(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — C — article » pp. 23-32
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — C — article » pp. 23-32

CONDORCET, [Marie-Jean- Antoine-Nicolas de Caritat, Marquis de] Secrétaire de l’Académie des Sciences, Membre de la Société Royale de Turin, né à Ribemont dans la Picardie, en 1743.

Le Parti Philosophique, dont il est un des Sous-Chefs, a mis ses Eloges de plusieurs Membres de l’Académie des Sciences bien au dessus des Eloges de Fontenelle, parce qu’il est d’usage parmi les Philosophes de ne louer que par comparaison & par intérêt : mais les Littérateurs, que l’esprit de parti n’aveugle point, trouvent que les Eloges du Secrétaire actuel ne sont propres qu’à faire mieux sentir le mérite de ceux de son prédécesseur. Et véritablement celui-ci a su dominer, par la supériorité de son esprit, les matieres les plus ingrates, & répandre sur les plus abstraites la clarté & les agrémens du style ; tandis que M. de Condorcet n’offre, dans les sujets les plus faciles, qu’un style aride, sentencieux, plein de morgue, & dépourvu de toute espece d’intérêt. Dans les Eloges de Fontenelle, tous les genres de savoir se réunissent, & sont traités d’une maniere

[Omission]

« également mis sur les rangs pour m’injurier ; & c’est dans une Lettre théologique de près de cent pages d’impression, qu’il m’a lâché sa bordée. Peu content de reproduire les calomnies de M. de Voltaire, il en ajoute de sa façon qui sont tout-à-fait divertissantes. Vous pourrez en juger par cet échantillon. On sait , me dit-il en parlant de M. Helvétius, que vous avez longtemps vécu de ses bienfaits ; qu’en reconnoissance vous avez fait, pour lui plaire, un Livre d’athéisme, qu’il n’a pu lire, & ensuite rimé des ordures que vous lui disiez être votre véritable genre ; qu’après cela vous écrivîtes des Libelles contre des gens qu’il estimoit, qu’il vous chassa de chez lui, en continuant cependant de vous faire l’aumône . Quand on s’exprime avec cette élégance & cette politesse, n’est-on pas bien autorisé à dire que les Trois Siecles sont écrits d’un style de laquais ? Mais où le soi-disant Théologien a-t-il appris que j’aye été chassé de chez M. Helvétius, dont la mort seule a pu rompre les liens qui nous unissoient ? S’il eût interrogé sur ce point le Philosophe Géometre, dont il est le très-humble serviteur, il lui auroit appris qu’il me rencontra chez M. Helvétius l’avant-veille du funeste accès de goutte qui l’enleva aux Lettres & à la Société ; il auroit pu lui apprendre encore, que…… Admirez, je vous prie, Monsieur, l’adresse avec laquelle le Libelliste tâche de répandre un air de vérité sur la double imputation qui m’a été faite par M. de Voltaire, & à laquelle j’ai déjà répondu. A l’en croire, c’est pour complaire à M. Helvétius, c’est pour reconnoître ses bienfaits, que j’ai composé un Livre d’athéisme & rimé des ordures. Convenez qu’il fait beaucoup d’honneur à la mémoire de ce Philosophe ; il ne le taxe pas seulement d’avoir été athée & libertin, il le défere encore en public comme un Apôtre d’athéisme & de libertinage ; il veut qu’il ait fait commerce de ses bienfaits, & qu’il y ait attaché un prix doublement déshonorant.

Ne soyez point étonné, Monsieur, de voir ensuite ces bienfaits qualifiés d’aumône : l’esprit de la Philosophie est d’ennoblir tout ce qui la concerne, & de dégrader tout ce qui a rapport à ses adversaires……. Le soi-disant ne se borne point à des injures calomnieuses : il me donne des avis admirables ; il m’apprend des anecdotes impies sur quelques Auteurs ; il fait des sorties tout-à-fait touchantes contre les gens d’Eglise ; il passe en revue plusieurs articles des Trois Siecles, pour avoir occasion de se déchaîner contre les bons Ecrivains qui ne sont pas Philosophes, & d’élever à la sublimité du génie ceux qui sont reconnus pour tels. Par exemple, après avoir avancé hardiment qu’on ne se souviendra de M. le Franc de Pompignan que par les vers que M. de Voltaire a attachés à son nom, il me reproche, mais très-sérieusement, d’avoir refusé le génie de l’invention à M. d’Alembert ; de n’avoir pas mis ce Philosophe au dessus de Descartes & de Newton ; de n’avoir pas parlé des Problêmes qu’il a résolus, des Principes qu’il a trouvés, des Calculs qu’il a imaginés, ce qu’il appelle autant de découvertes, & les plus grandes qui aient été faites dans ce siecle. Si d’un côté il trouve que je n’ai pas assez ménagé MM. Thomas, Marmontel, Saint-Lambert, & plusieurs autres illustres dont la Philosophie s’honore ; il prétend de l’autre, que j’ai beaucoup trop loué Jacques Abadie, qu’il traite de déclamateur qu’on ne peut lire ; M. l’Abbé de la Bletterie, dont il trouve le style ridicule ; M. Pluche, qui, selon lui, n’étoit pas en état de comprendre une page de Locke ; M. l’Abbé Bergier, qu’il appelle un calomniateur, &c. le tout, parce que ceux-ci ont respecté ou défendu la Religion.

Le soi-disant est aussi érudit qu’il se montre bon Juge. Il nous donne pour très-constant que le Pape Grégoire VII, qui vivoit cinq cents ans avant l’Amiral de Coligni, a approuvé la mort de Coligni ; il nous assure que cent mille François périrent au massacre de la S. Barthelemi, tandis qu’il est prouvé qu’il n’en périt pas dix mille, & que le martyrologe des Calvinistes n’en compte que quinze mille. C’est sans doute pour mieux honorer notre Nation, qu’il se plaît à grossir ainsi le nombre des victimes de cette affreuse journée. Pour prouver qu’il se plaît à rendre hommage aux hommes de génie, il dit beaucoup de mal de presque tous les hommes de génie, & prétend que le plus grand honneur qu’ait pu recevoir Corneille, c’est que M. de Voltaire ait daigné le commenter. Pour montrer combien il respecte la Magistrature, il dit du Parlement de Paris, que c’est un Corps d’assassins, & cite en toutes lettres deux de ses Membres les plus respectables & les plus vénérés du Public, comme les auteurs d’un jugement, qu’il appelle atroce. Il porte la démence jusqu’à soutenir que le Fanatisme du Parlement avoit soulevé contre lui tous les honnêtes gens qui avoient applaudi à sa destruction…… Voilà pourtant, Monsieur, les Libellistes auxquels vous prétendez que je dois répondre : voilà pourtant les hommes qui recommandent la tolérance, qui s’indignent contre la Critique, & qu’une certaine portion du Public ne rougit pas d’honorer comme les vengeurs de la raison & les bienfaiteurs de l’humanité.

Arrêtons-nous ici, Monsieur, & réfléchissons pour ces penseurs qui pensent si peu ; raisonnons pour ces Philosophes qui raisonnent si mal ; c’est le but que je me suis proposé, en mettant sous vos yeux les principaux traits de leurs Brochures. Qu’ont-ils espéré en formant avec tant de fiel & de maladresse un tas de Libelles qui décelent bien davantage leur esprit d’intrigue & d’orgueil, qu’ils n’ont fait de tort à mes sentimens ? Quels fruits se sont-ils promis de ces personnalités odieuses, qui appuient bien plus mon mépris pour leur Secte, qu’elles ne vengent le mérite des Sectaires que j’ai attaqués ? N’est-ce pas trop présumer de la crédulité & de l’indulgence publique, que de recourir à de si indignes ressources pour se venger d’un blâme qui ne paroît, par ces ressources mêmes, que trop mérité ? Telle est la marche de la Philosophie : c’est par des récriminations qu’elle croit se sauver de l’opprobre répandu sur ses travers & ses délires. Un homme sage qui lira les Libelles enfantés par ses défenseurs, verra toujours la personnalité substituée à la raison directe, l’injure mise à la place de la justification, un faux air de dédain opposé à la honte & au ridicule dont on les couvre, &c. »