était de continuer la démonstration. Naturellement l’hostilité redoubla, L’Art d’écrire eut des ennemis de tout genre. Il y en a que notre tentative a mis en fureur ; d’autres se contentent d’avoir pitié de nous. Ces despotes intellectuels ne peuvent supporter qu’on se passe d’eux pour enseigner quelque chose. Ils nous balaient d’un sourire, nous jugent d’un haussement d’épaules, nous exécutent d’un tour de main. Ô les intrépides gens ! et qu’il faut les admirer de n’être arrêtés par rien, ni par le labeur, ni par la droiture, ni par la sincérité d’une œuvre ! Inquisiteurs littéraires, au fond peu redoutables, ils tranchent tout et ne réfutent rien ; car leurs affirmations ne sont pas des preuves et le mépris d’autrui ne fut jamais un signe d’esprit critique. Un confrère nous traite d’âne et d’homme dangereux. Un autre fait courir le bruit qu’on trouve nos livres à treize sous sur les quais, où jamais personne n’en vit un seul. Un autre s’en prend à notre physique et nous peint fantaisistement comme un vieux professeur à lunettes, qui ressemble à un chat tombé dans de la braise. Ces traits d’esprit révèlent une belle passion pour les lettres, et il faut avoir de soi une bien haute estime pour traiter les autres sur ce ton. Mentionnons ces expressions curieuses et passons. Nous ne répondrons qu’à la polémique bien élevée, ayant l’habitude de nous battre avec les mots, mais non pas avec les gros mots. Nous resterions, d’ailleurs, toujours au-dessous du vocabulaire de ces messieurs. Il y a des grincheux partout. On ne peut s’en sauver. « Ecrire, a dit Mme de Staël, c’est exprimer son caractère. » Une injure est toujours une faute de goût. Tâchons d’avoir du goût.‌

Il y a des gens dont la contradiction ne nous a pas étonnés. Ce sont les prosateurs faciles qui publient chaque année de nombreux articles et de gros volumes. Ecrivant beaucoup, convaincus qu’ils écrivent bien, ils proclament que le style ne s’apprend pas, et avec raison, car, s’il s’apprenait, s’il était vrai qu’on a besoin de travail pour avoir du talent, ils seraient forcés d’en rabattre et de s’estimer moins. On conçoit qu’ils ne se résignent point à reconnaître une vérité qui déprécierait leurs œuvres et qu’ils ne puissent donner raison à une théorie qui leur donne tort. Comment condamneraient-ils les mots banals ; ils en sont pleins ; et rejetteraient-ils les clichés : leur prose en est faite. Ils croient écrire sans reproche parce qu’ils écrivent sans peine, et, prenant l’absence d’effort pour un signe d’inspiration, ils refusent d’en avoir le démenti ; il n’y a vraiment pas moyen de leur en vouloir.

D’autres ont du talent, mais uniquement dans un certain genre de style. De l’esprit, de l’atticisme, la phrase droite, le ton classique, facilité, fluidité, causerie exquise : ce sont de bons prosateurs. Mais ne leur dites pas qu’on peut écrire autrement ; ils ne peuvent sortir d’eux-mêmes et ne conçoivent d’autre style que leur propre style. Ne leur dites pas surtout que la couleur existe ; que la forte description s’obtient rarement du premier coup ; qu’on réalise par le travail des surprises et des créations de mots ; qu’il y a enfin un art réfléchi de la perfection, un relief voulu des images, des chocs d’antithèses louables, une force, une cohésion, une structure, qui constituent toute une science du travail. Ils crient au scandale et ne veulent rien entendre : « Procédés ! Rhétorique ! Ce n’est pas le vrai style. » Leur résistance s’explique. Toutes nos théories ne leur sont évidemment pas applicables ; ils le savent, ils en triomphent, et c’est par là qu’ils s’échappent ; mais ils ont tort, car leur style, encore une fois, n’est pas tout le style, et c’est ce qu’ils n’avoueront jamais.

Signalons une autre catégorie de contradicteurs. De bons écrivains, sachant de quoi il s’agit, se fâchent de voir divulguer les secrets d’un art qui ne serait supérieur que parce qu’il est inexplicable. « On n’apprend pas à écrire », disent-ils. Ce qui signifie : « Nous sommes assez à le savoir. Cela ne regarde pas les profanes », Que répondre  ? On ne peut remuer ces gens-là. Ce sont les professionnels.

Nous ne répondrons donc pas à tous nos contradicteurs : mais, dès à présent, nous tenons à signaler certaines objections courtoises qui présentent une certaine portée littéraire.‌

M. Adolphe Brisson, dans un article, d’ailleurs très aimable, des Annales (21 juillet 1901) nous reproche « de ne pas avoir accordé assez d’importance au rythme, à ce signe fondamental, qui n’appartient pas seulement au poète, mais au prosateur. Qu’il se rappelle les avis que prodiguait sur ce point Gustave Flaubert à son disciple Guy de Maupassant. Flaubert avait l’oreille extrêmement musicale. Le style de Daudet était flexible et sonore, comme sa voix. Les brises de l’Océan, les vents du désert, les effluves des tropiques imprègnent le style de Pierre Loti. Et, si Balzac n’est pas un écrivain complet, peut-être cela tient-il à ce qu’il n’était pas sensible, autant qu’il l’eût fallu, à la grâce intime, à l’harmonie, au discret balancement des phrases. »‌

Je crois cependant avoir assez insisté sur le rôle de l’harmonie dans le style ; j’en ai fait une qualité importante de la prose et j’ai même écrit un long chapitre sur l’harmonie des mots et des phrases. Je ne sais au juste ce que M. Brisson entend par le rythme. Le rythme est pour nous le résultat général de l’harmonie ; c’est ce qui se dégage d’une phrase bien faite. Un style a du rythme quand on observe les conditions de nombre, d’équilibre et d’euphonie que nous avons indiquées. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de revenir là-dessus. On nous a positivement fait le reproche de prendre trop au sérieux cette secondaire qualité du style, qui exige, d’ailleurs, un don très spécial. Il faut avoir de l’oreille pour être musicien ; il faut avoir le sens de l’harmonie pour être bon écrivain. Certains auteurs en manquent, d’autres la dédaignent, ou ont assez de relief pour faire oublier qu’ils s’en passent. Un style peut avoir des perfections supérieures à l’harmonie, mais l’harmonie sera toujours une perfection du style. Les auteurs classiques les moins préoccupés de cadences verbales, sont harmonieux à leur manière. Ils le sont par cohésion, par netteté, par le choix des mots et la science d’ajustage. Il est rare qu’une phrase bien faite, qui ne remue plus, à laquelle on ne peut ni ajouter ni retrancher, ne soit pas naturellement harmonieuse. Un style exact et soigné a par lui-même son rythme. Je suis donc tout à fait de l’avis de M. Brisson : cette question est essentielle. Maurice Barrès, qui s’y connaît, me dit un jour une chose qui m’a frappé : « Plus je réfléchis, plus je suis convaincu que les grands écrivains sont ceux qui ont trouvé leur rythme. » Le rythme serait donc la ligne totale d’une phrase, sa forme arrêtée et définitive, l’ensemble de sa cohésion parfaite. Il ne faut pas, bien entendu, confondre le rythme des phrases avec le rythme des mots, deux choses qui sont susceptibles d’être réunies, mais qui demeurent distinctes. Si M. Brisson trouve, par exemple, de l’harmonie et du rythme au style de Loti ou de Daudet, il est bien évident que ce rythme et cette harmonie ne sont pas ceux de Chateaubriand ni de Flaubert.‌

On m’a fait, en outre, certaines objections qui peuvent paraître d’abord exclusivement personnelles, mais que je crois devoir signaler parce qu’elles ont, au contraire, une signification très générale. C’est moi qui suis en cause aujourd’hui ; demain ce peut être un autre, et c’est le droit de tous que je défends.

On m’a dit (il fallait s’y attendre) : Qui êtes-vous pour enseigner à écrire ? Quelle est votre autorité ? Quels sont vos titres ? Un journaliste bruxellois, qui signe, je crois, d’un pseudonyme, me jette à la tête une colonne d’injures. Je n’entends rien, selon lui, à la littérature, ni à la critique, ni au roman ; mes œuvres sont nulles et mes théories ridicules.

Que mes œuvres soient à ce point mauvaises, ce n’est pas mon rôle d’en convenir, et on ne s’attend pas que je pousse la modestie jusque-là. Ce monsieur estime mon jugement détestable. Sur quoi se fonde-t-il pour croire le sien meilleur ? et, si par hasard, le sien ne valait rien, il s’ensuivrait logiquement que mes ouvrages sont excellents. Mais la question qui se pose ici est bien plus sérieuse. C’est une question de doctrine. Depuis quand est-on obligé d’être grand écrivain pour enseigner le style ? La plupart des Manuels et des Cours de littérature ont été faits par des professeurs qui ne passent point pour des prosateurs de génie, et personne, que je sache, n’a jamais trouvé cela singulier. Pourquoi n’aurais-je pas le même crédit ? Un diplôme universitaire donne-t-il plus de compétence dans l’art d’écrire ? Il serait étrange que ces messieurs eussent le droit de blâmer mes opinions et qu’on me refusât le droit d’en avoir qui leur déplaisent. Ce Bruxellois, par exemple, me demande qui je suis. Je voudrais bien savoir qui il est. Il met en cause mes œuvres ; qu’il montre les siennes. Depuis quand faut-il écrire comme Bossuet pour comprendre Bossuet ? La production est un art, la critique en est un autre. A t-on exigé de Quintilien qu’il fût aussi éloquent que Bémosthène ? S’est-on jamais avisé de demander à un professeur de style de publier des chefs-d’œuvre ? Il s’agit tout simplement de savoir si ce qu’on enseigne est bon, raisonnable, pratique, suffisant ; le nom et les œuvres importent peu. On propose une doctrine ; c’est elle seulement qu’il faut juger. Il vous est loisible de trouver mes œuvres médiocres, bien que ce point reste à débattre entre la critique et le public ; mais enfin j’aurais pu ne rien produire, ne rien publier du tout, avant d’enseigner l’Art d’écrire. Qu’on n’ait point fait de livres, qu’on en ait fait de passables ou qu’on en ait fait de très bons, chacun a le droit d’enseigner le style, s’il sent le style, s’il a de l’expérience et des idées sur le style, par cette simple raison qu’on est souvent capable de sentir profondément ce qu’on est incapable de réaliser. Des prosateurs célèbres ont eu pour amis des juges très compétents qui n’avaient jamais écrit une ligne.‌

Beaucoup plus aimable, trop aimable même, M. Vergniol me reconnaît toute espèce d’autorité. Je la remercie d’une exagération où je ne veux voir que de l’indulgence. Mais voici l’objection qu’il me fait dans un article de la Quinzaine : « C’est une nécessité absolue pour un conseil, un précepte, une règle, que d’être indiscutable. Il ne faut pas que leur autorité soit subordonnée à l’autorité de celui qui les donne ou les formule. Certes, je le dis en toute sincérité, l’autorité de M. Albalat est grande. Je tiens à très haut prix son goût, son talent et ses œuvres. Mais enfin son avis n’est que son avis, et je m’attribue le droit, ou j’émets la prétention de le discuter, et, si je le discute, si je le conteste, plus de règle ni de précepte. M. Albalat comprendra bien ce que cela signifie ; que je ne parle pas nommément de lui, mais de quiconque dont la valeur et l’autorité seraient égales siennes, condamnerait certain livre, certaine page, certaine phrase. Qu’adviendra-t-il, si un écrivain d’autorité et de valeur semblables vante cette même phrase et cette même page ? Et, sans aller jusque-là, voici que moi, simple lecteur de bonne foi, je ne puis, en conscience, quoique M. Albalat me l’ordonne et que je m’y exhorte, réprouver tel morceau qu’il réprouve, admirer tel autre qu’il admire. Vainement proclamera-t-il que cette page est belle, c’est-à-dire qu’il la trouve belle. Opinion toute personnelle et qui risque de ne pas suffire à me convaincre. J’ai de nouveau recours à des exemples. M. Albalat déclare que Lefranc de Pompignan « a atteint au sublime » dans la strophe fameuse : « Le Nil a vu sur ses rivages. » C’est son droit. Mais le mien, et j’en use, est de déclarer ce passage stupide, creux, ampoulé, déclamatoire, pompier et même rondouillard. Que répondra M. Albalat ? Il est sincère, je le suis aussi. Nous pourrions discuter là-dessus durant des mois. »‌

J’admets parfaitement qu’on puisse poser la question. L’antinomie existe ; elle est très claire, et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il n’y a pas moyen de la résoudre, et, comme le dit M. Vergniol, nous pourrions, en effet, discuter là-dessus pendant des mois. Ce que je propose, évidemment, ce sont mes jugements, mes idées, mon goût personnel. Or, mon goût ne fait pas autorité, cela va sans dire ; mais celui de M. Vergniol non plus ne fait pas autorité ; et c’est précisément pour cela que M. Vergniol ne peut pas opposer son goût au mien, sans encourir lui-même les reproches qu’il me fait. Et tous les auteurs sont dans ce cas. Lorsque Victor Hugo ou Lamartine publient des poésies, ils nous offrent des pensées et des images qu’ils croient belles et que vous avez parfaitement le droit de trouver médiocres, et vous n’aurez rien prouvé contre eux en venant dire qu’elles sont médiocres. Critiques ou producteurs, nous écrivons tous pour proposer nos idées, nos convictions ou nos images. C’est tout notre rôle. Au-delà, nous ne sommes plus juges, et ce n’est ni à nous ni à nos adversaires à trancher le débat. Nous relevons du public et de la critique, et ni M. X… ni moi ne sommes tout le public et toute la critique. La conclusion, s’il y en a une, ne nous regarde plus. C’est la seule chose qu’on puisse répondre à ces sortes d’objections.