Carle Vanloo
Il y a deux tableaux de ce maître. On voit dans l’un Les Grâces enchaînées par l’Amour ; dans l’autre L’Aîné des Amours qui fait faire l’exercice ses cadets. Eheu, quantum mutatus ab illo !
Le premier est une grande composition de sept pieds six pouces de haut sur six pieds, trois pouces de large.
Les trois Grâces l’occupent presque tout entier. Celle qui est à droite du spectateur, se voit par le dos, celle du milieu, de face, la troisième de profil. Un Amour élevé sur la pointe du pied, placé entre ces deux dernières et tournant le dos au spectateur, conduit de la main une guirlande, qui passe sur les fesses de celle qu’on voit par le dos, et va cacher, en remontant, les parties naturelles de celle qui se présente de face.
Ah ! mon ami, quelle guirlande ! quel Amour ! quelles Grâces ! Il me semble que la jeunesse, l’innocence, la gaieté, la légèreté, la mollesse, un peu de tendre volupté devaient former leur caractère. C’est ainsi que le bon Homere les imagina, et que la tradition poétique nous les a transmises. Celles de Vanloo sont si lourdes, mais si lourdes ! L’une est d’un noir jaunâtre ; c’est le gros embonpoint d’une servante d’hôtellerie, et le teint d’une fille qui a les pâles couleurs. Les brunes piquantes, comme nous en connaissons, ont les chairs fermes et blanches, mais d’une blancheur sans transparence et sans éclat. C’est là ce qui les distingue des blondes dont la peau fine, laissant quelquefois apercevoir les veines éparses en filets déliés, et se teignant du fluide qui y circule, en reçoit en quelques endroits une nuance bleuâtre. Où est le temps où mes lèvres suivaient sur la gorge de celle que j’aimais, ces traces légères qui partaient des côtés d’une touffe de lis, et qui allaient se perdre vers un bouton de rose ? Le peintre n’a pas connu ces beautés. Celle des Grâces qui occupe le milieu de sa composition, et qu’on voit de face, a les cheveux châtains. Sa peau, ses chairs, son teint devraient donc participer de la brune et de la blonde : voilà les éléments de l’art. C’est une longue figure, soutenue sur deux longues jambes fluettes. La blonde et la plus jeune qui est à gauche, est vraiment informe. On sait bien que les contours sont doux dans les femmes, qu’on y discerne à peine les muscles, et que toutes leurs formes s’arrondissent ; mais elles ne sont pas rondes et sans inégalité. Un œil expérimenté reconnaîtra dans la femme du plus bel embonpoint les traces des muscles du corps de l’homme ; ces parties sont seulement plus coulantes dans la femme, et leurs limites plus fondues. Au lieu de cette taille élégante et légère qui convenait à son âge, cette Grâce est toute d’une venue. Sans s’entendre beaucoup en proportions, on est choqué du peu de distance de la hanche au-dessous du bras ; mais je ne sais pourquoi je dis de sa hanche, car elle n’a point de hanche. La posture de l’Amour est désagréable. Et cette guirlande, pourquoi va-t-elle chercher si bêtement les parties que la pudeur ordonne de voiler ? Pourquoi les cache-t-elle si scrupuleusement ? avec un peu de délicatesse le peintre eût senti qu’elle manquait son but, si je le devine. Une figure toute nue n’est point indécente. Placez un linge entre la main de la Venus de Médicis, et la partie de son corps que cette main veut me dérober, et vous aurez fait d’une Venus pudique une Venus lascive, à moins que ce linge ne descende jusqu’aux pieds de la figure. Que vous dirai-je de la couleur générale de ce morceau ? On l’a voulue forte, sans doute, et on l’a faite insupportable. Le ciel est dur. Les terrasses sont d’un vert comme il n’y en a que là. L’artiste peut se vanter de posséder le secret de faire d’une couleur qui est d’elle-même si douce que la nature qui a réservé le bleu pour les cieux, en a tissu le manteau de la terre au printemps, d’en faire, dis-je, une couleur à aveugler si elle était dans nos campagnes aussi forte que dans son tableau. Vous savez que je n’exagère point, et je défie la meilleure vue de soutenir ce coloris un demi-quart d’heure. Je vous dirai des Grâces de Vanloo ce que je vous disais, il y a deux ans de sa Médée. C’est un chef-d’œuvre de teinture, et je ne pense pas que l’éloge d’un bon teinturier soit celui d’un bon coloriste.
Avec tous ces défauts, je ne serais point étonné qu’un peintre me dît : Le bel éloge que je ferais de toutes les beautés qui sont dans ce tableau et que vous n’y voyez pas ! C’est qu’il y a tant de choses qui tiennent au technique, et dont il est impossible de juger, sans avoir eu quelque temps le pouce passé dans la palette.
L’Aîné des Amours qui fait faire l’exercice à ses cadets.
C’est un petit tableau de trois pieds, huit pouces de large, sur deux pieds, sept pouces de haut.
Qui ne croirait sur le sujet qu’il est rempli de variété et de mouvement ; que des Amours les uns s’exercent à percer un cœur de flèches, les autres à s’élancer comme des traits, à voler avec vitesse et légèreté, à dérober un baiser, à déranger un mouchoir, à relever un jupon, à donner le croc-en-jambe à une bergère, à tromper un mari jaloux[,] à rendre adroitement un billet, à grimper à des fenêtres, à séduire une surveillante, etc. ? car voilà, ce me semble, la vraie gymnastique de Cythere, l’éducation que Venus donne à ses enfants. Ici rien de tout cela. Ce sont des marmousets roides et droits, plantés en ligne, armés de fusils et de baïonnettes avec la cartouche et le baudrier, tournant à droite et à gauche, à la voix et au geste d’un de leurs frères. Je voudrais bien savoir quel sens, quel esprit il y a dans cette idée ? Carle Van Loo est un bon homme, et certainement cette platitude ne lui est pas venue. C’est quelque insipide littérateur, ou quelque prétendu connaisseur qui la lui aura suggérée. Nos artistes sont fatigués dans leurs ateliers d’une vermine présomptueuse qu’on appelle des amateurs, et cette vermine nuit beaucoup à leurs travaux.
La couleur de ce morceau est aussi dure que l’idée en est maussade. On a versé crûment sur un espace de quatre pieds toutes les vessies d’un marchand de couleurs. Point d’air. Point de repos. Un amas confus de petites figures pressées, toutes pareilles d’ajustements, de position et de physionomies. Ce rare morceau est pour M. de Marigny. Qu’en pensez-vous, mon ami ? Cela ne figurera-t-il pas bien à côté des Fiançailles de Greuze et de ce joli polisson de Drouais ? Si un homme qui fait bien aujourd’hui et mal demain, est un homme sans caractère ou sans principes, que faut-il dire du goût de celui qui associe dans un même cabinet des choses si disparates ?
Cependant cet Amour qui commande à ses cadets, est peint à merveille. Sa draperie blanche est d’une touche légère. Placé à peu près au centre du tableau, il y domine bien. Et ces trois Amours qui arrivent d’en haut á tire-d’aile, sont d’une légèreté surprenante et d’une couleur douce.
Mais encore une fois ceux qui font l’exercice, se ressemblent trop. Ils ont des fusils énormes pour eux. Leurs bras et leurs jambes sont roides et minces.
Ce n’est pas sans peine que l’artiste a rendu sa terrasse d’un vert aussi dur.
L’ensemble est discordant. C’est le mauvais effet de couleurs qui tranchent, et ne participent point les unes des autres.
Cela sent la palette. Ajoutez à cela, si vous voulez, que cet Amour placé sur le devant et qui se chausse, est isolé et mal dessiné.
Un peintre sent un vide dans sa composition. Il imagine que pour le remplir il n’y a qu’à y placer un objet. Bien imaginé.