(1888) Revue wagnérienne. Tome III « II »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « II »

II

Notes et nouvelles

Le lundi 7 mars, à Bruxelles, a eu lieu, au théâtre de la Monnaiej la répétition générale de La Walküre ; le mercredi 9, la première représentation ; le vendredi 11, la seconde12.

Le premier acte, et la scène finale avaient été chantés, en allemand, en 1877, par la troupe de l’Opéra allemand de Rotterdam, avec un médiocre succès ; depuis, M. Angelo Neumann, en 1883, avait donné deux représentations du drame, une fois avec toute la Tétralogie et une fois séparément. En français, le premier acte seul avait été exécuté, au concert, sous les paroles de M. Henri La Fontaine.

Après la représentation des Maîtres Chanteurs, il y a deux ans, celle de La Walküre était l’introduction définitive du drame wagnérien dans nos pays de langue française.

M. Émile Augier, Mgr. le duc d’Aumale, MM. Baronnet, Henry Bauer, Jacques E. Blanche, Albert Cahen, Emmanuel Chabrier, Cappelle, Georges Clatrin, Oscar Comettant, Arthur Coquard, Jules Courtier, Léo Delibes, Charles Dettelbach, Auguste Dorchain, Édouard Dujardin, Durand fils, Alphonse Duvernov, Alfred Ernst, Louis de Fourcaud, Louis de Gramont, Adolphe Jullien, Antoine Lascoux, Jules Massenet, Catulle Mendès, André Messager, Oppenheim, Pelisse, Joseph Reinach, Ernest Reyer, Jules Roche, Rousse, Georges Serviures, Victor Souchon, Edmond Stoullig, Thompson, Henri de Valgorge, Teodor de Wyzewa, s’étaient rendus à Bruxelles pour assister à cette solennité, à laquelle prenaient part toutes les notabilités du monde artistique bruxellois.

Une des premières questions qui intéressent les admirateurs des œuvres wagnériennes est celle des coupures. Les imprésarios allemands font un terrible usage des coupures, et c’est sans doute pour cette raison que le public allemand comprend si peu les œuvres de Wagner. MM. Dupont et Lapissida n’ont pas rompu avec la tradition : nous avons eu une Walküre dépecée ; mais ils n’ont pas été aussi loin qu’on le fait couramment dans les théâtres royaux, ducaux et grand-ducaux d’Allemagne.

Voici les trois coupures que j’ai notées à la première représentation :

Acte II, scène I : depuis nimm ihm das Schwert, jusqu’à was verlangst du ;

Même acte, scène II : depuis was Keinem in Worten, jusqu’à ein Andres ist’ s ;

Même scène : depuis doch der Waelsung Siegmund jusqu’à o sag’ künde.

La première de ces coupures déséquilibrait singulièrement la construction symphonique de la première scène ; les deux autres ont complètement détruit et ridiculisé la prodigieuse scène de Wotan et Brünnhilde.

Pourquoi ces expurgations ? est-ce par égard pour le public ou pour les chanteurs ?

Le rédacteur en chef de la Revue Wagnérienne, M. Alfred Ernst, rend compte de la représentation de La Walküre ; je ne touche que quelques points extérieurs.

Dans une mise en scène convenable, je signale de lamentables exagérations ; ainsi, au premier acte, l’apparition, sous le clair de lune d’un jardin anglais éclairé à giorno ; nous ne réclamons pas des merveilles de scénerie, et sommes plein d’indulgence pour le pont de chemin de fer du second acte ; mais, au troisième, l’incendie final est d’une exubérance inouïe ; comme nous l’avions prévu, c’est un luxe de flammes, de fumées, de feux de bengale, et un tapage de machineries, une féerie laide et bruyante qui détourne de la musique l’attention des neuf dixièmes du public, et qui empêche l’autre dixième de rien entendre distinctement à la symphonie.

Rien n’est plus contraire à l’esprit de l’œuvre wagnérienne, à la volonté formelle du maître. Wagner voulait un incendie lointain — au bas et autour du rocher et non au sommet où dort Brünnhilde — et, surtout, aucun autre bruit que celui de sa musique.

Même contre-sens dans la tempête du premier acte : on pouvait se passer des sifflements du vent dans la coulisse. Wagner, quand il voulait, savait pourtant composer musicalement ces effets descriptifs !

Une autre question est celle des animaux. La Tétralogie regorge d’animaux en chair ou en carton : et c’est un effroyable danger. Quelque excellente que soit la machinerie, quelque sérieux que soient les spectateurs, comment ne pas sourire à l’entrée des béliers de Fricka ? et qu’est-ce que ces deux bêtes ajoutent à la beauté de la partition ? Mais Wagner y tenait furieusement ; et l’on sait qu’il se fâcha avec le baron de Hülsen, qui, un jour qu’il était venu exprès à Wahnfried lui proposer de représenter le Ring, lui demandait la suppression du « bétail ».

Certains animaux ont, dans la Tétralogie, un rôle profond, psychologique, indispensable : Fafner, qui est sublime, Alberich, qui est voulu comique, l’oiseau de la forêt, les corbeaux. Mais d’autres, les béliers, Grane, sont purement décoratifs ; alors, puisque, nécessairement et fatalement, ils ratent toujours, quel désastre ! Combien de fois Grane, cette bête de perdition, n’a-t-il pas d’une intempestive ruade troublé, rompu le cours de notre émotion !

A la Monnaie, Grane n’est apparu qu’une fois, au début de la seconde scène du premier acte, et une minute à peine13. Espérons que, peu à peu, toute la ménagerie restera à la cantonnade. Le motif de la Chevauchée me suffit pour me représenter la Chevauchée.

Mais, en somme, quel a été, à la Monnaie, le succès de La Walküre ?

M. Alfred Ernst le dira : un succès décisif, un succès qui établit, sans conteste possible, le drame wagnérien sur la scène française.

La Walküre a remporté à Bruxelles une victoire absolue, et cela malgré les défaillances nécessaires de l’exécution, malgré même l’insuffisance radicale de la traduction. L’expérience de la scène a été, en effet, terrible à l’adaptation de M. Victor Wilder : les hésitations, les illusions qu’on gardait encore à la lecture, au théâtre se sont d’un coup dissipées ; c’est là, sous l’accompagnement de cette extraordinaire musique que l’inanité des paroles doit lugubrement éclater. Non seulement, au point de vue littéraire, la Valkyrie apparaît absolument une autre chose que La Walküre ; mais, au point de vue purement musical, — outre les changements de notes — que sont devenus ces chocs superbes de syllabes qui ne faisaient qu’un avec la musique ? tout a sombré, et nous qui connaissons l’unique, l’incomparable langage du poème wagnérien, nous n’entendons plus qu’un vague flux de mots quelconques, déshonorés, depuis La Harpe, Campistron et Scribe, par tous les fabriquants d’opérette14.

Mais, cette captivante symphonie, la musique demeure, et la Valkyrie gagnera ainsi chez nous la glorieuse carrière qu’a inaugurée la soirée du 9 mars.

Chronique wagnérienne

La première représentation de La Walküre à Bruxelles marque, comme celle des Maîtres Chanteurs, une date importante dans l’évolution du public. Cette représentation est une victoire pour la bonne cause. Ainsi, un drame de Wagner, difficilement isolable cependant des autres éléments de la Tétralogie, et où des symboles mythiques peu connus, peu goûtés de nous en général tiennent une très considérable place, a été entendu, compris, applaudi ! C’est qu’il y a dans La Walküre une rare plénitude de sentiments humains, de grandes, de puissantes qualités de mouvement scénique, et au milieu d’une luxuriante floraison de mélodies passionnelles, tout un côté pittoresque, un étincelant paysage musical qui a ravi l’oreille des auditeurs.

L’immense intérêt de cette représentation consistait en ceci : quel effet allait produire ce drame, si éloigné (plus encore peut-être que Les Maîtres Chanteurs) de tout ce que nous avons coutume de voir et d’entendre au théâtre ? Comment se présenterait-il, devant un public parisien — et c’était le cas, le 9 mars, à Bruxelles,  —  transposé en langue française, exécuté par des interprètes pour qui un tel art était au demeurant fort nouveau ? Or, je me hâte de le dire, l’effet résultant a été supérieur à ce qu’attendaient les plus optimistes d’entre nous. Chacun des trois actes a soulevé ces bravos prolongés ; le premier surtout s’est achevé dans une tempête d’applaudissements, et, trois fois, les interprètes ont été rappelés par la salle enthousiaste.

L’orchestre, sous la direction si intelligente et si habile de M. Joseph Dupont, s’est tiré à son grand honneur d’une tâche à coup sûr redoutable. Je suis d’ailleurs persuadé qu’au fur et à mesure des représentations, les deux parties instrumentale et vocale du drame arriveront à s’incorporer plus étroitement encore. Si les cuivres laissent à désirer (du moins les trombones et le quatuor des tubas), les cordes sont excellentes, et les violons en particulier ont donné des effets d’un incomparable éclat. Les fragments symphoniques les meilleurs ont été La Chevauchée et L’Incantation du Feu ; j’aurais souhaité l’embrassement de Wotan et de Brünnhilde d’un mouvement un peu plus large, et moins poussé au triple fortissimo ; mais, en somme, l’exécution a été magistrale ; les ovations faites au chef d’orchestre en sont une preuve non équivoque.

Mlle Martini chantait le rôle de Sieglinde. Elle s’y est montrée parfaite, d’une conviction absolue. Elle n’a pas eu une seule défaillance, même légère, et dès ce jour elle prend place parmi les plus remarquables des actuelles tragédiennes lyriques.

M. Engel a fort bien interprété le personnage de Siegmund. Sa voix, sans doute, n’a pas la puissance souhaitable, mais il n’en arrive pas moins à produire des impressions saisissantes : le monologue du premier acte, le chant du Printemps, l’arrachement de l’épée ont remué tout le public.

Mlle Litvinne porte à merveille la cuirasse brillante et le casque ailé de la Walkyrie. Elle a chanté le rôle avec une généreuse vaillance, des qualités peu communes de musicienne et d’actrice. Cette création de Brünnhilde la met nettement et définitivement en lumière.

M. Bourgeois est un Hunding de bonne allure et de solide poitrine ; ou a constaté néanmoins une certaine insuffisance de mimique qui a quelque peu atténué la formidable entrée de la scène deuxième. Enfin, Mme Balensi s’est fait apprécier dans le rôle de Fricka qu’elle a tenu avec beaucoup de noblesse.

J’ai gardé à part M. Seguin, le Wotan de Bruxelles, car cet excellent artiste s’est montré digne d’un éloge sans restriction aucune. Il joue avec une vérité profonde, chante, déclame, accentue en perfection. Du coup, il dépasse les meilleurs d’entre les acteurs allemands qui interprètent aujourd’hui le même rôle, et l’on ne peut le comparer qu’au regretté Scaria. En avance sur tous ses partenaires, il se meut dans cette musique, dans ce drame, avec une souveraine aisance, une entière liberté, un sens admirable de l’action scénique, une complète entente de la pensée wagnérienne.

Oui, nous avons éprouvé un orgueil réel à voir nos artistes faire pareille figure en cette mémorable soirée, à les voir entrer ainsi de plain-pied dans l’art nouveau ! Certes, on pourrait citer tel point d’orgue inutile alanguissant une mordante fin de phrase, tel geste appris dans les conservatoires et venant troubler les développements d’une mimique naturelle ; mais l’ensemble est vivant, chaleureux, infiniment au-dessus de tout ce que nos théâtres nous ont depuis longtemps montré.

Ajoutons que le chœur des Walkyries a été superbe. La décoction riche, bien comprise, mérite d’être spécialement mentionnée ; de plus, la direction de la Monnaie a fait abaisser l’orchestre, et réalisé une convenable obscurité dans la salle. Le public a très bien admis ces modifications aux routines vulgaires, comme aussi l’emploi du rideau s’écartant des deux côtés de la scène.

Les lecteurs de la Revue savent, à n’en pas douter, que mon directeur et moi professons des opinions agréablement différentes sur un grand nombre de points. Ils ne s’étonneront donc pas de me voir féliciter M. Wilder du succès obtenu par sa traduction, —   ce n’est pas une petite affaire que de mouler le vers français sur les rythmes de cette musique — et constater une fois de plus que de tels travaux ont heureusement diffusé la connaissance des poèmes wagnériens.

Un dernier détail : après l’éblouissement final qui termine La Walkyrie, tandis que des acclamations partaient de tous les points de la salle, un coup de sifflet s’est fait entendre, un seul, oh ! petit, petit, et bénin, bénin… Une joie douce nous a envahis soudain : ce siffleur hilare était-il le même que celui qui fonctionna lors de la représentation des Maîtres Chanteurs ? Car vous le savez, il y en eut un !

Ainsi, les siffleurs de Wagner sont un ! à lui seul, il se transporte parallèlement à lui-même de représentation en représentation, et là, unique au monde, dépourvu de toute espèce de pluriel, il siffle tristement. Puis il se disperse en bon ordre, avec l’amère satisfaction du devoir accompli. Vainement il cherche un collaborateur : soliste perpétuel, il ne peut réussir à s’appareiller ; mais rien ne le décourage, et il voue à sa tâche, à l’œuvre de sa vie, les derniers restes d’une voix qui tombe et d’un sifflet qui s’éteint.

Il ne me reste pas assez de place, et moins encore de loisir, pour parler dignement d’une œuvre française, récemment exécutée aux concerts de M. Lamoureux, la Symphonie en sol mineur de M. Édouard Lalo. Ne pouvant en faire ici l’analyse musicale, je me borne à signaler la grandeur du premier morceau, les puissants contrastes du vivace, l’expressivité si émouvante de de l’adagio, et enfin l’extraordinaire finale où les thèmes déjà entendus reparaissent. Cela est du plus bel art, et la musique s’y révèle si colorée, si parlante, — si dramatique par instants — que l’on rêve une trame poétique à cette étrange symphonie, et que l’on maudit une fois de plus le stupide aveuglement de certaines personnalités qui ferment à M. Lalo l’accès de nos théâtres. Jamais l’auteur de Fiesque et du Roi d’Ys n’a montré un style plus ample, et n’a fait entendre des accents plus énergiques ; l’instrumentation abonde en précieux détails, mais elle n’en procède pas moins par franches coulées, avec une largeur symphonique dont nous étions un peu déshabitués aujourd’hui.

Notons encore la belle reprise, à l’Opéra, du Sigurd de M. Ernest Reyer : musique entraînante, virile, qui nous repose de cette funèbre Patrie dont M. Lassalle s’est constitué le chevalier épistolaire… Sigurd est d’ailleurs trop connu et trop admiré de tous les artistes pour que j’aie l’air de le découvrir en 1887, aux environs de l’équinoxe. Mais les retards qu’il a subis avant d’être joué en France, les coupures grotesques qu’on lui inflige, les sottes critiques dont il a été longtemps l’objet, démontrent une fois de plus que la cause wagnérienne est intimement liée aux intérêts des musiciens français, car cette cause est celle de la bonne musique, de la poésie expressive, du drame réel ; en un mot, de l’art sincère et vrai.

Documents de critique expérimentale : Parsifal

Nur ist’s nicht leicht zu behalten

Und das aergert uns’re Alten !

Meistersinger.

Avant-propos

Dans un livre récent sur « Richard Wagner jugé en France », M. Georges Servières vient de nous donner des documents qui permettent de se rendre compte du mouvement wagnérien ; quoi qu’aucune critique n’ait présidé au classement des matériaux et que ce livre eût besoin d’être refait avec la préoccupation de grouper les différents mouvements des esprits sous quelques influences générales, on peut dès à présent tirer de la lecture de ce catalogue chronologique cette conclusion que, pas plus chez les défenseurs de Wagner que chez ses ennemis, il n’y a eu aucun effort sérieux pour comprendre son œuvre et le but qu’il poursuivait.

Il est, certes, fâcheux d’attaquer ceux qui ont, jusqu’à présent, soutenu Wagner en France, mais bonne justice a déjà été faite de ses ennemis, et il est trop tard pour parler encore d’eux. De plus, s’il est désormais inutile de défendre Wagner contre ses ennemis, il devient de plus en plus nécessaire de le défendre contre certains de ses admirateurs.

La lutte qui s’est engagée depuis l’apparition des œuvres de Wagner en France jusqu’à leur triomphe, peut s’expliquer ainsi : les uns trouvaient beau ce que les autres ne pouvaient supporter. Tandis que, pendant le second empire, le public courait entendre les opéras de Meyerbeer, d’Auber et de Gounod, des critiques, de jeunes écrivains et même des musiciens cherchaient du nouveau, et, comme Wagner leur en offrait une ample provision, ils se firent ses adeptes. Il s’établit deux courants : les uns, comme Catulle Mendès, madame Judith Gautier, Edouard Schuré, Champfleury, Baudelaire, écrivaient après l’audition des œuvres de Wagner des livres, des articles hyperboliques, où l’on trouvait tout sublime ; les autres, plus modérés par tempérament, comme Gasparini, J. Weber, Reyer et de jeunes musiciens comme MM. Joncières et Saint-Saëns « distinguaient » dans leur admiration, approuvaient tel passage, blâmaient tel autre.

Mais, après la guerre, toute une période de l’art finit brusquement, et le public tourna alors les yeux vers ce qu’on lui avait tant prôné. Ce furent, d’abord, les jeunes élèves d’une nouvelle école de musique, puis la partie la plus éclairée du public, qui s’ébranlèrent. A partir de 1876, on se dirigea vers le théâtre de Bayreuth, et M. Servièresk va nous décrire, d’après M. Paul Poujaud, l’attitude des spectateurs français : « Vous m’avez dit l’auditoire fasciné au théâtre de Bayreuth par les splendeurs prestigieuses de l’appareil scénique ; le spectateur, subjugué par le drame, réduit en esclavage par le magique pouvoir du poète, ne songe plus à protester. — Alors, plus de ces discussions d’école, mais une impression grandiose et austère, une foi contagieuse, une soudaine simplicité de cœur, une absorption spirituelle de la vision poétique, dont l’âme reste bouleversée, et des jeunes filles qui, devant le prêtre du Graal élevant la coupe de vie, fondent en larmes comme au jour de leur première communion » (p. IX, Préface). — Voilà en effet le tableau des wagnériens de Bayreuth. A Paris, ceux qui veulent entendre du Wagner vont aux Concerts de l’Eden-Théâtre. On peut y entendre uniquement des fragments, des morceaux choisis des œuvres du maître allemand, non pas des œuvres symphoniques, mais bel et bien des œuvres dramatiques, sans décor il est vrai, sans mimique, sans acteur, mais avec la musique et le chant. Tout ce que l’on pourrait accorder, ce serait de faire exécuter dans les concerts tous les passages des drames de Wagner où la mimique, le décor et la parole n’interviennent pas. Mais exécuter, c’est le mot, le « Waldweben », sans décor, sans mimique, montre une véritable inintelligence de l’art wagnérien. Heureusement en France on a déjà protesté, M. Johannès Weber entre autres, contre ces mutilations, dont Wagner s’était déjà plaint à plusieurs reprises. Dans le « Pourtour » du concert, ceux que M. Servières appelle « la vieille garde » contemplent leur victime, et semblent dire au public : « Vois comme nous te sommes supérieurs : nous avons admiré les œuvres d’un musicien allemand, nous l’avons dit et répété, quelques-uns d’entre nous ont même pris la peine de te faire entendre des échos de ses œuvres, et maintenant tu es forcé d’être de notre avis ». Un entrepreneur de traduction semble même avoir pris à tâche de déformer la poésie wagnérienne ad usum Galliæ. Comme il s’adresse au peuple le plus spirituel de la terre, il agrémente le texte du barbare, qu’il traduit. Le trait suivant peut donner un exemple de son procédé : Hans Sachs dit à David : « Souviens-toi que cette claque est le plus beau jour de ta vie ! » en lui donnant un coup sur la tête. Joseph Prud’homme fraternise ici avec Richard Wagner. Ces traductions, par suite, ont obtenu beaucoup de succès auprès du public, qui ne fait plus désormais de différence entre le poème des Maîtres Chanteurs et celui du Trouvère !

Ces efforts multiples ont obtenu leur récompense. Après avoir payé ces droits d’entrés, l’œuvre de Wagner est enfin acceptée par le public parisien. Les auditeurs des concerts Lamoureux s’accoutument aux procédés wagnériens, et leur oreille prend même plaisir (unwillkurlich !) à cette musique si naturellement tonale et si clairement enharmonique, à laquelle étaient déjà parvenus les grands musiciens du moyen-âge et du seizième siècle.

Il ne faut pas négliger ici de parler des œuvres de quelques jeunes musiciens qui ont avec celles de Wagner un faux air de ressemblance, mais qui ont aussi contribué à convertir le public. L’adoption des « motifs conducteurs » n’a pas, semble-t-il jusqu’ici, porté bonheur à la jeune école moderne. Un seul musicien, M. Massenet, a qui M. Ernst reproche d’aller chercher à Bayreuth « quelle dose de demi-vérité et d’émotion moyenne, un compositeur pourrait offrir sans trop de risques au public parisien » a, dans Manon, appliqué avec bonheur le procédé wagnérien de l’union intime de la musique et de la parole, et même tenté une expérience assez délicate pour déterminer les limites où l’une finit et où l’autre commence.

Mais, comme le fait remarquer M. Servières, « au moment où commençait dans les concerts la vogue de Richard Wagner auprès du grand public, c’est-à-dire au moment où le triomphe des œuvres du maître aurait dû suffire à sa gloire, et où semblait se clore l’ère des vaines polémiques quelques partisans de Wagner se sont dits : « Maintenant que l’œuvre de Wagner a triomphé, il serait peut-être temps d’essayer de la comprendre. Par le plus grand des bonheurs, le public semble aimer à présent la musique de ce maître ; il serait peut-être utile de montrer que derrière ce drame et cette musique il y a un Art, dont Wagner a énoncé les principes, et qui n’a rien de commun avec les autres. »

Il n’en fallut pas plus. Toute « la vieille garde » s’est irritée de voir sa digestion des œuvres de Wagner interrompue, et, comme on peut le voir chez M. Georges Servières : « Das aergert uns’re Alten ! » Ce que M. Schuré a très bien traduit par ces deux vers :

Cela fâche la confrérie
De nos bons vieux !

M. Adolphe Jullien, dans son étude superficielle de l’œuvre de Wagner, à propos de la fameuse phrase que Wagner prononça après la première représentation de la Tétralogie, « Et maintenant, messieurs, vous avez un artl ! » donne cette appréciation : « Quelle déplorable manie de parler ! a ces mots, qui sonnaient étrangement dans le pays de Bach et de Beethoven, d’Haydn et de Mozart, de Weber et de Schumann, l’auditoire resta interloqué. » Il n’y a pas que l’auditoire qui soit resté interloqué. Tous les wagnériens français, pour ne parler que de ceux-là, en sont demeurés au même point, et, comme M. Jullien, attribuent cette phrase de Wagner à un orgueil excessif.

Il est temps, une fois pour toutes, de discuter cette question, d’où dépend l’avenir de l’œuvre wagnérienne.

Presque tous ceux qui s’occupent aujourd’hui de Wagner, le considèrent comme un artiste puissant, inventeur de nouveaux procédés qui rendent ses drames meilleurs que ceux des auteurs précédents. C’est pour eux une sorte de Berlioz, plus savant et plus dramatique, un successeur de Glück et de Beethoven. Or, il faut savoir ce qu’on entend généralement par un « artiste » : c’est un être créé uniquement pour produire et non pour penser ; quand il a le malheur de réfléchir avant d’agir, il lui arrive ce qui est arrivé, d’après M. Ernst, à Wagner pour Parsifal : « Que faut-il conclure de Parsifal ? que Wagner a « voulu faire une œuvre chrétienne ? Non ; qu’il l’a faite ? Oui… » ou bien, à propos de Tristan : « Peu me soucie que Wagner, philosophe, ait songé à l’anéantissement, à l’effacement de la personnalité dans l’inconscience infinie ; en dépit de tout, et de l’auteur lui-même s’il le faut, le chant final d’Iseult est le chant de l’amour immortel, l’hymne des âmes réunies à jamais. » Il est bien étonnant que ceux-là même qui définissent ainsi l’artiste, aient fait de Wagner leur maître de prédilection, quand ils avaient à portée de leur esprit Berlioz, qui n’avait pas de théories arrêtées, qui produisait suivant son inspiration, tantôt bien, tantôt mal, mais sans savoir pourquoi : celui-là est le véritable artiste selon leur cœur.

Quelques rares partisans de Wagner pensent d’une autre façon. Nous citerons surtout M. Houston Stewart Chamberlain, qui, s’il laisse de côté quelques parties importantes de l’œuvre de Wagner, comme les idées politiques et religieuses de ce penseur, a néanmoins été chercher la compréhension de Wagner à la seule source où elle se trouve, dans ses œuvres théoriques, en un mot dans cette série de traités sur l’art, qui remplit ses « Gesammelte Schriften ».

M. Ernst, dans l’article que nous avons cité, dit à propos des théories de Wagner : « Tous citent des textes, qui, pareillement, leur donnent raison. Ces recherches ne peuvent donner des certitudes : les anecdotes, les citations d’entretiens ou d’ouvrages sont insuffisantes, contradictoires souvent. » M. H. S. Chamberlain a montré ce qu’on pouvait faire en examinant critiquement ce qu’a écrit Wagner, et il a démontré à ceux qui ne l’avaient pas lu, les lourdes fautes qu’ils commettaient. Que les idées de Wagner aient changé, soit ; mais elles ont changé à des dates fixes, auxquelles correspondent différentes œuvres.

Les idées qu’il avait, lors de Lohengrin, sont toutes différentes de celles qu’il avait lors de la représentation de la Tétralogie ; mais deux dates correspondent à ces deux idées. Les anecdotes, les citations d’entretiens sont contradictoires, nous le voulons bien. Mais il existe une science, la critique des textes, qui détermine la provenance des œuvres littéraires, les conditions au milieu desquelles elles ont été produites : c’est le cas ou jamais de l’utiliser, et de ne pas se priver, par paresse, d’une source importante de renseignements. On peut, en résumé, poser cette loi : ce que Wagner a écrit à une époque, les drames qu’il a composés dans le même temps, tout cela provient de la même inspiration, et l’on ne peut comprendre les uns sans connaître les autres. Quelques rares Wagnériens, en Allemagne, travaillent d’après ces principes et leurs recherches critiques donneront certes des résultats plus utiles que toutes les admirations et tous les emballements de nos wagnériens de France.

Il faut aussi s’entendre sur ce mot de » Wagnérien ». Il est certain que nul n’est obligé d’être wagnérien, mais il n’est pas moins vrai que tous ceux qui prétendent à ce titre sont tenus de connaître Wagner et son œuvre, et de partager ses idées. De complètement wagnérien, il n’y avait que Wagner lui-même qui pût l’être. Pour notre part, par exemple, nous ne pouvons partager ses théories trop sentimentales sur la vivisectionm mais il ne faut pas pour cela négliger de connaître ses idées à ce sujet, parce qu’elles expliquent un des côtés de son caractère et de son œuvre.

Nous ne sommes donc pas complètement wagnériens, mais ici comme dans toutes les questions, il s’agit de plus ou de moins, et nous pouvons dire que ceux qui ne voient en Wagner qu’un artiste inconscient, ceux-là sont aussi peu wagnériens qu’il est possible de l’être.

Nous sommes au contraire quelques-uns qui pensons que, si Wagner a jugé à propos d’excuser en quelque sorte auprès de ses auditeurs de la première heure son mot : « Vous avez un art ! » s’il les a jugés incapables de comprendre sa pensée, il n’en est pas moins vrai que ce cri de triomphe, qui s’est échappé de ses lèvres, est le seul qui émanât de sa pensée et le seul qu’il eût le droit de pousser.

Si l’on admet donc que Wagner est un penseur en même temps qu’un artiste, il faut, avant d’étudier une de ses œuvres, rechercher la genèse des idées qui l’ont amené à la produire.

Dans la lettre intitulée « Zukunftsmusik » n (tome VII, p. 125), qu’il adressait à un ami de France, Wagner expose comment il fut amené à concevoir l’œuvre qu’il devait réaliser ensuite. « L’artiste, dit-il, se voit parfois forcé d’employer, pour exprimer ses idées, un organe destiné, dès l’origine, à des buts différents du sien. Obligé de m’avouer que je me trouvais dans une situation pareille, force a été pour moi, à une certaine époque de ma vie (1849-1850), de faire une halte dans une carrière de production plus ou moins spontanée, il m’a fallu de longues réflexions pour sonder les motifs de cette situation énigmatique et m’en rendre compte… »

C’est seulement à partir de ce moment que Wagner voulut créer un art, et ce n’est qu’en 1876, quand il l’eut réalisé, qu’il put dire : « Maintenant, nous avons un art ! » — S’il fallait admettre, selon l’interprétation de M. Jullien, que c’est de l’art allemand que Wagner a voulu parler, Wagner aurait mis la race allemande au-dessus de toutes les autres races humaines, car il l’a dotée d’un art qui perfectionne ceux qui l’étudient et se l’assimilent, et qui donne aux sens de l’homme susceptible de le percevoir, une supériorité artistique incomparable. A qui pourra-t-on faire croire que, lorsque Wagner s’occupe de la perception de l’œil ou de l’oreille, il ne s’intéresse et ne veut parler que de l’ouïe et de la vue allemandes ?

Il est incontestable, croyons-nous, que Wagner, tout en spécialisant son art en Allemagne par l’importance qu’il a donnée au rythme particulier de la parole, a destiné son œuvre à l’humanité tout entière, à la perception de tous.

Dans le volume IV, p. 95, on voit comment Wagner a voulu qu’on perçût son œuvre. Une fois en face du drame, le spectateur doit se laisser aller aux différentes impressions qu’il reçoit ; il doit être simplement l’esclave de ses sens, de ce que Wagner appelle « Gefühle », avec qui l’œuvre d’art doit être en communication immédiate. Ces différentes impressions passent par les sens et arrivent au cerveau : c’est la que s’opère ce que le maître a appelé la « Gefühlswerdung des Verstandes », c’est-à-dire l’intelligence sensuelle de l’œuvre. Voici le texte même : « Devant l’œuvre dramatique représentée, le rôle de la compréhension qui analyse n’a rien à fairer car, dans la perception, après qu’elle a atteint sa plus grande étendue, il s’établit un repos, qui nous amène sans effort (unwillkürlich) à la compréhension de la vie. Dans le drame, c’est la perception qui doit nous conduire à la science » ; et autre part : « Dans le drame, dit-il, nous devons devenir sachants par le sentiment. La compréhension (Verstand) nous dit : « Cela est maintenant », tandis que la sensation (Gefühle) nous a dit : « Cela doit être ».

Beaucoup d’auditeurs actuels de l’œuvre de Wagner bénéficient de ces phrases, qui leur permettent de ne pas étudier avant d’écouter. Si l’on observe autour de soi, on s’aperçoit cependant que Wagner n’est pas parvenu à faire comprendre son œuvre par sa seule manifestation, et que cette œuvre d’art de l’avenir, ne pourra bien être comprise que par les auditeurs de l’avenir, dont la perception (Gefühle) sera débarrassée de tous les obstacles qui nous embarrassent aujourd’hui et sera formée et non déformée (gebildet, verbildet). Alors sera atteint le but que Wagner disait à Berlioz, lequel n’y a rien compris : « Mon but était de montrer la possibilité de produire une œuvre d’art, dans laquelle ce que l’esprit humain peut concevoir de plus profond et de plus élevé fût accessible à l’intelligence la plus ordinaire, sans qu’il fut besoin de la réflexion ni des explications de la critique et c’est cet essai que j’intitulai l’œuvre d’art de l’avenir.

Notre objet dans cette étude est de suivre dans le drame de Parsifal cette perception des sens et d’arriver par elle à la compréhension de l’œuvre.

Après avoir montré ce que l’œil et l’oreille perçoivent devant la scène de Bayreuth, nous joindrons leurs résultantes et nous pourrons alors étudier critiquement le sens de l’œuvre. Cette étude se divisera donc en deux parties : le Gefühle (sensation) et le Verstand (compréhension).

Gefühle

Nous pouvons dire en France que nos auteurs à la mode ont le public qu’ils méritent, et que le public mérite et au-delà les auteurs dramatiques qu’il paie. Les uns et les autres ont un théâtre à la portée de leurs œuvres ou de leurs appétits ; les auteurs sont généralement incapables d’imposer un enseignement, une vérité au moyen de l’art ; le public n’est pas susceptible d’accepter la réalité dans l’art non plus que l’art dans la réalité. Tout est factice et faux, et l’appareil théâtral suffit à rendre fausses les vérités les plus saisissables.

Le critique marque les oscillations de la mode entre le public et les auteurs, et ne juge sévèrement les derniers que pour plaire au public, n’ayant ni le courage, ni la sagesse de comprendre que le légitime objet de la préoccupation incessante du critique, ce doit être le public.

Wagner supprime, annihile le public, non seulement vis-à-vis de l’œuvre, mais surtout vis-à-vis du public lui-même ; il le met à portée de son œuvre, l’absorbe et le domine au point de lui imposer des synthèses psychologiques moins accessibles que les vérités communes qui effraient tant chez nous. Sa vérité prend la forme d’une illusion pour mieux nous pénétrer, et les données les plus abstraites de la philosophie wagnérienne nous sont manifestées avec une puissance de réalisation dont rien n’approche et dont rien n’a jamais pu approcher.

Wagner a lui-même indiqué les principales différences qui séparent aussi complètement que possible son théâtre de drame de nos salles de spectacle et de soirée. Nous ne voulons ici que rappeler quelques-uns des procédés au moyen desquels le public, qui est presque tout dans notre théâtre, se trouve réduit, à Bayreuth, à un ensemble de quelques facultés désindividualisées15 et orientées vers la plus complète perception. Wagner veut en effet que l’œuvre dramatique se révèle à l’auditeur sans autre intermédiaire que les sens. Tout d’abord il faut isoler l’attention de tout ce qui n’est pas l’objet de la manifestation artistique et, la sensibilité ainsi orientée de toutes parts, la subjuguer en l’enveloppant, et l’absorber en s’imposant à elle.

Pour isoler l’attention et fixer le regard, l’obscurité se fait progressivement dans toute la salle : on ne voit plus ses voisins, et le seul fait qui frappera désormais le sens optique sera le rectangle lumineux de la scène. Nous croyons superflu d’insister sur les profondes différences qui distinguent, à ce point de vue, d’abord l’optique du Wagner-Théâtre de tous les autres, et ensuite son public de tout public incapable d’accepter cette condition si contraire à nos habitudes anti-artistiques.

D’autre part, le silence s’établit graduellement avec l’obscurité ; mais, tandis que l’œil reste dirigé forcément sur un point précis, ce qui est un élément d’absorption esthétique, l’oreille est désorientée16 par le silence d’abord, puis par l’incertitude où elle est maintenue au sujet de l’origine du son, qui lui est dérobée avec autant de soin que l’impression lumineuse lui est fixée.

Il semble que notre organisme perd pied, pour ainsi dire, dans ce vide, dans cette détente qui lui est imposée ; il en résulte une sorte de gêne, à la fois une tendance à nous reculer vers le plus profond de nous-même, et une impulsion à saisir avec avidité les premières impressions qui se présenteront. L’expérience constate facilement cette double oscillation : d’abord, l’obscurité nous gêne peu à peu, et ne pouvant supporter de « voir » là où tout se dérobe à notre vue, nous fermons les yeux instinctivement, c’est-à-dire que nous fuyons une cécité imposée, pour nous réfugier dans une cécité voulue, naturelle, connue. C’est le premier mouvement de recul de notre sensibilité déjà entreprise par l’action matérielle de l’obscurité.

Puis, de ce silence encore interrompu çà et là par le bruit des étuis de lorgnette que referment quelques rares visiteurs indélicats et par les petites toux que provoque irrésistiblement le silence ou l’obscurité dans toute assemblée et qui sont comme autant de protestations partielles contre l’envahissement trop général de toutes ces vitalités neutralisées, de ce silence, disons-nous, monte rapidement comme un besoin de plus en plus sensible d’entendre (plus encore que voir), et dès que du fond de l’« abîme mystique » s’étirent peu à peu les premiers sons du prélude, on sent dans tout le public une appréhension, une tension directe de toutes les facultés esthétiques, et le silence semble plus absorbant encore autour de ces sonorités surprenantes et si avidement attendues. Puis les rideaux s’écartent et les impressions matérielles objectives nous frappent en plein regard ; jusqu’à la fin, l’œil et l’oreille convergeront sous l’action dramatique doublement révélée, et s’adressant à nos sens de façon à s’approprier le maximum de pénétration de l’un et de l’autre. Nous avons dit qu’autant l’œil était orienté vers la lumière, autant l’oreille était égarée sur l’origine du son. La nécessité de cette double condition sera facile à saisir si l’on remarque que l’objet de nos perceptions visuelles appartient invariablement à l’action, c’est le personnage, c’est le décor ; tandis que pour l’audition, l’objet, c’est l’orchestre qui tient tant de place chez nous, et qui est absolument écarté à Bayreuth. Wagner a supprimé l’orchestre et n’a laissé que le son. Nous dirons, pour résumer et pour préciser, que la vue est objectivée, et l’audition subjectivée. Cette condition est manifestement cherchée, et le but est parfaitement atteint, comme chacun a pu en faire l’expérience. La révélation matérielle, visible, acquiert le maximum de localisation objective et de vie, de présence extérieure ; d’autre part, la révélation intrasensorielle et subjective devient complètement intérieure. Et tandis que l’action dramatique, dans sa portée psychologique, c’est-à-dire par la sonorité expressive du mot et du motif, semble nous pénétrer et se perdre en nous, notre moi, par réaction fatale, se prend à vivre, à son insu, la vie du drame et à évoluer, dans sa compréhension subjuguée, selon le devenir déterminé de l’œuvre.

Nous voyons donc la susceptibilité auditive et visuelle naturellement préparée, mais l’effet est encore accentué dans son intensité par quelques combinaisons architecturales des mieux appropriées.

L’ensemble de la scène paraît plus grand qu’il n’est en réalité. La raison en est simple et nous renvoyons à tous les traités de physiologie pour l’explication du phénomène dans lequel un carré lumineux détaché sur fond noir paraît plus grand qu’il ne devrait : ajoutons que, les dimensions du tableau grandissant, l’intensité de la lumière qui y est répartie devrait diminuer proportionnellement ; mais l’obscurité presque absolue qui entoure la scène fait encore paraître la lumière assez vive, bien que toujours douce et fondue.

En même temps que l’ensemble grandit, chaque détail grandit, et d’autres illusions viennent s’ajouter à la première. L’irradiation lumineuse de la scène, resplendissant au milieu de l’obscurité, augmente surtout les dimensions dans le sens de la largeur et de la hauteur. Il nous reste la troisième dimension, la profondeur, c’est-à-dire la notion de distance par rapport à nous. Nous n’avons, pour l’œil, que des mesures angulaires, et, d’autre part, nous ne pouvons connaître qu’un homme, par exemple, est plus ou moins grand que nature qu’en estimant sa hauteur angulaire et en la jugeant d’après la distance à laquelle il nous semble placé. Remarquons en passant que ce rapport de la hauteur apparente à la distance est le fondement de toutes les illusions sur la dimension et que la notion de distance devient de plus en plus pénible à maintenir dans sa rectitude quand l’œil est obstinément ramené dans la même direction et qu’il est privé par conséquent du contrôle d’autres visions différentes. Dans le théâtre antique, en plein air, dans l’amphithéâtre, les points de repère abondaient et la notion de distance se maintenait toujours sensiblement juste malgré la chaleur et la lumière. Aussi devait-on exagérer la hauteur apparente du personnage. A Bayreuth, c’est forcément le contraire qui a lieu ; les personnages, souvent nu-pieds, conservent leur taille naturelle, mais ils nous paraissent vus à une distance plus grande que la distance réelle, et, comme nous les voyons dans leurs dimensions vraies, ils nous semblent plus grands qu’ils ne devraient être.

Comment se produit cette illusion sur la distance ? Cette illusion est double. Tout d’abord, l’horizon est déterminé par la convergence en un point de toutes les lignes sur lesquelles est échafaudée la perspective de la salle et de la scène. Quand les rideaux s’écartent, les grandes travées rectangulaires, qui forment comme autant de larges diaphragmes dans la salie, s’éclairent faiblement. Si elles étaient de mêmes dimensions, la perspective serait normale, et nous ne serions pas égarés sur la hauteur et l’éloignement de l’horizon ; or, elles augmentent de hauteur et de largeur à mesure qu’elles s’éloignent de la scène, et, par conséquent, la convergence des lignes qui les sous-tendent a lieu plus tôt ; l’horizon s’approche, c’est-à-dire que tout semble s’approcher de lui, et cependant les dimensions des personnages ainsi reculés ne diminuent pas, ce qui provoque en nous l’illusion d’un monde plus grand que nature. Il y a là un trouble de notre perspective oculaire, trouble qui retentit sur toutes nos appréciations de distances.

En second lieu, il existe une mesure de distance directe, indépendante de l’horizon de la perspective, c’est la droite qui va de l’objet regardé à nous, selon le terrain qui est sous nos yeux. Il s’agissait de faire paraître cette droite plus longue que nature. La distance de l’objet à nous se mesurera pour notre œil par la trace que laisse, en coupant le terrain, un plan mené par l’axe vertical du personnage et la droite menée de son pied à notre œil. Cette trace reposera successivement sur la scène, le proscénium, le toit de l’orchestre et les rangs de fauteuils qui nous pré cèdent. Il n’y a d’illusion possible ni sur la scène, ni sur le proscénium qui la prolonge, ni dans l’espace occupé par les spectateurs en avant de nous ; l’illusion est produite grâce à la forme convexe du toit de l’orchestre qui présente un développement plus grand que n’offrirait un couvercle plat à trace rectiligne, recouvrant cependant un même espace17.

En résumant, nous voyons une action triple concourant, de façon assez complexe, à l’agrandissement surhumain du personnage : la perspective des arceaux rectilignes faisant paraître tout plus éloigné, c’est-à-dire plus près de l’horizon ; la convexité du toit de l’orchestre écartant encore la scène de nous, tout en recouvrant l’abime mystique, en tamisant les sonorités ; et l’illusion accentuée dans tous les sens par l’éclat isolé de la scène au milieu de l’obscurité ambiante, sans que les personnages aient rien perdu de leurs dimensions, bien qu’ils semblent devoir paraître plus petits. Toutes ces illusions s’imposent à des yeux constamment fixés sur les mêmes points, et facilement dominés.

De là leur taille surhumaine, à laquelle nous devons reconnaître que les voix, quoique puissantes et belles, ne sont pas proportionnées. L’optique est en effet meilleurs que l’acoustique à Bayreuth, sauf cependant vers le haut de l’amphithéâtre et surtout aux galeries d’où l’on entend merveilleusement la partie orchestrale surtout, où les voix portent davantage, mais d’où la perspective est déjà faussée, comme cela se montre surtout aux deux tableaux du Gral. Néanmoins, de partout l’effet est produit. Wagner semble avoir pensé que la meilleure manière de se composer un public était de forcer l’attention et de commander la pénétration sensorielle au moyen d’un appareil théâtral capable d’agir sur n’importe quelle organisation ; l’on sait d’ailleurs que le théâtre de Bayreuth a fait plus de conversions que les écrits les plus convaincus.

Préface à Lohengrin

Montsalvat ! — Le Moyen-Age avait rêvé ce lieu mystique. En la piété de sa fière songerie, il y avait placé le joyau du divin sacrifice, une relique merveilleuse, deux lois sanctifiée : il avait voulu que la coupe où s’épandit le sang invisible du Christ, par l’immolation des paroles prononcées à la Cène, fût aussi le précieux vase où Joseph d’Arimathie recueillit le sang visible du Dieu mort sur la croix. Cette coupe, ce Gral, les anges le remirent un jour aux mains du chevalier Titurel. Et, pour abriter le trésor incomparable, Triturel construisit un temple sur une cime élevée ; et il nomma ce lieu La Montagne de Salvation —  -Montsalvat.

Et dès lors, des héros chevauchèrent par val et par colline, ardents à la Quête du Gral, ardents à trouver le chemin du sanctuaire, à mériter surtout d’être choisis pour sa garde. Soldats de justice, ils protégeaient les faibles, châtiaient les impies. Prédestinés aux fonctions séraphiques, ils s’efforçaient de triompher des tentations, de tuer le péché, d’asservir en eux la chair. L’enfer leur opposait son embûche ; ces épreuves redoutables leur étaient réservées. Mais, vainqueurs des sortilèges et des monstres, affermis dans la foi, fortifiés dans la bravoure, consacrés dans la chasteté, ils atteignaient les bois augustes où les arbres portent des fruits éclatants, où les lys très purs croissent en floraisons géantes, et voyaient luire, au-delà des troubles feuillages, les marbres et les ors de Montsalvat. Ils arrivaient, saisis d’un ravissement sans bornes, franchissaient les portiques vermeils, revêtaient les blanches tuniques et les hauberts d’argent ; prosternés sur le parvis, dans la fulguration des voûtes éblouissantes, sous un cantique d’enfants pareils aux anges, ils éprouvaient dès ce monde les joies de la céleste Patrie.

 

C’est de cette région bienheureuse qu’est venu Lohengrin, le chevalier au cygne, le fils de Parsifal. Le sublime prélude du premier acte nous la fait entrevoir ; le motif du Gral, né aux plus sereines hauteurs de l’instrumentation, semble descendre vers nous par degrés, avec le vol des anges qui portent la sainte relique. Le thème se répète, toujours élargi, jusqu’à ce qu’il sonne triomphalement, avec une resplendissante majesté, dans l’énorme explosion des cuivres. Puis un decrescendo suave, empreint d’une mystique mélancolie, ramène les aériens accords du début : les anges disparaissent, le paradis aperçu se referme.

La scène d’exposition qui ouvre Lohengrin rappelle, par son ampleur, les drames historiques de Shakespeare. Rien de grand comme cette cour plénière tenue en rase campagne, sur le bord du fleuve, par Henri l’Oiseleur, roi de Germanie et suzerain de Brabant.

La musique, il est vrai, reste au-dessous de la conception poétique ; mais nos regrets sont de courte durée, car, dès l’entrée d’Elsa, la mélodie atteint ce degré de richesse qui a fait la fortune de l’œuvre dans toute l’Europe musicale. Alors, les beautés se succèdent, selon la plus étonnante des progressions : le rêve d’Elsa, l’appel du héraut, deux fois répété dans un mortel silence de l’orchestre et des chœurs, l’invocation fervente de la vierge par tous abandonnée, l’apparition de la nacelle sur les méandres lointains du fleuve, la stupeur, l’allégresse de la foule, traduites en un double ensemble choral d’une animation prodigieusement réelle ; puis l’adieu au cygne, l’interdiction faite à Elsa par Lohengrin, l’ouverture du champ clos, le combat, la victoire.

Mais ces choses sont connues, dans leur intime détail, par toutes les personnes tant soit peu familiarisées avec les œuvres de Wagner. Il en est de même du deuxième acte, si puissant, déjà si hardi, et enfin de ce troisième acte, de cette longue merveille qu’on ne peut se lasser d’admirer. Je sais bien qu’il est des wagnériens très convaincus pour lesquels Lohengrin est une œuvre « bâtarde », remplie de « mélodie italienne », et, par conséquent, indigne d’être prise au sérieux. En vérité, voilà un zèle bien étrange ! Parsifal et La Tétralogie ne suppriment aucunement Lohengrin ou Tannhæuser, pas plus que ce même Lohengrin ne fait tort au Freischütz. Ce sont là ces œuvres profondément différentes, venues chacune à leur moment, et réalisant, chacune, un genre spécial de perfection.

Qu’il y ait un certain nombre d’italianismes dans Lohengrin, cela est hors de doute ; mais ces légères taches ne comptent pas, en présence de tant de nobles inspirations, d’une si belle surabondance de poésie. Si le premier prélude est l’un des plus radieux fragments symphoniques de Wagner, le récit du Saint-Gral, qui d’ailleurs est dérivé de ce prélude, demeure l’une des pages les plus hautement suggestives que le maître ait écrites. Voilà qui ne vieillira point. Toujours, lorsque le chevalier au cygne, l’œil empli des clartés surnaturelles, commence d’évoquer devant nous la vision de Montsalvat, nous ressentons le frisson sacré que donnent seules les œuvres supérieures. Au début du troisième acte, dans les jubilantes fanfares qui s’échappent de l’orchestre en tumulte, nous ne cesserons pas de voir étinceler des armures, s’éployer des pennons et des bannières, s’agiter des multitudes en la royale magnificence des noces. Peu soucieux d’une cadence banale, nous écouterons avec attendrissement l’incomparable début de la grande scène d’amour : « Les chants se sont éteints… nous sommes seuls, bien-aimée ! seuls — pour la première fois depuis notre rencontre… » Le drame est tout symbolique, je l’avoue, mais la poésie en est assez expressive, assez vivante, pour être immédiatement comprise, et personne n’y demeurera indifférent. Wagner lui-même, du reste, a pris soin de fixer les symboles en de parlantes images. Ainsi, aux questions d’Elsa, Lohengrin répond par cette strophe : « Ne respires-tu pas avec moi les suaves parfums de la nuit ? Oh ! comme ils charment doucement tout notre être ! Mystérieux, ils viennent vers nous dans l’air… et nulle question ne monte à mes lèvres, lorsque je m’abandonne à leur enchantement… »

Ce symbole de Lohengrin, il me faut y toucher, en quelques lignes du moins. L’intérêt de la pièce repose sur un conflit moral qui se noue et se dénoue dans l’âme d’Elsa. Lorsque Lohengrin s’est offert à combattre pour la jeune fille accusée, il lui a posé une condition, une seule : « Jamais tu ne me demanderas qui je suis, ni d’où je viens. » Elsa accepte sans hésitation : mais bientôt les paroles empoisonnées d’Ortrude portent le trouble dans son cœur ; la curiosité féminine s’éveille en elle, un violent désir lui vient de mieux connaître le mystérieux étranger, de savoir le nom, l’origine du héros dont elle va être l’épouse. Et, dans la chambre nuptiale, sa tendresse se fait plus inquiète ; en vain Lohengrin lui rappelle le serment qu’elle a prononcé, la prie, la conjure de chasser le doute, d’avoir confiance, de ne pas perdre la candeur de son amour. Elle pose la question fatale ; tout est fini, le bonheur ne peut exister désormais. Lohengrin révèle son nom, devant le roi et le peuple assemblé. Il dit sa mission, son titre ; il dit le Gral environné de splendeurs, et la sévère loi qui oblige tout chevalier du Gral à s’éloigner des lieux où son nom cesse d’être inconnu. Mais son âme se brise de douleur à la pensée d’Elsa… hélas ! l’épouse tremblante déplore inutilement sa faute : au loin, sur le fleuve, le cygne merveilleux reparaît, conduisant une nacelle ; Lohengrin monte dans la barque, et bientôt il s’est effacé polir toujours aux yeux mourants de l’abandonnée.

Ainsi, le bonheur reposait sur la confiance, sur la foi ; mais le doute est venu : le doute a tué l’amour, et avec l’amour le bonheur. Car l’amour exige une confiance absolue, une foi illimitée. Elsa, c’est la femme, curieuse, prompte à l’oubli, tendre cependant, aimante, et fragile d’âme et de corps. Elsa aimait, une tentation l’a perdue : elle doute, elle meurt d’avoir douté.

Il y a là un ressouvenir de l’Eve biblique, et, non moins, une analogie visible avec le mythe immortel de Psyché. Autre chose encore est dans Lohengrin : ceux que le symbole n’effraie pas y verront une allusion à certains dogmes grandioses de la foi chrétienne. Lohengrin vient de la sereine contrée où resplendit le Gral ; il est poussé par le désir de défendre l’innocence opprimée, davantage encore peut-être par une secrète nostalgie des humaines tendresses. Il quitte la félicité et la gloire pour secourir Elsa, pour vivre auprès d’elle, pour partager ses peines et ses joies, pour l’aimer.

Je termine ici ces notes hâtives sur Lohengrin. Haute est l’œuvre que nous allons connaître et applaudir en France, après l’avoir désirée bien longtemps ! D’une inégalée séduction musicale, elle est large, je le répète, par la poésie profonde et par la portée du sujet. Ce n’est pas sans une réelle émotion que nous saluons ici ces jours de Lohengrin, souhaités à tant de reprises, attendus pendant de si nombreuses années. Les wagnériens de toute opinion ont soutenu la bataille ; voici que le succès enfin leur arrive, voici que des œuvres de vérité vont enfin être représentées sur nos scènes. C’est une évolution qui commence, une période nouvelle qui s’ouvre : elle sera grande et féconde pour l’art français.

Mois wagnérien de Paris

6 Février : Concert Colonne : Scène religieuse du 1er acte de Parsifal.

6 Février : Concert Lamoureux : Prélude, 1re et 3e scènes du 1er acte de la Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

13 Février : Concert Colonne : Scène religieuse du 1er acte de Parsifal.

13 Février : Concert Lamoureux : Ouv. de Tannhæuser.

13 Février : Ouv. de Rienzi ; Waldweben ; Marche de fête.

27 Février : Concert du Conservatoire (dir. Garcia) : Récit et chœur des Pèlerins.

20 Février : Ouv. de Rienzi ; Waldweben ; Marche de fête.

Correspondances

LONDRES. — La Société Wagnérienne de Londres a commencé le nouvel an avec courage et bon espoir. Nous avons à présent cent soixante-dix associés dont la plupart sont très connus dans le monde musical. Nous espérons augmenter ce nombre jusqu’à mille pendant l’année afin de pouvoir enfin donner des représentations, ou bien même une représentation d’un drame wagnérien : ce n’est pas la bonne volonté qui nous manque, mais l’argent. La Société s’occupe aussi de fonder un journal wagnérien qui doit paraître tous les trois mois seulement, car, quoique la Revue Wagnérienne soit bien connue en Angleterre il nous manque un journal anglais qui soit à nous.

Les affaires wagnériennes ne marchent pas trop vite ici. Bien que Carl Rosa ait repris Lohengrin, bien que M. Heuschel, dont les beaux concerts n’ont pas rencontré le succès qu’ils méritaient, ait espéré conquérir avec un programme wagnérien une salle comble, le grand imprésario wagnérien qui aura le courage de nous donner les chefs-d’œuvre du maître n’est pas encore apparu sur notre horizon.

En attendant voici la liste des nouveautés que M. Mapleson vient d’annoncer pour sa prochaine saison ; Orfeo, Nozze di Figaro, Flauto Magico… Et ainsi de suite. Priez pour nous.