(1814) Cours de littérature dramatique. Tome II
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(1814) Cours de littérature dramatique. Tome II
Fata canit, foliisque notas et nomina mandat ;
…………
Illa manent immota locis…………
Virgil., Æn., lib. iii.

Théâtre-Français

Racine

Andromaque
I

Racine a des pièces plus parfaites qu’Andromaque, aucune où il y ait plus d’élan et de verve ; partout on reconnaît le jet d’un talent jeune et vigoureux : tout est en mouvement ; tout est en feu ; les intérêts se croisent, les passions se heurtent : deux amants furieux qui poursuivent des ingrates ; deux princesses désespérées, l’une de ce qu’on l’aime, l’autre de ce qu’on ne l’aime pas ; une mère tremblante pour les jours de son fils ; une veuve prête à s’immoler aux cendres d’un époux ; l’héroïsme de la tendresse maternelle, le sublime de la foi conjugale, parmi les fureurs et les vengeances, au milieu des crimes de l’amour. Où sont ces sophistes qui disaient que Racine n’était pas théâtral ? Il est vrai que ce poète ne court pas après les aventures, et ne fait pas tomber ses personnages des nues ; ses tragédies ne sont pas de mauvais romans enduits d’une double couche de vernis philosophique, vulgairement appelé coloris : Racine n’a pas travaillé pour les sots ; et pendant sa vie il aurait eu plus de vogue, s’il n’eût cherché qu’à éblouir ses contemporains ; mais le calcul, ainsi que toutes les sciences exactes, n’était pas encore perfectionné de son temps. Il a compté bonnement sur la postérité et la postérité ne l’a pas trompé ; l’heure de sa moisson est venue. D’autres poètes, arrivés longtemps après lui, ont déjà fait la leur : ils se sont enivrés de l’encens du fanatisme ; la flatterie les a déifiés de leur vivant ; ils ont reçu une gloire de la même nature que leur mérite : Receperunt mercedem suam, vani, vanam. La postérité, juge en dernier ressort, vérifie le procès de cette apothéose.

Il y a deux actions dans Andromaque, mais étroitement unies ensemble : le destin d’Oreste et d’Hermione dépend de l’amour de Pyrrhus pour Andromaque : quelques fadeurs romanesques, quelques vers d’un faux goût, faible et dernier tribut que Racine payait à son siècle, annoncent la jeunesse de l’auteur, et semblent commander une admiration plus grande pour les traits sublimes qui les environnent de toutes parts ; ce sont des taches légères qui ne déplaisent pas dans un beau corps. Le dirai-je ? On aime à trouver quelques défauts dans ce premier des chefs-d’œuvre d’un auteur qui s’est approché de la perfection autant qu’il est permis à l’humanité.

Nous avons une Andromaque d’Euripide, qui n’a rien de commun avec celle de Racine que le titre : ce beau caractère d’Andromaque ne pouvait pas tomber dans l’idée d’un poète grec. La veuve d’Hector est chez Euripide la concubine de Pyrrhus ; elle en a un fils : Hermione, sa rivale, veut faire périr le fils et la mère dans l’absence de Pyrrhus : voilà tout l’intérêt de la pièce. Les Athéniens ne croyaient pas qu’on pût présenter sur leur théâtre une esclave phrygienne comme une héroïne de vertu ; cet excès de grandeur leur aurait paru trop supérieur aux sentiments d’une femme élevée dans ces pays qu’ils appelaient barbares : les reines et les princesses, alors condamnées par le droit de la guerre à porter les fers du vainqueur, ne songeaient pas même à résister aux désirs du maître que le sort leur avait donné. Ce n’est que dans un siècle aussi poli, aussi galant que celui de Louis XIV, que le génie poétique a pu dessiner cette figure presque divine de l’Andromaque française, qui semble transporter dans notre littérature moderne les miracles de la sculpture antique. L’imperfection de la morale des Grecs, leur système social ne leur permettait pas d’élever la nature humaine à son plus haut degré de gloire ; leurs statues sont beaucoup plus nobles que leurs caractères dramatiques : leurs artistes ne savaient créer que les dieux physiques ; leur ciseau était plus sublime que leur plume : leurs héros tragiques sont des hommes ordinaires, toujours au niveau de leur situation, jamais au-dessus ; ils excitent la terreur et la pitié, jamais cette admiration qui fait couler de si douces larmes. Nos tragédies sont fondées sur des passions et des sentiments, celles des Grecs sur des infortunes ; nous aimons à nous attendrir sur les maux que l’homme se fait à lui-même, les Grecs aimaient à pleurer sur les malheurs dont le sort accable les mortels ; notre théâtre nous présente des disgrâces imaginaires et factices, celui d’Athènes offrait aux spectateurs des calamités trop réelles. Dans tout ce qui nous reste des tragiques grecs, on ne trouve qu’un seul exemple d’une vertu sublime et d’un grand caractère : Antigone, qui brave un tyran et se dévoue à la mort par les motifs de la religion et de la piété fraternelle ; Hémon, son amant, qui la suit au tombeau : voilà le seul couple héroïque que présentent les fastes dramatiques de la Grèce. L’héroïsme, au contraire, est beaucoup moins rare sur la scène française que le sens commun ; nous sommes rassasiés de héros, et nous ne serions pas fâchés d’y trouver quelquefois des hommes.

Les scènes d’Oreste et d’Hermione renferment toute la théorie de l’amour malheureux ; c’est un magasin que Racine a ouvert à tous les poètes qui l’ont suivi ; c’est là qu’ils ont pris les irrésolutions, les craintes, les espérances, les transports, les fureurs, tous les symptômes de cette folie séduisante qu’on nomme amour, et qui, bannie de la société, est restée en possession des romans et du théâtre ; il n’y a pas un trait, pas un sentiment, pas une idée propre à caractériser les différentes crises de cette passion, qui ne se trouve dans la tragédie d’Andromaque, et dans les autres du même auteur : ses successeurs ne sont parés que de ses lambeaux.

II

Chaque chef-d’œuvre qui paraissait dans le siècle de Louis XIV, ou bien était méconnu comme le Misanthrope, comme Britannicus, ou persécuté comme le Cid, comme l’École des Femmes : c’est le sort de toutes les grandes nouveautés. C’est de l’examen réfléchi de ces chefs-d’œuvre que s’est formé le goût. On remarque dans le siècle de Louis XIV autant de mauvais goût que dans le nôtre ; la différence est qu’il n’a pas prévalu. Sous Louis XIV on commençait par critiquer, on finissait par admirer ; et nous, au contraire, après avoir commencé par admirer, nous finissons par en être honteux.

Andromaque eut presque autant de succès que le Cid, et ne fut pas moins en butte aux traits de la malignité et de la sottise. Corneille était encore l’objet unique de l’admiration et de l’enthousiasme ; c’était un crime de penser que jamais personne pût s’élever à sa hauteur. « Gardons-nous, ma fille, disait madame de Sévigné, d’imaginer qu’on puisse jamais égaler Corneille. » Cette aimable janséniste, qui ne croyait rien d’impossible à la grâce, regardait sans doute une excellente tragédie comme une œuvre plus difficile que la conversion d’un pécheur. Ce fanatisme ne déplaît pas dans les femmes chez elles, cette erreur de l’esprit a sa source dans la vivacité du cœur ; elles admirent, comme elles aiment, avec excès : leurs jugements sont des passions. Mais je souffre lorsque j’entends de froids courtisans, des beaux-esprits de boudoir, des petits-maîtres faits pour apprécier des bagatelles, trancher sur le mérite d’un chef-d’œuvre de l’art : je ne vois dans leurs critiques que le pédantisme de la fatuité. Tel était Saint-Évremond, cet épicurien très aimable dans un souper, très galant dans un cercle, capable de composer de fades madrigaux pour la belle Hortense Mancini, mais non pas de prononcer des oracles littéraires. Cet écrivain, qui n’a rien fait, est relié en dix volumes : on lui attribue quelques réflexions sur les Romains, qui ne valent pas toutes ensemble une page de Salluste ou de Montesquieu. Il fut longtemps à la mode ; longtemps il passa pour l’arbitre du goût : mais il y a plus longtemps encore qu’on lui rend justice ; et, si je tire aujourd’hui son nom de la poussière, c’est uniquement pour faire voir quelle distance il y a d’un agréable de société à un connaisseur, et d’un homme de cour à un homme de goût.

Voici donc ce que Saint-Évremond écrivait au ministre de Lionne, au sujet d’une tragédie d’Andromaque. Le style de ce courtisan est aussi curieux que ses pensées : « Il me paraît qu’Andromaque a bien l’air des belles choses ; il ne s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand : ceux qui n’entrent point dans les choses l’admirent ; ceux qui veulent des beautés pleines y chercheront je ne sais quoi qui les empêchera d’être tout à fait contents. » Ce qu’il y a de plus clair jusqu’ici, c’est que Saint-Évremond ne sait absolument ce qu’il dit, et ne s’entend pas lui-même. Au lieu d’entrer dans les choses, il ne dit que des mots vides de sens. Ce qu’il ajoute est plus clair et plus positif, et n’en est que plus injuste. « Vous avez raison de dire que cette pièce est déchue par la mort de Montfleury ; car elle a besoin de grands comédiens qui remplissent, par l’action, ce qui lui manque : mais, à tout prendre, c’est une belle pièce, et qui est fort au-dessus du médiocre, quoiqu’un peu au-dessous du grand. » Cette pièce, soi-disant déchue par la mort de Montfleury, jouit, après cent trente-cinq ans, d’une estime et d’une gloire plus grandes que dans sa nouveauté, quoiqu’elle n’ait peut-être jamais été aussi généralement bien jouée qu’elle le fut aux premières représentations. La mort de Montfleury, en même temps qu’elle privait Andromaque d’un bon acteur, lui donnait une nouvelle célébrité dans le monde ; car le bruit public attribuait cette mort aux efforts extraordinaires du comédien pour rendre les fureurs d’Oreste. Quelques-uns disaient qu’il s’était rompu une veine ; d’autres, plus amis du merveilleux, débitaient, à qui voulait les entendre, que son ventre s’était ouvert dans une convulsion frénétique. Montfleury avait en effet un ventre énorme, et il était obligé de le comprimer avec un cercle de fer pour en soutenir le poids : difformité fort étrange dans un héros amoureux.

Pour démentir le conte de la veine rompue et du ventre ouvert, mademoiselle Desmares, célèbre actrice, arrière-petite-fille de Montfleury, publia depuis une fable encore moins vraisemblable. Quoi qu’il en soit, tout le monde voulait alors que le rôle d’Oreste eût été fatal à Montfleury ; et c’est d’après ce préjugé qu’on fait parler ainsi cet acteur dans un ouvrage intitulé le Parnasse réformé : « Qui voudra savoir de quoi je suis mort, qu’il ne demande point si c’est de la fièvre, de l’hydropisie ou de la goutte, mais qu’il sache que c’est d’Andromaque. Nous sommes bien fous de nous mettre si avant dans le cœur des passions qui n’ont été qu’au bout de la plume de messieurs les poètes ! Il vaudrait mieux bouffonner toujours, et crever de rire en divertissant le bourgeois, que crever d’orgueil et de dépit pour satisfaire les beaux-esprits. Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’Andromaque va devenir plus célèbre par la circonstance de ma mort, et que désormais il n’y aura plus de poète a qui ne veuille avoir l’honneur de crever un comédien en sa vie. » Ce qu’il y a de vrai dans tous ces récits populaires, c’est que Montfleury, après avoir joué le rôle d’Oreste, s’en retourna chez lui avec une fièvre qui l’emporta en peu de jours.

Revenons au littérateur-courtisan. Dans une autre lettre, il croit qu’on peut aller plus loin dans les passions, et qu’il y a encore quelque chose de plus profond dans les sentiments que ce qui se trouvedans Andromaque. Selon lui, ce qui doit être tendre n’est que doux, et ce qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse . C’est le comble de l’injustice et de la folie. Que fallait-il donc pour émouvoir Saint-Évremond, si, dans les emportements d’Hermione et les fureurs d’Oreste, il ne trouve que douceur et tendresse ? Ce galimatias d’un faux bel-esprit est le plus bel éloge de Racine : on y voit un fanatique de Corneille qui cherche à se défendre de l’admiration pour son rival par les plus misérables sophismes ; qui cherche un je ne sais quoi, et ne sait ce qu’il cherche ; qui demande du grand, tandis que le rôle d’Andromaque en est plein ; qui veut quelque chose de plus dans les passions et les sentiments, tandis qu’Hermione et Oreste sont, en ce genre, ce qu’il y a de plus sublime.

Le caractère de Pyrrhus essuya des critiques plus spécieuses. Racine répondit qu’à la vérité Pyrrhus n’était pas un Céladon, que Virgile l’avait peint encore plus brutal, et que la tragédie ne doit pas présenter des héros de romans : il avait raison ; mais pouvait-il se dissimuler que notre théâtre est essentiellement romanesque, et que l’esprit de la chevalerie est l’esprit dominant de notre littérature ? Racine, en accommodant à nos mœurs Andromaque, a laissé à Pyrrhus trop de rudesse antique ; il aurait dû rendre au fils d’Achille le même service qu’à la veuve d’Hector : son Andromaque ne ressemble pas plus à celle d’Homère et d’Euripide, qu’une Française élégante ne ressemble à une paysanne de Suisse. Voulez-vous connaître l’Andromaque d’Euripide ? c’est une bonne femme franche et naïve, dont les sentiments ne s’élèvent point au-dessus de la simple nature ; elle dit ingénument à sa rivale Hermione, qui veut la faire périr parce qu’elle a eu un enfant de Pyrrhus : « Que feriez-vous donc, Hermione, si vous étiez mariée en Thrace, où les princes ont plusieurs femmes ? Voudriez-vous donc faire mourir vos rivales Vous seriez cause qu’on accuserait les femmes d’être trop avides… Ah ! mon cher Hector, j’aimais vos maîtresses pour l’amour de vous ; combien de fois n’ai-je pas allaité vos petits bâtards ! »

Il y a là de quoi faire frémir toutes les petites-maîtresses de Paris, et cependant, si on y regarde de près, on aperçoit une sorte de délicatesse et même d’héroïsme dans ces sentiments d’Andromaque. Aimer un homme pour lui-même, se réjouir des plaisirs qu’une autre lui procure, s’élever au-dessus de cette jalousie qui n’est au fond qu’un égoïsme déguisé sous le beau nom d’amour, y a-t-il aujourd’hui beaucoup de femmes capables d’une amitié si pure et d’un effort plus sublime ? Il y en avait bien moins encore du temps de Racine. N’est-il pas plaisant de trouver, quand on entre un peu dans les choses , comme dit Saint-Évremond, que l’Andromaque d’Euripide est une femme plus philosophe et même plus héroïque que celle de Racine, si la philosophie et le vrai courage consistent à vaincre les passions et à supporter patiemment son sort ?

Subligni a fait une singulière critique sur le caractère de l’Andromaque de Racine ; il accuse d’extravagance cette sublime résolution qu’elle prend de se tuer après avoir épousé Pyrrhus. Il prétend qu’elle expose témérairement les jours d’Astyanax, parce que Pyrrhus pourrait bien punir le fils du tour cruel que lui aurait joué la mère. Il y a beaucoup de finesse dans cette observation ; il n’est pas dans la nature qu’une mère préfère un époux mort à un fils vivant ; mais la fidélité aux cendres d’un mari est si touchante dans une jeune veuve ! Ce point d’honneur, qui ne permet pas à une femme de partager la couche du meurtrier de sa famille, a quelque chose de si délicat, de si généreux, que toutes les réflexions doivent se taire. Cette idée de sauver la vie à son fils par la cérémonie du mariage, et de rendre ce qu’elle doit a son époux, en prévenant sa consommation par la mort, n’est peut-être pas un arrangement bien raisonnable ; mais ce roman de la vertu élève l’âme et flatte l’imagination ; il rappelle ce trait d’un Espagnol dont parle La Fontaine, qui brûla sa maison pour embrasser sa dame :

Il est bien d’une âme espagnole,
Et plus grande encore que folle.
III

Andromaque est une veuve de même que Cornélie ; c’est une veuve inconsolable. Les mauvais plaisants de l’ancien régime disaient qu’on n’en trouvait de pareilles qu’au théâtre. La veuve d’Hector n’est pas si fière, si martiale et si sublime que la veuve de Pompée ; mais elle est plus aimable, parce qu’elle est plus naturelle et plus femme : peut-être même son courage est-il plus admirable, du moins si le courage doit se mesurer sur la difficulté vaincue : Andromaque a peut-être plus besoin de vertu pour résister à l’amour de Pyrrhus, que Cornélie pour braver la victoire de César. Racine ne pouvait et ne devait pas faire une Romaine d’une Asiatique et d’une Phrygienne ; le beau idéal s’élève au-dessus de la nature, mais ne doit jamais la contredire. Si Andromaque nourrissait des projets de vengeance, si sa colère et sa haine éclataient contre Pyrrhus, si elle maudissait les Grecs, elle ne serait qu’une folle, tandis que Cornélie, avec ses bravades et ses emportements, estime héroïne : les convenances sont une des premières lois du théâtre.

IV

Je veux examiner les critiques qu’on fit autrefois du caractère de Pyrrhus ; Racine en profita, si nous en croyons Boileau :

Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

Racine répondait aux censeurs par d’excellents ouvrages : la mode est aujourd’hui de leur répondre par des injures.

Lorsque l’on compare les héros grecs du siège de Troie avec les chevaliers de nos anciens romans, ce sont les Grecs qui sont les barbares ; la politesse est du côté des Germains et des Goths. Les héros de romans sont francs, généreux, civils, modestes, galants, intrépides jusqu’à la folie ; les héros d’Homère sont fanfarons, traîtres, cruels, grossiers, gourmands, et quelquefois même poltrons ; cependant l’Iliade d’Homère est un chef-d’œuvre adoré de tous les siècles et de toutes les nations. Les anciens romans sont aujourd’hui ridicules et méprisés dans toute l’Europe, et la satire de ces vaines fictions fait encore la gloire de l’Espagne : pourquoi ? parce qu’il n’y a dans tous ces romans ni naturel, ni poésie, ni vérité, tandis que l’Iliade est une peinture vivante de la nature et des passions : les personnages n’en sont pas polis, mais ils sont vrais : la nature y paraît grossière, mais c’est la nature : souvent même, la grande et belle nature s’y trouve.

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable ;

Il doit régner partout, et même dans la fable.

Virgile, qui chante un héros troyen, avait quelque intérêt à peindre des plus noires couleurs le destructeur de Troie : la férocité de Pyrrhus nous glace d’horreur dans l’Énéide. Ce n’était pas une petite affaire de transporter dans une tragédie française, sur le théâtre d’une nation noble et généreuse, le bourreau de Polyxène et le barbare assassin du vieux Priam. Il n’y avait pas moyen de faire de Pyrrhus un amant soumis, tendre et délicat : Racine a même eu le courage de ne pas dissimuler les traits les plus odieux de sa barbarie :

Du vieux père d’Hector la valeur abattue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé.

Mais avec quelle adresse il rejette ces horribles excès sur l’ivresse de la fureur et du carnage dans une ville prise d’assaut au milieu de la nuit, après un siège de dix ans !

Tout était juste alors ; la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense :
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups.

Tout le passé trouve ainsi son excuse ; et Pyrrhus rétablit sa réputation par ces vers :

Mais que ma cruauté survive à ma colère ;
Que, malgré la pitié dont je me sens saisir !
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir !

L’amour a désarmé sa férocité ; mais il y a loin encore de l’humanité à la galanterie. Les critiques se sont élevés contre un amant brutal, qui dit à une jeune veuve : Épouse-moi, ou ton fils est mort. Vouloir arracher par la crainte et par la violence un sentiment qui n’a de prix que par la liberté, attenter aux droits des femmes et à l’indépendance du cœur, c’est un despotisme sauvage, indigne d’un amant généreux. Voilà ce qu’ont dit les Subligni, dans un siècle encore infecté du goût des romans : mais la passion et la nature disent à un amant qu’il doit mettre tout en œuvre pour s’assurer la possession de ce qu’il aime. Sans doute un chevalier aurait sauvé le fils d’Andromaque sans aucune condition : pour plaire aux beaux yeux de sa maîtresse, il eût attaqué la Grèce entière ; et, pour récompense de ses services, il fût mort des rigueurs de son ingrate veuve ; trop heureux encore de l’avoir servie ! c’est bien là le sublime de la galanterie romanesque ; mais l’amour naturel va plus droit à son but.

Je pardonnerais donc à Pyrrhus de chercher à ébranler la fidélité conjugale d’Andromaque par la tendresse maternelle, et de tourner au profit de sa passion l’amour de la veuve d’Hector pour Astyanax : on voit assez qu’il ne livrera point l’enfant, et qu’il n’a dessein que de faire peur à la mère. Si l’amour est un état de guerre, on peut appliquer aux stratagèmes des amants ce que Virgile dit des ruses militaires :

Dolus an virtus, quis in hoste requirat ?

« Qu’importe qu’un ennemi triomphe par la ruse ou par le courage ? » Mais dans notre ancien système galant l’amant n’était pas un ennemi ; c’était un esclave.

Ce que je blâme dans le caractère de Pyrrhus, ce n’est pas son procédé militaire et même un peu brutal ; c’est au contraire le tableau trop naïf de son droit, de ses irrésolutions, de ses faiblesses : c’est cette scène avec Phénix, où il s’abaisse quelquefois jusqu’aux petitesses des amants de comédie : ce sont surtout ces vers :

                                   Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en secret n’en sera pas jalouse ?

Pyrrhus, violent et emporté, me paraît dans la nature beaucoup plus que Pyrrhus doucereux et galant : je sais que les caractères nobles et généreux plaisent davantage ; mais, quand la fable ou l’histoire ne permet pas au poète d’habiller ses héros au goût du siècle, le naturel et la vérité sont toujours d’un grand prix.

V

On a blâmé très injustement Racine d’avoir donné, dans Bajazet, les mœurs françaises à des Turcs ; et personne ne s’est jamais avisé de lui reprocher d’avoir fait des Français, des Grecs et même des barbares de l’Asie. Andromaque est chez Euripide ce qu’elle était réellement, la fille d’un petit roi de Cilicie, mariée au fils d’un petit roi de Phrygie, imbue des préjugés grossiers de son pays et de son siècle, élevée dans les principes de l’obéissance aux hommes, et n’ayant jamais lu un roman. Chez Racine, au contraire, cette même Andromaque est une grande princesse, l’ornement d’une cour galante et polie, nourrie de la fleur des idées et des sentiments les plus héroïques. Elle n’a de naturel que sa tendresse pour son fils ; le reste est le résultat de l’éducation, des mœurs et du ton de la société la plus raffinée : elle a même cette coquetterie décente et noble, qui s’allie si bien dans les femmes à la plus grande sévérité ; elle a, si l’on peut parler ainsi, la coquetterie de la vertu, le plus puissant et le plus séducteur de tous les genres de coquetterie. Toute la galanterie romanesque des peuples du nord, qui fait encore le fond de notre littérature, n’était fondée que sur la froideur et sur l’orgueil des femmes, que les barbares prenaient pour de la vertu : cet empire qu’exerçait sur ses sens un sexe fait par la nature pour être sensible ; ce calme au milieu des passions orageuses qu’il excitait autour de lui ; cette force avec tous les attributs de la faiblesse, paraissait, à des hommes simples, avoir quelque chose de divin.

Les reines et les princesses qui se trouvaient dans une ville prise d’assaut, étaient esclaves du vainqueur ; elles avaient le sort de mademoiselle Cunégonde, fille d’un baron allemand, qui, sur les bords de la Propontide, lavait , si l’on en croit Voltaire, les écuelles d’un petit prince, lequel avait très peu d’écuelles . C’était l’ancien droit de la guerre, et ce droit existe encore chez quelques nations. L’illustre Andromaque était donc esclave de Pyrrhus, et, comme telle, condamnée à balayer sa cuisine, à laver sa vaisselle : quelles fonctions pour une héroïne du théâtre français ! mais c’est la nature et la vérité de ce temps-là. Nous voyons même dans l’Iliade que des princes tels qu’Achille et Patrocle, qui n’étaient pas des esclaves, étaient cependant assez bons cuisiniers, et savaient embrocher un gigot aussi bien qu’ils savaient le manger : qu’il y a loin de ces héros à ceux de Clélie, de Cléopâtre et de Cassandre, qui n’ont jamais d’appétit, ne se nourrissent que d’amour et de délicatesse, et ne savent pas même si, dans un palais, il y a des cuisines ! C’est sur les héros de La Calprenède que nos poètes ont calqué leurs personnages tragiques, et les héros d’Homère ont servi de modèle à ceux de Sophocle et d’Euripide. Peut-être avons-nous défiguré la nature en voulant trop l’embellir : peut-être les Grecs l’ont-ils montrée trop nue.

Iliacos intrà muros peccatur et extrà.

Les Grecs sont trop négligés, les Français trop parés, tort de part et d’autre : voilà tout ce que se permet, sur celle grande question, un critique, qui n’est ni Grec ni Français, mais qui est philosophe.

VI

C’est un malheur pour les lettres que le Cours de Littérature de La Harpe, ouvrage d’ailleurs très estimable, ne soit qu’une masse indigeste, un amas de matériaux informés et disparates. Par exemple, ses jugements sur les tragédies de Racine ne sont que les débris d’un éloge académique, et, par conséquent, des déclamations. L’éloquence est bien ridicule quand elle est déplacée. La Harpe, au moment où il va examiner l’Andromaque de Racine, s’écrie pompeusement : « Racine, peu content de ce qu’il avait fait jusqu’alors (car le talent sait juger ce qu’il a fait en le comparant à ce qu’il peut faire), ne trouvant pas, dans ses premiers essais, l’aliment que cherchait son âme, s’interrogea dans le silence de la réflexion : il vit que des conversations politiques n’étaient pas la tragédie : averti par son propre cœur, il vit qu’il fallait la puiser dans le cœur humain ; et dès ce moment il put dire : La tragédie m’appartient. » Ce pathos est tout à fait comique dans une discussion littéraire ; il n’était qu’ennuyeux et flasque dans un discours académique : c’est le défaut convenu de ce malheureux genre ; le bavardage y est privilégié ; mais, quand il s’agit d’examiner une tragédie dans un cours de littérature qui demande un style net, précis et didactique, un pareil galimatias ressemble à une parodie bouffonne des formes oratoires : on croit entendre le docteur Mathanasius.

Non seulement cette pompe et cette bouffissure ont quelque chose de risible, mais les pensées que le littérateur habille avec cette friperie magnifique sont fausses, erronées, et d’une pernicieuse doctrine. Cette parenthèse ( car le talent sait juger ce qu’il a fait en le comparant à ce qu’il peut faire ) est démentie par le bon sens et par l’histoire : la puérile antithèse de ce qu’il a fait et de ce qu’il peut faire, est l’unique mérite de cette phrase à prétention. Quand Racine eut composé la Thébaïde et l’Alexandre, j’ignore s’il en fut content ; mais je suis bien sûr qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait faire alors ; par conséquent il ne compara point ces deux ouvrages, proportionnés à ses moyens présents, avec les tragédies qu’il n’avait pas encore faites ; il est même très probable qu’il fut content de la Thébaïde et de l’Alexandre, jusqu’à ce qu’il eût fait quelque chose de mieux. Ce ne fut pas avant, mais après avoir enfanté l’Andromaque, qu’il sentit la supériorité d’un tel chef-d’œuvre sur ses premiers essais ; d’ailleurs, il est de fait que le talent s’aveugle souvent sur ses productions, et juge rarement ce qu’il fait d’après ce qu’il peut faire : Corneille fut très content de Théodore, quoiqu’il fût capable de produire Rodogune, qui parut l’année suivante. Voltaire eut une grande affection pour Mariamne, pour Ériphile, quoique ces tragédies fussent au-dessous de ce qu’il pouvait faire, et, qui pis est, de ce qu’il avait déjà fait. Mais laissons ces vaines subtilités, qui ne sont pas plus à leur place dans un discours que dans une dissertation ; passons à des observations plus sérieuses et plus solides.

Croirons-nous donc, sur la parole de La Harpe, que Racine, après s’être interrogé dans le silence de la réflexion, vit que des conversations politiques n’étaient pas la tragédie  ? Était-il donc nécessaire, pour voir cela, de s’interroger beaucoup, de s’interroger dans le silence de la réflexion  ? Quoi ! c’était là le fruit des méditations profondes d’un jeune homme de vingt-sept ans, auteur de deux tragédies qui avaient eu du succès ? Fallait-il tant se fatiguer le cerveau pour comprendre tout ce que tout le monde savait ? Des conversations politiques ne font pas plus la tragédie que des conversations amoureuses. Racine, qui connaissait tous les chefs-d’œuvre de Corneille, voyait très bien, sans avoir besoin de s’interroger, qu’il y avait autre chose dans le Cid, dans Horace, dans Cinna, dans Polyeucte, dans Pompée, dans Rodogune, que des conversations politiques. La phrase de La Harpe ne signifierait absolument rien, si elle ne renfermait pas un trait malin contre Corneille, qu’il accuse ici de ne savoir pas toucher le cœur, et de préférer la politique à l’amour. L’intention du professeur du lycée est d’opposer à Corneille, fondateur de la tragédie de l’esprit, de la tragédie héroïque et politique, Racine, créateur de la tragédie du cœur, de la tragédie amoureuse et pathétique : il va plus loin, il semble vouloir ôter le titre de tragédie au drame héroïque et politique, pour en décorer exclusivement le drame amoureux et pathétique. C’est même le but évident de ce tour burlesque : et, dès ce moment, Racine put dire : La tragédie m’appartient .

Corneille n’avait donc point su ce que c’était que tragédie : Corneille n’avait fait que des conversations politiques : la tragédie, dont il est le père, ne lui appartenait point ; et Racine, qui n’avait encore fait que deux pièces médiocres, pouvait dire la tragédie m’appartient , parce qu’il avait vu qu’il fallait puiser la tragédie dans le cœur humain. Avait-il donc vu cela le premier ? Où donc, si ce n’est dans le cœur humain, Corneille avait-il puisé ces combats si touchants de l’amour et de la piété filiale dans Chimène ; de l’honneur et de l’amour dans Rodrigue ? Est-ce ailleurs que dans le cœur humain que l’auteur de Cinna avait puisé cette admirable peinture de la colère et de la vengeance, qui luttent dans le cœur d’Auguste contre la générosité et la grandeur d’âme ? Pauline immolant les sentiments les plus chers aux devoirs sacrés d’épouse ; Cornélie se montrant, dans l’excès du malheur, plus grande que César au plus haut degré de la fortune, sont donc de vains fantômes, des illusions, des chimères qui n’ont rien de commun avec la nature et le cœur humain ? Tout cela n’est point la tragédie ?

Serait-il donc vrai que le cœur humain n’est susceptible que d’une passion extravagante et brutale, qui naît le plus souvent dans les cœurs les plus abjects, et semble effacer l’auguste caractère qui distingue l’homme des animaux ? L’art tragique n’aurait-il donc pour objet que de peindre des fous, des êtres abrutis par la plus féroce et la plus honteuse manie ? L’unique occupation du génie dramatique serait-elle donc de fouiller, dans les replis des cœurs faibles et corrompus pour en sonder toute la misère et toute la turpitude ? Voudrait-on nous persuader qu’il n’y a point de tragédie quand il n’y a point de frénésie amoureuse et de délire passionné ? J’avoue que je ne vois pas ce qu’il y a de si grand et de si beau dans cette maladie humiliante pour l’humanité, dans cette fièvre déplorable de la raison, source de toutes les bassesses et de tous les crimes. Je ne trouve rien de si intéressant dans un malheur ridicule et volontaire, dans cet état de démence et d’infirmité morale où l’homme est au-dessous du dernier de son espèce, et le misérable jouet d’une femme ; où la femme, dépouillée de tout ce qui fait l’honneur de son sexe, n’est plus qu’un être dégradé, vil esclave des caprices et des dédains d’un homme.

Convient-il à un littérateur qui a des principes, je ne dis pas de dénigrer injustement Corneille, mais de calomnier le cœur humain ? Les larmes les plus douces qui coulent au théâtre sont toujours celles qu’arrache l’admiration d’une vertu sublime. Les fureurs d’Oreste et la rage d’Hermione font frémir et ne font point pleurer. Si quelque chose touche le cœur dans Andromaque, c’est l’héroïque fidélité et la tendresse maternelle de la veuve d’Hector. Ainsi le caractère qui intéresse dans cette tragédie de Racine est précisément celui qui se rapproche du genre de Corneille. C’eût donc été bien à tort qu’il se fût dit, en la composant : la tragédie m’appartient  ; mais Racine était trop éclairé, trop sage et trop modeste pour se permettre ce langage insolent, et l’orateur académique le louait fort mal en lui prêtant l’orgueil et le ton tranchant d’un poète philosophe.

VII

Racine fait dire à Clytemnestre dans Iphigénie en Aulide :

Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.

Voltaire se récrie sur ce propos, et il accuse Clytemnestre d’inhumanité ; il est scandalisé que la reine d’Argos demande le sang de sa nièce. Je ne prétends point ici soutenir l’humanité de Clytemnestre ; elle n’en eut pas plus que de fidélité, quand elle assassina le grand Agamemnon, son illustre époux, pour se marier avec un joueur de flûte. Je ne veux défendre que la vérité. Voltaire en agit à l’égard de Clytemnestre à peu près comme mes adversaires en agissent envers moi ; pour me condamner bien à leur aise, ils me font dire ce que je ne dis pas. Assurément Clytemnestre, quand elle dit qu’on cherche à Sparte Hermione, fille d’Hélène, ne veut point qu’on égorge sa nièce ; elle ne demande point son sang ; elle fait le raisonnement le plus simple et le plus juste. « Si c’est, dit-elle, une nécessité que le châtiment du crime d’Hélène retombe sur sa famille, n’est-il pas convenable que ce soit Hermione, fille d’Hélène, et non pas Iphigénie sa nièce qui soit punie ? » Clytemnestre a raison ; et Voltaire, trop plein de ses grands principes d’humanité, a tort de voir de l’inhumanité dans le sentiment naturel d’une mère qui défend sa fille. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici ; il est question de savoir comment l’assassin de Clytemnestre a pu devenir amoureux d’Hermione sa cousine ; car le cousin était en horreur à la famille de la cousine ; il n’y était point reçu. À peine a-t-il pu voir Hermione ; et la seule fois qu’il l’a vue, ce n’était pas comme une amante à laquelle il voulait plaire, c’était comme une ennemie qu’il voulait poignarder.

Dans l’Oreste d’Euripide, ce prince, après avoir assassiné sa mère, est assiégé dans son palais avec sa sœur Électre et son ami Pylade, par tout le peuple d’Argos indigné de ce parricide : on lui fait son procès. Ménélas, Hélène et Hermione viennent à Argos pour irriter et non pour apaiser les juges ; ils demandent hautement le sang de ce fanatique dénaturé qui a percé le sein de sa mère ; ils se flattent même d’hériter de ses dépouilles, et de réunir au sceptre de Lacédémone la couronne d’Argos : l’ambition, la nature, tout les anime contre un frénétique qui a tué sa mère, sœur d’Hélène, tante d’Hermione, et la belle-sœur de Ménélas. Oreste, de son côté, traite d’une manière très peu galante Hélène et Hermione ; il traîne par les cheveux la mère, lui penche le cou, et se prépare à lui trancher la tête, lorsque, par l’effet d’un pouvoir divin, elle disparaît tout à coup à ses yeux. Furieux de n’avoir pu assouvir sa vengeance sur la belle Hélène, il se jette sur Hermione, et, sans égard pour sa jeunesse et pour ses charmes, auxquels il ne prend pas garde, il tient le fer levé sur son sein, en présence de son père Ménélas ; et, si le roi de Lacédémone n’eût consenti à ce qu’il exigeait de lui, Oreste eût tué Hermione, et n’eût jamais tué Pyrrhus pour ses beaux yeux ; alors du moins il n’en était pas amoureux : comment cet amour lui est-il donc venu ? On juge qu’après de pareilles scènes ses visites auraient été mal reçues à la cour de Sparte, et qu’il devait se croire brouillé sans retour avec la famille de Clytemnestre. Il faut d’ailleurs qu’il songe à sa santé, et qu’il se délivre des furies avant de demander une fille en mariage. Il part pour Athènes, de là il s’embarque pour la Tauride ; il assassine Thoas, pille ses richesses, et ramène de ce pays barbare sa sœur Iphigénie et la statue de Diane : dans tout cela il n’est point question d’amour. Pendant l’absence d’Oreste, on a disposé d’Hermione en faveur de Pyrrhus. Je demande encore-quand et comment, et à quelle occasion il a pu devenir amoureux d’une fille dont il était ennemi juré après le meurtre de Clytemnestre ; que sa maladie, ses voyages, et des haines de famille ne lui ont pas permis de voir depuis ce temps, et qu’il trouve mariée à un autre quand il revient dans la Grèce ? Cependant Euripide, dans sa tragédie d’Andromaque, et surtout Virgile, au troisième livre de l’Enéide, disent qu’Oreste avait voulu épouser Hermione, qu’on lui préféra Pyrrhus, et que, pour se venger, il assassina son rival, suivant sa méthode d’assassiner ceux avec lesquels il avait des affaires sérieuses. Il ne se charge point de nous expliquer comment lui vint la fantaisie de demander la main d’Hermione à une famille pour laquelle il était un objet d’exécration et d’horreur. Peut-être ce dessein extravagant était-il un reste de sa fièvre des furies dont il n’était pas bien guéri. Pyrrhus, quoique naturellement très fougueux, avait la tête plus saine qu’Oreste ; car, dès qu’on lui eut fait part de la rivalité du fils d’Agamemnon, et de ses prétentions sur Hermione, il témoigna hautement son indignation et son mépris pour un scélérat, bourreau de sa mère, et en proie aux fureurs, qui osait aspirer à la main de la nièce après avoir égorgé la tante. Pyrrhus parlait de très bon sens, et Oreste avait perdu l’esprit, lorsqu’il répétait lui-même, devant Hermione, les honteux reproches de Pyrrhus, malheureusement trop vrais : c’est cependant ce qu’il fait dans l’Andromaque d’Euripide.

Ce qui n’est pas moins étrange que tout le reste, c’est que la Grèce, voulant envoyer un ambassadeur à Pyrrhus pour lui demander le fils d’Hector, choisisse précisément l’homme le moins propre à cette fonction. Il faut, dans un ambassadeur, de l’esprit, de la douceur et de la finesse ; et l’on envoie à Pyrrhus un fanatique, un fou, un malade qui a la fièvre chaude et le transport au cerveau. Le représentant de la Grèce à la cour du roi d’Épire doit être investi de l’estime publique et jouir d’une excellente réputation. On charge d’un ministère si délicat un jeune homme décrié, diffamé pour ses crimes, objet du courroux céleste, et sous la verge des furies. L’envoyé d’une grande nation ne doit pas avoir en sa personne rien qui excite la haine et la défiance du prince auprès duquel il doit résider ; comment se fait-il que la Grèce envoie à Pyrrhus, son rival, un amant d’Hermione sa fiancée ? Le roi d’Épire doit avoir quelque répugnance à s’engager dans une négociation avec un homme si suspect ; ne peut-il pas craindre qu’un ambassadeur de cette espèce n’entame une négociation d’une autre nature avec sa femme ? Il n’est donc pas vraisemblable que, si la Grèce eut besoin de députer quelqu’un à Pyrrhus, son choix soit tombé sur Oreste. Cette invention appartient cependant au judicieux Racine, qui, uniquement occupé de l’action principale de sa tragédie, aura sans doute négligé ces accessoires. Il a eu raison de penser que, si l’ambassadeur ne convient pas à Pyrrhus, l’essentiel est qu’il convienne à la tragédie : peu importe que la Grèce ait mal choisi son ministre à la cour d’Épire, pourvu que ce ministre ait un beau rôle à jouer dans l’appartement d’Hermione. Il n’est nullement question dans les anciens auteurs de cette ambassade d’Oreste ; ils parlent seulement d’un voyage que cet Oreste fait à Phthie, capitale des états de Pyrrhus, mais dans l’absence de ce prince, et dans le dessein de lui enlever sa femme Hermione : Racine donne aussi à son Oreste le projet d’enlever Hermione. En général, Oreste, tel que la fable nous le dépeint, était un jeune homme violent, une mauvaise tête, un cerveau brûlé, et ce qu’on appelle un très mauvais sujet. Ces mauvais sujets sont d’excellents personnages de tragédie : la tragédie vit de folies, de passions et de crimes, plus que de sagesse et de vertus ; chez elle ce sont les gens raisonnables qui sont les mauvais sujets. Qu’on juge quel profit une nation peut tirer pour son esprit, sa raison et ses mœurs, de l’amusement habituel des représentations tragiques et du spectacle journalier de tant de passions, de crimes et de folies rendues intéressantes par l’art du poète !

VIII

Racine, toujours trop sensible à la critique, et qui accablait ses adversaires d’épigrammes sanglantes, en fit une extrêmement maligne sur deux seigneurs de la cour qui se donnaient de grandes libertés avec Andromaque :

   La vraisemblance est peu dans cette pièce,
   Si l’on en croit et d’Olonne et Créqui :
Créqui dit que Pyrrhus aime trop sa maîtresse ;
D’Olonne qu’Andromaque aime trop son mari.

L’un de ces seigneurs avait la réputation d’être trompé par sa maîtresse, et l’autre par sa femme : le duc d’Olonne surtout était fameux par les intrigues trop connues de la duchesse. Le comte de Bussy-Rabutin en a fait le récit sous le titre d’Histoire amoureuse des Gaules. C’est une satire cruelle, mais écrite avec une finesse, une gaîté, une malice et une plaisanterie du meilleur ton : c’est le premier volume d’un recueil qui en contient cinq ; les quatre derniers n’offrent la plupart au lecteur que de grossiers mensonges et de pitoyables anecdotes qui paraissent écrites par des laquais. Mais tout ce qui est de Bussy-Rabutin est délicieux et bien supérieur à ses lettres, où il est presque toujours froid, fade et hypocrite. Le pauvre homme paya cher tant d’esprit et de grâce ; il fut mis à la Bastille, puis exilé dans ses terres, où il passa la plus grande partie de sa vie ; ce fut pour lui une rude pénitence, car il aimait bien la cour. Rappelé après bien des années, il fut reçu froidement du roi, qui, même quand il le voyait, évitait de lui parler. Bussy s’en retourna comme il était venu ; il se jeta dans la dévotion, et termina comme un sage une vie qu’il avait commencée en fou et en libertin.

Nous ne voyons pas qu’il soit arrivé malheur à Racine pour son épigramme contre Créqui et d’Olonne : ou les grands seigneurs de ce temps-là entendaient la plaisanterie, ou ils n’osaient pas se permettre des voies de faits contre des auteurs estimés à la cour, qui avaient de puissants protecteurs : quand Racine fit un sonnet contre le duc de Nevers, le prince de Condé prit la défense du poète.

Euripide a fait une tragédie d’Andromaque ; elle ressemble à celle de Racine à peu près comme les mœurs du temps du siège de Troie ressemblent aux mœurs de la cour de Louis XIV. L’Andromaque d’Euripide est la véritable Andromaque ; celle de Racine est une princesse de roman. La veuve d’Hector, chez le poète grec, est l’esclave de Pyrrhus qui l’a jugée digne de l’honneur de sa couche : elle en a eu un enfant. Andromaque déplore sans cesse les malheurs d’Hector et de Troie, mais elle ne trouve point mauvais que Pyrrhus ait usé à son égard de ses droits de vainqueur et de maître : elle aime le fils qu’elle a eu de Pyrrhus, aussi tendrement qu’elle aimait Astyanax ; mais elle a une rivale méchante, jalouse et cruelle, qui veut faire périr l’enfant et la mère. Cette rivale est Hermione : celle-ci est la femme légitime ; Andromaque ne paraît être que la concubine. Quel affront pour cette sublime veuve d’Hector, qui a des sentiments si héroïques chez Racine ! Hermione est secondée dans ses projets par son père Ménélas, qui se prête lâchement au plus odieux stratagème pour seconder la jalousie de sa fille : ce roi de Lacédémone joue le rôle d’un misérable qui ne se donne pas même la peine de déguiser sa bassesse ; il se croit tout permis avec Andromaque, avec une ennemie et une esclave ; il est fier de son opulence ; sa fille encore plus fière de l’éclat de sa parure, du nombre de ses femmes. Ils ont l’air de mépriser la famille d’Achille, comme peu favorisée des dons de la fortune. Il paraît aussi que Pyrrhus est fatigué des hauteurs d’Hermione, et qu’il lui préfère la douceur d’Andromaque. Cette veuve d’Hector, dans ses entretiens avec Hermione, est une espèce de duègne qui remontre ses devoirs à cette petite folle : entre autres leçons, elle lui apprend qu’elle ne doit pas s’attendre à posséder seule un homme.

Dans tout ce désordre, Pyrrhus est absent ; il est allé à Delphes ; et dirai-je pourquoi ? il y est allé pour demander raison à Apollon de la part qu’il a prise à l’assassinat d’Achille, tué en trahison lorsqu’il allait épouser Polyxène. Rien n’est plaisant comme le voyage de Pyrrhus pour tirer satisfaction de la perfidie d’Apollon : pendant son absence, Hermione et Ménélas se portent aux dernières extrémités ; Andromaque et son fils vont périr, lorsque le bonhomme Pélée, grand-père de Pyrrhus, arrive fort à propos pour sauver la mère et l’enfant. Sa femme Thétis a un temple et des autels dans le pays ; il n’en est pas plus riche, mais il a du caractère : il écrase Ménélas d’injures et de reproches. Hermione, confondue, redoute la colère de Pyrrhus à son retour ; elle est au désespoir ; elle veut se tuer lorsque Oreste arrive. Il vient demander raison à Pyrrhus de l’affront qu’il lui a fait en lui enlevant Hermione qui lui était promise. La fille de Ménélas conte ses chagrins à Oreste : le cousin et la cousine ne se connaissent seulement pas ; rien de galant ni de tendre ne se mêle à leur entretien : on avait arrangé leur mariage dès l’enfance ; cependant ils partent ensemble pour Delphes, ce qui est de la dernière indécence : la femme de Pyrrhus se met en route avec le rival de son mari ! Comment les Grecs, si scrupuleux sur les bienséances du sexe, ont-ils pu tolérer cette imprudence et cette effronterie d’Hermione ? À peine ont-ils eu le temps de faire quelques lieues, qu’on vient annoncer que Pyrrhus a été assassiné à Delphes : faute grossière contre la vraisemblance. Oreste et Hermione ne reparaissent plus. Cette tragédie est bien inférieure à celle de Racine pour l’art ; mais elle lui est supérieure pour le naturel et la vérité des caractères.

On n’a jamais censuré la vaine subtilité d’Andromaque pour concilier ses devoirs de mère avec ceux de veuve. Pyrrhus consent à sauver Astyanax, à condition qu’il épousera Andromaque. La veuve d’Hector feint d’accepter la condition ; mais elle a bien d’autres vues : elle prétend sauver son fils, sans qu’il lui en coûte rien ; elle prétend donner un père à son fils sans donner la mère ; elle médite une supercherie qui tend à frustrer Pyrrhus du prix de son bienfait ; car à peine aura-t-elle épousé le fils d’Achille, qu’elle a dessein de se tuer pour conserver le titre de veuve d’Hector. On lit, dans les Mille et une Nuits, qu’un magicien venait prendre chez un négociant des marchandises qu’il payait en belles pièces d’or ; le négociant les mettait à part. Un jour qu’il voulut s’en servir pour faire un paiement, au lieu des belles pièces d’or, il ne trouva que des feuilles de chêne : c’est ce qui serait arrivé à Pyrrhus, si Andromaque eût exécuté son stratagème. Après avoir épousé la belle Troyenne, se croyant enfin parvenu au comble de ses désirs, au lieu d’une femme adorée, il n’aurait trouvé qu’un cadavre. Andromaque se fait illusion sur les suites de cette fourberie ; elle dit à sa confidente Céphise :

Je connais bien Pyrrhus : violent, mais sincère,
Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.

Il est impossible de s’aveugler davantage : si Pyrrhus est violent, il n’en sera que plus indigné du tour qu’on lui joue ; plus il est sincère, plus il maudira la perfidie d’Andromaque ; et l’effet nécessaire de cette ruse sera de déterminer Pyrrhus à livrer le fils d’Hector pour se venger de la mère qui l’a si cruellement trompé : ce sera le seul fruit de cette escobarderie. Et qui peut avoir suggéré cette fausseté, cette déloyauté à une âme aussi noble que celle d’Andromaque ? Le révérend père Escobar, jésuite, était encore, à cette époque, bien éloigné de voir la lumière ; et, dans les siècles héroïques, on n’avait pas l’idée de ces raffinements.

Je trouve cependant, dans l’Iliade d’Homère, un exemple de cette duplicité : il est vrai que le rusé Ulysse est un des acteurs. Le roi d’Ithaque et Diomède vont la nuit à la découverte, pour savoir ce qui se passe dans le camp des Troyens : ils rencontrent un certain Dolon qui, dans le même dessein, s’acheminait vers le camp des Grecs ; ils l’arrêtent, et lui promettent la vie s’il leur fait un rapport fidèle de l’état des choses chez les Troyens. Dolon leur donne exactement toutes les instructions dont ils peuvent avoir besoin, leur proposant de l’attacher à un arbre jusqu’à leur retour, et leur promettant, en outre, une grosse rançon ; mais Ulysse et Diomède jugent qu’il est plus sûr de le tuer contre la foi jurée : ils lui ôtent la vie, après avoir tiré de lui tous ses secrets ; ce qui prouve que, même dans ces temps de naïveté et de simplicité, la fourberie et la trahison étaient à l’ordre du jour. Il ne faut donc pas s’étonner si Andromaque, qui n’est rien moins que simple et naïve, veut tromper Pyrrhus, et s’arrange pour rester veuve, même en se remariant : ce stratagème, au reste, a peu de succès au théâtre ; on admire les paroles, mais la chose intéresse peu.

Les Plaideurs

Cette comédie est digne de Molière par le style et le dialogue : les caractères de Chicaneau et de la comtesse sont excellents. La scène où Léandre interroge Isabelle, en présence de son père, est une des plus jolies qu’il y ait au théâtre ; la dernière scène, où le vieux juge fait le galant auprès de la jeune Isabelle, est du meilleur comique ; mais le procès du chien est une farce, le juge une caricature, la plaidoirie une parade. Racine n’avait pas destiné cette pièce pour le Théâtre-Français ; elle lui paraissait appartenir de droit aux Italiens et à Scaramouche. Scaramouche étant parti, Racine se laissa persuader de donner sa comédie au Théâtre-Français : elle ne devait pas lui en paraître plus digne depuis le départ de Scaramouche. Les auteurs se laissent aisément persuader ce qui les flatte : ils ont l’habitude de mettre toutes leurs démarches sur le compte de leurs amis ; cependant une faute n’en est pas moins grave parce qu’un ami nous l’a conseillée. Celui qui fait une sottise sur parole en est peut-être un peu plus sot, et n’en est guère moins coupable.

Cette réflexion est générale, et ne peut s’appliquer à Racine ; mais la supériorité de son génie ne le mettait pas à l’abri des faiblesses de l’humanité : il voulait faire jouer sa pièce sur le Théâtre-Français, et se le fit conseiller par ses amis, afin de paraître avoir été entraîné et même forcé par leurs instances. Le départ de Scaramouche ne fut qu’un prétexte ; il restait au Théâtre-Italien assez d’autres acteurs en état de jouer les Plaideurs, si l’auteur eût voulu employer leur ministère.

Racine rapporte naïvement lui-même le principal argument dont se servirent ses amis : Ce n’est pas , lui dirent-ils, une comédie qu’on vous demande ; on veut seulement voir si les bons mots d’Aristophane auront quelque grâce dans notre langue. Racine avait trop d’esprit pour se laisser séduire par d’aussi faibles raisons, si lui-même, séduit d’avance par l’amour-propre d’auteur, n’eût été d’intelligence avec ses amis. Quand un poète fait une comédie, c’est une comédie que le public lui demande : le public s’embarrasse fort peu si les bons mots d’une comédie sont d’Aristophane, et n’a nul désir de savoir si des plaisanteries grecques ont bonne grâce sur la scène française. On sait en général que rien n’est plus propre et plus particulier à une langue que ses mots familiers, ses proverbes, ses quolibets, ses pointes, ses jeux de mots, et qu’il est très difficile de les transporter heureusement dans une autre : il y a surtout une si prodigieuse différence, quoi qu’en aient dit certains érudits très superficiels, entre les mœurs, les idées, les usages, le tour d’esprit et le goût des Français et des Athéniens, qu’il est à peu près impossible que le sel d’Aristophane ait quelque chose de piquant pour nous.

Cependant les Plaideurs sont aujourd’hui un monument qui rend témoignage de cette merveilleuse souplesse du talent de Racine. qui aurait été tout ce qu’il aurait voulu, s’il n’eût pas voulu, avant toute chose, être parfait : il n’a qu’effleuré la comédie, l’ode et l’épi gramme, parce qu’il ambitionnait le premier rang dans la tragédie. La manie de mener de front plusieurs genres est un des plus grands symptômes de la médiocrité. On voit dans les Plaideurs, pièce abondante en proverbes qui sont restés, que Molière aurait eu un égal, du moins pour le sel de la plaisanterie et pour le vers comique, si Racine n’eût mieux aimé balancer Corneille. C’est ainsi qu’au jugement de Quintilien, César eût été l’égal de Cicéron, s’il n’eût mieux aimé être l’égal d’Alexandre, et si le titre de maître du monde ne l’eût pas plus flatté que celui d’orateur.

Britannicus
I

Britannicus tomba : plaignez-vous à présent, petits auteurs, de la chute de vos faibles essais dramatiques ; vous avez bien raison, le succès du moment est votre unique espoir. Racine était assez grand pour attendre la lente justice du temps. Britannicus eut le destin du Misanthrope : la nation n’était pas encore mûre pour ces deux chefs-d’œuvre. Il y a des poètes égoïstes et charlatans qui bâtissent leur renommée passagère sur d’agréables défauts, et séduisent leurs contemporains par des innovations perfides. Molière et Racine consultèrent leur génie plutôt que la mode ; ils achetèrent un triomphe éternel par une disgrâce momentanée ; ils immolèrent leur amour-propre à la perfection de l’art : de grands hommes sont seuls capables de ce sacrifice héroïque ; de petits talents cherchent la vogue plus que la gloire ; ils sont pressés de jouir et de vivre, et donneraient pour l’applaudissement du jour tous les suffrages de la postérité.

Si Molière fut l’inventeur de la comédie de caractère, on peut dire que la tragédie de caractère est une création de Racine. L’auteur du Misanthrope risqua le premier modèle d’une, comédie qui se soutient uniquement par la peinture des mœurs, sans le secours qui résulte de l’intérêt de l’intrigue : l’auteur de Britannicus, non moins courageux, hasarda le premier exemple d’une tragédie uniquement fondée sur le jeu des passions et le développement du cœur, sans cet attirail de situations extraordinaires et de pompeuses déclamations si propres à éblouir la multitude : aux magnifiques romans, en possession de plaire sur la scène, il substitua la simplicité et la vérité historique. Corneille avait excité dans nos âmes une admiration stérile, par le merveilleux des vertus romaines ; Racine nous instruisit par le tableau des vices de Rome corrompue ; il nous consola par le spectacle d’un sage, luttant contre les passions à la cour d’un despote. On entendit, pour la première fois sur le théâtre, le plus grand philosophe et le plus sublime historien de l’antiquité, s’exprimer par l’organe du plus éloquent et du plus pathétique des poètes modernes : c’était le génie de Tacite, mis en œuvre par le génie de Racine ; jamais la tragédie n’avait pris un ton aussi austère, aussi mâle. Le grand Corneille, il est vrai, avait donné Cinna ; mais la déclamation et l’enflure défiguraient encore ce chef-d’œuvre, et l’âme de Corneille n’avait pas entièrement épure l’esprit de Sénèque.

Les gens de lettres ne se trouvèrent pas même à la hauteur de cette grande conception de Racine ; il leur fallut l’étudier et la méditer pour en sentir le prix ! Ils n’attendaient pas une composition si sévère et si vigoureuse d’un pinceau doux et tendre, qu’on ne croyait propre qu’à tracer les orages et les égarements de l’amour. Quel était leur étonnement, de voir celui qui ne leur paraissait qu’un Albane ou qu’un Corrège, s’élever tout à coup à la fierté et à la sublime énergie de Michel-Ange, sans rien perdre de son coloris et de l’élégance de ses contours ! Il y avait à l’hôtel de Bourgogne un banc où les auteurs avaient coutume de se réunir pour juger les pièces nouvelles, et qu’on appelait le banc formidable. Le jour où l’on donna Britannicus, ces messieurs se dispersèrent dans la salle pour n’avoir pas l’air de former contre leur maître un attroupement séditieux ; Boursault était du nombre : il n’aimait pas Racine ; il croyait en avoir été offensé. Ce poète nous a laissé sur la première représentation de Britannicus, à laquelle il assista, des détails extrêmement curieux et très intéressants pour l’histoire de l’esprit humain. L’annonce d’une production nouvelle de l’auteur d’Andromaque n’avait attiré presque personne au théâtre ; les marchands de la rue Saint-Denis, qui avaient coutume de peupler l’hôtel de Bourgogne, avaient ce jour-là donné la préférence à je ne sais quel spectacle populaire. Boursault était à son aise au parterre à la première représentation de Britannicus. Corneille était seul dans une loge : il est triste de pouvoir soupçonner que ce grand homme ne rendit pas une exacte justice à ce nouveau chef-d’œuvre de son illustre émule. On sait que l’auteur du Cid avait bien plus de génie que de goût : il est très probable que Britannicus lui parut très inférieur à Othon ; mais la postérité a retenu quatre vers d’Othon, et sait par cœur Britannicus tout entier.

Le noble et généreux Boileau, aussi bon ami que grand poète, se distingua dans cette occasion par son zèle et par ses lumières. Boursault nous apprend que l’auteur de l’Art poétique avait la physionomie très expressive ; ce qui semble prouver qu’il était plus sensible que ne l’ont cru certains philosophes égoïstes qui n’avaient que la sensibilité de l’amour-propre. « Son visage, dit mon historien, qui eût pu passer dans un besoin pour un répertoire du caractère des passions, épousait toutes celles de la pièce l’une après l’autre, et se transformait comme un caméléon, à mesure que les acteurs débitaient leur rôle : surtout le jeune Britannicus, qui avait quitté la bavette depuis peu, et qui lui semblait élevé dans la crainte de Jupiter Capitolin, le touchait si fort, que le bonheur dont apparemment il devait bientôt jouir l’ayant fait rire, le récit qu’on vint faire de sa mort le fit pleurer ; et je ne sais rien de plus obligeant que d’avoir, à point nommé, un fond de joie et un fond de tristesse au service de M. Racine. » J’ai voulu donner cet échantillon du mauvais ton et des misérables plaisanteries de Boursault : le dépit et la jalousie l’aveuglaient. L’auteur d’Ésope à la Cour et du Mercure galant avait aussi composé des tragédies détestables ; il voyait un rival dans celui devant lequel il devait se prosterner ; il n’était pas même capable de comprendre les beautés de Racine : ce n’était pas d’ailleurs un méchant homme ; il avait plus de gaîté que de malice. Nos modernes philosophes en ont parlé avec bienveillance, parce qu’il ne savait pas le latin, parce qu’il avait été persécuté pour un persiflage irréligieux et que Boileau lui avait donné une place dans ses satires. Il faut lui pardonner d’avoir méconnu un genre de beautés qui ne pouvait être bien senti que par les plus fins connaisseurs.

Il rend une faible justice aux deux premiers actes ; le troisième lui paraît fort médiocre, et cependant la scène d’Agrippine et de Burrhus, la contestation entre Néron et Britannicus sont des morceaux bien au-dessus du génie des auteurs de ce temps-là, si l’on excepte Corneille, alors fort au-dessous de lui-même. Il n’ose pas critiquer le quatrième, mais le malheureux n’ose pas le louer ; et bientôt il se soulage du mal que lui a fait ce chef-d’œuvre, en persiflant le cinquième acte, et surtout le parti que prend Junie d’ensevelir sa douleur dans le temple des vestales ; il eût mieux aimé que la douce et modeste Junie fît une esclandre sur la scène, et se poignardât en présence de Néron, comme une véritable héroïne de théâtre. La Harpe lui-même, quoique ordinairement très juste appréciateur du mérite de Racine, trouve le cinquième acte faible, quoique le beau récit de la mort de Britannicus, l’arrivée de Néron et les imprécations d’Agrippine soient plus véritablement tragiques que la plupart des farces qu’on regarde comme des dénouements à grand effet. La multitude préfère les armées qui se battent sur la scène, les poignards escamotés, les séditions, les tueries et autres puérilités qu’on appelle des tableaux.

II

Il y a cent trente-quatre ans que cette tragédie est composée. Le spectacle commençait alors à quatre heures, et l’on en sortait à sept. Les grands progrès que nous avons fait dans l’art dramatique se réduisent à lever la toile trois heures plus tard. La pièce, supérieurement jouée par l’élite des plus excellents acteurs, fut accueillie comme l’avait été le Misanthrope trois ans auparavant, c’est-à-dire, très froidement : la faute en était à Racine lui-même qui l’avait faite trop belle ; on sait que le défaut de ce poète était la perfection.

Beau défaut ! dira-t-on : oui, pour la postérité ; oui, pour nous qu’un siècle de réflexions a rendus dignes d’apprécier ces chefs-d’œuvre ; mais c’était un défaut terrible pour les spectateurs de 1669, que tant de beautés ennuyaient. Montrez à un villageois, accoutumé aux rustiques appas de sa bergère, une reine majestueuse, distinguée par la noblesse et la régularité de ses traits, il n’éprouvera qu’un étonnement stupide ; il l’admirera en bâillant. C’est ainsi que le public, habitué aux romans extravagants dont la scène était infectée à cette époque, ne pouvait goûter l’élégante simplicité, les justes proportions et le vrai sublime d’un ouvrage tel que Britannicus.

Racine, outré de l’injustice et du mauvais goût de son siècle, fit éclater son ressentiment dans une préface aussi judicieuse qu’amère, qu’il supprima depuis, lorsque le succès tardif de sa tragédie l’eut consolé des disgrâces qu’elle avait éprouvées dans sa naissance. « Que faudrait-il faire (dit-il, en parlant des censeurs ineptes de sa pièce) pour contenter des juges si difficiles ? La chose serait aisée, pour peu qu’on voulût trahir le bon sens : il ne faudrait que s’écarter du naturel pour se jeter dans l’extraordinaire. Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action d’incidents qui ne pourraient se passer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants, qu’ils seraient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire. » La critique que fait ici Racine des auteurs à la mode de son temps, ne pourrait-elle pas s’appliquer, en grande partie, aux plus fameux tragiques du dix-huitième siècle ? car notre prétendue perfectibilité consiste dans un cercle funeste, qui nous ramène au point d’où nous étions partis. Nos poètes dramatiques, à force de se tourmenter pour être neufs, retombent dans l’enfance de l’art.

Racine ne cherchait point à plaire à des esprits faux et frivoles, il n’était point à l’affût des modes ; il ne sacrifiait pas le bon sens et la vérité au ton du jour. « Que dirait, s’écriait-il, ce petit nombre de gens sages auxquels je m’efforce de plaire ? de quel front oserais-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de l’antiquité que j’ai choisis pour modèles ? car, pour me servir de la pensée d’un ancien, voilà les véritables spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous devons sans cesse nous demander : Que diraient Homère et Virgile, s’ils lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait représenter cette scène ? »

Le comble du ridicule, c’est le jugement d’un certain Robinet, misérable auteur d’une misérable gazette dramatique en méchants vers. Voici comment s’exprime ce vil rimeur, au sujet du Britannicus de Racine :

Je me tais sur l’économie (le plan de la pièce),
Étant ici juge et partie ;
Car j’ai fait aussi ce sujet,
D’un autre, ignorant le projet,
Et je suis quasi près de croire,
Mais peut-être m’en fais-je accroire,
Que je l’ai tout au moins traité
Avec moins d’uniformité ;
Que, plus libre dans ma carrière,
J’ai plus varié la matière ;
Qu’avecque plus de passion,
De véhémence et d’action,
J’ai su pousser le caractère
Et de Néron et de sa mère ;
Qu’en chaque acte, comme on a fait,
Je ne finis pas mon sujet.
…………
Que j’ai tout de même à mon gré
Chaque incident mieux préparé ;
Et qu’étant dans la catastrophe
Un tant soit peu plus philosophe,
Je ne la précipite point…

Robinet, le gazetier Robinet, le plus niais des versificateurs, qui se croit supérieur à Racine, pour l’effet, pour la variété, pour la force des caractères, pour l’ordonnance ! Faut-il être surpris de l’orgueil des chefs quand de pareils goujats se portent à cet excès d’audace !

Quid domini facient, audent cùm talia fures ?

Au reste, les Robinet de notre temps tenaient le même langage sur la fin de la monarchie : Racine leur paraissait froid, monotone, faible, surtout peu philosophe, extrêmement borné dans ses idées ; ils le reléguaient au cabinet, et prétendaient que Voltaire devait régner seul au théâtre.

III

Que peut-on reprocher à cet ouvrage, si ce n’est l’extrême perfection, l’art profond et caché qui le place trop au-dessus de la portée du vulgaire ? Corneille a des sentiments exaltés, une exagération d’idées, un merveilleux qui subjuguent la multitude ; Racine, dans Britannicus surtout, charme l’esprit et la raison des connaisseurs par la vérité et le naturel, par ce style pur et antique tout à la fois simple et grand, qui rejette tout ornement faux, toute espèce d’enflure.

On parle souvent de tragédie philosophique, d’esprit philosophique ; on a voulu faire de cet esprit un mérite exclusif, un caractère particulier à un écrivain très brillant, très agréable, mais assurément le moins philosophe qui jamais ait existé : toute sa philosophie se réduit à quelques maximes ou dangereuses ou communes, telles que celles-ci : « Il n’y a point de religion, et ce qu’on nous donne pour religion n’a fait que du mal ; les prêtres sont des imposteurs et des fripons ; il faut se tuer quand on est malheureux ; il ne faut persécuter personne pour ses opinions religieuses. » Soumettez à l’alambic toutes les tragédies et même toutes les œuvres de ce père de la philosophie, voilà tout ce que vous pourrez en extraire d’esprit philosophique ; voilà ce qu’on peut appeler le bréviaire de Voltaire, et certes la société n’a pas beaucoup à s’applaudir de ces axiomes. Il y a plus de sens, plus de profondeur, plus d’instruction solide et de vérités utiles dans la seule tragédie de Britannicus, que dans tout ce fatras de sentences indiscrètes et déplacées, qui ne nous instruisent que de l’audace et de la témérité de l’auteur.

Burrhus nous offre le modèle de la véritable vertu qui sait en imposer au vice et se faire honorer dans la cour même la plus corrompue ; Agrippine nous retrace les folies et les malheurs de l’ambition ; Narcisse nous montre comment de vils flatteurs aplanissent aux princes la route du crime ; on frémit envoyant le sort du monde entre les mains d’un jeune homme dont l’éducation a d’abord comprimé les mauvaises inclinations, mais qui, séduit par le pouvoir suprême, commence à secouer le joug de ses instituteurs pour se livrer à des scélérats.

La jeunesse, la franchise et la générosité de Britannicus, la candeur, la modestie noble de Junie, répandent sur ce tableau politique une teinte douce d’intérêt et de sensibilité. Le développement du caractère de Néron est un chef d’œuvre ; les portraits d’Agrippine, de Burrhus, de Narcisse, sont dignes de Tacite, le plus grand peintre de l’antiquité. Que manque-t-il donc à cette tragédie ? des défauts qui la rapprochent du commun des spectateurs, une raison moins austère, des passions dont la violence secoue plus fortement la foule. Ce genre de tragédie historique me paraît cependant celui qui mérite le plus d’être cultivé, aujourd’hui surtout, où l’on doit être blasé sur les fictions romanesques, sur les fureurs extravagantes et les frénésies amoureuses : il faut accoutumer le public à des drames solides et nerveux qui éclairent l’esprit, nourrissent et fortifient l’âme ; et n’inspirent que de nobles passions. Je crois que c’est dans ce seul genre qu’un auteur peut se frayer une route nouvelle et obtenir de grands succès.

On ne trouvera point dans tout le théâtre ancien et moderne une scène plus importante, plus sublime, plus touchante même que celle où Burrhus lutte avec toutes les armes de la nature et de l’humanité contre le premier crime de Néron, contre ce crime qui doit préparer tous les autres et décider du règne de ce jeune empereur : c’est le dernier degré de l’éloquence simple et vraie, et de ce grand pathétique bien supérieur à celui qui naît des extravagances et des douleurs de l’amour.

IV

Combien ne s’est-on pas récrié contre Néron qui se cache pour entendre la conversation de Junie avec Britannicus ? Cette action est cependant bien conforme au caractère de Néron ; il en résulte une situation intéressante et neuve ; et, si l’on pardonne au théâtre les fautes qui amènent des beautés, jamais faute ne fut plus pardonnable. Il n’est pas question ici de ces invraisemblances, de ces absurdités grossières qui sapent les fondements de l’art : les beautés qu’il faut acheter à ce prix sont toujours trop chères, et cependant je vois qu’on excuse dans d’autres poètes cette violation des lois du bon sens quand elle produit quelque intérêt. Racine n’a péché qu’en se rapprochant trop de la nature aux dépens de la dignité tragique. La supercherie de Néron est une cruauté maligne et raffinée qui découvre bien le génie de ce tyran. Tacite raconte de lui un trait curieux et à peu près dans le même genre. Cet historien nous apprend que Néron, voulant se défaire du consul Atticus Vestinus, choisit le moment où ce magistrat donnait un grand souper. À l’aspect des satellites qui remplissaient la maison, les convives, frappés de terreur, essayèrent de s’évader ; mais on les força de rester dans la salle du festin jusque bien avant dans la nuit : Néron, pendant ce temps-là, prenait plaisir à se représenter la frayeur de ces malheureux qui s’attendaient à passer de la table à la mort ; et ce ne fut qu’après s’être bien égayé à leurs dépens qu’il les fit enfin relâcher, en disant avec une ironie amère qu’ils avaient payé assez cher l’honneur de souper chez un consul. Circumdati interim custodiâ, qui simul discubuerant ; nec nisi provectâ nocte omissi sunt ; postquàm pavorem eorum, ex mensâ exitium opperientium, et imaginatus, et inridens Nero ; satis supplicii luisse, ait, pro epulis consularibus. (Annales, liv. 15, chap. 69.)

C’était donc une jouissance tout à fait selon le cœur de Néron que le supplice de deux amants vertueux, dont l’un n’osait s’expliquer, et l’autre se croyait trahi. N’était-il pas bien difficile, pour ne pas dire impossible, de ne prêter à ce tyran si lâche, si bassement cruel, que des actions nobles et grandes ? Il faut porter le même jugement de la ruse employée par le jaloux Mithridate pour surprendre les secrets du cœur de Monime. Cette ruse, à la vérité, n’est pas un trait héroïque ; mais c’est dans Mithridate un trait de caractère : s’il n’est pas tout à fait digne de la tragédie, il est digne du plus dissimulé, du plus défiant et du plus artificieux de tous les hommes. Ce moyen, petit en lui-même, est terrible dans ses résultats ; et cependant avec quelle, rigueur ne l’a-t-on pas reproché à Racine ? Je n’en suis pas surpris ; on goûte un plaisir malin à grossir les moindres défauts d’un poète si parfait, si désolant, qui humilie si cruellement l’amour-propre des autres auteurs, et les écrase tous par sa supériorité : ses peccadilles sont jugées des cas pendables.

Il n’y a point dans tout l’art dramatique de faute aussi légère que celles qui ne consistent que dans un excès de naturel et de vérité, dans une peinture trop fidèle des mœurs. L’ampoulé, le faux, le romanesque, sont des vices bien plus considérables et bien plus dangereux : les gros péchés en littérature, les crimes irrémissibles et que les plus grandes beautés n’effacent point, ce sont les attentats contre la raison et le bon sens.

Racine, dans la première préface de Britannicus, où il réfute les objections de ses censeurs, ne parle point de cette petitesse de Néron : peut-être n’en avait-on point encore fait la remarque. Il répond à toutes les autres critiques dont on l’accablait alors, du ton d’un homme supérieur, et sa réponse est elle-même une satire assez vive des tragédies de ce temps-là, et même de celles de Corneille. « Pour contenter, dit-il, des juges si difficiles…, il faudrait, par exemple, représenter quelque héros grec qui voudrait se faire haïr de sa maîtresse de gaîté de cœur, un Lacédémonien grand parleur, un conquérant qui ne débiterait que des maximes d’amour, une femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants. »

V

Il n’existe point au théâtre de tragédies où l’histoire soit plus exactement suivie. Néron, Agrippine, Burrhus, Britannicus, revivent à nos yeux ; ils parlent, ils agissent comme Tacite les fait agir et parler. À l’égard de Junie et de Narcisse, Racine s’est donné un peu plus de liberté ; ce sont les seuls dont il se soit permis d’altérer les traits, pour les accommoder à son plan. Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, n’était point, comme l’auteur la suppose, une jeune fille douce, modeste et timide, vivant dans la retraite, fuyant le monde et la cour. Sept ans avant la mort de Britannicus, elle avait été mariée à Lucius Vitellius, fils de ce fameux Vitellius, favori de Claude, confident d’Agrippine, et frère du Vitellius qui fut depuis empereur. Sa vertu même était un peu suspecte ; elle avait cette vivacité, cet enjouement, cette liberté dans les manières, qui nuisent à la réputation d’une femme dans l’esprit de ceux qui jugent sur les apparences. Il est si aisé de couvrir des intrigues criminelles du masque de la décence et de la pudeur, qu’il faudrait plutôt conclure qu’une femme qui dédaigne de composer son extérieur n’a rien à cacher dont elle puisse rougir.

Je ne sais pourquoi l’abbé Dubos, critique assez bonhomme, en veut tant à cette Junia Calvina ; il l’appelle une effrontée , et appuie cette injure du témoignage de Tacite. Il est vrai que Tacite donne à Junie l’épithète de procax  ; mais il est douteux que l’abbé Dubos ait raison de traduire cette épithète par le mot effrontée , qui est très dur dans notre langue ; et la suite du passage de Tacite prouve qu’en se servant du mot procax , il n’a pas eu l’intention de diffamer Junie ; il nous avertit au contraire que cet air d’étourderie et de vivacité donna lieu à une calomnie atroce : on l’accusa d’inceste avec son frère Silanus, à qui elle prodiguait en public des caresses indiscrètes. La manière dont Tacite s’explique devait apprendre à l’abbé Dubos à respecter l’honneur de Junie : le grave et judicieux historien avoue « qu’elle n’était pas aussi modeste que belle ; ce fut là, dit-il, le prétexte de l’accusation : on essaya de faire passer pour un crime abominable une, amitié qui n’était qu’indiscrète ». Cui sanè decora et procax soror Junia Calvina…… Hinc initium accusationis, fratrumque non incestum, sed incustoditum amorem ad infamiam vertit.

L’abbé Dubos étale aussi son opinion calomnieuse de l’autorité de Sénèque ; mais Sénèque est un témoin récusable dans cette affaire, ou plutôt son témoignage n’est qu’un trait de satire, une épigramme sanglante décochée par un flatteur d’Agrippine contre une femme qui était mal à la cour. Silanus, frère de Junie, avait été destiné, par Claude, pour être l’époux de cette Octavie qu’Agrippine fit épouser à Néron. Sénèque faisait sa cour en calomniant le frère et la sœur ; voilà pourquoi, dans sa satire contre l’empereur Claude, il dit, en plaisantant, que « tout le monde appelait la sœur de Silanus une Vénus, mais que son frère aimait mieux l’appeler Junon ». Quam cum omnes Venerem vocarent, maluit Junonem vocare. C’est un bon mot, un trait malin qui dépose contre le caractère de Sénèque, et qui ne porte aucune atteinte à l’honneur de Junie.

Racine avait droit de donner, sur la scène, à cette Junie, un caractère plus intéressant et plus aimable que celui qu’elle avait dans le monde ; mais je ne sais si on ne pourrait pas lui reprocher d’avoir mis dans sa pièce un personnage qui n’était pas à Rome à cette époque : Junie était alors exilée, et ne revint à Rome qu’après la mort d’Agrippine. On a généralement blâmé l’auteur de Charles IX d’avoir montré le cardinal de Lorraine bénissant des poignards à Paris dans le temps où ce prélat était à Rome. C’est à l’égard d’un personnage aussi connu une calomnie odieuse. Junie, au contraire, que personne ne connaît, qui n’a joué aucun rôle, était, par son obscurité même, à la discrétion du poète, qui a pu lui créer un caractère à sa fantaisie.

On fait un grand crime à Racine d’avoir fait vivre Narcisse deux ans de plus qu’il n’a vécu. Corneille fut un de ceux qui cria le plus contre cet anachronisme ; mais Racine le fit taire en disant qu’un homme qui avait fait régner vingt ans un empereur qui n’en a régné que huit, n’avait pas droit de lui reprocher d’avoir ajouté deux ans à la vie d’un affranchi. En effet, dans la tragédie d’Héraclius, on suppose à Phocas un règne de vingt ans. Peut-être Racine est-il répréhensible d’avoir fait Narcisse plus méchant qu’il n’était. La cupidité et le luxe étaient les vices dominants de cet affranchi de Claude ; c’est par là qu’il plut à Néron ; mais l’histoire ne l’accuse pas d’avoir été bas, traître, perfide, inhumain, altéré du sang des misérables. Tacite lui prête des traits d’un caractère assez noble, assez vigoureux ; ce fut lui qui se chargea de la punition de l’infâme Messaline ; il osa résister à la puissance d’Agrippine ; et, quand il vit son maître prêt à déshériter Britannicus pour assurer le trône à Néron, il fit tous ses efforts pour s’opposer à cette injustice, et se sacrifia pour les intérêts de ce même Britannicus dont il avait fait périr la mère.

VI

En sa qualité de comédien et de chanteur, Néron a droit à une attention particulière de ma part : c’est sous ce rapport que je vais le considérer un moment. Ce fils d’Agrippine et de Domitius Barberousse (en latin Œnobarbus) n’était point destiné au trône ; il ne touchait que très indirectement à la famille impériale par sa mère Agrippine, fille de Germanicus, et par son aïeul maternel Drusus, fils de Livie, depuis femme d’Auguste ; mais Livie était déjà enceinte de Drusus quand elle fut forcée de quitter Claudius Tibérius Néron pour épouser Auguste en secondes noces ; les plaisants et les malins disaient, sans aucun fondement, que ce Drusus était le fruit de l’adultère de Livie avec Auguste : calomnie pleinement démentie par la vertu et la sagesse de Livie, la plus chaste des femmes.

Néron éprouva le malheur dans un âge où l’on ne peut pas encore en profiter. Sous l’empire de son oncle Caligula, sa mère fut exilée ; il fut dépouillé de la succession de son père Domitius, et resta à la charge de sa tante Lépida, femme riche, il est vrai, mais étourdie et dissipée, qui confia l’éducation de ce neveu à deux graves et illustres pédagogues, dont l’un était pantomime, l’autre barbier, et tous les deux esclaves : sub duobus pædagogis, saltatore et tonsore . Sa mère ayant été rappelée de l’exil sous Claude, Néron recouvra les biens de son père ; il eut même une partie de ceux de son beau-père Crispus Passimus, orateur moins célèbre encore par son éloquence que par ses richesses. Il avait alors onze ou douze ans : on s’occupa de la culture de son esprit, et on lui donna pour précepteur Sénèque, le plus grand philosophe et le plus joli écrivain du siècle.

L’auguste disciple n’avait aucun goût pour les lettres : il ne fut même jamais capable de faire les mauvais vers qu’on mettait sous son nom. Quand il lui arriva de parler en public et de plaider des causes, suivant l’usage de ce temps-là, Sénèque lui composait ses discours, et il fut le premier des Césars qui eut besoin d’un pareil secours. Tous, jusqu’à l’imbécile Claude, furent éloquents et lettrés. Néron profita mieux des maîtres d’agréments qu’on lui donna, comme on fait encore aujourd’hui aux jeunes gens qui ont quelque fortune. Il apprit un peu à peindre, à jouer de quelques instruments, et surtout à chanter : il avait une violente passion pour tous les arts du théâtre ; c’était la folie de son temps, et cette folie fut poussée si loin, qu’on fut obligé de défendre aux magistrats de reconduire chez eux les comédiens après le spectacle. Ce grossier oubli de leur dignité préparait l’indécence bien plus monstrueuse d’un empereur, d’un maître du monde, prostitué sur la scène comme un histrion.

Dans les premières années de son règne, Néron, environné de sages instituteurs, de personnages respectables, n’osa pas porter jusqu’à cet excès le mépris des bienséances : il se contenta d’instituer toutes sortes de jeux et de spectacles auxquels il assistait toujours avec un grand plaisir ; il fit aussi représenter plusieurs pantomimes nouvelles, entre autres celle des amours de Pasiphaé, exprimée avec une vérité qui fait frémir la pudeur, et donne bien mauvaise opinion de celle du peuple romain., Une vraie Pasiphaé était enfermée dans un simulacre de bois représentant une génisse ; et, au rapport de Suétone, plusieurs spectateurs crurent voir un véritable taureau s’élancer sur cette fausse génisse : Taurus Pasiphaën ligneo juvencæ simulacro abditam iniit, ut multi spectantium crediderunt. Dans une autre pantomime, intitulé Icare, l’acteur qui représentait le fils de Dédale tomba dès le premier effort qu’il fit pour voler, et son sang rejaillit jusque sur l’empereur. On voit que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on s’est exercé dans l’art de voler, mais le succès n’a jamais couronné ces tentatives : il me semble qu’on y revient dans ce moment, et qu’il y a un Icare allemand qui vole dans les journaux1.

Il y avait à Rome un fameux joueur de cithare, nommé Terpnus, que Néron avait eu pour maître : dès qu’il fut empereur, il l’appela auprès de sa personne, et il travaillait avec lui plus souvent qu’avec ses ministres. La nature ne lui avait donné qu’un filet de voix ; le son en était faible et voilé ; vocis exiguæ et fuscæ . Avec de tels moyens il se croyait un Orphée, et il l’emportait sur tous les artistes musiciens par la haute opinion qu’il avait de son talent. Il n’y avait point de secrets qu’il ne mît en œuvre pour fortifier et embellir son organe exigu et frêle : il prenait souvent des lavements et des vomitifs pour éclaircir sa voix et la rendre plus fraîche ; il s’abstenait des mets et des fruits qui pouvaient lui nuire. Il ne cessait de prendre des leçons de cithare du virtuose Terpnus, et l’écoutait jusque bien avant dans la nuit, avec le plus vif enthousiasme.

Enfin, content de lui-même et de ses progrès, il ne crut pas devoir plus longtemps les tenir renfermés dans l’enceinte de son palais : il se reprochait le tort qu’il faisait au public en le privant d’un chanteur et d’un musicien d’une si grande force. Il choisit Naples pour le premier théâtre de ses exploits. Cette ville, voisine de la Grèce, imbue des mœurs grecques, idolâtre des arts scéniques, lui paraissait plus faite que Rome pour sentir tout son mérite. Pendant sa première ariette un tremblement de terre se fit sentir : le chanteur ne trembla pas ; uniquement occupé de son début, il ne s’aperçut de rien, et continua son ariette jusqu’à la fin, sans se troubler. Il chanta sur le même théâtre plusieurs jours de suite, et ne négligea point pour son succès les précautions aujourd’hui si fort usitées. Une foule de jeunes chevaliers et de plébéiens, au nombre de plus de cinq mille, choisis parmi les plus beaux et les plus robustes, se répandaient de tous côtés pour prôner son talent : ils étaient divisés par compagnies. Quand il paraissait sur la scène, le théâtre retentissait de plusieurs genres d’acclamations et d’applaudissements d’une invention nouvelle : les uns, appelés bombi, consistaient dans un grand bourdonnement ; les autres, nommés imbrices, imitaient le bruit de la grêle qui tombe sur les toits ; quelques-uns, qu’on appelait testæ, ressemblaient au bruit des écailles qui se choquent l’une contre l’autre. Ceux qui applaudissaient avaient même la précaution de n’avoir point d’anneaux ni de bagues aux doigts pour que rien n’amortît le son. Voilà, certes, des raffinements bien extraordinaires, et nous devons rougir de n’être encore que des ignorants dans cet art des acclamations et des applaudissements que nous nous imaginions avoir perfectionné : il est vrai que, pour un artiste d’une aussi grande importance que Néron, on y faisait plus de façons que pour un acteur vulgaire : les frais, d’ailleurs, n’étaient pas épargnés, et les chefs des compagnies avaient de gros appointements.

Las de n’être applaudi qu’à Naples, et de n’être qu’un acteur de province, Néron mourait d’envie de se produire dans la capitale ; il se fit demander : c’est ce que savent très bien les acteurs d’aujourd’hui. Ses émissaires, mêlés parmi le peuple, exprimaient à grands cris leur désir d’entendre cette voix céleste. (On ne donnait pas d’autre nom à la voix de Néron.) Le prince répondit que les amateurs pourraient l’entendre dans les Jardins : c’était un petit théâtre sur lequel les novices s’essayaient avant de se hasarder sur le grand théâtre de Pompée ; il était situé dans les jardins près du Tibre, que Jules César avait légués au peuple romain. On n’eut point d’égard à cette modestie de Néron ; les soldats même qui montaient la garde à la porte de son appartement, se joignant au peuple, demandèrent qu’il parût sur le grand théâtre. Cédant, malgré lui, à ce vœu unanime, le timide candidat fit inscrire son nom parmi les musiciens qui devaient exécuter des concertos de cithare, et disputer le prix ; il parut à son rang parmi les concurrents : les préfets du prétoire portaient sa cithare, suivis des tribuns militaires et des grands de la cour. Après avoir achevé son prélude, il fit dire au peuple, par l’organe de Cluvius Rufus, personnage consulaire, qu’il chanterait le rôle de Niobé. Il chanta de même plusieurs autres rôles tragiques sous le masque : les masques d’hommes étaient faits sur le modèle de sa figure, et les masques de femmes ressemblaient au visage de ses maîtresses. Les tragédies où il chanta avaient pour titre : Canacée en travail d’enfant ; Oreste, assassin de sa mère ; Œdipe s’arrachant les yeux ; Hercule furieux. Dans cette dernière pièce, un soldat de nouvelle levée, qui était de garde au théâtre, voyant qu’on s’emparait de la personne de Néron et qu’on le chargeait de chaînes, ainsi que le sujet l’exige, accourut pour le secourir et fit beaucoup rire l’assemblée.

Il manquait à la gloire de notre illustre chanteur, de faire briller son talent au sein de la Grèce, dans la patrie des arts : il partit pour se rendre dans l’Achaïe ; toutes les villes s’empressaient à l’envi de lui envoyer des couronnes. Leurs députés étaient admis avant tous les autres ; il les invitait à sa table. Quelques-uns ayant osé le prier de chanter pendant le repas, et s’étant extasiés sur la beauté de sa voix, il s’écria dans le transport de sa joie : « Il n’y a que les Grecs qui sachent m’entendre ; eux seuls sont dignes de moi et de mon art. »

Il voulut qu’on établît à Olympie, contre l’usage, un concours de chanteurs et de citharèdes ou joueurs de cithare, instrument alors aussi à la mode que l’est aujourd’hui le violon : il y remporta le prix, et la nouvelle de sa victoire fut portée jusqu’à Cadix, où l’on s’imagina qu’Olympie était un royaume nouveau dont Néron avait fait la conquête. Pendant qu’il s’occupait de la cithare et du chant, son affranchi Hélius lui écrivit que les affaires de l’empire demandaient à Rome sa présence. Néron lui répondit : « Je vois que vous voulez hâter mon retour ; mais vous devez plutôt me conseiller de ne revenir à Rome qu’après avoir acquis une gloire digne de moi. » Quand il chantait, il n’était permis de sortir du théâtre sous aucun prétexte ; plusieurs femmes y accouchèrent : il n’était pas sûr de dormir, quoique son chant en donnât beaucoup d’envie. Vespasien, depuis empereur, commençant un jour à s’assoupir aux premières mesures d’un air chanté par Néron, fut heureusement réveillé par son affranchi qui le poussa rudement.

Quand il disputait le prix du chant ou de la cithare, il faisait toutes les singeries et simagrées ordinaires aux concurrents ; il flattait les juges, décriait ses rivaux, affectait beaucoup, de crainte et de défiance : observateur fidèle des lois du concours, il n’osait ni cracher, ni s’essuyer la sueur. Un jour, dans un rôle tragique, ayant laissé tomber son sceptre, il se hâta de le reprendre, mourant de peur qu’on ne l’eût aperçu, et que pour cela il ne fût exclu du concours. Vindex, qui s’était révolté dans les Gaules, ayant publié contre lui un manifeste sanglant, ce qui le choqua le plus, ce ne fut pas le reproche qu’on lui faisait d’être empoisonneur, parricide, incendiaire, etc. : peu touché de ces bagatelles, il ne fut sensible qu’à l’accusation d’être mauvais musicien et mauvais chanteur. Il écrivit au sénat pour se plaindre de cette injustice criante, alléguant un mal de gorge pour s’excuser de ne pas y aller lui-même : « Je ne veux, disait-il, d’autre preuve de la fausseté des crimes que m’impute Vindex, que le reproche qu’il me fait d’ignorance dans un art que j’ai tant cultivé et porté à sa perfection. Je vous le demande, pères conscrits, connaissez-vous un musicien, un chanteur, un citharède meilleur et plus habile que moi ? »

Obligé par état de parler chaque jour de musiciens et de chanteurs, j’ai cru devoir saisir l’occasion de Britannicus pour m’étendre sur les aventures théâtrales d’un homme qui, par l’éclat de son rang et de sa naissance, mériterait d’être regardé comme le patron des chanteurs et des musiciens, si d’ailleurs il ne déshonorait pas, par son caractère, les arts et les artistes.

Bérénice

Voltaire et La Harpe disent que Bérénice n’est pas une tragédie, et l’un et l’autre conviennent qu’elle eut trente représentations très suivies, honorées par les larmes de la cour et de la ville. Je pourrais appliquer à Bérénice ce que Zaïre dit d’Orosmane, après avoir fait l’énumération de ses vertus :

S’il était né chrétien, que serait-il de plus ?

Bérénice attache, intéresse, non pas avec des situations romanesques et un style barbare, mais par les sentiments les plus touchants, exprimés en vers enchanteurs ; Bérénice fait pleurer : si c’était une tragédie, que ferait-elle de plus ?

Voltaire va plus loin. Toutes les fois , dit-il, qu’il s’est trouvé un acteur et une actrice capables d’intéresser dans les rôles de Titus et de Bérénice, cet ouvrage dramatique a toujours excité les applaudissements les plus vrais : ce sont les larmes. Comment se fait-il qu’un ouvrage dramatique si attendrissant ne soit pas une tragédie ? Que manque-t-il donc à Bérénice pour mériter le nom et le titre de tragédie, puisque ses amis et ses ennemis conviennent également qu’elle excite la pitié ? Il lui manque, selon Voltaire, des fureurs, des folies, du sang, des crimes. L’amour , dit-il, qui n’est qu’amour, ne semble fait que pour la comédie, pour la pastorale ou pour l’églogue. Voltaire est un peu comme cette femme qui ne voulait pas croire à l’amour de son amant, à moins qu’il ne se pendît. Voltaire ne croit pas qu’un amour soit tragique, quand les amants ne sont pas des enragés et des assassins.

Racine est d’un avis tout différent, et il a droit aussi, lui, d’avoir un avis sur cette matière. Ce n’est point , dit-il, une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. Cette doctrine de Racine, sur ce qui constitue le vrai tragique, est diamétralement opposée à celle de Voltaire ; c’est là le point essentiel qui divise leurs écoles. Les voltairiens (s’il m’est permis d’employer ici une façon de parler bien triviale, mais énergique et juste) ne demandent que plaie et bosse. Ils veulent des poignards et du sang : il n’y a point de tragédie pour eux, sans atrocité, sans horreur, sans délire. Les disciples de Racine pensent, au contraire, que les personnages tragiques peuvent intéresser, émouvoir par la violence des passions et l’héroïsme des sentiments, sans écumer de rage, sans avoir le transport au cerveau, sans commettre aucun meurtre.

Il est constant que Bérénice n’a point fait pleurer à cette représentation, mais qu’elle a fait bâiller : toutes les dissertations littéraires ne sauraient détruire un fait aussi notoire. À qui faut-il s’en prendre ? Pourquoi s’est-on ennuyé ? Est-ce parce qu’il n’y a point de sang répandu ? Parce que Titus et Bérénice ne perdent ni la vie ni la raison ? Est-ce parce qu’ils ont tous deux l’âme assez noble, assez forte pour immoler à l’honneur et au devoir la plus violente des passions ? L’ouvrage n’est-il pas toujours le même ? Pourquoi ne produit-il plus le même effet ? C’est que les temps, les spectateurs et les acteurs sont changés. On ne trouve point dans la séparation de deux amants de quoi attacher assez l’esprit ; on n’entre point aisément dans leurs douleurs, on ne partage point leurs tourments : toute cette grande délicatesse, cette générosité, cet héroïsme de sentiments ne paraissent pas avoir un objet assez important : on ne croit pas que l’amour d’une femme puisse influer sur le bonheur ou sur le malheur de la vie ; on pense que Titus, empereur romain, maître de l’univers, au moment où il monte sur le trône, ne doit pas être si cruellement déchiré par la nécessité de quitter une maîtresse qu’il a depuis cinq ans ; on suppose qu’il aura les moyens de s’en consoler, puisqu’il peut choisir entre les femmes de l’empire.

Bussy-Rabutin, écrivant à une dame qui lui avait envoyé de Paris la tragédie de Bérénice imprimée, blâme Titus de n’avoir qu’un amour très faible, puisque, par complaisance pour les lois et[pour le sénat, il se prive de ce qu’il aime. Le courtisan français prétend qu’il aurait pu donner des leçons d’amour à l’empereur romain : cette idée n’est qu’une plaisanterie, qui, dans un siècle aussi galant que celui de Louis XIV, était du meilleur ton. Il est certain que Titus, s’il eût voulu abuser de son autorité, pouvait épouser Bérénice ; mais cet abus était indigne de lui, et d’ailleurs le sujet de la tragédie de Racine n’était pas de montrer la faiblesse et la honte de Titus, mais son courage et sa victoire. On dit que l’amour n’est pas bien fort quand on sait le vaincre ; cela est faux : la victoire est difficile, sans doute, mais elle est possible ; et c’est cette difficulté-là même qui la rend héroïque et tragique.

Rousseau de Genève nous apprend qu’il assista un jour à une représentation de Bérénice avec d’Alembert, et que la pièce leur fit à tous deux un plaisir auquel ils s’attendaient peu . Pourquoi ne s’attendaient-ils pas à ce plaisir-là ? Ils étaient faits l’un et l’autre pour apprécier le mérite de Racine. On dit que d’Alembert avait été, malgré la géométrie, très amoureux de mademoiselle l’Espinasse ; et l’auteur de la Nouvelle Héloïse se prenait de passion pour toutes les femmes qu’il voyait. Ces deux philosophes n’étaient-ils pas de dignes spectateurs de Bérénice, et très capables d’entrer dans la situation de Titus ? Ce qui est bien peu philosophique, c’est que le vertueux Jean-Jacques prétend que Titus serait plus intéressant s’il sacrifiait l’empire à l’amour, et s’il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des Romains. Titus serait sifflé s’il agissait ainsi au théâtre, et Rousseau mérite de l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. Disons cependant que l’héroïsme de Titus, qui renonce à sa maîtresse lorsqu’il peut la posséder, est bien moins théâtral que celui d’Auguste, qui pardonne à son assassin lorsqu’il peut se venger. Cette victoire d’Auguste n’est peut-être pas plus difficile ni plus héroïque en elle-même que celle de Titus ; mais elle est plus brillante, plus magnifique et mieux sentie de tout le monde.

Bajazet
I

On dut être surpris de voir le galant Racine choisir un sujet turc. Pourquoi les intrigues du sérail ont-elles tant de charmes pour les romanciers et les poètes ? Certes, il n’y a rien de moins galant que les mœurs orientales ; des femmes esclaves et prisonnières, des amants despotes et tyrans, des messagers d’amour moins difformes encore et moins hideux par leur couleur que par leur honteuse dégradation. ; ce ne sont pas là des images flatteuses pour les aimables souveraines des pays civilisés de l’Europe ; mais si ces mœurs ne sont pas galantes, elles sont tragiques ; le danger toujours à côté du plaisir, la mort auprès du trône ; de grandes révolutions où l’amour joue un grand rôle, des passions plus ardentes parce qu’elles sont plus concentrées ; la nécessité de l’intrigue et du mystère, tout frappe l’imagination, tout inspire la terreur. Racine n’était point un poète galant ; il excellait à peindre le véritable amour, qui presque toujours exclut la galanterie.

On prétend que Corneille, assistant à une représentation de Bajazet, dit à Segrais, qui était à côté de lui : Avouez que voilà des Turcs bien francisés : je vous le dis tout bas, car on me croirait jaloux. Corneille avait raison de le dire tout bas ; ce jugement ne faisait point honneur à son goût ; il venait à l’appui de ces vers de Boileau :

Tel s’est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile.

Il convenait surtout bien peu à un poète qui, dans la Mort de Pompée, a fait de César le plus froid et le plus insipide galant, et qui prête à la plupart de ses héros le langage de ce qu’on appelait autrefois les ruelles.

M. de La Harpe adopte la critique de Corneille ; Bajazet et Atalide ne sont pour lui que des Français habillés en Turcs  ; il ne voit dans leurs amours qu’une petite intrigue obscure conduite par la fourberie et la dissimulation  ; il blâme Bajazet de ne pas tromper la sultane pour obtenir un trône ; il le blâme de la tromper ; il entasse de vaines subtilités pour embrouiller les notions les plus claires ; et le même littérateur qui avale sans façon les plus grosses invraisemblances de Zaïre, voudrait passer au tamis le plus fin tous les incidents de Bajazet. Dans un plan si bien dessiné, chef-d’œuvre de combinaison théâtrale, tout lui paraît petit et faux , et l’absurde roman de Zaïre est à ses yeux la plus belle conception de l’esprit humain.

Qu’y a-t-il donc de si grand, de si vrai dans un jeune soudan mal affermi sur le trône, qui n’a rien fait encore pour la gloire, et qui bouleverse toutes les lois de son empire pour une petite esclave qui lui tourne la tête ? Qu’y a-t-il de si grand, de si vrai dans les extravagances d’un amant qui, surprenant un billet amoureux écrit à sa maîtresse, n’a pas même l’esprit d’interroger celui qui vient de l’apporter ; qui ne fait pas arrêter l’écrivain, quoiqu’il le connaisse et qu’il soit en son pouvoir ; qui ne va pas sur-le-champ montrer ce billet à l’infidèle, pour avoir du moins le plaisir de la confondre, et passe le temps à faire le fou dans son sérail avec un confident imbécile, qu’il appelle son ami ? Voilà ce qui est petit et faux. Les femmes peuvent aimer cet excès de folie, qu’elles regardent comme le triomphe de leurs charmes ; mais, aux yeux des gens de goût et des connaisseurs, tout cela est aussi mesquin que contraire aux règles de l’art.

Bajazet, avec moins de fureur, d’étalage et de fracas, montre bien plus de véritable grandeur ; il ne veut pas devoir le trône et la vie à un lâche mensonge.

Le critique ne comprend point cet héroïsme ; il trouve que le trône et la vie valent bien la peine qu’on les achète par une fausse promesse : « Bajazet, dit-il, trompe déjà la sultane, en lui laissant croire qu’il l’aime ; que lui en coûterait-il de la tromper davantage, en lui promettant de l’épouser ? En fait de tromperie, le plus ou le moins n’est pas une affaire. » Raisonnement aussi faux en littérature qu’en morale. Bajazet ne trompe point la sultane ; son air et ses discours annoncent assez qu’il ne l’aime point : s’il ne détrompe pas formellement une amante insensée qui chérit son erreur, c’est moins pour conserver sa vie que pour sauver les jours d’Atalide : mais, lorsqu’on exige qu’il se lie par une promesse, il fait alors à l’honneur, à la bonne foi, le sacrifice de la vie, de l’amour et du trône. Rien ne ressemble moins à la galanterie, rien n’est si grand qu’un tel procédé ; et dire qu’il est faux, c’est condamner tous les traits d’héroïsme qu’on admire au théâtre. L’âme généreuse de Bajazet peut sans doute se reprocher sa complaisance pour Atalide ; mais, s’il était tout à fait innocent, on serait plus indigné que touché de sa mort. Telle est la doctrine d’Aristote, si bien expliquée par Corneille, et que la critique ne doit pas ignorer. Bajazet et Atalide expient d’une manière terrible un artifice que la nécessité de leur situation semblait devoir excuser : voilà la tragédie.

Atalide n’est point habillée à la française  ; c’est bien une amante turque, pour qui la mort même de ^ son amant n’est pas le dernier des maux ; qui flotte entre le désir de sauver la vie de Bajazet et la crainte de perdre son cœur, et dont la jalousie importune entraîne le jeune prince vers sa ruine.

J’ai entendu dire que ces inconséquences d’Atalide étaient dans la nature : oui ; mais cette nature est ici très déplacée, et l’objet des beaux-arts est de choisir et déplacer convenablement l’imitation de la nature. L’auteur du Cours de Littérature, lorsqu’il parle ainsi, doit étonner tous ceux qui connaissent son goût et la solidité de son jugement. Quoi ! parce qu’il s’agit ici pour Bajazet de la vie et du trône, Atalide doit étouffer son amour, Bajazet ne doit plus être sensible qu’à l’ambition ! C’est là, selon le critique, la belle nature, la nature qu’il convient d’imiter.

Le triomphe de l’amour et de la bonne foi, sur les plus grands intérêts, lui paraît une inconvenance ; et, parce que Bajazet s’est déjà prêté à l’erreur de Roxane, il faut qu’il achève de la tromper dans toutes les formes par une promesse de mariage ! Il me semble que cette espèce de nature basse et commune serait bien plus déplacée, bien plus inconvenante dans une tragédie.

Ce qui me paraît surtout admirable dans Bajazet », c’est le trouble qui croît de scène en scène ; c’est l’agitation continuelle des personnages dont la situation change presqu’à chaque scène ! Il semble qu’Horace voulait parler de Racine, lorsqu’il a dit :

Ille per extentum funem mihi posse videtur
Ire poëta, meum qui pectus inaniter angit,
Irritat, mulcet, falsis terroribus implet,
Ut magus……

« L’enchanteur le plus merveilleux pour moi, c’est le poète dont les fictions portent la douleur dans mon âme, qui m’irrite, m’apaise et me remplit de vaines terreurs. » Racine est cet enchanteur : à chaque moment on tremble, on se rassure, on se réjouit, on s’afflige, on frémit, on espère. Chez lui l’action marche toujours, tout est en mouvement : dans les tragédies de Voltaire l’intrigue languit, les tirades seules sont animées : Racine sait exciter une grande terreur avec un seul mot ; c’est un prodige de l’art : il y a tant de poètes qui, même avec le plus grand fracas et la pantomime la plus imposante, ne parviennent pas à produire une légère surprise ! Quel est le spectateur qui ne frissonne pas, lorsqu’il entend Roxane prononcer ce mot terrible : Sortez , et qu’il sait que ce mot est l’arrêt de mort de Bajazet ?

Madame de Sévigné trouvait quelque embarras dans le dénouement ; elle n’entrait point dans les raisons de ce qu’elle appelle cette grande tuerie . Il est cependant fort naturel qu’Amurat, instruit de l’intrigue de Roxane, envoie un esclave chargé de lui sacrifier l’amante après l’amant . Roxane immole Bajazet à sa jalousie ; elle est immolée elle-même à la jalousie du sultan. Acomat force le sérail par un coup hardi, que la mort de Bajazet rend inutile ; il s’embarque avec ses amis et ses richesses ; et Atalide, restée seule en proie au désespoir, se donne le coup mortel. Aucun embarras dans cette marche, rien que de raisonnable dans cette tuerie. Les spectateurs accoutumés aux pantomimes extravagantes, aux séditions, aux miracles, aux combats, aux tours de gibecière qui dénouent la plupart de nos tragédies modernes, trouvent le dénouement de Bajazet un peu froid ; mais il laisse dans tous les cœurs sensibles une tristesse profonde et délicieuse ; il satisfait tous les esprits justes et délicats.

Quand on considère que dans cette pièce tout est préparé, tout est motivé, tout est asservi aux règles les plus sévères du théâtre, aux convenances les plus rigoureuses, à la plus scrupuleuse vraisemblance ; que l’auteur est allé au-devant de la plus petite objection ; que la raison la plus austère est obligée de souscrire au plaisir que l’âme éprouve ; quand on examine de près cette prodigieuse abondance de sentiments vrais et touchants, d’idées aussi belles que justes ; ces admirables peintures du cœur humain ; ce dialogue plein de sens, d’intérêt et de chaleur ; cette éloquence presque divine, qui jamais ne dégénère en déclamation ; enfin, cette rare perfection d’un style enchanteur et toujours naturel, on est prodigieusement dégoûté des romans dramatiques, du clinquant des tirades et des sentences, et de tous les prestiges du charlatanisme théâtral.

Comment expliquer ces étranges conclusions d’un critique d’ailleurs si estimable ? Bajazet est un ouvrage du second ordre, qui n’a pu être fait que par un homme du premier. Je ne puis penser qu’un littérateur ait voulu sacrifier l’honneur de son art et sa propre réputation au plaisir de faire une aussi misérable antithèse que celle du second et du premier ; j’aime mieux croire que les préjugés de son éducation, et l’admiration pour Voltaire, qu’il a sucée avec le lait, ont égaré son jugement. Bajazet un ouvrage du second ordre ! Quels sont donc les ouvrages du premier, composés depuis Racine ? Si on faisait subir aux chefs d’œuvre dont le critique est idolâtre le même examen qu’il a fait subir à Bajazet, ils ne seraient pas même des ouvrages du quatrième ordre. Concluons que cette injustice de l’auteur du Cours de Littérature, à l’égard d’une des belles productions du génie de Racine, fait autant de tort à son goût que son aveugle partialité pour les tragédies de Voltaire. Bajazet n’est pas la meilleure tragédie de Racine ; mais c’est une tragédie du premier ordre, qui laisse bien loin derrière elle tous les phosphores dramatiques qu’on a prétendu nous faire admirer depuis : on fera l’intervalle plus ou moins grand, suivant qu’on aura plus de finesse dans le goût, et plus de connaissance de l’art.

II

Rien n’est plus tragique que les mœurs des sérails de l’Orient ; les intrigues y sont terribles, et se dénouent par la mort : mais souvent ces mêmes mœurs ne sont point théâtrales ; les passions, concentrées par la dissimulation et par la crainte, n’ont pas la liberté de se développer : il ne peut y avoir aucune opposition, aucun choc de caractères : dans un sérail il n’y a qu’un maître et des esclaves ; régime qui tue l’éloquence. Il est presque impossible d’établir la scène dans l’appartement des femmes avec quelque ombre de vraisemblance, puisque le sultan et les eunuques noirs sont les seuls qui puissent y mettre le pied.

Quel courage, quelle finesse de goût, quel amour de l’art ne fallait-il pas avoir pour oser risquer, devant les dames de Paris, un personnage tel que Roxane, chef-d’œuvre de naturel et de vérité ! Racine n’a pas agi en homme d’esprit, mais en homme de génie, lorsque sur une scène aussi romanesque que la nôtre il a montré l’amour physique dépouillé de toute la noblesse et de tous les raffinements que lui prêtent l’imagination et la chevalerie : Roxane est une véritable sultane ; elle aime, comme les esclaves de Géorgie et de Circassie, renfermées dans les sérails, et non pas comme les héroïnes des romans, ou comme les princesses bien élevées que les sens ne subjuguent jamais, et qui ne sont esclaves que de l’honneur de leur sexe. Roxane n’a point de vertu, point de sensibilité, point de délicatesse, point d’humanité ; Roxane n’est ni savante ni philosophe : elle ne serait pas capable de disserter sur la religion, sur l’éducation, sur la morale ; si on lui demandait en quel pays coulent la Seine et le Gange, quelle différence il y a entre le culte des Indiens et celui des Parisiens, je crois que ses réponses lui feraient peu d’honneur, et qu’on ne pourrait la recevoir dans aucun musée, dans aucun athénée : c’est, en un mot, une femme ignorante et grossière, qui ne connaît que la géographie et l’histoire du sérail, qui ne sait qu’être basse, artificieuse ou insolente ; mais elle est très instruite et très éclairée sur les intérêts de sa passion ; elle va au fait, et toute sa conduite est le résultat de la logique des sens : ce caractère est neuf, original, unique, parce qu’il n’a rien d’outré, rien de romanesque, aucun faux brillant : c’est la nature elle-même, et une nature plus véritablement tragique que celle de toutes ces amoureuses ou fades, ou gigantesques, ou folles, dont notre théâtre abonde.

Ces deux caractères de Roxane et d’Acomat réparent avantageusement la faiblesse de celui de Bajazet ; faiblesse nécessaire, et que le sujet commande. Voltaire pense qu’on pouvait donner à ce personnage un coloris plus fier et plus éclatant : ce n’eut été qu’aux dépens du sens commun, et Racine ne savait pas faire de pareils sacrifices. Bajazet se développe d’une manière assez imposante dans un de ses entretiens avec Acomat, et dans sa dernière réponse à la proposition atroce de Roxane ; dans tout le reste, il est ce qu’il doit être : quoiqu’il donne le titre à la pièce, c’est dans le fait un personnage secondaire ; et lorsqu’une tragédie présente deux rôles du premier rang, et d’une aussi grande force que ceux de Roxane et d’Acomat, elle est assez nourrie, assez riche ; et l’on ne peut rien exiger de plus.

La Harpe ne pardonne point à Bajazet ses scrupules et sa probité sévère : il pense qu’on peut bien se permettre une fausse promesse, quand il s’agit de la vie et du trône ; il traite de folie la morale trop rigoureuse de ce jeune Turc. Il est vrai que l’ambition est une vertu au théâtre, et la droiture une sottise ; mais un jeune prince amoureux, qui ne connaît pas encore le monde, et que la politique n’a point corrompu, peut fort bien ne pas vouloir acheter le trône par une lâcheté ; il peut estimer l’honneur plus que la vie. Si, vaincu par les prières d’Atalide, Bajazet a pu descendre jusqu’à la feinte avec Roxane, lorsque Atalide jalouse condamne cette feinte, il peut rentrer dans son caractère, et préférer les plus grands périls à la honte de céder aux menaces d’une femme : cet entêtement est héroïque, et n’en est pas moins turc, quoiqu’il paraisse étrange au théâtre.

Les caprices, les contradictions, les bizarreries d’Atalide sont dans le cœur des amoureuses de tous les pays ; elles conviennent aux princesses de l’Orient, comme aux héroïnes du Nord : Atalide n’est point une esclave ; elle est de la famille des Ottomans ; il n’y a rien dans ses sentiments qui ne soit très conforme à sa naissance et aux mœurs de sa nation : c’était donc bien à tort que Corneille ne voyait que des Français dans Bajazet et Atalide ; qu’aurait-il dit d’Orosmane et de Zaïre ?

III

C’est dans la tragédie de Bajazet que Voltaire a pris le nom si doux de sa Zaïre. Lorsque Racine imagina de donner à la confidente d’Atalide le nom de Zaïre, il était loin de prévoir la brillante fortune que ferait un jour cette humble suivante : il ne soupçonnait guère que Zaïre deviendrait une héroïne de religion et d’amour ; que, fille de vingt rois chrétiens , il s’en manquerait bien peu de chose qu’elle n’épousât un prince mahométan ; et, ce qui n’est pas le moins curieux de ses aventures, que la favorite d’un soudan mourrait dans le sérail, chrétienne, vierge et martyre, quoique l’auteur de ce roman merveilleux eût une haine mortelle contre le christianisme, beaucoup de mépris pour la virginité, et une peur effroyable du martyre.

Voltaire se serait bien aussi emparé du nom de Zatime, confidente de Roxane ; mais il l’a trouvé trop doux pour une duègne rébarbative, qui, sans pitié, prêche la religion à une fille amoureuse ; voilà pourquoi il a jugé à propos de lui donner le nom de Fatime, comme beaucoup plus rude. Mais l’auteur de Zaïre a fait sur Bajazet des prises bien plus importantes ; la partie féroce du caractère d’Orosmane est évidemment empruntée de Roxane ; la sultane est bien réellement trahie par l’objet de son amour et de ses bienfaits ; le soudan croit l’être : c’est un malade imaginaire ; et pour l’effet, c’est la même chose : quant à la partie galante, Voltaire en est l’inventeur.

On peut observer ici que Voltaire, pour déguiser les grandes obligations qu’il avait à Racine, a fait un revirement de parties très adroit ; il a transporté aux hommes les sentiments, les idées, les actions que Racine prête aux femmes ; Hermione, Bérénice, Atalide, Roxane et Phèdre, voilà les originaux des héros amoureux de Voltaire : vous ne remarquerez pas dans Orosmane, dans Zamore, dans Vendôme, dans Gengis-Kan, dans Tancrède, etc., un mouvement, un transport, un trait énergique et brûlant, dont le modèle ne se retrouve dans le langage des amoureuses de Racine. Voltaire, moins fidèle à la nature, a fait sa cour aux femmes, en leur montrant le pouvoir de leurs charmes dans les folies de ses héros : Racine, moins galant, mais plus vrai, a pensé que les fureurs de l’amour convenaient mieux aux femmes oisives et solitaires, qu’à des hommes distraits par tant d’amusements et tant d’affaires : le seul de ses amants qui soit furieux, c’est Oreste ; encore sa fureur est-elle officielle. Je ne parle pas d’Achille., parce que, dans ses emportements, il entre encore plus de colère et d’indignation contre Agamemnon que d’amour pour Iphigénie.

Le germe du fameux Zaïre, vous pleurez , est dans la quatrième scène du troisième acte. Bajazet accourt pour rassurer Atalide, en lui apprenant qu’il vient d’apaiser la colère de Roxane : quoique l’honneur et l’amour reprochent une pareille complaisance à l’âme fière du jeune prince, cependant il s’applaudit de se voir enfin libre et les armes à la main ; mais son transport est interrompu par les larmes qui s’échappent des yeux d’Atalide : étonné d’une douleur à laquelle il n’avait pas lieu de s’attendre, il s’écrie :

Que vois-je ? Qu’avez-vous ? Vous pleurez !….

Il faut convenir que Voltaire a déterré avec beaucoup d’esprit et d’adresse ce trait de sentiment presque enseveli dans les paroles de Bajazet ; il l’a mis très habilement en œuvre, et l’a fait valoir par la manière dont il a su le placer : le vous pleurez de Bajazet glisse sans qu’on y fasse attention ; le vous pleurez d’Orosmane forme un coup de théâtre : la situation du soudan est bien plus vive ; il vient d’accabler Zaïre d’injures et de mépris ; mais une larme de celle qu’il croit infidèle éteint dans son cœur la colère et rallume l’amour. Racine ne devait pas donner à ces mots vous pleurez, une expression plus forte ; et même il a placé devant des questions oiseuses et communes, telles que : Que vois-je ? Qu’avez-vous ? comme pour détruire toute la force de cette exclamation : plus de mouvement et de passion ne convenait ni au caractère de Bajazet tel qu’il l’avait établi, ni à la situation donnée ; et Racine n’eût pas acheté une beauté aux dépens d’une convenance ; ou plutôt cette prétendue beauté n’eût été pour lui qu’un défaut ; il ne croyait pas que dans ce moment les larmes d’Atalide fussent un événement assez considérable pour en faire tant de fracas, et fournir à Bajazet un prétexte pour crier si fort. Parmi les poètes qui, comme on sait, ont le privilège de la folie, Racine est l’homme éminemment sage : Voltaire est un étourdi brillant qui a des saillies très heureuses. Je crois cependant que son Zaïre, vous pleurez , n’a pas produit dans la nouveauté une sensation si vive. Dufresne et Grandval n’en tirèrent pas un grand parti : il fallut qu’un comédien énergique et bouillant vînt nous apprendre toute la valeur de cet hémistiche : c’est l’enchanteur Le Kain qui a créé la pantomime passionnée et l’amour déchirant qui donnent à ces trois mots, si simples, un effet si tragique. La tradition s’en est faiblement conservée ; car les acteurs qui jouent aujourd’hui le rôle d’Orosmane n’ont point entendu Le Kain : sa manière ne leur a été transmise que par des organes très infidèles : le ton par lui-même est difficile à saisir avec justesse, comme le sont en musique les intonations, où il faut franchir un grand intervalle ; on s’aperçoit que l’acteur, quand ce passage arrive, se prépare à faire le saut périlleux ; il réussit par hasard, et souvent il le manque.

IV

Quoiqu’un critique célèbre, La Harpe, qui vient d’être enlevé à la république des lettres, ait osé imprimer que Bajazet était une pièce du second ordre , il n’en est pas moins vrai que ce n’est qu’entre les chefs-d’œuvre de Racine que cet ouvrage occupe le second rang : il est inférieur, sans doute, à Iphigénie, à Athalie, à Phèdre, à Britannicus, à Andromaque, à Mithridate ; mais il est supérieur aux meilleures tragédies de Voltaire, que cependant le même critique n’hésite pas à proclamer tragédies du premier ordre : Roxane est un caractère plus vrai, plus soutenu, plus parfait qu’Orosmane ; et le seul Acomat est une conception d’un ordre bien plus élevé que toute la tragédie de Zaïre, laquelle n’est qu’un salmi romanesque, un réchauffé d’Othello et de Bajazet.

Voltaire a mis encore Bajazet à contribution, mais beaucoup moins heureusement, dans sa Zulime ; il ne s’en est pas montré moins injuste à l’égard d’une pièce à laquelle il avait tant d’obligations. Écrivant au comédien Lanoue, pour le féliciter sur son Mahomet II, il le loue surtout de la hardiesse de son style ; il veut que les héros étrangers, les Asiatiques, les Américains, fassent un grand usage des figures et des métaphores, et cite à ce propos deux vers du Persan Saadi, qui furent, dit-on, prononcés par le vainqueur de Constantinople, lorsqu’il entra dans le temple de Sainte-Sophie, qu’il venait de changer en mosquée : Le palais impérial est tombé ; les oiseaux qui annoncent le carnage ont fait entendre leurs cris sur les tours de Constantin. Voltaire trouve cela sublime : il faisait beaucoup de ce sublime-là lorsqu’il était écolier de rhétorique ; mais ce sublime de collège ne serait sur la scène qu’un galimatias ridicule.

« On a beau dire, ajoute Voltaire, que ces beautés de diction sont des beautés épiques, ceux qui parlent ainsi ne savent pas que Sophocle et Euripide ont imité le style d’Homère. » Je suis toujours tenté de rire, quand j’entends Voltaire parler d’Homère, de Sophocle et d’Euripide : rien n’est si plaisant que sa morgue scientifique, lorsqu’il met le pied sur les terres de la littérature grecque : il ressemble à ces faux braves qui n’ont jamais plus peur que lorsqu’ils ont l’air de menacer et de prendre le haut ton : à chaque pas il trébuche, parce qu’il n’est appuyé que sur des traductions, ou sur quelques mauvaises dissertations de pédants. Ici, par exemple, ne croirait-on pas qu’il foudroie les ignorants et les profanes, lorsqu’il s’écrie avec tant de gloire et de majesté : Ceux qui parlent ainsi ne savent pas que Sophocle et Euripide ont imité le style d’Homère ? Par malheur, ceux qui ne savent que cela ne savent pas grand-chose ; Voltaire lui-même, qui parle ainsi, ne savait pas qu’Homère, dans toute la partie dramatique de son poème, est simple et naturel, que ses héros causent ensemble avec une familiarité et une naïveté charmante, très capable de scandaliser le sublime auteur de Mahomet, et tous ceux qui, comme lui, font consister le sublime dans cette espèce de phébus admiré du petit peuple.

Voltaire ne savait pas aussi que Sophocle et Euripide, imitateurs d’Homère, n’emploient le style épique qu’avec beaucoup de réserve dans le dialogue coupé, quoique souvent ils le prodiguent dans les récits et les tirades : enfin, j’ignore s’il faut citer comme exemple de sublime ou comme modèle de galimatias la comparaison que fait Voltaire des morceaux épiques dans une tragédie, avec les éclairs de chaleur qu’on voit quelquefois enflammer l’horizon et se mêler à la lumière douce et égale d’une belle soirée . Cela du moins est très pompeux pour une lettre ; mais il faut observer, pour la justification de Voltaire, qu’il écrivait à un comédien, à un acteur et poète tragique, Lanoue, et qui lui-même avait enflammé d’un grand nombre d’éclairs l’horizon de sa tragédie de Mahomet.

Cette grande et belle doctrine sur le clinquant oriental, n’a pour but que d’insulter à la prétendue faiblesse de Racine, que les philosophes ont toujours affecté de nous représenter comme un écrivain timide, comme un coloriste pâle, quoiqu’il soit en effet le plus brillant des versificateurs, le plus hardi des poètes, et quoiqu’il efface réellement par l’éclat de son coloris, par la richesse et la magnificence de sa poésie, tous les auteurs français qui se sont mêlés d’écrire en vers : il n’y a point, chez les poètes épiques anciens et modernes, de beautés plus sublimes et plus mâles que celles qu’on voit briller en foule dans Athalie, dans Esther, et dans les narrations qui terminent la plupart de ses tragédies. Voltaire, dans ses plus beaux moments, lorsqu’il étale ses couleurs et fait la roue avec le plus d’orgueil, n’est riche, n’est véritablement paré que des plumes qu’il a dérobées à Racine, et qu’il mêle avec beaucoup d’art avec les siennes : et c’est ce Racine que Voltaire accuse de timidité et même de platitude ; mais, en orateur adroit, il fait précéder l’accusation d’une précaution oratoire, qui en affaiblit l’odieux.

« Qui aime mieux que moi les pièces de l’illustre Racine ? qui les sait plus par cœur ? mais serais-je fâché que Bajazet, par exemple, eût quelquefois un peu plus de sublime ? »

Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! — Eh bien,
…………
Tout cela finirait par une perfidie.
J’épouserais, et qui ? s’il faut que je le die,
Une esclave attachée à ses seuls intérêts. — 
Si votre cœur était mains plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première,
Et pour vous épargner une injuste prière,
Adieu, je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte. — Et moi, je ne vous quitte pas….
Que parlez-vous, madame, et d’époux et d’amant ?
Ô ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle
…………
Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre ;
Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre ;
Roxane n’est pas loin, etc.

C’est Voltaire lui-même qui a recueilli çà et là ces vers sans suite, et qui les cite comme des vers plats et faibles ; puis il ajoute : « Je vous demande, monsieur, si à ce style, dans lequel tout le rôle de ce Turc est écrit, vous reconnaissez autre chose qu’un Français qui appelle sa Turque madame, et qui s’exprime avec élégance et avec douceur ? Ne désirez-vous rien de plus mâle, de plus sûr, de plus animé dans les expressions de ce jeune Ottoman qui se voit entre Roxane et l’empire, entre Atalide et la mort ? C’est à peu près ce que Pierre Corneille disait à un vieillard qui me l’a raconté : Cela est tendre, touchant, bien écrit ; mais c’est toujours un Français qui parle. »

Il est difficile de renfermer en moins de lignes plus d’erreurs, plus d’artifice et de mauvaise foi : Voltaire lui-même convient, dans une autre lettre, qu’un vers détaché peut paraître faible, tandis qu’il produit un très bon effet dans le morceau où il se trouve placé ; il dit à M. Thiriot :

« Compte à jamais, au moins, sur ma reconnaissance, est un vers faible et plat, s’il est seul, comme le seraient beaucoup de vers de Racine ; mais

« … Tantum series juncturaque pollet,
« Tantum de medio sumptis accedit honoris,

« Que ces vers plats se rebondissent du voisinage des autres !

« Compte à jamais au moins sur ma reconnaissance,
« Sur la foi, sur les vœux qui sont en ma puissance,
« Sur tous les sentiments du plus juste retour,
« S’il en est, après tout, qui tiennent lieu d’amour. »

Je n’examine point ici si le vers

Compte à jamais au moins sur ma reconnaissance

se rebondit beaucoup du remplissage qui l’avoisine, de ces expressions lâches et communes, du plus juste retour, la foi et les vœux, après tout  : c’est une Américaine qui parle, et son style n’est ni oriental ni occidental ; une Française du Nord pourrait s’exprimer ainsi ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, c’est du principe qui est juste et vrai : un vers s’embellit de ceux qui l’environnent : par quelle aveugle partialité Voltaire isole-t-il les vers de Racine, pour se donner le plaisir de les trouver faibles et plats ? Qu’on les remette à leur place, on verra comme ils se fortifient, comme ils se rebondissent du voisinage des autres ; on sentira l’effet du

Tantum series juncturaque pollet .

Il est faux que tout le rôle du Turc Bajazet soit faiblement écrit : on y trouve plusieurs vers beaucoup plus forts, beaucoup plus énergiques que la plupart de ceux du Scythe Orosmane :

Soliman jouissait d’une pleine puissance :
L’Égypte ramenée à son obéissance ;
Rhodes, des Ottomans le redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenu le cercueil ;
Du Danube asservi les rives désolées,
De l’empire persan les bornes reculées,
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Qui suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée :
Mes malheurs font encor toute ma renommée ;
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ?

Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ? croiront-ils nos périls et vos larmes sincères ? etc.

Cherchez dans les plus belles tirades du soudan de Jérusalem, vous ne trouverez rien de plus brillant, de plus figuré, de plus hardi pour l’expression : y a-t-il un mouvement plus mâle, plus fier, plus animé que celui de Bajazet, lorsqu’il dit au visir qui lui parle de l’attachement des janissaires :

Eh bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,
Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher !
Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte ;
Entrez accompagné de leur vaillante escorte ;
J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
Que charge malgré moi du nom de son époux !

Un Français peut s’exprimer ainsi, parce que les Français ont des guerriers et des héros ; cet enthousiasme est de tous les pays où il y a des hommes ; le Tartare Orosmane ne dit rien dans son sérail qui peigne aussi bien l’ardeur martiale ; le Turc Bajazet sait autre chose qu’appeler sa Turque madame : il sait exposer devant elle des sentiments héroïques ; tandis qu’Orosmane ne sait que faire le fou devant sa chrétienne, ou lui parler de guerre et de politique une heure avant la noce.

Mais enfin je me vois les armes à la main ;
Je suis libre ; je puis contre un frère inhumain,
Non plus par un silence, aidé de votre adresse,
Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse ;
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux pays étrangers,
Lui disputer les cœurs du peuple et de l’armée,
Et pour juge entre nous prendre la renommée.

Il me serait aisé de multiplier les citations ; mais en voilà plus qu’il n’en faut pour confondre l’injustice de Corneille et la mauvaise foi de Voltaire : l’homme qui mettait Boursault à côté de Racine n’était pas fait pour sentir le mérite de Bajazet. C’est précisément parce que ce jeune Ottoman se voit entre Roxane et l’empire, entre Atalide et la mort , que la contrainte d’une situation si cruelle le condamne à concentrer ses passions ; c’est par les sentiments, les idées et les actions que le caractère national se déclare, plus encore que par les formes du langage : Bajazet a toute la fierté, toute la gravité, tout le flegme et toute la bonne foi des Turcs ; il parle comme doit parler un jeune prince élevé dans l’ombre du sérail ; il n’a que des pensées nobles et dignes de sa race ; il renonce au trône pour ne pas tromper une femme, tandis qu’une perfidie amoureuse est le triomphe d’un galant français ; il s’expose à la mort pour ne pas affliger ce qu’il aime, tandis qu’un petit-maître français se fait un honneur et un plaisir de déchirer le cœur qu’il a séduit ; assurément Bajazet est Turc autant qu’il est possible de l’être ; au lieu de l’accuser d’être Français, on pourrait lui reprocher d’être romanesque ; mais, en fait de romanesque, aucun héros ne peut entrer en parallèle avec le Scythe Orosmane2.

Mithridate
I

C’est une opinion assez généralement répandue, que Racine a gâté ses plus belles pièces par une fade galanterie, et que la plupart de ses héros ne sont que des courtisans français. Voltaire fut un de ceux qui accrédita le plus ce préjugé ; on lit dans son Temple du Goût :

Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais,
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipharès,
De Britannicus, d’Hippolyte :
Tendres, galants, doux et discrets,
Ils ont tous le même mérite ;
Et l’Amour, qui marche à leur suite,
Les croit des courtisans français.

Dans son Dictionnaire philosophique, il assure que les étrangers se moquent de ces personnages doucereux, et les appellent monsieur Bajazet , monsieur Xipharès , monsieur Hippolyte . La question est de savoir si l’amour héroïque, l’amour vertueux, l’amour qui commande et obtient de grands sacrifices, n’est pas aussi digne de la tragédie que l’amour frénétique, l’amour qui fait commettre des assassinats, des bassesses, et tous les crimes les plus odieux, l’amour enfin qui fait du plus honnête homme un brigand, un scélérat, une bête féroce. Boileau a dit, il est vrai :

Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.

Il semble par là n’admettre sur la scène que l’amour criminel ; mais l’amour criminel est pire qu’une blesse. L’amour d’Orosmane, de Zamore, de Vendôme, n’est pas criminel par lui-même, mais il produit des crimes ; ce n’est pas cet amour qui excite des remords, ce sont les actions qu’il fait commettre : il est une faiblesse dans le sens que les héros qui en sont possédés, perdent la tête, et sont trop faibles pour le contenir. Orosmane, Zamore, Vendôme, n’ont point de remords, ou du moins ces remords ne portent que sur les suites de leur amour. Séduits par le fracas des déclamations, par des fureurs et des cris d’énergumènes nous sommes habitués à ne regarder comme des amoureux tragiques que les amoureux complètement fous ; la passion nous paraît faible lorsqu’on en triomphe, lorsqu’on la renferme dans les bornes du devoir ; mais ce n’est pas la passion qui est faible, c’est le héros qui est fort.

Examinons, par exemple, monsieur Britannicus ; il n’est pas si doux et si discret que Voltaire voudrait nous le persuader. Il confond l’empereur, il l’écrase, il le foudroie : la force de son amour lui fait braver la mort : il oublie qu’il parle à un maître, à un tyran, pour se souvenir qu’il aime et qu’il est aimé. Quel est le courtisan qui n’aurait pas en un jour sacrifié vingt maîtresses à un coup d’œil de Louis XIV ? Britannicus n’est donc pas un monsieur, un Français, un petit-maître ; c’est un Romain généreux et fier : l’amour élève son âme, et lui donne une énergie au-dessus de son âge. Voltaire eût voulu sans doute que Britannicus se fût jeté sur Néron et l’eût assassiné, comme Zamore assassine le mari de sa maîtresse ; il aurait alors l’honneur d’être un héros tragique : Britannicus, par ce meurtre, eût prouvé sa faiblesse plus que la force de son amour.

Si monsieur Bajazet a un défaut, c’est qu’il est trop grave, trop flegmatique, trop scrupuleux sur la bonne loi, en un mot, c’est qu’il est trop Turc. Refuser une couronne pour ne pas tromper une femme, s’exposer à la mort pour rester fidèle à sa maîtresse, cela n’est pas Français, et Voltaire se moque de nous quand il nous donne de tels personnages pour des courtisans ; il connaissait bien peu la cour.

Venons à monsieur Xipharès, dont il s’agit aujourd’hui plus particulièrement : c’est un héros, si l’héroïsme consiste dans de grandes actions, et non dans un verbiage imposant et fastueux ; c’est un modèle de générosité, de grandeur d’âme, de délicatesse, de piété filiale ; c’est un personnage digne de figurer à côté de Monime, dont Voltaire lui-même trouve le caractère admirable. Xipharès, rival de son père, immole son amour à son devoir. Digne fils de Mithridate, il semble n’avoir hérité que de ses vertus. Prêt à périr victime d’une jalousie barbare, il ne se venge d’un père dénaturé qu’en exposant sa vie pour le sauver des mains de ses ennemis. Tel est ce petit-maître

Tendre, galant, doux et discret.

Si c’est un monsieur que Xipharès, c’est assurément un beau monsieur ; et voilà comme on juge, voilà comme les erreurs s’accréditent. Voltaire, qui ne cesse de crier contré la barbarie des Velches, ne fait-il pas ici lui-même un jugement de Velche ?

Il faut considérer que ces messieurs de Racine sont des personnages secondaires ; une tragédie ne peut pas être tout entière en fureurs, rien ne serait plus fastidieux ; l’âme, fatiguée des secousses trop violentes, se repose avec plaisir sur ces personnages aimables et honnêtes : on est bien aise de trouver à côté des horreurs du crime les charmes de la vertu : des sentiments doux et touchants nous délassent des transports forcenés. Britannicus et Junie forment un contraste agréable avec la cruauté de Néron, l’ambition d’Agrippine et toutes les noirceurs d’une affreuse politique ; l’amour délicat d’Atalide et de Bajazet est en opposition avec la rage sanguinaire de Roxane ; la grâce et la noblesse de Monime et de Xipharès produisent un effet admirable auprès des figures sombres et terribles de Mithridate et de Pharnace ; le tendre coloris de l’innocence, répandu sur Hippolyte et sur Aricie, adoucit la teinte horrible et livide de Phèdre perfide et incestueuse : c’est ainsi que le génie sait animer et varier ses tableaux. Cet intérêt, moins vif, n’en est que plus doux pour les cœurs qui ne sont point blasés par les hurlements et les extravagances de certains amoureux épileptiques, plus dignes des Petites-Maisons que du théâtre. Un avantage particulier à ces héros du second ordre, c’est que Racine, voulant les dédommager, en quelque sorte, des grands mouvements qu’il ne pouvait leur donner, a prodigué pour eux les trésors de son élégance ; il a pris plaisir à les parer de toutes les grâces du sentiment ; et dans l’état où il les a mis, ils n’ont rien à envier aux personnages qui font le plus de bruit et de fracas au théâtre.

II

Corneille avait peint la grandeur romaine ; Racine voulut peindre le plus grand ennemi des Romains, le seul qui osa résister au torrent de leurs prospérités. Le charme particulier de la tragédie de Mithridate, c’est qu’on y trouve la force unie à la grâce, le sublime joint à la pureté et à l’élégance, Racine et Corneille fondus ensemble. Quel contraste que celui d’un vieux guerrier sombre et cruel, à côté d’une jeune beauté douce et modeste ! Corneille aurait pu tracer le caractère de Mithridate ; mais le portrait de Monime n’appartenait qu’au pinceau de Racine ; il n’a point de rival dans l’art de dessiner ces figures angéliques où l’héroïsme de la vertu relève la pudeur, la timidité, la délicatesse ; la plupart de ses héroïnes ont la physionomie céleste des vierges de Raphaël ; leurs traits, leurs proportions offrent toute la noblesse et toute la perfection du style grec.

Racine, dans ses caractères de femmes, s’élève jusqu’au beau idéal : Andromaque, Junie, Monime, Iphigénie triomphent des faiblesses de la nature, mais sans jamais sortir des bienséances du sexe : leur fierté même a de la modestie, leur dignité est sans orgueil et sans faste ; et jusque dans l’emportement de la douleur, elles savent conserver la décence : elles sont héroïnes sans cesser d’être femmes ; c’est ce qui les distingue essentiellement des amazones de Corneille, qui s‘ont des hommes déguisés.

Chimène demande à grands cris la tête de Rodrigue pour faire du bruit et non pas pour faire son devoir : la piété n’exige point cette vengeance très opposée au caractère d’une jeune fille ; Camille, dans un accès de rage amoureuse, vomit d’horribles imprécations contre son frère et contre sa patrie ; Émilie a soif du sang d’Auguste ; l’altière Pauline paraît avoir encore plus d’orgueil que de vertu ; la veuve de Pompée, dans son ambitieuse douleur, insulte jusqu’à la générosité de César ; Rodogune régente ses amants, et Pulchérie parle à son empereur comme au dernier de ses esclaves.

Mon dessein n’est pas de rabaisser le mérite de ces beaux caractères de Corneille : j’observe seulement que le sublime y prend une teinte de déclamation ; on admire de tels personnages beaucoup plus qu’on ne les aime ; ils éblouissent, ils étonnent, ils subjuguent ; mais personne ne voudrait passer sa vie avec ces colosses femelles, si fort au-dessus de leur sexe, et qui rapetissent si prodigieusement un mari : l’éclat et le fracas des héroïnes de Corneille a quelque chose de bien plus théâtral et frappe davantage la multitude, toujours amie du merveilleux ; mais les héroïnes de Racine, toujours dans le vrai, simples dans leur grandeur, toujours nobles et jamais guindées dans leur langage comme dans leurs sentiments, ont un charme divin aux yeux du petit nombre des connaisseurs délicats, et ne sont pas des possédées du démon de la république, des saintes, des adorables furies , comme le docteur de Balzac appelait l’Émilie de Corneille : ce sont des anges qui, pour plaire aux hommes, ont pris des figures de femmes.

La situation de Monime, entre trois amants, est la plus délicate et la plus piquante qu’on puisse imaginer ; sa conduite et ses discours sont un miracle de prudence, de modestie et de générosité ; si elle se laisse abuser par un odieux artifice, cette erreur même est honorable pour sa franchise et pour sa candeur ; une âme noble pousse rarement si loin la défiance : indignement trompée, elle n’éclate point en invectives indécentes ; elle se venge comme il convient à la délicatesse de son sexe, en refusant la main de celui qui ne peut plus compter sur son cœur : elle brave la mort sans emportement, sans déclamation, sans faste, et semble encore se reprocher de sortir des bornes de la modestie, lorsqu’elle ose prendre un ton ferme vis-à-vis de son tyran, et refuser une aveugle obéissance à des ordres qu’elle ne peut exécuter sans s’avilir :

Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,
Et m’emporte au-delà de cette modestie
Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie.

En pareil cas, une princesse de Voltaire eut écrasé Mithridate d’injures, lui eût montré le poing, et, pour ainsi dire, l’eût anéanti par ses invectives et ses menaces : le parterre électrisé eût crié bravo ! les applaudissements auraient ébranlé tout le théâtre : à peine fait-on attention à la noblesse, à la sage fermeté, à l’admirable bienséance de la réponse de Monime. Cette espèce de sublime est à la portée d’un trop petit nombre de spectateurs : ce fut toujours le destin de Racine d’être victime de la perfection de son goût. Il avait la rare simplicité de supposer tous ses juges aussi éclairés, aussi difficiles que lui. D’autres poètes croyaient fermement, en composant leurs tragédies, qu’ils auraient affaire à des sots ; et par malheur ils ne se trompaient pas ; ils étaient fins, adroits, spirituels ; ils connaissaient le monde : Racine n’avait point d’esprit ; il était dupe de son génie, et ne connaissait que son art : de son vivant il n’eut pas des succès proportionnés à son mérite ; mais il vivra jusqu’à la fin des siècles, parce que son mérite est fondé sur la nature et sur la vérité. Le temps casse les arrêts de l’opinion et confirme les jugements de la nature.

III

Cette tragédie, peu saillante pour le vulgaire profane, charme les esprits délicats, surtout par le naturel et la vérité précieuse qu’on y voit régner. Il semble que l’action ait dû réellement se passer telle qu’on la représente. Toutes les règles de l’art sont rigoureusement observées, et l’on n’aperçoit aucune trace de gêne ; rien n’est donné à l’effet, au prestige du théâtre. Racine a des ouvrages plus brillants, où les passions font plus de fracas ; il n’en a point, si l’on excepte le chef-d’œuvre d’Athalie, où le cachet de la perfection soit plus sensiblement empreint. Le plan se distingue par sa sagesse, même entre ceux de Racine : c’est une des productions les plus raisonnables du poète de la raison. Pour faire de pareilles tragédies, il fallait non seulement avoir un génie vigoureux, il fallait encore être honnête homme et avoir de la conscience : les cœurs vils et corrompus se moquent de la postérité et trompent leur siècle.

Racine n’a point eu de secours pour la construction de sa fable, comme dans Iphigénie et dans Phèdre, ou il semble qu’il n’ait eu besoin que de perfectionner les inventions d’autrui : il a tout créé dans Mithridate, comme dans Athalie, Bajazet et Bérénice. La richesse de cette conception dramatique est d’autant plus étonnante, qu’elle est constamment unie à l’éclat et à la beauté du coloris, où le poète n’est pas moins créateur que dans le dessin et dans l’ordonnance. Sur le premier plan de cet admirable tableau, on voit Mithridate et Monime, deux figures du style le plus large et le plus noble. Le roi de Pont n’est pas colossal comme les Romains de Corneille, il est de grandeur naturelle ; il a des vices et n’a point de vertus ; mais il possède ces qualités brillantes et dangereuses qu’on est convenu de prendre pour des vertus, dans le monde et surtout au théâtre. Le roi de Pont, dans la postérité, marchant presque l’égal des héros romains, pour avoir longtemps résisté aux armes romaines, opposa seul une digue passagère au torrent qui se débordait sur l’univers, et quand tous les monarques étaient prosternés devant le peuple-roi, il osa rester debout ; il aima mieux périr sur le trône que de vivre esclave couronné du sénat. Voilà ce qui lui donne une grande physionomie dans l’histoire, voilà ce qui couvre ses faiblesses et ses vices : il fut défiant, cruel et jaloux, père dénaturé, époux barbare, maître dur et tyrannique ; il remplit l’Asie de sa gloire, et fut très malheureux dans sa maison : ses enfants, ses femmes, ses domestiques le trahirent ; quelquefois il sut vaincre les conquérants du monde, et ne sut jamais vaincre ses passions.

Le portrait de Mithridate, tracé par Racine, est d’une ressemblance parfaite ; c’est Mithridate lui-même qui pense, agit et parle. Le poète ne paraît jamais, on ne voit que le personnage. Des critiques superficiels ont blâmé l’artifice dont Mithridate se sert pour arracher les secrets du cœur de Monime : c’est blâmer Racine d’avoir été peintre trop fidèle. Cet écrivain si judicieux et si sensé a lui-même prévenu l’objection en faisant dire à Mithridate :

S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux ;
Trompons, qui nous trahit, et, pour connaître un traître,
Il n’est point de moyens, etc.

Cette ruse est parfaitement dans le caractère de Mithridate ; mais elle est, dit-on, au-dessous de la majesté de la tragédie : nous ne sommes que trop portés à guinder sur des échasses nos héros tragiques, à les embéguiner d’une majesté et d’une pompe factice qui n’a rien de naturel et de vrai. Mithridate est trop grand dans la pièce par son courage, par ses projets, par sa haine implacable contre les Romains, pour que sa dissimulation, puisse être regardée comme une bassesse : ce n’est qu’une ombre au tableau. Le monarque qui médite d’aller attaquer, dans ses foyers, la reine des nations, peut, sans s’avilir, surprendre avec adresse les sentiments de sa maîtresse : ses stratagèmes militaires demandent grâce pour cette amoureuse supercherie. D’ailleurs, l’effet théâtral qui en résulte, le mouvement que ce secret découvert imprime à toute l’action, le danger des personnages auxquels on prend le plus d’intérêt, tout couvre cette tache, si c’en est une. Heureuse la faute qui produit tant de beautés ! Observez surtout que ce n’est pas ici une de ces absurdités grossières dont l’art gémit, dont la raison s’indigne ; ce n’est qu’une fidélité trop scrupuleuse, un excès de naturel, d’exactitude et de vérité ; qualités si précieuses, qu’il faut peut-être féliciter et non pas condamner l’auteur qui les pousse trop loin.

IV

Tandis que le jeune Racine suivait le cours de ses prospérités, et marquait chaque année par un triomphe, le vieux Corneille luttait en vain contre l’âge et contre le goût du siècle : ce soleil, si brûlant à son midi, n’avait plus, vers le soir, qu’un reste d’éclat sans chaleur ; il pâlissait devant l’aurore d’un astre nouveau vers lequel se tournait alors presque toute la France. Mithridate parut quelque temps après Pulchérie : Corneille put à peine trouver des acteurs pour jouer cette pièce, l’un des derniers soupirs d’une muse si longtemps reine du théâtre. C’est au Marais, quartier alors très solitaire, que des comédiens obscurs donnèrent quelques représentations de Pulchérie. La réputation de Corneille peupla ce désert, et rendit les spectateurs indulgents. L’auteur de tant de chefs-d’œuvre avait encore pour lui quelques galants de la vieille cour, quelques héroïnes de la fronde : ce parti suffisait pour garantir d’une chute ignominieuse les tristes enfants de sa verve glacée. Madame de Sévigné s’écriait : Je suis folle de Corneille ; il nous donnera Pulchérie, où l’on verra

…… La main qui crayonna
La mort du grand Pompée et l’amour de Cinna.

Il faut que tout cède à son génie. Devisé disait, dans son Mercure galant : Pulchérie a été représentée sur le théâtre du Marais, et tous les obstacles qui empêchent les pièces de réussir, dans un quartier si éloigné, n’ont pas été assez puissants pour nuire à cet ouvrage, que l’on ne peut mieux louer qu’en nommant son auteur. Corneille lui-même affecta d’être content du succès ; il en conclut qu’on n’avait pas toujours besoin de s’assujettir aux entêtements du siècle pour se faire écouter sur la scène .

Une impératrice maîtresse de ses sens, qui, par raison et par politique, étouffe son amour pour un jeune homme, et choisit pour époux un vieillard, parce qu’il est plus capable de gouverner et plus digne du trône, voilà certes un modèle de sagesse et de prudence bien peu fait pour flatter sur la scène tragique les entêtements du siècle . Une telle princesse est bien plus estimable, bien plus honnête que celles qui se livrent aveuglément à leurs passions ; mais elle est bien moins théâtrale.

Mithridate offrait, au contraire, au public un vieillard amoureux et jaloux, immolant à ses soupçons sa femme et ses enfants : cela n’est pas tout à fait si édifiant. Mithridate ne savait pas, aussi bien que Pulchérie, soumettre à ses lois

                                        la partie animale,
Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.
(Molière.)

Cependant il intéressa bien davantage les spectateurs corrompus ; les vertus ne plaisent sur la scène qu’autant qu’elles ne contrarient pas trop les sens et les passions.

Quoique Mithridate ait eu un grand succès dans la nouveauté, d’est une des tragédies de Racine qui a fait le moins de bruit : on en a dit peu de mal, et pas autant de bien qu’elle le mérite. L’auteur n’a peut-être point d’ouvrages plus réguliers et plus parfaits, si l’on excepte Athalie. Nul épisode ne ralentit la marche de la pièce, comme dans Iphigénie et Phèdre : on n’y voit point, comme dans Andromaque, une double intrigue, un double intérêt ; mais aussi les passions n’y sont pas si vives et si brillantes ; les situations ont moins de force et d’éclat ; il y a moins de mouvement et de fracas dans l’action. Cependant Mithridate est par lui-même plus fier, plus imposant que les anciens héros de la Grèce. Le prince qui osa seul opposer une digue au torrent de la puissance romaine, a bien plus de grandeur réelle qu’Agamemnon, Achille, Pyrrhus, Oreste, Thésée ; mais ces rois grecs, qui n’étaient que des brigands, empruntent de la poésie un charme presque magique, et l’on peut dire que la fable a été plus favorable à Racine que l’histoire.

L’entrée de Monime, au premier acte, paraît avoir peu de noblesse ; elle vient elle-même trouver Xipharès. Il eût été plus conforme aux bienséances qu’elle fit prier, par Arbate, le jeune prince de passer dans son appartement. Le spectateur, qui vient d’apprendre que Xipharès est amoureux de Monime, est étonné de voir cette reine se présenter aussitôt en disant :

Seigneur, je viens à vous, etc.

Elle a pour motif, il est vrai, de demander son appui contre Pharnace ; mais sa dignité lui ordonnait d’attendre chez elle Xipharès. Ce premier acte, d’ailleurs, est plein d’art : tout l’intérêt de la pièce y est établi avec une adresse admirable ; et l’arrivée de Mithridate, qu’on annonce à la fin, est un coup de foudre qui laisse tous les esprits frappés de surprise et de terreur.

La déclaration d’amour de Xipharès est d’un goût un peu romanesque : on ne trouve dans tout le théâtre. de Racine que trois déclarations ; celles d’Antiochus, de Xipharès et d’Hippolyte. Voltaire se moque de ces déclarations : Ces morceaux , dit-il, se sentent du goût dominant ; ils sont de la galanterie, et rien de plus. Cependant la déclaration d’Hippolyte a toujours un grand succès au théâtre, à cause du contraste de ses mœurs sauvages avec cet acte galant. Les deux autres ont le mérite de l’élégance, de la douceur, de l’harmonie et de la grâce, et c’est quelque chose que cela. Une déclaration en style de Racine vaut beaucoup mieux pour le lecteur que les fureurs d’un héros forcené qui extravague en vers lâches, décousus et bouffis : en général, ces déclarations sont devenues froides au théâtre, depuis la décadence de la galanterie et des anciens romans. Dans le temps où l’on admettait le principe qu’une passion fait le destin de la vie, une déclaration devait être une circonstance importante et un incident du plus grand intérêt. Aujourd’hui les déclarations sont absolument passées de mode ; on ne fait plus que des propositions.

La scène où Mithridate communique à ses fils son projet d’aller à Rome, est une des plus magnifiques qu’il y ait sur la scène française ; c’est du moins celle où il y a le plus de mouvement théâtral. L’ordre donné à Pharnace de se rendre chez les Parthes ; le refus que fait ce traître d’entreprendre un voyage qui déconcerte ses mesures ; l’impudence avec laquelle il propose l’alliance des Romains ; la noble fureur que cet indigne conseil inspire à Xipharès ; les reproches et les invectives dont Mithridate accable un fils perfide qu’il finit par faire arrêter ; enfin, la vengeance de Pharnace qui, poussé à bout, révèle à son père les amours de Monime et de Xipharès, et lui perce le cœur, en partant, du trait le plus cruel ; cette suite de tableaux si vifs, si intéressants, est une grande leçon pour les poètes déclamateurs et boursouflés, qui s’égarent dans des scènes vides, et cependant ont la prétention de produire de l’effet.

V

Mithridate est de la haute tragédie ; c’est une tragédie de caractère, c’est-à-dire que le caractère principal est la cause et le mobile de tous les incidents ; c’est une tragédie historique qui unit à l’agrément et à l’intérêt de la fiction tous les avantages de l’instruction et tout le charme de la vérité : c’est le genre qui plaît le plus aux bons esprits, aux esprits justes et droits, ennemis du faux et des inventions romanesques. Le genre de Mithridate est celui de Britannicus et d’Athalie ; il est le plus difficile et le plus rare, parce que le génie n’y est soutenu par aucun des prestiges du théâtre. J’avoue que je préfère ces sujets tirés de l’histoire à ceux que Racine a puisés dans les fables grecques : peut-être est-il plus brillant encore, plus riche de poésie, et, si l’on veut même, plus théâtral dans Andromaque, Iphigénie et Phèdre. Mais que de sacrifices l’éminente raison de Racine n’a-t-elle pas été obligée de faire pour ajuster ces sujets grecs à nos mœurs et à l’esprit français, pour élever au ton de la cour de Louis XIV l’antique simplicité des siècles appelés héroïques, je ne sais pourquoi, mais qui le sont bien peu pour nous ? Il lui a fallu défigurer les caractères, supposer des choses impossibles, avoir recours à des inventions romanesques, travestir en héros modernes les hommes les plus simples et les plus naturels. Dans Mithridate, le jugement et le goût exquis de Racine n’ont éprouvé aucune contrainte ; rien n’a forcé ce grand poète de s’écarter de la nature et de la vérité. On a dit que Xipharès était un courtisan français, et l’on a dit une sottise, comme c’est l’usage, pour faire une antithèse. Xipharès, amant fidèle, discret et généreux ; Xipharès qui se sacrifie pour son père au moment où son père veut l’immoler à sa jalousie ; Xipharès, en un mot, prince vertueux, qui sait vaincre ses passions quand elles s’opposent à ses devoirs, serait plutôt un héros de roman qu’un courtisan français, tels qu’ils étaient lorsqu’on a fait ce reproche à Racine. On peut sans doute blâmer dans le rôle de Xipharès quelques expressions d’une galanterie fade : le goût du siècle de Racine les aimait encore au théâtre, quoiqu’il les eût bannies de la société. Les courtisans de ce temps-là avaient beaucoup retranché de la politesse de la vieille cour ; ils avaient mis dans leurs rapports avec les femmes plus de familiarité et d’aisance ; ainsi, dans ses grands respects pour Monime, et dans sa galanterie même, Xipharès n’est point un courtisan français.

De grands connaisseurs en tragédie ont fait un crime à Racine de la vérité qu’il a mise dans la peinture de Mithridate ; ils ne veulent pas qu’un prince tel que Mithridate, naturellement rusé, emploie la ruse pour surprendre les secrets de Monime et pénétrer dans son cœur, lui qui savait si bien l’employer pour surprendre les secrets des ennemis et pénétrer dans leurs villes. Cette scène, si injustement critiquée, est une des plus belles de la tragédie, et par l’art merveilleux que le poète y déploie, et par les grands effets qu’elle produit. C’est à cette scène qu’on peut appliquer plus particulièrement ces vers de Boileau :

L’esprit ne se sent point plus vivement frappé
Que lorsqu’en un sujet d’intrigue enveloppé,
D’un secret tout à coup la vérité connue,
Change tout, donne à tout une face imprévue.

Il n’est pas noble, disent-ils, pour un grand roi, de s’abaisser à tromper : beaucoup de rois, qui passent pour grands, ont autrefois employé leur vie à ce métier ; et le sénat romain, cette assemblée de rois des rois, qu’a-t-il fait autre chose dans les plus beaux temps de sa gloire, sinon tromper tous ceux avec lesquels il négociait ? Et l’on ne veut pas souffrir que le roi Mithridate, amoureux et jaloux, use de supercherie avec une de ses femmes, pour savoir, comme on dit, ce qu’elle a dans l’âme ! cela n’est pas noble, je le crois bien ; mais cela est naturel et vrai, cela est théâtral. Par quelle règle de l’Art poétique est-il ordonné aux personnages tragiques de ne rien faire que de noble ? Prétendrait-on que ce vieux Mithridate, plein de passions et de vices, fût un homme parfait ? Notre législateur Boileau recommande au contraire de donner aux grands cœurs quelques faiblesses  ; il veut qu’Achille pleure quand il a reçu un affront : et Boileau dit précisément ce qu’a fait Homère. Le divin Homère représente Achille pleurant comme un enfant, et allant se plaindre à sa chère mère Thétis, quand deux huissiers d’Agamemnon ont enlevé de chez lui Briséis, sans obstacles, en vertu des ordres dont ils étaient porteurs. Il y a loin sans doute de cet Achille si naturel à l’Achille furieux qui épouvante l’armée et partage les dieux.

La seule chose qui me déplaise dans cette fourberie du roi de Pont, c’est sa ressemblance avec celle d’Harpagon, qui trompe son fils précisément comme Mithridate trompe Monime. Mais la fourberie d’Harpagon ne produit qu’une scène comique, sans aucune suite, sans aucun résultat ; au contraire, la fourberie de Mithridate, indépendamment de la beauté de la scène, produit les plus grands événements, et amène la catastrophe.

Iphigénie en Aulide
I

Cette tragédie est tout à la fois le triomphe de la scène française et du théâtre athénien. Quand on songe que c’est un Grec qui a conçu ce plan, ces caractères, ces situations, ces scènes pathétiques qui ont fait répandre à Paris tant de larmes, on ne peut se défendre d’un sentiment de respect pour les anciens ; et c’est ainsi qu’il faut les traduire, quand on veut leur faire honneur. Racine a couvert de gloire Euripide : Dacier et sa femme n’ont fait que fournir à Voltaire et à Lamotte des épigrammes contre Homère et Sophocle.

Je n’imiterai point l’audace des ignorants qui décident et qui tranchent la question sans être en état de l’entendre ; je ne dirai point : L’Iphigénie de Racine vaut mieux que celle d’Euripide : Racine n’a pas besoin d’être honoré par une injustice ; mais je dirai : L’Iphigénie de Racine vaut beaucoup mieux pour des Français ; laissant à de plus hardis ou à de plus habiles à prononcer si les Français du côté du goût, de l’esprit et des mœurs, valent mieux que les Athéniens. J’avoue que j’ai toujours été choqué de la témérité de quelques auteurs qui faisaient un crime au peuple d’Athènes de n’avoir pas eu nos préjugés, notre galanterie, notre luxe : Voltaire m’a plus étonné que les autres, parce que j’attendais de lui plus de lumières et de philosophie ; et cependant, avec sa manie de réformer l’univers, il n’y a pas d’écrivain qui ait été plus esclave des idées de son pays ; c’est lui surtout qui avait donné aux petits rimeurs dont il était l’idole ce ton de fatuité, d’insolence et de persiflage qu’ils avaient coutume de prendre en parlant de l’antiquité. Voltaire, dans le temps de ses prospérités, fut un littérateur frivole et petit-maître ; il revint dans sa vieillesse à l’amour des anciens ; mais il s’en avisa trop tard, et lorsqu’il n’avait plus assez de génie pour les imiter : la Grèce ne reçut que de bien faibles services de cet amant décrépit.

Cette belle ouverture d’Iphigénie est à Euripide tout entière : Racine même l’a beaucoup affaiblie par égard pour notre délicatesse ; car Euripide, avant de faire parler Agamemnon, nous le montre, dans sa tente, livré au trouble le plus affreux, commençant une lettre, la déchirant, bientôt arrosant de ses larmes le fatal écrit, etc. À peine daigne-t-on lui tenir compte de ce trait de génie ; et parce que le poète français a supprimé la pantomime, ainsi que certaines naïvetés de l’esclave d’Agamemnon, et quelques circonstances inutiles du récit, on veut le mettre au-dessus de l’inventeur même de la scène ; rien n’est plus injuste ; et pour avoir fait disparaître quelques taches d’une étoffe, on ne vaut pas le fabricant qui l’a tissue.

C’est aussi Euripide qui a imaginé de rompre les mesures prises par Agamemnon pour empêcher Clytemnestre et Iphigénie d’arriver en Aulide : mais Racine suppose que Clytemnestre s’égare en chemin, ce qui est peu naturel : chez Euripide, au contraire, c’est Ménélas qui arrête l’esclave chargé des ordres d’Agamemnon, et qui lui arrache la lettre : violence qui produit entre les deux fils d’Atrée une scène de reproches et d’invectives. On part de là pour traiter Euripide de grossier et de brutal : la scène, il est vrai, n’est pas polie ; mais elle est très éloquente, très chaude, très théâtrale ; elle peint admirablement le caractère des fils d’Atrée ; et ce qui lui donne surtout un grand prix, c’est qu’au milieu de la querelle on vient annoncer l’arrivée de Clytemnestre, événement qui fait tomber le courroux des deux frères ; tous deux se réunissent pour pleurer le désastre de leur famille, et la nature dans ce moment triomphe de l’ambition. Un mari tel que Ménélas eût été ridicule sur la scène française, où l’infidélité conjugale est toujours comique ; mais chez les Athéniens, qui n’y voyaient pas le plus petit mot pour rire, ce même Ménélas était dans la tragédie d’Iphigénie un personnage plus intéressant qu’Ulysse ; et surtout plus intéressé à l’action. Racine, comme Français, a bien fait de préférer Ulysse ; mais Euripide, Athénien, a eu raison de choisir Ménélas.

On reproche encore à Euripide de n’avoir pas fait d’Iphigénie une héroïne de roman, et d’Achille un chevalier français : c’est comme si on lui reprochait de ne s’être pas fait siffler sur le théâtre d’Athènes. Les Athéniens, pour qui la nature avait tant de charmes, auraient trouvé fort ridicule qu’une fille de quinze ans, innocente et naïve, eût le langage et les sentiments d’une stoïcienne. Mais c’est à l’Achille d’Euripide qu’on en veut surtout ; on le trouve ignoble et froid : un général qui n’est point amoureux ! un militaire respectueux et timide auprès des femmes ! un héros qui ne s’occupe pas d’amour et de mariage, au moment où il faut partir pour la guerre ! Ce sont là de grandes incongruités dramatiques pour des Français, qui n’imaginent rien de plus héroïque, rien de plus digne d’un guerrier et d’un conquérant, que de faire dépendre son sort des sentiments d’une jeune fille ; mais on n’aurait jamais pu faire entrer une pareille idée dans la tête des Athéniens. L’Achille d’Homère est si peu amoureux, qu’il ne se met pas même en devoir de défendre sa concubine Briséis ; il ne la regrette point ; et s’il pleure, c’est de l’affront qu’il a reçu, et non de la perte qu’il a faite.

Il n’y a pas dans toute l’Iliade la moindre trace d’amour et de galanterie ; et la seule douceur que l’on dise à la belle Hélène dans tout le poème, est dans la bouche de quelques vieillards troyens, qui n’en sont pas moins d’avis de la renvoyer. L’Achille de Racine a souvent l’éloquence, la fierté, l’emportement de l’Achille d’Homère ; mais il n’est qu’un chevalier français dans les scènes avec Iphigénie, et lorsqu’il débite des tendresses, telles que

Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez !

Concluons que Racine, avec un tact exquis, a su ajuster Euripide au goût des Français ; mais ne disons pas qu’il a surpassé Euripide : il peut y avoir entre les deux ouvrages égalité de mérite ; mais cette même égalité ne subsiste pas entre l’imitateur et l’original : à titre d’inventeur et de créateur des beautés les plus essentielles, la préférence est due à Euripide. Cessons du reste d’être surpris que les Athéniens eussent une manière de voir si opposée à la nôtre : songeons que la mode exerce presque autant d’empire sur les sentiments que sur les habits. N’avons-nous pas nous-mêmes bouleversé toutes nos anciennes idées sur la décence extérieure et sur l’élégance des costumes ? nos agréables, nos petits-maîtres ne sont-ils pas coiffés exactement comme les moines mendiants de l’ancien régime, qui nous paraissaient alors fort ridicules ? Puisque nos militaires, nos hommes du bon ton, nos gens à bonnes fortunes, séduisent aujourd’hui les femmes avec la tête d’un cordelier, d’un carme ou d’un dominicain, pourquoi ne voulons-nous pas que les héros tragiques pussent intéresser les Athéniens sans être amoureux ?

II

Quelque parfait que soit un auteur, encore faut-il bien qu’on s’aperçoive qu’il est homme : on découvre quelques taches dans les chefs-d’œuvre de Racine ; mais ce sont de ces taches qu’Horace veut qu’on excuse, comme échappées à la négligence et à la faiblesse humaine. Lorsque Achille aperçoit Iphigénie dans un camp où il ne s’attendait guère à la rencontrer, il s’écrie avec une naïveté familière :

Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?

Il est rare qu’un amant dise à sa maîtresse, quelque étonné qu’il puisse être de son arrivée : Que venez-vous faire ici ? Ce ton n’a ni la dignité ni même la politesse qu’exige la scène : il semble que cette question froide et incivile ne soit placée là que pour amener la réponse très sèche d’Iphigénie :

Rassurez-vous, seigneur, vos vœux seront contents ;
Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.

Si Achille eut débuté d’une manière plus tendre, si son premier compliment eût été plus galant et plus doux, Iphigénie n’aurait pas eu un si beau prétexte de faire éclater son dépit et de s’éloigner si brusquement : l’explication aurait eu lieu sur-le-champ, et l’auteur avait besoin de la reculer jusqu’au troisième acte : heureux le poète qui sait toujours déguiser aux spectateurs ses embarras, et qui n’a jamais besoin d’une faute ! Racine est de tous le moins sujet à ces besoins honteux : c’est, dans le plus difficile des arts, le plus habile et le plus parfait des artistes français : c’est cette perfection qui l’élève si fort au-dessus de ces tragiques à la toise, de ces écrivains expéditifs, de ces poètes héritiers du talent et du nom des deux fameux moines Fa-Molto et Fa-Presto 3, dont Voltaire fait une mention si honorable dans un de ses petits romans intitulé : Lettres d’Amabed, etc. C’est en vain que ces manœuvres sans conscience entassent à la hâte absurdités sur absurdités, et recrépissent le tout d’un enduit brillant, capable de tromper les yeux : quand on y regarde de près, les crevasses et les lézardes se font apercevoir de toutes parts, et bientôt l’ouvrage croule. Ce n’est pas un grand effort de faire éclore quelques beautés d’un amas de sottises : la palme est à celui qui sait créer une foule de beautés, sans sortir du cercle étroit que l’art et la raison tracent autour de lui.

Au milieu des reproches si pathétiques que Clytemnestre adresse à son époux, on se trouve tout à coup refroidi par une petite anecdote domestique, par une petite chronique scandaleuse que cette mère désespérée rappelle à son époux dans un moment aussi terrible :

Avant qu’un nœud fatal l’unît (Hélène) à votre frère,
Thésée avait osé l’enlever à son père :
Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit ;
Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse,
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Le spectateur, lorsqu’il entend ces vers, éprouve le même sentiment qu’un voyageur qui, sortant d’un vallon échauffé par les plus ardents rayons du soleil, rencontre une montagne couverte de neige : l’actrice même est fort embarrassée à franchir cette espèce de parenthèse. C’est un défaut sans doute d’avoir ainsi glacé une tirade brûlante par cette historiette de l’enlèvement d’Hélène, et de ses amours clandestins : il en résulte même une sorte de ridicule pour la famille d’Agamemnon, et surtout pour Ménélas, qui n’a pas trouvé dans sa femme ce que la plupart des maris y cherchent.

Si Agamemnon sait l’aventure, si Calchas la lui a mille fois racontée, qu’est-il besoin que Clytemnestre s’engage dans un pareil détail ? Peut-elle s’amuser à répéter un vieux conte, quand le glaive est sur la tête de sa fille ? On pourrait demander pourquoi Calchas était si bien instruit de l’équipée d’Hélène : était-ce l’effet d’une révélation divine ? était-ce la confiance publique qui l’avait rendu, en sa qualité de prêtre, dépositaire des secrets des familles ?

La place naturelle de ce petit roman était dans la narration qui termine la pièce ; c’est là aussi qu’on le retrouve plus étendu dans la tirade de Clytemnestre :

Thésée, avec Hélène uni secrètement,
Fit succéder l’hymen à son enlèvement ;
Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.
Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours ;
D’un sinistre avenir je menaçai ses jours, etc.

Dans une telle narration, on peut écouter patiemment cette mystérieuse aventure : elle ne devait être que là. Pourquoi donc Racine en a-t-il embarrassé une des plus tragiques situations de sa pièce ? pourquoi d’ailleurs dire deux fois la même chose ? L’anecdote est-elle donc assez brillante pour qu’on la reproduise en deux endroits ? Racine n’est tombé dans cette faute que par un excès de raison et de prudence ; il a voulu jeter longtemps auparavant la semence de ce dénouement merveilleux : il a cru nécessaire de préparer les esprits à cette autre Iphigénie, qui, dans la fable même, paraît si fabuleuse : sans doute il appréhendait que le mystère de la naissance d’Ériphyle ne parût incroyable au spectateur si on la lui jetait brusquement à la fin de la pièce sans le lui avoir fait pressentir. Il est allé au-devant d’une objection qu’on n’eût peut-être pas songé à lui faire : d’autres s’embarrassent fort peu des objections de connaisseurs, pourvu qu’ils séduisent la multitude. Racine était persuadé que, même dans les ouvrages dramatiques, le bon sens et la raison doivent tenir le premier rang : Voltaire, en vingt endroits de ses discussions littéraires, prétend que c’est ce dont on se passe le mieux dans une tragédie : avec des principes si différents, ces deux auteurs ont dû composer des ouvrages qui ne se ressemblent guère.

C’est dans la bouche de Calchas que Racine a mis au dénouement cette seconde mention de l’étourderie d’Hélène ; mais ce prêtre, en personne discrète, et qui veut éviter le scandale, ménage l’honneur d’Hélène beaucoup plus que n’a fait Clytemnestre : il suppose un mariage clandestin avec Thésée. Ce brigand destructeur des brigands comme lui ce demi-dieu, grand ravisseur de filles, n’était pas homme à prendre de si grandes précautions : Hélène elle-même n’était pas si scrupuleuse ; et c’est un peu trop tard que Racine s’avise de rétablir la réputation de cette belle, très grièvement endommagée par la médisance de sa sœur.

III

Racine a conservé le caractère d’Agamemnon, tracé par Euripide. Le combat de la nature et de l’ambition est de tous les temps et de tous les pays, parce que les passions, partout où il y a des hommes, luttent contre la nature. Agamemnon, dans la pièce grecque, se livre davantage aux mouvements de la tendresse paternelle ; dans la pièce française, il garde plus de dignité. Chez Euripide, il est plus père que roi ; dans sa première entrevue avec sa fille, il serre Iphigénie entre ses bras, il pleure, il ne peut s’en séparer. La scène est moins attendrissante dans Racine, mais elle est plus noble et beaucoup plus courte : c’est là qu’on trouve ce sentiment profond, exprimé avec une précision admirable :

Vous y serez, ma fille.

Euripide est plus simple, plus naïf : le père et la fille s’abandonnent et s’oublient ; dans le trouble qui les agite, ils ne songent guère à la régularité, à la précision, à la dignité tragique. Cet épanchement de la nature ne plairait pas sur notre théâtre, mais, tous les lecteurs sensibles en sont charmés ; il était délicieux pour les Grecs, accoutumés aux mœurs domestiques. Voici quelques traits de cette conversation dont Racine a pris tout le fond, mais qu’il a singulièrement abrégée ; ce qui n’empêche pas que la scène française ne soit un peu froide, par la raison que le roi des rois y conserve toujours sa morgue et son flegme ; et même le vous y serez, ma fille , produit peu d’effet, quand il n’est pas dit parfaitement. Il y a chez Euripide plus de mouvement, de variété et de chaleur : c’est une de ces scènes antiques d’un naturel exquis, inconnu aux modernes.

« Agamemnon : Nous allons nous séparer, mais pour bien longtemps ! — Iphigénie : Je ne vous entends pas, mon père ; je n’y comprends rien. — Agamemnon : Vous avez raison, ma fille, et c’est ce qui me tue. — Iphigénie : Pour vous réjouir, voulez-vous que je dise des folies ? — Agamemnon (à part) : Je n’y tiens plus ! Dieux cruels !… Je suis content de vous, ma fille… — Iphigénie : Que ne restez-vous chez vous avec vos enfants ? — Agamemnon : Que ne le puis-je ! ô ciel ! — Iphigénie : Périssent les lances, et la maudite guerre de Ménélas ! — Agamemnon : Elle me perdra et d’autres avant moi. — Iphigénie : Vous êtes resté bien longtemps en Aulide ? — Agamemnon : Un obstacle m’y retient encore. — Iphigénie : Dites-moi, mon père, où est le pays des Phrygiens ? — Agamemnon : Où Paris n’aurait jamais dû habiter… — Iphigénie : Hâtez-vous de terminer vos affaires dans ce pays-là, et revenez bien vite auprès de nous. — Agamemnon : Je dois, avant de partir, offrir ici un sacrifice. — Iphigénie : Cela regarde les prêtres. — Agamemnon : Cela vous regarde aussi, ma fille ; vous y serez. — Iphigénie : Formerons-nous des danses autour de l’autel ? — Agamemnon (à part) : Heureuse du moins de ne pas m’entendre… Rentrez, Iphigénie, allez rejoindre vos compagnes Au moment d’une séparation si longue, viens, ma fille, viens que je te serre entre mes bras. Que ce dernier baiser a de douceur ! (à part) qu’il a d’amertume ! Ô dieux !… brillante de jeunesse et de santé !… ce sein qui palpite contre mon cœur !… ces joues vermeilles !… ces blonds cheveux !… Ô ville des Phrygiens ! ô Hélène, que tu me coûtes cher ! les sanglots étouffent ma voix ; mes yeux sont offusqués de larmes. Adieu. »

Tel est l’esprit de cette scène, qu’aucun traducteur n’a saisi. J’invite tous mes lecteurs à vérifier eux-mêmes, dans les traductions françaises, à quel point ces copies défigurent l’original : celle que je leur présente n’est pas servile, mais elle est fidèle.

La Clytemnestre d’Euripide n’est pas moins violente, moins altière que celle de Racine ; mais elle n’a pas toujours la même dignité, et ne s’astreint pas aux mêmes bienséances. Dans sa colère, elle outrage Agamemnon par des invectives abominables ; elle lui reproche de l’avoir enlevée à Tantale, d’avoir arraché de sa mamelle l’enfant qu’elle avait eu de ce premier époux, et de l’avoir écrasé en le jetant contre terre : atrocité qui fait frémir ‘d’horreur, et rend Agamemnon très odieux. Clytemnestre devient ensuite un peu comique et bourgeoise ; car elle se pique d’être fidèle, attentive au ménage, peu exigeante et très modérée dans l’usage même des plaisirs permis : elle se fait gloire d’avoir donné à son mari quatre enfants, et lui observe qu’une femme comme elle est un gibier fort rare que tous les hommes ne rencontrent pas.

Il est assez singulier que Racine, malgré toute sa politesse et toute son attention à ne pas blesser la délicatesse française, ait cru devoir conserver à Agamemnon son despotisme marital, et lui fasse dire à Clytemnestre :

Madame, je le veux, et je vous le commande ;
Obéissez…………

Durus est hic sermo  : il y a dans ce mot obéissez, de quoi faire frémir toute la galanterie française ; et quoiqu’il semble qu’un mari soit essentiellement peu galant, quoique ce ton impérieux soit parfaitement dans le caractère du personnage, une pareille manière de commander à sa femme n’en est pas moins contraire aux mœurs parisiennes.

Le dogme de l’obéissance des femmes est étroitement lié à la grande question de la prééminence d’un sexe sur l’autre, question décidée par la nature depuis l’origine du monde ; mais les femmes françaises ne font pas plus de cas de cette décision, que les jansénistes du jugement du pape et de la bulle Unigenitus ; elles sont appelantes et réappelantes au tribunal de la chevalerie : elles prétendent à la souveraineté, et se l’adjugent provisoirement : l’usage, la politesse, le bon ton sont pour elles, et leur faiblesse même est leur premier titre. Je ne leur conseille pas de discuter le droit, puisque de fait elles sont en possession de l’empire : n’importe par quel moyen et sur quel fondement leur puissance soit établie, chacune d’elles peut dire avec Didon :

Je règne, il n’est plus temps d’examiner mes droits.

Il en est de même de ces discussions sur l’infériorité et la dépendance des femmes, comme de ces questions métaphysiques sur l’origine des sociétés et sur les droits des gouvernements ; on ne peut les entamer sans ébranler les bases du corps politique et opérer des révolutions funestes. La meilleure manière de faire obéir une femme n’est pas de lui commander, c’est de lui plaire. Cependant la Clytemnestre française cède à l’autorité, quoiqu’en murmurant ; l’ordre lui paraît injuste et cruel, mais elle reconnaît la compétence de celui qui l’a donné. La Clytemnestre grecque est moins docile ; elle se constitue en rébellion ouverte contre l’autorité du mari ; elle jure par Junon qu’elle n’obéira pas. Allez , dit-elle à son époux, faites les affaires du dehors, j’aurai soin de l’intérieur. C’est par ce partage de la souveraineté que les femmes prétendent terminer la dispute ; mais

On ne partage point la puissance suprême.

Agamemnon, ne pouvant réduire à la raison sa femme, s’en va en disant qu’il vaut mieux ne point avoir de femme que d’en avoir une acariâtre et rebelle .

IV

La querelle d’Achille et d’Agamemnon, dans la tragédie de Racine, paraît au premier coup d’œil moins raisonnable et moins motivée que celle qui fait la base de l’Iliade d’Homère. Euripide n’a pas même eu l’idée de mettre aux prises le fils de Pélée avec celui d’Atrée, parce que chez lui le fils de Pélée n’est point du tout amoureux d’Iphigénie. Dans Homère, Agamemnon brave Achille, l’insulte à la face de l’armée, le menace de lui ravir sa captive : il y a bien là de quoi émouvoir la bile du plus bouillant, du plus fier des guerriers. On n’est pas étonné, d’après un tel affront, d’entendre Achille appeler Agamemnon ivrogne aux yeux de chien, au cœur de cerf , etc. Ces injures avaient, alors, dans la langue grecque, plus de noblesse qu’elles n’en peuvent avoir aujourd’hui dans aucune espèce de traduction ; elles sont éloquentes sans être ignobles ; elles sont même naturelles dans la bouche d’un jeune homme fougueux cruellement outragé devant toute l’armée. Notre politesse ne pouvait pas exister dans un siècle où il n’y avait point de société, où le premier mérite était dans la force physique : elle eût même été regardée de ces anciens héros grecs comme une lâcheté, comme une faiblesse convenable à des hommes efféminés et timides.

Dans Racine, la colère d’Achille a sa principale source dans son amour : c’est Achille qui est l’agresseur ; il vient demander compte à un père de ce qu’il prétend faire de sa fille : il devrait peut-être penser qu’aucun père n’égorge ses enfants pour son plaisir ; que si Agamemnon répand le sang d’Iphigénie, les dieux et l’armée lui arrachent cet affreux sacrifice ; que le roi d’Argos dans ce cruel moment a bien assez, de sa douleur, des cris d’une mère furieuse, des larmes d’une fille innocente et soumise, sans avoir à supporter encore les invectives et les injures d’un amant irrité. Iphigénie n’a-t-elle pas dit elle-même à cet amant ;

Quel père de son sang ne plaît à se priver ?
Agamemnon ne lui demande-t-il pas avec beaucoup, de justice :
Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?
Ne suis-je plus son père ? êtes-vous son époux ?

Cette querelle est au fond ce qu’il y a de plus faux et de plus injuste. Qu’on examine bien tout le dialogue ; on verra qu’Agamemnon est judicieux et raisonnable d’un bout à l’autre, et qu’Achille n’a pas le sens commun. Mais un Achille, et un Achille amoureux, doit-il donc réfléchir et raisonner ? Le fils de Thétis et de Pélée est-il fait pour avoir raison comme un mortel vulgaire ? Doit-il même entendre la raison ? N’est-il pas de l’essence de son caractère de s’emporter à la plus légère contradiction, de ne connaître d’autre bienséance, d’autre raison, d’autre loi que son épée ? Moins il est sensé, plus il est brillant et théâtral : si cette remarque est une critique, c’est sur le théâtre qu’elle tombe ; elle n’est qu’un éloge pour Racine.

Jura neget sibi nata ; nihil non arroget armis.

C’est ainsi qu’Horace peint Achille, peut-être d’après quelque poète tragique que nous n’avons plus ; car Homère le représente un peu moins violent. L’Achille de l’Iliade reconnaît la prérogative du chef dans le partage du butin, et lorsqu’il se laisse ravir sa captive, il semble convenir qu’on a une espèce de titre pour la lui enlever, qu’il n’a pas sur elle le même droit de propriété que sur les autres meubles et effets qui sont sur sa flotte : lui-même fait entendre qu’il se battrait pour la marmite ou la broche, mais que pour sa maîtresse il ne doit pas se battre.

Dans Homère, Achille tire à moitié l’épée contre Agamemnon ; mais il rengaine à l’aspect de Minerve, qui vient derrière lui le prendre par les cheveux. Dans Racine, Achille porte seulement la main à son cimeterre, et s’arrête aussitôt par respect pour le père de sa maîtresse. Ce respect n’arrête pas Rodrigue dans le Cid, parce que c’est son propre père qui est outragé par le père de Chimène, et parce que l’outrage est d’une nature bien plus sanglante ; si Achille recevait un soufflet d’Agamemnon, l’amant cesserait de voir en lui le père de sa maîtresse.

Achille ne se contente pas de menacer Agamemnon ; il cherche même à épouvanter Iphigénie pour l’empêcher d’obéir à son père :

Vous allez à l’autel, et moi j’y cours, madame ;
Si de sang et de morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.
À mon aveugle amour tout sera légitime :
Le prêtre deviendra la première victime ;
Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême,
Votre père frappé tombe et périt lui-même,
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

Cette tirade est d’une énergie brûlante, d’une éloquence et d’une poésie admirables ; elle peint supérieurement l’aveugle impétuosité, et je dirais même l’espèce de férocité d’Achille. Il n’y a point ici de politesse et de galanterie : Achille entreprend de forcer Iphigénie par la peur à désobéir à son père ; il prétend la protéger malgré elle, l’enlever et la conduire à sa tente, où il se flatte de la défendre seul, avec Patrocle et ses Thessaliens, contre son père et toute l’armée. Ici, comme dans la querelle avec Agamemnon, Achille a constamment tort, parce qu’il n’a d’autre logique que celle d’une passion effrénée. L’enthousiasme chevaleresque couvre ce qu’il y a de gigantesque et d’extravagant dans l’idée de résister seul, dans sa tente, à toute l’armée des Grecs. Rien de si commun dans les romans que de voir un seul chevalier mettre en fuite une armée entière.

L’Achille grec, diamétralement opposé à l’Achille français, ne préfère point la vie d’Iphigénie au succès d’une illustre expédition et à la gloire de la Grèce ; il trouve fort bon et fort beau que cette jeune princesse se dévoue pour sa patrie et pour l’armée : prêt à défendre Iphigénie si elle révoque son acte de dévouement, il la félicite de l’avoir fait, il le respecte comme un acte de religion ; il n’est point passionné, injuste, insolent, téméraire ; il est raisonnable, il est citoyen, il est religieux. Quel bonheur pour notre littérature que Racine, au lieu d’un héros grec, nous ait offert dans Achille un chevalier français ! Or, maintenant, comparez le théâtre français avec le théâtre grec ; jugez, décidez, tranchez ; mais n’oubliez pas qu’en proclamant la supériorité de Racine sur Euripide ; laquelle je reconnais avec plaisir en qualité de Français, c’est prononcer la supériorité de notre goût ; de notre esprit, de nos mœurs, de notre régime social, sur celui des Athéniens du siècle de Périclès et d’Alexandre.

V
Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?

Au bout de vingt ans ! Le terme est trop court : beaucoup d’ouvrages médiocres ont soutenu l’épreuve et trompé le public pendant plus de vingt ans : il est vrai que, dans les dernières années, plus on les regardait, moins on les trouvait beaux ; mais on n’osait pas s’en dédire. Que de temps il a fallu pour revenir sur leur compte, et se convaincre enfin, à force de les regarder, qu’ils ne méritaient pas leur réputation ! semblables à ces actrices que la perspective du théâtre fait paraître belles de loin, mais qui, lorsqu’on s’en approche, font éprouver la même sensation que la Champmêlé, dont madame de Sévigné disait : Elle est laide de près.

Ce n’est pas au bout de vingt ans , c’est après cent trente ans que Racine est non seulement redemandé , mais couru, fêté, admiré beaucoup plus qu’il ne le fut jamais de son temps ; il a fallu plus d’un siècle pour l’apprécier ce qu’il vaut : c’est après d’inutiles essais dans différents genres, c’est après les prétendus chefs-d’œuvre de plusieurs beaux-esprits, soi-disant génies, c’est après avoir tout épuisé, que la comparaison et la raison nous ramènent à cet auteur incomparable.

L’Iphigénie de Racine, âgée de cent trente ans, a une fraîcheur de coloris, un éclat, une élégance que le temps ne peut qu’augmenter encore : on n’a point fait depuis d’aussi beaux vers, tracé d’aussi beaux caractères ; on n’a point fait parler les passions d’un style aussi naturel, aussi vrai, aussi juste. La langue, la versification, la poésie, la logique, l’éloquence, n’ont pas fait un pas en avant depuis cent trente ans ; que dis-je ? elles ont rétrogradé d’une manière sensible, n’en déplaise aux prédicateurs de la perfectibilité et du perfectionnement, qui ont eux-mêmes, par leur exemple, décrié leurs principes, et fourni la preuve vivante que l’esprit humain n’allait pas toujours en se perfectionnant. Chaque tragédie que l’on fait est un nouveau trait de lumière sur le mérite de Racine : cet homme écrase l’art en l’élevant trop haut, et l’habitude de voir ses chefs-d’œuvre est la mort de toutes les nouveautés.

VI

Il est plus que probable que la tragédie est finie : on n’en fera plus, je ne dis pas d’égales à celles de Corneille et de Racine, mais même de supportables. Le plan d’un pareil ouvrage exige un jugement, une combinaison, une vigueur de sens dont les cerveaux de nos poètes modernes paraissent incapables. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore en France des têtes qui valent les meilleures de l’antiquité, des têtes en état de former les entreprises les plus hardies, les projets les plus vastes ; mais c’est en politique, et non pas en poésie. Tous les essais de nos artistes tragiques annoncent une singulière faiblesse de conception et une grande mesquinerie d’exécution : ils pensent faux et s’expriment mal ; ils prennent le niais pour le naturel, le bizarre pour le neuf, et l’extravagant pour le sublime. L’orgueil les aveugle, la flatterie les corrompt ; ils se plaisent trop à eux-mêmes, ils plaisent trop à leurs amis, pour qu’ils puissent plaire au public.

Si nous n’avons plus de tragédies, il ne faut pas pour cela nous désespérer ; il y a pour les nations de plus grands malheurs que celui-là ; les Romains n’ont jamais eu de tragédies passables, et n’en ont pas moins été les maîtres de ceux qui faisaient les plus belles tragédies, de ceux même qui en avaient inventé le genre. Il vaut beaucoup mieux n’avoir point de tragédies que d’en applaudir de mauvaises ; les chefs-d’œuvre que nous possédons nous rendent difficiles, et nous empêcheront d’être dupes du charlatanisme des novateurs.

Ce n’est pas la révolution qui a produit cette décadence ; c’est elle au contraire qui nous a éclairés sur une foule de sottises accréditées par le même esprit qui, sur la fin du dernier siècle, a brouillé toutes nos idées. Ce ne sont pas les faibles imitateurs de Racine qui ont perdu la tragédie, ce sont les grossiers imitateurs de Shakespeare : l’art n’est jamais détruit par les défauts qu’on aperçoit et qu’on blâme, mais par les défauts qui trompent et qui passent pour des beautés. Du moment qu’on s’est extasié sur des romans sans vraisemblance, dès qu’on a osé comparer et même préférer à nos excellentes tragédies des caricatures soi-disant philosophiques, qui n’avaient pas le sens commun, dès lors on a pu dire : C’en est fait de la tragédie.

Boileau, dans les dernières années de sa vie, gémissait amèrement sur les progrès de la folie et du mauvais goût, déjà sensibles pour un observateur aussi éclairé. L’académie commençait déjà à se peupler de sophistes et de beaux-esprits, contempteurs de l’antiquité : l’auteur de l’Art poétique n’entrait plus qu’à regret dans ce sanctuaire du génie, profané par d’orgueilleux raisonneurs brouillés avec la raison. En invitant son ami M. de Maucroix à venir le voir dans sa solitude d’Auteuil : Que j’aurais de plaisir , lui disait-il, à vous embrasser, et à déposer entre vos mains le chagrin que me donne le mauvais goût de la plupart de nos académiciens, gens assez comparables aux Hurons et aux Topinamboux, comme vous savez bien que je l’ai déjà avancé ! Boileau, en effet, désolé de voir l’Académie en proie à des novateurs, avait composé une épigramme assez vive contre cette compagnie, laquelle n’avait pas rougi d’accueillir des blasphèmes littéraires dont elle aurait dû faire justice :

Où peut-on avoir dit une telle infamie ?
Est-ce chez les Hurons, chez les Topinambous ?
C’est à Paris ; c’est donc à l’hôpital des fous ?
Non ; c’est au Louvre, en pleine Académie.

Ainsi, dès 1695, date de sa lettre à M. de Maucroix, c’est-à-dire vingt ans avant la mort de Louis XIV, Boileau traitait déjà de Hurons et de barbares la plupart des membres de l’Académie-Française ; il déplorait l’affaiblissement de la raison et du goût. Qu’eût-il dit s’il eût pu entendre, quatre-vingts ans après, les blasphèmes moraux et politiques dont retentissait cette même Académie, qui, du mépris des anciens auteurs, avait passé au mépris des anciennes institutions civiles et religieuses ? Qu’eût-il dit s’il avait pu voir cette compagnie, après avoir depuis longtemps perdu le goût, se précipiter dans les derniers excès de la démence, et devenir le foyer d’une conspiration contre le gouvernement alors établi pour le maintien de la société ? Exemple mémorable qui doit nous apprendre qu’autant un corps littéraire est utile quand il se renferme dans les bornes de la décence et du devoir, autant il est nuisible quand il est animé d’un esprit de vertige.

VII

Tout ce qu’on pouvait dire sur les beautés de cette pièce est épuisé ; mais on peut toujours étudier et admirer l’art prodigieux avec lequel Racine a su accommoder à nos mœurs l’esprit et le goût des Grecs. Iphigénie est celle de ses tragédies profanes où il a le moins mis du sien, et cependant c’est la plus parfaite : il embellit tout ce qu’il emprunte, et il semble plus grand encore quand il imite que lorsqu’il invente.

Rien n’est plus instructif pour les jeunes gens, rien n’est plus intéressant pour les amateurs des lettres que d’examiner de près le travail et les procédés de Racine, lorsqu’il épure et polit les idées des anciens, et se les approprie par la manière dont il les met en œuvre. Prenons par exemple le discours de Clytemnestre, qui tombe aux pieds d’Achille pour implorer son secours :

            Oubliez une gloire importune ;
Ce triste abaissement convient à ma fortune.
Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir !
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir !
C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée !
Dans cet heureux espoir je l’avais élevée :
C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
Et votre nom, seigneur, la conduit à la mort.
Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?
Elle n’a que vous seul ; vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux.

Voici maintenant comment Clytemnestre, dans la même situation, s’exprime chez Euripide. Je dois prévenir les lecteurs qu’on ne trouve aucune traduction française des tragédies grecques qui soit exacte et fidèle ; celle-ci, du moins, leur offrira les véritables idées d’Euripide :

« Je ne rougirai point de tomber à vos genoux : mortelle, je puis m’abaisser devant le fils d’une déesse. Qu’ai-je à faire d’une gloire importune ? Est-il pour moi quelque chose de plus cher au monde que le salut de ma fille ? Fils de Thétis, secourez une mère au désespoir ; secourez une fille qui a porté le nom de votre épouse, bien en vain, il est vrai ; cependant c’est pour vous que je l’ai couronnée ; c’est à vous que je l’amenais, et maintenant je la conduis à la mort. Ne sera-ce pas pour vous un affront de l’avoir abandonnée ? Si ma malheureuse fille n’a pas eu le bonheur d’être unie avec vous, on vous a du moins appelé son époux chéri. Par cette main que je baigne de mes larmes, par votre illustre mère, je vous en conjure, ayez pitié de nous ; c’est votre nom qui nous a perdues, c’est un devoir pour vous de nous défendre : je n’ai plus d’autres autels que vos genoux ; aucun ami ne me rit ; vous entendez les projets barbares et sanguinaires d’Agamemnon ; vous voyez une femme au milieu d’un camp séditieux toujours ardent pour le crime : notre sort est entre vos mains ; osez nous protéger ; et nous sommes sauvées. »

Il y a plus de simplicité, de naturel et d’abandon dans le poète grec ; et c’est lui d’ailleurs qui a fourni, comme on le voit, toutes les pensées ; mais il y a plus de noblesse, plus de goût et de précision dans le poète français. Clytemnestre n’est qu’une mère chez Euripide : c’est aussi une reine chez Racine ; et, jusque dans son abaissement, elle conserve sa dignité. Racine a supprimé sagement cette idée d’une mortelle qui reconnaît la supériorité du fils d’une déesse : idée très froide pour nous, qui n’admettons point de race divine, mais qui pouvait plaire aux Grecs. Clytemnestre trouve assez de motifs dans sa situation pour justifier sa posture suppliante :

Ce triste abaissement convient à ma fortune ;
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.

Il est fâcheux qu’entre ces deux vers il y en ait un faible, uniquement amené par la rime :

Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir !

Mais il est le seul dans cette tirade ; et la grande différence entre Racine et les modernes, c’est qu’on s’estime heureux de rencontrer un ou deux beaux vers dans leurs plus longs couplets, au lieu qu’on est surpris et indigné d’en trouver un ou deux de faibles dans ceux de Racine :

Indignor quandoque bonus dormitet Homerus.

Le tour dont Clytemnestre se sert pour faire sentir à Achille qu’il est la seule ressource de sa fille, a plus de grâce et de délicatesse chez le poète français :

Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?

Parés pour son supplice est tout à la fois ingénieux et touchant. Clytemnestre dit bien plus simplement, dans le grec, que ses seuls autels sont les genoux d’Achille. La fin de la tirade a surtout beaucoup plus d’élégance, d’éclat et d’énergie chez Racine :

Elle n’a que vous seul : vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux.

Ces vers renferment une récapitulation de ce qu’il y a de plus fort dans le discours : on pourrait être tenté de croire qu’asile est ici un terme trop faible auprès de ceux de père, d’époux et de dieux ; mais on se tromperait : asile se prend non pas dans l’acception ordinaire, mais dans le sens religieux ; il signifie un lieu sacré, inviolable, où les malheureux sont en sûreté.

Le poète français n’a pas cru devoir employer l’idée du danger que peut courir Clytemnestre dans un camp prêt à se soulever, et il a bien fait, ce n’est qu’une idée secondaire ; le grand danger de Clytemnestre et de sa fille vient de l’oracle qui demande le sang d’Iphigénie, et de l’ambition d’Agamemnon prêt à le répandre. On remarque au même endroit un de ces traits dont la simplicité approche à nos yeux de la niaiserie, et que, malgré mon exactitude de traducteur, j’ai cru devoir supprimer afin d’être fidèle ; car il n’y a pas de plus grande infidélité que celle qui prête à l’original une niaiserie qui n’existe pas dans le texte. Clytemnestre, en parlant des dispositions de l’armée grecque, après avoir dit qu’elle est séditieuse,, pleine d’audace pour le mal, ajoute comme correctif, mais utile quand elle veut bien l’être  ; correctif ridicule et niais dans nos mœurs et dans notre langue, mais qui, pour les Grecs, adoucissait ce qu’il y avait de trop dur dans le reproche fait à leur armée.

VIII

Le caractère d’Achille est une des plus brillantes conceptions du génie de Racine ; on peut la regarder comme la seule où ce poète judicieux ait accordé quelque chose à l’ardeur de son imagination, aux dépens de la raison et de la sagesse. Achille s’exprime partout avec une éloquence presque divine ; mais ses pensées et ses raisonnements ne répondent pas toujours à son style : quelquefois, au lieu du vrai sublime, au lieu de la véritable grandeur d’âme et de la noble intrépidité qui fait les héros, on trouve la jactance, la présomption, la témérité, les bravades, les chevaliers errants. Ne pouvant peindre l’Achille des Grecs, sous peine d’ennuyer les Français, Racine s’est vu obligé d’imaginer un nouveau caractère ; et pour lui donner tout l’éclat dont il était susceptible, il a fallu le former sur le modèle des héros de nos romans de chevalerie.

Je vais parcourir seulement la première scène où Achille paraît ; et l’on verra que ce personnage n’est théâtral que par une audace qui, dans tout autre que lui, serait une pure extravagance, et qui est quelquefois déplacée dans Achille lui-même. Je ne sais pourquoi la simplicité, la modestie, qui honorent le vrai courage et relèvent la gloire des grands hommes, sont regardées comme des qualités froides et ignobles au théâtre. Racine, pour rendre son Achille théâtral, a été contraint de lui prêter un langage quelquefois plus convenable à un fanfaron qu’à un héros : c’est la faute du théâtre, c’est la faute de notre goût, et non pas celle de Racine.

Dans la seconde scène du premier acte, Achille, après avoir reçu les compliments d’Agamemnon sur sa conquête de Lesbos et sur ses victoires en Thessalie, parle de son mariage ; il eût peut-être été plus digne de lui de parler d’abord de l’obstacle funeste qui arrête dans le port la flotte des Grecs : on serait tenté de croire qu’il l’ignore. Ulysse lui reproche avec quelque fondement de s’appliquer trop à son amour, tandis que d’autres objets devraient en ce moment fixer sa pensée :

Ah ! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur des Grecs et chérit la patrie !

Achille répond par des sarcasmes : il se moque du zèle religieux d’Ulysse et de ses inquiétudes patriotiques ; il l’invite ironiquement à s’occuper des oracles, des sacrifices, de la colère des dieux et autres graves vétilles ;

Remplissez les autels d’offrandes et de sang,
Des victimes vous-même interrogez le flanc,

Du silence des vents demandez-leur la cause ; tandis que lui va songer à ses amours, le seul objet qui lui paraisse important dans le monde, suivant les principes des chevaliers errants. Achille n’est pas, à beaucoup près, si petit-maître et si indévot dans Homère ; car, au premier livre de l’Iliade, beaucoup plus occupé de la peste qui ravage l’armée que de sa chère Briséis, c’est lui qui le premier s’adresse au devin, et qui le somme, au nom de toute l’armée, de déclarer les causes de la colère d’Apollon : ainsi c’est lui qui fait dans le poème d’Homère les fonctions qu’il dédaigne dans notre tragédie française.

L’Achille de Racine continue sur le même ton de mépris pour les dieux, lorsque Agamemnon lui déclare qu’il faut renoncer à l’expédition de Troie, puisque les dieux refusent aux Grecs un vent favorable. Le roi des rois, afin d’adoucir ce qu’une pareille déclaration peut avoir de rigoureux pour un guerrier tel qu’Achille, lui représente qu’il a déjà acquis assez de gloire, qu’il a même ravi aux Troyens une autre Hélène dans une jeune princesse inconnue qu’il a faite prisonnière de guerre, et qui peut servir de compensation. Ce raisonnement est excusé par le trouble où se trouve Agamemnon dans ce moment : ce n’est pas sans raison qu’Achille juge que le détour est trop ingénieux , c’est-à-dire forcé et peu naturel ; mais lorsqu’il ajoute :

Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux,

le reproche ne me paraît pas juste. Agamemnon et Ulysse ne lisent pas de trop loin dans les secrets des dieux, puisque ces secrets sont dévoilés par Calchas, et se manifestent par le silence des vents. Ce ne sont point des conjectures, mais des effets : répondre à de sages réflexions par un persiflage d’étourdi, ce n’est pas un trait de grandeur ni d’héroïsme.

Achille, qui méprise tant les oracles, a cependant beaucoup d’égards pour celui que les Parques ont rendu à sa mère.

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.

Le choix que fait Achille est sublime : tout ce morceau, imité d’Homère, est dans le ton d’un véritable héros, dans le goût de l’éloquence antique ; mais Achille ne parle plus le langage d’Homère, lorsqu’il dit :

Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;

car Agamemnon ne se forme point à lui-même d’indignes obstacles ; ce n’est pas lui qui enchaîne les vents, qui arrête la flotte dans le port.

L’honneur parle, il suffit ; ce sont là nos oracles.

La voix de l’honneur suffit-elle pour voguer sans le secours du vent ? Ce vers est cependant imité d’Homère, qui fait dire à Hector : « La patrie parle, il suffit ; la défendre, voilà nos oracles. » Mais Hector dit ce vers sublime beaucoup plus à propos ; car rien ne peut jamais empêcher de braves guerriers de se battre contre les ennemis qui sont devant eux ; mais il est impossible à une flotte de partir sans le vent, quelque chose que puisse dire l’honneur.

Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

Pas toujours : souvent les occasions d’acquérir la gloire militaire ne se présentent pas ; il n’y a que la gloire de la vertu morale qui soit toujours entre les mains de l’homme, mais ce n’est pas de celle-là que parle Achille.

Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes.

Les hommes, en effet, n’ont pas besoin de se tourmenter des ordres suprêmes des dieux ; il vaut bien mieux qu’ils songent à devenir dieux eux-mêmes ; mais, avant qu’ils en soient venus là, les ordres suprêmes des dieux peuvent les réduire à de cruelles extrémités. Nous voyons dans l’Iliade ce même Achille prêt à périr d’après les ordres suprêmes du Xante, qui avait commandé à ses eaux de se déborder et d’engloutir le héros ; ce qui serait arrivé si Vulcain ne lui eût prêté le secours de ses feux. Achille, dans l’espace de neuf ans de combats, non seulement n’était pas encore devenu dieu, mais n’avait pas même pu triompher d’une ville assez médiocre, quoiqu’il fût secondé par une armée nombreuse et par une foule de héros tels qu’Ajax, Diomède, Patrocle, etc., etc.

Achille parle, dans Iphigénie, comme s’il disposait des événements et des destins ; il a l’air de braver les dieux et les hommes ; mais sa force réelle n’est pas en proportion avec ses discours : car, sans le vent, sa valeur ne peut rien ; et si les dieux veulent Iphigénie, il faudra qu’il renonce à sa maîtresse. Il ne faut pas soumettre à l’examen d’une raison sévère cet enthousiasme d’une âme héroïque, ces transports de courage qui paraissent divins à des Français, mais que les Grecs auraient peut-être regardés comme un transport au cerveau, parce que, amis de la nature et de la vérité, ils admettaient rarement le beau idéal dans leurs tragédies.

L’Achille de Racine, après avoir dit qu’il ne faut pas se tourmenter des ordres suprêmes des dieux, sent cependant le besoin qu’il en a pour aller à Troie :

Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise.

Les autres n’en demandent pas davantage : il est fâcheux, après avoir dit que notre gloire est entre nos mains, qu’il ne faut songer qu’à se rendre immortel comme les dieux, d’être obligé de reconnaître leur puissance et de leur demander du vent.

Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,
Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger.

Moi seul et Patrocle et moi , ne s’accordent pas bien ensemble ; il y a quelque irrégularité grammaticale dans cette façon de parler, moi seul il faudrait ; mais ce qui est plus digne de remarque, c’est le sentiment gigantesque d’Achille. Dans les romans de chevalerie, il n’est pas rare de voir des guerriers assiéger seuls une ville et attaquer des armées entières : ce merveilleux romanesque se concilie mal avec la raison et la vérité qui président à la poésie dramatique ; il paraît surtout déplacé dans la bouche d’un guerrier que l’on sait être resté dix ans sans succès avec toute l’armée des Grecs, devant cette même ville qu’il veut aller assiéger tout seul. Racine a voulu sans doute imiter le sentiment qu’Homère prête à Achille, lorsque ce héros, voyant les Grecs aux prises avec les Troyens, dit à son ami Patrocle, dans un mouvement de haine, de colère et de vengeance : « Puissent-ils tous périr et s’égorger mutuellement, et qu’il ne reste que nous deux pour jouir du plaisir de renverser Troie ! » Sentiment féroce, à la vérité, mais d’une extrême énergie et d’une expression sublime.

Phèdre
I

Cet ouvrage est à la fois la gloire et la honte de la nation. Sans doute on ne cessera de bénir le siècle fortuné qui vit éclore ce prodige de l’art et du génie ; mais en même temps on déplorera toujours l’aveuglement et l’injustice qui, dans ce même siècle, voulurent étouffer ce chef-d’œuvre au berceau, et forcèrent un poète tel que Racine à quitter, à l’âge de trente-huit ans, la carrière dramatique. Ce ne fut pas le petit peuple des rimeurs jaloux qui se déchaîna contre l’auteur de Phèdre, ce fut la bonne compagnie : le galant Racine eut alors pour ennemis, non des folliculaires, mais des femmes aimables, des courtisans polis. Devisé et Subligni, critiques de profession, témoignèrent quelques égards pour le plus parfait des tragiques français ; mais madame Deshoulières, mais madame la duchesse de Bouillon, mais le duc de Nevers, aïeul de ce duc de Nivernais qui depuis a réparé sur cet article l’honneur de sa famille, mais une foule de gens distingués des deux sexes, formèrent une véritable conjuration pour humilier le talent et faire triompher la sottise. La duchesse de Bouillon et le duc de Nevers sont peut-être moins coupables, parce qu’ils étaient étrangers d’origine ; mais comment concevoir que des Français conspirent contre l’honneur de leur patrie ? Comment expliquer l’animosité des femmes contre un bel homme, estimé à la cour, et leur prédilection pour un obscur faquin tel que Pradon, dont la figure était aussi ridicule que les écrits ?

Tout est énigme, tout est problème dans cette lutte scandaleuse d’un nain contre un géant : la tragédie de Racine est jouée trois jours avant celle de Pradon : le seul souffle des applaudissements que méritait une pareille pièce, ne devait-il pas renverser cet indigne adversaire ? Comment l’admiration publique n’a-t-elle pas défendu qu’on représentât la Phèdre de Pradon ? Dans le grand siècle du goût, est-ce qu’on ne savait pas discerner l’excellent de ce qu’il y a de pire ? La célèbre madame Deshoulières assisté à la première représentation du chef-d’œuvre de Racine, et son âme n’éprouve point de remords ; elle revient souper avec les conjurés ; elle fait sa cour à Pradon, en raillant les traits les plus sublimes de Racine. Cette douce et intéressante bergère, qui parlait si tendrement aux moutons, aux fleurs, aux ruisseaux, change sa houlette en serpent ; c’est la furie Alecto qui distille le venin de la satire dans un méchant sonnet que celui qui en est l’objet a fait vivre. À quel point les petites passions ne peuvent-elles pas dégrader la raison humaine !

Il semble que Racine était né pour éprouver des injustices, et pour les sentir bien vivement. Son Britannicus tomba ; sa Phèdre fut abandonnée ; son Athalie fut conspuée ; son humanité, son amour pour le peuple lui fit perdre les bonnes grâces du roi. Peut-être eut-il tort de se mêler de politique ; il faut que chacun fasse son métier. Peut-être Louis XIV eut-il quelque raison de dire : Parce que Racine fait bien des vers, prétend-il m’apprendre à gouverner ? Mais le plus grand tort que Racine eut dans sa disgrâce, ce fut d’en mourir de chagrin.

Dans un temps où la scène française était bien moins riche, et le goût des spectacles beaucoup moins vif, il y avait à Paris deux théâtres où l’on jouait des tragédies : aujourd’hui, malgré l’abondance de nos chefs-d’œuvre, et l’empressement du public pour les voir, on ne joue la tragédie que sur un seul théâtre, mais il y en a une douzaine consacrés à la farce : la concurrence de deux tragédies rivales serait par là même impossible. Nous avons beaucoup de Pradons et pas un Racine ; ainsi la lutte ne pourrait guère avoir lieu qu’entre les Pradons ; il y aurait plus d’égalité et moins de scandale. Quel que soit l’éclat que tant de grands génies ont répandu sur le siècle de Louis XIV, il est permis de croire que les beautés de Racine sont plus senties et mieux appréciées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient de son temps. Quand on voit un bel esprit, tel que Saint-Évremond, mettre l’Alcyonée de Du Ryer à côté de l’Andromaque de Racine, on sent que le goût n’était pas infaillible dans le siècle du goût. Les grands hommes ont formé peu à peu l’esprit de la nation ; mais dans le temps où leurs chefs-d’œuvre paraissaient, le public n’avait encore pour les juger qu’une règle incertaine : les principes sont aujourd’hui plus fixes ; la comparaison est une mesure qui trompe rarement. Le goût était autrefois dans les auteurs plus que dans le public ; aujourd’hui le public en a plus que les auteurs.

La préface que Pradon a mise à la tête de sa Phèdre est une véritable comédie : il se croit, de la meilleure foi du monde, supérieur à Racine ; il lui donne des leçons d’honnêteté, et lui reproche très sérieusement d’avoir empêché les bonnes actrices de la troupe de Guénégaud de jouer dans sa pièce : « C’est, dit-il, ce que le public a vu avec indignation et avec mépris ; mais il m’en a assez vengé… C’est une trop plaisante nouvelle pour n’en pas réjouir mon lecteur : il ne pourra pas apprendre sans rire que ces messieurs Boileau et Racine veulent ôter la liberté aux auteurs de faire des pièces de théâtre, aux comédiens de les jouer, aux libraires de les imprimer, et même au public d’en juger. » Pradon avait composé une petite comédie satirique contre la Phèdre de Racine : « Je la lus, dit-il, à des personnes du premier rang ; elle les divertit assez Cela n’ôte rien de la Phèdre de M. Racine, que j’estime fort. »

Rien de plus absurde que l’inculpation concernant les actrices : la vérité est que mademoiselle de Brie refusa le rôle de Phèdre, parce qu’elle craignait la comparaison avec la Champmêlé ; mademoiselle Molière ne voulut point du rebut de mademoiselle de Brie, et l’on fut heureux que mademoiselle Dupin voulût bien s’en charger. Un poète, quelle que soit son importance, peut-il jamais empêcher une actrice de jouer un rôle de son emploi dans la pièce d’un autre, surtout quand elle espère y briller ?

Le récit de Théramène, l’un des plus beaux morceaux de poésie qui existe dans notre langue, a été vivement attaqué comme un ornement ambitieux. Je crois que les critiques les plus acharnés à le condamner seraient bien fâchés de ne pas le trouver dans la pièce ; si c’est une faute, il y a plus d’un siècle qu’il n’a paru un homme capable d’en commettre une semblable, et peut-être n’en paraîtra-t-il pas encore de longtemps. Lamotte, qui n’avait pas une étincelle de génie poétique, a décoché tous ses sophismes contre ce vers fameux :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Boileau l’a défendu en poète, et l’abbé d’Olivet, qui ne fut jamais qu’un grammairien, a soutenu la cause de la poésie, qui lui était très étrangère, avec un enjouement plus étranger au caractère de son style : « Ce qui m’étonne, dit-il, c’est qu’un flot épouvanté ait pu scandaliser dans une scène où il s’agit d’un monstre envoyé par Neptune, et dans une tragédie dont l’héroïne est petite-fille du soleil… Quand on aura obtenu de mon imagination qu’elle laisse passer Neptune et le monstre qu’il envoie, rien n’empêche qu’on ne donne du sentiment à un flot, et qu’on ne puisse le peindre orgueilleux, humble, menaçant, soumis, avare, prodigue, humain, cruel, épouvanté, irrité, se cachant de honte, bondissant de joie ; tout ce qu’on voudra : je ne répugne pas plus à croire l’effroi de ce flot, qu’à croire le monstre de Neptune. » Le zèle de Racine a tourné la tête au bon d’Olivet, et ce grave partisan des anciens me paraît ici bien jeune dans son style.

II

Un auteur s’est avisé de refaire la Phèdre de Racine, ou plutôt de nous donner l’Hippolyte d’Euripide ; on a crié au scandale, au sacrilège : on eût crié bien davantage si l’auteur eût exécuté ce qu’il avait promis, s’il nous eût réellement fait entendre les blasphèmes que le poète grec prête à ce fameux misogynea. Autant l’on aime l’Hippolyte de Racine, autant on aurait d’horreur pour cette espèce d’ours et de sauvage qu’Euripide a présenté aux Grecs d’après la tradition : les philosophes français y verraient surtout un grand ennemi de la nature. Il n’y a rien de commun que le nom entre l’Hippolyte français et l’Hippolyte grec : le français est plein de grâce, de noblesse, de bienséance ; il a toute la candeur de l’innocence, et c’est avec raison qu’il dit de lui-même :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Mais sa vertu est sans dureté, sans aigreur et sans faste ; il est même aussi indécent qu’inutile que son gouverneur Théramène l’exhorte à soumettre son courage aux lois de Vénus, puisque dans ce même moment le jeune prince lui fait l’aveu de son amour pour Aricie : c’est une indiscrète imitation d’Euripide qui gâte un peu la première scène de Racine ; mais d’ailleurs rien n’égale la beauté presque idéale de son Hippolyte : s’il a quelque défaut, c’est d’être trop parfait, et d’exciter quelque indignation contre un père aveugle qui le condamne, et surtout contre les dieux qui exécutent cet injuste arrêt : il ne faut pas regarder comme une faute dans Hippolyte son amour pour Aricie, reste d’un sang fatal conjuré contre Thésée ; il se reproche à lui-même cet amour ; il prend le parti de fuir celle qui en est l’objet ; et cette résistance qu’il oppose au sentiment le plus doux, relève encore sa vertu.

Il fallait que le janséniste Arnaud fût bien rebelle à la grâce, pour n’être pas touché de celle qui hait les femmes.

d’Hippolyte et d’Aricie : ces deux personnages purs, innocents, aimables, et cependant malheureux, inspirent l’intérêt le plus doux, et forment un contraste délicieux avec les fureurs et les crimes de Phèdre : Racine est le seul qui ait su tracer ces figures célestes, qui respirent la douceur et la noblesse ; ses personnages ont toute la beauté que le ciseau grec savait imprimer au marbre, tandis que les Grecs eux-mêmes, si divins dans leurs statues, sont quelquefois trop communs, trop naturels dans leurs héros tragiques.

Voltaire nous crie sans cesse qu’il faut sur la scène des passions violentes, des fureurs, des folies, des rages pour attacher les spectateurs : c’est la doctrine qu’il a le mieux pratiquée ; ses tragédies sont fatigantes pour les acteurs et pour le public, par la dose extraordinaire de pathétique qu’il s’efforce d’y mettre il s’imagine ne pouvoir jamais trop secouer la multitude engourdie et blasée : Voltaire est le poète du peuple ; Racine est celui des âmes sensibles, des esprits délicats ; lui seul connaît l’art des passions douces, des sentiments aimables ; lui seul sait donner à ses caractères un charme particulier, qui se compose du naturel, de la vérité et de la bienséance. Voltaire regardait à peine comme des personnages tragiques Bérénice, Junie, Britannicus, Atalide, Monime, Xipharès, Hippolyte : il n’aimait que le boursouflé, le gigantesque et l’horrible ; il ignorait la convenance et la grâce, et n’a pas même pu se dispenser de faire sa Zaïre philosophe.

L’Hippolyte d’Euripide est véritablement un animal farouche qui vit dans les bois : le poète grec a cru devoir présenter ce fils de l’Amazone tel que la fable le dépeint : il arrive avec fracas sur la scène, escorté d’une troupe de chasseurs qui, comme lui, viennent de faire la guerre aux sangliers et aux loups, et entonnent les louanges de Diane : on le prendrait pour un gentilhomme anglais revenant de la chasse du renard ; si ce n’est que les gentilshommes anglais, sans être galants, sont fort libertins, au lieu qu’Hippolyte n’est ni libertin ni galant ; il parle des femmes précisément comme le Misanthrope de Molière parle des hommes ; il a conçu pour tout le sexe une effroyable haine. Son esclave lui représente qu’il a tort de faire ainsi le fier, qu’il pourrait lui en arriver malheur, et que Vénus est pour le moins une aussi grande déesse que Diane. Hippolyte répond qu’il n’aime pas les déesses dont les œuvres ne brillent que la nuit : l’esclave veut insister ; mais Hippolyte annonce qu’il a un appétit de chasseur, et qu’il va se mettre à table ; il ordonne en sortant qu’on panse bien ses chevaux. Ce n’est pas là le vertueux et sensible Hippolyte qui veut aller chercher son père, qui se reproche de n’avoir encore rien fait pour la gloire : entre l’Hippolyte grec et l’Hippolyte français, il y a la même différence qui se trouvait autrefois entre un hobereau de Basse-Bretagne et un seigneur de la cour.

On conçoit qu’un iroquois tel que l’Hippolyte d’Euripide n’est pas homme à bonnes fortunes, et ne doit pas recevoir galamment une déclaration d’amour de la part d’une femme, et surtout de sa belle-mère. En effet, la confidente de Phèdre n’a pas plus tôt fait connaître à ce jeune inhumain tout le bien que lui veut sa maîtresse, qu’il éclate en reproches et en invectives : on entend ses cris jusque sur la scène, quoique la confidence se fasse dans l’intérieur : il arrive furieux sur le théâtre ; la confidente se jette à ses genoux, saisit son manteau, veut lui prendre la main : Hippolyte la repousse avec horreur ; il se croit souillé par la seule approche d’une femme : il joint même à l’outrage une raillerie sanglante ; car plus la confidente le supplie de parler bas, plus il élève la voix en disant qu’on ne peut trop divulguer les belles choses. Cela s’appelle, je crois, faire le cruel et le bel-esprit tout à la fois : la confidente lui demande au moins le secret, elle invoque ses serments ; mais il répond très lestement : Ma bouche a fait le serment, mon cœur n’a point juré. Les Grecs furent autrefois justement scandalisés de cette restriction mentale, de cette distinction sophistique : elle ne sert d’ailleurs ici qu’à faire en grec un beau jeu de mots : car Hippolyte finit par reconnaître la validité de ce serment qu’il n’avait fait que de bouche, et promet d’épargner l’honneur de Phèdre : mais il se dédommage de cette contrainte par une tirade épouvantable contre le beau sexe ; elle est curieuse et originale plus qu’on ne saurait croire, et tient beaucoup du comique.

III

Il a fallu que Racine changeât le caractère d’Hippolyte, absolument incompatible avec nos mœurs, et qui n’eût été pour nous qu’un héros de comédie : il a rendu ce jeune homme amoureux ; mais sa flamme est aussi pure que délicate et noble. Les deux amants sont des êtres vertueux qui n’ont point à rougir de leurs sentiments : cet amour est infiniment utile dans la pièce pour excuser la calomnie de Phèdre, motiver sa jalousie, inquiéter Thésée, jeter du mouvement dans l’action. Il était impossible d’accommoder le sujet d’Hippolyte à notre théâtre, sans un pareil épisode. Pourquoi cet Hippolyte amoureux ? disait le grand Arnaud : il ne l’aurait pas demandé, s’il eût été aussi bon littérateur que grand théologien. L’amour de Phèdre ne lui déplaisait pas, parce qu’il ne voyait dans l’épouse de Thésée qu’une âme en danger de son salut, assiégée par des tentations horribles et violentes, faisant de vains efforts pour résister au diable, secourue dans le combat par une grâce suffisante pour, lui faire éprouver des remords, mais non pas assez efficace pour lui faire surmonter une passion coupable. Le cœur de Phèdre lui représentait tout le mécanisme du système, de Jansénius ; et c’est ce qui lui faisait trouver le rôle admirable. Au contraire, dans l’amour d’Hippolyte et d’Aricie, il n’apercevait que de la galanterie et de la tendresse, dont l’austère jansénisme était très ennemi.

Les littérateurs ne sont pas sur cet article plus galants que les jansénistes. L’amour d’Hippolyte et d’Aricie leur paraît indigne de la scène tragique, précisément parce que les amants sont honnêtes, intéressants, estimables, et qu’il n’y a dans leur fait ni frénésie, ni bassesse, ni crime ; à moins qu’un amoureux ne soit féroce, sanguinaire, enragé, ils ne l’admettent point dans la tragédie.

Racine, dans toutes ses tragédies, ne nous a offert qu’un amoureux de ce caractère ; c’est Oreste : mais c’est un personnage dévoué aux Furies, consacré au malheur et au crime ; il fait exception. Tous les autres amants de Racine sont de très honnêtes gens : Britannicus, Titus, Antiochus, Bajazet, Xipharès, Hippolyte, Achille même et Pyrrhus, quoiqu’ils menacent beaucoup, ne font de mal à personne. C’est à des femmes que Racine a donné ces passions violentes qui troublent la raison, et en cela il s’est rapproché de la vérité et des convenances ; mais s’il nous a montré dans Hermione, Roxane et Phèdre, à quel point l’excès de la passion peut dégrader une femme, il nous fait voir aussi l’amour associé aux plus nobles sentiments du cœur dans Andromaque, Junie, Bérénice, Atalide, Monime, Iphigénie, Aricie. Pour trois folles que le poète s’est permis de peindre afin d’étaler toutes les ressources de son art, quelle foule de femmes douces, modestes, vertueuses, magnanimes, qu’il a pris plaisir à parer de toutes les grâces de son génie ! Nos docteurs modernes ont beau dire qu’elles ne sont pas tragiques ; elles sont bien aimables, et savent donner à l’amour bien des charmes : pour punir ces champions des héroïnes dévergondées, je leur souhaiterais une femme du caractère d’Hermione, de Roxane ou de Phèdre.

Je suis loin de vouloir exclure de la scène les fureurs et les crimes de l’amour ; la sphère de notre tragédie n’est déjà que trop bornée : mais il ne faut pas aussi qu’on s’imagine que tout le tragique se réduise à ces convulsions frénétiques ; il ne faut pas appeler exclusivement la peinture de ces folies la tragédie de la nature et du cœur ; il y a dans le cœur d’autres mouvements, d’autres passions plus intéressantes et plus nobles il y a dans la nature d’autres malheurs plus grands, plus vrais, plus dignes de pitié. J’avoue que cette épilepsie furieuse et barbare, qu’on décore du nom d’amour, ne me touche point du tout dans les tragédies de Voltaire et de Ducis ; ce qui ne m’empêche pas d’admirer l’art prodigieux de Racine, dont le pinceau délicat a su embellir un monstre odieux, et faire du plus affreux objet un objet agréable.

IV

Le sophiste Lamotte-Houdart a fait je ne sais combien de préfaces et de dissertations littéraires, dont l’objet apparent est d’examiner ses tragédies ; mais il ressemble aux faux dévots qui vont à confesse, non pas pour s’accuser eux-mêmes, mais pour dire les péchés des autres. Il relève avec une merveilleuse sagacité les prétendues fautes de Corneille et de Racine ; il a des yeux de lynx pour les moindres taches qui peuvent se trouver dans les chefs-d’œuvre de ces grands maîtres, et il est aveugle sur les défauts les plus grossiers qui déshonorent ses productions. Grâce au ciel, sa conscience est tranquille ; il n’a rien à faire qu’à s’admirer : tous ses critiques ne sont que des envieux et des méchants. À l’entendre, il est parfait ; et lorsque sur la foi de sa préface on est tenté de parcourir sa tragédie, on est tout étonné de voir que cette perfection imaginaire n’aboutit qu’à faire bâiller, et que la pièce n’a d’autre défaut sinon qu’on ne la peut lire.

C’est cet homme d’esprit, né sans aucun talent, qui le premier a introduit dans la littérature les faux raisonnements, les subtilités, les bavardages captieux, et le goût des innovations. Or donc, ce philosophe littérateur s’est aperçu d’une grande contradiction qui défigure le plan de la tragédie de Phèdre, et il ne se fait pas un scrupule d’accuser Racine, c’est-à-dire le poète le plus sage et le plus judicieux qui jamais ait existé, de la plus coupable inadvertance. Voici le fait : Hippolyte veut engager Aricie à l’accompagner dans sa fuite, et, pour dissiper toutes ses alarmes, il la prie de recevoir sa foi dans un temple sacré, formidable aux parjures :

C’est là que les mortels n’osent jurer en vain ;
Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
Et, craignant d’y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

Voici, d’après ces vers, comment raisonne l’ingénieux Lamotte : s’il existe un pareil temple aux portes de Trézène et parmi les tombeaux des princes de la race d’Hippolyte, Thésée doit connaître ce temple et sa vertu : il a donc un moyen infaillible de connaître l’innocence de son fils : ce fils lui-même doit presser son père d’avoir recours à cet expédient, qui doit décider entre sa belle-mère et lui. « Racine, dit-il, n’a pas senti la contradiction ; il n’a imaginé sans doute qu’après coup le privilège du temple comme un ornement de la pièce et pour le besoin présent d’Hippolyte, et il n’a pas aperçu les conséquences qu’on en pouvait tirer contre Hippolyte et contre Thésée même. » Enfin, Racine n’a rien vu ; c’est M. de Lamotte qui est le seul clairvoyant.

Quelque enchanté qu’il soit d’une si belle découverte ; il a cependant l’héroïque modestie de ne pas se l’approprier ; il en renvoie toute la gloire à M. le marquis de Lassay, qui, dit-il, n’est pas un spectateur ordinaire : c’est ce marquis, plein de pénétration et de sagacité, qui s’est avisé le premier d’une critique à laquelle personne n’avait encore pensé : M. le marquis est l’astrologue qui a découvert cette tache dans le soleil. Mais que penser de la mauvaise foi de Voltaire, qui ne tient point compte à M. de Lamotte de sa probité, et qui le traite comme un homme qui a voulu se faire honneur de la critique du marquis ? On croirait, à l’entendre, que sa conscience l’oblige à révéler le larcin de M. de Lamotte : Je dois dire que la critique de Lamotte est de feu M. le marquis de Lassay ; il la fit à table chez M. de La Faye, où j’étais avec feu M. de Lamotte, qui promit qu’il en ferait usage ; et en effet, dans ses discours sur la tragédie, il fait honneur de cette critique à M. le marquis de Lassay . Mais puisque M. de Lamotte fait honneur de cette critique à M. le marquis de Lassay, pourquoi donc M. de Voltaire s’exprime-t-il en ces termes équivoques : Je dois dire que la critique de Lamotte est de feu M. le marquis de Lassay  ? Cela ne signifie-t-il pas que Lamotte a voulu le cacher, et qu’il est du devoir de Voltaire de le dire ?

Au reste, Voltaire fut enchanté de la critique, de quelque part qu’elle vînt, et il l’avoue lui-même. La découverte d’une faute dans Racine est une aubaine pour ceux que sa perfection désespère : il semble qu’ils se rapprochent de ce grand poète, quand ils peuvent le trouver en défaut. « Cette réflexion, dit Voltaire, me parut très judicieuse, ainsi qu’à M. de La Faye et à tous les convives, qui étaient, excepté moi, les meilleurs connaisseurs de Paris. Mais nous convînmes tous que c’était Aricie qui devait demander l’épreuve du temple de Trézène, d’autant plus que Thésée parle assez longtemps à cette princesse, qui oublie la seule chose qui pouvait éclairer le père et justifier le fils. Cet oubli me paraît inexcusable : ni M. de Lassay, ni M. de Lamotte ne devaient se défier de leur goût dans cette occasion. »

Je crois qu’ils devaient se défier de leur tête, et Voltaire surtout devait se défier du plaisir de trouver dans Racine une faute inexcusable. J’avoue que ce devait être une extrême consolation pour un poète tel que lui, tout cousu d’invraisemblances ; mais, dans la vérité, ces grands connaisseurs étaient à table, ils avaient bu largement, et l’on s’en aperçoit à leurs raisonnements : car en supposant qu’Aricie eût cru devoir proposer à Thésée l’épreuve du temple, en supposant que Thésée eût accepté la proposition, tout cela eût été fort inutile ; Neptune eût exécuté sa vengeance avant qu’on pût se rendre au temple, puisque Aricie, malgré sa diligence, trouve Hippolyte mort en arrivant. Mais ce qui détruit toutes ces misérables objections, c’est l’extrême prévention de Thésée, qui n’était pas en état d’entendre la raison : aveuglé par la plus violente colère, persuadé par l’épée d’Hippolyte qu’on lui présente, il n’a plus de doute, il ne balance pas, il se croit sûr de son malheur et du crime de son fils ; il aurait rejeté l’épreuve, comme il rejette toutes les raisons, tous les serments d’Hippolyte.

Il n’est donc pas étonnant que ni Aricie ni Hippolyte, témoins de cet entêtement forcené, de cette obstination invincible d’un homme emporté et prévenu, ne tentent pas même de proposer à Thésée un expédient que dans sa fureur il eût repoussé comme inutile à sa conviction. On n’a pas prétendu donner dans cette pièce Thésée comme un modèle de prudence et de bon jugement, mais plutôt comme un exemple terrible des excès auxquels la précipitation et la colère peuvent entraîner un homme violent et fougueux. Thésée n’était pas un sage, et son expédition pour enlever la femme du dieu des morts atteste assez sa folie, sans compter une foule d’autres actions que l’histoire fabuleuse lui attribue, et qui annoncent une très mauvaise tête. Messieurs les convives, qui probablement n’étaient pas alors capables d’une réflexion bien mûre, étaient bien injustes d’exiger tant de circonspection et de sang-froid d’un mari qui apprend, en revenant chez lui, de si mauvaises nouvelles. L’outrage dont se plaignait sa femme devait être d’autant plus sensible à ce héros galant et libertin, qu’il était en possession de ne pas trop respecter les femmes d’autrui.

Concluons que la fameuse critique de Lamotte et du marquis, la réflexion judicieuse de Voltaire, de M. de La Faye et des autres convives, n’était qu’un propos de table, dont ces profonds littérateurs auraient dû sentir l’inconséquence après avoir pris le café. Je m’étonne que toutes les objections ne se soient pas dissipées avec les vapeurs du vin.

V

Le docteur Hugh Blair, professeur de rhétorique en l’université d’Édimbourg, a fait imprimer des leçons de rhétorique et de belles-lettres, où il se mêle de juger nos auteurs français, et même Racine ; il ne faut pas être surpris si le docteur écossais se trompe quelquefois. Par exemple, nous n’osons assigner les rangs aux tragédies de Racine, nous nous bornons à les admirer : eh bien ! voici un rhéteur d’Ecosse moins timide et moins scrupuleux ; il se donne la peine de nous apprendre que Racine a imité les Grecs dans Iphigénie et dans Phèdre ; avec beaucoup de succès dans Phèdre, et moins heureusement dans Iphigénie. Nous savions, nous autres Français, qu’Iphigénie était citée après Athalie comme la production la plus parfaite de Racine ; nous savions qu’Iphigénie avait eu plus de succès que Phèdre dans la nouveauté, et qu’elle était encore suivie au théâtre avec un empressement plus vif ; mais le docteur Blair est apparemment plus instruit que toute la France du mérite et du sort de ces deux pièces.

Le motif de cette préférence accordée à Phèdre est fort singulier : c’est parce qu’Achille est un amoureux français, Ériphile une princesse de roman, Iphigénie de Racine est tombée dans la disgrâce du professeur écossais ; au contraire, les convenances et la vérité des mœurs lui paraissent mieux observées dans Phèdre. Cette décision ne fait honneur ni aux lumières du littérateur britannique, ni l’université d’Édimbourg où il a prêché de pareilles erreurs.

Ce n’est point ici le lieu de justifier Racine de n’avoir pas osé introduire sur notre scène un Achille grec, aussi étranger à nos idées que celui d’Euripide, et d’avoir mis Ériphile à la place de la biche de cet ancien poète : il suffit, pour déconcerter Hugh Blair, de montrer que la Phèdre de Racine n’est pas plus grecque que son Iphigénie ; que le poète, dans l’une comme dans l’autre, s’est conformé aux mœurs françaises ; par conséquent, que son imitation de l’Iphigénie d’Euripide a été tout aussi heureuse que son imitation de la Phèdre du même auteur.

Et pour commencer par le personnage même de Phèdre, n’est-il pas inconcevable qu’un savant tel que devait être Blair ne se soit pas aperçu que la Phèdre de Racine n’a de commun avec celle d’Euripide que la honte de sa passion incestueuse et la calomnie qu’elle emploie pour sauver son honneur ? Du reste, la Phèdre d’Euripide ne déclare point son amour à Hippolyte, ne lui dit pas même un mot ; et lorsque ce jeune homme, instruit des sentiments de sa belle-mère par sa confidente, en témoigne de l’horreur, Phèdre ne peut survivre à cette confusion : le premier objet qui se présente à Thésée lorsqu’il rentre dans son palais, c’est le cadavre de sa femme tenant en main une lettre qui accuse Hippolyte.

La Phèdre de Racine est une Phèdre française ; accablée de honte et de remords tant qu’elle croit son époux vivant, elle prend courage dès qu’elle s’imagine être veuve ; alors elle parle et fait sa déclaration. Elle n’a point cette pudeur grecque qui redoute l’aspect et l’approche d’un homme ; elle se jette sur Hippolyte, saisit son épée : tout cela est conforme aux idées françaises. Les Grecs n’auraient pu supporter cette indécence d’une femme, cette violation des bienséances et des mœurs publiques : un tel spectacle leur eût paru choquant et monstrueux.

Sénèque s’est avisé le premier de cette scène de la déclaration : il a créé cette pantomime de l’épée, laquelle sert ensuite de témoin contre l’innocent ; et cet auteur latin, qui écrivait dans un siècle très corrompu, a pu être imité avec succès par Racine, dans un temps où les femmes ne se piquaient pas d’une modestie trop sévère. La Phèdre française éprouve un mouvement généreux dont une femme grecque eût été incapable : elle veut justifier Hippolyte aux dépens de sa propre réputation ; mais si la jalousie arrêté l’exécution de ce bon dessein, du moins, en mourant, elle rend témoignage à la vérité. La Phèdre d’Euripide, au contraire, préfère à tout l’honneur : toute morte qu’elle est, elle calomnie encore Hippolyte, pour ne pas laisser après elle un nom couvert d’opprobre.

L’Hippolyte de Racine est en tout diamétralement opposé à l’Hippolyte d’Euripide, aussi doux, aussi poli, aussi tendre, qu’il est dur, sauvage et farouche dans la pièce grecque. Aricie est aussi une princesse absolument dans le goût français ; son caractère est formé sur un modèle dont Euripide et les poètes de son temps n’avaient pas même l’idée. Cette coquetterie raffinée et savante, dont elle explique les mystères avec tant d’éloquence, était inconnue aux femmes de la Grèce, et même leur eût été fort inutile, puisque, vivant séparées des hommes, elles n’auraient pu trouver d’occasion d’exercer cette science sublime. Le docteur Hugh Blair n’y entend donc rien, quand il préfère Phèdre à Iphigénie, sous prétexte que les mœurs grecques y sont plus fidèlement conservées. Racine a même beaucoup plus suivi Euripide dans Iphigénie que dans Phèdre.

VI

Racine a fait sept tragédies tirées de l’histoire, et quatre tirées de la fable : parmi celles dont le sujet est puisé dans la mythologie, on compte la Thébaïde, qui est son coup d’essai : Andromaque, Iphigénie et Phèdre sont regardées comme ses meilleures tragédies profanes. De ces trois tragédies, Andromaque est presque tout entière de son invention : elle n’a de grec que les noms ; les sentiments, les caractères sont français ; et la pièce d’Euripide qui porte le titre d’Andromaque est absolument différente de l’Andromaque de Racine.

Il n’en est pas tout à fait de même de l’Iphigénie et de Phèdre : Racine a beaucoup emprunté de l’auteur grec de ces deux pièces. Ce qu’il y a de meilleur dans son Iphigénie est imité de celle d’Euripide ; mais quels sacrifices n’a-t-il pas été obligé de faire pour rapprocher ces sujets de nos mœurs ? De quelle force de génie n’a-t-il pas eu besoin pour couvrir de beautés extraordinaires les défauts d’art et de convenance qu’entraînait la nécessité des épisodes, l’altération des mœurs, et la métamorphose des héros grecs en personnages français ? Il est certain que Racine s’est vu contraint, pour remplir la mesure ordinaire que la mode exige de nos tragédies, de rompre l’unité, d’appeler à son secours des personnages étrangers, de multiplier les confidens et confidentes, de faire des scènes d’amour inutiles et déplacées, et de démentir tout ce que la tradition nous apprend des usages et du genre de vie des Grecs dans les temps héroïques.

Il est bien étrange que Racine ait songé à mettre sur notre scène l’Hippolyte d’Euripide ; car il ne le pouvait sans le dénaturer entièrement : il n’était pas possible de présenter à la nation la plus galante de l’univers, un jeune chasseur farouche et sauvage, animé d’une haine violente contre les femmes, et plus sévère sur la chasteté que nos plus saints anachorètes ; personnage diamétralement opposé au goût, aux idées des Français, qui, dans tous les temps, ont fait profession d’honorer, de chérir et de protéger les femmes. Qui est-ce qui a donc pu tenter Racine dans une pareille pièce ? Est-ce le personnage de Phèdre ? Il n’est que secondaire chez Euripide ; Phèdre se donne la mort vers le troisième acte, et ce n’est plus elle, c’est son cadavre qui occupe la scène et joue un grand rôle dans le reste de la pièce. Racine forma le projet de changer toute la constitution de la Phèdre d’Euripide, et de faire porter sur la passion de Phèdre toute l’action tragique, qui, dans Euripide, roule entièrement sur le caractère et le malheur d’Hippolyte.

Dans une conversation littéraire qui eut lieu chez madame de La Fayette, Racine, parlant de l’empire qu’un poète pouvait exercer sur les esprits, à l’aide de l’intérêt dramatique, alla jusqu’à dire qu’il n’y avait point de si grand criminel qu’il ne pût mettre avec succès sur la scène, et en faveur duquel il ne trouvât le moyen d’intéresser les honnêtes gens. Bientôt il trouva l’occasion de réaliser ses idées, de confirmer son opinion par le fait : il composa ce rôle de Phèdre, le plus étonnant de ses ouvrages profanes, et où il semble avoir épuisé tous les secrets de l’art et toutes les richesses de la poésie. Mais il n’y a que ce rôle dans toute la tragédie : ses autres personnages se ressentent des efforts prodigieux de l’auteur pour créer Phèdre ; elle est faite à leurs dépens.

Thésée est faible, crédule, insensé ; il condamne plus légèrement son fils qu’un despote de l’Asie ne condamnerait son esclave : il plaisante avec Aricie, il la pique par de petites ironies ; et dans le moment où son fils va périr victime de la malédiction paternelle, le malheureux père s’amuse à débiter à la maîtresse d’Hippolyte ces vers, dont le ton est si peu convenable à la situation :

Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;
Car à d’autres que vous il en jurait autant.
…………
… Vous deviez le rendre moins volage.

Le personnage de Thésée a un autre inconvénient : c’est d’être présenté comme une espèce de roué, enlevant toutes les femmes, et par conséquent méritant bien qu’on lui enlève la sienne. Il revient d’une expédition galante, où il a pensé périr en essayant, avec Pirithoüs, de ravir la femme du tyran de l’Épire. N’est-ce pas une juste punition des dieux, que, sortant d’une pareille aventure, il trouve, en rentrant chez lui, sa femme éprise d’un beau jeune homme ? Ce caractère est d’autant plus répréhensible, que Thésée, père d’un grand fils à marier, est un barbon que l’âge a dû rendre raisonnable, et qui n’a plus rien qui puisse excuser ses étourderies.

La constitution de la pièce est si malheureuse, que lorsqu’on annonce la mort de Thésée, il est naturel que tout le monde se réjouisse. Phèdre ressuscite à cette nouvelle ; et sa nourrice observe qu’une fois débarrassée de ce mari-là, tout lui est permis :

Vivez, vous n’avez plus de reproche à vous faire :
Votre flamme devient une flamme ordinaire.

Il n’y a rien, sans doute, de plus innocent et de plus ordinaire que d’aimer son beau-fils, et pourvu qu’on évite l’adultère, l’inceste est légitime ; et ce raisonnement paraît à Phèdre fort sensé. Aricie témoigne aussi une grande satisfaction de la mort de Thésée, son ennemi, son tyran, qui l’empêchait de se marier. Hippolyte, de son côté, tout bon fils qu’il est, a bientôt essuyé ses larmes ; il se console avec sa maîtresse. Jamais père de famille ne fut moins regretté, et n’arrangea mieux, par sa mort, les affaires de toutes les personnes de sa maison : mais aussi, lorsqu’il reparaît, c’est un fantôme qui effraie tout le monde, c’est un vrai trouble-fête ; tout est dans là consternation. Phèdre, qui a déjà fait sa déclaration, et qui est décidée à pousser l’aventure, s’arrête tout à coup comme frappée d’un coup de foudre ; Aricie, prête à rentrer dans son bien, et qui vient d’ébaucher un mariage, est confondue et désespérée ; Hippolyte, qui voit succéder à ses agréables projets des inquiétudes et des dangers, n’a pas lieu d’être satisfait du retour de son père. Ce concours de circonstances est à peu près le même que celui qui est produit par la fausse nouvelle de la mort de Mithridate, et par le retour imprévu de ce monarque très peu désiré de sa femme et de ses enfants. Mais du moins, dans Mithridate, Monime et Xipharès sont des objets auxquels on peut s’intéresser ; dans Phèdre, si l’on est indifférent sur le sort de Thésée, on ne s’intéresse pas beaucoup pour Hippolyte et pour Aricie : c’est donc sur la marâtre adultère, incestueuse, calomniatrice, que porte tout l’intérêt. Il n’y avait qu’un magicien tel que Racine qui, par les enchantements de son style, fût capable de rendre aimable une femme aussi odieuse. Le charme consiste dans la supposition que Phèdre, victime de la colère de Vénus, ne peut résister à sa passion : supposition qui, dans nos principes de morale, est absolument contraire à la liberté, et qui, même dans le système du paganisme, est évidemment fausse ; car si Vénus peut allumer dans le cœur de Phèdre une flamme criminelle, elle ne peut pas contraindre Phèdre à se déshonorer en se livrant à cette passion. Phèdre, en proie à Vénus, peut mourir pour s’en délivrer, et c’est le parti qu’elle prend chez Euripide. Au contraire, la Phèdre française, décidée à se laisser mourir tant qu’elle peut craindre un époux, prend la résolution de vivre et de se satisfaire, du moment qu’elle se croit veuve : or, cette résolution n’est point l’ouvrage de Vénus ; c’est la résolution de Phèdre libre et jouissant de ses facultés. Mais, par une adresse presque miraculeuse, le poète me fascine les yeux au point de me montrer toujours, dans Phèdre, une femme entraînée malgré elle au crime, par le pouvoir de la fatalité ; et c’est par cette illusion qu’il parvient à intéresser en faveur d’une femme sans aucune vertu, sans aucune qualité, qui sciemment et volontairement respire l’adultère, l’inceste et l’homicide, et n’a rien de recommandable qu’une affreuse rage, qui s’exprime par une éloquence admirable.

Esther
I

Les représentations d’Esther à Saint-Cyr sont une des époques les plus brillantes et les plus glorieuses pour la poésie et pour le théâtre. Si quelquefois Racine vit ses prospérités littéraires empoisonnées par des injustices et des mortifications cruelles, il faut avouer qu’il fut dédommagé et consolé à Saint-Cyr, par le plus beau triomphe qui jamais ait flatté le noble orgueil et la sensibilité d’un homme de génie ; c’est lui qui seul a eu l’honneur de réconcilier pleinement la religion avec le théâtre et le bon goût. Chez nous l’enfance de l’art dramatique avait été déshonorée par des farces tirées de nos mystères et de nos livres saints ; il restait à Racine, après avoir perfectionné notre scène profane, de sanctifier et de consacrer la poésie dramatique par un chef-d’œuvre tiré de la Bible.

Un pareil ouvrage n’était point fait pour des tréteaux publics et pour des comédiens mercenaires. Racine eut pour théâtre une maison religieuse, où s’élevaient, à l’ombre de l’autel, des filles nobles, peu favorisées de la fortune ; ses acteurs et ses actrices furent ces jeunes vierges, si touchantes par leur modestie, leur innocence et leurs grâces naturelles ; lui-même les avait formées à la déclamation. Il eut pour spectateurs et pour juges le roi, les princes, l’élite de la cour la plus policée et la plus magnifique qu’il y eût alors dans l’univers ; les loges étaient remplies et parées de ce que Versailles et Paris pouvaient offrir de plus distingué pour l’esprit et pour la beauté ; son parterre était composé de prélats, d’abbés, de supérieurs de monastères, de magistrats. Madame de Sévigné dit que le jour qu’elle vit Esther, il y avait dans la salle huit jésuites.

Il n’y avait là que des billets donnés et des loges gratuites ; aucune ombre de vénalité ne déshonorait ce spectacle : Esther n’était point du nombre de ces chefs-d’œuvre qu’un clerc de procureur pouvait siffler pour quinze sous. Aller voir Esther était une faveur sans prix : le roi lui-même nommait les élus ; il était le contrôleur de la salle, et se tenait devant la porte, sa liste à la main. Il voyait entrer tout le monde, faisait placer les dames, maintenait l’ordre partout. Chaque représentation était une fête, et Racine en était l’âme : c’était pour jouir du talent et de l’éloquence de Racine, c’était pour admirer ses vers immortels, que l’élite de la nation française était réunie. Louis XIV allait, dans les entractes, recueillir les suffrages, et cabalait, si l’on peut parler ainsi, pour l’auteur ; il disait à madame de Sévigné, qui avait tant d’esprit elle-même : Racine a bien de l’esprit : témoignage un peu plus flatteur que les hurlements et les bravos des écoliers de nos parterres.

Il n’y a point d’exemple d’une plus grande gloire pour un poète.

C’est peut-être par humeur contre cet éclat et cette gloire importune d’Esther, que Voltaire a si fort maltraité cette tragédie : il a prononcé, et tous ses disciples ont répété qu’Esther était une pièce de couvent, sans aucun effet théâtral, parce qu’elle fut jouée sans succès en 1721. Mais, défigurée par des comédiens très étrangers à ce genre d’ouvrage, n’ayant pour auditeurs que des hommes corrompus par l’esprit et le ton de la régence, paraissant au milieu de l’effervescence d’une révolution qui se faisait alors dans les mœurs, comment une pareille pièce pouvait-elle être goûtée ? Le succès qu’elle obtient aujourd’hui prouve qu’elle fut alors très mal jugée, et que les littérateurs qui en ont fait une critique si amère ont suivi leurs préjugés plutôt que les principes de l’art.

II

Que Voltaire se moque d’Esther par suite de sa rancune contre la Bible et le peuple de Dieu, il n’y a rien là que de très naturel ; mais que M. de La Harpe, lequel était très ami des Juifs et de l’Écriture sainte lorsqu’il publia son Cours de Littérature, adopte et commente les sarcasmes de Voltaire, cela est un peu plus extraordinaire ; cependant on n’en est pas surpris lorsqu’on sait à quel point un littérateur est dominé par les préjugés de son école. M. de La Harpe, n’a jamais pu oublier qu’il était le nourrisson, le disciple, la créature de Voltaire : tout en admirant Racine dans un éloge académique, il s’était fait de Voltaire une idole particulière selon son cœur ; il reconnaissait, par bienséance, la supériorité et la suprême excellence du véritable dieu de la poésie ; mais, par goût et par affection, il prodiguait l’encens sur les autels de Baal.

Son aveugle partialité pour Voltaire, et les contradictions grossières où l’entraîne cette superstition philosophique, qu’il avait pour ainsi dire sucée avec le lait, défigurent beaucoup son Cours de Littérature. De cette faiblesse que M. de La Harpe n’a jamais pu vaincre, même après son abjuration solennelle des nouveaux systèmes, il résulte que la partie du théâtre est manquée totalement dans son ouvrage. Son examen des pièces de Corneille n’est qu’une satire qui sert de pendant au commentaire de Voltaire, ou plutôt qui n’en est que la paraphrase. Ses observations, sur Racine ne sont qu’un mélange informe d’éloges emphatiques et de critiques injustes. Deux gros volumes consacrés aux tragédies de Voltaire ne présentent qu’un fade panégyrique du patron que le commentateur s’était choisi : les jeunes gens, au lieu de l’instruction qu’ils devraient y trouver, n’y puiseront que des erreurs.

Les défauts du plan d’ Esther, dit M. de La Harpe, sont connus et avoués : le plus grand de tous est le manque d’intérêt ; il ne peut y en avoir d’aucune espèce.

Pour prouver cette singulière proposition, qu’il ne peut y avoir aucune espèce d’intérêt dans Esther, M. de La Harpe observe qu’Esther et Mardochée ne sont nullement en danger, malgré la proscription des Juifs ; car, dit-il, assurément Assuérus, qui aime sa femme, ne la fera pas mourir parce qu’elle est Juive, ni Mardochée qui lui a sauvé la vie, et qui est comblé par son ordre des plus grands honneurs. Cette assertion renferme deux erreurs : d’abord il est faux qu’un personnage ne puisse intéresser à moins qu’il ne soit en danger de mourir : la mort n’est pas le plus grand des malheurs. D’après les sentiments religieux et patriotiques dont Esther et Mardochée sont pénétrés, il serait plus doux pour ce couple vertueux de périr avec leurs frères que de leur survivre. C’est donc pour Esther et pour Mardochée le plus grand des dangers et le dernier des malheurs que cette prochaine destruction des Juifs, dont ils doivent du moins être les spectateurs. Ensuite il n’est pas moins faux que cette proscription du peuple juif ne puisse les atteindre. Assuérus aime sa femme, mais on peut la lui rendre suspecte : Mardochée a sauvé la vie au roi, il a été récompensé par de grands honneurs ; il n’en est que plus exposé à la calomnie. Après avoir sacrifié les Juifs à sa haine, le ministre, devenu plus puissant par ce succès même, ne peut manquer d’envelopper Esther et Mardochée dans la proscription générale, en faisant craindre à Assuérus que ces deux étrangers ne conspirent contre sa personne pour venger leur nation : rien n’est plus probable pour quiconque connaît les mœurs et le caractère des despotes de l’Asie.

M. de La Harpe a donc grand tort de dire que la situation d’Esther et de Mardochée n’a rien qui fasse craindre pour eux. J’ajoute qu’en les supposant même à l’abri de tout danger par rapport à la proscription des Juifs, ces deux personnages intéressent beaucoup par leur courage héroïque, par leur attachement à leur patrie, parleur dévouement sublime. Esther, la faible et timide Esther ne risque-t-elle pas sa vie pour le salut de sa nation, en paraissant devant Assuérus sans être mandée ? M. de La Harpe dira-t-il encore : Assurément Assuérus, qui aime sa femme, ne la fera pas mourir pour avoir violé la loi ? Pour établir le danger, ne suffit-il pas qu’il y ait peine de mort pour quiconque ose enfreindre cette loi sacrée ? Les monarques de l’Orient n’ont-ils pas souvent immolé leurs amis et leurs femmes pour de moindres raisons ?

Les caractères, suivant le même critique, ne sont pas moins répréhensibles, sil’on excepte celui d’Esther… Zarès est entièrement inutile… Mardochée n’est guère plus nécessaire Zarès n’est pas entièrement inutile ; elle donne à son époux de bons avis qu’il ne suit point : c’est le dernier trait au tableau de l’aveuglement de cet orgueilleux ministre. Zarès est prudente, courageuse, zélée pour les intérêts d’un mari dont elle n’a point partagé les. crimes : son exemple fait voir qu’un homme d’état qui tombe dans la disgrâce, n’a souvent pas de meilleur ami et de meilleur conseiller que la femme qu’il dédaignait dans la prospérité. Un pareil caractère est bien au-dessus de tous les confidens et confidentes des tragédies de Voltaire.

Mais le comble de l’injustice et de la partialité, c’est de dire que Mardochée n’est guère plus nécessaire que Zarès. Comment un littérateur aussi éclairé a-t-il pu fermer les yeux sur la nécessité de ce caractère sublime, l’âme de la pièce ! C’est lui qui fait agir Esther. Sa vertu forme un contraste admirable avec la scélératesse d’Aman : c’est là qu’on voit la distance infinie qui sépare la véritable grandeur de l’âme et des sentiments, de la grandeur factice et apparente du rang et des dignités. Y a-t-il rien de plus intéressant et de plus tragique que la situation du superbe Aman, forcé de servir au triomphe de Mardochée dont il prépare le supplice ? Cherchez dans toutes les tragédies de Voltaire un coup de théâtre aussi frappant.

M. de La Harpe ne peut concevoir qu’Aman soit malheureux parce qu’un homme refuse de se prosterner devant lui. M. de La Harpe ne connaissait donc guère le cœur humain : sans doute il ne concevait pas comment Alexandre, infiniment plus grand qu’Aman, a pu faire mourir un philosophe grec qui refusait de l’adorer comme un dieu. M. de La Harpe conclut qu’Aman est fou. Oui, sans doute, il est fou comme le sont tous les hommes possédés d’une passion violente.

On prétend, dit M. de La Harpe, que les petitesses de l’orgueil sont dans la nature : il se peut qu’elles aillent jusque-là ; mais alors elles ne doivent pas faire le fondement d’une action et d’un caractère. Les petitesses de l’ambition et de l’orgueil sont encore plus capables de fonder une action et un caractère, que les petitesses de l’amour : ces petitesses s’agrandissent au théâtre par les effets terribles qu’elles y produisent. Le rôle d’Aman n’en est pas moins théâtral, parce qu’on n’entre point dans ses ressentiments et que le motif en paraît insensé. M. de La Harpe se condamne lui-même, lorsque après avoir prononcé qu’Aman n’est point théâtral, il ajoute : Je ne vois en lui, malgré tout l’art du poète, que l’orgueil extravagant et féroce d’un favori enivré de sa fortune, qui veut exterminer une nation parce qu’un homme ne l’a pas salué. Tout l’art du poète n’a pas voulu nous faire voir autre chose ; c’est cet objet-là même qui est théâtral, étonnant, instructif ; c’est ce délire, fruit d’une insolente prospérité, qui doit frapper tous les esprits.

Assuérus est encore plus maltraité qu’Aman dans. le Cours de Littérature ; c’est, dit-on, un despote insensé qui proscrit tout un peuple sans le plus léger examen. Par conséquent c’est la peinture vraie, intéressante et morale des excès auxquels peut se porter un homme corrompu par un pouvoir sans bornes ; mais ce même despote est reconnaissant des services qu’on lui a rendus quand on les lui rappelle ; il punit le crime dès qu’il le connaît : ce n’est donc pas, comme on nous le dit, un fantôme de roi ; c’est un roi trompé, qui répare son erreur. La tragédie d’Esther est donc très théâtrale, très dramatique, puisqu’elle est animée par cet intérêt si puissant qu’inspire toujours la punition du méchant et le triomphe de la vertu et de l’innocence opprimée.

Athalie
I

Ce chef-d’œuvre, d’abord méprisé, puis admiré, a fini par être sévèrement critiqué par des hommes de beaucoup d’esprit, mais à qui les préjugés de leur philosophie ne permettaient pas de saisir l’esprit du sujet. Racine a traité un sujet de l’histoire juive. On lui avait autrefois reproché d’avoir peint dans Bajazet des Français au lieu de Turcs ; on l’a depuis accusé d’avoir trop bien peint dans Athalie les Juifs, qui étaient les personnages de sa pièce. Un philosophe du temps alla plus loin ; il prétendit que Racine n’avait jamais peint que des Juifs, oubliant qu’Agrippine, Néron, Burrhus, étaient des Romains, et Mithridate un roi de Pont ; ce philosophe se nommait Saint-Lambert, Quant à un autre philosophe plus connu, appelé d’Alembert, il s’est contenté de dire, sans autre forme de procès, qu’Athalie était une tragédie de collège. Ces hommes, d’ailleurs éclairés, mais aveuglés par l’esprit de parti, ne voulaient reconnaître de chefs-d’œuvre que dans les tragédies de leur chef : ils adoraient Mahomet et dédaignaient Athalie, quoique Mahomet, en comparaison d’Athalie, ne soit qu’un ouvrage monstrueux, une complication d’horreurs dégoûtantes, qui révoltent l’esprit et la raison, sans émouvoir le cœur ; mais il entrait dans les principes de l’école de Voltaire, il était de l’honneur du maître, que la Bible, éternel objet de ses sarcasmes, ne parût pas avoir fourni à Racine le sujet d’une tragédie sublime.

La plus spécieuse objection contre Athalie, c’est l’équivoque et la ruse dont se sert le grand-prêtre pour attirer Athalie dans le temple. Il annonce qu’il est prêt à se rendre, et il est prêt à se défendre, lui et les siens ; il promet un trésor, et ce trésor est un rejeton de la race de David, le plus redoutable ennemi d’Athalie. Racine avait prévu ces objections, et les avait amplement réfutées ; ses réponses, écrites de sa main, sont consignées à la bibliothèque Royale : elles sont un monument du soin qu’il mettait à la composition d’une tragédie, des études et des méditations profondes qu’il faisait pour se pénétrer de son sujet et le bien approfondir. Il prouve, par une foule d’exemples tirés de la Bible, que telle est la conduite que Dieu a toujours tenue envers les impies ; qu’il a coutume de les envelopper dans leurs propres filets, de les punir par leurs propres vices. Ici, Athalie est la victime de son avarice, et c’est l’espoir d’un trésor qui l’attire dans le piège tendu par le grand-prêtre. Racine observe que le grand-prêtre n’est que le ministre passif du dieu qui l’inspire et le fait agir : c’est la doctrine constante de la Bible, que Dieu lui-même conduit ses serviteurs. La ruse et l’équivoque de Joad sont une inspiration de Dieu. La Bible tout entière est remplie de faits qui attestent que Dieu use de pareils moyens contre ses ennemis. Racine renversait ainsi les objections de ceux qui reconnaissaient la Bible pour une histoire divine ; mais ceux qui ne la regardent que comme un recueil de contes, prétendent que Dieu ne peut être fourbe, et qu’il est au-dessous de lui de tromper même ses ennemis. Racine n’en a pas moins raison de s’être conformé à l’opinion commune, et d’avoir appuyé sur l’esprit de la Bible une tragédie dont la Bible lui fournissait le sujet : comme poète, il est à l’abri de tout reproche ; et ce n’est pas d’après les maximes philosophiques, vraies ou fausses, qu’une tragédie s’examine et se juge. Athalie, pleine de l’esprit, du caractère et de la religion des Juifs, n’en est que plus parfaite. La tragédie n’est pas responsable des mœurs et des passions qu’elle peint ; il lui suffit de les bien peindre. Sophocle n’est pas obligé de justifier ses dieux ; il est au comble de son art quand il fait parler et agir Œdipe et Oreste de la manière la plus convenable à leurs sentiments et à leur situation. Pourquoi nos philosophes ne disent-ils rien des dieux de Sémiramis, qui, pour punir une femme d’avoir empoisonné son mari, forcent un fils à tuer sa mère ? C’est là le dernier degré de l’absurdité et de la barbarie, sans aucun intérêt ; voilà ce qui ne méritait pas d’être présenté deux fois sur la scène par un homme qui avait la prétention de remplir ses tragédies de l’esprit philosophique.

Il n’y a rien sans doute à opposer aux arguments que Racine a tirés du fond même de son sujet : son apologie est complète ; mais, pour confondre les critiques d’Athalie, on n’a pas même besoin de la Bible ; il n’est pas nécessaire de supposer que c’est Dieu lui-même qui agit, et que Joad n’est que l’instrument : il est aisé de justifier Joad, quand même il ne suivrait que les conseils de sa propre prudence, et quand il n’y aurait dans sa conduite rien que d’humain. La ruse est admise à la guerre ; les stratagèmes militaires sont regardés comme une preuve de talent et de génie : tromper ses ennemis est une partie de l’art des combats ; dresser des embuscades est une mesure usitée et légitime : et tous ces artifices sont encore plus permis à un ennemi à qui sa faiblesse ne permet pas d’agir à force ouverte. Athalie, à la tête d’une armée nombreuse, envoie un ordre à Joad de lui livrer l’enfant et les trésors renfermés dans le temple, s’il veut sauver le temple, les prêtres et lui : Joad feint d’y consentir. Cette feinte est autorisée par le danger pressant qui le menace, par l’impossibilité où il se trouve de résister à une armée nombreuse, par le désir d’empêcher le pillage du temple. Athalie se promet bien, après qu’elle aura l’enfant et le trésor en son pouvoir, de se débarrasser du temple et du grand-prêtre. Elle arrive accompagnée de l’élite de ses guerriers ; elle trouve dans le temple des prêtres armés, qui valent encore mieux que ses soldats. Joad, sans être inspiré de Dieu, a pu imaginer cette ruse, qui n’est contraire ni aux lois de la guerre ni à celles de l’honneur : il fut toujours permis de tromper un trompeur.

Le grand succès d’Esther, dit madame de Caylus, avait mis Racine en goût. Il chercha dans l’Écriture un autre sujet qui fut encore plus susceptible des grandes beautés tragiques, et il eut le bonheur de le trouver. Pendant qu’il travaillait à ce nouveau chef-d’œuvre qui devait surpasser Esther, madame de Sévigné, toujours vive, légère et passionnée, écrivait à sa fille : « Il aura de la peine à faire mieux qu’Esther ; il n’y a plus d’histoires comme celle-là : c’était un hasard et un assortiment de toutes choses ; car Judith, Booz et Ruth ne sauraient rien faire de beau. Racine a pourtant bien de l’esprit : il faut espérer. »

L’espérance était bien fondée, et Racine en effet avait bien de l’esprit. Nous prodiguons aujourd’hui le génie aux plus minces rimeurs ; tout le monde a du génie ; on ne parle que du génie : dans le siècle de Louis XIV, très abondant en hommes de génie, le mot était fort rare ; on se contentait de dire du plus grand écrivain : il a bien de l’esprit. Madame de Sévigné n’employa pas des expressions plus relevées le jour même où elle eut l’avantage d’assister à une représentation d’Esther. Le roi s’étant approché d’elle pour lui demander si elle était contente, madame de Sévigné, quoique alors enivrée de plaisir et de gloire, répondit simplement : Racine a bien de l’esprit, sire ; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi. Au reste, la prévention de madame de Sévigné pour Esther était bien naturelle ; Esther lui rappelait toujours ce moment si brillant où, devant toute la cour, le roi lui avait fait l’honneur de lui parler. Un tel souvenir lui permettait-il de croire que Racine put faire mieux qu’Esther ?

Après avoir achevé Athalie, Racine la présenta à madame de Maintenon, qui en fut très satisfaite ; il semblait qu’il n’y eût plus rien à faire qu’a monter la pièce au théâtre de Saint-Cyr. L’éclat et la magnificence des représentations d’Esther, faisaient espérer qu’Athalie n’aurait pas une destinée moins brillante ; mais cette célébrité même d’Esther, cette pompe théâtrale dans une maison religieuse, de jeunes pensionnaires produites sur la scène aux yeux de toute la cour et de ce qu’il y avait de plus grand à la ville, la dissipation, le luxe inséparable de ces fêtes, tout cela fut regardé par les gens sages et pieux comme la profanation d’un lieu sacré. On cria de tous côtés que de jeunes demoiselles, à qui l’on devait donner une éducation chrétienne, n’étaient point faites pour se montrer en plein théâtre ; que la modestie et la pudeur étant les vertus principales du sexe, il ne convenait pas d’exposer aux regards avides des courtisans et des grands seigneurs les filles de Sion, les vierges innocentes et timides qui croissaient à l’ombre du sanctuaire.

Les gens sages et pieux furent écoutés cette fois ; on ne les traita point de vieux radoteurs, de tristes pédants à maximes antiques, comme cela n’arrive que trop souvent. Le roi le plus absolu de l’Europe sacrifia son plaisir et sa fantaisie à la crainte de scandaliser les hommes honnêtes et religieux ; et quoique les dévotes soient peut-être encore plus impérieuses, plus ennemies de la contradiction que les rois, madame de Maintenon respecta la censure des rigoristes, qui blâmaient le relâchement de sa morale : elle fit bien plus, elle s’y soumit, en supprimant les spectacles de Saint-Cyr ; ce qui prouve que madame de Maintenon n’était pas une dévote, mais une femme éminemment raisonnable et vertueuse. Accoutumée dès l’enfance à sacrifier ses plus chers penchants à l’impitoyable raison, elle en avait conservé l’habitude sur le trône : au lieu de prétendre que tout pliât sous ses volontés, elle se fit toujours un devoir de céder aux vœux et à l’opinion de la plus saine partie du public ; et cette conduite n’était que l’inspiration de son bon esprit et de sa prudence naturelle. Au fond l’autorité de Louis XIV et la sienne étaient extrêmement bornées par les mœurs et par les institutions. Quand on est réduit à persécuter des gens courageux et inflexibles ; on compromet son pouvoir beaucoup plus qu’on ne l’emploie.

Cependant il faut bien payer le tribut à la nature ; et le diable, comme on dit, ne veut pas tout perdre. Madame de Maintenon, qui se privait du plaisir de voir représenter Athalie à Saint-Cyr, dans tout l’éclat et la pompe que ce spectacle exige, ne put se refuser la consolation de voir jouer cette tragédie dans la chambre du roi, par les demoiselles de Saint-Cyr, avec les habits ordinaires de la communauté. Ce n’était qu’une simple répétition. Racine le fils prétend que la pièce ainsi déclamée, sans apprêt et sans ornement, parut froide et ne produisit aucun effet. Madame de Caylus, au contraire, pense que la pièce avait été mieux jouée par ces aimables pensionnaires qu’elle ne le fut depuis par les comédiens de Paris. Je crois madame de Caylus meilleur juge d’un fait de cette espèce que Racine le fils.

Athalie fut représentée deux fois devant Louis XIV avec cette simplicité et cette modestie, pour ainsi dire à huis clos et de plain-pied, dans une chambre sans théâtre. Quelque vertueux que fût Racine, il n’eut pas été fâché qu’on fit un peu plus de cérémonie pour sa pièce. Le suffrage de Louis XIV et de madame de Maintenon ne suffisait pas à l’auteur, tout grand courtisan qu’il était : il prit le parti de faire imprimer sa tragédie pour lui donner plus de célébrité ; et, pour le repos de sa conscience, il fit seulement insérer dans le privilège une défense expresse aux comédiens de la jouer ; précaution qu’on avait également prise pour Esther, et qui fut également inutile.

Qui ne croirait qu’en 1691, dans le siècle du goût, dans une capitale depuis longtemps nourrie de chefs-d’œuvre en tout genre, le chef-d’œuvre d’un poète aussi justement illustre que Racine, paraissant imprimé, et tous les lecteurs étant à portée de se pénétrer de la beauté du style, l’ouvrage ait produit la plus vive sensation, et pour ainsi dire épuisé l’admiration publique ? Et cependant le contraire arriva : c’est un fait unique, extraordinaire, et tout à fait incroyable, quoiqu’il n’y ait pas moyen d’en douter. Oui, tandis qu’on enlève aujourd’hui avec une espèce de fureur des nouveautés poétiques assez médiocres, seulement parce que l’auteur a un nom, l’Athalie de Racine resta dans la boutique du libraire. Il y a donc une fatalité, une étoile pour les livres comme pour les hommes :

Et habent sua fata libelli.

Cette destinée d’Athalie, très consolante pour les mauvais poètes, n’est pas moins propre à décourager les vrais talents. Qui peut se flatter de faire mieux qu’Athalie ? Qui peut être à l’abri d’une pareille injustice ? Un bel-esprit du temps, un homme qui, dans un ordre très inférieur, a cependant joui d’une réputation méritée, le philosophe Fontenelle, ennemi de Racine, eut, dit-on, la bassesse de faire contre la plus parfaite des tragédies une épigramme misérable, ignoble dans le fond et dans la forme, capable de déshonorer, non pas le grand homme qui en était l’objet, mais le rimeur obscur qui en était l’auteur. Si Fontenelle, qui avait de l’esprit, de la délicatesse, de la politesse et des sentiments, a pu s’abaisser jusque-là, et malheureusement on a beaucoup de raisons de le croire, c’est pour nous tous un grand motif d’humilité et de défiance de nous-mêmes ; c’est un grand argument contre la dignité de la nature humaine, tant prêchée par les philosophes, dont Fontenelle est un des précurseurs. Voici cette épigramme, devenue curieuse par sa grossièreté même et son impertinence :

Gentilhomme extraordinaire,
Et suppôt de Lucifer,
Pour avoir fait pis qu’Esther,
Comment diable as-tu pu faire ?

L’injustice ne se borna pas à refuser au chef-d’œuvre de Racine les honneurs auxquels il avait droit ; on poussa l’aveuglement jusqu’à outrager et flétrir ce qu’on devait adorer : Athalie fut proclamée une mauvaise pièce, une pièce froide, ennuyeuse, où il ne s’agissait que d’un prêtre et d’un enfant. Qu’on juge du supplice de Racine par son extrême sensibilité ! S’il avait quelques péchés à expier dans ce monde, une pareille pénitence était plus que suffisante, et la diffamation de son Athalie fut pour le poète religieux et sensible un purgatoire, et presqu’un enfer.

Les littérateurs se tourmentent pour expliquer ce phénomène, et leurs explications ne sont guère plus satisfaisantes que celles que nos savants nous donnent tous les jours des secrets de la nature. Le sort d’Athalie est un mystère de la littérature ; il faut le croire, sans chercher à le comprendre : il est beaucoup plus étonnant que le prodigieux succès de quelques mauvaises pièces, aujourd’hui oubliées et méprisées.

À ce fait incontestable, on a mêlé des contes, suivant l’usage ; et, comme si la chose n’était pas assez étrange par elle-même, on a essayé de relever encore le miracle par des exagérations auxquelles on n’est pas obligé de croire. On nous dit sérieusement que, dans les petits jeux de société, on donnait pour pénitence de lire quelques vers d’Athalie ; et quand on était condamné à la page tout entière, c’était une rigueur excessive. On ajoute qu’un de ceux à qui l’on avait infligé cette tâche, non seulement dévora la page, mais continua sa lecture avec la même avidité. Toute la société riant de sa bonhomie, il assura qu’on était dans l’erreur, et que jamais ouvrage ne lui avait fait tant de plaisir :

Credat judæus Apella.

Ce fut là, dit-on, le commencement d’une meilleure fortune pour Athalie : on ouvrit les yeux, mais lentement et insensiblement. Racine, abreuvé d’amertume, malheureux à la cour, malheureux dans le dernier et le plus cher de ses enfants, descendit au tombeau sans avoir aperçu le premier rayon de la gloire qui attendait Athalie dans la postérité. En vain Boileau, dont le jugement devait être pour son ami celui de la postérité, ne cessait de prophétiser et de prédire la future prospérité, d’Athalie : Racine n’avait point de foi à cet horoscope, et mourut persuadé qu’il s’était trompé sur le mérite de sa dernière tragédie.

II

Après la mort de Racine en 1699, Athalie commença un peu à se relever, et l’on vit alors se vérifier cet oracle du plus sage des poètes latins :

Urit enim fulgore suo, qui prægravat artes
Infrà se positas ; extinctus amabitur idem.
(Horace, Épître 1re du 2e liv.)

Un artiste supérieur écrase les talents vulgaires ; c’est un astre qui brûle tout ce qui se trouve au-dessous de lui.

Mais quand il est éteint on commence a l’aimer.

Racine et Boileau brûlaient la littérature. On les accusait d’exercer dans l’Académie un despotisme insupportable : tous les beaux-esprits, tous les auteurs médiocres, ayant à leur tête Fontenelle et Lamotte, conspiraient contre ces deux tyrans du Parnasse. Racine, qui n’avait point fait de satires, et qui depuis tant d’années avait quitté le théâtre, était cependant le plus détesté ; il était dévot, janséniste, courtisan, et beaucoup plus malin que Boileau, qui, au fond, était doux, franc et bon homme.

Il est donc très probable qu’il se forma contre Athalie une conspiration de toute la basse et moyenne littérature, dont l’influence est d’autant plus puissante, que les petits auteurs, les petits poètes, intrigants par état et par nécessité, occupés à mendier l’indulgence pour leurs faibles écrits, se répandent beaucoup dans le monde, se dispersent dans les maisons, accaparent les sociétés, gouvernent l’esprit des femmes, et par là se rendent maîtres de l’opinion des hommes.

Voilà, selon moi, la seule explication plausible de cette longue disgrâce d’Athalie. La Harpe, qui, dans son Cours de Littérature, s’est prodigieusement fatigué à rechercher les causes d’un fait aussi extraordinaire, ne dit pas un mot de celle que je viens d’indiquer ; silence prudent, qui prouve ou bien peu de sagacité, ou beaucoup d’égard pour la réputation des poètes médiocres.

Louis XIV se souvint d’Athalie, lorsque le public parut la traiter plus favorablement. En 1702, environ trois ans après la mort de Racine, il prit fantaisie au roi de faire jouer Athalie à Versailles, non par les demoiselles de Saint-Cyr, mais par les seigneurs et les dames de la cour. Cette idée ne lui serait pas venue, si la pièce eût toujours été également méprisée à la ville. Madame la duchesse de Bourgogne, qui avait beaucoup d’esprit et un goût particulier pour le théâtre, se chargea du personnage de Josabet ; le duc d’Orléans prit celui d’Abner ; Athalie fut jouée par la présidente de Chailly ; le second fils du comte de Guiche fit Joas ; et M. de Chaperon, Zacharie ; le rôle de Salomith fut rempli par la comtesse d’Agen, nièce de madame de Maintenon, et celui d’Azarias par le comte d’Agen. Mais il ne se trouva personne à la cour qui osât représenter le grand-prêtre Joad ; il fallut avoir recours à un acteur de profession, et l’on choisit le célèbre Baron. Ce choix ne contribua pas à guérir la vanité de ce comédien ; la tête lui tourna tout à fait, lorsqu’il eut l’honneur de jouer avec d’aussi illustres camarades.

On donna trois représentations d’Athalie : la cour y prit un grand plaisir ; ce qui n’empêcha pas que la pièce ne se reposât encore jusqu’en 1716. Quelques connaisseurs, qui l’avaient lue, eurent le courage d’en parler au régent, qui aimait et protégeait tous les arts. Ce prince ordonna aux comédiens de la jouer : la défense insérée dans le privilège ne l’arrêta pas ; on sait qu’il n’était pas scrupuleux. Athalie, quoique médiocrement jouée sur le théâtre de Paris, eut un succès prodigieux : c’est alors que tout le mérite de la tragédie, tout le génie que Racine y avait répandu, se révéla au public, étonné de trouver un chef-d’œuvre où il n’avait longtemps soupçonné qu’une chétive rapsodie. C’est de cette époque que date la gloire d’Athalie, qui depuis n’a pas souffert la moindre éclipse.

Une circonstance fort indépendante du mérite de la pièce, répandit sur cette représentation un charme particulier : Louis XV avait alors le même âge que Joas ; comme lui il restait le dernier d’une famille nombreuse ; on avait tremblé pour ses jours. On ne put se défendre de lui appliquer plusieurs vers de la pièce :

Voilà donc votre roi, votre unique espérance ;
J’ai pris soin jusqu’ici de vous le conserver, etc.
Du fidèle David c’est le précieux reste, etc.
Songez qu’en cet enfant tout Israël réside, etc.

Mais Athalie n’a besoin pour plaire d’aucune allusion ; le secours des passions, des préjugés, des circonstances, n’est pas fait pour elle ; elle est assez brillante de ses propres beautés : c’est aujourd’hui un article non contesté du symbole littéraire, qu’Athalie est la plus parfaite des tragédies. Voltaire lui-même, ce mécréant qui aurait pu être tenté de se montrer réfractaire, a fait, à cet égard, la profession de foi la plus authentique, et cela dans le temps de sa plus grande prospérité, à l’époque la plus brillante de sa vie, après l’étonnant succès de Mérope, bien capable de lui enfler le cœur et de lui pervertir l’esprit. La France se glorifie d’Athalie, écrivait Voltaire au marquis de Maffei, en lui dédiant sa Mérope ; c’est le chef-d’œuvre de notre théâtre, c’est celui de la poésie.

Un autre témoignage de Voltaire est peut-être plus énergique, puisqu’il semble être échappé à son cœur dans l’épanchement d’un entretien familier ; on le trouve consigné dans les Mémoires de Le Kain. Cet acteur, alors âgé de dix-huit ans, et se disposant à débuter au Théâtre-Français, sous la protection et les auspices de Voltaire, voulut faire devant son maître un essai de ses moyens, et s’offrit à lui débiter le rôle de Gustave. Voltaire, qui n’aimait point Piron et n’estimait pas son style, arrêta le jeune comédien : « Non pas, s’il vous plaît, dit-il à Le Kain ; les mauvais vers me font mal. » Alors le candidat proposa le rôle d’Abner dans la première scène d’Athalie. Voltaire l’écouta ; mais bientôt, emporté par l’enthousiasme que lui inspirait l’ouvrage, il interrompit l’acteur, et s’écria : Quel style ! quelle poésie ! et toute la pièce est écrite de même : ah ! monsieur, quel homme que Racine !

Il est vrai que Voltaire n’a pas toujours tenu ce langage. Quand il parlait ainsi, il était encore poète, homme de lettres, homme de goût, et n’était rien autre chose ; il avait encore de la conscience en littérature, et ne pouvait mentir à son cœur. Mais les honneurs ne corrompent que trop souvent les mœurs. Devenu chef de secte, patriarche-pontife de l’église philosophique, grand-commandeur des non-croyants, il aurait cru déroger et flétrir tous ses titres par une honteuse superstition, s’il eût continué d’admirer une tragédie juive, pleine de Dieu et de la religion. Après avoir ceint lui-même la tiare de Baal, il se crut obligé, par le point d’honneur, à combattre le grand-prêtre du temple de Jérusalem : il s’était publiquement revêtu du personnage de Mathan ; pouvait-il décemment rendre hommage à Joad ?

En effet, l’esprit de la Bible domine dans Athalie : la pièce est fondée d’un bout à l’autre sur la religion des Juifs ; et c’est parce que cet esprit de l’ancienne loi et des prophètes, ce caractère du gouvernement et de la religion des Juifs sont étrangers à la plupart des spectateurs, qu’ils n’entrent pas assez dans l’intérêt de la pièce. Du moment que les Juifs furent constitués en corps de peuple dans la Palestine, Dieu lui-même s’établit leur souverain, et prétendit les gouverner en personne : c’était donc Dieu qui était le roi des Juifs ; et les magistrats chargés de l’administration, d’abord sous le nom de juges, ensuite sous celui de rois, n’étaient que des lieutenants de Dieu, de grands vassaux, des feudataires qui relevaient de Dieu immédiatement. L’histoire des Juifs, d’ailleurs très authentique, a cela de commun avec l’épopée, que tout s’y fait par le ministère de Dieu : le ciel y entretient un commerce continuel avec la terre ; Dieu s’y montre, il y parle ; il a ses messagers, ses anges, ses ambassadeurs. Et de même que l’épopée est le plus sublime des poèmes, l’histoire des Juifs est la plus sublime des histoires, quoique la nation juive ait été elle-même une des moins estimables nations du monde.

Ce n’est point ici la conspiration d’un prêtre contre sa reine ; c’est la vengeance que Dieu fait tomber sur la tête d’une femme impie et scélérate, c’est le triomphe de l’innocence et de la faiblesse opprimée sur le crime fort et puissant ; et si ce miracle est l’ouvrage d’un prêtre, il n’en est que plus admirable et plus divin.

III

Athalie est la meilleure poétique du théâtre, et l’on n’a plus besoin de celle d’Aristote. Si les règles de l’art dramatique pouvaient se perdre, on les retrouverait dans cette tragédie. De l’aveu de tout ce qu’il y a de bons esprits et de gens de goût en Europe, c’est le seul ouvrage où les unités, la raison, la vraisemblance, le mécanisme de l’action théâtrale soient exactement et strictement observés ; il est pour les poètes tragiques ce que l’Apollon et la Vénus sont pour les sculpteurs, le modèle le plus accompli. Jamais la poésie et l’éloquence n’ont été portées à un tel degré. Mais, encore une fois, Racine n’avait point composé cet ouvrage pour des comédiens et pour une scène profane : il avait voulu laisser à la fois un monument de sa piété et de la hauteur divine à laquelle pouvait atteindre le génie guidé et inspiré par la religion.

IV

On a accusé Racine de plagiat ; on a prétendu qu’il avait pris quelques-uns des plus beaux vers d’Athalie dans une ancienne tragédie d’un vieux poète fort ridicule. Voici le fait tel qu’il est rapporté par Voltaire :

« On a imprimé, avec quelque fondement, que Racine avait imité dans Athalie plusieurs endroits de la tragédie de la Ligue, faite par le conseiller d’état Mathieu, historiographe de France sous Henri IV, écrivain qui ne faisait pas mal des vers pour son temps. Constance dit, dans la tragédie de Mathieu :

« Je redoute mon Dieu ; c’est lui seul que je crains.
…………
« On n’est point délaissé quand on a Dieu pour père :
« Il ouvre à tous la main ; il nourrit les corbeaux ;
« Il donne la pâture aux jeunes passereaux,
« Aux bêtes des forêts, des prés et des montagnes ;
« Tout vit de sa bonté…

« Racine dit :

« Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte.
« Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ? ‘
« Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
« Et sa bonté s’étend sur toute la nature.

« Le plagiat paraît sensible, et cependant ce n’en est point un ; rien n’est plus naturel que d’avoir les mêmes idées sur le même sujet : d’ailleurs  ? Racine et Mathieu ne sont pas les premiers qui aient exprimé des pensées dont on trouve le fond dans plusieurs endroits de l’Écriture. »

Jusqu’ici c’est Voltaire qui a parlé : la fin de ce passage est fort raisonnable ; mais ce que personne n’a remarqué, c’est que nos vieux poètes, dont le langage est barbare, sont, à cet égard, dans la même classe que les poètes anciens ou étrangers : on peut les imiter sans risquer d’être plagiaire. En polissant l’expression, on acquiert un droit à la pensée ; le style en vers est une création.

Voltaire, abusé par ses secrétaires et ses copistes, a mêlé à des réflexions saines d’étranges bévues, et tout l’historique de ce plagiat n’est qu’un tissu d’erreurs répétées depuis par une foule d’échos. Tous les dictionnaires de théâtre, tous les livres de littérature sont pleins des mêmes mensonges accrédités par l’autorité de Voltaire : il importe donc de les réfuter.

Premièrement, Pierre Mathieu, conseiller d’état, historiographe de Henri IV, n’a point fait la tragédie de la Ligue : on n’a pas pu imprimer, avec quelque fondement, une assertion aussi fausse ; c’est sans aucun fondement que Beauchamp l’a consignée dans sa recherche des théâtres. Ce qui a trompé ce compilateur, c’est une tragédie de Mathieu, intitulée la Guisiade. L’action de la pièce est le massacre du duc de Guise aux états de Blois. Beauchamp, sans se donner la peine de lire la Guisiade, l’aura prise pour une tragédie de la Ligue. Je conviens que les tragédies de Mathieu ne sont pas faciles à lire, et assurément Voltaire ne les avait pas lues quand il a dit que Mathieu était un écrivain qui ne faisait pas mal des vers pour son temps. Mathieu est pour son temps un écrivain détestable, un poète horriblement barbare. Voici un échantillon de son talent pour la versification :

Yeux, quand cesserez-vous ces torrens larmoyeux ?
Ô torrents de douleur ! quand clorez-vous la bonde
De vos tristes liqueurs en la léthéane onde ?

Dans sa tragédie d’Esther, le même Mathieu fait dire à Assuérus :

Le ciel, qui couvre tout de sa robe étoilée,
A ceint de ses présents ma perruque enhuilée.

Enfin, ce qui est décisif, c’est que les vers qu’on prétend avoir été imités par Racine, ne se trouvent point dans la Guisiade de Mathieu.

Je suis bien éloigné de vouloir donner a cette méprise de Voltaire plus d’importance qu’elle n’en mérite : il n’y a point de sot qui, avec de la patience, ne puisse éviter de pareilles fautes ; l’absence de toute espèce d’esprit et de talent dispose merveilleusement au métier de compilateur : ces gens froids et sans idée sont ordinairement exacts dans leurs recherches. L’écrivain qui a de la chaleur, de l’imagination et du goût, éprouve une répugnance et une horreur naturelle pour ce travail ingrat et pénible, pour cette érudition qui ne suppose d’autre talent que celui de savoir lire. L’art d’écrire est bien plus rare et bien plus précieux que l’art de compiler. Voltaire avait des nègres qui lui fournissaient des matériaux : il les mettait en œuvre avec élégance ; il ne se donnait pas la peine de tirer les diamants de la mine, il lui suffisait de les polir. Son urbanité, sa finesse, son enjouement répandaient de la grâce et de la légèreté sur cette profonde érudition que ses manœuvres lui amassaient laborieusement de tous côtés ; il couvrait de fleurs les discussions les plus sèches et les plus arides. Mais combien de fois cette science d’emprunt ne l’a-t-elle pas égaré ! Dans quelles erreurs ne l’ont pas jeté des recherches infidèles ! Rien n’est plus suspect que l’érudition de Voltaire : ce n’est pas chez lui qu’il faut chercher la vérité, et c’est aussi ce que la plupart des lecteurs cherchent le moins ; on lit pour s’amuser, et non pas pour s’instruire. Heureux l’auteur qui sait mêler l’agréable à l’utile ! Il peut se flatter d’avoir atteint la perfection. Voltaire, qui ne porta jamais son ambition si loin, s’est contenté d’être agréable.

On sera peut-être curieux de savoir s’il y a véritablement une tragédie de la Ligue, et à qui appartiennent les vers faussement attribués à Mathieu ? Oui ; il y a une tragédie intitulée le Triomphe de la Ligue ; on y voit éclater, au sein de la barbarie, des traits de verve dignes d’un meilleur siècle. L’auteur se nomme Nerée, et c’est de lui qu’on pourrait dire, avec justice, qu’il ne faisait pas mal des vers pour son temps. Les vers que l’on prétend avoir été imités par Racine se trouvent dans cette tragédie du Triomphe de la Ligue, non pas tout à fait tels que Voltaire les a cités : il semble que ce poète ne pouvait pas transcrire de mauvais vers sans leur donner un petit coup de lime en passant. Il a corrigé ces vers de Nerée, dont il ne connaissait pas l’auteur, comme il aurait corrigé les vers du roi de Prusse ; et par là même il a rendu plus sensible le plagiat si injustement reproché à Racine. Je les rétablis ici d’après l’original :

Je ne crains que mon Dieu ; lui tout seul je redoute.
…………
Celui n’est délaissé qui a Dieu pour son père.
Il ouvre à tous la main ; il nourrit les corbeaux ;
Il donne la viande aux petits passereaux,
Aux bêtes des forêts, des prés et des montagnes ;
Tout vit de sa bonté…

Ces idées n’appartiennent ni à Racine ni à Nerée : tous deux ont puisé dans une source commune ; tous deux avaient sous les yeux les psaumes de David. Nerée a traduit servilement, et Racine a imité avec goût : il n’y a point de plagiat.

Quinault

La Mère coquette, ou les Amants brouillés
I

Si Quinault s’était attaché uniquement à la comédie, pour laquelle il avait un talent décidé, il eut acquis dans ce genre, l’un des premiers et des plus difficiles de la littérature, une gloire plus pure et moins contestée que celle de ses opéras. L’opéra est un genre bâtard, un genre essentiellement mauvais. Le mérite d’assembler des syllabes harmonieuses et des fadaises sonores, est assurément très médiocre. Dans les opéras mêmes de Quinault, il n’y a ni caractère, ni invention, ni vérité. Trois ou quatre morceaux d’une poésie coulante et moelleuse, sont à peu près tout ce qu’on peut recueillir dans ce fatras d’insipides madrigaux et de lieux communs d’une froide galanterie. La seule comédie de la Mère coquette annonce plus de mérite, un talent plus distingué et plus franc, que tout cet amas de sornettes emmiellées, qui ne signifieraient absolument rien, si elles ne prêchaient pas les maximes les plus corrompues et les plus pernicieuses.

Il fallait que les philosophes fussent bien aveuglés par leur haine contre Boileau, ou bien idolâtres de quelques jolis vers, pour se charger de prôner partout ces ouvrages efféminés, et pour avoir l’effronterie de les placer à côté des chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV ; peut-être avaient-ils des motifs d’intérêt particulier, lorsqu’ils se montraient si prodigues du titre de grand homme en faveur de l’auteur de quelques chansonnettes : je suis même surpris que leur noble enthousiasme pour la liberté et leur sainte fureur contre le despotisme leur aient jamais permis de s’ériger en défenseurs du plus fade panégyriste, du flatteur le plus outré du plus orgueilleux despote. Ils ne se sont pas piqués d’être conséquents dans leur zèle pour les compositions lyriques de Quinault, qui ne respirent qu’une adulation servile : ils semblent avoir oublié que ces fameux opéras n’avaient été faits que pour amener les prologues, et n’étaient que les arcs de triomphe d’un monarque ambitieux.

On a blâmé avec raison dans la Mère coquette de Quinault un marquis ridicule, lequel n’est qu’une mauvaise caricature : ce personnage n’a cependant pas nui au succès, parce qu’on était alors fort indulgent pour tout ce qui faisait rire. Il n’est pas rare d’ailleurs, aujourd’hui surtout, de voir des ouvrages dont le mauvais fait passer le bon, et dans lesquels ce qu’on trouve de meilleur, ce sont les défauts ; cela doit être, quand c’est la multitude qui juge, et lorsque le sanctuaire de la littérature est devenu une halle.

Le dénouement n’a pas été à l’abri de la critique ; parce que le mari revenant, souvent annoncé dans la pièce, ne paraît point sur la scène ; mais Quinault a considéré qu’un pareil revenant, vis-à-vis d’une femme coupable et prête à se marier, formerait une situation plus triste et plus pénible que plaisante. Les justes reproches du mari, la confusion et le désespoir de la femme auraient répandu une teinte sombre et lugubre sur la fin d’une comédie très enjouée, sans que l’intérêt fût assez vif pour dédommager de l’absence du comique. Peut-être l’auteur a-t-il bien fait de terminer la pièce par un récit gai, pour conserver le coloris et l’esprit du genre : l’imagination peut rire des effets de ce retour, elle n’en rirait point si l’œil le voyait. Ce dénouement, sans être bon, est probablement le meilleur qu’un pareil sujet pût fournir ; au lieu de condamner Quinault, il faut louer son goût et sa prudence.

Je serais plus tenté d’être sévère à l’égard du rôle de Crémante, vieillard amoureux, trop voisin de la farce ; mais on y trouve des détails charmants, et surtout une excellente scène avec Lucinde, qui demandent grâce pour quelques saillies d’un comique un peu forcé. C’est la marque d’un discernement exquis, d’avoir envisagé du côté plaisant le caractère principal, naturellement très odieux, et plus propre à exciter l’indignation que le rire. Une mère qui hait sa fille parce qu’elle est plus jeune et plus jolie qu’elle, n’est malheureusement pas assez rare dans le monde ; mais c’est un monstre dans la nature : il faut que la vanité soit bien forte dans une femme pour étouffer les plus doux sentiments du cœur. Un moderne eût pris ce vice au grave ; il eût fait d’un pareil sujet un drame pathétique et moral, où il eût prodigué les exclamations et les apostrophes, sans oublier le mot nature, qui dans chaque phrase eût admirablement roulé. Il eût essayé de faire couler des larmes en faveur de la jeune infortunée, victime de la coquetterie d’une marâtre ; mais du temps de Quinault, ce n’était point la mode du galimatias sentimental et moral. Le siècle de la déclaration et du pathos n’était point encore arrivé.

Cet auteur aimable ne nous présente que les traits ridicules d’une femme pressée de se remarier, qui veut absolument être veuve, parce que depuis longtemps elle ne reçoit pas de nouvelles de son mari. Il nous fait rire aux dépens de la sotte vanité d’une mère qui sèche de dépit de voir à ses côtés une jeune fille dont le voisinage lui donne des années et lui ôte des grâces. Cette comédie, tout à la fois de caractère et d’intrigue, a le grand avantage d’avoir précédé les chefs-d’œuvre de Molière. Lorsqu’elle parut, le théâtre de Thalie ne pouvait encore s’honorer que du Menteur et des Précieuses ridicules. Quelques années auparavant, Quinault avait déjà donné l’Amant indiscret, pièce qui eut beaucoup de succès, et qui est au fond la même chose que l’Étourdi de Molière.

L’auteur de la Partie de chasse de Henri IV, l’un des plus agréables esprits du dernier siècle, n’a pas dédaigné de retoucher la Mère coquette, seulement pour enlever quelques taches de la rouille du temps. Ces corrections portent principalement sur le rôle du marquis ; et Collé les annonce avec une modestie d’autant plus admirable, qu’il a lui-même les titres les mieux fondés à la gloire du théâtre. La manière dont il a refondu ce caractère du marquis fait honneur à son goût, et il y a autant de philosophie que de simplicité dans ce qu’il dit au sujet de ce travail : « Dans cent ans d’ici, quelqu’un pourra refondre encore ce même caractère, et lui donner les nouveaux ridicules qui auront succédé aux nôtres. »

Il n’est que trop vrai que de nouveaux ridicules, de nouveaux abus, de nouveaux vices succèdent continuellement aux anciens ; telle est la marche de l’espèce humaine : c’est à quoi se réduit sa prétendue perfectibilité : nous ne changeons que d’écorce et d’habit ; le fond reste le même ; nous sommes autres sans être meilleurs ; si nous gagnons d’un côté, nous perdons de l’autre : il n’y a ni progrès réel ni véritable réforme ; il n’y a qu’une forme nouvelle appliquée à des défauts et à des passions qui remontent jusqu’à l’origine du monde ; et cependant chaque siècle s’applaudit et se caresse lui-même dans sa petite et sotte présomption : il prétend effacer tous les siècles qui l’ont précédé : si on veut l’en croire, il est le seul qui ait eu de l’esprit et du sens, qui ait découvert les véritables sources du bonheur public ; tous les autres n’ont fait que radoter. Cette fatuité misérable est toujours en raison inverse de la sagesse et des lumières du siècle qui s’arroge une pareille supériorité. Nos gascons illuminés des derniers temps de la monarchie ont poussé à cet égard la jactance et les fanfaronnades jusqu’à l’excès le plus comique ; c’est précisément dans les plus violens transports de leur délire politique et moral, qu’ils se proclamaient modestement eux-mêmes les seuls hommes raisonnables qui eussent encore existé dans le monde ; à les entendre, on les avait attendus pour penser. La vérité est que nous ne valons pas mieux que nos pères, bien heureux si nous ne valons pas moins : mais cette vérité ne peut être saisie que par des esprits d’une trempe excellente, et mise au jour que par des philosophes francs, simples et droits, pour qui la littérature n’est pas une intrigue, et la philosophie l’art de faire des dupes.

J’ose n’être pas absolument de l’avis de Collé, lorsqu’il dit : « La comédie n’était point, comme l’on sait, le genre du tendre Quinault ; mais comme il était le poète du sentiment, si j’ose m’exprimer ainsi, l’on ne doit pas être surpris qu’il ait porté presque au plus haut degré de perfection sa comédie de la Mère coquette, dont le fond du sujet le mettait à même de faire la peinture de l’amour le plus tendre, le plus passionné et le plus délicat. » Je suis fâché d’entendre raisonner ainsi un aussi bon esprit que Collé : on ne sait point du tout que la comédie n’était pas le genre du tendre Quinault : quand on a composé comme lui dans ce genre un chef-d’œuvre de naturel, un ouvrage qui approche du plus haut degré de perfection, pour me servir des expressions de Collé lui-même, il me semble que c’est là le signe du talent le plus décidé et de la vocation la moins équivoque. L’épithète de tendre, donnée à Quinault, est plutôt une plaisanterie qu’un éloge ; le tendre Quinault serait en bien meilleure posture sur le Parnasse, s’il était le second de nos poètes comiques, au lieu d’être le premier faiseur de pandectes galantes et de dialogues romanesques, dont la versification lâche et prosaïque fait bâiller d’ennui. Collé a raison d’employer un correctif, lorsqu’il donne à Quinault le titre de poète du sentiment, qui semble appartenir bien mieux à Racine : rien ne s’accorde moins avec le sentiment que la galanterie. La scène du raccommodement entre les amants brouillés, quoique bonne, est encore inférieure à celle du Dépit amoureux de Molière, et cependant personne ne dira que le tendre Molière était le poète du sentiment.

II

J’ai parlé des Amants brouillés ; mais je n’ai rien dit des auteurs brouillés qui se sont disputé cette pièce : c’est cependant un des traits les plus curieux de l’histoire de notre théâtre et de notre littérature. À peine avait-on commencé à représenter les Amants brouillés de Quinault, à l’hôtel de Bourgogne, qu’on vit paraître au Palais-Royal les Amants brouillés du sieur Devisé, jeune auteur alors peu connu, et qui depuis, en qualité de rédacteur du Mercure galant, devint presque aussi fameux que Trissotin. Ce qui constitue la singularité, c’est que les deux comédies se ressemblent bien plus que les deux tragédies de Racine et de Pradon qui luttèrent ensemble ; c’est que, sans aucune espèce de cabale, les deux ouvrages rivaux réussirent, à peu près, autant l’un que l’autre : ce n’est qu’à la reprise que Quinault tua son ennemi. Aujourd’hui la pièce de Devisé est ensevelie dans l’oubli le plus profond : elle n’est pas cependant tout à fait indigne d’être connue, ne fût-ce que pour avoir fourni à Quinault les caractères, les situations, l’intrigue, les détails, en un mot, tous les matériaux de sa comédie. Devisé peut réclamer dans ce chef-d’œuvre comique une part considérable, à bien plus juste titre que certains compagnons auteurs d’aujourd’hui, qui partagent l’honneur d’un vaudeville pour y avoir fait une scène ou un couplet : Devisé a établi les fondements, assemblé les pierres, construit les gros murs ; il est à Quinault ce que le maçon est à l’architecte. Je crois qu’il serait juste, quand on annonce la pièce, d’accoler son nom à celui de Quinault.

On retrouve d’abord dans Devisé tous les traits dont Quinault a peint sa Mère coquette : ce sont les mêmes idées, les mêmes plaisanteries, les mêmes ridicules ; c’est la même aversion pour sa fille, le même désir de lui enlever son amant. Les deux mères s’imaginent également que leur mari a péri dans un naufrage : toutes les deux, n’en ayant point de nouvelles depuis huit ans, se prétendent veuves : enfin le mari cru mort revient assez à propos pour empêcher le mariage de sa femme. C’est le même dénouement dans les deux pièces, mieux motivé cependant et mieux préparé dans celle de Quinault ; mais la grande différence est celle du style : Quinault est plus élégant et de meilleur goût. Par exemple, Devisé fait dire à sa coquette :

Mon âge plus que tout me donne du souci ;
Pour le persuader quelque effort que je tente,
Avouant mes trente ans, on en croira quarante.
Quinault lui fait répéter la même chose en meilleurs vers :
De quel œil puis-je voir, moi qui, par mon adresse,
Crois pouvoir, si j’osais, me piquer de jeunesse,
Une fille adorée, et qui, malgré mes soins,
M’oblige d’avouer que j’ai trente ans au, moins ?
Et comme à mal juger on n’a que trop de pente,
De trente ans avoués, n’en croit-on pas quarante ?

Chez Devisé, la Mère coquette agit davantage et joue un plus grand rôle : elle a dessein de mettre sa fille au couvent, et même de la faire religieuse, ce qui me paraît fort naturel ; tandis que la Mère coquette de Quinault ne veut point entendre parler de couvent pour sa fille, et prétend la garder auprès d’elle, afin de pouvoir aller décemment au bal, aux spectacles, aux promenades, à toutes les fêtes, sous prétexte d’y conduire sa fille. Ce sentiment n’est point du tout dans la nature d’une veuve coquette, pour qui la compagnie de sa fille est un supplice ; et s’il lui faut un droit d’entrée à tous les plaisirs, c’est un second mari qu’elle doit prendre, et non pas sa fille qu’elle doit garder.

La soubrette est exactement la même dans ses deux pièces : flatteuse des travers de la mère par intérêt, elle brouille la fille avec son amant, et procure cet amant à la mère : les mensonges dont elle appuie ses intrigues sont les mêmes chez les deux auteurs. Mais voici un trait particulier à la soubrette de Devisé : la Mère coquette observe, au sujet du second mariage qu’elle projette, que des enfants gâtent la taille, nuisent à la beauté. À cet inconvénient, la soubrette imagine aussitôt une grande ressource, laquelle ne serait pas du goût de toutes les veuves qui se remarient :

… Lit à part.
Vous le pourrez, étant d’assez grande naissance,
Et par là vos beautés seront en assurance :
Cela rend les maris toujours obéissants,
Respectueux, soumis, suppliants, languissants.

Les deux derniers vers sont ridicules ; mais il faut remarquer celui-ci :

Vous le pourrez, étant d’assez grande naissance.

Les grands regardaient autrefois comme ignoble la fécondité des mariages ; ils croyaient qu’il n’appartenait qu’aux petites gens de peupler beaucoup.

On dirait que les deux auteurs se sont donné le mot pour peindre leurs amants de couleurs absolument semblables : c’est la même ingénuité, la même sensibilité dans le dépit de la jeune personne ; c’est la même fougue dans la colère du jeune homme contre une infidèle qu’il aime toujours : son amour pour la fille éclate aux yeux de la mère, jusque dans les moments où, pour se venger, il feint de lui adresser ses vœux. Quinault ne s’est pas fait scrupule de copier servilement la boutade vive et naturelle de cet amant dépité, qui, après avoir soulagé son cœur en maudissant l’ingrate, dit à la mère :

Madame, obligez-moi de ne m’en plus parler.

Et la mère lui répond :

Mais vous n’y songez pas, vous m’en parlez vous-même.

Dans Quinault, l’amant dit, dans la même occasion et dans les mêmes termes :

Madame, obligez-moi, ne me parlez plus d’elle.

À quoi la mère répond

C’est vous qui m’en parlez…

Le vieillard de Quinault, nommé Crémante, est absolument calqué sur le Géronte de Devisé : il est de même amoureux de la fille de la Mère coquette et rival de son propre fils : il entre dans les mêmes détails sur une visite qu’il a faite à sa jeune maîtresse ; il attribue de même à l’excès de son amour les infirmités de sa vieillesse. Sa maîtresse, l’entendant tousser, lui dit :

… Je vous plains d’avoir cette méchante toux.

Il répond :

Point, point, c’est une toux dont la cause m’est douce ;
C’est de transport, enfin, c’est d’amour que je tousse :
J’ai tant d’émotion !

Chez Devisé, ce n’est pas la jeune personne, c’est la soubrette qui dit au vieillard qui tousse :

Mais d’où vous vient, monsieur, cette méchante toux ?

Et il répond :

C’est une toux d’amour.

La ressemblance est encore plus frappante dans le récit que fait chacun des vieillards des beautés qu’il a découvertes, en assistant à la toilette de sa maîtresse. Les circonstances sont les mêmes, et trop peu décentes pour être rapportées ; je me borne à citer cette niaiserie : le Crémante de Quinault dit :

J’ai goûté le plaisir de voir ses cheveux blonds
Tomber à flots épais ; jusque sur ses talons,
Et même si bien pris mon temps et mes mesures,
Que j’en ai finement ramassé des peignures.

Écoutons maintenant le Géronte de Devisé, non moins sot que son camarade :

Ensuite elle a défait, pour croître mon martyre,
Ses beaux et blonds cheveux que tout le monde admire ;
La nature jamais n’en a fait de si longs,
Puisqu’on les voit tomber jusques à ses talons.
Pendant qu’on les peignait, prenant bien mes. mesures,
J’en ai, sans être vu, ramassé ces peignures.

Le vieillard de Devisé, il faut en convenir, est encore plus imbécile, quand il tire de sa poche les précieuses peignures enfermées dans un papier, et qu’il les baise en disant :

Que voilà qui contente un cœur bien amoureux !

Pour rendre l’identité complète, le marquis de Quinault est aussi vil, aussi ridicule, aussi outré que celui de Devisé, et tous les traits de cette mauvaise caricature sont les mêmes dans les deux auteurs. Rien ne paraît appartenir à Quinault, dans sa comédie de la Mère coquette, que le rôle du valet Champagne, qui est fort bon ; plus une jolie scène de ce valet qui, pour son argent, dit à la Mère coquette que son mari est mort ; une autre scène excellente de la Mère coquette et du vieillard, qui font une espèce de compromis par lequel le vieillard cède son fils à la coquette, et la coquette abandonne sa fille au vieillard. Il faut peut-être aussi reconnaître comme un bien propre à Quinault le raccommodement des amants brouillés, qu’il aménagé avec beaucoup plus d’art que Devisé ; mais, dans tout le reste, il n’a que le mérite d’une forme plus agréable et plus heureuse : le fond n’est pas à lui.

On sera peut-être surpris que ce soit Quinault que j’accuse plutôt que Devisé d’un pareil plagiat ; mais, d’après les pièces du procès qui nous restent, il me semble difficile de ne pas accorder à Devisé le brevet d’invention. Ce fut Devisé qui réclama : Quinault se contenta de nier, et se défendit assez mal, en soutenant qu’il avait tiré sa pièce d’un auteur espagnol. Devisé cita des témoins graves qui l’avaient entendu faire confidence de son plan à Quinault. Quinault lui-même en avait fait l’aveu. On serait même tenté de croire que Devisé lui lut sa pièce, ou même lui prêta son manuscrit,. tant la conformité des deux ouvrages est frappante. On peut les comparer à deux sœurs jumelles, dont la taille et les traits sont parfaitement semblables, avec cette différence que l’une a le teint beaucoup plus frais et de plus belles couleurs que l’autre.

Devisé revendiqua son bien avec une politesse affectée et une espèce de modestie mêlée de fatuité : « Si je dois, dit-il, retirer quelque gloire de cette pièce, c’est d’avoir été assez heureux pour inventer un sujet qui ait pu servir d’idée à un auteur dont la réputation est si bien établie. Il a lui-même avoué que je lui en fis confidence chez une personne de qualité, qui s’en souvient encore aussi bien que lui : c’est une vérité qui passe pour constante, et je ne dois pas me mettre en peine de la prouver, puisque des personnes de naissance et dignes de foi ont vu ma pièce longtemps avant que cet autre auteur eût commencé de travailler à la sienne, et l’ont même dit à sa majesté, lorsque notre guerre a fait le plus de bruit, et qu’elle en était importunée. »

L’emphase avec laquelle Devisé parle des personnes de qualité, des personnes de naissance, n’était pas alors aussi ridicule qu’aujourd’hui ; mais on dut rire, même dans ce temps-là, de la sotte importance qu’il donne à sa querelle, en supposant que le bruit en parvint à sa majesté, et qu’elle en fut importunée. Quoi qu’il en soit, il paraît démontré que l’un des auteurs avait volé l’autre : il est impossible de se rencontrer à ce point. Je ne doute pas que Quinault n’ait été le voleur ; mais il n’en est pas pour cela plus coupable au tribunal des gens de lettres : il s’est acquis un droit sur les idées de Devisé par la manière dont il a su les rendre. Le succès a justifié cette escroquerie, et le véritable auteur de la Mère coquette est celui qui, sur ce sujet, a fait la meilleure comédieb.

La Fontaine. Le Florentin

C’est une des petites pièces qu’on joue le plus souvent, et ce n’est pas assurément à son mérite qu’elle est redevable de cet honneur. Il y a une foule de comédies en un acte beaucoup plus agréables, et qu’on ne joue jamais. Une scène très ingénieuse entre le jaloux et sa pupille, quelques traits dans le rôle de la mère, c’est à cela que se réduit tout le mérite du Florentin. Le rôle du jaloux est odieux et atroce : il n’y en a plus de ce genre-là, ni à Florence ni dans toute l’Italie. Ce qui a fait la fortune de la pièce, qui n’eut que treize représentations dans la nouveauté, c’est le caprice de quelques actrices à la mode, qui se sont piquées de briller dans la scène d’Harpagême avec sa pupille ; dans le nombre il faut placer une illustre tragédienne, mademoiselle Lecouvreur, qu’on n’aurait pas soupçonnée d’ambitionner la gloire d’une petite amoureuse de comédie. Cette haute et puissante dame, en jouant le rôle d’Hortense, fit beaucoup d’honneur au Florentin ; mais cette fantaisie n’a rien ajouté à sa réputation, et mademoiselle Lecouvreur n’est connue que par le rang distingué qu’elle occupe parmi les grandes actrices tragiques.

M. l’abbé Dubos, pour prouver qu’on ne réussit jamais éminemment dans plusieurs genres, cite La Fontaine, si admirable dans ses fables et dans ses contes, si médiocre dans ses comédies. Cependant l’abbé a tort de dire que, lorsque La Fontaine voulut faire des comédies, le sifflet du parterre demeura le plus fort ; cela est trop fort, et le Florentin resté au théâtre est une preuve du contraire. Il est possible que l’Eunuque ait été forcé de céder au sifflet ; mais aussi il fallait être La Fontaine pour oser mettre un eunuque sur la scène : il y a même de fortes raisons de croire que la pièce n’a jamais été représentée ; mais les autres comédies de La Fontaine ont reçu un accueil favorable, et obtenu un nombre assez considérable de représentations.

Je m’étonne que dans l’édition des Œuvres diverses de La Fontaine, donnée par Maucroix, et dans toutes celles que j’ai vues, on ait inséré des pauvretés telles que la comédie de Climène, les opéras de Daphné, d’Astrée, de Galatée, qui sont tout ce qu’il y a de plus insipide au monde, et qu’on n’y ait pas mis de fort jolies pièces, telles que la Coupe enchantée ; Ragotin, ou le Roman comique ; le Veau perdu et retrouvé. La Coupe enchantée était autrefois au courant du répertoire : quelques-uns l’attribuent à Champmêlé ; mais la plupart des littérateurs la donnent à La Fontaine. On veut aussi que le Veau perdu et retrouvé soit de Champmêlé, parce que ce fut lui qui présenta la pièce aux comédiens ; mais l’opinion la plus commune et la plus probable, est qu’elle appartient à La Fontaine. Personne ne. lui conteste Ragotin, et l’on peut juger qu’un homme tel que La Fontaine aura su tirer parti du Roman de Scarron, qu’on nomme comique à si juste titre ; car il y a peu d’ouvrages aussi plaisants. Conçoit-on la négligence et l’infidélité des éditeurs du théâtre de La Fontaine ? Non contents de farcir leur édition d’une foule de niaiseries indignes de l’auteur, ils ont supprimé les pièces qui peuvent lui faire honneur, tandis qu’ils y ont inséré Je vous prends sans vert, comédie qui est de Champmêlé, de l’aveu de tout le monde. Il serait à souhaiter qu’on donnât un théâtre de La Fontaine, qui contiendrait l’Eunuque, le Florentin, la Coupe enchantée, Ragotin et le Veau perdu et retrouvé : ce recueil manque à la collection des théâtres de nos auteurs comiquesc.

Boursault. Ésope à la cour

I

Boursault, auteur de cette pièce, était un homme d’esprit, sans être homme de lettres ; n’ayant point fait d’études, il suivit son naturel, qui le guida quelquefois heureusement, surtout dans le genre le plus facile et qui demande le moins d’art : telle est la comédie épisodique, la seule où il ait réussi. Son Mercure galant offre des scènes originales ; mais il faut un Préville pour les jouer : elles sont aujourd’hui dégoûtantes. On ne joue plus l’Ésope à la ville, qui eut autrefois un si brillant succès, grâce au talent unique d’un comédien qui faisait alors les délices de la capitale : très peu de gens savent à présent que ce comédien s’appelait Raisin. L’Ésope à la cour ne parut au théâtre qu’en 1701 ; Boursault était déjà mort, et il n’avait pas mis la dernière main à son ouvrage. Ésope à la cour vaut mieux qu’Ésope à la ville, il y a du moins une espèce d’intrigue, un dénouement heureux et très intéressant : cependant il n’eut d’abord qu’un succès médiocre.

Je ne sais s’il faut beaucoup féliciter Boursault d’avoir imaginé le premier de mettre sur la scène Ésope et ses fables : cela paraît directement contraire à la nature du poème dramatique ; et cette manière de mettre l’instruction et la morale en apologue, au lieu de la mettre en action, loin d’être ingénieuse, a quelque chose de grossier. Cette innovation fut accueillie, en faveur du mérite des fables et de l’acteur qui les récitait. Ces deux pièces de Boursault ont toujours eu l’avantage d’avoir un excellent Ésope ; c’est ce qui les a soutenues. Ce rôle n’appartient à aucun emploi en particulier ; il est à celui qui sait le jouer. Après Raisin, Quinault s’y distingua ; ensuite Montménil, Lanoue ; Monvel, dans ces derniers temps, l’a beaucoup fait valoir ; enfin Fleury l’a choisi, et s’y montre digne de ses devanciers : son masque est très bon ; son débit a beaucoup de finesse, de vérité, de noblesse ; un peu plus de naïveté ne nuirait pas : il serait peut-être plus plaisant s’il laissait plus apercevoir la manie du bon Ésope, qui semble avoir plus de plaisir à réciter ses fables qu’on n’en a à les écouter. On a fait beaucoup de fables sur cet Ésope qui aimait tant à conter des fables ; sa vie est un roman : ce que j’y trouve de plus curieux, c’est cette manière spirituelle de faire la guerre, en usage chez les anciens rois. Ils ne levaient pas des troupes nombreuses, et n’avaient pas besoin de grands magasins d’armes ; un homme d’esprit valait mieux pour ce genre de combat que cent mille soldats : on se battait avec des énigmes. Œdipe eût été dans ce temps-là un grand conquérant. Le roi de Lydie, par exemple, envoyait un bel-esprit au roi d’Égypte ; ce bel-esprit proposait des logogriphes à deviner, demandait qu’on exécutât des choses extraordinaires, comme de bâtir une ville en l’air. Si le roi d’Égypte n’avait pas à sa cour quelque virtuose capable d’expliquer ces subtilités, et de satisfaire à ces demandes, le roi d’Égypte était vaincu, et devenait tributaire du roi de Lydie.

Crésus avait fait d’Ésope son premier ministre, et le principal ministère d’Ésope était de conter des fables : c’est assurément un mérite plus grand qu’on ne pense, que de savoir en conter à propos ; c’est par ce moyen qu’Ésope était devenu le censeur de la cour dont il était le ministre, et qu’il donnait aux courtisans des leçons indirectes dont ils ne pouvaient se fâcher. Boursault, à l’aide de ses fables, avait dit des vérités hardies ; on en retrancha quelques-unes à la représentation. On ne peut pas mettre au nombre des vérités hardies les remontrances d’Ésope à un athée nommé Iphicrate ; cependant on a supprimé la scène, et avec raison. Le théâtre n’est point fait pour cette espèce de controverse : c’est aux théologiens, et non pas aux comédiens, à convertir les athées. Si le théâtre de l’univers, si le spectacle du ciel et de la terre ne porte pas dans l’âme de l’incrédule le sentiment d’un créateur, ce n’est pas en allant à la Comédie-Française qu’il apprend à croire en Dieu : la scène supprimée est bien faite et bien raisonnée, mais froide et peu théâtrale.

Celle de l’esclave Léonide est pathétique : une mère méprisée, rebutée par sa fille qui a fait fortune à la cour, est un personnage très intéressant. Le vers qu’Ésope adresse à un jeune colonel est très plaisant, et vaut la meilleure épigramme :

Monsieur le colonel, qui n’êtes point soldat.

Des critiques s’étonnent qu’Ésope soit amoureux, et plus encore qu’il soit aimé : mais son amour est celui d’un sage ; et ce n’est pas connaître les caprices des belles, que de les croire incapables d’aimer un homme laid et mal tourné.

II

Boursault a refait sans scrupule plusieurs fables de La Fontaine ; il les a faites à sa manière, et par conséquent beaucoup moins bonnes. Il y en a qui disent que ces fables, beaucoup moins bonnes à lire, sont meilleures pour la scène : cela ne ferait point d’honneur à la scène. Voici, par exemple, comment Boursault a traité à sa façon la fable de La Fontaine connue sous le titre du Héron :

Il me semble avoir lu dans beaucoup de volumes,
Que lorsqu’on veut trop prendre on est soi-même pris.

Voilà un préambule de mauvais goût. Ésope n’avait pas lu beaucoup de volumes ; et s’il en avait lu beaucoup, il en aurait été bien certain ; il n’aurait pas dit :

Il me semble avoir lu, dans beaucoup de volumes.

Ce jeu de mots, on est pris quand on veut trop prendre, est trivial sans être plaisant ; il me semble que La Fontaine a mieux dit :

On hasarde de perdre en voulant trop gagner,

Ésope continue ainsi dans la pièce :

Un héron, glorieux de voir que de ses plumes
On faisait pour les rois des aigrettes de prix,
Ne trouvait dans les eaux, hors la perche et la truite,
Aucun autre mets qui lui plût.

Le héron n’est point glorieux de l’usage qu’on fait de ses plumes, usage qu’il ne voit ni ne connaît : cette idée n’est point naturelle ; et un héron qui ne veut manger que des perches et des truites, parce que ses plumes servent à faire des aigrettes pour les rois, est un animal bien bizarre. La Fontaine fait du héron un personnage délicat, dégoûté, capricieux ; Boursault en a fait un sot orgueilleux :

Brochet, carpe et tanche, et la suite,
Étaient pour son gosier des poissons de rebut.
Un jour d’été, dès les quatre heures,
Que le poisson rentre en ses trous,
Les plus jolis brochets, les carpes les meilleures,
À sa discrétion se livraient presque tous.
Mais ce n’est pas là ce qu’il cherche ;
…………
N’ayant pas si matin l’appétit bien ouvert,
Il ne fit pas semblant d’avoir rien découvert.
Sept heures sonnent, huit, et son appétit s’ouvre :
Alors dans la rivière il fait divers plongeons,
Et pour tout bien il ne découvre
Qu’une écrevisse et deux goujons.
Pour un oiseau si vain, une si mince proie,
Loin de le contenter, redouble son dédain.
Cependant le temps passe, et, durant qu’il tournoie,
L’exercice augmente sa faim.
Qui le croirait ? le héron difficile,
Qui méprisa tant de si beau poisson,
Sur le midi, fatigué, las, débile,
Fut bienheureux d’avoir un limaçon.

Boursault a pris de La Fontaine la circonstance de l’appétit qui n’est pas encore ouvert, et le tour heureux qui termine la fable ; mais il n’a pu lui emprunter son génie poétique, ses coups de pinceau, sa légèreté, sa grâce, son enjouement : peut-être même le style commun de Boursault est-il plus favorable pour l’acteur qui débite. Si La Fontaine a bien plus d’esprit et d’imagination, s’il est plus poète, Boursault a un style mieux accommodé à la scène, plus propre à l’instruction particulière qu’Ésope tire sur-le-champ de sa fable.

Ésope à la cour est le modèle des pièces épisodiques, et un véritable chef-d’œuvre en ce genre, parce que les scènes détachées ont cependant un lieu commun : c’est la journée d’un ministre vertueux, dont la calomnie prépare sourdement la disgrâce, et qui finit par triompher de ses ennemis, par les confondre en leur pardonnant : il n’y a guère de dénouement de comédie aussi intéressant.

III

On attribue à Boursault l’invention des pièces à épisodes, ou, comme on dit, à tiroir ; il passe aussi pour le premier qui ait transporté l’apologue sur la scène ; je crois cependant que Lenoble peut lui disputer la priorité. Quoi qu’il en soit, ce double effort de son génie créateur n’est pas très glorieux : le genre épisodique est vicieux et contraire aux règles fondamentales de la poésie dramatique. Les apologues sont déplacés au théâtre ; la morale y doit être dans l’action générale de la pièce, et non dans des fables particulières dont il ne résulte aucun intérêt. Cependant Boursault, comme la plupart des novateurs, eut l’honneur d’être imité, parce qu’il est plus aisé de faire une fable qu’une scène, et d’amener des scènes détachées que de combiner une intrigue : on vit éclore Momus fabuliste de Fuzelier, Ésope au Parnasse de Pesselier, la Vérité fabuliste de Launai, et autres bagatelles qui n’ont de mérite que le clinquant des tirades et l’étalage d’une morale usée. Ésope à la cour n’est point une comédie, mais un recueil de fables et un assemblage de scènes qui n’ont entre elles aucune liaison : l’instruction y est prodiguée, ou plutôt on vous y jette à la tête, confusément entassés, tous les lieux communs tant de fois rebattus sur la flatterie, sur la perfidie des courtisans, sur l’ambition et l’avarice, sur la justice, le désintéressement, etc. ; en un mot, c’est un cours complet de morale sur les vertus et les vices. Ceux qui ne savent pas leur catéchisme, et que leurs parens ont négligé d’envoyer à l’école, pourront aller entendre prêcher l’acteur, et achever leur éducation. Les gens de goût, les connaisseurs délicats n’aiment point qu’on les bourre de préceptes tout crus ; ils n’admettent que les leçons qu’ils savent tirer eux-mêmes de la peinture des mœurs de la société. Si on en était quitte avec Boursault pour une mauvaise fable, encore passe ; mais il faut essuyer des moralités plus longues que la fable : c’est ce qui désole.

Quelques scènes, prises séparément, ont du mérite ; toutes sont trop longues : le bavardage est le défaut de cet auteur, qui était bonhomme, qui avait de l’esprit et du naturel, mais qui manquait de goût. La Harpe estime beaucoup la scène où Rodhope, après avoir méconnu et chassé sa mère, la reconnaît un instant après, avec une grande effusion de cœur et des parades sentimentales, uniquement pour avoir entendu une petite fable. Ô grande puissance de la fable, qui change en un moment une âme insensible et dénaturée en un prodige de piété filiale ! C’est assurément une des plus mauvaises et des plus ridicules scènes de la pièce, quoi qu’en dise l’auteur du Cours de Littérature. Il prétend que le repentir soudain de Rodhope a toujours fait verser des larmes. Je ne dispute pas sur le passé ; mais nos cœurs, sans doute, se sont endurcis depuis ce temps-là ; car personne n’a pleuré, et plusieurs ont ri de la brusque conversion de cette Rodhope, qui passe, dans un clin d’œil, de l’excès de la dureté à l’excès de la tendresse.

On ne sait trop ce que c’est que cette Rodhope, et ce qu’elle fait à la cour de Crésus ; c’est une fille très équivoque, à qui Ésope reproche une conduite fort suspecte ; elle a du moins peu de goût, ou beaucoup d’ambition, puisqu’elle paraît aimer ce petit monstre et l’épouse à la fin de la pièce : il est vrai que ce monstre est le favori du roi ; il y a peu de femmes qui ne préfèrent au jeune homme le mieux fait un ministre bossu. Mais que dire du sage Ésope, qui distribue à droite et à gauche des leçons et des apologues, èt qui fait aussi des folies ? Je voudrais qu’un des courtisans de Crésus, pour se venger de ses éternelles moralités, lui débitât aussi une fable sur le ridicule d’un vieux bossu, qui aime une jolie fille, et, qui pis est, prétend en être aimé.

La scène du vieux avare, qui veut être fermier-général, a paru très comique à La Harpe : peut-être les plaisanteries sur le tour du bâton étaient-elles moins usées il y a cent ans ; mais la scène finit par un sermon sur la mort et des pensées édifiantes sur la brièveté de la vie, qui n’ont rien de plaisant.

La fable du Roi et du Berger a fourni le cinquième acte d’Ésope à la cour ; c’est ce qu’il y a de meilleur, c’est la seule situation théâtrale de la pièce. Ce fait pouvait seul fournir la matière d’un drame en un acte, fort intéressant et fort supérieur à cet amas de conversations ennuyeuses, de fables puériles, où il n’y a ni sel ni enjouement. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus grossier que cette fable de l’Âne du Jardinier fleuriste, qu’Ésope débite à sa maîtresse pour lui faire sentir le prix de la vertu ? Il compare la fille sage à l’âne chargé de fleurs que tout le monde suit le matin, à cause de la bonne odeur qu’il exhale ; et la fille qui a perdu son honneur, au même âne, revenant le soir, et que tout le monde fuit, parce qu’au lieu de fleurs, il ne porte plus que du fumier : sur quoi Rodhope dit en riant qu’elle ne veut pas ressembler à l’âne du soir. Il n’y a ni esprit ni délicatesse dans une pareille fiction. Après les tableaux gracieux de Catulle et d’autres écrivains de l’antiquité, comment ose-t-on présenter au public des images aussi dégoûtantes ? C’est du fumier que cette fable. Enfin, pour terminer cette critique d’Ésope à la cour, je voudrais savoir pourquoi le roi de Lydie et ses courtisans sont vêtus à la française.

Boursault était une espèce de philosophe : les satires de Boileau, la persécution qu’il essuya pour s’être moqué des capucins, son goût pour les homélies dramatiques et sa manie de prêcher, son mépris pour les règles, ses innovations littéraires, tout a contribué à le mettre en bonne odeur parmi nos apôtres modernes, qui n’en parlent qu’avec bienveillance et avec estime. On lui fit l’honneur de supprimer, aux premières représentations d’Ésope à la cour, quelques vérités qu’on trouvait trop hardies ; celle-ci, par exemple, que le poète met dans la bouche de Crésus : Je m’aperçois, dit ce monarque en parlant des louanges des courtisans,

Que c’est au diadème un tribut que l’on rend,
Et que le roi qui règne est toujours le plus grand.

On mit à la place ces deux vers :

Qu’on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi,
Et que le trône enfin l’emporte sur le roi.

Ce second vers est très mauvais : celui qu’il remplace est excellent. Une pareille précaution était une insulte pour Louis XIV.

Ce pauvre Boursault se fit une réputation d’esprit fort, quoiqu’il fût presque aussi dévot que son fils le théatin. Son exemple doit faire sentir l’importance d’une bonne éducation : il manqua la place de sous-précepteur du dauphin, et le titre d’académicien français, parce qu’il ne savait pas le latin. Il n’a qu’un rang médiocre parmi les comiques : ce n’est qu’un faiseur de pièces à tiroirs, parce qu’il était sans goût, sans études, et qu’il vint à Paris, n’ayant pour toute littérature que le patois bourguignon.

Montfleury. La Femme juge et partie

Il y a d’honnêtes gens très scandalisés qu’une pareille pièce ait été presque aussi courue que le Tartufe. Il n’y avait donc pas de goût, disent-ils, dans ce siècle de Louis XIV si prôné ! la conclusion est dure. Peut-être les nombreux ennemis du Tartufe n’étaient-ils pas fâchés d’opposer à ce chef-d’œuvre, qui leur paraissait dangereux, un autre ouvrage dont le comique ne pouvait avoir aucune conséquence fâcheuse ; peut-être les femmes trouvaient-elles dans cette pièce un triomphe bien glorieux pour elles : un mari confondu, humilié, était à leurs yeux un spectacle flatteur, parce qu’alors les maris avaient une grande autorité sur leurs femmes ; elles allaient donc en foule à une comédie

Dans laquelle le beau sexe,
Que si souvent le nôtre vexe,
Voit avec un plaisir bien doux
La femme dauber son époux ;
Car il n’en est guère, je pense,
Qui ne voulût avoir la chance
De pouvoir quelquefois ainsi
Bourrer monsieur son homme aussi.
Morbleu ! comme les bonnes bêtes
Célébreraient de telles fêtes !

Ces vers burlesques sont tirés de la gazette de Loret, écrite en mauvais style de Scarron, et quelquefois plaisante à force d’être ridicule.

Les Mémoires de la marquise de Frêne avaient dans ce temps-là beaucoup de vogue : cette marquise avait été vendue par son mari à un corsaire. On retrouvait dans la Femme juge et partie quelque chose de semblable, un jaloux qui se débarrasse de sa femme, non pas, il est vrai, si avantageusement, puisqu’au contraire il faut qu’il paie pour s’en défaire ; mais enfin c’est toujours un acte de la tyrannie d’un mari.

Bernadille, trompé par le faux rapport de la soubrette Béatrix, qui veut couvrir son honneur aux dépens de celui de sa maîtresse, se persuade que sa femme Julie est infidèle. Pour se venger, il s’embarque avec elle, l’abandonne dans une île déserte, et revient convaincu qu’il en est délivré pour toujours. Cependant Julie trouve le moyen de se sauver : elle arrive à Venise, se déguise en homme, et gagne l’amitié du duc de Médine, qui la ramène dans sa patrie. Julie, sous le nom de Frédéric, passe pour un beau garçon : quelque temps elle s’amuse à tourmenter son mari qui est prêt à se remarier ; elle se fait aimer de la maîtresse de Bernadille, lequel enrage de trouver en son chemin un tel damoiseau. Cependant il est obligé de faire la cour à ce blondin, pour obtenir, par son crédit auprès du duc de Médine, la charge de prévôt qui est vacante : cette charge le flatte, parce qu’elle le met à l’abri des recherches qu’on pourrait faire de sa conduite à l’égard de sa femme. Frédéric demande en effet la place pour Bernadille ; mais le duc ne veut l’accorder à Frédéric qu’à condition qu’il l’exercera lui-même : voilà donc la femme juge.

Aussitôt Bernadille est cité à son tribunal : le prévôt l’interroge et le force d’avouer qu’il a fait mourir sa femme ; il veut ensuite savoir les raisons qui peuvent servir d’excuse à cet excès de cruauté. Bernadille entre dans le détail des défauts de sa femme ; mais ce ne sont que des peccadilles. Le juge lui déclare qu’il va être pendu, à moins qu’il ne prouve clairement qu’il a été aussi outragé qu’un mari peut l’être. L’interrogatoire est plaisant, la situation fort comique : un mari forcé, sous peine de mort, de chercher des preuves de son déshonneur, ou, comme le dit l’auteur dans son style énergique, de mettre sa vie à l’abri de ses cornes, présente un fond de scènes neuves et originales. Ce fond est mis en œuvre avec la gaîté libre et franche, l’esprit naturel qui était à la mode dans ce temps-là. Bernadille parodie les stances du Cid ; il est entre l’honneur et la vie. L’alternative n’est pas fort critique pour un homme aussi grossier et aussi brutal ; mais ce qui le désespère, c’est qu’il ne trouve point de preuve de l’infidélité de sa femme. Béatrix dément le rapport calomnieux qu’elle lui a fait : il donnerait alors tout son bien pour pouvoir constater juridiquement qu’il est ce que tant d’autres sont sans le savoir, ou sans en faire semblant.

On ne peut se figurer l’abondance de bons mots, de quolibets, de plaisanteries que ce sujet a fournis à Montfleury, peu scrupuleux et peu délicat de son naturel. Molière lui-même fut souvent prodigue de ces expressions, que notre politesse a bannies de la conversation comme de la scène. L’École des Maris, l’École des Femmes, le Cocu imaginaire, George Dandin, etc., etc., sont des exemples d’une pareille licence. Il y a dans le Tartufe même des termes qui paraissent aujourd’hui d’une horrible grossièreté ; ils sont, il est vrai, dans la bouche d’une servante ; mais nous voulons, nous, que le langage des servantes soit aussi pur que celui des maîtresses, et qu’un rustre parle comme un courtisan : le dégoût pour ce qui est naturel, franc et vrai, est le cachet du goût actuel.

Dans tous les temps on dut regarder comme un mal que l’adultère fût présenté au peuple comme une plaisanterie, et que la comédie s’égayât aux dépens des époux trompés ; c’était ébranler le fondement même de la société et la base de toutes les vertus domestiques. Est-ce par respect pour l’union conjugale que nous nous abstenons aujourd’hui de plaisanter sur un objet aussi important, ou bien la chose nous paraît-elle si simple, si naturelle et si commune, que nous n’y trouvons plus le mot pour rire ? c’est ce que je n’ose décider.

La femme juge et partie, après s’être longtemps divertie des frayeurs de son mari, se croit assez vengée, et se fait connaître. Il est peu vraisemblable qu’elle ne soit pas reconnue, dès le commencement de la pièce, par son mari et par sa servante : l’habit d’homme ne peut pas la déguiser assez pour la rendre méconnaissable au bout de trois ans. Le caractère de cette femme est mêlé de bouffonneries qui le dégradent : d’un côté, c’est une Zénobie assez vertueuse pour rentrer sous les lois d’un époux barbare qui a voulu lui ôter la vie ; de l’autre, c’est une étourdie, une dévergondée très libre dans ses discours, qui se permet, sous l’habit d’homme, des équivoques et des turlupinades contraires à la modestie de son sexe.

Le caractère de Bernadille est mieux soutenu ; il est partout et constamment grossier, brutal, emporté et sot ; ce qui n’empêche pas qu’il ne soit très théâtral, très comique, et d’une vérité frappante ; c’est la pauvre nature humaine toute pure.

Montfleury, sans avoir un vrai talent, avait appris ce qu’on appelle le métier : il entendait le théâtre, conduisait sagement un sujet, arrangeait et liait des scènes avec quelque adresse ; en un mot, il savait ce qu’il faisait : science qui manque à la plupart de nos auteurs, qui ont toujours trop d’esprit et pas assez de jugement. Son dialogue surtout est naturel, facile et sage, semé de vers heureux et comiques ; on y rencontre même quelquefois des tirades brillantes. Par exemple, la femme juge et partie plaide avec beau ; coup d’éloquence la cause des coquettes, qui savent corriger à force d’art les torts de la nature :

C’est presque pour le sexe une nécessité ;
Un peu d’aide souvent sied bien à la beauté.
Ce soin n’est pas blâmable, et même la nature
Ne prend pas les secours de l’art pour une injure ;
Elle n’a rien, sans lui, de beau ni de parfait ;
C’est l’art qui sait cacher les fautes qu’elle fait :
Il adoucit les yeux, change la brune en blonde,
Fait d’un teint basané le plus beau teint du monde,
Noircit les cheveux gris, couvre les dents d’émail,
Convertit la blancheur d’une lèvre en corail :
Il embellit la fille et rajeunit la mère ;
Quand un œil est unique, il lui fournit un frère ;
Des beautés en décours conserve les amants, etc.

Montfleury, à l’exemple de Molière, osa faire représenter une critique de sa pièce, sous le titre du Procès de la Femme juge et partie. Cinq ou six femmes en robes de juges entendent les accusations contre la pièce, et prononcent un arrêt dont voici le résultat :

Ne devrions-nous pas la traiter comme infâme,
Pour avoir en public dépouillé la pudeur,
D’un sexe si charmant l’apanage et l’honneur,
Et par un feu public punir son impudence ?
Mais si vous m’en croyez, penchons vers la clémence ;
Ordonnons par pitié, pour raison de ses faits,
Qu’elle entre au cabinet et n’en sorte jamais.

Se condamner soi-même au cabinet, c’est être trop modeste pour un auteur : les nôtres ont le mérite de savoir mieux s’estimer.

Qui croirait que cette comédie bouffonne est dédiée à un grave magistrat, à M. Pothier, président à mortier au parlement de Paris ? Ce sénateur, d’un nom très illustre dans la robe, s’était fait lire la pièce qui blesse aujourd’hui la délicatesse même du petit peuple ; il y avait pris un grand plaisir ; et Montfleury, dans son épître dédicatoire, prétend très sérieusement qu’il était impossible que son ouvrage n’eût pas un grand succès, puisqu’il avait plu à un si grand magistrat. Le moindre de nos beaux-esprits ferait une meilleure épître ; mais il en est bien peu qui soient capables de faire une pièce même aussi bonne que la Femme juge et partie d. Peut-être le grave Pothier, qui craignait l’influence du Tartufe sur la religion, n’était-il pas fâché d’encourager une farce sans conséquence, pour faire diversion ; et en cela s’il manquait de goût, il ne manquait pas de politique.

Hauteroche

Crispin médecin

Cette farce fut jouée la même année que l’Iphigénie en Aulide de Racine, par conséquent dans les plus beaux jours du siècle du génie et du goût.

On aimait beaucoup alors les bouffonneries, et le bas comique n’attachait pas assez d’importance à la comédie pour y chercher les sentiments, la délicatesse, la morale ; on ne regardait point du tout ce divertissement comme une école de mœurs et de vertu. Les gens pieux, qui savaient très bien que les comédiens étaient excommuniés, ne paraissaient point à la comédie ; les gens graves, qui craignaient en riant de blesser le décorum de la magistrature, s’abstenaient aussi d’aller voir ceux qu’ils appelaient histrions, bateleurs et baladins ; les gens du monde, les hommes de plaisir, les femmes aimables, en mettant de côté toute espèce de scrupule et de grimaces, voulaient s’amuser et rire, et n’étaient pas toujours extrêmement difficiles sur le choix des plaisanteries.

Il y avait alors dans la société plus de gaîté, et même plus d’esprit qu’il n’y en a aujourd’hui, ou, si l’on veut, ce n’était pas de la gaîté et de l’esprit de la même espèce : on était gai plus naturellement, avec plus de franchise, plus d’abandon et d’épanouissement. Il en était de même de l’esprit, qui était alors bien plus vif, et qui consistait dans l’originalité des idées, dans des allusions fines, dans des rapprochements singuliers et inattendus d’objets qu’on ne soupçonnait pas avoir quelque affinité : on voulait toujours dans les plaisanteries un fond de justesse, de bon sens et de vérité. Notre esprit actuel est tout entier dans des jeux et des oppositions de mots : il ne faut aucun esprit pour le saisir et l’entendre. Le comique de choses demande encore quelque attention ; il faut y penser pour en rire : c’est trop de fatigue pour nos cerveaux. Des combinaisons de mots, voilà l’esprit du jour : aussi Dieu sait à quel point nous sommes délicats sur les mots ! Nous avons surtout une grande aversion pour les mots énergiques ; il ne nous en faut que d’insignifiants. Les expressions les plus comiques de Molière seraient sifflées aujourd’hui, ainsi que la plupart de ses meilleures comédies, où il n’y a ni pointes, ni jeux de mots, ni termes à double sens, où l’on trouve un comique fort de choses, un bon sens vigoureux, et une verve de style qui souvent scandalise nos précieuses et nos aussi beaux-esprits.

Je ne suis donc pas surpris que Crispin médecin, joué à la suite d’Héraclius, ait été sifflé ? il y a même lieu de s’étonner qu’il se soit conservé pendant plus d’un siècle au théâtre. Une existence de cent trente années est assurément très honorable pour une pareille farce. Beaucoup de nouveautés musquées, qu’on applaudit aujourd’hui, ne vivront pas longtemps.

Cette pièce, qu’on vient de siffler comme impertinente et bête, reçut en 1674 un accueil très distingué. On ne sait pas combien elle eut de représentations ; mais Devisé, auteur du Mercure galant, nous apprend qu’on régala de cet ouvrage Monsieur, frère unique du roi, dans une fête donnée à Saint-Ouen, par les soins de M. Boisfranc, surintendant de ses finances. Ainsi Monsieur, frère unique de Louis XIV, et père du duc d’Orléans régent, ne fut pas si difficile en plaisanteries que tel écolier de notre parterre, qui, s’étant échappé de sa pension dimanche dernier, aura cru faire un sacrifice au dieu du goût, en sifflant de toutes ses forces Crispin médecin.

Ce qui faisait valoir jadis ces Crispins, c’était Raimond Poisson, excellent acteur comique, à qui même l’on attribue l’invention du costume de ce personnage : c’était Poisson qui faisait valoir Hauteroche ; ce fut Poisson qui procura, en été, quarante représentations de suite à Crispin musicien, à la barbe de Racine et de Boileau, souverains du Parnasse et du théâtre. Le Crispin musicien, donné quelque temps avant Crispin médecin, est absolument du même genre, et ne vaut pas mieux. Si dans cent ans d’ici on parle des pièces à qui Volange et Brunet ont fait avoir cent représentations, on aura peut-être plus de peine encore à le croire.

L’Esprit follet, ou la Dame invisible
I

L’intrigue est bien conduite, mais elle languit quelquefois ; il y a des longueurs : plusieurs situations sont plaisantes, mais elles se ressemblent toutes ; c’est toujours le même comique de poltronnerie, toujours des scènes d’esprits : cela devient à la fin un peu bête : on se familiarise avec le diable, dont on entend toujours parler, et au lieu de rire, on prend le parti de bâiller.

Nous n’aimons point à voir de jeunes filles s’amuser à faire les sorcières, causer aux hommes d’autres tourments que ceux de la jalousie et de l’amour, entrer dans leur chambre par une fausse porte, ouvrir leurs valises avec de fausses clefs, les lutiner par des moyens qui appartiennent à la magie plus qu’à la beauté ; leur lot n’est pas de faire peur, et les inquiétudes de ce genre ne sont pas de leur compétence ; leurs caprices et leurs charmes, voilà leurs prestiges et leur diablerie.

La pièce offre cependant cet intérêt de curiosité, ce désir de voir l’imbroglio se dénouer, qui soutient toutes les intrigues de cette espèce ; c’est là son seul mérite : il n’y faut chercher ni caractères, ni mœurs, ni instruction. On faisait ce reproche à l’auteur, même de son temps, et il y répondait en sophiste : action filée avec art, disait-il, vaut mieux que des tirades parasites et des lieux communs de morale. Oui, sans doute ; mais c’était éluder l’objection ; car des mœurs et des caractères vraisemblables ne sont ni des lieux communs ni des tirades à prétention ; ce sont les beautés essentielles et véritables de toute bonne comédie d’intrigue. L’absurdité, la bouffonnerie et la farce, sont dans la dernière classe du comique.

Ce qu’il y a de meilleur et de plus vrai dans la pièce de Hauteroche, c’est cet amour du jeune homme pour une inconnue qui, avant d’avoir frappé ses yeux, a déjà séduit son imagination. Cette folie, est dans la nature de l’esprit humain ami du merveilleux, indifférent pour ce qu’il connaît, avide de ce qu’il ne connaît pas : c’est une heureuse imitation d’un assez joli conte qui se trouve dans le Roman comique de Scarron, sous le titre de la Belle invisible.

Au reste, Hauteroche n’a fait qu’arranger au théâtre, ajuster à nos mœurs l’Esprit follet, ou la Dame invisible de Douville, qui avait eu beaucoup de succès quarante ans auparavant. L’original est espagnol ; la Damaduende est une des plus fameuses comédies du fameux don Pedro Calderon. Les Italiens s’emparèrent d’abord de ce sujet, et en composèrent un canevas bouffon dans leur goût et à leur manière, sous le titre de la Dama demonio, ou Arlequin persécuté par la dame invisible : c’est donc des Espagnols et des Italiens que nous vient cette invention bizarre, et notre théâtre s’en est accommodé dans le temps où l’Espagne et l’Italie étaient pour la scène française ce que fut jadis la Grèce pour la scène latine.

Ce fut une grande princesse, si l’on en croit Hauteroche, qui l’invita, de la manière la plus pressante, à retoucher l’ouvrage informe de Douville, et qui lui communiqua l’original espagnol pour qu’il essayât d’en tirer un plus heureux parti. Les comédiens, accoutumés à faire les princes sur le théâtre, ne sont pas fâchés qu’on croie qu’ils ont eu dans le monde quelques relations avec les princesses et les gens de qualité. Hauteroche avait, plus qu’aucun autre, cette faiblesse : c’était, dans son temps, un acteur à la mode, quoiqu’il ne jouât que les troisièmes rôles tragiques ; il excellait surtout dans les récits, il était beau parleur et orateur de la troupe : lui-même s’est peint dans la Comédie sans comédie de Quinault, où il ne joue pas d’autre personnage que le sien, et parle en son propre nom :

Je suis né, grâce au ciel, d’assez nobles parents ;
J’ai reçu dans la cour mille honneurs différents.
La France à m’admirer souvent s’est occupée.
Le favori du roi m’a donné cette épée ;
J’ai reçu des faveurs des gens du plus haut rang ;
Ce diamant de prix vient d’un prince du sang.
J’ai l’heur d’être connu du plus grand des monarques,
Et j’ai de son estime eu d’éclatantes marques ;
Il m’écoute parfois mieux que ses courtisans,
Et l’habit que je porte est un de ses présents.

On voit que Hauteroche se regardait comme un homme d’importance, parce qu’il avait reçu des présents des grands seigneurs et joué la comédie à la cour ; il paraît qu’alors c’était la mode de faire de riches cadeaux aux comédiens, en dépit de la doctrine de saint Augustin, qui regarde cette libéralité comme un grand vice. Dans cette même pièce de Quinault, l’orateur Hauteroche plaide en faveur des comédiens, contre un brutal qui les accable d’injures. Ce brutal est le père de deux filles qui ont des comédiens pour amants ; dès qu’il est instruit de la profession de ces deux messieurs qui se présentent pour entrer dans sa famille, voici dans quel style il les apostrophe :

Vous n’êtes donc, messieurs, que des comédiens ?
Vous pouvez autre part aller chercher des femmes ;
Mes filles ne sont pas des objets pour vos flammes :
Quoiqu’elles soient sans bien, tournez ailleurs vos pas ;
Elles ont de l’honneur, et vous n’en avez pas :
Vous, dont l’art dangereux n’a pour but que de plaire
Aux désirs déréglés de l’ignorant vulgaire ;
Vous qui ne faites voir, pour belles actions,
Que meurtres, ou larcins, ou prostitutions,
Et qui n’apprenez rien, par tous vos artifices,
Qu’à quitter les vertus pour pratiquer les vices ;
Vous qu’un gain lâche anime, et qui ne profitez
Que du prix des forfaits que vous représentez !

Hauteroche prend, comme de raison, la défense de son corps si cruellement outragé : il commence par observer que la scène française, jadis ignoble et grossière, est maintenant épurée et ennoblie :

La scène est une école où l’on n’enseigne plus
Que l’horreur des forfaits et l’amour des vertus.

En supposant cela vrai, l’exemple des prédicateurs affaiblirait beaucoup la doctrine.

Quand le crime y paraît, il paraît effroyable.

L’art dramatique consiste, au contraire, à l’embellir, à le rendre intéressant.

Le coupable y reçoit la peine qu’il lui faut.

Témoin Mahomet, Atrée, Zamore, Vendôme, George Dandin, le Glorieux, etc.

Et c’est un art enfin qui sait en même temps
Instruire la raison et divertir les sens.

Le théâtre, n’étant fondé que sur les passions, égare nécessairement la raison ; sa nature est l’illusion et non pas l’instruction : celle qui s’y trouve est essentiellement fausse, puisqu’elle ne peut plaire qu’en flattant les sens, les idées et les goûts du plus grand, nombre ; mais il faut excuser dans le gentilhomme Hauteroche ce zèle pour son état.

Cet illustre comédien, comblé des faveurs de la cour, est aujourd’hui totalement ignoré comme acteur, et n’est guère connu comme poète. Cependant on joue quelquefois de lui le Cocher supposé et Crispin médecin. Ce sont des pièces qui peuvent faire plaisir au public sans faire beaucoup d’honneur à l’auteur. Autrefois on représentait souvent le Deuil, qui est son chef-d’œuvre. Son talent est de bien combiner un plan, de conduire sagement une intrigue ; il ne brille pas par les traits, par les sentences ; il n’a pas beaucoup d’esprit, mais il a l’intelligence du théâtre : son défaut essentiel est de n’offrir que des intrigues sans âme, qui ne représentent ni les vices ni les ridicules de la société.

II

Une pièce aussi âgée que la Dame invisible de Douville, qui a cent soixante-deux ans, est curieuse comme un antique : on ne l’examine pas suivant notre goût et nos règles ; on la regarde comme ces anciens portraits dont le costume est étrange ; on y cherche l’esprit et les mœurs du temps où elle fut jouée. La Dame invisible est de beaucoup l’aînée de l’Étourdi de Molière, de la Mère coquette de Quinault ; elle a même un an de plus que le Menteur de Corneille, représenté en 1642, comme pour annoncer le beau siècle de Louis XIV, qui commença l’année suivante. Douville n’avait donc pas même aperçu la plus faible aurore du bon et du beau. Il a le singulier avantage d’être l’auteur de la meilleure comédie qui ait paru dans l’enfance de l’art, avant les premières productions de nos grands maîtres ; et cette comédie est telle que, dans les plus beaux jours du grand siècle, Hauteroche n’a pas dédaigné de la copier, et que longtemps après Collé n’a pas jugé indigne de lui de retoucher la copie de Hauteroche. C’est donc comme doyen des poètes comiques que Douville m’a paru mériter une attention particulière.

Les premières scènes sont dans la rue : Florestan, jeune Languedocien, accompagné de son valet Carille, arrive à Paris, et se rend à la maison de son intime ami Lisandre, où il doit loger ; il admire en chemin les embellissements de la capitale ; il la reconnaît à peine, après dix ans d’absence :

Oui, Paris en effet est l’abrégé du monde ;
Dans l’enclos de ses murs toute merveille abonde.
…………
Cent palais d’un désert, une cité d’une île,
Et deux de ses faubourgs enfermés dans la ville !
Ces fameux changements que maintenant j’y vois
Marquent bien la grandeur du plus puissant des rois.
Cette ville est aussi le séjour ordinaire
Des plus grands potentats que le soleil éclaire.

Louis XIII, qui régnait alors, a personnellement peu d’éclat dans l’histoire ; c’était un homme faible, mais ce fut un roi puissant. J’ignore de quels potentats Douville veut parler : c’était sans doute le cardinal de Richelieu, Mazarin, fait cardinal la même année 1641, et les autres grands seigneurs de la cour de Louis XIII. On remarque le même début dans le Menteur de Corneille, dans l’Esprit follet de Hauteroche, le même enthousiasme pour les beautés de Paris.

Florestan est arrêté tout à coup par une demoiselle qu’un homme poursuit ; elle supplie ce jeune cavalier de lui sauver l’honneur et la vie, et disparaît sur-le-champ. L’homme qui court après elle arrive tout essoufflé ; le valet se jette au-devant de ses pas avec une lettre dont il le prie de lui lire l’adresse ; l’inconnu le repousse avec brutalité, et Florestan, prenant le parti de son valet, engage une querelle. Pendant qu’ils se battent, un autre personnage survient, qui reconnaît dans l’un des combattants son frère Licidas, et dans l’autre son ami Florestan : grands compliments, beaucoup d’excuses ; les deux frères emmènent dans leur maison Florestan, qui est légèrement blessé.

Ce premier acte est peu vraisemblable et trop dans les mœurs espagnoles ; mais il a du mouvement, il excite l’attention et intéresse beaucoup plus que le premier acte de Hauteroche. Les deux frères ont sous leur conduite une sœur : c’est une jeune veuve qui porte encore le deuil et qui s’ennuie beaucoup de le porter ; elle gémit sous la tutelle austère de ses surveillants, qui lui interdisent tous les plaisirs. Cela doit nous paraître aujourd’hui fort étrange ; c’est un attentat contre les libertés et prérogatives du veuvage, regardé aujourd’hui en France comme un état charmant, qui jouit des privilèges du mariage sans en avoir les charges. Angélique (c’est le nom de la jeune veuve) se plaint surtout qu’on lui refuse l’agrément de la comédie,

Qu’on a mise en tel point, pour en pouvoir jouir,
Que la plus chaste oreille aujourd’hui peut l’ouïr.

Il paraît que le goût de la comédie s’augmentait alors beaucoup à mesure qu’elle s’épurait et devenait plus digne d’amuser d’honnêtes gens.

La soubrette Isabelle, contre l’ordinaire des filles de sa sorte, toujours flatteuses et complaisantes pour leurs maîtresses, trouve les plaintes d’Angélique mal fondées.

Les grands festins, le cours, le bal, la comédie,
Sont lieux suspects pour vous, il faut que je le die ;
Et vos frères étant jaloux de leur honneur,
S’ils vous le permettaient, il irait trop du leur.
Les jeunes veuves sont d’aise aujourd’hui comblées
De se voir tous les jours aux grandes assemblées,
Et rendent leur grand deuil en ce point criminel,
Qui ne devrait marquer qu’un regret éternel ;
Car on le fait servir pour orner davantage,
Par mille ajustements, leur mine et leur visage.

Cette morale sévère et chagrine ne ressemble guère à celle de nos Martons et de nos Lisettes, presque toujours si impudentes et si dévergondées. Cependant notre jeune veuve n’a pas pu y tenir ; elle a quitté son deuil furtivement, : et, à l’insu de ses frères, elle est allée seule à la comédie : sa beauté a fait sensation. Malheureusement Licidas, le plus bourru de ses frères, est entré au parterre ; et, s’apercevant que tous les yeux étaient tournés vers une loge, il a voulu jouir aussi de la vue de cette belle ; mais par bonheur, ennuyée de se voir le but de tant de lunettes braquées sur elle, déjà elle s’était couverte de son voile. Le curieux, désespéré, a cru se dédommager en attendant cette jeune beauté, après le spectacle, à la porte de la comédie. Angélique, qui avait reconnu son diable, s’est esquivée rapidement : Licidas l’a poursuivie ; mais elle a rencontré le généreux Florestan, qui, comme un preux chevalier, l’a dérobée à ce fâcheux, en mettant l’épée à la main. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que c’est Licidas lui-même qui raconte à sa sœur toute cette aventure, sans se douter de la part qu’elle peut y avoir ; il lui apprend son combat, la blessure du cavalier ; nouvelle qui la saisit au point qu’elle s’en trouve mal : mais tous ses sens se raniment lorsqu’elle entend que le jeune cavalier, pour lequel elle commence à se sentir un penchant fort tendre, vient loger chez ses frères.

Douville, dans le récit de Licidas, a trouvé le moyen de parler avantageusement d’une de ses pièces, intitulée les Fourberies d’Arbiran, qui avait eu du succès : il suppose que le jour qu’Angélique et son frère sont allés à la comédie, on donnait cette pièce, et qu’il y avait une foule extraordinaire :

J’entre dedans l’hôtel avecque mille peines,
Car jamais on n’a vu les loges aussi pleines ;
Et mille ont pour entrer fait leurs efforts en vain,
Qu’il a fallu remettre à dimanche prochain.

Il y a bien longtemps, comme on voit, que la maladie de la curiosité et la manie du théâtre est endémique à Paris.

Il n’est pas inutile aussi de remarquer le petit sermon que fait Angélique à son frère, au sujet de son duel :

Mon frère, quittez là ces jeunes affétées,
Qui n’ont point d’autre but que d’être muguetées,
Et qui ne pensent point qu’on les puisse obliger,
Sans mettre un honnête homme en évident danger ;
Pensant bien mieux valoir, lorsque, pour l’amour d’elles,
Des hommes de mérite embrassent cent querelles.

La prêcheuse aurait pu prendre pour elle-même une grande partie de cette morale. Elle fait l’hypocrite en présence de son frère : cela est dans la nature.

Par le conseil de la soubrette, Angélique fait aussitôt pratiquer dans une cloison une fausse porte pour entrer secrètement dans la chambre de Florestan, et se procurer les moyens de le connaître et de se l’attacher. Cette fantaisie est mieux amenée, et motivée d’une manière plus agréable, dans la pièce de Douville que dans celle de Hauteroche ; du reste, ce dernier n’a fait que copier toutes les situations plaisantes de son prédécesseur. Toutes les scènes d’esprit, l’ouverture et l’inventaire des deux valises, se ressemblent absolument dans les deux pièces. Au lieu de charbon, Hauteroche a mis des dragées d’anis dans la bourse du valet à la place de l’argent qu’on lui vole : c’est le même commerce de lettres : la soubrette est surprise de même quand elle va porter la corbeille et l’écharpe, et se sauve de la même manière ; mais chez Douville, la maîtresse elle-même est prise à son tour, lorsqu’elle va fouiller dans le secrétaire de Florestan pour lui dérober un portrait qui lui donne de la jalousie. En vain elle veut épouvanter le jeune homme en lui défendant d’approcher et de la toucher, comme si elle était un esprit : Florestan, d’abord effrayé, se rassure, la presse vivement et tire même son épée ; Angélique ne lui échappe que par une ruse dont Hauteroche s’est aussi servi pour dégager une amie de son Angélique qui se trouve dans le même cas. Mais, à l’occasion de ce mot toucher, Douville a mis dans la bouche de son valet bouffon un des plus mauvais calembours qu’on ait jamais entendus au Vaudeville. Carille dit à son maître, en parlant d’Angélique qui lui défend de la toucher :

… N’étant ni luth, ni harpe, ni guitare,
Que sert de la toucher ?

J’en suis fâché pour l’auteur ; c’est là le contraire de l’esprit. Les lettres des deux amants sont plus ingénieuses, mais pleines d’affectation, de pointes et de fadeurs romanesques : Florestan, de même que le Pontignant de Hauteroche, fait aussi sa profession de foi à l’égard du diable, et s’explique même à ce sujet fort sagement, lorsque Carille lui dit :

… Mais n’est-il point de diables

Il répond

Oui, mais ils ne font rien sans un divin pouvoir.

On peut reprocher à Douville le détail bas et dégoûtant des meubles trouvés dans la valise du valet, d’autant plus qu’il se flatte lui-même que de son temps la comédie n’avait plus rien de choquant pour des spectateurs délicats ; assurément la bonne compagnie devait éprouver quelques nausées à cette énumération :

Des brosses, une étrille, un pair de décrottoires,
Un bonnet gras, sans coiffe, un paquet de lardoires,
Deux gants dépareillés, un grand chanteau de pain,
Un morceau de fromage ; ah ! le sale vilain !
Des tenailles, des clous, un marteau, des mouchettes,
Du savon, un fusil, un paquet d’allumettes,
Des cartes, des cornets, des dés, un chausse-pied,
Un peigne gras, encor rompu par la moitié.

Mais le dénouement de Douville me paraît plus animé, plus chaud, plus intéressant que celui de Hauteroche. Angélique donne un rendez-vous à Florestan, au milieu de la nuit ; un carrosse drapé de noir, des gens habillés de noir, vont prendre le jeune homme au cimetière des Innocens, et le conduisent, par mille tours et détours, dans l’appartement même de la jeune veuve, lequel est paré, illuminé, brillant de l’éclat de l’or et de l’argent, comme un palais de fée ; elle-même se présente à Florestan dans toute la magnificence d’une princesse, accompagnée de plusieurs suivantes richement vêtues. Après quelques moments d’entretien, on sert une collation superbe, lorsque le maudit frère Licidas vient troubler la fête, en frappant à coups redoublés à la porte. Isabelle fait rentrer le jeune homme et le valet dans leur chambre, par la porte secrète. Licidas, étonné de ne rien trouver chez Angélique, sort dans la galerie, rencontre la fausse porte, reconnaît Florestan, l’accable d’injures sanglantes, le traite d’infâme suborneur. Ce tintamarre met tout le monde sur pied ; on confronte les coupables ; les mystères se découvrent, et Florestan épouse Angélique, à la grande satisfaction de ses deux frères. Telle est la pièce de Douville, que Hauteroche n’a pu corriger qu’en la rendant froide, en détruisant l’intérêt, en multipliant les épisodes. Angélique est un peu effrontée, j’en conviens ; mais il faut considérer que c’est une veuve ; et, d’ailleurs, cette audace est le résultat de la contrainte presque servile dans laquelle ses frères la retiennent : les femmes et les filles trop gênées sont toujours les plus entreprenantes ; leur clôture les réduit à faire les avances.

Baron. L’Homme à bonnes fortunes

I

La même année que Baron donna sa comédie de l’Homme à bonnes fortunes, la veuve d’un cul-de-jatte épousa Louis XIV : c’était bien cette veuve qu’on pouvait appeler la Femme à bonnes fortunes : elle en fit une alors bien brillante et bien extraordinaire ; et ce qui n’est pas moins étonnant, cette fortune fut constante, même à la cour : un mariage si disproportionné fut un jour sans nuages, comme dit la chanson : le mari avait quarante-huit ans, la femme cinquante-deux ; c’était un mariage de raison ; ce sont les seuls heureux. Madame de Maintenon n’avait point captivé le roi par ses charmes, mais par ses vertus ; les bonnes fortunes des La Vallière, des Montespan, des Fontanges avaient passé comme l’ombre ; la sienne fut durable, elle était fondée sur l’estime. Les sens sont très bornés ; ils ont des caprices ; l’âme est fidèle et inépuisable dans ses affections : la beauté est fragile, les yeux s’y habituent ; les qualités de l’esprit et du cœur sont toujours fraîches, toujours nouvelles ; plus on en jouit, moins on s’en lasse. Les sentiments religieux imprimèrent sans doute à cette amitié naturelle un caractère sacré. Madame de Maintenon n’était point un honnête homme, mais une honnête femme ; elle n’était point philosophe, mais elle était vertueuse et sage : un grand roi, rassasié de plaisirs, de luxe et de gloire, ne pouvait plus trouver d’attraits que dans la douce et modeste société d’une femme plus grande que lui, puisqu’elle avait toujours régné sur elle-même.

On me croit bien loin de la misérable comédie de Baron ; j’en suis plus près qu’on ne pense. La piété de Louis XIV et de madame de Maintenon donnait à la cour un ton de décence et de gravité, sans cependant arrêter le cours des amusements de la ville : le respect qu’on avait alors pour les mœurs n’empêchait point qu’on ne jouât sur les théâtres de Paris des comédies très peu morales, telles que l’Homme à bonnes fortunes : on croyait devoir sacrifier un peu l’austérité des principes aux besoins d’une capitale immense, déjà trop corrompue pour ne pas se faire à elle-même des plaisirs plus dangereux que ceux qu’on voudrait lui interdire. Dans ce temps-là, on ne prétendait pas que les spectacles fussent une école de mœurs et de vertu ; on ne les regardait pas comme une branche de l’instruction publique, mais comme un palliatif nécessaire de plus grands désordres : la religion réprouvait alors la comédie et les comédiens ; voilà sans doute pourquoi l’on permettait à des gens bannis du ciel toutes les folies d’un monde profane, tous les plaisirs de Satan. Ceux qui allaient à la comédie voulaient du moins se damner gaîment, et s’amuser dans cette courte vie. Par cette tolérance politique, on croyait pouvoir concilier l’intérêt de la religion et de la morale avec les ménagements exigés par la corruption du siècle. Aujourd’hui le théâtre, envisagé d’un autre œil, est aussi plus édifiant ; on y trouve des couvents, des églises, des prêtres, des moines, des religieuses ; on y entend des oremus, des antiennes, des invocations à l’Être suprême ; on y prêche, on y prie, on y fait des génuflexions ; on y parle sans cesse de Dieu, du ciel, de la vertu ; et, si l’on n’y prend garde, on y fera bientôt l’office.

Lorsqu’au milieu de ces saintes productions du zèle philosophique, on voit reparaître quelqu’un de ces ouvrages libres et gais de l’ancien régime, qui peignent les vices et les ridicules au naturel, on en est scandalisé, on n’y trouve plus rien de piquant ; nous sommes si avancés dans la civilisation, l’hypocrisie de nos mœurs est si raffinée, que ces tableaux naturels et vrais nous paraissent insipides, et même ne signifient plus rien pour nous.

Cette comédie eut beaucoup de succès en 1686, treize ans après la mort de Molière, dans un temps où les chefs-d’œuvre de ce grand homme avaient encore la fraîcheur de la nouveauté. L’année suivante, un autre homme à bonnes fortunes parut sous le titre du Chevalier à la mode. Cette pièce, mieux intriguée, mieux conduite, eut beaucoup plus de succès encore ; si elle est véritablement de Dancourt, c’est son chef-d’œuvre. Enfin, tel était le charme et le brillant de ce caractère d’homme à bonnes fortunes, qu’en 1690, trois ans après le Chevalier à la mode, les Italiens donnèrent un nouvel Homme à bonnes fortunes, qui fut plus couru que tous les autres ; c’était une débauche du génie comique de Regnard. On est étonné aujourd’hui de l’espèce de cynisme qui règne dans ces scènes françaises de l’ancienne Comédie-Italienne ; c’est le ton et la licence d’Aristophane : les dames du siècle de Louis XIV riaient de ces équivoques qui nous paraissent si grossières, de ces plaisanteries ignobles qui feraient évanouir aujourd’hui jusqu’aux servantes ; et Boileau appelait ce théâtre un grenier à sel.

Dans l’Homme à bonnes fortunes de Regnard, le vieux M. Brocantin, qui veut se marier, dit à ses filles ; Monsieur Visautrou, mon apothicaire, me disait encore ce matin, en me donnant un remède, que je ne paraissais pas quarante-cinq ans ; et sa fille Colombine lui répond : Ah ! mon papa, c’est qu’il ne vous voyait pas au visage. Dans cette même pièce de Regnard, Arlequin, l’homme à bonnes fortunes, est un laquais, un filou, un escroc, qui ne fait la cour aux femmes que pour les dépouiller ; il paraît sur le théâtre avec une robe d’aveugle des Quinze-Vingts qu’il a volée. La seule scène qui ait rapport au sujet est celle d’Arlequin, sous le nom de vicomte de Bergamote, avec Colombine, petite fille de quatorze ans, très naïve : sa visite est annoncée par un billet galant conçu en ces termes : L’amour est comme la gale, on ne le saurait cacher ; c’est ce qui fait que je vous irai voir aujourd’hui, ou je veux que la peste m’étouffe. Tout le dialogue de la scène est digne du style d’un pareil billet : le vicomte dit à sa belle des duretés et des impertinences qu’un décrotteur n’oserait pas dire à une ravaudeuse. Il commence par lui emprunter un écu pour payer son fiacre : il entre ensuite dans le détail de ses occupations, dont la plus importante est de fumer dix ou douze douzaines de pipes ; et, sur la répugnance que lui témoigne sa maîtresse pour le tabac, il lui apprend, pour la consoler, que lorsqu’il va en femmes, il a la précaution de se rincer la bouche avec trois ou quatre pintes d’eau-de-vie : vous ne sauriez croire, dit-il, comme après cela on soupire tendrement. En disant cela, il pousse un hoquet que Colombine ne trouve pas bien tendre : Les gens que je vois, dit-elle, n’assaisonnent pas leurs douceurs de tabac et d’eau-de-vie. Arlequin répond : C’est que vous ne voyez que des courtauts de boutique ou des gens de robe.

Ces propos grivois sont suivis de quelques galanteries qui pourraient passer pour des insultes : « Arlequin : Je veux être déshonoré si vous n’êtes pas la seule bourgeoise avec qui je déroge ; mais toutes les femmes que je vois, au prix de vous, c’est, ma foi, de la piquette contre du vin de Sillery. — Colombine : Vous dites la même chose de moi quand vous êtes auprès d’une autre ; dites la vérité. — Arlequin : Si vous voulez que je vous parle sans fard, cela est vrai ; et je vais, au sortir d’ici, à deux ou trois rendez-vous, où il faudra bien dire que vous êtes une guenon comme les autres. Mais, à propos de guenon, quand nous marierons-nous ensemble ? etc., etc. » À la fin de la conversation, des archers et des sergents paraissent pour arrêter Arlequin ; Colombine, sensible à son malheur, lui donne ses diamants, son collier, sa montre, une boîte à mouches, un cachet, en un mot tout ce qu’elle possède : Arlequin prend tout d’un air dédaigneux et défiant ; il dit : Cela est-il d’or ?… Ces breloques-là valent-elles bien deux cents pistoles ?… Voilà un diamant qui me paraît bien jaune. Écoutez, je vais porter tout cela chez l’orfèvre ; et s’il ne m’en donne pas les deux cents louis, vous me tiendrez compte du reste.

Regnard nous apprend lui-même que cette production bizarre excita un enthousiasme général, qu’on était deux heures à entrer et trois heures à sortir, et qu’on ne sortait qu’en laissant au théâtre la moitié de ses habits. Dans une petite pièce, intitulée la Critique de l’Homme à bonnes fortunes, il fait dire à une précieuse de province : « C’est une chose qui crie vengeance que le mauvais goût de Paris et l’âpreté qu’on a dans ce pays-ci pour les sottises : je suis sûr que si l’on jouait cette comédie-là en province, en trente ans, il n’y aurait pas un chat ! » À cela un marquis ridicule répond : « Bon ! Paris n’est-il pas le magasin de l’impertinence ! Il ne faut que les fesses d’un singe pour mettre en campagne tous les badauds. »

Cela est embarrassant ; car, en conscience, on ne peut pas dire : Regnard était un sot ; il n’y avait pas de sens commun à Paris dans le siècle de Louis XIV : il me semble que ces caricatures avaient pour but de ridiculiser la sotte faiblesse des bourgeoises pour les gens d’épée, et la grossièreté des gens d’épée, qui prétendaient que la brutalité avec les femmes était le fin de la galanterie. La forme et les expressions ont une énergie, une liberté qui désole notre délicatesse ; mais le fond du comique n’en est pas moins bon. Peut-être faut-il savoir gré à Baron et à Regnard, de n’avoir pas donné un coloris plus noble à leurs héros ; Moncade est un aventurier, Arlequin un escroc : ils ont craint de relever par un trop grand éclat ce rôle de séducteur, déjà si brillant par lui-même. Nous avons vu depuis, dans les romans et au théâtre, des roués d’une tout autre importance, des petits-maîtres à grands systèmes, à théorie profonde : ceux-là pouvaient être dangereux ; les hommes à bonnes fortunes de Baron, de Dancourt, de Regnard, sont des fous, des étourdis, des polissons sans principes, très propres à faire rougir les hommes qui seraient tentés de faire un pareil métier, et les femmes qui pourraient se laisser éblouir par les manières et le clinquant de ces misérables.

Quant au ton et au style, Baron et Dancourt, écrivant pour le Théâtre-Français, sont bien plus décents, plus réservés que Regnard, qui composait pour la farce italienne. Ceux qui connaissent le genre de plaisanteries que les Athéniens, ce peuple si poli, applaudissaient dans Aristophane, sentiront qu’il ne faut pas nous attribuer exclusivement le bon goût, parce que nous sommes choqués de ce qu’on applaudissait autrefois : il faut seulement en conclure que nous avons un caractère, un goût, un esprit, une manière de voir et de sentir qui ne ressemble en rien à celle du siècle de Louis XIV.

II

Les hommes à bonnes fortunes sont en amour ce que les philosophes sont en politique et en morale ; ils ont renversé l’antique constitution de l’empire galant : ils ont détruit le culte et les autels que le sentiment avait élevés à la beauté : profanateurs de ces temples dont les anciens chevaliers étaient les gardiens et les prêtres, ils ont nié hautement la divinité du sexe ; ils ont prétendu qu’on l’ennuyait beaucoup par une adoration superstitieuse, et qu’on ne l’honorait jamais mieux qu’en lui manquant de respect.

Que sont devenus ces temps où le paladin conduisait en croupe une infante à travers de vastes forêts, sans oser risquer une déclaration en chemin ? Hélas ! les objets de cette heureuse idolâtrie ont eux-mêmes contribué à détruire l’enchantement : les déesses ont laissé apercevoir quelques traces d’humanité, et le charme de la galanterie a été rompu. Avouons que du moins sur cet article la superstition valait mieux que la raison, et que le préjugé était bien plus favorable aux mœurs que la philosophie.

On accuse les femmes de dissimulation et de fausseté : si l’on peut appeler fausseté l’art de déguiser leur faiblesse, cette fausseté est leur premier devoir : leur puissance est fondée sur le respect qu’elles imposent plus que sur les désirs qu’elles font naître. Pourquoi sont-elles en Orient les esclaves des hommes ? parce que le climat les rend elles-mêmes esclaves de leurs sens. L’hommage religieux qu’on leur offrait autrefois n’était établi que sur la croyance de leur divinité : il n’y a point de femme qui ne puisse dire dans le même sens que Mahomet : Mon empire est détruit si la femme est reconnue.

Les libertins ne sont donc que des esprits forts qui ne veulent rien croire de ce que leur disent les femmes, et qui manquent de foi pour des apparences : les mystères les plus secrets du cœur n’ont rien d’impénétrable pour eux ; ils cherchent dans les yeux le désaveu des mensonges de la bouche, et leur main sacrilège ose arracher le masque de la pudeur. Ils ne réussissent que trop souvent, parce que beaucoup de femmes, importunées du joug de la circonspection, savent gré à celui qui les en affranchit en les devinant ; elles récompensent la témérité qui les met à leur aise. Les libertins sont des guerriers supérieurs à la routine, qui étonnent l’ennemi par des attaques irrégulières et une tactique nouvelle ; ils se liguent avec la nature, puissance très réelle, contre la vertu, que ces incrédules regardent comme une puissance factice ; et c’est en se croyant sûrs de la victoire qu’ils parviennent à vaincre.

C’est peut-être la raison pour laquelle les philosophes invoquent sans cesse la nature : la nature est ennemie née de la morale et de la société ; c’est contre la nature que les lois se sont armées du glaive ; la nature est la barbarie ; et lorsque J. J. Rousseau a fait un grand discours pour nous prouver qu’on était plus près de la nature dans les forêts que dans les villes, n’en déplaise à son génie, il n’a fait qu’habiller d’un beau style des niaiseries indignes d’un homme de sens ; il aurait déshonoré l’éloquence, si l’on pouvait donner ce nom respectable à des inepties élégantes et sonores.

Sous Louis XIV, les hommes à bonnes fortunes subjuguaient les bourgeoises de la ville par l’ascendant de la cour, par une noble impertinence ; et celles qu’ils subjuguaient valaient rarement la peine d’être attaquées. Sous Louis XV, la séduction a été réduite en art ; la théorie et les principes des roués ont été le fruit des observations faites sur la femme, et des découvertes des savants dans la physique et l’histoire naturelle. Les libertins du dix-septième siècle sont devenus, dans le siècle suivant, grâce aux progrès des lumières et de la philosophie, des scélérats profonds, des tartufes raffinés, qui ont osé former le siège des vertus les plus pures, d’après des méthodes réputées infaillibles. Richardson a composé un énorme roman pour développer tous ces mystères de la rouerie ; mais son héros échoue, et prouve, par sa défaite, que les règles ne sont pas parfaitement sûres. Crébillon et les autres docteurs de débauche nous ont offert des triomphes abominables, et les Liaisons dangereuses ont été le chef-d’œuvre de cet horrible genre, qui ne pouvait réussir et se perfectionner qu’à l’époque ou l’alcali philosophique avait mis la société en dissolution.

La France, dégradée par un excès de civilisation, était le seul pays du monde où l’on pouvait présenter sur la scène un homme à bonnes fortunes, caractère humiliant pour les femmes, affligeant pour les mœurs, honteux pour la nation ; caractère qui, pour une jeunesse ardente et frivole, n’a rien d’odieux et de ridicule, et qui n’est propre qu’à rompre les liens les plus sacrés qui unissent les deux sexes. Baron, il est vrai, a su corriger avec beaucoup d’adresse le vice d’un pareil sujet : son Moncade n’est qu’un petit agréable qui se moque de trois ou quatre folles assez faibles pour l’écouter : il est même à peu près entretenu par l’une de ses maîtresses, et un homme entretenu est la plus vile espèce d’hommes à bonnes fortunes. Les trois premiers actes sont assez froids ; on y voit d’un côté les fourberies et l’impertinence de ce fat subalterne ; de l’autre, l’aveuglement et la sottise de ses quatre dupes ; mais les deux derniers sont ingénieux, et le dénouement est amené de la manière la plus heureuse et la plus plaisante : le panneau tendu à Moncade est propre à flatter son caractère ; il doit naturellement y donner. Les aventures merveilleuses sont de l’essence d’un homme à bonnes fortunes ; être conduit les yeux bandés à un rendez-vous mystérieux, est une grande jouissance pour un héros de ruelles. Ce colin-maillard n’est point une farce, mais un moyen très naturel de démasquer le fourbe.

Les coups de bâton que reçoit Pasquin lorsqu’il veut aller en bonne fortune à la place de son maître, sont une excellente leçon, qui prouve que les bonnes fortunes ne sont pas toujours heureuses.

La Bruyère faisait peu de cas de cette pièce, dont il ne trouvait pas les mœurs assez décentes, assez instructives. « Il peut y avoir, dit-il, un ridicule si bas, si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu’il n’est ni permis aux poètes d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d’y faire réponse ; mettez ce rôle sur la scène : plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original ; mais aussi plus il sera froid et insipide. »

III

Un an après que cette comédie eut paru, Dancourt fit jouer le Chevalier à la mode : c’est aussi un homme à bonnes fortunes, avec cette différence que le chevalier veut faire fortune et met des vieilles à contribution ; Moncade, au contraire, le héros de la comédie de Baron, est un petit sot à petites vues : il ne veut que tromper des femmes, et ne cherche point d’autre fortune. Son valet Pasquin a plus de sens : il n’y a pour lui d’hommes à bonnes fortunes que ceux qui s’enrichissent. On pense aujourd’hui comme Pasquin : pour nous, les hommes à bonnes fortunes sont ceux qui ont fait fortune ; les hommes à la mode sont ceux qui éblouissent par un grand luxe. Moncade est un petit polisson, gueux comme un cadet de Gascogne, dont le métier est de se moquer de quelques petites bourgeoises infatuées de ses grâces : il cherche si peu à s’enrichir à ce commerce, qu’il envoie à l’une les présents de l’autre.

Tous les anciens préjugés de la galanterie sont absolument réformés : l’idée de bonne fortune ne s’attache plus aux faveurs d’une femme, mais bien aux chances heureuses de l’agiotage. Les hommes occupés d’affaires, qu’ils regardent comme plus importantes, ne perdent plus le temps à former le siège d’une femme. Les femmes ont un moyen infaillible de connaître si elles sont véritablement aimées : ainsi toute la tactique des amants, tous les principes pour l’attaque et pour la défense, ce grand art de dompter les cœurs, qui occupait les grands hommes du grand siècle, tout cela est aujourd’hui relégué parmi les petitesses et les vieilles niaiseries. 0

L’Homme à bonnes fortunes et le Chevalier à la mode ont produit une foule de mauvaises copies, qui ont inondé les romans et la scène dans le siècle suivant ; mais les copistes ont donné à leurs personnages une gravité, une politique, une profondeur, une théorie de scélératesse qui les rend odieux et froids. Baron et Dancourt sont restés bien supérieurs à tous ces singes qui ont fait de vains efforts pour les imiter : leurs pièces, pleines de naturel, d’enjouement et d’imagination, sont en possession de la scène, où on les voit toujours avec plaisir ; les autres comédies faites depuis sur le même sujet sont guindées, pénibles et glaciales.

C’est une des opinions les plus fixes de Voltaire, que le dix-huitième siècle n’a fait que gâter les productions du siècle précédent. Il n’a jamais varié sur cet article ; le dix-septième siècle, sous le rapport littéraire, est toujours pour lui le grand siècle, et c’est ainsi qu’il l’appelle presque toujours :

« Je prouverais bien, dit-il, que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais que l’on faisait du temps de Boileau, de Racine et de Molière, parce que, dans ces plats ouvrages d’aujourd’hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des ouvrages du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les habits qu’ils ont dérobés, de peur qu’on ne les reconnaisse. À cette friponnerie s’est jointe la rage de la dissertation et du paradoxe : le tout compose une impertinence qui est d’un ennui mortel. »

Veut-on savoir ce que Voltaire pensait du théâtre du dix-huitième siècle ? Voici son sentiment assez nettement énoncé : « Eh bien, nous n’avons donc vécu que pour voir anéantir la scène française !… Je ne m’attendais pas que le théâtre de Paris mourrait avant moi. » Ainsi, d’après Voltaire, la scène française et le théâtre de Paris étaient morts en 1769, vingt ans avant la révolution. Que sont-ils donc aujourd’hui en 1810, et qu’en dirait Voltaire ?

Toutes les préfaces et toute la correspondance de Voltaire sont remplies des plaintes et des sarcasmes de cet auteur fameux contre la littérature du dix-huitième siècle : tantôt il s’écrie que le bon temps est passé, tantôt il proteste que nous sommes plongés dans la barbarie ; et il y a quarante ans qu’il faisait ces exclamations. Les disciples de Voltaire ont vivement accusé certain critique d’aujourd’hui de dénigrer le dix-huitième siècle ; et ce critique si maltraité n’était que l’écho de leur patriarche : ses réflexions les plus sévères n’étaient que des panégyriques, en comparaison des satires de Voltaire contre le dix-huitième siècle.

J’ose à peine répéter ici une phrase plus substantielle qu’un long discours académique, et dans laquelle Voltaire, avec une singulière énergie et une vigoureuse précision, définit ce dix-huitième siècle, et donne un abrégé de sa littérature : Le siècle présent, dit-il, n’est presque composé que des excréments du grand siècle de Louis XIV ; cette turpitude est notre lot, presque dans tous les genresJe donne le siècle à tous les diables ! Je ne sais si les diables ont accepté la donation ; mais je ne puis revenir de ma surprise, quand je considère qu’un corps littéraire qui fait profession d’adorer Voltaire comme le chef de notre école moderne, n’a pas craint de donner un cruel soufflet à son patron, et de commettre un sacrilège, en proposant aux éloges des jeunes candidats académiques cette littérature du dix-huitième siècle, frappée de tous les anathèmes du pontife de la loi nouvelle. Les deux orateurs couronnés ne doivent-ils pas rougir de leurs palmes et sentir des remords, quand ils pensent qu’ils ont épuisé tout leur génie en l’honneur de ce triste composé des excréments du dix-septième siècle ?

Voltaire est peut-être excusable d’avoir donné une préférence si éclatante à ce siècle qui avait nourri et cultivé son talent, et auquel il appartenait, s’il est vrai de dire qu’un grand écrivain appartient au siècle qui a fait son éducation, au siècle où il s’est formé et rendu capable des ouvrages qui font sa gloiree. Il en est de même de Montesquieu et de Jean-Baptiste Rousseau : ils sont du siècle de Louis XIV. Il ne reste au dix-huitième que Buffon et Jean-Jacques : Buffon, qui a déplacé l’éloquence pour la transporter dans une science où elle est inutile et tout à fait étrangère ; Jean-Jacques, qui a prostitué cette même éloquence à des romans de métaphysique.

Dancourt

Le Chevalier à la mode
I

Le Chevalier à la mode est le chef-d’œuvre de Dancourt : cette pièce est tout à la fois de caractère et d’intrigue, d’une grande gaîté d’un bout à l’autre, d’une vérité parfaite et d’un naturel précieux. Ces qualités me faisaient trembler : elles sont aujourd’hui si surannées et si gothiques ! Les bonnes comédies anciennes produisent sur les spectateurs l’effet d’une belle femme vêtue en vieille : ils préfèrent des minois très équivoques, pourvu qu’ils soient à la mode et au ton du jour. Le succès du Chevalier fait exception, et j’en félicite le public ; peut-être serait-il encore plus juste d’en féliciter les acteurs.

Le don Juan du Festin de Pierre est la tige des petits-maîtres, des hommes à bonnes fortunes, des séducteurs et des roués qui brillent dans nos romans et dans nos comédies. Molière est le père nourricier de tous ses successeurs ; lui seul a ouvert toutes les sources du comique. On peut lui appliquer ce que dit Ovide d’Homère, qui fournissait des sujets à tous les poètes : C’est une fontaine intarissable qui sort du mont Piérius, et à laquelle tous les poètes viennent se désaltérer :

A quo ceu fonte perenni
Vatum Pieriis ora rigantur aquis.

Le Chevalier à la mode est de 1687 ; par conséquent il a cent vingt ans : il est bien difficile qu’il soit à la mode d’aujourd’hui. À la vérité, c’est toujours la mode de tromper les femmes ; mais la manière de les tromper varie presque autant que la forme des étoffes, des coiffures et des bijoux. Si le chevalier paraissait aujourd’hui sur la scène, équipé comme il l’était lorsqu’il étalait ses grâces devant madame Patin, il n’y a point de femme qui ne le trouvât souverainement ridicule. Il est vrai que si du temps de madame Patin un amant se fût présenté avec le costume et la tournure de nos merveilleux d’à présent, madame Patin, à son aspect, se fût pâmée à force de rire. Cependant, au fond, les hommes et les femmes sont toujours les mêmes ; mais la forme emporte le fond.

Les anciens auteurs qui ont présenté des séducteurs sur la scène, ont eu soin de les rendre odieux ou ridicules ; il n’y a que nos roués philosophes du dix-huitième siècle qu’on ait essayé de rendre intéressants. Le don Juan de Molière est un scélérat qui fait frémir ; l’homme à bonnes fortunes de Baron n’est qu’un petit sot, un petit étourdi, qui finit par être lui-même la dupe des femmes qu’il a séduites. Il en est de même du Chevalier à la mode, qui parut un an après l’Homme à bonnes fortunes : il est peint comme un petit fourbe, un petit fat qui ne doit ses succès qu’à la faiblesse, à la crédulité, à la vanité de quelques femmes d’un esprit très borné ; mais il est démasqué au dénouement et traité comme il le mérite. Cependant cet art de séduire les femmes a quelque chose de si brillant, les triomphes dans cette espèce de guerre flattent tant l’amour-propre, que les comédies dont le héros est un séducteur sont rarement morales : il n’y a point de spectateur qui ne se flatte d’être plus adroit et plus heureux que celui que l’on met en scène. Les pièces de ce genre sont plus propres à instruire, à former des séducteurs, qu’à les corriger.

Le comique de l’ouvrage résulte des embarras continuels du chevalier, qui a sur les bras trois maîtresses, deux vieilles et une jeune, qu’il trompe toutes à la fois. Quoique les femmes qui aiment de bonne foi ne soient pas difficiles sur les mensonges qu’on emploie pour les abuser, encore faut-il en trouver qui soient revêtus de quelque apparence, et l’imagination féconde du chevalier suffit à peine aux expédients toujours nouveaux dont il a besoin pour se tirer d’affaire. Le caractère de madame Patin est du meilleur comique : c’est une veuve riche qui ne croit pas pouvoir trop acheter la jeunesse, les grâces et la noblesse réunies dans un mari. L’ascendant des gens de qualité, quoique pauvres, sur l’opulence roturière, est peint avec énergie dans ce caractère : l’auteur de l’École des Bourgeois en imita depuis les traits principaux avec beaucoup de succès. Il y avait, dans le siècle de Louis XIV, quelque chose au-dessus de la richesse ; on n’avait pas tout avec de l’argent : la considération ne s’achetait point ; la classe des financiers était méprisée malgré son or. Depuis ce temps-là le crédit de l’or s’est augmenté au point qu’il a tenu lieu d’honneur. Nous sommes vraiment dans le siècle d’or, disait Ovide ; l’or est prodigieusement honoré :

Aurea nunc verè sunt sæcula ; plurimus auro
Venit honos……

Cette prééminence de l’or a lieu nécessairement quand il n’y a plus ni société ni opinion publique.

M. Serrefort est un portrait admirable de ces riches roturiers de ce temps-là, qui savaient se tenir dans leur sphère, jouir tranquillement et avec prudence, éviter un luxe qui éveillait l’envie, et avertissait le gouvernement qu’il y avait là quelque chose à prendre. Il y a beaucoup de vérité et de force comique dans les reproches qu’il fait à madame Patin sur sa sotte vanité, et surtout quand il dit : Si cette affaire éclate à la cour, nous ne pourrons nous sauver de quelque grosse taxe. C’est un trait de mœurs très remarquable : il paraît que dans ce temps-là les financiers étaient, comme les juifs, des éponges qu’on pressait au besoin. Rien n’est plus plaisant que ces avis de M. Serrefort à madame Patin : « Je voudrais bien savoir si vous ne feriez pas mieux d’avoir un bon carrosse, mais doublé de drap couleur d’olive, avec un chiffre entouré d’une cordelière ; un cocher maigre, vêtu de brun ; un petit laquais, seulement pour ouvrir la portière, et des chevaux modestes, que de promener par la ville ce somptueux équipage qui fait demander qui vous êtes, ces chevaux fringants qui éclaboussent les gens à pied, et tout cet attirail enfin qui vous fait ordinairement mépriser des gens de qualité, envier de vos égaux, et maudire par la canaille… Que faites-vous, entre autres choses, de ce cocher à barbe retroussée ? Quand ce serait celui de la reine de Saba, etc. » Toute la scène de Serrefort et de madame Patin est digne de Molière.

Le conseiller Migaud contraste parfaitement, par sa décence et sa gravité, avec la fatuité et l’impertinence du chevalier : il est même noble et intéressant quand il refuse à sa maîtresse une injustice ; et c’est encore là une scène de la haute comédie, et d’une manière fort supérieure à celle des autres ouvrages de Dancourt. Partout cet auteur est enjoué, badin, léger, ingénieux, naturel ; il se moque gaîment et librement des mœurs du jour ; mais, peu curieux de les réformer, il est frivole et superficiel. On est donc surpris de le trouver quelquefois, dans le Chevalier à la mode, observateur profond et grand peintre. C’est ce qui fait peut-être qu’on lui dispute la propriété de la pièce : on veut qu’il la partage avec un M. de Saint-Yon que personne ne connaît. C’est une mauvaise chicane : il est du moins très constant que si ce Saint-Yon a eu quelque part au plan, Dancourt y a mis son esprit, ses grâces, son dialogue, qui sont du plus grand prix ; et ce qui confirme son titre, c’est qu’il a reçu la part d’auteur.

La baronne tient un peu de la farce : une femme qui présente un cartel à sa rivale, et veut disputer un homme l’épée à la main, n’est qu’une caricature. Du temps de Dancourt, ce personnage était une allusion piquante à l’aventure de deux femmes qui s’étaient réellement battues pour un amant ; mais le législateur de notre poésie l’a dit :

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable ;

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Cette comédie eut un prodigieux succès dans la nouveauté, et fut jouée quarante fois de suite, quoiqu’il y eût alors peu de monde à Paris, et que la meilleure moitié de la troupe fût employée à Fontainebleau pour le service de la cour. Devisé, qui rendit compte des premières représentations dans son Mercure galant du mois d’octobre, assure qu’ on y voit des peintures vives et naturelles de beaucoup de choses qui se passent tous les jours dans le monde, et qui pourraient faire devenir beaucoup de gens sages… Il ajoute dans le Mercure du mois de novembre : Plus on voit cette pièce, plus on la veut voir : elle a été jouée à Versailles deux fois en huit jours, et l’on parle de la représenter une troisième fois. L’auteur du Mercure regarde cet empressement de la cour pour voir la pièce comme le plus sûr garant de son mérite ; mais la manière dont il s’exprime n’est pas un sûr garant de l’élégance de son style. Il est certain, dit-il, que la cour a un certain bon goût qui ne se trouve point ailleurs. Il est certain qu’il y a dans cette phrase une certaine tournure qui ne se trouve point dans les bons écrivains.

Il est à observer qu’il n’y a pas, dans les cinq actes de cette comédie, un seul lieu commun, pas un seul ornement ambitieux, étranger au sujet, pas une seule tirade à prétention : il n’y a d’esprit nulle part, et il y en a partout de la meilleure espèce, du franc et du vrai ; c’est, en un mot, du vieux comique et du bon, fait pour plaire dans tous les temps, indépendamment de la différence des mœurs, parce qu’il y a toujours de jeunes aventuriers qui font tourner la tête à des femmes sottes et vaines.

II

Rien n’est plus beau que l’exposition de cette pièce. On accorde communément aux auteurs quelques scènes froides pour débrouiller les fils de leur intrigue ; dans le Chevalier à la mode, tout est en mouvement et en action dès que la toile se lève : on voit arriver une femme effarée qui se jette dans un fauteuil, où rien ne l’empêche de s’évanouir que la colère et la rage dont elle est suffoquée ; elle raconte son aventure, et cette aventure est une avanie des plus singulières et des plus comiques. Madame Patin y peint son caractère avec autant de vérité que d’énergie. Le laquais déchiré qui survient, achève agréablement cette ridicule histoire ; et la conversation qui se renoue entre madame Patin et Lisette, instruit le spectateur de tout ce qu’il a besoin de savoir, en même temps qu’elle l’amuse par des traits de mœurs très piquants et des saillies originales.

Le dialogue est d’une telle perfection, qu’il n’y a pas un mot qu’on puisse ajouter ou retrancher ; et la scène est faite avec tant d’art, que la soubrette, en paraissant approuver et plaindre sa maîtresse, fait la censure la plus plaisante de ses travers et de sa conduite. Tout le premier acte est un chef-d’œuvre : chacune des scènes qui le composent offre des développements nouveaux ; et ce ne sont pas des pointes, des jeux de mots et de vaines subtilités qui en font le mérite ; ce sont des coups de pinceau vigoureux, des traits de mœurs des plus frappants. Après le Tartufe, qui est incomparable, aucune comédie ne réunit mieux la peinture des caractères à la vivacité de l’intrigue, le tableau de la société avec l’intérêt théâtral.

On se pique aujourd’hui d’intriguer ; mais c’est d’une autre manière : c’est par des quiproquo, des surprises, des déguisements, des incidents romanesques qui se pressent sans développement, sans motifs, sans liaison, et qui fatiguent plus qu’ils n’amusent. L’intrigue du Chevalier à la mode est assurément une des plus ingénieuses et des plus vives qu’il y ait au théâtre, et il n’y en a point de plus claire, de plus nette ; les événements naissent les uns des autres sans aucun effort : ce n’est point le hasard qui les amène ; ils sont une suite nécessaire des passions et des caractères des personnages. On peut hardiment proposer cette facture pour modèle à nos jeunes nourrissons de Thalie. Cependant, dans cet essaim si nombreux de candidats qui aspirent aux honneurs de la scène comique, je crois qu’il y en a plusieurs qui n’ont fait connaissance avec le Chevalier à la mode que dans cette reprise.

Molière est sans doute le premier et le plus excellent modèle : il suffirait seul pour former un jeune homme ; mais il est d’une perfection si désespérante, que les commençants trouveront Dancourt un peu plus à leur portée. Qu’ils tâchent d’imiter, s’ils en sont capables, le naturel, la vérité, l’enjouement de son dialogue ; partie où, parmi les successeurs de Molière, il ne connaît point de supérieur. Regnard a plus de verve et plus de gaîté folle ; mais il est moins naturel et moins vrai. Dufresny est plus fin, plus délicat ; mais il n’a pas la même franchise, la même liberté, la même facilité.

Dancourt a une autre comédie également de caractère et d’intrigue, intitulée les Bourgeoises à la mode ; car l’auteur suivait la mode et s’attachait aux ridicules du jour. Cette pièce, sans avoir absolument le même mérite que le Chevalier à la mode, est dans le même genre et dans la même manière ; on y peint de même des mœurs bourgeoises, qui souvent sont très communes dans les classes plus relevées ; des maris avares pour leurs femmes, prodigues pour leurs maîtresses ; des femmes que l’amour de la dissipation et le besoin d’argent rendent peu délicates ; mais ce qui est infiniment adroit, c’est que les bourgeoises ne se permettent une escroquerie galante que pour faire une restitution généreuse.

III

On a longtemps agité dans des feuilles publiques très désœuvrées, si Dancourt avait peint fidèlement, dans cette comédie, les mœurs du siècle de Louis XIV : des questions aussi vagues pourraient être débattues pendant des siècles, sans en être mieux éclaircies ; et c’est ce qu’il faut à des gens qui, n’ayant rien à dire, sont réduits à dire des riens.

Qu’entend-on par mœurs ? mot qu’on n’a pas plus défini que celui de liberté, et une foule d’autres abandonnés dans tous les temps aux disputes des oisifs. Mœurs désigne la manière de vivre, d’agir et même de penser, les usages et les habitudes d’un particulier ou d’un peuple. On dit d’un homme qu’il a de bonnes mœurs ou simplement des mœurs, lorsque sa conduite est conforme aux idées de sagesse qu’on a de son temps.

On restreint, parmi nous, plus particulièrement le sens de ce mot aux rapports entre les sexes ; et c’est la religion chrétienne qui, sur un objet aussi important, a fixé notre opinion. Chez nous, l’homme qui a des mœurs ne se permet avec les femmes que les liaisons avouées par la loi, et consacrées par la religion : chez les Grecs et chez les Romains, les mœurs consistaient spécialement dans la chasteté des épouses, dans la sainteté des mères, dans la séparation des sexes.

Ce que nous appelons, à juste titre, débauche et libertinage, n’était chez ces peuples qu’un amusement autorisé par la coutume ; il n’y a point diantre amour dans leurs comédies que celui des jeunes gens pour des courtisanes. Caton l’ancien passait à Rome pour un censeur rigide ; son nom même aujourd’hui semble être le synonyme de la sagesse et de l’austérité ; et cependant Caton, dans notre manière de voir, était un libertin ; car, si l’on en croit Horace, sa froide gravité s’échauffait souvent à table dans le commerce de Bacchus, ou, comme le dit notre Horace moderne,

La vertu du vieux Caton,
Chez les Romains tant prônée,
Était souvent, nous dit-on,
De Falerne enluminée.

Et ce qui est bien pis encore, ce personnage si révéré, ce Caton, déjà dans un âge avancé, faisait venir tous les soirs chez lui une jeune fille pour égayer sa vieillesse, sans égard pour son fils nouvellement marié, et qui demeurait encore dans la maison de son père avec sa jeune épouse.

Le même Caton, ce modèle de la vertu, ce soutien des mœurs, voyant des jeunes gens entrer dans un mauvais lieu, leur cria : « Courage, mes amis, fort bien ; voilà comme il faut se conduire : cela vaut infiniment mieux que d’attenter à l’honneur des maris et à la pudeur des honnêtes femmes ! » Comme si l’on ne pouvait pas éviter l’adultère sans se livrer à la débauche ; mais le sévère Caton pensait que c’eût été trop exiger des jeunes gens ; il ne condamnait point des plaisirs qui, selon lui, ne nuisaient à personne.

Tous les auteurs ont déclamé contre les mœurs de leur siècle ; tous ont eu raison, parce qu’ils ont tous aperçu, depuis leur enfance jusqu’à leur maturité, un, progrès de corruption qui les a frappés : et ce progrès, chez les Romains, a réellement existé jusqu’au pillage de Rome par les barbares. Les grandes révolutions, les terribles catastrophes des empires ont toujours été le fruit de cette marche lente et presque insensible des mœurs, qui est elle-même une révolution continuelle.

Les Grecs et les Romains ont péri par leurs mœurs, parce qu’ils ont eu affaire à des barbares plus forts qu’eux, et auxquels ils n’avaient plus d’arts à opposer. Nous pouvons être tranquilles de ce côté-là ; nous avons des arts qui combattent pour nos mauvaises mœurs, et les barbares qui pourraient nous attaquer sont déjà plus corrompus que nous.

On exagère presque toujours la corruption des mœurs ; cela prête aux déclamations. Il y a tel degré de corruption qui dissoudrait totalement la société et la rendrait impossible. Ce degré n’arrive jamais, parce qu’il faut que la société existe ; et il arrive de loin en loin dans le monde des bouleversements qui retrempent les mœurs : ce sont des orages qui purifient l’air.

Chez les nations les plus corrompues, il y a toujours un grand nombre d’individus qui conservent les principes et les mœurs : ce n’est pas peindre les mœurs d’une nation que de peindre les sentiments et les actions de quelques fous ou folles qui déshonorent cette nation. La plupart des comédies et des romans de la fin du dix-huitième siècle ne peignent que des mœurs fausses ; la corruption raisonnée et le raffinement de débauche qu’on y trouve n’existaient que dans certains individus gangrenés de philosophie, et dont les mœurs très étranges, même à Paris, n’étaient point celles de la nation.

Pour revenir à Dancourt, il a peint véritablement, dans le Chevalier à la mode, les mœurs de son siècle, déjà très avancé dans la civilisation. En 1687, époque de la première représentation de la pièce, la société avait atteint ce degré de perfection après lequel elle ne fait plus que décliner réellement en paraissant se perfectionner encore. Louis XIV avait quarante-sept ans. Dancourt a pu avoir pour auditeurs la plupart des grands hommes du siècle.

Qu’a-t-il voulu peindre dans le Chevalier à la mode ? D’un côté, la veuve d’un financier qui veut acheter avec son argent un joli homme et de la noblesse ; de l’autre, un libertin qui déshonore sa noblesse par ses vices, et qui veut tirer parti de ses grâces pour attraper et ruiner une vieille-folle. Plus de la moitié de ce tableau est dans les mœurs générales de tous les pays et de tous les temps ; partout il arrive qu’un jeune débauché fasse tourner la tête à de vieilles femmes.

Qu’est-ce qu’il y a donc dans le Chevalier à la mode de très particulier au siècle de Louis XIV ? C’est l’empire de la noblesse, même pauvre, sur la richesse roturière ; c’est ce préjugé qui attachait alors le bonheur à un vain titre, au droit d’aller s’ennuyer et ramper à la cour ; c’est l’ascendant extraordinaire des gens de qualité sur toute la classe bourgeoise ; c’est cette espèce d’enchantement, cette vertu magique dans leur ton et dans leurs manières, qui donnait de la grâce à leur impertinence, et changeait leurs insultes en politesses.

Dans un carrosse tout doré, traîné par des chevaux superbes, chargé de laquais galonnés, madame Patin envie le sort d’une comtesse ruinée, dont l’équipage poudreux et délabré est traîné par des rosses, et dont les laquais sont en guenilles. C’est avec ces livrées de l’indigence, si propres à exciter le mépris, et qui seraient aujourd’hui l’objet des huées de la populace, que cette misérable comtesse fait reculer la magnifique financière.. Pareille avanie n’arriverait pas aujourd’hui à la femme d’un fournisseur, eût-elle en tête une femme issue en ligne directe de la reine Blanche : si la fournisseuse reculait, ce serait devant un plus grand train, devant un attelage plus magnifique ; ce serait aux signes d’une opulence et d’une puissance supérieure, mais non pas à la noblesse déguenillée qu’elle rendrait cet hommage.

Ce M. Serrefort, qui prend un ton si haut avec sa belle-sœur, est encore un vrai personnage du temps de Louis XIV ; c’est un riche prudent, économe, qui cache sa fortune sous un extérieur modeste, qui craint le faste et l’éclat. Dans ce temps-là le luxe n’était permis qu’aux nobles ; eux seuls avaient le droit et le privilège de se ruiner : amasser sourdement était une permission tacite accordée aux roturiers. Aujourd’hui, au contraire, faire fortune est le devoir universel, se ruiner un accident commun, étaler ses richesses un usage général, et le seul moyen de se faire considérer. Il y a donc entre le siècle de Louis XIV et le nôtre cette différence essentielle, qu’il y avait autrefois une puissance d’opinion supérieure à celle de l’or, tandis que le despotisme de l’or n’est aujourd’hui balancé par aucun contre-poids.

Que dirons-nous de M. Migaud ? N’est-ce pas là un conseiller au parlement, depuis les pieds jusqu’à la tête, homme honnête, paisible, modéré, attaché aux intérêts et à la fortune de sa famille ? Quelle excellente scène que celle de ce Migaud avec madame Patin ! C’est la quatrième du premier acte. Quelle vérité ! quel naturel ! quels traits de mœurs ! quel contraste piquant d’un grave magistrat avec une femme étourdie qui met son caprice au-dessus de toutes les lois ! Eh ! fi, monsieur ! lui dit madame Patin étonnée et offensée de ses scrupules : il semble que vous ayez encore la pudeur d’un jeune conseiller : trait sanglant contre la magistrature, qu’on ne se permet impunément au théâtre que dans les temps où la magistrature est saine et respectable.

N’est-ce pas aussi une réponse admirable que celle de M. Migaud à Lisette dans la scène suivante ? La soubrette lui représente combien il est dangereux pour lui de sacrifier son repos et son bonheur aux intérêts de sa famille, en épousant une femme telle que madame Patin : J’aurai moins à souffrir que tu ne penses ; je suis, grâce au ciel, d’une profession et d’un caractère à mettre aisément une femme à la raison. Cette seule phrase exigerait un long commentaire ; elle peint parfaitement l’homme et les mœurs du temps. Un magistrat froid, grave et ferme, avec la force de son caractère et l’autorité de sa charge, pouvait sans doute très aisément mettre à la raison la femme la plus folle, parce que l’esprit public, les mœurs du jour, le ton de la société, tout s’accordait pour prêter main-forte au mari. Aujourd’hui, peut-être, tous ces auxiliaires se tourneraient contre l’imprudent époux qui aurait l’audace et l’impertinence de vouloir être maître de sa femme. L’opinion publique ferait justice de ce tyran domestique ; et si le mari était homme de robe, bien loin d’être soutenu, il serait hué par ses confrères.

Le chevalier de Villefontaine est la charge comique des jeunes libertins de ce temps-là. On nous dit qu’il n’a pour tout mérite que celui de boire et de prendre du tabac : ce mérite assurément n’est plus à la mode. Nos hommes à bonnes fortunes ne s’amusent point à ces bagatelles ; ce sont de profonds spéculateurs, de puissants raisonneurs, de savants agioteurs, qui ne donnent aux femmes que les moments inutiles pour leur fortune. S’ils font des dettes, s’ils se ruinent, ce n’est ni par négligence, ni par étourderie, ni par de folles dépenses ; c’est par de fortes entreprises ; ils ne risquent presque rien du leur : à proprement parler, ils ne se ruinent pas ; ce sont les autres qu’ils ruinentf.

La Parisienne

Les premières représentations des bonnes comédies du temps passé sont de véritables épreuves du goût, de l’esprit et des mœurs du temps présent. Les passions et les cabales se taisent ; on écoute sans préventions et sans préjugés : l’auteur n’a point de parti dans rassemblée ; on n’approuve que ce qui plaît, et jamais par complaisance ; on applaudit peu, et seulement les endroits qui frappent ; on ne siffle que les traits qui paraissent choquants : quand on rit, on cède à l’envie de rire ; on s’amuse ou l’on baille de bonne foi. L’un dit, que cela est naturel ! l’autre, que cela est bête ! à droite, la plaisanterie est excellente ; à gauche, elle est triviale ; ici le dialogue est gai, là il est immoral : tous disent ce qu’ils pensent, tous expriment leur manière de voir et de sentir. La pièce quelquefois ne réussit pas, et n’en est pas pour cela plus mauvaise ; sa chute prouve qu’elle est contraire aux idées du jour ; mais les idées du jour peuvent n’être pas justes et saines : c’est le parterre et non la pièce qui a tort ; car la pièce, avant la représentation, était déjà jugée en dernier ressort au tribunal des gens de lettres.

Dancourt est plein d’esprit, d’enjouement, de saillies vives et originales : il excelle dans le dialogue ; il peint les mœurs, mais son pinceau est souvent trop fidèle : notre délicatesse s’effarouche de la vérité ; nous sommes devenus si scrupuleux, si réservés, si sévères sur le langage, que nous aimons beaucoup mieux sur la scène des filles qui font des enfants, que des valets qui font des plaisanteries un peu libres. Très indulgents sur la conduite, nous sommes inexorables sur les discours : le vice en actions et la vertu en paroles, c’est la morale du théâtre moderne.

Ill faut convenir que cette bagatelle de Dancourt n’est pas d’un très bon exemple. La Parisienne est une petite personne qui sort du couvent, et qui passe pour une Agnès. Sa mère, qui ne la soupçonne pas même capable de penser, s’imagine qu’elle s’accommodera fort bien d’un vieillard cacochyme, mais riche. La petite fille ne dit rien, et n’en pense pas moins. Elle avait au couvent un amant nommé Éraste, dont elle n’a plus de nouvelles : une autre à sa place serait désolée : on ne voit au théâtre que des amoureuses désespérées de l’absence de l’objet aimé, prêtes à mourir de douleur quand on veut gêner leur inclination. La prudente Parisienne, sans s’occuper de l’absent, pourvoit au plus pressé ; elle a déjà fait deux jeunes amants, sans doute pour les opposer au vieillard qui la serre de près ; mais ce qui fait moins d’honneur à sa prudence, c’est qu’elle leur a donné rendez-vous chez elle à la même heure. Cette étourderie devient d’autant plus embarrassante pour elle, qu’Éraste, son amant du couvent, survient au moment où on ne l’attendait pas. La voilà donc avec trois amants, sans compter le vieillard, le plus incommode de tous : cette abondance est gênante, et la Parisienne a besoin de tout son esprit pour se tirer d’affaire. Dancourt a voulu sans doute faire sa cour aux demoiselles de Paris, quand il a supposé qu’il n’y avait qu’une Parisienne capable de sortir heureusement d’une pareille intrigue.

Cette jeune fille, qu’on croit si bête, commence par se débarrasser d’Éraste. La reconnaissance de ces deux amants eût été, dans une autre comédie, une situation pathétique : ici, l’entrevue est froide, la conversation courte ; elle fait cacher Éraste dans son cabinet, sous quelque prétexte, pour faire de la place aux deux autres amants. Le premier est un robin, galant empesé et novice, qui n’est pas difficile à tromper : on lui fait accroire que la soubrette est une surveillante devant qui l’on ne peut s’expliquer ; on le congédie brusquement, et, dans la crainte qu’il ne rencontre son rival qui est près d’entrer, on le fait monter au grenier de la maison. Le second amoureux prend sa place : c’est un Gascon, plus rusé ; à l’accueil qu’on lui fait, aux craintes que la Parisienne affecte d’être surprise par sa mère, il devine qu’on veut se défaire de lui ; il se fâche, il menace,. et sort furieux au moment où le vieillard arrive.

Il s’agit maintenant d’écarter le vieillard et de faire évader le robin caché dans la maison. La Parisienne fait un roman au vieux imbécile ; elle lui persuade qu’elle vient de sauver la vie à un jeune homme qu’un spadassin voulait tuer, et le conjure d’achever sa bonne œuvre, en escortant jusque chez lui ce malheureux, qui ne peut sans risque sortir seul. Cette idée de la Parisienne, de faire escorter un jeune homme par un vieillard, et l’un de ses amants par l’autre, est originale et comique ; mais elle n’appartient pas à Dancourt : il l’a empruntée de l’École des Filles de Montfleury, mauvaise pièce où ce trait plaisant était comme perdu. Dancourt s’en est emparé pour le mieux placer et l’embellir : c’est une heureuse imitation plutôt qu’un plagiat.

Le vieillard, aveuglé par l’amour, accepte cette ridicule commission ; et lui-même, escorté de son valet Lavigne, il escorte le robin qu’on fait descendre de son grenier, et qu’on remet sous sa garde. La Parisienne, libre de tous les importuns, songe alors à prendre un parti décisif : elle fait instruire sa mère de sa répugnance invincible pour le mari qu’on lui propose, et la mère, étonnée de l’esprit de sa fille, abandonne aisément un projet de mariage qui ne pouvait réussir qu’auprès d’une idiote. Le bonhomme revient de son expédition : on le persifle ; on ne lui laisse pas ignorer le tour qu’on vient de lui jouer ; et, pour pousser à bout sa complaisance, on exige qu’il donne un logement chez lui à un jeune homme caché dans le cabinet de la jeune personne. La mère est scandalisée ; le vieillard se montre récalcitrant ; mais l’un et l’autre sont fort surpris en voyant sortir du cabinet Éraste, lequel est le fils du vieillard. Alors l’amoureux sexagénaire, bien convaincu que la Parisienne a trop d’esprit pour lui, la cède volontiers à son fils.

Cela n’est ni instructif ni moral ; par malheur cela est charmant. Le caractère de la Parisienne est original et vrai : rien n’est plus piquant que ce contraste de la simplicité naïve avec l’esprit le plus raffiné ; il semble que Favart ait puisé dans cette pièce l’idée de la Chercheuse d’esprit.

La Maison de campagne

La Maison de campagne est une espèce de satire de Dancourt contre les robins de son temps : tout alors était immolé au militaire ; et Dancourt, plus qu’aucun autre poète, a donné aux guerriers, dans ses comédies, la même supériorité qu’ils avaient dans le monde : lorsque chez lui les officiers bernent et pillent les bourgeois, il semble qu’ils leur fassent encore trop d’honneur ; c’est l’esprit de la plupart de ces pièces. Ils disent que c’est pain bénit de venir ronger un homme de robe à la campagne, et qu’à Paris, c’est vous qui rongez les autres. Ce passage de la Maison de campagne indique l’intention de l’auteur. Les vices et les ridicules qui composent le domaine de Thalie, la jalousie, l’avarice, la mauvaise humeur, la fourberie, la friponnerie, sont toujours chez Dancourt l’apanage des robins : les militaires sont galants, polis, francs, généreux, désintéressés. Il est vrai que ce poète n’ose pas se jouer à la haute robe ; ce ne sont pas des présidents, des conseillers qu’il met en scène ; nos seigneurs du parlement n’auraient pas entendu raillerie ; ce sont des notaires, des avocats, des procureurs, des greffiers, des assesseurs, des baillis, de petits juges d’un présidial, d’une petite sénéchaussée ; voilà le gibier de Dancourt.

Dans la Maison de campagne, l’original que l’on bafoue est un certain M. Bernard, que l’on qualifie vaguement d’homme de robe, sans désigner son office : ce Bernard est un ladre, un vilain, un avare ; il vient d’acheter une maison de campagne, dans le dessein d’y vivre comme un ours, et d’y faire des épargnes considérables ; mais il a compté sans son hôte, c’est-à-dire sans madame Bernard, femme aussi vaine, aussi glorieuse, aussi prodigue que son mari est bas, intéressé, fesse-mathieu. De deux époux mal assortis, celui qui domine n’est pas celui dont le sexe est le plus fort ; c’est celui dont le caractère est le plus ferme. Si l’homme a plus d’autorité, il arrive souvent que la femme a plus de tête et d’opiniâtreté ; elle règne alors dans la maison, non pas en vertu des lois naturelles et civiles, mais en vertu de l’ascendant que les âmes fortes ont sur les âmes faibles ; la force de l’âme est très indépendante de celle du corps, et la femmelette la plus délicate a souvent cette force en partage ; c’est elle alors qui veut, ordonne, exécute ; le mari se plaint, tempête, enrage : telle est la statistique du ménage de M. Bernard. Tenez, monsieur, lui dit son jardinier Thibaut, j’aime mieux vous chagriner que votre femme ; et, quoique vous soyez bien diable, elle est sans comparaison plus diable que vous.

Il suffit de connaître les deux époux pour imaginer le comique de la pièce, et les petites explications conjugales qu’ils ont ensemble ne sont pas les scènes les moins plaisantes. Il pleut de tous côtés des visites dans la maison de campagne ; il n’y a pas d’hôtellerie plus fréquentée : madame reçoit bien tout le monde ; monsieur accueille chacun de ses hôtes avec des grimaces épouvantables ; l’effort qu’il se fait pour ne pas les chasser, son dépit, ses lamentations, ses imprécations continuelles, sont précisément ce qui fait rire.

Ce comique doit aujourd’hui nous paraître ignoble ; les maisons de campagne sont des maisons de plaisir, et non pas de retraite ; on n’y a jamais assez de monde, on ne s’y ruine jamais assez promptement, et la plus belle des fêtes qu’on y donne est toujours celle qui précède immédiatement la banqueroute. Monsieur le dispute à madame en luxe, en faste, en dissipation : ce Bernard est un misérable indigne d’un siècle poli, et qui ne mérite pas même qu’on se moque de lui, tant sa folie est de mauvais ton.

Ce vilain homme est malheureusement voisin d’un camp, et dans ce camp se trouve son neveu, jeune étourdi qui ne se fait pas scrupule de mettre à contribution un oncle riche et avare : il vient chasser dans son enclos, lui envoie une très petite part de son propre gibier, et vient le manger avec un très grand nombre d’amis, tous de haut appétit. C’est en vain que le pauvre Bernard a fait faire des trous et des ornières profondes dans les environs de sa maison pour casser le cou à ceux qui viennent lui rendre visite ; quelques voitures s’y brisent, il est vrai ; mais, pendant qu’on les raccommode dans le village, tout ce qui compose l’équipage, maîtres, domestiques, chevaux, vivent chez lui à discrétion.

On conçoit quel mouvement doivent occasionner tant d’allants et venants, tant d’infortunes qui tombent successivement sur le propriétaire de cette maison maudite : ce sont des scènes détachées qui cependant ont un but commun ; chacune en particulier est très agréable : une des plus bouffonnes, est celle d’un cousin et d’une cousine qui viennent sans façon se refaire d’une longue maladie dans la maison de M. Bernard. Il leur faut de petits potages, de petits poulets rôtis, de petites perdrix, etc. L’avare, poussé à bout, prend un parti désespéré ; il convertit sa maison en auberge, se travestit lui-même en cuisinier, et se donne aux arrivants pour l’hôte de l’Épée royale. Son fils lui amène trois gentilshommes de campagne ; le père les reçoit avec tout le zèle et la politesse intéressée d’un aubergiste ; il les avertit même qu’il est cher, et que s’il traite bien ses hôtes, il a soin de les faire bien payer.

Il eût été peut-être bien embarrassé à donner à cette nouvelle résolution un effet rétroactif : comment aurait-il pu se dispenser de régaler gratis tous ceux qui étaient venus le voir avant qu’il eût érigé sa maison en auberge ? Dancourt a dû se trouver lui-même fort en peine de rendre compte aux spectateurs du sort du cousin, de la cousine et de toute cette foule d’amis rassemblés chez M. Bernard, pour le gruger et non pas pour lui faire gagner de l’argent. Comment terminer heureusement cet amas de scènes, qui forme une espèce de cohue ? A quel dénouement avoir recours ?

Dancourt s’en est tiré le moins mal qu’il a pu : il y a un certain Éraste, amant de la fille de M. Bernard, qui rôde autour de la maison ; cet Éraste est neveu du capitaine des chasses de ce canton. Une imprudence commise par les gens de M. Bernard, donne lieu à l’amant de rendre un service essentiel au père de sa maîtresse : ils ont tué un cerf qui s’était réfugié dans l’étable de la maison ; c’est une affaire presque capitale, capable de ruiner M. Bernard et de compromettre son existence. Le code des chasses était alors très sévère, et le meurtre illégal d’un cerf était un crime. Éraste obtient avec peine de son oncle qu’il ferme les yeux sur un pareil délit ; bien entendu que M. Bernard paiera de la main de sa fille une pareille indulgence. Bernard y joint une autre condition ; c’est qu’Éraste achètera, dès ce moment, la maison, et en fera la dépense : cette clause, acceptée par l’amant, rassure les spectateurs sur la destinée de tous les personnages de la pièce : ils ne sont plus obligés de payer leur gîte à l’Épée royale ; ils deviennent les convives d’Éraste, qui les prie à ses noces dans sa nouvelle maison.

Les Bourgeoises de qualité

C’est une des meilleures et des plus plaisantes comédies de Dancourt. On peut regarder les Bourgeoises de qualité comme une pièce de caractère beaucoup plus que d’intrigue ; on y tourne en ridicule la sotte vanité de quelques bourgeoises qui veulent prendre le ton et les airs des gens de qualité. Les personnages de la pièce sont un amas de fous et de folles : c’est une procureuse, une greffière, une marchande de laine, qui, à l’envi l’une de l’autre, font des fortunes singulières ; l’une devient baronne, l’autre comtesse, celle-ci présidente. Madame l’élue et madame la substitue en crèvent de dépit. Les maris de ces dames ne sont pas, à beaucoup près, aussi extravagants ; ils ne sont guère qu’imbéciles : ce sont de bons maris parisiens.

La pièce fut jouée pour la première fois en 1700 ; ainsi les personnages qu’on nous présente sont nos ancêtres tels qu’ils étaient il y a cent six ans : ce sont de vieux portraits de famille ; mais, quoique leur costume soit fort étrange et leur cadre très usé, on remarque encore avec plaisir la vivacité de leurs traits et l’expression de leur physionomie.

Dancourt s’est attaché aux ridicules bourgeois, et il poursuit surtout les gens de robe : il est toujours aux trousses d’un notaire, d’un procureur, d’un greffier, d’un commissaire ; il n’épargne pas les financiers, et ne dédaigne pas de descendre jusqu’aux meuniers, aux paysans dont il peint bien la malice naïve. Les femmes galantes, coquettes et friponnes, les chevaliers d’industrie ne lui échappent point. Le naturel, la vérité, la gaîté, un genre de plaisanterie un peu libre, mais vif et franc : voilà ce qui lui assure un rang distingué parmi les anciens comiques ; voilà ce qui le met au-dessus de Marivaux. Mais ce sont aussi ces mêmes qualités, si opposées au goût actuel, qui lui nuisent sur notre théâtre, où Marivaux est presque le seul des anciens qui soit encore fêté, parce qu’il est maniéré, précieux et métaphysique.

Le grand mérite de Dancourt ne peut être senti à présent que par ceux qui se reportent au temps où il écrivait : on y voit que la société tendait toujours vers une plus grande liberté, une plus grande aisance dans le commerce, un mélange plus facile des deux sexes ; le luxe commençait à confondre les rangs et les conditions ; l’argent étendait sourdement son empire sur les ruines du préjugé de la noblesse ; les mésalliances rétablissaient la fortune des grands seigneurs ; les roturiers riches achetaient des terres seigneuriales et titrées, dont ils osaient porter le nom : tout se préparait, on un mot, dès l’an 1700, pour le grand bouleversement qui devait marquer la fin du siècle ; et une foule de petites révolutions particulières disposaient les esprits à la grande révolution, à la révolution générale de 1789.

Écoutons ces deux procureurs, l’un à la cour, l’autre au Châtelet, causant ensemble de leurs affaires domestiqués. M. Blandineau se plaint des dépenses et du faste de sa femme. M. Naquart, son ami, le blâme et lui dit : « Laissez-la faire ; au bout du compte, l’argent n’est fait que pour s’en servir. — M. Blandineau : Oui, mais il y aurait du ridicule à un simple procureur au Châtelet comme moi — M. Naquart : Procureur tant qu’il vous plaira ; quand on gagne du bien, il en faut jouir : il y aurait un grand ridicule à ne le pas faire. — M. Blandineau : Mais « autrefois, monsieur Naquart… — M. Naquart : « Autrefois, monsieur Blandineau, on se gouvernait comme autrefois : vivons à présent comme dans le temps présent ; et puisque c’est le bien qui fait vivre, pourquoi ne pas vivre avec son bien ? Ne voudriez-vous point supprimer les mouchoirs, parce qu’autrefois on se mouchait sur la manche ? — M. Blandineau : Pourquoi non ? je suis ennemi des superfluités et me contente du nécessaire, et je ne sache rien au monde de si beau que la simplicité du temps passé. — M. Naquart : Oui ; mais si, comme autrefois, on vous donnait trois sous parisis ou deux carolus pour des écritures que vous faites aujourd’hui a payer trois ou quatre pistoles, cette simplicité vous plairait-elle, monsieur Blandineau ? — M. Blandineau : Oh ! pour cela non ; ce ne sont pas nos droits que je veux simples, ce sont nos dépenses. — M. Naquart : Il faut régler les unes par les autres, monsieur Blandineau. » Il y a dans ce dialogue une très fine apologie du luxe, et de cette maxime, qu’il faut proportionner ses dépenses à son revenu : maxime vraie en partie, mais qui, mal entendue, tend à détruire l’inégalité des conditions, et à régler les distinctions extérieures, non sur le rang, mais sur la fortune.

La scène de M. Blandineau avec sa femme est du meilleur comique : madame Blandineau se constitue en rébellion ouverte contre son mari, et le traite à peu près comme son caissier ou son intendant : « Monsieur Blandineau, je suis bien aise de vous trouver ici ; donnez-moi de l’argent, je n’en ai plus. — M. Blandineau : De l’argent, madame ? Vous aviez hier vingt-cinq louis d’or. — Madame Blandineau : Cela est vrai, monsieur ; j’ai joué, j’ai perdu ; j’ai payé, je n’ai plus rien ; je vais rejouer, il m’en faut d’autre en cas que je perde. »

M. Blandineau a beau se récrier contre le jeu, contre un souper qui doit suivre le jeu, sa femme le trouve encore trop heureux de ce qu’elle n’emprunte pas d’argent à d’autres qu’à lui. Le mari s’échauffe, tempête ; la femme, toujours ferme et calme, tient bon, et raille son imbécile époux : « Vous voyez, monsieur, lui dit-elle, comme vous vous révoltez contre le souper ; eh bien ! nous aurons des violons, de la musique, un petit concert, le bal, et une espèce d’opéra même, si vous continuez à me contredire ! »

À la suite de cet entretien, madame Blandineau appelle un laquais pour lui porter la queue : le procureur devient furieux : « Votre queue, madame ! vous faire porter la queue ! — Madame Blandineau : Oui, monsieur Blandineau, moi-même ; puisque j’ai eu la complaisance de prendre une queue tout unie, je me la ferai porter, s’il vous plaît, pour ne pas figurer avec la populace. — M. Blandineau : Mais, ma femme… — Madame Blandineau : Mais, mon mari, point de dispute. Quantité de bougies dans la salle, et surtout que le couvert soit propre, Lisette… Jasmin et et Gascaret rinceront les verres ; le filleul et le cousin de monsieur verseront à boire, et le maître-clerc mettra sur table. — M. Blandineau : Mon maître-clerc ! il n’en fera rien. — Madame Blandineau : Il le fera, mon ami ; je l’en ai prié : il n’est pas si impoli que vous ; il n’oserait me contredire. » Molière n’eût pas désavoué de pareilles scènes. La greffière donne dans la farce ; c’est une caricature de madame Patin. Mais rien n’est plus plaisant, plus digne de la bonne comédie, que le dépit et la rage de la procureuse et de l’élue, quand la greffière leur signifie qu’elle va épouser un comte, quand madame Carmin, marchande de laine, vient leur faire confidence qu’elle va devenir présidente. Madame Blandineau détermine enfin son mari à faire l’acquisition de la baronnie de Bois-Tortu ; et alors la baronne de Bois-Tortu peut aller de pair avec la greffière comtesse, et la marchande de laine présidente. C’est un assez joli mot que celui de la greffière, qui, en 1700, voulant devenir comtesse, dit à la soubrette : C’est la saison des révolutions que la fin des siècles, et tu vas voir d’assez jolis changements dans ma destinée. Il s’est fait aussi d’assez jolis changements dans la destinée de la France, vers la fin du dix-huitième siècle.

Les Bourgeoises à la mode

Je me prête avec une merveilleuse facilité à la peinture des mœurs étrangères ou anciennes : je trouve toujours fort bon qu’un auteur soit de son pays et de son siècle ; je m’établis son compatriote et son contemporain, et jamais il ne me paraît plus piquant que lorsqu’il choque nos coutumes et nos idées actuelles. Ce que je cherche dans les romans anglais, c’est précisément ce que les traducteurs en retranchent pour les accommoder au goût de notre nation. À mes yeux, un des grands charmes d’Homère est de nous offrir des mœurs et des hommes de trois mille ans. J’étudie le siècle de Louis XIV dans ses poètes dramatiques ; les comédies de ce temps-là sont pour moi des histoires ; et les auteurs qui méritent peu d’attention, comme écrivains, me semblent toujours curieux comme monuments.

Je suis bien aise, par exemple, de connaître le train de vie des bourgeoises qui étaient à la mode il y a cent dix ans. Je compare avec plaisir les femmes de 1692 avec les femmes de 1802 ; et si je suis fâché de quelque chose, c’est de trouver entre elles si peu de différence. Si les actrices eussent voulu paraître sous le costume que portaient il y a un siècle les femmes de notaire et de commissaire, le contraste des modes eût été frappant et risible ; mais les mœurs sont presque les mêmes. Du temps de Dancourt, les bourgeoises à la mode veillaient la nuit et dormaient le jour ; les plaisirs étaient leur grande affaire ; elles connaissaient à peine leur ménage et leur mari ; elles levaient de fortes contributions sur leurs amants, et leur unique occupation était d’avoir beaucoup d’argent, pour en dépenser beaucoup.

On peut être surpris que l’intervalle d’un siècle ait apporté si peu de changement à de pareilles mœurs ; mais le temps reprend ses droits, lorsque l’on considère que, dans l’espace d’un siècle, les ridicules particuliers de quelques folles sont devenus les mœurs générales ; dans un pareil progrès on peut reconnaître l’ouvrage d’un siècle. Dancourt, en se moquant de deux bourgeoises écervelées, avait pour lui toutes les femmes de qualité, toutes les bourgeoises raisonnables ; et c’était alors la majorité. Aujourd’hui Dancourt est un impertinent, un écrivain de mauvais ton, qui dégrade la scène par des caractères extravagants et méprisables ; il a contre lui toutes les femmes qui ressemblent aux bourgeoises à la mode, mais ne veulent pas se reconnaître dans le portrait qu’il en fait : l’universalité des vices amène toujours l’hypocrisie des mœurs ; et l’hypocrisie des mœurs détruit essentiellement toute espèce de comique, pris dans la nature et dans la vérité.

Notre délicatesse est choquée de la naïveté et de la bonne foi de ces deux femmes qui conviennent ingénument qu’elles n’aiment point leurs maris, qu’elles n’ont pas de plus grand plaisir que de les tromper et de les piller, et qui se montrent si peu scrupuleuses sur les moyens de se procurer de l’argent : ce langage est trop vrai, trop naturel ; on pense, on agit aujourd’hui de même, mais on parle tout autrement. Les femmes, en général, n’aiment point qu’on dévoile sur la scène leurs mystères, leurs intrigues, leurs travers ; elles connaissent tout cela beaucoup mieux que les auteurs eux-mêmes ; elles sont rassasiées et rebattues de ces misères-là. Pour les amuser au théâtre, il faut leur présenter quelque chose qui leur soit moins familier, des objets nouveaux, des honnêtes femmes et de beaux sentiments.

La distinction des bourgeoises et des femmes de qualité n’existe plus ; il n’y a qu’une classe qui marque dans la société, celle des femmes riches. Il n’était pas possible autrefois aux bourgeoises, même avec de l’argent, d’imiter tout à fait les femmes de qualité ; et les efforts qu’elles faisaient pour s’élever au-dessus de la roture, fournissaient aux poètes comiques des traits originaux. Mais pour imiter aujourd’hui les femmes riches, il ne faut que des écus ; celle qui en a le plus est celle qui a le meilleur air et le ton le plus distingué. Une partie du ridicule des Bourgeoises à la mode est donc anéantie par le nouveau système social, qui n’admet plus que l’inégalité des fortunes.

La comédie des Bourgeoises à la mode est aussi la satire de ces femmes de qualité pour qui la noblesse n’était qu’un droit d’impertinence, un vernis brillant qui donnait le bon ton à de mauvaises mœurs. Angélique se désespère sérieusement de n’être que la femme d’un notaire, et d’un notaire qui s’appelle M. Simon ; le nom de madame Simon lui cause des vapeurs : avec toutes ses folies et toutes ses dépenses, elle reste fort au-dessous de la moindre marquise ; et lorsque Lisette lui observe que le titre doit lui être indifférent, puisqu’elle vit en marquise, elle lui répond avec un sentiment profond : « Non, vraiment, ma pauvre Lisette ! Je n’ose médire de personne ; je ne puis risquer la moindre petite querelle avec des femmes qui me déplaisent ; je suis privée du plaisir de me moquer de mille ridicules : enfin, Lisette, quand on a de l’esprit, il est bien fâcheux, faute de rang et de naissance, de ne pouvoir le mettre dans tout son jour. »

La passion du jeu est peut-être encore plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’était autrefois ; mais sous Louis XIV les maisons publiques de jeu n’étaient pas tolérées : on jouait, dans les maisons particulières, des jeux prohibés par la police. Une foule d’aventurières, se disant femmes de qualité, donnaient à jouer chez elles, et n’avaient pas d’autres revenus que les profits du jeu. Angélique adopte l’idée de donner à jouer chez elle, parce que tenir une maison de jeu, c’était presque un titre de noblesse ; on jouait beaucoup chez les grands seigneurs : dans ce temps-là, les maisons les plus honnêtes étaient souvent des maisons de jeu ; aujourd’hui les maisons de jeu ne sont jamais des maisons honnêtes.

Si les deux bourgeoises ressemblent beaucoup aux femmes d’à présent, leurs maris, en récompense, sont bien différents des hommes d’aujourd’hui : M. Simon et M. Griffard sont de vieilles caricatures affublées d’énormes perruques, des barbons dégoûtants, niais et ridicules. Nos notaires et nos commissaires sont bien plus aimables et plus avisés ; ils ont bien une autre tournure : on ne les voit point sottement amoureux ; ils connaissent mieux la valeur de l’argent ; peut-être n’en donnent-ils pas plus à leurs femmes ; mais quand ils en donnent aux femmes des autres, il savent mieux pourquoi. Il faut convenir que les bourgeoises de Dancourt n’ont pas, sur l’article des présents, la même délicatesse que nos femmes : Angélique et Araminte sont de véritables escrocs femelles, sans aucune bonne foi dans le commerce : chacune d’elles tire du mari de son amie des sommes considérables, et se moque du sot qui les donne. Nos coquettes ont plus de conscience. Angélique pousse même l’insolence jusqu’à dire en sortant de l’entretien de M. Griffard : Quel animal ! il ne m’a jamais paru plus ridicule ! Et cependant elle vient de tirer à cet animal deux cents pistoles. Le public a murmuré d’une ingratitude si déloyale : murmure honorable pour les femmes de notre siècle ; c’est le cri de la morale publique, et la sanction du premier principe de la justice distributive. Ce qui peut excuser les deux bourgeoises, c’est qu’elles se passent de la main à la main les dons de leur amant, de manière que chacune n’a que l’argent de son mari.

Il y a dans la pièce un petit chevalier de lansquenet, qui se fait passer pour homme de qualité, quoiqu’il soit fils d’une revendeuse à la toilette. L’importance, qu’on donnait alors au jeu introduisait dans les sociétés beaucoup d’aventuriers4. On est choqué que cet intrigant, reconnu et démasqué, finisse par épouser la fille du notaire, et qu’Angélique, si entêtée de la noblesse, consente à s’allier avec une revendeuse à la toilette, pour une somme de vingt mille écus que cette femme s’engage à donner à son fils ; mais le sot orgueil s’allie très bien avec les sentiments les plus bas.

Le Mari retrouvé

Dancourt mettait volontiers sur la scène les aventures du jour : le Mari retrouvé n’est qu’une plaisanterie sur le singulier procès de M. de La Pivardière. Ce mari, très mécontent de sa femme, avait imaginé d’en prendre une seconde du vivant de la première. Il avait, dans un pays assez éloigné du sien, un petit ménage dont il n’était peut-être pas très content : quand on a trop d’une femme, en prendre deux n’est pas trop sage. Quoi qu’il en soit, La Pivardière, par curiosité et par prudence, venait voir quelquefois sa première femme. Il pouvait se convaincre, dans ses visites, que sa femme supportait patiemment son absence, et même qu’un véritable veuvage lui eût fait encore plus de plaisir : elle avait pour consolateur et pour ami un saint homme, prieur de je ne sais quel endroit : liaison équivoque dont les uns riaient, les autres se scandalisaient. La Pivardière, tranquille sur le compte de sa première femme, crut devoir cultiver uniquement sa seconde, et resta longtemps sans reparaître dans son ménage légitime. Je ne sais comment, et par quelle influence des caquets et bruits populaires, on s’avisa de soupçonner madame de La Pivardière d’avoir fait assassiner son mari : plus l’accusation était absurde, mieux elle réussit.

Le tribunal de Châtillon-sur-Indre informe vigoureusement contre la dame accusée : des procès-verbaux furent dressés, et pendant un mois la procédure va son train, lorsque tout à coup le sieur de La Pivardière s’avise de ressusciter comme pour donner un démenti aux juges de Châtillon, qui prétendaient avoir la preuve légale de sa mort. La justice n’a jamais tort ; les juges de Châtillon-sur-Indre ne veulent point démordre de leur opinion ni casser la procédure : c’eût été faire un affront à la robe. La Pivardière se tue à dire qu’il est vivant ; les juges s’obstinent à vouloir qu’il soit mort. Ce procès bizarre dura quatre ans ; il fallut tout ce temps-là pour s’assurer qu’un homme vivant et bien portant n’avait pas été assassiné ; et M. de La Pivardière eut besoin d’un arrêt du parlement, dans toutes les formes, pour constater qu’il était bien lui-même : tant la malveillance, la prévention, l’ignorance et la chicane assemblent de nuages sur les faits les plus simples et les plus clairs !

Un homme aussi spirituel, aussi gai que Dancourt, ne pouvait manquer de sentir vivement ; le comique d’une pareille aventure ; il la transporta au théâtre, ou plutôt il évoqua l’affaire au moulin, lieu ordinaire de la scène de ses pièces. Je suis toujours étonné qu’avec tant d’affection pour le moulin, Dancourt soit si mal avec les ânes.

Dans le Mari retrouvé, M. de La Pivardière est représenté sous le nom d’un meunier nommé Julien : sa meunière l’a tant fait enrager, qu’il a quitté le moulin pour aller à Nemours. Il a fait, dans cette ville, la conquête d’une fille de cabaret, qu’il est sur le point d’épouser ; mais, avant de s’établir au cabaret, il vient faire ses adieux au moulin. Son indiscrétion laisse transpirer l’aventure : la meunière en est plus irritée qu’affligée ; elle enrage de n’être pas veuve, et de voir que son mari agit en homme veuf : elle l’accable de mauvais traitements. Julien, quoique bon homme, veut s’en venger ; il se cache, et ses amis répandent le bruit que sa femme l’a fait noyer. Le bailli informe : il trouve des témoins qui déposent ce que l’intérêt et la passion leur dictent. Dancourt a pris cela dans le grand magasin des auteurs dramatiques, dans les comédies de Molière. Maître Jacques, interrogé par l’avare et par le commissaire, accuse l’intendant pour se venger des coups de bâton qu’il en a reçus : on peut voler un homme aussi riche que Molière, mais on ne parvient jamais à le tuer.

Le bailli est expéditif ; il n’épargne pas les décrets de prise de corps. La meunière consternée croit qu’on va la pendre, quand son mari reparaît : elle lui fait alors beaucoup de caresses ; mais le bailli, pour l’honneur de sa procédure, ne veut point reconnaître le meunier Julien. Tout le village force le bailli d’entendre raison. Tout finit par des couplets dont le refrain est un peu libre : ce qu’il y a de pis, c’est que l’air n’est ni gai ni chantant, soit que les acteurs n’en saisissent pas bien la coupe, soit que l’habitude d’entendre la musique de Lulli rendît les spectateurs moins difficiles du temps de Dancourt.

L’Été des Coquettes

Malheur aux comédies qui ont besoin de commentaires ! C’est le sort de tout notre ancien comique : les spectateurs actuels n’ont presque aucune idée des mœurs qu’on y peint ; et, ce qui est plaisant, ils en sont même scandalisés. La plupart sont nés vers le temps où l’hypocrisie de mœurs a succédé a l’hypocrisie de religion ; ils sont accoutumés à des sentiments faux ; la nature et la vérité choquent leur délicatesse ; ils veulent des romans et non des comédies ; il leur faut de l’intérêt, de l’intrigue. Les anciens mettaient de préférence dans leurs pièces des vices, des ridicules, du comique. Dancourt s’attachait surtout aux travers du jour, aux folies à la mode ; il représentait la société telle qu’il la voyait de son temps ; et il faut bien que ses tableaux ne fussent pas tout à fait infidèles, puisque la bonne compagnie s’en amusait.

Quand les mœurs ont commencé à se corrompre au point qu’il n’était plus possible d’en supporter l’image au théâtre, on a fort maltraité Dancourt. L’auteur de la Nouvelle Héloïse, roman beaucoup plus dangereux pour la jeunesse que toutes les comédies du monde, a poussé la rigueur jusqu’à dire que Dancourt n’était bon que pour amuser les libertins et les femmes perdues. Sans prétendre justifier ici Dancourt, il est évident que ceux qui fréquentaient le spectacle vers la fin du dix-septième siècle, n’étaient pas tous, quoi qu’en dise Jean-Jacques Rousseau, des libertins et des femmes perdues. Les honnêtes gens qui riaient alors aux comédies de Dancourt avaient assurément d’aussi bonnes mœurs, pour ne rien dire de plus, que les personnages qui, cent ans après, allaient entendre sur la scène des homélies philosophiques et d’ennuyeux romans de vertu.

Qu’est-ce que l’Été des Coquettes ? que signifie ce titre ? Qu’est-ce que des galants d’été ? Fait-on l’amour l’été autrement que l’hiver ? Grandes questions, dont la solution est nécessaire à l’intelligence de la pièce. Sous Louis XIV, toute la cour, toute la noblesse était militaire ; tout militaire se piquait autant de galanterie que de valeur. Tous les officiers étaient essentiellement dévoués au service des dames, et les dames préféraient à tout autre le service des officiers : il fallait porter la livrée de Mars pour faire agréer ses hommages à Vénus. Les guerriers étaient en possession de plaire aux belles, et le moindre sous-lieutenant l’emportait sur un président, sur un fermier-général, sur un prélat : le ton, le caractère et le costume des autres professions semblaient effaroucher les amours : l’homme de robe était empesé et lugubre ; le financier, lourd et grossier ; l’abbé, doucereux et fade ; le militaire seul était tout à la fois fier et soumis, impétueux et tendre, entreprenant et poli. Aujourd’hui tous les états sont également propres à la galanterie : tous les jeunes gens ont l’air et le ton militaire ; un procureur est aussi élégant, aussi leste, quelquefois mieux tourné qu’un colonel : les femmes, plus équitables, et peut-être plus connaisseuses, ne reconnaissent d’exclusion que celle qui est donnée par la nature.

Tous les étés on faisait la guerre sous Louis XIV : dès le printemps les officiers partaient ; les sociétés galantes étaient en deuil, et les belles pleuraient l’absence de leurs amants ; mais elles permettaient quelquefois aux robins, aux financiers, aux abbés, de consoler leur veuvage : c’étaient là les soupirants d’été, et les coquettes n’avaient pas d’autre ressource jusqu’à l’hiver.

C’est dans cet état de détresse que Dancourt nous présente deux jeunes demoiselles, Angélique et Cidalise, qui me paraissent avoir des principes de coquetterie au-dessus de leur âge, et les exposer avec une franchise au-dessus de leur sexe : « Le seul mot ce de raison, dit Angélique, me fait mourir. À mon âge, faite comme je suis, je passerais pour folle dans le monde, si l’on me soupçonnait seulement de savoir ce que c’est que la raison. » Cependant cette même Angélique, si ennemie de la raison, raisonne beaucoup, et avec plus de profondeur qu’il ne lui appartient, quand elle fait ces réflexions sur le mariage : « Je ne regarde le mariage qu’avec frayeur : ce que j’entends dire me fait frémir : c’est un engagement que mille personnes se repentent d’avoir pris, et dont aucune n’est satisfaite : il n’est point de femmes qui s’en louent, et les plus modestes croient beaucoup faire de ne pas s’en plaindre. »

En réunissant les traits dont Angélique se peint elle-même, on voit qu’une coquette est un composé d’amour-propre, de curiosité et de malice. Une des bonnes amies d’Angélique, nommée Cidalise, à peu près de son caractère, vient passer la journée avec elle. Il est peu conforme aux usages de la société que deux demoiselles soient ainsi seules et livrées à elles-mêmes. La mère d’Angélique est, dit-on, à la campagne ; le tuteur de Cidalise y est aussi. Dancourt s’écarte ici de la vraisemblance et de la bienséance. Quoi qu’il en soit, les deux coquettes, dans une confidence mutuelle, découvrent, à leur grand mécontentement, qu’il y a des hommes plus fins qu’elles, et qu’elles ont le même amant qui les trompe l’une et l’autre. Clitandre (c’est son nom) a fait accroire à Angélique qu’il partait pour l’année, il y a un mois ; au lieu de partir, il est resté auprès de Cidalise, à laquelle il a fait ses adieux il y a quinze jours. Ce Clitandre n’est pas un véritable officier ; ce n’est qu’un volontaire qui va à l’armée pour se donner du relief et se mettre à la mode. Nos coquettes, plus mortifiées qu’affligées, prennent leur parti assez lestement sur cet infidèle, et n’en sont que mieux disposées à s’en venger sur les nigauds qui leur tomberont sous la main.

César-Alexandre Patin est une des principales dupes. Ce financier, en jouant avec Angélique, lui a laissé gagner trois cents pistoles ; il lui en envoie deux cents en argent, et pour le reste, un diamant valant lui seul les trois cents pistoles. Ceci passe les bornes de la coquetterie, et recevoir deux nulle francs d’un financier, est, pour une jeune fille, un passe-temps d’été un peu trop solide. Angélique fait dire à M. Patin, pour ses deux mille francs, qu’elle veut souper avec lui.

Un animal amphibie, un abbé très équivoque, qui débite encore la fleurette à cinquante ans, et ne sait quel état prendre, apporte à la coquette des madrigaux et des ridicules, mais point de pistoles et point de diamants : on s’en défait promptement, comme d’un pestiféré, sous prétexte qu’il a de la poudre de Chypre qui fait mal à la tête ; on a des vapeurs à mourir, et le pauvre abbé est obligé de sortir pour n’être pas cause de la mort de madame. On remarque dans cette scène un trait sur l’habit ecclésiastique, dont ces galants musqués semblaient rougir devant les belles ; l’abbé en question dit à Angélique, qui lui fait compliment sur sa parure profane : « Vous voyez que je m’éloigne autant qu’il est possible du petit collet et du manteau. » Ce qui fait dire à Lisette : « Ma foi, le petit collet et le manteau ne gâtent rien ; on se repent quelquefois de s’en être défait, et c’est une espèce de housse qui fait souvent honneur à ceux qui la portent. » Si la housse ecclésiastique honorait les aventuriers qui la portaient, ces aventuriers déshonoraient beaucoup la religion, et c’était un grand abus que ce costume respectable servît à déguiser ceux qui s’en montraient le plus indignes par leurs discours et par leurs actions.

M. des Soupirs, maître à chanter, est aussi sur le pied d’un galant d’été, tant la disette est grande ! Cet artiste, extrêmement fat, et non moins niais, est d’un ridicule achevé ; on le berne sans qu’il s’en aperçoive, et les deux coquettes le pelotent au point qu’il fait pitié. Une troisième coquette, la vieille comtesse de Martinsec, vient apprendre aux deux autres des nouvelles peu réjouissantes. C’est aussi une des maîtresses de Clitandre ; elle doit l’épouser au retour de la campagne, et cet amant banal lui a donné la dernière quinzaine, parce que c’est à ses dépens qu’il s’est mis en équipage. La situation de ces trois rivales est comique ; le plus plaisant, c’est que Clitandre, après avoir fait séparément ses adieux à ses trois femmes, à quinze jours de distance, n’est point encore parti. Il revient auprès d’Angélique, persuadé que son manège est bien secret. Il ne pouvait pas tomber dans une plus terrible embuscade que dans les mains de trois femmes qu’il a trahies. La plus furieuse est la vieille, qui a fait des frais ; la perfidie de Clitandre est pour elle une véritable banqueroute ; aussi les deux autres reconnaissent la légitimité de sa créance, et lui cèdent l’amant pour l’équipage. Il y a sans doute des petits scélérats comme Clitandre : je ne sais s’il y a des femmes aussi dupes que la comtesse de Martinsec ; il me semble qu’elles entendent mieux aujourd’hui les affaires. Clitandre se console par quelques sarcasmes un peu durs contre le financier et le maître à chanter, qui se donnaient les airs de plaisanter ce volontaire sur sa manière de servir chez les femmes par quinzaine.

Il n’y a point d’action dans cette jolie bagatelle, mais une grande abondance de saillies, de traits et d’épigrammes ; le dialogue est charmant, les caractères sont fort comiques.

Bruéis et Palaprat

Le Muet
I

Cette comédie, bien conduite, bien intriguée, fort plaisante, n’attire presque personne, et ne jouit aujourd’hui d’aucune réputation, ainsi que ses auteurs : elle n’a rien qui flatte le goût actuel et les idées modernes ; ce n’est ni un imbroglio, ni une farce extravagante, ni un roman flanqué d’épigrammes et de madrigaux : on n’y trouve point de tirades, point de sentences, point de jeux de mots, et par conséquent point d’esprit ; je veux dire point de cet esprit dénué de sens, hors de raison, et qui, dans tout ouvrage, et surtout dans la comédie, est un très grand défaut. Le Muet est donc tout simplement une comédie d’intrigue, dont le dialogue est naturel, facile et gai. Qui pourrait être tenté d’aller voir une pareille pièce ?

Le Muet est une imitation de l’Eunuque de Térence. Bruéis et Palaprat ont accommodé à nos mœurs l’intrigue du poète latin avec beaucoup d’esprit et de goût ; ils ont mis un muet à la place d’un eunuque : la plus exacte bienséance est observée, et c’est un grand mérite que les anciens ont beaucoup trop négligé.

C’est un très singulier ouvrage que cet Eunuque de Térence : il peut nous donner une idee de l’éloquence et de la grâce de Monandre, le Molière des Grecs ; car il ne faut pas s’y tromper, l’Eunuque de Térence n’est que l’Eunuque de Ménandre. Térence n’est qu’un imitateur et un traducteur ; mais ses copies sont devenues des originaux, parce que les originaux sont perdus. Avec ses imitations des chefs-d’œuvre de Ménandre, Térence s’est acquis bien plus de gloire que la plupart des poètes qui ont tout tiré de leur propre fonds ; et ce traducteur des comiques grecs est un des princes de la comédie latine.

Quintilien, législateur du goût dans un siècle corrompu, ce qui lui donne une physionomie toute particulière parmi les littérateurs et les critiques ; Quintilien, d’ailleurs si judicieux et si réservé, semble perdre toute mesure quand il loue Ménandre : « Lui seul, dit-il, est capable de former un orateur ; lui seul, attentivement lu, peut fournir des modèles de tous les genres d’éloquence, tant ses tableaux de la vie humaine sont vrais et fidèles, tant il est riche d’invention et d’expression, tant il sait conformer son style aux choses, aux personnes, aux situations diverses… ! Partout ce poète observe admirablement ce qui convient au caractère et à la condition de chaque personnage : auprès de lui, tous les autres poètes comiques sont sans nom ; il les a tous obscurcis par l’éclat de sa gloire. »

Nous n’avons pas une seule pièce, pas une seule scène de Ménandre et des autres poètes de la nouvelle comédie grecque ; nous ne connaissons que quelques farces satiriques et politiques d’Aristophane, vingt-six pièces latines, imitées des Grecs, et sur lesquelles il n’y en a que quatre de Ménandre : voilà tout ce qui nous reste de la comédie grecque, et encore ces restes sont aujourd’hui presque inconnus à nos nouveaux gens de lettres ; et avec ces renseignements, nous nous flattons sans façon de l’emporter sur les Grecs dans la comédie. Que dira-t-on d’un peuple qui, dans deux mille ans d’ici, sortant de la barbarie, et commençant à cultiver les lettres avec succès, prétendrait l’emporter sur les Français dans la tragédie, quoiqu’il ne connût ni la langue française, ni Corneille, ni Racine, ni Crébillon, ni Voltaire ? Les contemporains de Molière, et Molière lui-même, étaient bien plus circonspects : La Fontaine, imitateur de Térence, ne tarit point sur les louanges de cet excellent original, dont il prétend ne pouvoir donner qu’une faible copie ; et malheureusement ici sa modestie a raison. Que sera-ce si Térence lui-même n’a donné qu’une faible copie de Ménandre ! Et cependant il faut bien le croire d’après le témoignage de Quintilien. Après avoir dit que les écrits de Térence sont ce que la poésie latine a de plus élégant dans ce genre, il ajoute : « À peine avons-nous une ombre légère qui nous retrace la grâce de la comédie grecque ; il me semble même que l’idiome des Romains n’est pas susceptible de ce charme inconcevable accordé au seul langage attique, puisque les Grecs eux-mêmes ne l’ont pas dans un autre dialecte. »

D’après cela, ce Ménandre devait être un homme divin ; mais puisqu’il faut absolument renoncer à faire sa connaissance, Térence peut nous consoler ; et ceux qui sont initiés aux mystères de la langue latine, y trouvent mille grâces qui, pour n’être pas comparables à celles de Ménandre, n’en sont pas moins précieuses pour nous autres barbares, qui ne pouvons pas être plus délicats que Quintilien.

Le fond de cette comédie est très contraire aux bienséances de notre théâtre. C’est un jeune homme ardent et passionné, qui trouve le moyen de s’introduire comme eunuque auprès de sa maîtresse, et prouve ensuite qu’il ne l’est pas : cette violence nécessite son mariage, et amène le dénouement d’une manière très naturelle. L’action se passe dans la maison d’une courtisane, et le lieu de la scène est devant cette maison. Les Grecs, qui avaient beaucoup d’honnêtes femmes, ne mettaient que des courtisanes sur la scène : il n’y avait que des hommes pour spectateurs ; car les femmes étaient comptées pour rien au théâtre, parce qu’elles étaient renfermées dans une galerie ou on ne les voyait pas : leur opinion et leur suffrage étaient absolument nuls. Les mœurs publiques excluaient toute espèce d’intrigue de société, ou, s’il en existait quelqu’une, elles n’auraient pas permis qu’elle fût produite sur la scène. On ne pouvait donc y mettre que des courtisanes : les Grecs croyaient en cela rendre hommage à la décence et honorer la vertu du sexe ; et nous, par la même raison, nous ne voulons au théâtre que d’honnêtes femmes, qui n’y sont pas fort honnêtes, puisqu’elles ne font que parler d’amour à des hommes.

Les Grecs ne pouvaient être choqués de trouver sur la scène une image fidèle de la débauche des jeunes gens, débauche autorisée par l’usage et tolérée par la religion. Félicitons-nous d’avoir une religion plus pure et une morale publique plus sévère : si nos mœurs n’en sont pas pour cela meilleures, nous avons du moins plus de bienséance que les Grecs, trop amis de la nature et de la vérité : ils croyaient que la comédie pouvait offrir un jeune fou éperdument amoureux d’une courtisane : nous voulons, nous, que les jeunes gens ne soient passionnés que pour d’honnêtes filles.

Ce qu’il y a de plus révoltant pour notre délicatesse dans la comédie de Térence, c’est de voir un amant tellement esclave de sa passion, qu’aux instantes prières de sa maîtresse, et par complaisance pour elle, il consent à la céder à son rival pendant deux jours. Palaprat, l’un des auteurs du Muet, témoigne d’une manière naïve de scandale que lui cause une pareille faiblesse : il est indigné de ce mélange de débauche et de passion, qui cependant n’est que trop commun. Le rôle de ce jeune homme, que nous trouvons avec raison si peu délicat, est plein de traits passionnés ; mais Phædria n’avait jamais lu de romans ; il ne connaissait que le physique de l’amour, et il n’y en avait pas d’autre dans toutes les comédies grecques : il aime mieux céder pendant deux jours sa maîtresse, que de s’exposer à la perdre pour toujours.

Cette lâche complaisance est fort adoucie par l’art avec lequel on la présente : la courtisane Thaïs exige ce sacrifice de son amant pour faire une bonne œuvre : c’est par un sentiment d’humanité et de générosité qu’elle se détermine elle-même à se priver pendant deux jours de l’objet qu’elle aime, pour se livrer à un militaire sot et fanfaron qui lui déplaît. Ce militaire lui destine pour présent une jeune esclave qu’elle sait être née de parens libres établis à Athènes ; elle veut rendre cette fille à sa famille, et pour cela il faut qu’elle cède aux désirs du militaire. Afin que les intentions de cette courtisane ne soient pas trop romanesques, le poète lui prête un motif d’intérêt : Thaïs cherche à se faire des amis ; dans une profession qui l’expose à beaucoup d’avanies, elle a besoin de l’appui de quelques honnêtes gens. « Je suis seule, dit-elle à Phædria ; je n’ai dans la ville ni amis ni parens ; je voudrais m’y faire quelques protecteurs ; aidez-moi à cela, mon cher Phædria, etc. » Tout ce rôle de Thaïs est plein de grâce et de douceur.

Voyant que Phædria s’emporte contre une pareille proposition : Quelque désir qui me presse, dit-elle, de rendre cette fille à ses parents, quoique le moyen que je vous propose soit le seul, cependant, plutôt que de perdre votre amitié, je ferai ce que vous voudrez. L’amant ne tient pas contre ce témoignage d’amour ; mais il paraît encore s’en défier. Un des caractères du véritable amoureux est de ne jamais croire qu’on l’aime : « Ah ! s’écrie-t-il, plutôt que de perdre mon amitié ! Si vous disiez cela du fond du cœur, ô Thaïs ! si je pouvais croire que vous le pensez, il n’y a rien que je ne fusse en état de souffrir ! » Thaïs profite du moment ; elle proteste de sa sincérité. Phædria se résigne : Adieu, Thaïs, lui dit-il. — Adieu, mon ami. N’avez-vous plus rien à me dire ? — À vous dire ! ah ! Thaïs, pendant que vous serez ici avec mon rival, que votre cœur soit avec moi ! Aimez-moi le jour, la nuit ! désirez-moi sans cesse ! voyez-moi en songe, pensez à moi, attendez-moi ; que mon image soit votre seul amusement, soyez avec moi tout entière ; que votre âme soit à moi, comme la mienne est à vous !

Egone quid velim ?
Cum milite isto pressens, absens ut sies,
Dies noctesque me ames, me desideres,
Me somnies, me expectes, de me cogites,
Me speres, me te oblectes, mecum tota sis,
Meus fac sis postremò animus quandò ego sum tuus.

Voilà ce qui pouvait apaiser la mauvaise humeur de Palaprat ; voilà ce qui réconcilie Térence avec les lecteurs délicats. Malgré l’art et le talent de Bruéis et Palaprat, malgré la sagesse et la décence de leur plan, la comédie française du Muet, du côté de l’invention, de l’éloquence et du style, est bien inférieure à la comédie latine de l’Eunuque.

II

Le Muet, qu’on avait vu avec grand plaisir dans sa nouveauté et à sa première reprise, fut depuis un peu oublié, au grand regret de Palaprat, qui ne manqua pas d’accuser la négligence des comédiens : « Mille gens, dit-il, me demandent pourquoi l’on ne joue point cette pièce. J’ai toujours eu la discrétion de ne le pas demander à ceux qui en sont les maîtres, persuadé qu’ils connaissaient leurs intérêts mieux que moi : elle a pour se consoler de l’oubli où elle est, la compagnie de quantité de vieilles pièces très bonnes, que la moitié du public reverrait avec plaisir, et qui seraient toutes nouvelles pour l’autre moitié, si l’on voulait se donner la peine de les apprendre. En effet, de combien est ornée et enrichie la décoration des loges par de jeunes beautés nées depuis la première représentation du Muet ! Et combien est étourdi le spectacle entier par de nouvelles levées de petits-maîtres récemment éclos et encore informes, qui sont charmés d’aller porter leur écu sur le théâtre, et pensent que c’est du grand air de s’y jeter indiscrètement sur les épaules des acteurs ! »

Palaprat, dans l’absence de son associé, avait présenté et lu lui-même cette pièce aux comédiens : ils l’avaient reçue avec le plus grand plaisir, et en avaient si bonne opinion qu’ils avancèrent de l’argent à Palaprat, sur la seule espérance de son succès. Le poète gascon fut charmé de cette avance, qui lui venait fort a propos : il était mal en fonds, et se voyait obligé de suivre à l’armée le prince dont il était secrétaire. Ses amis auguraient bien du voyage ; ils lui assuraient tous qu’il allait faire fortune : c’est ce qui donna occasion à Palaprat de composer une espèce de manifeste préservatif de la vanité et de l’impudence, compagnes ordinaires des richesses. C’est une pièce singulière et originale, dont je ne donne ici que la substance :

1° « Quand je serai devenu fort riche, si je dis que je descends pour le moins des comtes de Toulouse, JE MENTIRAI.

2° « Si je fais de magnifiques descriptions des charges et des terres qui ont été dans ma maison, autant DE FAUSSETÉS.

3° « Si je parle des dépenses faites pour mon éducation, de mon gouverneur, de mes maîtres, de mon valet de chambre, de mes laquais, et de la grosse pension qui m’était assignée seulement pour mes menus plaisirs, pas un mot de vrai.

4° « Si je soutiens que j’ai longtemps servi à mes dépens le prince à qui je dois tout, cela sera si faux, que la première fois que je l’ai suivi à l’armée, j’avais, en partant, soixante-dix ou quatre-vingts pistoles, y compris l’argent qu’on m’avait avancé sur le Muet. »

Ce manifeste n’est pas d’un Gascon.

Le Grondeur
I

Le 3 février 1691 est l’époque de la première représentation du Grondeur. Contre l’usage, le théâtre et les loges sifflèrent ; les gens comme il faut s’étaient mis dans la tête qu’un homme qui gronde ne pouvait être plaisant. L’ouvrage fut décrié dans la bonne compagnie, et même à la cour, au point que le prince de Conti, étant venu quelques jours après à la comédie, dit aux acteurs qui le conduisaient à sa loge : « Du moins qu’on ne me donne pas le Grondeur. » Cependant le Grondeur était affiché : les acteurs consternés représentèrent à son altesse le tort qu’elle allait faire à l’ouvrage et aux auteurs. Le prince se rendit, mais à condition qu’on lui donnerait, avec le Grondeur, le Ballet extravagant. La capitulation ne faisait pas d’honneur au goût du prince ; ce ballet est une bagatelle bien mince ; mais elle faisait honneur à Palaprat, auteur du Ballet extravagant ; et c’est lui-même qui rapporte l’anecdote avec une merveilleuse complaisance.

Le prince de Conti, injustement prévenu contre le Grondeur, fut tout étonné de le trouver fort plaisant ; il en rendit un bon témoignage à la cour ; on eut envie de voir le Grondeur dans ce pays où l’on ne gronde guère, et où l’on n’en vaut pas mieux. Dès ce moment la réputation de la pièce fut faite ; mais la fortune des auteurs ne profita pas beaucoup de cette heureuse révolution : à peine les recettes commencèrent-elles à s’établir d’une manière avantageuse, que les représentations furent arrêtées par le départ des trois principaux acteurs, que le duc de Vendôme enleva pour la fête qu’il donna, sur la fin du carnaval, à Monseigneur, dans son château d’Anet.

On remit le Grondeur le mercredi des cendres ; il vint peu de monde : on accusa de cette solitude la fatigue des plaisirs du carnaval, et encore plus une nouvelle farce qu’on jouait aux Italiens, sous le titre d’Arlequin Ésope ; car, dans ce grand siècle du goût, les mauvaises pièces réussissaient comme aujourd’hui, et l’on abandonnait les bons ouvrages de la scène française pour des arlequinades.

Il est donc vrai que le Grondeur n’eut, dans la nouveauté, qu’un succès assez médiocre, et surtout assez peu lucratif pour les auteurs ; mais ce succès alla toujours croissant ; la pièce réunit les suffrages des connaisseurs ; elle resta au répertoire de Paris, elle fit le plus grand plaisir dans les provinces ; et, s’il faut en croire le Gascon Palaprat, lorsqu’une pièce nouvelle tombait et n’était pas achevée, le parterre, pour se dédommager, demandait à grands cris le Grondeur, et on le donnait alors comme pour calmer l’orage et réconcilier le parterre avec la scène.

Il n’y a point aujourd’hui d’homme de lettres, ni même d’amateur distingué, qui ne rende justice au mérite du Grondeur ; et même la dernière représentation qu’on en a donnée a reçu un accueil très favorable ; on a beaucoup ri. Mais les comédiens ne paraissaient pas avoir une haute idée de la pièce, si l’on en juge par la manière dont ils l’ont montée : ils l’ont confiée à leurs pensionnaires, et l’ont regardée comme propre à servir d’exercice aux élèves de la comédie.

Il n’en fut pas de même dans la nouveauté ; la comédie française n’eut point d’acteurs trop bons pour jouer le Grondeur. Jean-Baptiste Raisin le cadet, surnommé le petit Molière, le plus célèbre comédien du temps, se chargea du rôle de Grichard. Ce Raisin était un vrai Protée ; il excellait dans les rôles les plus opposés, et faisait les délices des plus brillantes sociétés de Paris. C’était un homme de plaisir, aussi bon convive que bon comédien : il mourut d’une indigestion, à l’âge de trente-sept ou trente-huit ans, deux ans après avoir joué le Grondeur ; et comme on faisait déjà beaucoup de mauvais calembours dans ce fameux siècle de Louis XIV, un méchant poète, nommé Gacon, composa cette épitaphe sur la mort de Raisin et d’un autre comédien nommé Lagrange :

Tout le monde se plaint que l’année est stérile,
Et que si cela dure on va mourir de faim ;
Mais les comédiens du faubourg Saint-Germain
Ont plus sujet qu’aucun d’en émouvoir leur bile :
Car, n’ayant plus chez eux Lagrange ni Raisin,
Leur troupe ne pourra serrer ni blé ni vin.

Jacques Raisin, frère aîné de Jean-Baptiste, excellent dans les raisonneurs, rendit très bien le rôle d’Ariste. Celui de Lolive fut joué par de Villiers, acteur d’une grande réputation dans les marquis ridicules et tous les rôles de travestissements. Ce sont là les trois dont le duc de Vendôme s’empara pour sa fête d’Anet, sans s’embarrasser de ce que deviendrait la comédie de Paris.

Mademoiselle Beauval était la soubrette Catau ; elle avait alors quarante-sept ou quarante-huit ans. Cette actrice, chef de son emploi, où elle s’est acquis un grand nom, n’était donc alors ni jeune, ni jolie, ni coquette, ni galante ; elle était même revêche, acariâtre, impérieuse. Sa physionomie déplaisait beaucoup a Louis XIV ; mais le public lui trouvait un bon masque de servante

Le rôle de Fadel est celui d’un niais qui ne fait point de calembours, mais qui ne parle que par monosyllabes : il était rempli dans la nouveauté par Guérin, le Brunet du temps, dont le jeu muet était admirable. Sa scène avec Grichard durait trente-cinq minutes comptées montre sur table, et cependant elle ne contient que dix ou douze monosyllabes ; ce qui suppose, de la part des acteurs, des jeux, des temps, des silences qui sont les grands coups de l’art. La seconde scène de Fadel avec Catau, laquelle lui rend ses monosyllabes, durait à peu près autant que la première. Je ne sais quel est ce Guérin : serait-ce Guérin Destriche, qui épousa la veuve de Molière ? Si c’est celui-là, son mariage prouve qu’il n’était niais que sur la scène. Mademoiselle Raisin, qui joua Clarice dans le Grondeur, était d’abord une femme belle, grande et bien faite, avec de l’esprit, des grâces, et les plus beaux yeux du monde ; son seul défaut était une bouche un peu grande, défaut couvert par l’ivoire de ses dents ; de plus, c’était une excellente actrice, d’un rare talent dans le tragique comme dans le comique ; enfin, ce qui met le comble à sa gloire, ce qui lui donne la plus haute importance, c’est qu’elle sut charmer Monseigneur, frère unique de Louis XIV. Elle avait déjà fixé les regards de Charles II, dans un voyage qu’elle avait fait en Angleterre : c’était une beauté faite pour plaire aux princes.

La cour de France prit en considération particulière la passion de Monseigneur ; on fit offrir à mademoiselle Raisin une pension viagère de dix mille livres, si elle voulait renoncer au théâtre. Mademoiselle Raisin, dont la jeunesse commençait à se passer, accepta cette proposition solide ; mais il y eut une escobarderie sur le mot viagère, dont elle fut la dupe. Elle croyait que la pension viagère devait durer autant que sa vie ; on avait entendu à la cour qu’elle durerait autant que la vie de Monseigneur : à sa mort elle fut supprimée. Une cour vieille et dévote fut sourde aux sollicitations de mademoiselle Raisin ; mais le régent, jeune et galant, pour dédommager la belle veuve du tort que lui faisait cette équivoque, lui accorda une pension de deux mille livres, qui, en 1716, valait plus de quatre mille livres d’aujourd’hui.

II

Palaprat, associé de Bruéis, n’est pas fâché du nous apprendre qu’il est l’auteur de la seconde scène de Fadel, que celle de Mondor lui appartient aussi ; et il en est d’autant plus fier, qu’un des grands maîtres de la scène avait parié contre lui un bon repas que cette scène ne réussirait point ; elle eut cependant beaucoup de succès, et même la dernière phrase devint proverbe : elle est en effet fort plaisante ; mais, avec la même franchise, Palaprat nous révèle aussi ce qui n’est point du tout à sa gloire : il ne dissimule pas qu’il est seul auteur du troisième acte, le moins bon de tous. Il est vrai qu’il le composa dans la loge d’une charmante actrice : si ce fut une bonne fortune pour lui, ce n’en fut pas une pour la pièce.

Les deux amis avaient d’abord fait le Grondeur en cinq actes : on entendait beaucoup parler de ce singulier personnage avant de le voir ; il ne paraissait qu’à la fin du second acte, annoncé et préparé avec autant de soin que le Tartufe. C’est dans cet état qu’il fut présenté au tribunal de Champmêlé, alors l’oracle de la comédie. Il y a des femmes qui se sont soutenues au théâtre par la réputation de leurs maris ; Champmêlé avait un grand crédit auprès des comédiens à cause de la réputation de sa femme, la première actrice tragique. Elle avait, alors quarante-sept ans, et n’avait plus guère d’amants ; mais cette élève de Racine, n’ayant plus l’amour pour elle, régnait encore à la comédie par son talent, par sa renommée ; d’ailleurs, Champmêlé était auteur, et ce titre faisait croire à ses camarades qu’il était connaisseur. Il reçut assez mal les auteurs du Grondeur avec leurs cinq actes ; à peine daigna-t-il écouter leurs raisons : M. Grichard n’aime pas les valets raisonneurs ; les comédiens n’aiment guère les auteurs qui raisonnent. Après avoir ouï les parties, Champmêlé rendit un arrêt définitif et sans appel, qui réduisait le Grondeur à trois actes. Les auteurs, forcés de se soumettre, n’eurent d’autre parti à prendre que d’exécuter cet arrêt. L’opération faite, Bruéis partit pour son pays, laissant a Palaprat le soin de leur enfant commun.

Palaprat était facile et accommodant ; les comédiens, peu contents d’avoir exterminé deux actes de la pièce, exigèrent encore dans les trois qui restaient beaucoup de changements et de coupures. Le bon Palaprat se laissa mutiler, et, sans qu’il s’en aperçût, son troisième acte se fondit entre ses mains ; il fallut qu’il en forgeât un autre à la hâte, et l’on ne s’aperçoit que trop de la précipitation avec laquelle il fut composé. Les comédiens suivent encore ce système destructeur, qui, sous prétexte d’élaguer les branches inutiles et parasites, retranche celles qui sont absolument nécessaires à la préparation, au développement et à la liaison des incidents.

J’entends tous les jours les auteurs se plaindre qu’on suce le plus pur de leur sang, qu’on dévore toute leur substance, et qu’on fait de leurs pièces des squelettes décharnés. Je conçois que des comédiens qui ne visent qu’à l’effet et à l’applaudissement, et qui veulent brûler les planches, regardent comme longs et froids tous les détails qui ne servent qu’à motiver les situations ; ils ne regardent que la décoration de l’édifice, et font peu de cas des fondements. Les auteurs supposent les spectateurs raisonnables et attentifs ; les comédiens savent, par expérience, que les spectateurs applaudissent à tort et à travers des scènes même qu’ils n’entendent pas, et se laissent entraîner aveuglément à la chaleur du jeu théâtral.

Le Grondeur, en trois actes, ne pouvait remplir la juste étendue d’un spectacle. Palaprat y joignit le prologue des sifflets, qui vaut presque une pièce en un acte. Ce prologue fut très bien accueilli ; mais Palaprat se reproche d’avoir éveillé le chat qui dort. Quelque temps après, une pièce de sa façon ayant été sifflée, il s’imagina très faussement que les sifflets avaient voulu lui faire sentir la rancune qu’ils lui gardaient. Quel eût été le motif de cette rancune ? Palaprat, dans ce prologue, se déclare pour les sifflets : il reconnaît l’utilité et même la nécessité de cet instrument ; il lui donne une préférence éclatante sur la trompette.

Je n’examine point ce prologue comme un ouvrage de littérature ; je ne veux le considérer que comme un monument historique. Il nous apprend d’abord que la comédie de ce temps-là était située entre deux cabarets, le Cormier et l’Alliance, deux espèces de Parnasses qui étaient alors pour le Théâtre-Français ce que fut depuis le café Procope ; on y raisonnait sur les pièces et sur les auteurs ; on y préparait leur chute et leur disgrâce ; c’était au cabaret que la cause s’instruisait en première instance. Les cabarets étaient alors à la mode ; les honnêtes gens et les auteurs y allaient. Il y avait souvent des rôles d’ivrogne dans les pièces. Aujourd’hui il règne une grande sobriété dans nos comédies : elles laissent les spectateurs à jeun. On prétendait que les auteurs, pour avoir des partisans donnaient de grands repas au Cormier ou à l’Alliance : cette calomnie est ainsi réfutée dans le prologue :

Est-ce que les poètes
Donnent jamais à manger ?
Sur cet article seul on les voit toujours sages.

On ajoute que des convives qui ont bien dîné ne sont pas toujours des prôneurs bien zélés :

Il ne faut point chercher de flatteurs dans le vin,
La Comédie en fait l’expérience ;
Et l’on n’a pas connu ses intérêts
En la plaçant entre deux cabarets.
Il revient du Cormier, il sort de l’Alliance
Fort peu d’approbateurs et beaucoup de sifflets.

Le même prologue flatte notre amour-propre en nous faisant connaître combien nos spectacles sont plus paisibles, plus décens, mieux composés que ceux de ce temps-là. Voici comment s’exprime un des interlocuteurs sur les désordres qui régnaient alors au théâtre ; il est vrai que cet interlocuteur est un auteur :

On n’y va plus pour écouter ;
Les jeunes gens y vont traiter de leurs affaires,
Faire assaut de tabac, troquer des tabatières,
S’informer du bon vin. Fi ! se laisser toucher
À des plaisirs si secs, sent trop la vieille mode !
Par habitude encor, le monde y va chercher,
Hors le spectacle seul, tout ce qui l’accommode :
Celui-ci, qui lui donne à souper chez Lami ;
Celui-là sa maîtresse, et l’autre son ami.
…………
Ce sont caquets, fracas qui jamais ne finissent ;
Jugez si c’est partout un tumulte achevé :
Les lieux que les femmes remplissent
Sont ceux où le silence est le mieux observé.

Cet abus règne encore en province, dans les grandes villes de commerce, où le théâtre est pour les négociants une seconde bourse ; mais le plus grand ordre règne dans les spectacles de Paris, et si même on s’avise de causer dans les loges, le parterre en témoigne assez haut son humeur ; et cependant c’est à Paris qu’il serait plus excusable de manquer d’attention au spectacle, puisqu’on y donne jusqu’à la satiété les mêmes pièces.

Un des ornements de ce prologue est une fable très ingénieuse intitulée le Sifflet et la Trompette. Ces deux instruments prennent querelle chez un marchand. La Trompette se vante d’annoncer les exploits, de donner le signal des combats, d’enflammer l’ardeur des guerriers : elle accuse le Sifflet d’être l’instrument des voleurs dans les bois, et des perturbateurs du repos des pauvres auteurs des villes. Le Sifflet rabaisse les fanfaronnades de la Trompette. On attendait alors la paix ; il profite de la circonstance pour humilier sa rivale :

Nos victoires sont trop complètes
Pour ne pas voir bientôt tout calme ou tout soumis ;
À quoi servirez-vous alors, pauvres trompettes ?
La France, au premier jour, sera sans ennemis,
Et jamais sans mauvais poètes.

Le marchand se mêle de la dispute, et donne gain de cause au Sifflet ; il dit à la Trompette :

Vous nous contez des sornettes,
Quand vous faites sonner si haut vos grands exploits.
Depuis un certain temps je débite en un mois
Beaucoup plus de sifflets qu’en deux ans de trompettes.
…………
La paix vous rendra muette :
On ne conservera que la douce musette,
Le hautbois et le flageolet,
Pour chanter les amours sur les bords de la Seine
Et le redoutable sifflet
Pour corriger les abus de la scène.
III

Après une existence théâtrale d’environ cent dix-neuf ans, ce malheureux Grondeur vient d’être sifflé et chassé impitoyablement par notre parterre, dont on ne connaît que trop le goût délicat et fin : cette sévérité a l’air d’une trahison ; car on avait beaucoup ri pendant la pièce. Le parterre, accoutumé aux Lisettes, aux Finettes, aux Toinettes, a paru surpris de ce nom de Catau, qu’il n’a pas trouvé sans doute assez noble pour la servante de M. Grichard. Catau est le diminutif de Catherine. Quoi qu’il en soit, ce traître de parterre, après avoir bien ri, après avoir donné tous les signes de la satisfaction et de la joie, a voulu se donner encore le malin plaisir de siffler ce qui venait de le réjouir ; l’ingrat a crié : À bas la pièce ! On ne peut expliquer ce caprice. A-t-on sifflé la pièce parce qu’elle est jouée par les doubles et les pensionnaires ? Mais les chefs et les maîtres ne feraient pas beaucoup mieux, et ne voudraient pas se charger de tels rôles, où il n’y a pas un coup de main à espérer.

Les siffleurs ne savent peut-être pas en quelle estime est le Grondeur parmi les gens de lettres ; et quand ils le sauraient, ils sont gens à ne pas s’en soucier : ils préfèrent leur fantaisie aux décisions de tous les tribunaux littéraires. Les jeunes gens du temps de Pline étaient de ce caractère, et je vais encore citer à ce sujet un passage de cet aimable auteur. Quoique j’aie entendu samedi, au Vaudeville, Ninon de Lenclos dire très formellement : « Celui qui cite toujours ne sera jamais cité », cet oracle ne m’épouvante point ; l’exemple de Montaigne me rassure : on cite continuellement Montaigne, et Montaigne a continuellement cité. Ainsi, malgré Ninon, qui n’a d’autorité qu’en amour et en coquetterie, il faut que je cite Pline : « Quel est, dit-il, le jeune homme qui daigne céder à l’âge, à l’autorité, qui reconnaisse un mérite supérieur au sien ? En entrant dans le monde, ils sont déjà tous d’une sagesse et d’une expérience consommée ; ils savent tout, ne respectent rien, n’imitent personne, et ne trouvent point de modèle plus parfait qu’eux-mêmes. » En faveur de nos modernes Ninons, je fais grâce du latin de Pline ; je crois que ma traduction suffit : n’y reconnaît-on pas bien nos siffleurs audacieux d’une jolie comédie, approuvée par les plus grands maîtres de la littérature ?

Je vais opposer à leurs sifflets l’opinion de Voltaire sur le Grondeur. Voltaire ne peut être soupçonné de trop d’indulgence pour l’ouvrage d’un théologien et d’un protestant converti. Dans le catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV, voici ce qu’il dit de l’abbé de Bruéis : « Dix volumes de controverses qu’il a faits auraient laissé son nom dans l’oubli ; mais la petite comédie du Grondeur, supérieure à toutes les farces de Molière, et celle de l’Avocat Patelin, ancien monument de la naïveté gauloise qu’il rajeunit, le feront connaître tant qu’il y aura en France un théâtre. Palaprat l’aida dans ces deux jolies pièces : ce sont les seuls ouvrages de génie que deux auteurs aient composés ensemble. »

Et nunc reges, intelligite ; erudimini qui judicatis fabulas. « Et maintenant, ô petits rois du théâtre, entendez cet arrêt ; instruisez-vous, vous qui jugez les pièces. » Ce Grondeur que vous avez sifflé est une jolie pièce, et, qui pis est, c’est un ouvrage de génie ; le Grondeur que vous venez de chasser honteusement du théâtre, en criant, à bas la pièce ! fera connaître son auteur tant qu’il y aura un théâtre en France : voilà des paroles foudroyantes ; car, en conscience, quoique vous ayez beaucoup d’esprit et de goût, vous n’en avez pas autant que Voltaire. Je crains bien cependant que vous ne fassiez mentir cet oracle de la littérature française : car voilà le Grondeur banni par vos sifflets et par vos cris. Les comédiens auront plus d’égards pour le parterre qui paie, qui applaudit et qui siffle, que pour Voltaire dont ils n’attendent rien. Il y aura longtemps un théâtre en France ; mais il n’y aura bientôt plus de Grondeur au Théâtre-Français, et l’on ne saura pas même, dans quelques années, si jamais on y a joué une pièce de ce nomg : ce sera l’objet d’une grave discussion dans le parterre.

La Motte-Houdart. Inès de Castro

Inès de Castro est une pièce sagement conduite, pleine d’intérêt, et parsemée de situations propres à exciter la terreur et la pitié. Son succès prodigieux fait époque dans l’histoire de notre théâtre : aucune pièce n’a plus constamment soutenu et alimenté la curiosité publique. Comment un pareil ouvrage serait-il aujourd’hui froidement accueilli du parterre, dont le goût se forme nécessairement par le spectacle habituel de nos chefs-d’œuvre ? Que de jEunes rimeurs pour qui la versification est tout ; que de petits poètes, nourris des chimères et des monstres de leur imagination, regardent Inès comme une pièce plate et commune, je n’en suis pas surpris, quoiqu’il n’y en ait aucun parmi eux qui approche, même de loin, du mérite de Lamotte ; mais il serait très étrange que la saine partie de la nation fût insensible aux vraies beautés répandues dans cet ouvrage fameux, qui depuis vingt ans, presque oublié, a pour la multitude l’agrément de la nouveauté.

Ce qui nuit à la tragédie d’Inès, c’est la froideur et la sécheresse du dialogue, c’est une triste et austère raison que l’imagination n’embellit jamais. De grands malheurs nous ont blasés sur les situations tragiques ; mais nous sommes toujours très sensibles au coloris des beaux vers : depuis que nous avons vu la tragédie populaire courir les rues, nous voulons qu’elle ne se montre sur la scène qu’ennoblie et parée de tous les ornements de la poésie et de l’éloquence ; que le plan soit moins régulier et moins sage, nous n’y regardons pas de si près ; mais que le style frappe, échauffe, entraîne ; qu’une brillante superficie couvre de son éclat les vices du fond : voilà le talent de Voltaire. C’est ce prestige de l’élocution, cette audace, cette verve, qui le rend si supérieur à tous les tragiques depuis Racine. Son vers est souvent faible, diffus, prosaïque ; mais il est toujours chaud, harmonieux, naturel : sa fable est presque toujours mal tissue, ses moyens petits et mesquins, ses situations peu vraisemblables ; mais il abonde en sentiments vrais et pathétiques, en belles maximes, en pensées vives et nobles, en tirades éloquentes et magnifiques : son dialogue est rarement juste ; mais il est imposant, il séduit, il subjugue, et quelquefois on lui sait gré de s’écarter de la nature et de la vérité, parce qu’il fait parler ses personnages mieux qu’ils n’ont pu et dû parler.

Lamotte est précisément l’antipode de Voltaire ; il conçoit bien, il combine sagement ; partout il est sensé, raisonnable, jamais monstrueux ni romanesque ; mais il ressemble à ces gens d’esprit qui, lorsqu’ils parlent, ont l’air d’une bête ; il ne sait pas exprimer ses idées. Son dialogue est presque toujours fort au-dessous de la situation qu’il a imaginée ; il faut que les spectateurs suppléent à ce que les acteurs ne disent pas. Ce n’est pas l’incorrection de son style qui choque ; c’est la platitude, la sécheresse, la dureté, l’extrême impropriété des termes. Comment un écrivain si poli, si élégant, si délicat en prose, et qui, dans ce genre, ne le cède pas à Voltaire lui-même, devient-il tout à coup gothique, grossier et barbare, quand il s’avise d’emprunter la langue des dieux ? C’est qu’il y avait entre Lamotte et la poésie une antipathie naturelle ; c’est qu’il était à la torture lorsqu’il écrivait en vers ; c’était un animal hors de son élément, qui respirait avec peine. On reconnaît à sa facture pénible et mortelle le martyr de la rime ; aussi cet homme, qui a passé sa vie à faire des vers, a-t-il toute sa vie déclamé contre son métier ; il n’a cessé de conspirer contre la versification ; il a fait des efforts continuels pour la bannir de la scène ; il travaillait à ce projet chimérique avec l’ardeur d’un esclave qui sent le poids de sa chaîne et veut recouvrer sa liberté. Il disait un jour à Voltaire, en lui parlant de son Œdipe : « C’est un très beau sujet ; il faut que je le mette en prose. — Faites cela, lui répondit Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers. » Il lui aurait rendu un grand service : Inès, écrite par Voltaire, serait une pièce supérieure à Zaïre, parce qu’elle réunirait aux charmes de l’imagination le bon sens et la vraisemblance.

Lamotte fait des squelettes très bien proportionnés, mais il ignore l’art de les revêtir d’une belle carnation : Voltaire ne construit souvent que des bamboches, mais il leur donne un bel habit et un beau masque : Lamotte ne faisait rien qu’avec l’esprit et la tête ; l’âme ne prenait aucune part à ses fonctions poétiques : Voltaire raisonnait et combinait peu ; il sentait et imaginait beaucoup, hasardait encore davantage, et se livrait à l’impétuosité de son âme. Du sage et timide Lamotte, de l’ardent et fougueux Voltaire, on aurait pu faire un grand poète.

Le cinquième acte d’Inès est un des plus beaux et des plus touchants qu’il y ait au théâtre. Un avocat, nommé Fourcroi, qui, dans la péroraison d’un plaidoyer, fit paraître avec succès des enfants devant les juges, donna l’idée à Lamotte de produire sur le théâtre les enfants d’Inès ; il eut besoin de courage pour employer ce genre de pathétique, si voisin du ridicule, dans un temps surtout ou le public était si prompt à saisir le côté plaisant de toutes ces pantomimes. Tous ses amis lui avaient prédit que ces petits marmots feraient rire. Lamotte espéra mieux de la sensibilité publique ; il tint ferme, et tout réussit.

Jamais pièce n’essuya plus de critiques : tous les jours il pleuvait des brochures où on prouvait qu’Inès était une mauvaise pièce. Lamotte, un jour, au café Procope, après avoir eu la patience d’écouter la satire indiscrète de quelques jeunes étourdis qui ne le connaissaient pas, se leva brusquement et dit à l’un d’eux : « Allons donc nous ennuyer à la soixante-douzième représentation de cette mauvaise pièce. » Ce mot n’est qu’un sophisme, qui tendrait à prouver que soixante-douze représentations supposent nécessairement une bonne pièce. Quant aux critiques, un excellent ouvrage en est souvent très susceptible ; il y a des critiques qui n’attaquent que les accessoires d’une pièce, d’autres attaquent le fond : les premières peuvent être vraies sans affaiblir le mérite de la pièce ; les autres, si elles sont fondées, doivent nécessairement diminuer le succès d’estime, et influer sur l’opinion des gens sensés, sans cependant pouvoir arrêter le torrent de la multitude, que le préjugé entraîne, et qui ne raisonne pas.

On a blâmé, avec quelque justice, le personnage postiche de l’ambassadeur, qui ne paraît que pour faire une harangue. L’auteur du Cours de Littérature se déclare ouvertement contre le conseil que tient le roi de Portugal. Cette délibération lui paraît un froid remplissage. Plût au ciel qu’il n’en eut jamais mis de plus mauvais dans ses pièces ! Cette scène, qui doit décider de la vie ou de la mort de don Pèdre, est très théâtrale ; elle glace d’effroi tous les cœurs. C’est dommage que les figures des conseillers muets soient ordinairement risibles, et que les acteurs parlants n’aient pas toujours la dignité convenable ; mais ce n’est pas la faute de l’auteur. La plus sanglante de toutes les critiques d’Inès, celle dont les applaudissements ne purent consoler Lamotte, c’est la parodie d’Agnès de Chaillot, chef-d’œuvre de ce genre. L’auteur d’Inès écrivit sérieusement contre les parodies ; il tonna contre ces plaisanteries, qui, selon lui, avilissaient la nation ; son courroux fit rire presque autant que la parodie. Les parodistes rappellent ces soldats romains qui lançaient des sarcasmes contre le général vainqueur, le jour même de son triomphe : la parodie est nécessaire en France, comme un correctif des mauvais effets de la tragédie ; elle empêche que l’horreur et l’atrocité n’altèrent la gaîté française, et ne rembrunissent le caractère national.

Crébillon

Électre
I

Cette tragédie fut représentée en 1708, sept ans avant la mort de Louis XIV : elle a donc tout juste cent ans, et c’est à un autre siècle que le nôtre qu’elle appartient. Elle eut beaucoup de succès, et s’est soutenue avec honneur au même théâtre pendant plus de quarante ans. Elle triompha d’abord de l’Oreste de Voltaire ; mais mademoiselle Clairon, cette bonne amie de Voltaire, se donna tant de mouvement, que l’Oreste prévalut enfin sur l’Électre. Je dirai ailleurs un mot de cette grande querelle, qui troubla toute la république des lettres : je ne m’occupe en ce moment que du sujet de la tragédie.

Un fils qui tue sa mère pour la punir d’avoir tué son père ! un fils qui tue sa mère pour faire une bonne œuvre et pour obéir aux dieux ! Rien n’est plus horrible et plus absurde, tout à la fois dans nos idées et dans nos mœurs. Notre esprit n’admet point de dieux qui ordonnent un parricide, et qui punissent un crime par un autre plus grand. Le fanatique qui obéit à de tels dieux nous paraît plus odieux, plus méprisable qu’intéressant. Les Grecs, élevés dans le respect pour ces traditions effroyables, accoutumés à les confondre avec la religion, apportaient au théâtre les plus grandes dispositions à la terreur : lorsqu’on y représentait ces fables monstrueuses, ils frémissaient comme des enfants à qui l’on fait des contes de sorciers et de revenants ; leur système tragique tirait, de sa liaison avec le système religieux, une force merveilleuse absolument nulle aujourd’hui pour nous. C’est même à présent cette misérable superstition qui choque les gens sensés dans les tragédies grecques ; mais rien n’est plus opposé à l’esprit tragique que l’esprit philosophique ; le théâtre vit de sentiments, de passions, de préjugés, et non de raisonnement. Si l’on veut lire avec plaisir Sophocle et Euripide, il faut se prêter aux erreurs, aux faiblesses de leur siècle ; ce sont ces erreurs et ces faiblesses qui forment ce qu’on appelle l’intérêt local et les beautés arbitraires d’un ouvrage.

Ce n’est pas que dans l’Électre de Sophocle il n’y ait un très grand nombre de ces beautés essentielles faites pour plaire aux bons esprits, dans tous les pays et dans tous les temps. Si l’on veut bien admettre une fois des dieux bizarres, injustes, cruels, des hommes aveuglés, victimes de leur tyrannie, l’ouvrage de Sophocle est un des chefs-d’œuvre de l’art dramatique. Cependant lorsque Longepierre, adorateur des anciens, essaya de transporter ce chef-d’œuvre sur notre scène, il ne produisit que de l’ennui et du dégoût ; mais cela s’explique. Sophocle, traduit par Longepierre, n’était plus Sophocle ; le poète grec, défiguré par la main meurtrière du traducteur, n’était plus qu’un corps inanimé sans couleur et sans vie. Qu’on nous offre le squelette d’Hélène ou de Cléopâtre, nous ne voudrons pas croire qu’Hélène et Cléopâtre aient jamais été belles.

Il est assez étrange que Voltaire, sans nécessité, sans l’appui et l’autorisation des anciens, ait imaginé de lui-même de nous donner sous d’autres noms ce qu’il y a de plus absurde dans la fable d’Oreste, c’est-à-dire un parricide expressément commandé par les dieux ; parce qu’on est convenu de passer cette extravagance aux dieux de la Grèce, je ne vois pas qu’on soit obligé de l’excuser dans les dieux d’Assyrie. Sémiramis n’est autre chose que Clytemnestre tuée par son fils : Voltaire, pour aider à la lettre, a seulement ajouté à son action le ministère du grand-prêtre Oroès, qui n’en est pas moins présenté dans la pièce comme un homme honnête et vertueux, et même comme une espèce de philosophe. Cependant ni Voltaire, ni aucun de ceux qui ont traité le sujet d’Oreste, n’a osé risquer sur la scène le parricide pur et simple. Ninias, qui est le même qu’Oreste, tue sa mère sans le savoir et par mégarde : les dieux, par l’entremise du grand-prêtre, disposent tout pour le quiproquo, et le fils ne tue sa mère que parce qu’il la prend pour une autre. Il en est de même de l’Oreste de Crébillon et de celui de Voltaire : tous les deux n’ont aucune intention de tuer leur mère ; ils n’en veulent qu’à la vie du tyran Égisthe : ce n’est que par un coup de maladroit que Clytemnestre reçoit sa part de ce qui n’était destiné qu’à son époux adultère. Crébillon est celui des deux qui a le moins mal arrangé la chose.

Mais, j’ose le dire, cet adoucissement, nécessaire à notre délicatesse, est absolument contraire à la nature du sujet. Si nous ne pouvons supporter un parricide, pourquoi met-on sur notre théâtre un sujet dont le parricide volontaire est l’action essentielle et principale ? La terreur que le poète se propose d’inspirer consiste surtout dans cette punition d’une mère qui, après avoir égorgé son époux de sa main, périt elle-même par la main de son fils : c’est cela précisément que les Grecs voulaient qu’on leur représentât dans toute son horrible vérité. Le fanatique Oreste ne mériterait pas le tourment des Furies, et toute l’allégorie des remords serait détruite, s’il n’était pas véritablement parricide, si le hasard et non la volonté conduisait son bras. Sophocle a suivi le goût des Grecs, le goût de son siècle ; je dis plus, il a suivi la nature en conservant l’atrocité de l’action comme essentielle au sujet.

Qu’un fils tue le scélérat qui a ravi la femme et le trône à son père, il n’y a rien en cela qui soit étonnant ; mais qu’un fils tue sa mère parce qu’elle a tué son père, voilà ce qui est nouveau, frappant, extraordinaire ; voilà ce qui épouvante, ce qui fait frémir. J’ose à peine révéler à ceux qui ne sont pas initiés aux lettres grecques, jusqu’à quel point, dans cette horrible catastrophe, Sophocle a poussé la franchise et la vérité. Il ne souille point les yeux du spectateur de ce parricide ; mais on entend, derrière le théâtre, les cris de Clytemnestre poursuivie par son fils. Elle lui demande grâce : Ô mon fils, mon fils, prends pitié de celle qui t’a enfanté ! Électre, seule sur la scène, répond avec une terrible fermeté : Mais toi-même, tu n’as eu pitié ni du fils ni du père. Il n’y a point de spectateur français qui ne fût indigné et révolté de cette affreuse énergie. Voilà un exemple de la force d’un sentiment et d’une passion simple qui n’a qu’un seul objet. Électre n’est plus la fille de Clytemnestre ; toute sa sensibilité s’est portée sur son père et sur son frère : la nature ne lui parle plus que pour Agamemnon et pour Oreste ; le crime de sa mère l’a bannie de son cœur : aux yeux d’Électre, Clytemnestre n’est plus qu’une femme qui a égorgé son mari et livré son fils au berceau.

Électre nous paraît féroce et dénaturée : les Grecs l’admiraient comme un modèle de piété filiale et fraternelle. Oreste, perçant le flanc qui l’a porté, ne leur paraissait que l’inflexible ministre de la justice des dieux, de la vengeance d’un père et d’une sœur chérie. Ce serait pour nous un monstre de barbarie ; il serait hué, conspué sur nos théâtres. Avons-nous raison ? Les Grecs avaient-ils tort ? Sommes-nous plus humains, plus sensibles, plus fidèles aux lois de la nature que ne l’étaient les Grecs ? ou bien cette différence vient-elle de ce que les Grecs avaient l’esprit plus juste et l’âme plus forte que nous ? C’est ce que je me garderai bien de décider. Les Grecs étaient les Grecs, et nous sommes Français. Il me suffit de dire que les palliatifs d’une atrocité ne font autre chose que la refroidir. J’avoue que la représentation des deux pièces de Crébillon et de Voltaire ne produit pas sur moi une impression comparable à celle que j’éprouve à la seule lecture de l’Électre de Sophocle ; ouvrage d’une simplicité, d’une vérité, d’une énergie qui confond toutes nos idées sur l’art tragique.

Crébillon, nourri de la lecture des longs romans du dernier siècle, peu versé dans la littérature, très médiocrement prévenu en faveur des anciens, a bâti son Électre sur des idées romanesques : c’est le sujet de Sophocle défiguré et entièrement gâté par le vernis moderne. Son Électre est amoureuse d’Itis, fils d’Égisthe : Iphianasse, fille d’Égisthe, a fait à son tour la conquête d’Oreste. Cet Oreste est d’abord une espèce d’aventurier, qui paraît sous le nom de Tydée, fils de Palamède : il a d’abord combattu pour Égisthe, et finit par l’assassiner. Électre est presque aussi occupée du soin d’ôter la vie au tyran que de celui de conserver les jours de son amant Itis. Les principaux personnages ne sont pas Oreste et Électre ; c’est Palamède, ancien serviteur d’Agamemnon et gouverneur d’Oreste. Ce vénérable pédagogue gronde le frère et la sœur sur leurs ridicules amours ; il enflamme leur courage, il leur rappelle leurs devoirs les plus sacrés. Ce rôle est superbe : il est la censure des deux autres ; mais il est peu naturel et mal placé : il avilit le fils et la fille d’Agamemnon. On peut relever dans cet ouvrage de Crébillon une foule de fautes ; mais il offre des beautés du premier ordre, et telles qu’on n’en trouve point dans l’Oreste de Voltaire, ouvrage plus régulier, plus sage, mais assez froid, où il y a beaucoup moins à reprendre que dans l’Électre de Crébillon, mais où il n’y a pas tant à louer.

II

On reproche à Crébillon d’avoir rendu le fils et la fille d’Agamemnon amoureux de la fille et du fils d’Égisthe : c’est ce que les critiques appellent une partie carrée ; mais rien n’est plus facile à ridiculiser qu’une vieille mode. Lorsque Électre parut en 1708, le goût romanesque dominait sur la scène ; les femmes voulaient partout de l’amour, sans s’embarrasser s’il était convenable au sujet. Corneille, pour se conformer à l’esprit de son siècle, fut obligé de mettre de l’amour dans Œdipe. Dix ans après l’Électre de Crébillon, Voltaire, pour son coup d’essai, luttant contre l’Œdipe de Corneille, fut forcé de coudre à cette intrigue terrible le fade épisode d’un Philoctète doublement ridicule et par ses gasconnades et par ses amours pour la vieille Jocaste.

C’est depuis que l’amour est passé de mode, et surtout depuis que Voltaire a fait un Oreste sans amour, qu’on a fait un crime abominable à ce malheureux Crébillon des amours d’Électre et d’Oreste : c’est évidemment une faute contre la nature et le goût ; mais cette faute est du siècle. Racine lui-même, l’oracle de la raison, ne fut-il pas obligé de dénaturer par des épisodes les pièces d’Euripide qu’il imitait ? Ne nous a-t-il pas représenté une Ériphile amoureuse d’Achille, son vainqueur et son ennemi ? N’a-t-il pas fait du sauvage Hippolyte un froid amoureux, pour plaire aux petits-maîtres de son temps ?

Crébillon est accusé d’avoir blasphémé contre Sophocle, parce qu’il a dit « qu’il y avait peut-être autant de défauts dans la pièce du poète grec que dans la sienne ; qu’Élevtre, dans Sophocle, avait plus de férocité que de véritable grandeur ». Ce sont là, sans doute, des propositions mal sonnantes ; mais on peut dire que Crébillon est encore extrêmement poli et respectueux à l’égard des anciens, si on le compare à Voltaire : ce jeune poète, après avoir imité l’Œdipe de Sophocle avec succès, traita son modèle avec un mépris, une hauteur et une arrogance dont il n’y a point d’exemple, assurant lestement que l’art était dans l’enfance du temps de Sophocle, qu’on avait eu grand tort jusqu’à ce moment d’admirer ce prince du théâtre grec, auteur sans goût, sans jugement, et auquel il arrivait rarement d’avoir le sens commun. Telle est la substance de plusieurs lettres imprimées à la suite de l’Œdipe de Voltaire, et qui sont d’un bout à l’autre un chef-d’œuvre de fatuité, de présomption et d’insolence.

Voltaire, trop peu philosophe pour se mettre au-dessus des préjugés de son éducation et des mœurs de son siècle, n’eut jamais qu’une opinion très médiocre des tragiques grecs, dont il n’entendait pas la langue. Plusieurs endroits de ses écrits, et spécialement son Dictionnaire philosophique, attestent qu’il fut toujours, malgré ses belles protestations, un véritable hérétique sur cet article important : c’est ce qui rend sa littérature étroite, superficielle et fausse, parce qu’il établit toujours comme la règle du beau et du bon ses ouvrages, ses idées, ses passions, et la mode de son temps. La connaissance et l’estime des anciens sont la base de toute bonne et saine littérature. Pour décider entre les auteurs, il faut pouvoir les comparer ; et pour comparer leurs ouvrages, il faut pouvoir comparer leurs siècles, et se dépouiller de toute prévention nationale.

Vers le milieu du dix-huitième siècle, il y eut entre Sophocle et Voltaire non seulement une trêve, mais une réconciliation dans toutes les formes : Sophocle alors devint un grand homme, un génie supérieur, le modèle des poètes tragiques, parce que Voltaire eut alors besoin de Sophocle. Hélas ! la littérature n’est pas à l’abri des petites faiblesses de la société ; et sur le Parnasse, comme dans le monde, c’est l’intérêt personnel qui règle les opinions. Voltaire avait, déjà triomphé de la Sémiramis de Crébillon ; mais cette Sémiramis, morte dès sa naissance, n’était qu’une ombre vaine : le triomphe n’avait rien d’éclatant ; l’Électre du même auteur, étant en possession du théâtre, paraissait plus digne d’enflammer l’ambition de Voltaire. Pour chasser cette Électre, il entreprit de composer Oreste ; mais Crébillon, ayant épuisé les beautés romanesques, ne laissa à son rival que la ressource des beautés antiques. Voltaire sentit bien qu’il ne pouvait combattre son adversaire qu’avec les armes de Sophocle, et que, pour disposer le public en faveur de son Oreste, il fallait louer Sophocle, qu’il était obligé de prendre pour modèle. Cependant cette imitation de l’Électre du poète grec ne réussit pas à Voltaire aussi bien que celle de l’Œdipe ; mais l’imitateur avait alors environ cinquante-cinq ans ; son sang commençait à se refroidir : on s’en aperçoit a son style faible et décoloré.

Ce fut là l’époque du déchaînement de toute l’école de Voltaire contre Crébillon et contre son Électre. Une grande partie du public se plaisait à opposer Crébillon à Voltaire : la littérature était divisée en deux factions ; mais on s’est toujours trompé sur les véritables motifs de cette guerre, au fond plus politique que littéraire. Ce n’étaient pas les deux écrivains, les deux poètes que l’on considérait dans cette querelle ; c’étaient les deux hommes. Crébillon, solitaire et même un peu sauvage, tranquille, indolent, sans intrigue, sans ambition, sans parti, se renfermait dans la sphère du théâtre, et n’était autre chose qu’un auteur. Voltaire, inquiet, ardent, altéré de célébrité et de renommée, dévoré du besoin de la vaine gloire, travaillant dans tous les genres, jetant ça et là dans tous ses écrits des sentences et des réflexions très hasardées, annonçait un novateur, un conquérant qui voulait subjuguer l’opinion et dominer sur tous les esprits.

Cette audace alarmait une partie de la nation ; et comme les succès de Voltaire étaient un puissant véhicule pour sa doctrine, tous ceux qui ne s’accommodaient pas de la manière de penser de ce poète, sur des objets bien plus importants que la littérature, imaginèrent, pour rabaisser sa gloire, de rehausser celle de son rival : ils jugèrent que le meilleur moyen d’arrêter l’essor de sa philosophie, était de paralyser ses succès littéraires ; mais il y a un progrès de mœurs et une force de choses qu’aucune industrie humaine ne peut arrêter. Le combat fut donc, en apparence, entre les tragédies de Crébillon et celles de Voltaire, entre l’Électre et l’Oreste ; mais, dans le fait, ce ne fut que la lutte et le choc des anciens principes contre les nouveaux systèmes. Telle est l’explication des diverses fortunes que Voltaire a éprouvées dans sa longue et brillante carrière : ses pièces tombées dans leur nouveauté, telles qu’Adélaïde du Guesclin, Sémiramis, Oreste, se sont rétablies au théâtre à mesure que les idées nouvelles ont gagné du terrain dans la société.

Le moment de l’équité est venu ; tous les préjugés sont détruits, tous les partis étouffés, toutes les passions éteintes ou comprimées. Si, comme il est probable, on représente l’Oreste de Voltaire à la suite de l’Électre de Crébillon, il sera facile de comparer les deux ouvrages : j’ai déjà prouvé que le sujet n’en est point convenable à nos mœurs et à notre théâtre. Crébillon a presque tout tiré de son propre fonds ; il a négligé toutes les beautés de Sophocle, et même cette fameuse scène de l’urne. Voltaire, autant qu’il lui était possible, a suivi les traces du poète grec : il s’est emparé de tout ce qui pouvait être transporté sur notre théâtre. Crébillon, par la seule force de son génie, a créé des situations que ses plus grands ennemis ne peuvent s’empêcher d’admirer ; et M. de La Harpe lui-même, le plus acharné de tous les critiques, convient de la supériorité de Crébillon dans les derniers actes.

III

L’Électre de Crébillon n’a pas été inutile à Voltaire ; bien longtemps avant qu’il eût conçu l’idée de traiter le même sujet, il avait mis à contribution cette pièce, et en avait imité deux beaux endroits, l’un dans Œdipe, l’autre dans Zaïre. Dans la première scène du second acte d’Électre, Oreste, sous le nom de Tydée, raconte à son confident Anténor l’aventure qui lui est arrivée dans un temple de Mycène.

La superbe Mycène offre un temple à mes yeux :
Je cours y consulter le dieu qu’on y révère,
Sur mon sort, sur celui d’Oreste et de mon père ;
Mais à peine aux autels je me fus prosterné,
Qu’à mon abord fatal tout parut consterné.
Le temple retentit d’un funèbre murmure, etc.

Comparez avec ce récit celui d’Œdipe, dans la première scène du quatrième acte, lorsqu’il raconte à Jocaste ce qui lui était arrivé dans un temple de Corinthe :

Pour la première fois, par un don solennel,
Mes mains jeunes encore enrichissaient l’autel, etc.

Enrichissaient l’autel par un don n’est ni élégant ni poétique, et jeunes encore se pourrait dire d’un homme sur les confins de la jeunesse et de l’âge mûr, mais non pas d’un prince alors fort jeune, qui pour la première fois faisait un sacrifice. Cette remarque n’empêche pas que cette narration d’Œdipe ne soit belle, et supérieure à celle d’Oreste, qui lui a servi de modèle ; mais enfin, c’est dans Crébillon qu’il en a trouvé tout le germe : ceux qui voudront se donner la peine de lire et de comparer ces deux morceaux, pourront aisément s’en convaincre. Voltaire a l’avantage du style, mais Crébillon a l’honneur de l’invention.

Voici une autre imitation plus sensible et plus importante encore : Palamède, dans la quatrième scène du quatrième acte d’Électre, reproche à Oreste un coupable amour pour le sang d’Égisthe ; il s’efforce d’enflammer sa haine et sa vengeance en lui retraçant les plus terribles circonstances du meurtre d’Agamemnon :

Oreste, c’est ici que le barbare Égisthe,
Ce monstre détesté, souillé de tant d’horreurs,
Immola votre père à ses noires fureurs ;
Là, plus cruelle encor, pleine des Euménides,
Son épouse sur lui porta ses mains perfides, etc., etc.

De même, au second acte de Zaïre, Lusignan reproche à sa fille son amour pour un barbare et son mahométisme ; il s’efforce d’enflammer sa piété en lui retraçant les principaux mystères de la passion dont Jérusalem avait été le théâtre :

C’est ici la montagne où, lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;
C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.

C’est absolument le même fond, le même cadre ; et Voltaire n’a pas même ici l’avantage du style : le discours de Lusignan est diffus et lâche, celui de Palamède est serré et vigoureux.

Rhadamiste et Zénobie
I

Ce chef-d’œuvre de Crébillon, représenté pour la première fois en 1711, quatre ans avant la mort de Louis XIV, appartient encore à ce siècle à jamais mémorable ; il doit être regardé comme le dernier soupir de cette tragédie mâle, simple et vraie, créée par Corneille et Racine, et que l’enluminure de la moderne philosophie n’avait point encore souillée ; on peut lui appliquer ce vers de Corneille sur Pompée expirant :

Et son dernier soupir fut un soupir illustre.

La Harpe refuse une place parmi nos tragiques du premier ordre à l’Eschyle français, à l’auteur d’Atrée, de Rhadamiste et d’Électre ; il parle de Campistron, de La Fosse, de Duché, et ne daigne pas parler de Crébillon ; ou, s’il en fait mention, ce n’est que pour déchirer son Électre, sous prétexte de la comparer avec l’Oreste de Voltaire. Telle est la justice sévère et l’impartialité scrupuleuse de cet Aristarque.

Crébillon n’a pas ce prestige enchanteur du coloris de Voltaire ; il n’a pas sa pompe, sa morgue philosophique, et son charlatanisme imposant. Il ne réussit pas si bien que lui dans l’art d’exciter la pitié ; il ne traite pas le sentiment avec autant de grâce et de délicatesse, et sa galanterie est quelquefois un peu fade ; mais ses plans sont mieux combinés que ceux de Voltaire, ses fables mieux construites, ses caractères plus vigoureusement dessinés ; sa touche est plus forte, ses traits plus prononcés ; il excelle dans l’art de produire la terreur par des moyens simples et naturels ; son génie est moins frelaté, sa manière plus franche, son dialogue plus juste et plus vrai, quoique moins brillant ; et en général, dans le petit nombre de chefs-d’œuvre échappés à sa plume indolente et paresseuse, on a remarqué un ordre de beautés plus mâle et plus sûr, un art plus profond, et beaucoup moins de ce clinquant tragique qui éblouit la multitude.

Tous les bons citoyens, persuadés que les lettres doivent être l’ornement de la société, et non pas le poison des mœurs, s’aperçurent aisément que Voltaire ne regardait sa réputation littéraire que comme le fondement de sa monarchie philosophique ; la vogue de ses tragédies, appuyée par un parti nombreux, n’était qu’un moyen plus sûr de corrompre les esprits, un puissant véhicule pour ses impiétés ; ils crurent alors servir la patrie, en opposant à ce dangereux enthousiasme pour un auteur, scandaleux ennemi de la religion et de la morale, le génie innocent et le mérite modeste de Crébillon. Le religieux La Harpe traite cette honnête intention d’entêtement puéril qui a longtemps fait du bruit et même du mal, et dont on ne s’aperçoit aujourd’hui que pour en rire.

Il serait digne d’un philosophe d’examiner si l’entêtement pour les vers de Crébillon a fait plus de mal à la société que le fanatisme pour les idées de Voltaire : peut-être peut-on rire aujourd’hui du premier ; mais M. de La Harpe, ainsi que tous les gens de bien, ont pu s’apercevoir qu’il n’était pas aisé de rire du second, et que les tragédies de Voltaire étaient bien moins tragiques que celles qui ont été enfantées par l’entêtement infernal de ses disciples. Si la philosophie du professeur du Lycée, ensevelie dans les hémistiches et les minuties grammaticales, ne peut s’élever à ces considérations morales et politiques, j’en suis fâché pour lui ; mais il s’arrête à de frivoles hochets, et son esprit ne perce point l’écorce de la littérature.

Les clameurs d’une secte qui avait des affiliations dans toute l’Europe ; ce torrent invisible qui ne connaît point de digues, cette force irrésistible des choses qui entraîne les siècles et les hommes, et veut que tout finisse ; la multitude des productions brillantes et philosophiques dont Voltaire occupait sans cesse le théâtre et le monde, eurent bientôt renversé un faible vieillard tel que Crébillon, seul avec son génie, et qui n’opposait à l’infatigable activité de son antagoniste, à ses intrigues, à ses plaisanteries, à sa fastueuse opulence, que la retraite, l’obscurité et le repos.

Atrée a toujours été joué fort rarement, quoique Gabrielle de Vergy, beaucoup plus atroce, soit souvent présentée au public, toujours plus dégoûté qu’effrayé de cette abominable farce. Ce premier chef-d’œuvre, qui met Crébillon au rang des maîtres de notre scène, est simple et dans le goût antique. Le caractère d’Atrée est, avec celui de Cléopâtre, ce qu’il y a de plus fort et de plus terrible sur notre théâtre tragique ; le plan de la pièce a été conçu et tracé par une imagination vigoureuse ; le dialogue est teint de la couleur du sujet, et les situations font frissonner, sans le secours de cette pantomime puérile si familière à Voltaire, et qui n’a souvent d’autre effet que de refroidir la scène, et de rendre la terreur même ridicule.

Rhadamiste, moins odieux, moins horrible qu’Atrée, et surtout beaucoup plus intéressant, se distingue par une âpreté sauvage, une austérité, une rudesse farouche, un mélange de grandeur et de pathétique qui donne à cet ouvrage un caractère très imposant. On dirait que Crébillon a voulu lui-même peindre sa manière dans ce tableau si fier de la cour de Pharasmane :

…… La pompe de ces lieux,
Vous le voyez assez, n’éblouit point les yeux.
Jusques aux courtisans qui me rendent hommage,
Mon palais, tout ici, n’a qu’un faste sauvage.
La nature, marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats.
Son sein, tout hérissé, n’offre aux désirs de l’homme
Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.
II

La réputation d’un poète dramatique se mesure non pas sur le nombre, mais sur le mérite de ses ouvrages. Une pièce du premier rang procure plus de gloire véritable que plusieurs pièces du second ordre. Crébillon, l’écrivain le plus paresseux, le plus solitaire, le plus indifférent pour la renommée, a cependant excité des cabales très vives dont il était fort innocent. Corneille, le père et le fondateur de la tragédie française, avait quelque temps régné seul : Racine n’avait obtenu qu’avec peine d’être associé à l’empire. Il s’agissait d’assigner la troisième, ou plutôt la seconde place ; car Racine partage la première avec Corneille ; il est son collègue et non pas le premier de ses sujets. Les débats se sont ouverts entre Crébillon et Voltaire. Quelques littérateurs, amis de la symétrie et des oppositions compassées, ont voulu qu’il y eût trois tragiques français, comme il y avait trois tragiques grecs. D’après leurs arrangements, Corneille était Sophocle, Racine Euripide ; il fallait que Crébillon fût Eschyle. La comparaison est défectueuse dans tous ses points. Le Sophocle grec est d’une régularité et d’une perfection étonnante ; Euripide est plus négligé, moins régulier, mais aussi plus varié. C’est tout le contraire chez nous : notre Euripide prétendu est beaucoup plus régulier que notre soi-disant Sophocle, et il est moins varié. Quant à l’Eschyle grec, c’est le plus ancien et le premier venu des trois ; il se ressent de l’enfance de l’art. Comment peut-on le comparer à Crébillon, le dernier venu parmi nous, et dont les tragédies annoncent un art déjà perfectionné ? Tous ces parallèles, où l’on ne cherche que des antithèses et des rapprochements ingénieux, n’offrent que des idées fausses.

Crébillon et Voltaire sont inférieurs à Corneille et à Racine : c’est un point qui n’est pas contesté. Lequel de Crébillon ou de Voltaire approche le plus de Corneille et de Racine ? voilà la grande querelle. Voltaire a plus d’éclat et de pompe ; il est plus harmonieux, plus élégant ; ses sujets sont plus intéressants et plus pathétiques ; il a composé un bien plus grand nombre de pièces : ce sont là ses titres. Crébillon conçoit mieux un sujet : ses intrigues sont plus sagement combinées, et conduites avec plus d’art : ses caractères sont plus mâles et plus vrais, son dialogue plus juste ; il a plus de force tragique ; mais il est quelquefois âpre et rude, et ce qu’il y a de plus malheureux, c’est qu’une fade galanterie forme souvent un contraste bizarre avec cette âpreté et cette rudesse. Le sauvage Crébillon ne sait point parler d’amour ; il n’a ni charme, ni grâce, ni coloris, ni sentences : sa philosophie consiste à faire parler ses personnages d’une manière conforme à leur situation. supérieur à Voltaire pour l’invention, la contexture des pièces où tout tient à la raison et à l’art, il lui est très inférieur en charlatanisme, en pantomime, en fracas théâtral. Il a infiniment moins d’esprit, moins d’adresse, moins d’éloquence ; mais il paraît avoir plus de sens et de vrai talent : voilà le procès instruit ; il est assez inutile de le décider. Jouissons de leurs bons ouvrages, sans nous tourmenter pour assigner une préférence toujours odieuse et toujours contestée.

Pendant plus de quinze ans, la littérature a été déchirée par ces vaines dissensions. Voltaire est enfin resté maître du champ de bataille : chef d’une secte qui a bouleversé l’Europe, il lui était aisé sans doute d’écraser et d’anéantir un pauvre ermite littéraire tel que Crébillon. Voltaire donnait des leçons d’impiété à tous les grands seigneurs français, allemands et russes ; il était docteur régent de tous les monarques du Nord. Crébillon ne vivait qu’avec ses chiens et ses chats. Si l’auteur de Mahomet et de la Pucelle est parvenu à chasser du théâtre l’auteur d’Atrée et de Rhadamiste, ce n’est point par le mérite réel de ses tragédies, c’est par la vertu morale et philosophique de ses pamphlets ; c’est en sa qualité de patriarche de la raison et d’apôtre d’un nouvel évangile, c’est comme régénérateur et restaurateur de l’Occident, que Voltaire s’est emparé de notre théâtre, a fait adorer ses pièces comme les émanations d’un génie créateur et sauveur.

Aujourd’hui que la liberté des cultes est établie, et que l’idolâtrie voltairienne n’est plus la religion à la mode, l’habitude maintient encore la possession de Voltaire, et Crébillon est toujours exclu du théâtre : son Rhadamiste y paraît à peu près une fois l’an ; Atrée, Électre, Pyrrhus, n’y paraissent jamais. On a essayé l’Oreste de Voltaire sans aucun succès : l’Électre de Crébillon, quoique défigurée par des intrigues d’amour, est encore plus intéressante et plus théâtrale ; mais on ne la risquera pas sur la scène.

On sait que Voltaire, par une animosité puérile, se piqua de refaire presque toutes les pièces de Crébillon. Ses efforts furent très malheureux et prouvèrent tout le contraire de ce qu’il voulait prouver. Aucune de ces tragédies refaites n’eut de succès : Oreste ne fit que blanchir devant Électre ; Sémiramis fit rire dans la nouveauté ; Rome sauvée ennuya, et l’on ne peut pas même lire les Pélopides.

Heureusement pour son honneur, il ne s’avisa point de refaire Rhadamiste. L’exposition de cette pièce est obscure et embarrassée ; mais du moment que les acteurs sont en scène, tout se développe de soi-même ; c’est une des plus fortes conceptions dramatiques qui existent au théâtre. La reconnaissance de Zénobie et de Rhadamiste forme une situation du plus grand intérêt. Le caractère de Rhadamiste est un des plus fiers, un des plus terribles et des mieux soutenus qu’aucun poète ait jamais dessinés. Ce n’est pas un personnage idéal, faux et chimérique, comme ceux d’Orosmane et de Zamore ; c’est un portrait tracé d’après la nature et la vérité. Les traits en sont puisés dans le cœur humain. Pharasmane est neuf et piquant par son âpreté sauvage, sans cependant avoir rien de commun avec ces fanatiques héros pris dans les forêts d’Amérique. Zénobie a quelque ressemblance avec Pauline : elle a moins de délicatesse, moins de grâce, mais autant de noblesse et de vertu.

III

Il faut se défier de ces recueils de bons mots et d’historiettes connus sous le nom d’Ana : ce sont des magasins de fables et de mensonges. C’est dans l’une de ces sources impures que l’on a puisé un prétendu jugement de Boileau sur Rhadamiste et Zénobie ; jugement si absurde, qu’il est impossible de l’attribuer à l’auteur de l’Art poétique, à moins qu’on ne dise que le législateur de notre Parnasse, lorsqu’il prononça cet arrêt, n’était plus qu’un vieillard en enfance.

On raconte que, dans sa dernière maladie, on lui apporta ce chef-d’œuvre de Crébillon, et qu’après l’avoir lu, il s’écria : Qu’on m’ôte ce galimatias ; les Pradon et les Boyer étaient des aigles en comparaison de ces gens-ci. Je crois que c’est la lecture de Rhadamiste qui a augmenté mon mal. Cette boutade satirique convient à la mauvaise humeur d’un malade : peut-être Boileau sera-t-il tombé d’abord sur quelques vers un peu durs qui auront irrité sa bile, et, dans son dépit, il aura jeté là l’ouvrage. Mais pourquoi chercher à expliquer un fait absolument controuvé ? Boileau était mort neuf mois avant la représentation et l’impression de Rhadamiste. On ne peut pas supposer que l’auteur, homme fort modeste, très négligent, et qui était bien éloigné de mendier des suffrages, ait soumis son manuscrit à Boileau, vieux, mourant et chagrin : l’anecdote est donc évidemment fausse.

On la trouve dans le Bolœana représentée d’une manière un peu différente ; les autres compilateurs d’anecdotes, en la répétant, l’ont défigurée. L’éditeur du Bolœana rapporte qu’un des amis de Boileau, nommé Le Verrier, s’avisa d’aller lui lire une nouvelle tragédie, lorsqu’il était dans son lit, n’attendant plus que l’heure de la mort. Quel funeste ami que ce Le Verrier ! Aller assassiner un homme avec une tragédie nouvelle au moment où il se meurt, c’est un guet-apens abominable ! Ce grand homme eut la patience d’en écouter jusqu’à deux scènes. Si ces deux scènes, comme il est très probable, étaient les premières de la pièce, cette patience était héroïque dans un moribond, puisque les lecteurs et les spectateurs qui se portent le mieux trouvent même ces scènes obscures et fatigantes. Quoi ! monsieur, cherchez-vous à me hâter l’heure fatale ? Voilà un auteur devant qui les Boyer et les Pradon sont de vrais soleils. Quoique l’exposition de Rhadamiste soit écrite d’un style incorrect et pénible, ce style est encore admirable en comparaison de celui de Pradon et de Boyer. L’hyperbole de Boileau passe les bornes. Hélas ! j’ai moins de regret à quitter la vie, puisque notre siècle enchérit chaque jour sur les sottises. Si quelques vers duriuscules de Crébillon pouvaient consoler Boileau et lui rendre la mort plus douce, ils valaient mieux pour lui que les vers mêmes de Racine.

Voltaire, tout incrédule qu’il était, paraît avoir beaucoup de foi dans cette anecdote ; il la cite avec complaisance dans un pamphlet qu’il composa contre Crébillon, peu de temps après sa mort ; il essaie même d’en donner une interprétation sérieuse : c’est, dit-il, que Boileau était dans un âge et dans un état où l’on n’est sensible qu’aux défauts, et insensible aux beautés. Ce commentaire suppose qu’il y a dans le Rhadamiste de Crébillon beaucoup de défauts et des défauts bien choquants. On doit être surpris qu’un homme tel que Voltaire, qui prêche souvent avec une éloquence si touchante le respect qu’on doit avoir pour les arts, et les égards mutuels que se doivent les gens de lettres, ait oublié cette doctrine édifiante au point de publier, sous le voile de l’anonyme, un soi-disant éloge de Crébillon, qui n’est qu’une satire amère de ses meilleures tragédies ; Rhadamiste même n’y est pas épargné, et la critique est d’une telle injustice, qu’elle a déplu à M. de La Harpe lui-même, lequel assurément n’aimait pas Crébillon : il prend sa défense contre Voltaire, ce qui prouve à quel point Voltaire avait tort.

Du reste, M. de La Harpe se déclare aussi le partisan de l’anecdote ; il va jusqu’à dire : Elle est exactement vraie. Comment ce littérateur judicieux, et dont la logique est ordinairement assez sûre, a-t-il pu avoir cette aveugle crédulité pour un conte qui ne méritait pas plus de confiance qu’un bruit populaire ? Est-ce un manuscrit, est-ce un imprimé que ce Le Verrier apporta à Boileau mourant ? Ce ne peut être un imprimé, puisque Boileau est mort le 11 mars 1711, et que la tragédie de Rhadamiste n’a été jouée que le 14 décembre de la même année. La tragédie de Rhadamiste n’était probablement pas encore achevée lorsque Boileau mourut ; et l’on veut que Crébillon, qui n’écrivait presque pas ses pièces, qui les récitait aux comédiens de mémoire, ait donné son manuscrit à ce Le Verrier, pour le présenter à Boileau mourant ! Il n’y a pas de conte de vieille plus ridicule et plus absurde. J’aurai rendu quelque service aux lettres et même à la mémoire de Boileau, si je suis parvenu à faire tomber cette fable, qui n’a pu être recueillie et accréditée que par ceux qui avaient encore plus de haine pour Crébillon que de respect pour Boileau. On sait que l’esprit de parti adopte les plus grossiers mensonges et aveugle les esprits les plus justes : le sage et grave Rollin croyait aux miracles du diacre Paris et aux convulsions de Saint-Médard.

IV

Il est bien étrange que M. de La Harpe, qui s’est donné la peine d’examiner, dans le plus grand détail, les beautés et les défauts de Rhadamiste, n’ait point remarqué la singulière ressemblance de cette pièce avec le Mithridate de Racine : on doit en être d’autant plus surpris, que cette ressemblance, n’étant point à l’avantage de Crébillon, était faite pour être saisie par un critique qui montre pour Crébillon plus de sévérité que de bienveillance. Pharasmane n’est qu’une copie du fameux roi de Pont. Racine avait épuisé tous les grands traits qui pouvaient peindre la haine de ce monarque barbare contre les Romains ; Arsame paraît calqué sur Xipharès ; Zénobie, aimée du père et des deux fils, ressemble à Monime ; et la même Zénobie, lorsqu’elle immole l’amour au devoir, lorsqu’elle accorde ce qu’elle doit à l’amant avec ce qu’elle doit à l’époux, a beaucoup de rapport avec Pauline.

Ce qui donne une couleur particulière à la vertu de Zénobie, c’est que son époux est un monstre de fureur et de jalousie, lequel a déjà poignardé sa femme, et l’a jetée dans la rivière. Il y a du mérite à préférer un pareil époux à l’amant le plus tendre, et il faut avoir beaucoup de courage pour ne pas craindre un si terrible mari. C’est le sens de ce beau vers de Zénobie :

Et j’ai trop de vertu pour craindre mon époux.

Rhadamiste n’a de commun avec le Pharnace de Racine que ses intelligences avec les Romains, son aversion pour son père. Du reste, Crébillon a donné à ce personnage un caractère beaucoup plus tragique. Dans le Mithridate de Racine, Pharnace n’est que le troisième rôle ; dans la tragédie de Crébillon, Rhadamiste est le rôle principal : il est éminemment théâtral, par la raison qu’il est extrêmement passionné ; ses passions, il est vrai, sont très bizarres, très extravagantes ; on en peut juger par ce portrait :

Dans l’état où je suis, me connais-je moi même ?
Mon cœur, de soins divers sans cesse combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu,
D’un amour malheureux déplorable victime,
S’abandonne aux remords sans renoncer au crime :
Je cède au repentir, mais sans en profiter,
Et je ne me connais que pour me détester.

Un tel homme est passablement fou ; mais cette folie est la sagesse de notre théâtre moderne ; je dis de notre théâtre moderne, parce que le théâtre grec a plus de naturel, de simplicité et de franchise. Dans les anciennes tragédies, on ne trouve aucun de ces scélérats à remords, qui parlent bien et agissent mal, qui s’accusent, qui se condamnent pour surprendre notre pitié, et ne s’en livrent pas moins à ces passions qu’ils affectent de détester. Il faut excepter la tragédie de Médée, où il y a un combat entre la rage d’une épouse trahie et la tendresse d’une mère ; mais le crime d’une mère qui égorge ses enfants est si extraordinaire, si monstrueux, qu’il fallait absolument en adoucir l’horreur, pour épargner au spectateur un sentiment trop pénible et trop affligeant.

M. de La Harpe est très scandalisé qu’un homme d’esprit tel que Dufresny ait dit que Rhadamiste n’est point propre au théâtre, parce qu’il est bizarrement composé de grands remords et de grands crimes. Ce célèbre critique est grand partisan des crimes et des remords ; il a aussi sur le cœur l’arrêt que l’Académie prononça dans le temps du Cid, que l’amour de Chimène péchait contre les bienséances théâtrales ; car il est partisan de l’amour beaucoup plus que des bienséances : il conclut du sentiment de l’Académie et de l’opinion de Dufresny, qu’il faut bien du temps pour établir la vraie théorie des arts de l’imagination, et que des hommes d’ailleurs éclairés et sans passion sont encore exposés à s’y méprendre .

M. de La Harpe a raison théâtralement parlant : il est certain que les crimes, combattus par des remords, produisent de l’effet au théâtre ; mais, moralement parlant, ce mélange de crimes et de remords est bizarre, dangereux et peu naturel : les remords ne viennent ordinairement qu’après le crime ; les scélérats qui les éprouvent avant le crime, et qui passent par-dessus, n’en sont que plus odieux, puisque la passion ne les aveugle pas assez pour qu’ils ne sentent pas toute l’horreur de l’action qu’ils commettent. Au théâtre, c’est tout le contraire : le poète donne des remords aux scélérats pour les rendre intéressants ; on les plaint d’être entraînés par la violence de la passion vers le crime qu’ils détestent : pur charlatanisme théâtral ! équivoque misérable ! S’ils le détestaient, ils ne le commettraient pas. Dufresny, en homme d’esprit, a dû s’apercevoir de ce charlatanisme ; mais il a eu tort de dire que ce composé bizarre de grands remords et de grands crimes n’était pas propre au théâtre, car il y réussit beaucoup : c’est un piège auquel les spectateurs se laissent toujours prendre. Dufresny aurait eu raison, s’il s’était contenté de dire qu’il n’était ni bon ni utile aux mœurs d’employer au théâtre ce moyen de plaire.

Quant aux sentiments de l’Académie sur le Cid, ils sont très justes aux yeux de ceux qui comptent pour quelque chose la raison, la décence et l’honnêteté ; mais les poètes et les littérateurs ne s’embarrassent que de ce qui peut émouvoir les passions, de ce qui est propre à exciter la terreur et la pitié : il leur semble qu’il n’y a rien de meilleur et de plus important dans le monde que de faire trembler ou pleurer de grands enfants par de vaines fictions. Horace, le philosophe Horace, disait qu’un homme capable de produire ces merveilleux effets lui paraissait aussi habile qu’un danseur de corde. L’Académie-Française pensait qu’il ne convient pas à une fille bien née de recevoir chez elle le meurtrier de son père, et que c’est se moquer du monde que de demander en public sa mort, tandis qu’en particulier elle souffre sa visite et sa conversation. Si Chimène ne peut se dispenser d’aimer Rodrigue, elle peut du moins se dispenser de faire paraître cet amour si contraire à la bienséance. L’Académie-Française, quand elle juge ainsi, a raison en morale ; en littérature, elle radote : elle ignore la vraie théorie des arts de l’imagination, diamétralement opposée à la théorie des devoirs et des vertus, et uniquement fondée sur les passions.

Quelle attente, dit M. de La Harpe, n’excite pas en nous la première vue d’un homme qui a été capable de plonger un poignard dans le sein d’une femme adorée ! L’exclamation est comique. Effectivement, un homme capable de ce tour de force est curieux, et promet infiniment ; on peut attendre beaucoup de lui s’il continue sur le même ton : un homme capable de poignarder sa femme est bien autrement accueilli au théâtre qu’un bon mari. M. de La Harpe a cependant quelques remords de sa doctrine ; il ne se dissimule pas les objections qu’on pourrait lui faire. Ce n’est pas, dit-il, que les grandes passions justifient les grands crimes ; et ceux qui ont prétendu tirer ce résultat de la morale du théâtre, l’ont évidemment calomnié. Si les grandes passions ne justifient pas les crimes au théâtre, elles les excusent, elles les rendent intéressants ; elles nous disposent à l’indulgence, à la pitié pour les coupables ; elles nous familiarisent et nous apprivoisent avec des horreurs qui ne devraient nous inspirer que du mépris et du dégoût : il serait difficile de calomnier la morale du théâtre ; et quand on dit que dans la plupart de nos tragédies, la vertu, s’il y en a, est en paroles, et le vice en action, ce n’est pas calomnier la morale du théâtre. c’est la définir.

Atrée et Thyeste
I

Tout le parti voltairien s’est déchaîné contre le malheureux Crébillon, à l’occasion de cette reprise ; tout l’arrière-ban de la philosophie a crié : Fi ! l’horreur ! C’était une animosité, une fureur bien peu philosophique ; à peine pouvait-on consentir à reconnaître quelques beaux vers dans l’un des chefs-d’œuvre de notre troisième tragique ; tous, jusqu’aux goujats de l’Encyclopédie, quelque peu élevés qu’ils soient, prétendaient prouver par leur harangue que la tragédie d’Atrée n’était qu’une rapsodie dégoûtante, aussi mal conçue que mal écrite ; c’était à qui donnerait le dernier coup de pied à l’auteur d’Électre et de Rhadamiste.

Leur patriarche Voltaire a dit, avec sa légèreté et sa suffisance ordinaire, qu’on ne pouvait pas s’intéresser à un outrage reçu depuis vingt ans. Eh bien ! il y a plus de quarante ans que Voltaire s’est cru offensé par la comparaison, qu’on osait faire de lui avec Crébillon, et cependant ses disciples sont aussi furieux de l’affront fait à leur prophète que s’il venait de le recevoir. Encore s’il y avait eu de l’esprit, de la gaîté, de la finesse dans leur vengeance ; mais on n’y voyait que du fanatisme, et le fanatisme est toujours triste, lourd et grossier.

Mes lecteurs ne sont probablement pas fort curieux de ces platitudes ; mais ils pourront du moins se former une idée du ton et du style de pareils critiques, d’après le trait pétillant d’un des plus facétieux de la troupe : je savoure à longs traits, dit-il, la coupe dAtrée, comme si elle était pleine d’un champagne mousseux. Il faut croire que cet honnête homme, qui tous les jours se nourrit de fange et ne boit jamais de champagne, n’a pour lecteurs que des sots, ou qu’il est lui-même encore plus sot que ses lecteurs, puisqu’il prétend leur faire accroire que je suis toujours en fureur, et que je ne vomis que des injures atroces, tandis qu’il est, lui, un écrivain léger, délicat et poli.

J’avoue que Crébillon a confondu l’horreur avec la terreur tragique : sa catastrophe fait frémir la nature. L’auteur nous apprend, dans sa préface, qu’il en a frémi lui-même, mais qu’il ne l’en a pas jugée moins digne de la tragédie. Je crois qu’il a mal jugé : c’est avec raison qu’Horace défend que Médée égorge ses enfants devant le peuple, et qu’Atrée fasse manger publiquement à son frère les membres de son fils.

Les anciens avaient traité ce sujet terrible ; il convenait mieux au théâtre grec qu’au théâtre français : la famille de Tantale était bien plus intéressante pour eux que pour nous. Sophocle, dit-on, avait fait une tragédie d’Atrée, et Accius l’avait heureusement transportée sur la scène latine. Si l’on en juge par un fragment qui nous reste de l’ouvrage d’Accius, la catastrophe était en récit. Varius avait sans doute pris la même précaution dans son Thyeste, qui eut une grande réputation, et fit oublier la pièce de son prédécesseur. Ce Varius, dont les écrits sont perdus, et que Virgile nous empêche de regretter, était, avant l’auteur de l’Énéide, le premier des poètes épiques.

Nous avons le Thyeste de Sénèque : ce sophiste, accoutumé à violer toutes les bienséances, n’a pas fait difficulté de présenter au peuple la coupe d’Atrée, et Crébillon l’a suivi, mais en tâchant de l’adoucir. C’est du poète latin qu’il a pris ce mot si théâtral : Agnosco fratrem,

Je reconnais mon frère.

Écoutons Crébillon lui-même plaider sa cause : « Il s’en faut bien que mon Atrée soit aussi cruel que celui de Sénèque : il m’a suffi de faire craindre pour Thyeste toutes les horreurs de la coupe que son frère lui prépare, et il n’y porte pas seulement les lèvres… Je ne vois pas qu’on doive plutôt exclure de la tragédie cette scène que celle où Cléopâtre, dans Rodogune, après avoir fait égorger un de ses fils, veut empoisonner l’autre aux yeux des spectateurs. »

Depuis Atrée, on a vu Mahomet, pour assaisonner sa vengeance, faire assassiner un père par son fils. L’assassinat ne se commet pas, il est vrai, sur la scène ; mais on entend les cris du vieillard assassiné, et il paraît presque aussitôt qu’il a reçu le coup. Du Belloi, plus hardi, nous montre un mari jaloux qui présente à sa femme le cœur de son amant nageant dans le sang ; et de toutes les pièces de du Belloi, c’est celle qu’on joue le plus souvent, et du Belloi était de l’école de Voltaire.

Mon avis est que ce sujet ne convenait ni à nos moeurs ni à notre théâtre : si l’on voulait absolument le traiter, il fallait écarter de nos yeux la coupe ensanglantée. Mais, après avoir condamné cet abus du tragique, il faut rendre justice au talent du poète. Quelle verve ! quelle énergie dans le caractère d’Atrée ! quel ton fier et mâle ! quelle vigueur de pinceau ! Mahomet est plus brillant, parce que ce n’est pas un être fabuleux, mais un personnage réel, qui, par lui-même, a bien plus de grandeur ; mais il y a plus d’art et de génie dans le portrait d’Atrée : c’est un héros tragique plus ferme, plus profond, mieux soutenu. Voltaire a rapetissé Mahomet, Crébillon a beaucoup agrandi Atrée. Mahomet est avili par un amour puéril, par des jongleries ignobles, par des horreurs sans motif et sans nécessité ; mais la conduite d’Atrée, dans toute la pièce, offre des combinaisons de scélératesse qui produisent à la fois l’étonnement et l’épouvante. Après la Cléopâtre de Corneille, Atrée est, dans le genre terrible, le rôle le plus fort que l’on connaisse au théâtre.

J.-J. Rousseau a fait lui-même l’éloge de Thyeste dans sa Lettre sur les spectacles. Thyeste inspire cet intérêt naturel de l’humanité souffrante ; sa situation malheureuse fait oublier le crime qu’un amour aveugle lui fit commettre autrefois : ou le plaint, on craint pour lui la barbarie de son frère. Ce caractère a éminemment la couleur antique, et cette simplicité grecque, cette vérité qui charme les connaisseurs : c’est en tout l’opposé des caractères de Voltaire, qui presque tous sont faux, boursouflés, moins propres à intéresser qu’à éblouir.

Thyeste est aimable et touchant ; son amour aggrave encore son infortune, et cet amour est naturel : les malheureux en sont plus susceptibles que les autres. Ces deux rôles vertueux de Plisthène et de Théodamie reposent l’âme fatiguée de tant de forfaits exécrables ; ils produisent dans cette pièce le même effet qu’Hippolyte et Aricie dans Phèdre.

L’intrigue est forte, et toute la contexture de la pièce annonce une grande vigueur de conception et une tête vraiment dramatique. On a reproché à l’auteur un double nœud : Atrée, frustré de sa première espérance, est réduit à former un nouveau plan ; mais les deux projets ne tendent qu’à la même vengeance, et sauvent la duplicité de moyens par l’unité d’objet.

Plusieurs années après les premières représentations d’Atrée, l’abbé Pellegrin fit paraître, sous le nom de mademoiselle Barbier, une critique de la pièce, très judicieuse et très savante, mais ou l’on remarque une extrême sévérité. Le censeur exige des poètes tragiques une vraisemblance rigoureuse dont ils commençaient à s’affranchir de son temps. Aucune des tragédies de Voltaire ne pourrait soutenir un pareil examen ; cependant, après avoir relevé sans pitié les moindres défauts de l’ouvrage, il termine ses observations par une conclusion fort différente de celle de nos Aristarques du jour : « J’avoue que ma critique est un peu outrée… Au reste, dans la tragédie d’Atrée et Thyeste, les beautés l’emportent si fort sur les négligences, qu’elles doivent les faire oublier. Il faut rendre cette justice à M. Crébillon : nous n’avons guère d’auteurs qui l’égalent dans les images, dans la pompe du style et dans l’énergie de l’expression ; les situations ne lui coûtent rien ; il en met presque dans toutes les scènes, etc. » Il faut se souvenir que Crébillon n’était alors qu’à sa seconde pièce.

Ce poète ne travaillait pas assez son style ; il est souvent dur et incorrect ; mais il est plein de chaleur et de verve, et l’on y sent une sorte d’âpreté sauvage qui plaît dans la tragédie. Il lui échappe de temps en temps des vers admirables, des tirades de la plus grande force. Le songe de Thyeste étincelle de beautés sublimes ; c’est un des morceaux les plus frappants qu’on connaisse au théâtre. En général, c’est un auteur fier et mâle, quelquefois négligé, mais qui partout annonce un talent vrai, sans aucun mélange d’affectation et de charlatanisme.

II

Je n’ai rien à dire de la tragédie de Crébillon, sinon que nos poètes actuels, qui la dédaignent encore, par une suite de l’habitude qu’ils avaient contractée sous Voltaire, sont bien faibles, bien efflanqués en comparaison de l’auteur d’Atrée. Ce plan, qu’ils attaquent par de fausses critiques, est un chef-d’œuvre d’invention à côté de ceux de nos modernes tragédies ; enfin le style même, qu’ils dénigrant avec tant d’exagération, est un modèle d’énergie et de chaleur théâtrale auprès du froid jargon de leur dialogue amphigourique. Sans doute Crébillon, comparé à Racine, n’est pas un écrivain harmonieux, élégant et pur ; mais il serait encore le maître de tous les petits fanatiques qui l’outragent aujourd’hui, pour la plus grande gloire de leur pontife. Les vers de Crébillon, en général moins coulants, moins faciles et moins brillants que ceux de Voltaire, sont plus nourris, plus forts, plus satisfaisants pour l’esprit que cette verbeuse et flasque prose qu’on trouve souvent, au lieu de vers, chez l’auteur de Zaïre, et qui, pour être bien rimée, n’en est pas plus poétique.

Un des traits les plus puérils de la vie de Voltaire, c’est son acharnement contre un homme dont il sentait malgré lui le mérite, mais qu’il trouvait en son chemin dans le temps où il aspirait à la monarchie universelle de la littérature. Tous ceux qui redoutaient l’ambition et les progrès d’un écrivain aussi dangereux pour la religion et pour les mœurs, cherchaient à lui opposer Crébillon. Crébillon avait un parti qui n’était pas le plus fort, puisque c’était celui des honnêtes gens.

Ce fut alors que Voltaire, dans un dépit d’enfant, jura de refaire les tragédies de Crébillon ; et une partie de sa vie a été employée à l’exécution de ce projet insensé, dont il n’a recueilli que de la honte. Il a refait Électre, Sémiramis, Catilina, le Triumvirat ; et dans sa vieillesse même, ou il ne produisait plus que de faibles avortons, il avait la manie de porter ses mains glacées sur un des chefs-d’œuvre les plus vigoureux de la jeunesse de Crébillon. Il traitait le sujet d’Atrée sous le nom des Pélopides ; il insultait aux mânes de l’auteur d’Atrée par les critiques les plus absurdes ; et, pour prouver la justesse de ses critiques, il faisait imprimer les Pélopides, qui sont autant au-dessous d’Atrée que la Phèdre de Pradon est au-dessous de celle de Racine.

On a fait d’inutiles et ridicules comparaisons de ces deux hommes sous le rapport littéraire : il est certain que Voltaire, par la masse de ses ouvrages, par l’éclat répandu sur sa longue carrière, par la prodigieuse et funeste influence qu’il a exercée sur son siècle, efface entièrement Crébillon. À ne les considérer que comme poètes tragiques, Voltaire a été bien plus adroit et plus heureux dans le choix des sujets ; il a su intéresser bien davantage par cette espèce de philosophie nouvelle qu’il y a répandue ; il est en général plus agréable, plus touchant, plus propre à éblouir le vulgaire, à flatter le goût de la multitude. Mais si, mettant à part tous ces prestiges, un littérateur sévère pesait dans la balance du bon goût et de l’art les qualités de l’un et de l’autre, je ne doute pas qu’il ne découvrît dans la manière de Crébillon plus de vérité et de franchise, et dans ses trois pièces d’Atrée, d’Électre et de Rhadamiste, beaucoup plus de ce qui ressemble au génie, que dans toutes les tragédies de Voltaire.

En comparant ces deux hommes sous le rapport moral, on démêle dans la différence de leur caractère la source de la différence de leur réputation et de leur destinée. Crébillon était doux, paresseux et paisible ; Voltaire actif, ardent, infatigable, ennemi du repos : Crébillon était fier et sensible ; Voltaire vain et irascible. L’obscurité de la retraite plaisait à Crébillon ; on peut même lui reprocher des goûts et des penchants indignes d’un homme de son mérite : l’ambition, l’amour de la gloire, le désir de dominer embrasèrent continuellement le cœur de Voltaire. Crébillon n’avait point de manège, vivait en sauvage, ignorait l’art d’aider à ses succès : Voltaire faisait des pensions à plusieurs petits auteurs pour le prôner ; il excellait dans l’intrigue, connaissait parfaitement le monde, et n’oubliait aucun des moyens d’entretenir et d’augmenter sa vogue. Faut-il être surpris que Crébillon ait vécu pauvre, obscur, inconnu, sans autre appui que son talent et ses ouvrages, tandis que Voltaire a été un grand seigneur, un grand conquérant qui a subjugué l’Europe, et pendant quarante ans régné sur les esprits ?

III

Foudroyé par tous les anathèmes philosophiques, Atrée n’est pas encore anéanti : le voilà qui paraît, je crois, pour la quatrième fois sur le Théâtre-Français. En vérité, les disciples de Voltaire devraient bien s’accorder un peu mieux avec leur maître : ils se sont récriés contre l’atrocité du spectacle, contre l’horreur de la coupe sanglante. Je ne les blâme point ; mais leur patriarche n’est pas de leur avis sur cet article ; et ce qu’il blâme dans Crébillon, ce n’est pas le sujet. Je n’ai jamais cru, dit-il, que la tragédie dût être à l’eau-rose. Il y a un milieu entre l’eau-rose et l’eau-forte. L’églogue en dialogue, intitulée Bérénice, à laquelle madame Henriette d’Angleterre fit travailler Corneille et Racine, était indigne du théâtre tragique. L’arrêt est un peu dur ; indigne du théâtre tragique ! Le vieux du mont Krapack était de mauvaise humeur. Le Théâtre-Français s’honore de Bérénice, comme d’un chef-d’œuvre de grâce, de sentiment et d’éloquence ; l’églogue de Bérénice, considérée comme ouvrage de l’art, suppose plus de mérite et de talent, annonce un plus grand poète, un plus grand écrivain qu’aucun des chefs-d’œuvre tragiques de Voltaire : je crois que tout bon littérateur en conviendra. Le sacrifice de l’amour fait au devoir et à l’honneur n’a rien de sanglant à la vérité ; il ne se commet point de crimes dans cette tragédie ; les personnages n’ont ni fureur ni délire ; mais ils s’expriment partout de la manière la plus naturelle, la plus délicate et la plus touchante ; ils éprouvent un des plus grands malheurs qui puissent affliger une âme sensible ; et les tragédies de ce genre, quand elles sont traitées avec le génie de Racine, sont plus pathétiques pour les connaisseurs que cet amas d’aventures romanesques, de sentiments outrés, de situations atroces qui choquent le bon sens et fatiguent beaucoup plus qu’elles n’intéressent.

J’ai toujours regardé la famille d’Atrée, depuis Pélops jusqu’à Iphigénie, comme l’atelier où l’on a dû forger les poignards de Melpomène. Pourquoi donc Voltaire n’a-t-il forgé dans cet atelier ni Zaïre, ni Mérope, ni Alzire, ni Mahomet ? Il faut à Melpomène des passions furieuses, de grands crimes, des remords violents. Il n’y a rien de tout cela dans Polyeucte ; il n’en est pas moins un des chefs-d’œuvre de Corneille : avec tout cela, on peut faire une tragédie détestable, un tissu d’extravagances. L’horreur de Crébillon aurait fort réussi sans quatre défauts qu’on lui a reprochés. Nous connaissons des tragédies qui ont fort réussi malgré vingt défauts qu’on leur a justement reprochés.

Le premier, c’est la rage qu’un homme montre de se venger d’une offense qu’on lui a faite depuis vingt ans. Cette rage, cette horrible fermeté d’une âme atroce, sur qui le temps ne peut rien, est précisément ce qui fait frémir, ce qui inspire la terreur. Nous ne nous intéressons à de telles fureurs, nous ne les pardonnons que quand elles sont excitées par une injure récente. Plaisante réflexion ! Il ne faut pas qu’on s’intéresse à la vengeance d’Atrée ; il ne faut pas surtout qu’on la lui pardonne ; il faut qu’on en soit épouvanté. La coupe sanglante n’en serait pas moins abominable, quand elle servirait à venger une injure de la veille : c’est sur le malheureux Thyeste que tombe l’intérêt.

La seconde, c’est qu’un homme qui, au premier acte, médite une action détestable, et qui, sans aucune intrigue, sans obstacle, sans danger, l’exécute au cinquième, est encore plus froid qu’horrible. Il est faux qu’il n’y ait point d’intrigue : la résistance de Plisthène aux volontés d’Atrée forme un obstacle ; il s’occupe des moyens de sauver Thyeste ; on tremble, on frémit, on espère. Je ne vois pas pourquoi Voltaire veut absolument qu’Atrée soit touchant ; c’est Thyeste et sa fille, c’est Plisthène dont le sort émeut le spectateur. Atrée combine avec trop de profondeur ses crimes pour être froid : la scélératesse d’un tel monstre est vraiment terrible.

Le troisième défaut est un amour inutile. Il n’est pas inutile puisqu’il adoucit un peu l’horreur du sujet, et rend Plisthène plus digne de pitié : c’est l’amour de Mahomet pour une jeune fille qui est vraiment ridicule et comique.

Le quatrième vice, et le plus révoltant de tous, est la diction incorrecte du poème. Quelques incorrections ne peuvent effacer le mérite d’un grand nombre de beaux vers et de magnifiques tirades dont la pièce est remplie. Crébillon est souvent dur, mais il a toujours de la chaleur et du nerf : l’âpreté de son style, fort de choses, est préférable à cette diction molle, à cette prose rimée qui n’a qu’une vaine élégance, et une harmonie monotone.

Dufresny. Le Mariage fait et rompu

C’était autrefois une des pièces du répertoire qu’on jouait le plus fréquemment ; elle avait eu beaucoup de succès en 1721, lorsqu’elle parut pour la première fois ; mais nous nous sommes formés depuis ce temps-là, nous sommes plus délicats, et notre goût est devenu difficile : Dufresny n’a pas assez d’esprit pour nous :

Juste retour des choses d’ici-bas !

Dufresny, dit-on (car je n’en veux rien croire), ne trouvait pas assez d’esprit à Molière : nous n’en trouvons pas assez à Dufresny.

Il y a des ressemblances étonnantes entre certains individus ; on n’en peut douter. Le recueil des Causes célèbres nous présente un soldat nommé Pierre Mège qui se faisait passer pour le fils du sieur de Caille, et qui est reconnu pour tel par le parlement de Provence ; ce qui est bien pis qu’un parlement et toute la justice, nous voyons la femme de Martin Guerre reconnaître pour son mari un étranger, passer plusieurs années avec cet intrus, en avoir des enfants, et ne s’aviser de soupçonner l’imposture qu’au moment où elle commence à se dégoûter de l’imposteur.

C’est sur ce fonds merveilleux que Dufresny a bâti sa pièce. La veuve d’un certain Damis est forcée par sa tante de se marier à un sot ; le contrat est dressé et signé, le mariage est fait ; l’amant de la veuve entreprend de le rompre, en ressuscitant le mari de la veuve, en produisant un faux Damis qui fasse déguerpir l’impertinent épouseur. Voilà ce que c’est que le Mariage fait et rompu. La fable est mal tissue, l’action ne marche pas bien. Dufresny, le moins rangé des hommes, portait dans ses pièces le désordre de sa conduite : tout y est incohérent et décousu ; l’auteur insouciant n’a pas même daigné prendre la peine de donner des noms à ses personnages, de les faire connaître au public : c’est une tante qui tombe des nues ; une veuve en l’air qui vient on ne sait d’où ; un président, une présidente ; un imbécile épouseur, appelé Ligournois, parce qu’il est de Ligourne ; un Gascon de rencontre, qui se trouve là on ne sait pourquoi ni comment : tous ces personnages sont autant d’aventuriers que l’auteur rassemble dans une auberge de Marseille pour faire sa comédie. On ne conçoit pas qu’une veuve qui est, à ce titre, maîtresse de sa personne, se laisse contraindre par une tante de livrer à un nigaud très déplaisant sa personne, avec une fortune considérable : la veuve, il est vrai, est supposée n’avoir que dix-huit ans ; mais une veuve de dix-huit ans peut avoir une volonté, et ne se gouverne point par les ordres d’une tante.

Voilà tout le mal qu’on peut dire de la pièce, mais le bien l’emporte sur le mal : l’ensemble est vicieux, mais les détails sont charmants ; les scènes ne sont pas bien liées, mais les caractères sont piquants et comiques. Le président et la présidente sont des originaux peints au naturel. Le président, guindé, empesé, gonflé de pédantisme et de morgue, juge en parlant, ne répond que par des arrêts. La présidente se fait commander par le président ce qu’elle veut faire, et gouverne ce fat en robe en paraissant exécuter ses ordres. Molière nous avait montré dans les Femmes savantes un mari despote en l’absence de sa femme, esclave devant elle ; Dufresny nous fait voir une femme qui ordonne en obéissant, un mari qui obéit en ordonnant, un sot orgueilleux mené par une prude rusée. Les secrets du gouvernement domestique sont ici dévoilés : si le mari est le roi de la maison, et la femme le ministre, il faut convenir que dans les empires comme dans les familles, souvent les ministres sont les rois, et les rois ne font que sanctionner la volonté de leurs ministres.

Ces ridicules, quoique dans la nature, quoique bien saisis, font peu d’impression dans la pièce, parce qu’ils ne sont pas enfermés dans un cadre convenable, et surtout parce qu’ils sont trop chargés par le jeu des acteurs : le rôle le plus défiguré est celui de la présidente. Il règne à la Comédie un étrange abus : les actrices, qui croient encore avoir quelques prétentions à la jeunesse, refusent absolument de se charger des femmes ridicules ; ce n’est que lorsqu’elles portent sur leur figure l’extrait de leur naissance, et que leurs visages sont devenus des caricatures, qu’elles se déterminent enfin à jouer ces rôles de rebut ; d’où il arrive que des caractères qui ne doivent être que plaisants deviennent dégoûtants et burlesques, et que d’excellentes scènes comiques dégénèrent en bouffonneries ignobles et rebutantes : c’est ce qui nuit au succès de la plupart des anciennes comédies ; on les travestit en farces de boulevard.

Glacignac est le Gascon le plus original qu’il y ait au théâtre. Les habitants de la Garonne sont ordinairement vifs et fougueux, celui-ci est froid et réfléchi ; son défaut est d’être peu lié à l’intrigue.

Le faux Damis est aussi très plaisant. C’est le héros de la pièce, le seul qui agisse. L’hôtesse est une réjouie dont les propos sont pleins de sel, mais qui n’est intéressée à l’action que parce que le faux Damis est son frère. Ce rôle, qui par lui-même est peu de chose, est un des meilleurs de la pièce. Les autres personnages, tels que la tante, la veuve, Valère, Ligournois, sont presque nuls ; et dans une comédie, comme dans une société, c’est toujours un grand mal qu’il y ait tant de gens qui ne sont bons à rien, et ne servent qu’à faire nombre.

Cet ouvrage est surtout piquant par les détails, pleins d’un esprit original : cet esprit n’est pas celui qui est à la mode ; il est tout à la fois trop naturel et trop fin ; on n’y trouve ni pointes, ni binettes, ni rapprochement faux, ni oppositions affectées ; il est dans la chose et non dans les mots ; quoique les mots soient heureux et bien choisis, ils ne servent qu’à faire ressortir l’idée et n’en tiennent pas lieu.

Le faux Damis est reconnu pour un fourbe par la présidente ; mais le fourbe lui impose silence, parce qu’il a dans sa poche des lettres galantes écrites autrefois par la présidente au véritable Damis : c’est ce qui fait le dénouement, et cette situation a été imitée par Marmontel dans l’Ami de la maison. La conclusion qu’en tire le faux Damis est mordante et satirique :

Oui, vous êtes heureux qu’une prude ait eu peur
Contre ses intérêts qu’une prude réduite,
Ait assez de pudeur pour masquer sa conduite ;
Chose rare à présent : on en trouve si peu
Qui prennent encor soin de bien cacher leur jeu !
Tout bien considéré, franche coquetterie
Est un vice moins grand que fausse pruderie :
Les femmes ont banni ces hypocrites soins :
Le siècle y gagne au fond, c’est un vice de moins.

C’est un raisonnement de comédie qui n’est ni juste ni honnête. La pudeur, quoique hypocrite, est encore moins odieuse que l’impudence et le cynisme. La pièce fut donnée sous la régence. Le duc d’Orléans, qui prenait en tout le contre-pied de Louis XIVh, affichait l’impiété et la débauche ; et ses courtisans lui disaient sans doute que la franchise avec laquelle chacun montrait alors ses vices, valait mieux que l’hypocrisie qui régnait à la cour de son prédécesseur.

Regnard

Le Joueur
I

Cette comédie, qui a plus d’un siècle sur la tête, n’a pas du moins le désavantage de ridiculiser un vice qui n’existe plus. La passion du jeu a fait, au contraire, de grands progrès depuis qu’on a jugé à propos de l’attaquer au théâtre la société est pleine de ses ravages. Longtemps la révolution a été le théâtre du plus gros jeu de la fortune : c’était un vaste tapis vert, autour duquel on voyait sans cesse des joueurs acharnés se ruiner et se perdre, d’autres s’enrichir et s’élever. Cette espèce de jeu n’existe plus ; mais la cupidité qu’il a exaltée vit toujours : le spectacle de ces chances étonnantes a laissé dans les âmes le besoin des émotions fortes. Les hommes, paralysés par une immoralité profonde, ne peuvent être ranimés que par les aiguillons de la crainte et de l’espérance. L’intérêt du jeu est bien supérieur à celui d’une tragédie : il donne de plus vives secousses ; il offre des péripéties, des catastrophes plus fréquentes et plus sensibles : jamais la scène ne languit ; tout est en mouvement, tout est en action ; toutes les passions bouillonnent et fermentent : la pitié seule est étrangère sur ce théâtre. Un joueur, accoutumé à ces sensations violentes, est mort quand il ne palpite plus entre sa ruine et sa fortune, et par là même l’amour du jeu est le plus incurable de tous les vices.

En artiste habile, Regnard a tiré le rideau sur les affreuses images que l’auteur de Béverley étale avec une complaisance philosophique : la comédie de Regnard est bien préférable à la tragédie de Saurin ; et puisqu’il est démontré que le théâtre ne corrige personne, il vaut mieux rire des embarras, des folies, des succès, des revers d’un jeune libertin qui ne tient à rien, que de frissonner d’horreur à la vue d’un père de famille désespéré, qui lève le poignard sur son fils. Ce sont là des atrocités en pure perte, qui déposent contre la sensibilité de ceux qui se plaisent à de pareils spectacles.

II

Le Joueur est une des meilleures comédies faites depuis Molière : cependant elle attire peu de spectateurs. Le caractère qu’on y représente n’est que trop ordinaire dans la société ; et cependant il n’intéresse, il ne frappe personne. Il y a des comédies au théâtre non seulement fort inférieures du côté du talent, mais encore beaucoup moins remarquables par la nature du sujet, qui obtiennent habituellement plus de succès ; on ne sait trop pourquoi : telles sont, entre autres, l’Homme du Jour, le Philosophe marié, pièces où l’on peint des ridicules qui n’existent plus, et qui même n’ont jamais existé que bien rarement dans le monde. Mais dans ces pièces, dont le fond est si pauvre, il y a des accessoires qui intéressent, une intrigue qui attache, une certaine philosophie qui plaît. Il n’y a dans le Joueur qu’esprit, gaîté, vérité, naturel, à quelques farces près alors à la mode, et fort supérieures à celles qui sont à la mode aujourd’hui ; mais, en tout cela, très peu de ce que nous appelons intérêt : c’est ce qui tue l’ancien comique. Le peuple aujourd’hui veut de l’intérêt dans les comédies. Il n’y a que les gens de goût qui s’intéressent à la peinture des ridicules, et soient sensibles au comique.

On accuse Regnard d’avoir volé à Dufresny cette comédie, ou du moins la part que Dufresny devait y avoir ; il est certain qu’ils étaient associés et travaillaient de compagnie : il est plus que probable que le caractère du Joueur, et une partie des incidents de la pièce, furent fournis à la communauté par Dufresny. Regnard, frappé de l’importance d’une pareille invention, et ne voulant partager avec personne la gloire d’un chef-d’œuvre capable de l’immortaliser, se hâta de traiter, en son particulier, le sujet d’après les idées de Dufresny, et donna la pièce comme étant de lui seul. Il lui fut d’autant plus facile de tromper son associé, que Dufresny était de son naturel négligent, paresseux, insouciant, et si ennemi de l’ordre, qu’il n’entendit jamais rien à l’arrangement et à l’économie d’un ouvrage de théâtre. Il sortit cependant de son indolence quand il vit le succès de la pièce de Regnard ; il cria au voleur, mais personne ne voulut l’entendre ; il acheva de perdre son crédit en faisant représenter deux mois après un Joueur de sa façon qui tomba tout à plat, et qui depuis n’a jamais reparu.

Cependant le fond des deux pièces est absolument le même ; caractères, situations, incidents, plaisanteries, tout, jusqu’aux noms des personnages, est d’une ressemblance qui étonne. Dans la pièce de Dufresny, comme dans celle du Joueur, il y a une Angélique, une Nérine, un Dorante, une comtesse, un marquis. Dans les deux ouvrages le Joueur a deux maîtresses, ! une jeune et l’autre vieille, toutes les deux riches ; il les manque toutes les deux, et reste abandonné de tout le monde : il est fort amoureux quand il n’a point d’argent, fort indifférent quand il est en fonds, très insolent dans la prospérité. Son valet présente un mémoire ridicule de ses dépenses : chez Regnard, à son père ; chez Dufresny, à la comtesse. Dans les deux auteurs il a pour rival Dorante. Pour ce qui regarde le portrait, le Joueur de Dufresny le joue et le perd ; le Joueur de Regnard le met en gage pour jouer. En un mot, les deux pièces sont composées à peu près des mêmes matériaux ; mais Regnard est un metteur en œuvre bien plus habile ; il a beaucoup plus d’art et de talent pour la contexture d’une pièce. Un avantage immense de Regnard, c’est le style : son Joueur est écrit en vers faciles et agréables ; la plupart sont restés dans la mémoire de tous les gens de lettres ; quelques-uns sont devenus proverbes ; on n’a pas retenu un mot de la prose de Dufresny, quoique précise, ingénieuse et piquante.

Le Joueur de Dufresny est plus naturel, celui de Regnard plus théâtral ; Valère a de bonnes qualités, et point d’autre vice que celui du jeu. Dufresny a donné à son chevalier tous les vices qui accompagnent ordinairement cette passion. La comtesse de Regnard est une folle, celle de Dufresny une hypocrite qui couvre sa galanterie d’un vernis de morale. L’Angélique de Regnard est plus sensée, plus ferme ; celle de Dufresny plus tendre et plus faible. Madame La Ressource et M. Toutabas sont deux excellents rôles qui appartiennent à Regnard ; mais le marquis de Regnard n’est qu’une assez mauvaise caricature inutile à l’action : au contraire, celui de Dufresny est un personnage vraiment comique et nécessaire à l’intrigue ; c’est un joueur consommé qui s’est ruiné la poitrine au jeu, qui s’est mis au lait, et qui n’en continue pas moins a jouer, en toussant et en se plaignant sans cesse de sa poitrine. Il a, au cinquième acte, une scène excellente, une scène de génie, avec le chevalier joueur.

Il y a une foule de traits fins dans la pièce de Dufresny, qu’on découvre à la lecture, et qu’on n’aperçoit pas au théâtre. Dans la dernière scène, lorsque le Joueur est ruiné et abandonné, son valet lui dit : « Il n’y a que moi qui vous demeure, monsieur, et vous avez encore un valet affectionné qui vous suivra jusque sur le bord de la rivière ; car je n’ai pas mérité comme vous de me noyer. » De nos jours, l’eau a souvent été le dernier asile des joueurs qui n’avaient plus de ressources sur la terre. La plaisanterie du valet paraît aujourd’hui cruelle dans un pareil moment : on la trouvait alors très naturelle et fort à sa place ; on n’avait pas encore le goût du faux pathétique.

Dans la suite, Destouches, dans son Dissipateur, nous fit voir un valet généreux qui, bien loin d’insulter à la ruine de son maître, offre de partager avec lui sa petite fortune ; et cette scène fit la fortune de la pièce. On commençait à préférer au comique et au naturel ce qui est rare, extraordinaire, héroïque. Les bons esprits, les esprits justes et délicats n’aimeront jamais dans la comédie que la peinture des vices communs à l’humaine nature.

Nérine, suivante d’Angélique, voyant sa maîtresse décidée à épouser le Joueur, lui fait un portrait ironique de la félicité d’un pareil mariage : « Le bon mariage ! Quelle paix ! Quelle union ! Car vous ne vous rencontrerez jamais ensemble, et vous serez levée tous les jours avant qu’il revienne se coucher. Avec un homme réglé, vous mèneriez une vie unie, ennuyeuse et languissante. La vie d’un joueur est bien plus diversifiée. Diversité dans l’humeur : vous le verrez enragé, bourru dans l’adversité, brutal et méprisant dans la prospérité. Diversité dans votre ménage : abondance, disette ; tantôt en carrosse, tantôt à pied ; quitter le premier appartement pour loger au quatrième étage. Diversité dans les ameublements : aujourd’hui le velours, demain la serge, après demain les quatre murailles. La diversité réjouit les femmes. »

Dans les derniers temps de la monarchie, un triste philosophe crut faire merveille en nous montrant un joueur dans son ménage, livré à toutes les horreurs du désespoir, prêt à égorger ses enfants, etc. Il fit un effroyable drame d’une tirade plaisante de Dufresny : c’est le dernier degré de la corruption de l’art et du goût.

Dans la pièce de Regnard, on remarque un article comique du mémoire des dettes du Joueur :

… Plus, il doit à maints particuliers,
Ou quidams, …………
…………..
La somme de dix mille une livre une obole,
Pour l’avoir sans relâche, un an, sur sa parole,
Habillé, voituré, coiffé, chaussé, ganté,
Alimente, rasé, désaltéré, porté.

Chez Dufresny, l’article est presque le même, et dans les mêmes termes :

« Plus, deux cents livres à quatre-vingt-treize quidams, pour nous avoir coiffé, chaussé, ganté, parfumé, rasé, médicamenté, voituré, porté, alimenté, désaltéré, etc. » Les deux pièces présentent un assez bon nombre de traits de ressemblance aussi frappants que celui-là. Je suis convaincu que Regnard a volé Dufresny ; mais c’est le bon larron : Dufresny a inventé ; mais Regnard a exécuté les inventions de Dufresny de manière à faire oublier l’inventeur. Dans les arts d’agrément, le succès est surtout attaché à l’exécution.

Démocrite
I

Les courtisans disgraciés ne se montrent plus guère à la cour : Regnard se montre très souvent à la cour de Thalie, où il est depuis longtemps très disgracié. Il occupe continuellement la scène, où on le laisse presque tout seul. Le Joueur, le Légataire, les Ménechmes, le Distrait, les Folies amoureuses, ne cessent de paraître, et ne paraissent que pour recevoir de nouveaux affronts. Quand les chefs-d’œuvre de notre second comique éprouvent un pareil sort, qu’est-ce que les comédiens ont pu se promettre de Démocrite, qui, sans contredit, est la moindre de ses pièces restées au théâtre ? Démocrite a fait rire, et c’est, selon moi, une fortune pour une comédie ; mais combien de temps fera-t-il rire ? combien y aura-t-il de rieurs ? J’ai déjà observé que les spectateurs du Théâtre-Français sont des ingrats ; ils n’aiment ni n’estiment les pièces qui n’ont que le mérite de les réjouir et de les faire rire ; ils ne rendent point justice à ce mérite, qui est très grand, quand le rire n’est pas provoqué par des bêtises et des absurdités passives capables de faire rougir ceux même qui ont la faiblesse d’en rire. Mais l’esprit vif et naturel, la gaîté franche et l’aimable folie de Regnard ne sont point à la mode du jour : des esprits faux et froids dédaignent cet abandon, cette verve, cette sorte d’ivresse qui caractérise le talent de Regnard : son dialogue pétille comme la mousse du vin de Champagne ; mais des idées originales, d’heureuses saillies, les tournures les plus piquantes, la plus brillante facilité, sont sans effet sur un parterre auquel il ne faut que des pointes, des jeux de mots, des antithèses, de petits traits qui ont l’air d’être fins : de pareils ornements sont aujourd’hui bien plus à la portée des auditeurs, des auteurs et des acteurs.

Regnard était riche, indépendant, célibataire, homme de plaisir, excellent convive ; il n’était ni philosophe, ni observateur, ni régulier, ni correct : il portait dans ses ouvrages l’enjouement dont il était animé dans ses fêtes, un air de liberté, quelquefois de licence, une étourderie, une témérité qui plaisaient beaucoup dans son temps ; on aimait alors à trouver dans le poète un homme du monde d’un commerce délicieux. Son mérite léger et volatil s’est évaporé ; celui de Molière, composé de la plus saine philosophie fondue dans le meilleur comique, semble avoir acquis des forces nouvelles. Mais les gens de lettres et les gens de goût placent toujours le premier après le philosophe Molière, quoiqu’à une assez grande distance, cet aimable fou de Regnard, qui n’est pas, dit Boileau, médiocrement plaisant.

La plupart des pièces de Regnard sont assez bien conduites ; Démocrite est une comédie mal faite ; l’intrigue en est très faible ; mais elle a trois excellents personnages : le valet Strabon, la soubrette Cléanthis, le paysan Thaler : ce sont eux qui défraient de comique toute la pièce, qui tiennent lieu d’action, d’intérêt et d’art. Strabon est un valet rare dans son espèce ; tantôt il persifle, il raille ; c’est un fat, un petit-maître : tantôt il est galant, quelquefois philosophe. On ne sait comment, avec tant de moyens de réussir dans le monde, il est venu s’ensevelir dans une solitude, où il vit de racines, régime qui lui déplaît fort ; car, par-dessus tout ; il est gourmand et de grand appétit : c’est la meilleure partie de son caractère, et la plus enviée dans le monde. N’est pas gourmand qui veut, mais qui peut. La nature et la fortune aiment à se contrarier : la fortune donne-t-elle à quelqu’un de quoi faire grande chère, la nature lui ôte l’appétit ; et à qui donne-t-elle cet appétit si précieux ? à ceux que la fortune condamne à la frugalité. Du reste, Strabon se console de ses repas d’ermite, par le plaisir de se moquer de son maître Démocrite, et de maudire sa femme Cléanthis, qu’il a quittée depuis vingt ans, et dont il se flatte d’être délivré pour toujours.

Thaler est un paysan bien vrai, bien naturel, tout à la fois naïf et rusé, balourd et malin, brusque et gai. Il y a un prince dans la pièce ; que dis-je ? il y a un roi, et même un roi d’Athènes, nommé Agélas ; ce roi a un confident nommé Agénor. Il a aussi une princesse nommée Ismène, et cette Ismène a de même sa confidente, nommée Cléanthis : c’est une cour tout entière. Eh bien ! il n’y a rien de plus ennuyeux que cette cour ; Cléanthis seule est amusante, mais non pas à titre de confidente de la princesse Ismène : c’est en qualité de femme de Strabon qu’elle devient un personnage comique.

Le roi d’Athènes voit par hasard à la chasse une petite paysanne nommée Chriséis, qui passe pour fille de Thaler : aussitôt il s’enflamme de cette vue, et tout subitement il emmène à la cour l’objet de sa passion soudaine. Thaler suit Chriséis, comme son prétendu père. Démocrite, sottement amoureux de la petite fille, se laisse aussi persuader de l’accompagner à la cour d’Athènes. Quelle pauvre figure doit faire à la cour l’amour d’un philosophe qui a un roi pour rival ! Enfin Strabon ne peut manquer d’être du voyage, et il est enchanté d’aller dans un pays où l’on fait bonne chère ; ainsi, voilà tout l’ermitage déménagé dans l’intervalle du premier au second acte.

On a voulu chicaner Regnard sur ce déménagement qui rompt l’unité de lieu. Regnard était homme à sacrifier même les trois unités à une situation comique, à quelques bonnes plaisanteries. Des savants lui ont reproché de nous présenter Athènes encore gouvernée en monarchie du temps de Démocrite, tandis que l’état républicain y était établi depuis plus de sept cents ans. Regnard s’embarrassait aussi peu de la chronologie que des unités ; il ne pensait qu’à rire et à faire rire les autres ; c’est là toute sa poétique et toute sa science : d’autres affichent plus de prétentions à la régularité, et ne sont ni plus exacts ni plus raisonnables.

On se doute bien que la princesse Ismène, qui doit épouser le roi, ne voit pas de bon œil une jeune et jolie bergère arriver à la cour. La princesse a cependant un amant, c’est le prince Agénor ; mais cet amant n’est que le confident du roi. La princesse veut un roi pour époux ; le roi ne veut point de la princesse ; il prétend épouser la petite paysanne. Il faut bien que l’auteur prenne ses mesures pour faire de la paysanne une fille de qualité. Roman pour roman, il est plus décent que ce soit la bergère qui devienne princesse, que de laisser le prince se marier avec la bergère.

Ce qu’il y a de moins bon dans la pièce, c’est le héros qui lui donne son nom ; c’est le célèbre Démocrite que Regnard a défiguré, et dont il n’a fait qu’un sot pédant, aussi sottement ennuyeux dans son désert qu’à la cour. Ce qui soutient l’ouvrage, ce qu’il offre de meilleur et de plus comique, c’est la reconnaissance de Strabon et de Cléanthis, deux époux séparés depuis vingt ans, et qui comptaient bien ne plus se revoir. Cette reconnaissance, trop chargée de comique, dégénère un peu en farce. La Thorillière et mademoiselle Beauval, le valet et la soubrette à la mode dans ce temps-là, avaient imaginé une pantomime énergique pour exprimer tout l’excès de l’antipathie des deux époux. On a conservé précieusement cette tradition, qui n’est qu’une assez mauvaise caricature. Quelques années après les premières représentations de Démocrite, on vit dans Turcaret une reconnaissance conjugale non moins théâtrale. Rien n’est moins propre à corriger les célibataires, à favoriser la population. Dans toutes ces farces, on suppose toujours au mariage la vertu spéciale d’inspirer aux conjoints une aversion, une haine mutuelle ; l’esprit de l’ancienne comédie était de rendre ridicule l’union conjugale, de berner les pauvres maris ; l’infidélité des femmes était une source intarissable de plaisanteries. Cet esprit-là est un mauvais esprit, un esprit destructif de la famille et des vertus domestiques ; aujourd’hui ces railleries sur les disgrâces du mariage sont de mauvais ton, soit que les époux soient plus fidèles, soit qu’il n’y ait plus rien de plaisant dans leurs infidélités et dans leurs disgrâces.

Le philosophe Démocrite n’a aucune ressemblance avec les gens de lettres qui ont pris ce titre dans le dix-huitième siècle, si ce n’est peut-être son Système du monde ; car Démocrite inventa les atomes, et enseigna la doctrine à laquelle Épicure donna depuis plus de vogue. Dans tout le reste, Démocrite est diamétralement opposé aux nouveaux docteurs de la fin du dernier siècle : il renonce à son patrimoine pour vaquer à l’étude ; nos philosophes vaquaient à l’étude pour se faire un patrimoine. Il vit de racines dans la solitude ; les nôtres aimaient le grand monde et les grands repas. Il est neuf et embarrassé à la cour ; nos sages se mêlaient à toutes les intrigues. Démocrite est un amoureux de roman ; ils étaient hommes à bonnes fortunes. Il soupire naïvement pour une simple bergère ; nos docteurs faisaient des madrigaux pour les marquises et pour les duchesses. Le roi d’Athènes veut faire son Mercure de Démocrite ; nos philosophes de Paris n’étaient pas assez grands seigneurs pour cet emploi.

La comédie de Démocrite fut jouée le 12 janvier 1700 ; elle eut dix-sept représentations, qui furent terminées le 26 février suivant. Les représentations alors allaient de suite, et leur nombre pouvait faire honneur à l’auteur ; aujourd’hui il y a des pièces qui restent plusieurs années dans le cours de leurs premières représentations. Le rôle de Démocrite fut d’abord joué par Poisson, acteur qui bredouillait, et dont le comique avait quelque chose de trivial. Quoique fort aimé du public, il ne fut point goûté dans ce rôle. Dancourt, plus connu comme auteur que comme acteur, se chargea du personnage, et obtint beaucoup de succès. Sa femme joua le rôle d’Ismène, sa fille celui de Chriséis. Le jeu de la Thorillière et de mademoiselle Beauval enleva tous les suffrages dans un temps où l’on aimait beaucoup cegenre de comique. La pièce resta au théâtre, et s’y est maintenue très longtemps en possession d’amuser l’assemblée.

II

Il y a un autre Démocrite qui vaut mieux que celui de Regnard, qui est mieux peint, et l’auteur de cet autre Démocrite n’est point connu, quoiqu’il mérite de l’être : son nom est Autreau, et je suis persuadé que ce nom-là est absolument étranger à toute la génération actuelle. Autreau est un auteur du siècle de Louis XIV. On présume qu’il est né vers 1659 ; mais sous Louis XIV il ne fut ni poète ni auteur ; il ne fut que peintre : cette dernière qualité suffisait seule pour le brouiller avec la fortune, et il fut toujours assez mal avec cette déesse : il se vengea de ses rigueurs en méprisant ses faveurs. Autreau fut philosophe, misanthrope, ce qui, joint à ses titres de peintre et de poète, devait en faire un personnage tout à fait singulier.

On estime deux de ses tableaux : le premier, et le meilleur, représente dans une salle Fontenelle, Lamotte et Danchet disputant sur un ouvrage dont on leur a fait la lecture. L’autre tableau est moins recommandable par le mérite de l’exécution que par la singularité du sujet : c’est une allégorie flatteuse et tout à fait extraordinaire de la part d’un philosophe bourru et misanthrope ; on y voit Diogène la lanterne à la main, cherchant un homme ; mais il l’a déjà trouvé, car il montre un portrait très ressemblant du cardinal de Fleury, peint en ovale. L’auteur de cet ingénieux tableau eut l’honneur de le présenter lui-même au cardinal avec une pièce de vers. J’ignore si, dans sa double qualité de peintre et de poète, Autreau fut dignement récompensé du cardinal ; ce prélat n’était pas généreux, Autreau n’était pas intéressé : je suppose que les choses se sont arrangées à la satisfaction des deux parties.

Le tableau n’était pas, au reste, une pure flatterie ; le cardinal était en effet un homme rare et difficile à trouver ; il avait de l’esprit, du bon sens, point de passions : l’amour de l’ordre ; de l’économie et de la paix, furent ses principales vertus ; il conserva à la cour la simplicité du séminaire : moins profond politique que Richelieu et Mazarin, il fut plus savant qu’eux dans l’art de faire le bonheur des autres et d’être heureux soi-même. Les philosophes et les jansénistes ne l’aimaient pas, parce qu’il maintint l’exécution de la bulle ; mais il fut modéré, tolérant, autant qu’il lui était permis de l’être : jamais il n’ajouta l’amertume du zèle à la rigoureuse nécessité de ses fonctions ; il ne fit jamais plus que n’exigeait le devoir de sa place ; car, dans l’exercice de la puissance suprême, il ne perdit jamais la raison ; et, roi de France sous un jeune prince, son élève, il ne cessa jamais d’être un sage aimable et doux : un tel homme était un assez grand prodige pour qu’on prît la peine de le chercher une lanterne à la main.

Autreau, avec le caractère et l’humeur d’un sauvage, avait de l’esprit, du naturel, de la délicatesse dans ses comédies : ce talent-là se trouva fort tard dans sa tête ; il avait près de soixante ans quand il fit jouer sa première pièce, le Port à l’Anglais, ou les Nouvelles Débarquées ; le succès en fut très brillant. Il retint à Paris les comédiens italiens, qui méditaient leur retraite parce que le public les abandonnait ; c’est la première pièce française jouée sur le nouveau Théâtre-Italien, illustré depuis par les Delisle, les Boissy, les Marivaux et autres, bien plus connus qu’Autreau.

Les œuvres de ce poète ont été recueillies en quatre volumes ; il en faudrait retrancher la moitié. On formerait deux volumes charmants de ce qu’il y a d’agréable et d’ingénieux dans cet auteur bizarre, doué d’un vrai talent, d’un talent original, qui malheureusement s’est montré beaucoup trop tard. Les Amans ignorants sont un ouvrage de l’imagination la plus riante et la plus fraîche. Favart, et les auteurs d’opéras comiques, l’ont mis à contribution. Les vieux habitués du Théâtre-Français se souviennent encore de la Magie de l’amour, comédie-pastorale. Ce qui est piquant dans Autreau. c’est qu’il a toute la fleur du meilleur esprit de Marivaux, avec de la simplicité et du naturel. Ses pièces même qui n’ont pas réussi sont pleines de jolies choses, et se lisent avec plaisir, parce que le dialogue amuse. Il a trop donné dans l’anatomie du cœur ; on peut le regarder comme le maître de Marivaux dans cette partie. Il a une comédie dont le titre paraîtrait aujourd’hui plaisant : la Fille inquiète, ou le Besoin d’aimer ; on passe ces inquiétudes et ce besoin au petit page du Mariage de Figaro.

Cet auteur excellait aussi dans les couplets libres et satiriques : vivant dans la société des ennemis de J.-J. Rousseau, il composa contre ce poète célèbre, qui avait renié son père, un pont-neuf des plus plaisants, dont voici le premier couplet :

Or, écoutez, petits et grands,
L’histoire d’un ingrat enfant,
Fils d’un cordonnier honnête homme,
Et vous allez apprendre comme
Le diable pour punition,
Le prit en sa possession.
III

Démocrite prétendu fou est le chef-d’œuvre d’Autreau, et vit en philosophe dans Abdère, ville de Thrace, où nous savons qu’il y eut un théâtre honoré quelquefois de la visite des grands acteurs ambulants ; pour surcroît d’érudition, nous savons encore que les Abdéritains étaient si passionnés pour le théâtre, que je ne sais quel acteur d’Athènes leur ayant joué, pendait les grandes chaleurs de l’été, la tragédie d’Andromède, ils devinrent tous fous dans l’automne, et eurent la fièvre chaude, récitant pendant les accès des tirades de la tragédie ; ce qui doit être un avis pour nos villes méridionales.

Cette ville d’Abdère, que la tragédie rendit folle, croyait que la sagesse avait renversé la tête de Démocrite. Il suffisait qu’il vécût en sage pour avoir l’air d’un fou aux yeux du peuple. Dans le même lieu, Damastus, frère aîné de Démocrite, vit en homme riche, et jouissant d’une grande considération : quoiqu’il ne soit qu’un sot plein de petits préjugés, il se croit humilié par le genre de vie de son frère, par sa simplicité, par sa gaîté ; il veut le faire chasser de la ville d’Abdère comme un fou. Démocrite rit des projets de son frère comme de tout le reste ; il a chez lui deux jeunes affranchies, Sophie et Mysis : Sophie aime Démocrite, et Mysis l’intime ami de Démocrite, nommé Philotaüs. Ces deux sœurs ont des caractères différents : Sophie est douce et timide, Mysis vive et pétulante. L’auteur d’Anaximandre pourrait bien avoir puisé quelque chose à cette source.

Sophie et Mysis répandent un grand charme sur l’ermitage de Démocrite : leurs entretiens sont pleins d’esprit, de sentiment et de grâce. On croit Démocrite amoureux de Sophie ; c’est là son grand grief, c’est son premier titre à la folie. L’orgueilleux Damastus frémit du déshonneur que ferait à sa famille l’alliance de son frère avec une inconnue, avec une affranchie. Ainsi, on reproche tout à la fois à Démocrite d’‘être trop philosophe et de ne l’être pas assez ; de rire de toutes les faiblesses humaines, et d’avoir lui-même la faiblesse d’être amoureux, à son âge, d’une jeune fille ci-devant son esclave. Il ne faut pas croire que le Démocrite d’Autreau soit un amoureux sot et niais, comme le Démocrite de Regnard : ce n’est point un vieux Cassandre ; il a quarante ans dans la pièce, et ce qui le rajeunit beaucoup, c’est qu’il est aimé de la charmante Sophie. Sophie est raisonnable ; elle n’aime point les jeunes gens : c’est précisément la pupille de Fagan, et Démocrite est Ariste le tuteur. Démocrite n’avoue point son amour, il se le dissimule à lui-même ; il résiste aux preuves les plus claires que Sophie lui donne de son penchant. Il veut la marier ; il lui propose différents partis qu’elle refuse tous, d’un air à persuader au philosophe que dans le monde il n’y a point pour elle d’autre homme que lui.

Dans le temps même que Démocrite fait cet effort de modestie et de sagesse, sa folie est un point qui n’est pas douteux dans Abdère. Avant de le chasser, on essaie de le guérir ; on lui dépêche d’abord trois philosophes, Diogène, Strabon, Aristippe, qui ne le trouvent pas trop sage, parce qu’il se moque d’eux et de leur philosophie. Cependant ils acceptent son dîner, et paraissent bien disposés à juger de sa tête s’ils trouvent son vin bon. Il y a dans cette scène quelques traits du cynique Diogène qui pourraient effaroucher notre délicatesse.

Après la visite des philosophes, vient la visite du médecin, et les Abdéritains n’ont point choisi le pire. Ce n’est pas un charlatan qu’ils ont appelé, c’est le plus grand médecin de la Grèce ; c’est le fameux Hippocrate. Cet Esculape n’est pas ici présenté comme un sage, l’oracle de la médecine, comme un docteur dont la sagacité merveilleuse devine la nature ; il ne paraît qu’un médecin ordinaire, qui prend pour de la folie le rire philosophique de Démocrite, et son amour si naturel pour une fille jeune et jolie. Hippocrate demande à voir cet objet si rare qui trouble le cerveau d’un philosophe, et, à l’aspect de Sophie, il s’enflamme lui-même : il est atteint du mal qu’il vient guérir ; il prétend épouser Sophie, quoique affaibli par l’âge et par l’abus des plaisirs de l’amour. Mais il survient un obstacle à cette effervescence du tempérament d’Hippocrate : on découvre que Sophie et Mysis, les deux jeunes affranchies, sont les filles de ce fameux médecin. Il y a du romanesque et du merveilleux dans un pareil incident pour nous autres Français ; mais, chez les Grecs, de telles aventures étaient moins rares et plus vraisemblables.

Tout finit à l’avantage et à l’honneur de Démocrite, et l’odieux Damastus est confondu. Le sénat, plein d’admiration pour le dernier livre que le philosophe vient de publier, lui envoie une députation avec un présent de cinq cents talents qui, suivant l’estimation commune, valent quinze cent mille francs. Il épouse Sophie, après s’être assuré qu’il en est aimé : ainsi la gloire, la fortune et l’amour couronnent la sagesse. La pièce est écrite en vers libres avec beaucoup de légèreté, de variété et d’élégance ; l’auteur possède bien le rythme de cette sorte de vers : le dialogue est enjoué, les plaisanteries sont de bon goût, à très peu de chose près ; l’action n’est pas vive, l’intérêt est faible : c’est plutôt une pièce de caractère qu’une pièce d’intrigue.

Les Ménechmes

La ressemblance parfaite entre deux frères une fois admise, il en résulte des incidents comiques et vraisemblables tout à la fois ; mais il faut assez se prêter à l’illusion théâtrale pour contredire sans cesse le témoignage de ses yeux : car il ne se trouve jamais deux comédiens, ni même deux hommes entièrement semblables ; la nature est si variée, que cette conformité absolue de deux individus n’a jamais existé, et peut être regardée comme impossible. Le fond des Ménechmes est donc essentiellement vicieux, parce qu’il est faux : les Grecs, qui jouaient sous le masque, pouvaient représenter avec beaucoup plus de vérité ces méprises causées par la ressemblance ; deux masques peuvent se ressembler beaucoup plus aisément que deux visages. Le Noble, qui a mis deux Arlequins à la place des deux Ménechmes, s’est aussi procuré cet avantage de l’illusion ; car deux acteurs de même taille, avec l’habit et le masque d’arlequin, peuvent paraître au théâtre assez semblables pour qu’on s’y méprenne.

Le père de tous ces Ménechmes est Plaute, ou plutôt un ancien poète sicilien que Plaute a traduit en latin, comme Térence traduisait Ménandre. Déjà, dans sa comédie d’Amphitryon, Plaute avait tiré un grand parti de la ressemblance de Jupiter avec le mari d’Alcmène, et de Mercure avec son valet Sosie ; mais dans Amphitryon la ressemblance est un miracle du ciel ; dans les Ménechmes, c’est un miracle de la nature : tout miracle ne vaut rien dans une comédie, qui doit être l’image de la vie ordinaire ; et cependant le merveilleux plaît au peuple. Il est fâcheux que les règles de l’art dramatique ne soient pas toujours conformes au goût général : c’est ce qui produit les hérésies et tous les désordres de la hiérarchie littéraire.

La plupart des poètes cherchent ce qui plaît et non pas ce qui est raisonnable : ils savent que la raison est ce qui réussit le moins dans le monde : plusieurs ont essayé d’amuser la multitude par les quiproquo et les surprises que produit le merveilleux d’une ressemblance extraordinaire entre deux personnes. Plaute a eu une foule d’imitateurs, et celui qui l’a imité le moins est aujourd’hui le meilleur. Rotrou n’a presque fait que traduire Plaute ; sa pièce est oubliée. Le Noble a beaucoup profité du poète latin : sa comédie des deux Arlequins, après avoir eu le plus grand succès sur l’ancien Théâtre-Italien, est aujourd’hui presque inconnue. Les deux Jumeaux de Bergame, de Florian, ont plus de délicatesse et de grâce, sont plus dans le goût français ; ils ont presque disparu de la scène. Regnard, qui n’a guère emprunté à Plaute que le titre et le fond du sujet, est resté au théâtre ; les Ménechmes sont au nombre de ses bons ouvrages, et, pour en interrompre les représentations, il a fallu une espèce de révolution parmi les acteurs français.

Dans la pièce grecque que Plaute a traduite, l’un des Ménechmes est établi et marié dans la ville d’Épidamne ; ce qui n’empêche pas qu’il ne soit amoureux d’une courtisane à laquelle il donne jusqu’aux habits et aux bijoux de sa femme : un tel débauché eût été pour nous très choquant ; une courtisane ne peut paraître sur notre scène. Nous avons, il est vrai, beaucoup d’hommes mariés qui ont des maîtresses ; mais ces maîtresses ne sont point publiques, ce sont des femmes équivoques et d’une vertu moyenne. Chez les Grecs, ce moyen terme n’existait pas ; entre les honnêtes femmes et les femmes publiques, il n’y avait point de milieu. Dépouiller sa femme pour parer sa maîtresse, est dans nos idées une bassesse bien pire que l’infidélité d’un mari, laquelle, quoique très contraire à la bonne morale, ne fut jamais en France contraire au bon ton.

L’autre Ménechme, surnommé Sociclès, arrive à Épidamne ; il y rencontre la femme de son frère, qui, le prenant pour son mari, l’accable de reproches et d’invectives ; il y rencontre aussi la courtisane, qui, le prenant pour son amant, lui fait un accueil gracieux et l’invite à dîner. Mais il ne fait pas le cruel, comme le bourru de la comédie de Regnard ; il prend le bien qui se présente : le poète ancien n’a pas saisi l’effet que pouvait produire le contraste du caractère des deux frères. Regnard en a tiré au contraire un grand fond de comique : on peut même observer que dans la pièce française l’un des Ménechmes n’est plaisant que parce qu’il est extrêmement poltron, grossier et brutal envers les femmes : les trois vices les plus contraires aux mœurs du pays.

Il ne faut pas s’imaginer que les Ménechmes de Plaute soient sans mérite, parce qu’ils n’ont pas le vernis français ; les incidents en sont très plaisants : ceux de Regnard ne sont pas les mêmes à la vérité, mais ils naissent de la même source : ce sont toujours des méprises occasionnées par la ressemblance. Plaute est un bon original qui a fourni une bonne copie. Ajuster une pièce ancienne au goût et aux usages de son pays, c’est imiter heureusement, mais ce n’est pas perfectionner : d’ailleurs, en tout genre, l’invention est quelque chose, c’est même beaucoup. Il ne faut donc pas trancher, et dire : Les Ménechmes de Regnard valent mieux que les Ménechmes de Plaute : car c’est dire, en d’autres termes : Les mœurs des Français sont meilleures que les mœurs des Grecs ; c’est être juge en sa propre cause : il suffit d’accorder à Regnard la gloire d’avoir très habilement accommodé à notre scène le sujet que Plaute lui a fourni.

On reproche aux Ménechmes du poète français de n’avoir point de caractères : ce mérite n’est pas absolument nécessaire dans une comédie d’intrigues. Regnard a bien fait ce qu’il s’était proposé de faire ; il n’a voulu qu’amuser et réjouir par des incidents très comiques, bien liés ensemble, ménagés et distribués avec art, revêtus d’un dialogue facile, enjoué, piquant ; on n’a pas droit de lui en demander davantage : on ne comparera jamais les Ménechmes au Misanthrope, au Tartufe, à l’Avare : ces ouvrages sont au premier rang du comique ; les Ménechmes sont au dernier.

Araminte pourrait cependant passer pour un caractère ; c’est une vieille folle amoureuse d’un jeune homme dont elle veut faire la fortune en l’épousant ; il y a beaucoup de femmes qui ne sont pas plus sages. Mais comme ce caractère est ignoble et trivial, comme il a fallu, pour le rendre comique, le rapprocher de la farce, on ne lui fait pas l’honneur de le regarder comme un caractère. Le Ménechme provincial est dans le même cas ; il y a dans le monde beaucoup de sots, de brutaux, d’ours mal léchés ; et cependant l’imitation de pareils originaux n’est pas comptée pour un caractère, par la raison qu’il y entre trop de caricature.

Les Folies amoureuses

Cette petite farce de Regnard est pleine de verve et d’originalité. Depuis qu’on met des tuteurs et des pupilles sur la scène, on n’a rien fait de plus vif, de plus enjoué, de plus comique que les Folies amoureuses ; mais dans l’École des Femmes et dans celle des Maris, Molière a le grand avantage de réunir le comique au bon sens, et la gaîté à la peinture des mœurs.

Regnard n’est souvent que fou dans ses petites pièces ; mais c’est un fou bien aimable : inépuisable en traits, en saillies et en idées bouffonnes, il semble s’abandonner en riant à tous les écarts d’une imagination heureuse et facile. C’est par le style, c’est par le vers surtout que Regnard est comique : c’est ce qui le distingue des autres poètes, et surtout de Dufresny, son contemporain, son associé, son rival, qui souvent a plus d’esprit et de finesse que lui, mais qui est bien éloigné d’avoir le même naturel, la même chaleur et la même intelligence de l’art du théâtre.

Le Légataire

Le Légataire n’est pas une pièce très morale ; elle peut rider le front d’un censeur rigide : son unique excuse est dans la licence qui semble naturelle à ce genre, et dans l’extrême gaîté qui assaisonne des fourberies d’ailleurs très condamnables. Le philosophe de Genève me paraît un peu pédant, quand il se fâche sérieusement contre des jeux de théâtre, et prend au grave des facéties essentiellement frivoles, toujours moins nuisibles à la société que des vices déguisés sous les couleurs de la vertu. Son Héloïse et son Émile ont fait bien plus de mal que nos comédies les plus libres. Rousseau reproche à Dancourt d’amuser les femmes perdues : ne pourrait-on pas reprocher à Rousseau d’avoir séduit les femmes honnêtes ? Il accuse Regnard d’encourager les filous ; les filous n’ont pas besoin des exhortations et des instructions de Regnard : ce poète apprend plutôt aux honnêtes gens à se défier et à se garantir des filous.

C’est une chose incroyable, dit Rousseau, qu’avec l’agrément de la police, on joue publiquement au milieu de Paris une comédie où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce , s’occupe avec son digne cortège des soins que les lois paient de la corde . Il serait plus juste de se récrier sur la funeste indulgence avec laquelle la police a laissé Rousseau jouer au milieu de Paris ses farces philosophiques, et répandre des paradoxes très dangereux pour la religion, le gouvernement et les mœurs. Puisqu’il faut des comédies aux grandes villes, ne vaut-il pas mieux en avoir où l’on s’égaie aux dépens des fripons, que d’en avoir où l’on tourne les honnêtes gens et les bonnes mœurs en ridicule ?

Rousseau pousse la mauvaise humeur jusqu’à dire que les spectateurs sortent de la pièce avec l’édifiant souvenir d’avoir été dans le fond de leur cœur complices des crimes qu’ils ont vu commettre  : c’est une hyperbole et une boutade de rhéteur, laquelle décrédite ce qu’il peut dire d’ailleurs de juste et de sensé. On n’est point complice d’une escroquerie parce qu’on s’en est amusé ; mais notre philosophe, qui est en train d’examiner, va toujours en avant, et renchérit à chaque pas sur ses premières gasconnades : Osons le dire sans détour, s’écrie-t-il avec une emphase comique ; qui de nous est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille comédie, sans être de moitié des tours qui s’y jouent ? Que chacun des spectateurs qui ont assisté à la dernière représentation du Légataire interroge donc sa conscience ; qu’il examine s’il n’est pas, en effet, sorti de la pièce avec une inclination secrète à la friponnerie : j’ose croire qu’ils en sont tous sortis aussi honnêtes gens qu’ils y étaient entrés. Pour ce qui regarde J.-J. Rousseau, comme il a bien voulu nous apprendre qu’il était né avec un penchant assez vif à s’approprier le bien d’autrui, il serait possible qu’une représentation du Légataire eût été pour lui très dangereuse en réveillant fortement une tentation à laquelle, s’il faut l’en croire, il succombait souvent.

Qui ne serait pas un peu fâché, ajoute notre sévère Caton, si le filou venait à être surpris ou manquer son coup ? Qui ne devient pas un moment filou soi-même en s’intéressant pour lui ? Si quelqu’un avait vu le jeune Jean-Jacques volant des pommes dans la maison de son maître d’apprentissage, volant des asperges dans un jardin voisin de Genève, volant du vin dans la cave de M. de Mably, prévôt de Lyon, et qu’il eût, par hasard, appréhendé que le pauvre garçon ne fût pris sur le fait, ce spectateur trop compatissant eût donc été lui-même un filou : la décision est fort dure. Si l’on craint, au théâtre, qu’un fourbe ne manque son coup, c’est parce que l’on ne considère dans le moment que l’industrie, la finesse et le talent du fourbe : on est bien éloigné d’approuver son action ; on s’intéresse si peu à lui, on se met si peu à sa place, que dans le Légataire on se divertit beaucoup de l’embarras et des angoisses des fabricateurs du faux testament, quand la résurrection imprévue du bonhomme Géronte déconcerte toutes leurs machines.

S’intéresser pour quelqu’un, demande Rousseau, qu’est-ce autre chose que de se mettre à sa place ? Question sophistique, vaine subtilité. On rit souvent des gens qu’on méprise ; on veut voir le succès d’une ruse qui paraît bien ourdie, sans pour cela se mettre à la place de l’intrigant ; c’est un pur intérêt de curiosité : car on jouit de la disgrâce d’un fripon pris dans ses propres filets, plus qu’on n’aurait fait de la réussite de ses artifices. C’est un sentiment que nous font éprouver plusieurs comédies d’intrigues, et spécialement la jolie petite pièce de Crispin rival de son maître, où l’on est fort aise de la mésaventure de ces deux maîtres fourbes.

Le Distrait
I

Le Distrait ne fut pas heureux dans la nouveauté : trente-quatre ans après, on s’avisa de le remettre pendant l’été ; il eut une vogue prodigieuse : c’est un des exemples de la bizarrerie et de l’incertitude des jugements du public. Si le Distrait paraissait aujourd’hui pour la première fois, on ne peut pas dire au juste quel sort il aurait, parce que les auteurs se font aujourd’hui un succès, comme autrefois les vieilles coquettes se faisaient un visage. La pièce ne méritait ni la chute qu’elle éprouva dans sa naissance, ni la vogue qu’elle eut depuis : le fond n’en vaut absolument rien ; l’intrigue est faible et presque nulle. Le principal personnage est un fort honnête homme affligé d’un vice d’organisation très voisin de la folie ; c’est un malheur, et non pas un caractère : ses distractions font rire d’abord, et finissent par ennuyer par leur uniformité ; elles n’influent d’ailleurs en rien sur les événements, et le comique qui en résulte est un comique de farce.

Mais ces défauts sont couverts par un enjouement inépuisable ; les détails sont très amusants : la mauvaise humeur de madame Grognac forme un contraste piquant avec l’étourderie et la gaîté folâtre du chevalier ; l’Isabelle est d’une ingénuité charmante ; les plaisanteries du valet et de la soubrette ne tarissent point, et l’on n’y trouve rien de faux ni de forcé ; c’est du bon esprit qui joue sur la chose et non sur le mot.

C’est dans les anciens comiques qu’il faut étudier nos anciennes mœurs ; leurs pièces sont pour nous des portraits de famille : le chevalier est une copie fidèle du ton et des manières des jeunes gens de Paris, sur la fin du règne de Louis XIV. La cour était alors très dévote ; et cependant les jeunes gens étaient gais jusqu’à la folie, vifs, étourdis, toujours chantant et dansant. Aujourd’hui, quoique assurément la dévotion du jour ne les condamne pas à une grande circonspection, ils sont froids, empesés, tristes, dédaigneux, tranchants, grands raisonneurs, grands politiques, et profonds sur toutes les matières : beaucoup sont des Catons précoces, faisant et disant très mûrement des sottises que la fougue et la vivacité n’excusent pas.

Le chevalier trace lui-même un tableau très énergique de la vie des jeunes gens de ce temps-là : c’est une réponse aux reproches que lui fait son oncle :

J’aime, je bois, je joue, et ne vois en cela
Rien qui puisse attirer ces réprimandes-là !
Je me lève fort tard, et je donne audience
À tous mes créanciers…
…………
………… De là je pars sans bruit,
Quand le jour diminue et fait place à la nuit,
Avec quelques amis, et nombre de bouteilles,
Que nous faisons porter, pour adoucir nos veilles,
Chez des femmes de bien, dont l’honneur est entier,
Et qui de leur vertu parfument le quartier :
Là nous passons la nuit, d’une ardeur sans égale ;
Nous sortons au grand jour, pour ôter tout scandale,
Et chacun en bon ordre, aussi sage que moi,
Sans bruit, au petit pas, se retire chez soi.

Il pousse la loyauté jusqu’à prier son oncle d’être de la partie :

                    Voyez-le par vos yeux :
Nous sommes cinq amis que la joie accompagne,
Qui travaillons ce soir en bon vin de Champagne ;
Vous serez le sixième et vous paierez pour nous :
Car en cinq chevaliers, en nous cotisant tous,
Et ramassant écus, livres, deniers, oboles,
Nous n’avons encor pu faire que deux pistoles.

Cela n’est pas édifiant ; il y a quelque chose à redire à ce plan de conduite ; mais cela est très gai et très franc : l’oncle n’a pas le courage de se fâcher. Ces libertins, lorsque l’âge avait calmé leur ardeur bouillante, devenaient souvent des hommes dans la saison : l’ancien Caton, si nous en croyons Horace, ne les eût pas repris, et les eût même loués de passer la nuit à boire chez des filles, à condition qu’ils respecteraient les honnêtes femmes. Nous avons des principes de morale plus sévères : le chevalier est très blâmable sans doute ; mais c’est un fou très aimable. Ce qui me déplaît le plus en lui, c’est qu’il est mauvais frère ? et que, pour augmenter sa fortune, il voudrait que sa sœur mourût ; mais il ne faut pas prendre ce souhait au pied de la lettre ; s’il le pensait, il ne le dirait pas ; ce n’est qu’une plaisanterie un peu forte. Rien n’est plus comique que l’intrépidité avec laquelle il lutte contre l’humeur revêche de madame Grognac, qu’il force de danser avec lui la courante ; mais madame Grognac ne soutient pas son caractère dans la scène où le chevalier se fait passer pour un maître d’italien ; elle ne doit pas souffrir que ce maître prétendu donne la leçon devant elle ; elle doit le chasser sur-le-champ, et cette situation n’est qu’une mauvaise farce.

Quelle est donc la magie de la mode ? Ces chevaliers du temps passé, si évaporés, si extravagants, avaient le costume des vieillards ; leurs têtes sans cervelle étaient affublées d’énormes perruques, aussi longues, aussi touffues que celles de nos anciens présidents à mortier : on n’était point choqué du contraste bizarre d’une si vénérable coiffure avec une figure d’écolier, et le langage du plus franc étourdi : peigner cette majestueuse perruque, était un des principaux soins des petits-maîtres du plus excellent ton : quelquefois ils avaient l’impertinence de l’ôter en compagnie, pour lui donner un coup de peigne plus à leur aise. Le chevalier prend la liberté d’ôter la sienne devant sa maîtresse Isabelle, sous prétexte de la chaleur ; ce qui fait dire à la soubrette :

                   La manière est plaisante ;
Vous voulez nous montrer votre tête naissante ;
Ce regain de cheveux est encor bon à voir.

Cette tête naissante et ce regain de cheveux est aujourd’hui tout ce que montrent les jeunes gens : il y a un milieu sans doute entre une tête tondue et une tête accablée de cheveux d’emprunts ; mais, excès pour excès, il est beaucoup plus naturel d’être tondu, et notre mode me semble bien meilleure, surtout en été.

Les femmes, qui sont encore tondues de plus près que les hommes, ne savent pas combien cet usage commode leur épargne d’inquiétude et d’impatience, combien l’élégant édifice des anciennes coiffures était difficile à bâtir, quel temps précieux on perdait à tourmenter des cheveux. Les femmes de chambre y gagnent encore plus que leurs maîtresses : Lisette dit en parlant d’Isabelle :

Il m’a fallu trois fois réformer sa coiffure ;
Nous avons toutes deux enragé tout le jour
Contre un maudit crochet qui prenait mal son tour.

Les dames et leurs suivantes n’enragent plus aujourd’hui contre les crochets ; mais peut-être ont-elles d’autres sujets d’enrager : car il y a dans tous les temps une compensation assez exacte de biens et de maux.

II

Le discrédit dans lequel Regnard est tombé au théâtre ne lui ôte point son rang au Parnasse. Si on ne le joue pas souvent, on le lit beaucoup, on le cite, on sait par cœur ses vers, tandis que certains auteurs qui brillent sur la scène ont le malheur de ne pouvoir être lus.

On vient de donner une belle édition de ce poète, le second de nos comiques. C’est ce qui m’engage à jeter un coup d’œil sur sa personne, presque aussi singulière que ses écrits. La première partie de sa vie est une intrigue de comédie, ou, ce qui est presque la même chose, un roman. Né avec la passion des voyages, il parcourut d’abord l’Italie : au lieu de payer un tribut aux merveilles de ce beau pays, comme tous les amateurs, il rendit l’Italie tributaire : il y gagna beaucoup d’argent au jeu ; et, après avoir bien vu des tableaux et des statues, il rapporta en France dix mille écus : ce qui, joint à quarante mille qu’il avait de son patrimoine, composait une fortune fort honnête ; mais la fureur du jeu et des voyages entraîna une seconde fois Regnard en Italie, et la chance tourna.

Devenu amoureux d’une jeune Provençale, voulant la ramener dans sa patrie, il fit rencontre de deux corsaires algériens ; après s’être battu, non pas en poète, mais en amant désespéré, il fut pris et conduit à Alger, où on le vendit quinze cents francs : la Provençale fut donnée pour mille francs. Le patron qui les avait achetés les mena à Constantinople, où pendant deux ans ils éprouvèrent tous les maux de l’esclavage ; enfin Regnard, ayant reçu de l’argent de sa famille, acheta sa liberté et celle de sa maîtresse : il revint à Paris avec sa chaîne, et la garda toujours depuis comme un monument de cette étrange aventure.

J’ai dépouillé ce récit de toutes les circonstances merveilleuses dont il a plu à l’auteur de le surcharger. Regnard a voulu s’ériger en héros de roman, sous le nom de Zelmis ; il a donné à sa belle Provençale le nom d’Elvire : il a imaginé une foule d’incidents dont quelques-uns s’écartent cependant de la dignité du roman ; car les héros de roman sont toujours fidèles, et Regnard s’avoue lui-même coupable d’infidélité envers son Elvire. Les belles esclaves de son patron lui firent oublier sa charmante Provençale ; mais elle fut vengée, et peu s’en fallut que Regnard ne payât cher ses galanteries ; car les mahométans punissent de mort les libertés qu’un chrétien prend avec une musulmane. Ce qui lui sauva la vie, ce fut l’avarice de son patron, qui préféra l’avantage d’une grosse rançon au plaisir de faire empaler un chrétien.

Après cela, Regnard devait être guéri de l’amour : il m’est suspect lorsqu’il assure que ce fut pour éteindre ses feux qu’il s’enfonça dans les glaces du Nord. Il n’avait pas besoin d’aller en Laponie pour oublier sa Provençale, que d’autres beautés lui avaient fait oublier à Alger. La relation de ses voyages en Pologne, en Danemarck, en Suède et chez les Lapons, n’en est pas moins curieuse, quoiqu’il n’ait pu s’y défendre de son goût pour le merveilleux et le romanesque. De retour à Paris, il acheta une charge de trésorier de France, acquit une belle maison à Paris, à l’extrémité de la rue de Richelieu, une jolie terre appelée Grillon, près de Dourdan, et ne songea plus, après tant de courses et de fatigues, qu’à mener la vie d’un épicurien.

Ce fut donc au sein de la volupté, environné de tous les plaisirs, entre Vénus et Bacchus, qu’il laissa couler d’une veine facile ses charmantes comédies : on y trouve l’homme du monde et le bon convive, à côté de l’homme d’esprit et du poète. Regnard n’était pas un de ces malheureux auteurs qui travaillent pour vivre ; il suivait l’impulsion de son talent, et cherchait à s’amuser lui-même plus encore qu’à réjouir les autres ; de là cette fleur de gaîté libre et franche, cette verve aussi pétillante que la mousse du Champagne, cet heureux abandon qui caractérise son style et constitue sa manière. Ce n’est pas un sage, un observateur profond comme Molière ; c’est un homme de plaisir qui effleure les vices et les ridicules, non pour les corriger, mais pour s’en amuser et pour en rire. Regnard ne creuse rien ; il est tout en superficie ; il ne moralise jamais : une aimable frivolité, un léger badinage, une ironie bouffonne, régnent dans tout son dialogue ; il a partout cette force comique qui manquait à Térence. Ainsi, après le grand peintre des mœurs, après l’inimitable Molière, qui a su mêler avec tant de génie l’utile à l’agréable, c’est le joyeux Regnard que l’on nomme le premier, mais toujours à une distance considérable du maître. Dufresny est plus fin, mais il est sec et froid ; Destouches est plus moral, mais moins original et moins franc.

On a voulu donner une mort extraordinaire à un homme dont la vie avait été remplie par des incidents fort étranges : on a prétendu qu’il était mort d’une médecine de cheval qu’il avait eu la fantaisie de prendre, de sa propre autorité, dans une indigestion. D’autres disent que la médecine n’avait rien de trop violent, mais qu’il la prit mal à propos, qu’il alla à la chasse le jour même qu’il l’avait prise, qu’il s’y échauffa beaucoup, et but au retour un grand verre d’eau à la glace : ces folies, qui n’étaient point comiques, firent le dénouement de la comédie qu’il avait jouée pendant sa vie, et terminèrent son rôle. Il était replet, grand mangeur, grand buveur, grand chasseur, grand joueur : il ne croyait point à la médecine, et cette incrédulité lui fut fatale, comme elle l’avait été à Molière. Si Molière eût soigné sa poitrine d’après les conseils de la Faculté, s’il n’eût pas quitté le lait pour plaire à sa femme qui ne l’aimait guère, il eût prolongé sa vie de plusieurs années. Si Regnard eût consulté sur son indigestion un bon médecin, et s’il eût suivi ses ordonnances, il n’eût pas péri à cinquante-quatre ans d’une mort violente et prématurée.

Faisons le dénombrement de ses productions dramatiques : la Sérénade, jolie petite pièce en prose et en un acte, que personne ne connaît aujourd’hui, et qu’on ne joue jamais. Le Bal, qui roule sur le même fond que la Sérénade, et qui lui est inférieur, quoiqu’il soit écrit en vers : c’est encore une pièce inconnue, et comme non avenue au Théâtre-Français. Le Joueur, chef-d’œuvre de l’auteur, une des meilleures comédies faites depuis Molière, qu’on joue quelquefois et qui n’attire personne : le marquis et la comtesse sont du bas comique ; Dorante est faible et froid ; tout le reste est excellent. Il est probable que Regnard a volé Dufresny ; mais c’est le bon larron : le public lit des larcins des poètes, comme Jupiter des parjures des amants. Le Distrait, construit sur un mauvais fond, mais dont les détails sont charmants, et qui fait beaucoup rire. Attendez-moi sous l’orme : la pièce est de Dufresny, c’est mal à propos qu’on l’imprime sous le nom de Regnard ; elle ne paraît plus au théâtre, et mériterait d’y paraître. Dufresny ne la réclama point comme le Joueur : il y en a qui disent que, dans un besoin d’argent, il la vendit cent écus à Regnard ; c’est ce qu’il importe peu de savoir. Le Carnaval de Venise, comédie-ballet en quatre actes : c’est un canevas pour des chants et des danses, lequel n’a aucun rapport avec la littérature. Démocrite se joue encore quelquefois, parce qu’il y a une scène de reconnaissance du valet et de la soubrette, extrêmement forte de comique, et très brillante au théâtre ; le reste est romanesque et froid. Le caractère de Démocrite est faible : c’est la seule fois que Regnard soit sorti de son naturel pour courir après l’intérêt et le sentiment. Le Retour imprévu, charmante petite pièce imitée de Plaute, et dont Destouches a pris la situation la plus comique de son Dissipateur. Elle est en prose, mais d’un style plein de naturel et de gaîté : on ne la joue presque jamais, quoique ce soit un des meilleurs ouvrages de Regnard. Les Folies amoureuses : c’est de tout son théâtre la pièce qu’on représente le plus souvent ; c’est aussi une des plus originales pour le fond et la forme.

Les Ménechmes : la ressemblance des deux jumeaux est une supposition à laquelle il est impossible de se prêter, parce que les acteurs qui les représentent ne se ressemblent point. Regnard a su couvrir cette invraisemblance par la singularité des incidents et l’incroyable vivacité du dialogue ; c’est une de ses bonnes comédies. Le Légataire, après le Joueur, est la meilleure production de Regnard : l’intrigue est extrêmement libre et bouffonne ; il y a des déguisements qui sentent la farce ; mais la scène du testament est si comique, les rôles de Crispin et Lisette sont si pleins de sel et d’enjouement, qu’on excuse tout, et même plusieurs rôles froids, tels que ceux d’Éraste, d’Isabelle et de madame Argante. Il y a dans cette pièce, sans que cela paraisse, autant de morale que dans le Vieux Célibataire. Regnard termina par cette comédie sa carrière théâtrale. Pendant qu’il enrichissait la scène française, il donna an Théâtre-Italien plusieurs farces très ingénieuses qui ne peuvent passer que pour des débauches d’esprit, mais où l’on reconnaît toujours l’originalité de l’auteur On ne le connaît guère dans le monde que comme poète comique ; on ignore assez communément qu’il a fait des satires et des épîtres, des poésies diverses, et qu’il fut ennemi de Boileau : rien ne fait moins d’honneur à sa mémoire que la manière dont il insulta, dans le tombeau, un ennemi qu’il devait alors respecter. Cette satire est intitulée le Tombeau ; il y suppose que Boileau meurt du dépit et de la rage que lui inspirent les succès de Regnard, et voici quelques-uns des vers qu’il lui prête :

Mais je meurs sans regret dans un temps dépravé
Où le mauvais goût règne et va le front levé ;
Où le public ingrat, infidèle, perfide,
Trouve ma veine usée et mon style insipide,
Moi qui me crus jadis à Regnier préféré !
Que diront nos neveux ? Regnard m’est comparé !
Lui qui pendant dix ans, du couchant à l’aurore,
Erra chez le Lapon ou rama sous le Maure ;
Lui qui ne sut jamais ni le grec ni l’hébreu,
Qui joua jour et nuit, fit grand’chère et bon feu.
Est-ce ainsi qu’autrefois, dans ma noire soupente,
À la sombre lueur d’une lampe puante,
Feuilletant les replis de cent bouquins divers,
J’appris, pour mes péchés, l’art de forger des vers ?
N’est-ce donc qu’en buvant que l’on imite Horace ?
Par des sentiers de fleurs monte-t-on au Parnasse ?
Et Regnard cependant voit éclater ses traits,
Quand mes derniers écrits sont en proie au laquais ! etc.

Destouches

Le Curieux impertinent

Le Curieux impertinent de Michel Cervantes est un pauvre diable de mari qui, sans doute ennuyé d’avoir une très honnête femme, va s’imaginer qu’elle n’est peut-être honnête que faute d’occasion qui la tente, et qu’il est de l’honneur d’un mari de posséder une femme infaillible : pour vérifier l’infaillibilité de la sienne, il s’adresse à un ami, et lui demande, comme le plus grand des services, d’essayer de séduire sa femme, pour voir ce qui en arrivera. Ce qui en arrive, c’est que le séducteur joue si bien son rôle, qu’il plaît à la femme, et que les deux amants s’évadent, laissant le mari curieux faire ses réflexions sur le succès de l’épreuve.

Voilà ce que le roman de don Quichotte a fourni à Destouches pour composer la comédie du Curieux impertinent. Dans cette production, qui est son coup d’essai, on voit déjà une tête bien organisée, beaucoup de connaissance de l’art, un vrai talent pour la conduite et la marche d’une pièce, de la simplicité et de l’esprit naturel dans le dialogue. Ce n’est pas un bon ouvrage, mais c’est un ouvrage bien fait.

Il a fallu d’abord substituer un amant au mari pour rendre la chose moins sérieuse et plus conforme aux bienséances. Un mari d’ailleurs est lié, et le changement ne lui est pas facile ; ce qu’il a de mieux à faire, est toujours de croire à la vertu de sa femme, quand le contraire ne lui crève pas les yeux. Un amant, qui n’est point engagé, peut, avec plus de vraisemblance et moins de danger, se permettre quelque petite curiosité sur les dispositions du cœur de sa maîtresse ; mais très souvent, dans ces enquêtes, on trouve ce qu’on ne cherchait pas.

Un certain Léandre, lequel n’est pas tout à fait le beau Léandre des parades, mais qui n’est guère plus sage, est sur le point d’épouser Julie. Avant de risquer le pas, il veut savoir si sa maîtresse a un cœur à l’épreuve de la tentation : il bâtit une fable pour obtenir un délai, et profite de ce répit pour faire assiéger Julie dans les formes par son ami Damon, persuadé, on ne sait trop pourquoi, que si Julie résiste à un tel assaillant, elle peut résister à tout l’univers ; ce fou, d’ailleurs, ne songe pas qu’une femme peut se bien défendre avant le mariage, et succomber après.

L’ami Damon se fait beaucoup prier, et cependant le jeu ne lui déplaît pas : il est lui-même secrètement amoureux de Julie ; mais l’honneur et l’amitié ne lui ont pas permis de se constituer le rival de Léandre. Cette supposition est un trait d’adresse de la part de l’auteur. Julie repousse vigoureusement le premier assaut ; elle dénonce même à Léandre la trahison de son ami. Léandre n’en paraît pas extrêmement ému, et Julie est très scandalisée d’une pareille indifférence. Damon, toujours poussé par le curieux Léandre, revient à la charge ; il accuse même son ami d’infidélité à l’égard de Julie : piquée jusqu’au vif, Julie veut avoir un éclaircissement avec Léandre, et Léandre, avec toute la légèreté d’un petit-maître, convient du fait. On découvre, dans l’intervalle, que Léandre n’a différé le mariage que sur de faux prétextes : le voilà atteint et convaincu d’infidélité et de fourberie. Les affaires de Damon prennent une bonne tournure : Julie ne tient plus à Léandre que par le point d’honneur. Cependant le Curieux triomphe du succès de son stratagème, au moment où il est sur le point de tout perdre.

Enfin, son valet Lolive découvre l’artifice au père de Julie : le vieillard en est indigné aussi bien que sa fille. Léandre, poursuivi par le démon de la curiosité, veut pousser jusqu’au bout l’épreuve ; de son aveu, Damon demande pour lui-même la main de Julie. C’est là que le curieux attend sa maîtresse ; si elle refuse Damon présenté par son père, il se tient sûr d’être aimé, et désormais à l’abri de toute disgrâce maritale. Mais c’est aussi là le moment que Julie a choisi pour sa vengeance ; elle n’a garde d’épouser un homme si défiant, qui pourrait bien après la noce avoir encore des mouvements de curiosité. Ainsi, lorsque son père, en lui proposant Damon, la laisse libre de choisir, au moment où Léandre, tout fier de ses ruses, se croit déjà vainqueur, elle le paie dignement de sa sotte politique en épousant à ses yeux son rival.

Cette aventure bizarre pouvait trouver place dans une nouvelle romanesque, mais non pas dans une comédie qui doit peindre les mœurs : la société n’offre point de fous de l’espèce de Léandre. Il y a dans le monde une foule de gens qui se croient aimés quand on se moque d’eux ; il n’y en a point qui, avec toutes sortes de raisons de se croire aimés, essaient de se supplanter eux-mêmes, en rassemblant autour de leur maîtresse les séductions qu’un jaloux écarte avec tant de soin. Ce personnage de Léandre est un être de raison qui n’a point de modèle dans la nature : si Destouches a montré du jugement dans la combinaison des scènes et la contexture de la pièce, il en a manqué dans le choix du sujet. Le raffinement incroyable d’un cerveau timbré ne pouvait fournir la matière de cinq actes : il y a cependant quelque intérêt dans cette action si éloignée de toute vraisemblance ; on voit avec plaisir ce maître fou puni de sa sottise. Julie est honnête, aimable et décente ; on est bien aise qu’elle échappe aux fers d’un mari ombrageux ; mais il y a de temps en temps du vide, de la langueur, de trop longues conversations.

Une partie considérable de la pièce est consacrée au jeu des valets, qui copient leurs maîtres : Lolive est le singe de Léandre, Crispin celui de Damon ; il y a partie carrée de curiosité et d’inquisition. Lolive fait éprouver par Crispin sa maîtresse Nérine, et il a le même sort, que son maître ; mais ce qui est grave et décent entre les maîtres, devient bouffonnerie et caricature entre les valets, et l’on peut dire que la moitié de cette comédie est la parodie de l’autre. C’est à regret que je condamne de pareilles scènes, qui sont vives, enjouées, pleines, de jeux de théâtre et d’un sel quelquefois un peu gros. Parmi les bonnes plaisanteries, il s’en glisse beaucoup de mauvaises ; et Destouches, dont le principal mérite est dans la délicatesse et la décence de son comique, a beaucoup donné à la farce dans ce premier hommage qu’il a rendu à Thalie. Ce genre, où il y a du moins du naturel et de la vérité, est encore infiniment supérieur au précieux, à l’affectation, aux pointes, qui sont l’ornement à la mode des pièces du jour. Si l’on considère l’ensemble de l’ouvrage, l’invention, la liaison des idées et des scènes, le style, la justesse et l’esprit du dialogue, on trouvera qu’il est infiniment supérieur à tous les avortons dramatiques qui, depuis plusieurs années, obtiennent sur nos théâtres des succès éphémères et scandaleux.

C’est une des pièces de Destouches les mieux écrites : les vers ont de l’aisance, de la grâce, de la gaîté, de la correction. En voici, par exemple, qui sont tournés avec la plus aimable facilité :

                              Sur le mariage
Voici tout ce que doit penser un homme sage :
On peut s’en trouver mal, on peut s’en trouver bien ;
Mais, du reste, il ne faut s’embarrasser de rien,
À tout événement s’attendre sans rien craindre,
Et, si le malheur vient, le souffrir sans se plaindre.
Presque tout est écrit dans ce goût.

On remarque, dans une scène de Crispin et de Nérine, un trait de mœurs anciennes qui déplairait beaucoup aujourd’hui : c’est une preuve du pouvoir magique de la mode, qui donne de la grâce aux choses les plus ridicules et même les plus désagréables. Quand la pièce fut représentée, c’était le très bon ton de se présenter dans les cercles les plus brillants, tout débraillé, la main dans la ceinture, le nez barbouillé de tabac d’Espagne, et un cure-dent à la main, dont on se servait pour se donner une contenance élégante. Crispin paraît ainsi devant Nérine, et lui dit :

                Quand on veut plaire aux gens,
Il n’est rien de si beau que de curer ses dents.

Cela ferait vomir aujourd’hui.

L’Homme singulier

L’Homme singulier est une pièce assez commune ; on y retrouve les défauts ordinaires de la plupart des comédies : du bavardage, de vieilles sentences, peu d’action, peu de jugement, beaucoup de bas comique : l’auteur n’a pas eu assez de talents pour se singulariser. L’Homme singulier n’eut point de succès dans la nouveauté ; il se joue aujourd’hui dans les provinces où l’on aime le comique faux et chargé : on y rit beaucoup d’un homme vêtu comme on l’était il y a deux cents ans, qui fait de profondes révérences à ses domestiques, les fait asseoir à côté de lui, les embrasse tendrement ; on trouve plaisant qu’il ne dîne point, même lorsqu’il a faim, et qu’il refuse toujours de se mettre à table, uniquement pour ne pas déranger la conversation ; ce qui en effet est très singulier.

Le baron de la Garouffière est un personnage de la farce et non pas de la comédie ; son costume extravagant, ses manières triviales, ses fanfaronnades et sa poltronnerie, sont du domaine des vieilles parades. Destouches ne pêche pas contre le bon sens, mais contre le bon ton et les convenances dramatiques : on ne place pas dans une comédie de caractère un personnage aussi burlesque ; c’est un défaut qu’on a justement reproché à Regnard : son marquis ridicule déshonore l’excellente comédie du Joueur. Destouches a doublement tort ; car son baron campagnard, si l’on excepte la manie des vers et du bel esprit, n’est qu’une mauvaise copie de Desmazures.

L’Homme singulier me paraît être une caricature du Misanthrope ; et de même que le caractère d’Alceste est le sublime de la haute comédie, celui de M. Sanspair est ce qu’il y a de plus noble dans la farce La singularité dans les sentiments et dans la conduite est d’un sage ; celle qui n’a pour objet que l’extérieur et les usages communs de la société est d’un fou. Voltaire a très bien dit en parlant de la mode :

Je me conforme à ses ordres gênants
Pour mes habits, non pour mes sentiments.

Faire comme tout le monde est la maxime la plus favorable à la corruption ; elle était jadis mieux pratiquée en France que toutes les sentences de la philosophie : cela se fait, cela ne se fait pas, sont deux arguments auxquels les gens du monde n’avaient point de réplique. Avant la révolution, la France était peut-être le pays de l’univers où il y avait le moins d’originaux, par la raison qu’ils y étaient ridicules, et que l’esprit national était un esprit d’imitation : les hommes y ressemblaient aux moutons de Dindenaut, qui vont tous à la suite les uns des autres se jeter dans la rivière. Les changements survenus dans le système social ont isolé et peut-être affranchi les individus. Il n’y a plus de ton dominant ; le despotisme de l’usage est affaibli ; chacun est plus à soi. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Ce ne serait pas ici le lieu de traiter la question ; mais cette liberté doit à la longue varier les physionomies et fournir à Thalie des sujets. Que les poètes comiques attendent : les originaux se forment ; et bientôt, pour les peindre, il ne manquera plus rien que le génie.

La Harpe, en parlant de l’Homme singulier, dit : Sa singularité se borne à s’habiller autrement que les autres, à appeler son laquais monsieur, et à ne pas manger à des heures réglées ; le reste de son rôle est en lieux communs de morale. Cet exposé n’est pas tout à fait exact ; il y a d’autres singularités plus essentielles, dont le critique ne parle pas : par exemple, l’Homme singulier est éperdument amoureux d’un portrait, chose fort extraordinaire aujourd’hui surtout, où si peu de gens sont amoureux même de l’original : quand il ne tient qu’à lui d’épouser la personne qu’il aime, il ne peut s’y résoudre par la raison qu’elle est vêtue à la mode ; il a une sœur qu’il aime, et il veut la marier à un sot campagnard qui ne peut que la rendre malheureuse ; il refuse sa signature pour un acte public où elle est nécessaire, parce qu’il s’imagine que c’est se défier de son honneur et de sa parole ; c’est même avec répugnance qu’il se résout à signer son contrat de mariage. Voilà des singularités auxquelles il ne manque, pour être comiques, que d’être bien mises en œuvre, et entourées d’un cadre heureux.

Le combat de l’amour et de la singularité affaiblit le caractère de l’Homme singulier, au lieu de le rendre plaisant ; c’est une observation générale que, dans la comédie, les caractères équivoques et mixtes sont sans effet. L’auteur, presque partout, semble n’avoir cherché qu’à exciter cette espèce de rire qui naît de la charge comique plutôt que du fond du sujet : son but était de faire sentir le ridicule de cette manie de la singularité dans l’extérieur et les usages indifférents, et ce but est manqué ; car le résultat de toute la morale de la pièce semble être que l’Homme singulier a raison. On dirait que le héros de la pièce a fait ses études dans un club ; il débite avec enthousiasme toutes les chimères sur l’égalité dont on nous a si longtemps rebattus ; et ces chimères ont quelque chose de si spécieux et de si flatteur pour la multitude, qu’elles sont fort applaudies. La société est fondée sur l’inégalité et la subordination ; deux choses qui s’accordent très bien avec la justice et l’humanité, malgré tous les sophismes des brouillons. L’Homme singulier peut être bon, généreux, équitable envers ses domestiques, sans leur faire des révérences, sans se familiariser avec eux, et sans violer les bienséances extérieures qui établissent de la différence entre celui qui sert et celui qui est servi. Dans la pièce, une pareille singularité semble être autorisée par des maximes générales très imposantes ; il fallait au contraire en faire sentir le danger.

Il n’est pas naturel qu’une veuve jeune et jolie, quelque savante qu’on la suppose, soit amoureuse d’un homme aussi peu aimable que l’Homme singulier, puisqu’on représente d’ailleurs cette veuve comme une femme modeste, raisonnable, et se conformant à tous les usages de la société ; cet amour-là est une singularité qui n’est ni intéressante ni comique. On ne voit au dénouement qu’un philosophe sauvage, apprivoisé par l’amour ; ce qui est aujourd’hui bien usé. Destouches, dans cet ouvrage, est trop superficiel, et sacrifie trop à l’envie de faire rire il a jeté trop de bas comique dans les rôles subalternes ; la plupart des scènes sont trop longues ; et, quoique son dialogue soit noyé dans la morale, il a cependant négligé la seule et véritable instruction qui devait résulter d’un pareil sujet. L’Homme singulier dit en quittant la scène :

Il ne faut plus douter du pouvoir de l’amour,
Après tous les effets qu’il opère en ce jour.

Est-ce la morale de la pièce ? L’amour fait beaucoup plus de fous que de sages. Il y a une plaisanterie assez fine dans les deux derniers vers, que dit une soubrette à la femme qu’épouse l’Homme singulier :

Laissez penser monsieur en toute liberté ;
Il sera bon mari par singularité.
Le Tambour nocturne

Le Tambour nocturne est une pièce anglaise du sage Addison, rédigée et corrigée par le sage Destouches. Il y aurait du malheur si la pièce n’était pas bien raisonnable. Cependant on y reconnaît encore le vice du terroir, et la folie anglaise perce quelquefois à travers la raison et la prudence d’Addison et de Destouches. L’auteur français, dans sa préface, ne dissimule pas les monstrueux désordres de la comédie en Angleterre : trois ou quatre actions accumulées les unes sur les autres, une affreuse immoralité, l’indécence la plus grossière, la satire la plus outrée, un cynisme révoltant, une perpétuelle caricature, voilà le comique des Anglais. Thalie, sur leur théâtre, n’est qu’une courtisane.

Il n’y a jamais eu dans le monde que deux pays où l’on ait su faire des comédies, la Grèce et la France. La comédie est le genre de littérature le plus dépendant des mœurs et de l’état de la société ; elle suit les progrès de la civilisation. Les Grecs, et spécialement les Athéniens, pleins d’esprit, d’enjouement et de grâces, sont le seul peuple de l’antiquité qui ait excellé dans l’art de la comédie, parce que c’est le seul qui ait perfectionné l’art de vivre. Les Romains, graves et tristes, n’ont jamais su que les traduire.

Chez les modernes, les Espagnols n’ont fait que des romans, parce que leurs mœurs étaient romanesques ; la gravité, la fierté du caractère national, jointe à la séparation des sexes, rendait les communications rares et difficiles. Il ne pouvait y avoir dans la société, comme sur la scène, que des intrigues, des surprises et des aventures. Les Anglais, taciturnes, persécutés par l’ennui, vivant à la taverne et cherchant leur divertissement dans la crapule, avaient besoin, pour sortir de leur engourdissement, d’un très gros sel, de bouffonneries licencieuses et d’une grande diversité d’objets.

Ce n’est qu’en France qu’on a su rire et badiner avec décence ; ce n’est qu’en France qu’on a connu ce bon ton qui, chez les Grecs, s’appelait atticisme, et chez les Romains, urbanité. Les Français, le peuple le plus sociable de l’univers, le seul qui ait perfectionné la science de la conversation et l’art de la politesse, le seul où les deux sexes, réunis par le désir de se plaire mutuellement, ont épuisé tout ce qu’il y de plus aimable et de plus élégant dans les formes et dans les manières, est aussi le seul peuple chez qui l’on ait fait de bonnes comédies.

Le Tambour nocturne est une petite Odyssée ; c’est un mari qui revient chez sa femme, non pas, comme Ulysse, après une absence de dix ans, mais après avoir passé pour mort pendant dix-huit mois : il trouve sa femme, non pas environnée d’amants comme Pénélope ; elle n’en a qu’un, mais il en vaut mille ; car c’est un petit-maître bien fat, bien impertinent, bien libertin : il faut qu’une femme soit un prodige de raison pour résister à un homme si dangereux. Il y a aussi dans la maison un autre amant ; mais il est disgracié, il se cache, et toutes les nuits il fait le lutin dans le château ; il bat du tambour, dans l’espoir de chasser son rival par la peur : c’est un projet fort ridicule ; et ce personnage, qui est le fondement de toute la pièce, me paraît mal imaginé ; c’est là qu’on reconnaît que la pièce est d’origine anglaise.

Le mari, qui s’appelle le baron de l’Arc, quelque impatient qu’il soit d’embrasser sa femme, veut auparavant examiner sa conduite ; il s’introduit dans son propre château, déguisé en sorcier. Ulysse rentre aussi dans son palais, déguisé en pauvre ; mais Ulysse a tout à craindre des nombreux amants de sa femme, au lieu que rien n’oblige le baron d’avoir recours au déguisement : sa délicatesse ressemble à la défiance, et cette défiance est au moins indiscrète. Un mari si curieux court risque d’apprendre ce qu’il serait trop heureux d’ignorer. Cependant le stratagème du baron lui réussit ; il trouve dans la baronne une seconde Pénélope. Il y aurait eu plus de prudence et de mérite à le croire sans examen.

La curiosité du mari amène quelques scènes intéressantes, particulièrement celle où il interroge sa femme, et lui fait faire une espèce de confession de tous ses sentiments depuis qu’elle se croit veuve. Il est cependant peu vraisemblable que la baronne, présentée dans la pièce comme une femme de bon sens, ouvre son cœur à un inconnu, à un aventurier qu’elle prend pour un devin.

Le rôle du baron a de la noblesse, sans avoir rien de saillant ni de théâtral ; celui de la baronne est faible et absolument sans couleur. Il est étrange qu’elle s’amuse des impertinences et des sottises d’un petit fat qui la compromet. Femme qui se livre à cet amusement, n’est pas éloignée d’en faire une affaire sérieuse. Le petit-maître est une caricature ; on le donne pour un homme de la cour, et il a le plus mauvais ton ; son impertinence même est ignoble. Il n’y a dans toute la pièce que deux rôles véritablement comiques, M. Pincé l’intendant, et madame Catau la gouvernante. Le premier est un original tel qu’il en existe beaucoup en Angleterre ; goguenard et persifleur sous l’apparence de la bonhomie, toujours content de sa personne, riant de tout ce qu’il dit, plaisant surtout par son pédantisme de prudence, par son galimatias compassé et méthodique, sa manie de diviser, de calculer, de compter les raisons pour ou contre : ce qu’il a peut-être de plus singulier, c’est d’être honnête homme. Quant à madame Catau, c’est une gouvernante rusée, acariâtre, intéressée comme on en voit beaucoup.

On peut observer que Destouches avait hasardé dans le Tambour nocturne une critique des nouveaux systèmes qui commençaient à se répandre en France. Il y avait une scène où le marquis faisait de la philosophie avec la baronne, et prétendait lui prouver que l’univers était l’effet du hasard. La baronne, très scandalisée de cette doctrine, lui répondait vivement et d’un ton très sérieux : « Croyez-moi, monsieur le marquis, défaites-vous de cette philosophie ; outre qu’elle pourrait vous être fatale, je vous avertis qu’elle est très ridicule, etc. » La scène fut supprimée à la représentation, parce qu’elle faisait longueur.

Tout le monde sait que Destouches se montra un des plus grands ennemis des principes que plusieurs beaux esprits s’efforçaient alors d’accréditer dans la bonne compagnie. Il fit imprimer plusieurs dissertations contre eux dans le Mercure galant et même un certain nombre d’épigrammes. Cette conduite, si contraire à l’Académie, embarrassa beaucoup l’esprit de M. d’Alembert, quand il se vit obligé de faire l’éloge de Destouches. Le secrétaire se tira de ce mauvais pas en homme d’esprit, en appelant à son secours l’ironie, pour ridiculiser un zèle qu’on n’osait pas encore condamner ouvertement.

L’Obstacle imprévu

L’Obstacle imprévu, est un des moindres ouvrages de Destouches, et cependant l’un des plus gais : le comique en est un peu trivial et se rapproche de la farce ; les caractères sont usés, les mœurs communes et superficielles ; la peinture des ridicules y est en caricatures ; les sarcasmes et les tirades remplacent l’action ; l’intrigue est compliquée, romanesque, et, ce qui est bien pis, sans intérêt : il y a beaucoup de fracas, de jeux de théâtre, et peu de véritable mouvement dans la marche de la pièce. On y rit beaucoup, mais on l’estime peu.

Cependant Destouches était sage et décent : sans avoir la profondeur et la fermeté de la touche de Molière, il a du sens et de la vérité ; s’il n’a pas l’esprit, les saillies et l’enjouement de Regnard, il est plus naturel, plus moral, plus intéressant. Il est sorti de son genre dans l’Obstacle imprévu de même que dans la Fausse Agnès : il semble avoir voulu se livrer à toute la licence de Regnard ; mais sa gaîté est lourde : chez lui la folie n’a point l’aimable étourderie qui lui sert d’excuse ; c’est un vieillard qui veut imiter la pétulance et la vivacité d’un jeune homme ; c’est Caton qui est ivre.

Cette comédie fut jouée dans les premières années de la régence, au plus fort du débordement des vices, longtemps comprimés par l’hypocrisie et retenus par l’austérité de la vieillesse de Louis XIV : cette digue est à peine rompue, qu’on voit les Français, tels que des enfants affranchis du joug d’un pédagogue chagrin, se livrer avec une aveugle impétuosité à tous les caprices d’une imagination effrénée ; ils disputaient à qui ferait le mieux sa cour au nouveau prince, en l’imitant : le caractère national se développait en liberté sous le gouvernement d’un roué très aimable. À la place d’un barbon triste et dévot, la France avait alors pour maître un jeune libertin, supérieur aux préjugés et aux bienséances, qui savait allier la philosophie avec la volupté, le goût des arts avec les passions les moins délicates, l’esprit et les talents avec la mollesse et l’égoïsme. Le régent attachait même un point d’honneur aux excès de l’intempérance et de la débauche. C’était, pour me servir du mot de Louis XIV, un fanfaron de vices ; et ce qui le distinguait surtout, c’est qu’il assaisonnait les plaisirs d’une pointe d’impiété alors très piquante.

C’est à lui que l’ouvrage est dédié. Le grave Destouches y dit au duc d’Orléans : Les princes comme vous font leur félicité de répandre la joie dans les états qu’ils gouvernent, et les auteurs comiques, ministres en cela des intentions d’un bon prince, tâchent à nourrir cette joie innocente ; ils travaillent même à la rendre utile par une peinture de mœurs plus propre peut-être à les corriger que les leçons sévères des philosophes. Ce passage de l’épître dédicatoire est plus curieux et plus plaisant que tous les traits de la comédie. Si le régent avait des ministres pour faire rire le peuple, il en avait d’autres pour le faire pleurer.

La pièce est bâtie sur un roman assez triste. Léandre, ne pouvant épouser Julie parce qu’il est aussi pauvre quelle, part dans le dessein de faire fortune : la meilleure de ses aventures est son mariage avec une vieille folle qui a la bonté de mourir quelques mois après l’avoir enrichi. Il revient alors auprès de Julie, le deuil sur ses habits et la joie dans le cœur ; mais il commence à pleurer sérieusement quand il apprend que la vieille qu’il a épousée était la mère de sa maîtresse. Comment épouser sa belle-fille ? Voilà l’obstacle, et un obstacle très imprévu ; mais à peine les amants ont-ils eu le temps de se désoler, qu’on apprend que Julie n’était point la fille de celle qu’on croyait sa mère ; et c’est ainsi que l’obstacle se trouve être sans obstacle. Ce dénouement est peu naturel, et surtout très froid, parce que les amours de Léandre et de Julie sont absolument sans intérêt. Le dernier acte est donc essentiellement mauvais ; mais dans les quatre premiers il y beaucoup de comique, et un épisode plus agréable que le sujet principal : il est vrai que ce sont les détails qui le soutiennent, car le fond en est faible et trivial.

Valère, jeune étourdi sans principes, a pour père un vieux bourru, nommé Lisimon, mauvaise copie du Grondeur, et qui n’est guère plus sage que son fils. Le jeune homme ressemble beaucoup à ceux d’aujourd’hui ; mais les pères d’à présent sont beaucoup plus aimables que Lisimon : quand les enfants se moquent d’eux, ils n’ont garde de les menacer du bâton. Cela paraît horrible aujourd’hui ; autrefois c’était la mode ; et l’on sait que le grand Colbert, qui cependant était un homme comme il faut, n’épargnait pas les coups de bâton au marquis de Seignelai son fils, élevé alors chez les jésuites, au collège de Louis-le-Grand. Les pères ont maintenant assez de prudence et de politesse pour n’en point venir à ces voies de fait, dans la crainte de n’être pas les plus forts, et peut-être aussi parce qu’ils ne sont que très médiocrement affectés des désordres de leurs fils. Il paraît qu’en 1717 l’amour n’était pas en plus grand crédit qu’à présent, et que les jeunes gens n’étaient pas plus chargés d’érudition, si j’en juge par ce trait : Parler beaux sentiments aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’est leur parler grec et latin ; ils entendent aussi bien l’un que l’autre.

Destouches oppose à son petit-maître une Angélique, fille de province, nourrie de la lecture des romans, initiée à tous les raffinements du parfait amour : Valère, qui doit l’épouser, périt d’ennui auprès d’une maîtresse si délicate et si vertueuse. Sous la régence, voici comme on faisait l’amour : « On entre dans une assemblée, on regarde, on choisit entre toutes les dames celle qui revient davantage ; on lui jette de tendres œillades, on lui fait des mines ; on cherche à lui parler, on lui parle : la déclaration se fait dès le premier abord ; si la belle s’en scandalise, ce qui n’arrive guère, on s’en moque, et on n’y revient pas ; si elle prend la chose de bonne grâce, on lui fait des protestations ; elle y répond ; et voilà qui est fait. Ensuite on court ensemble au bal, aux spectacles ; on médit du prochain, on boit du vin mousseux, on avale des liqueurs ; on passe les nuits au boulevard, on ne songe qu’au plaisir, on le cherche ensemble, tant qu’on a du goût l’un pour l’autre ; dès que l’ennui se met de la partie, monsieur tire d’un côté, madame de l’autre, et on va s’accrocher ailleurs. » Ce temps de la bonne régence était, comme on voit, le temps de la bonne philosophie ; mais il faut toujours se souvenir que les grands principes n’avaient point encore entamé le corps de la bourgeoisie ; ces vices étaient concentrés chez les courtisans, chez les riches ; ils forment aujourd’hui les mœurs communes.

Il y a quelques intentions comiques dans ce contraste d’un jeune libertin et d’une fille romanesque : la mère d’Angélique n’est qu’une caricature ; c’est une femme orgueilleuse, acariâtre, insolente, entêtée de sa noblesse, et qui veut forcer Valère à tenir la parois qu’il a donnée d’épouser sa fille. Ce rôle serait plus plaisant, s’il n’était pas chargé de la manière la plus outrée et la plus ridicule : ce n’est plus un personnage comique, c’est une grossière bouffonnerie.

Dégoûté de la savante et spirituelle Angélique, Valère offre son hommage à Julie, petite folle qui sort du couvent ; mais il a pour rival son père : Julie n’aime ni l’un ni l’autre ; pour s’en débarrasser, elle se fait un plaisir malin de mettre aux prises le père et le fils. Valère, aidé de son valet Pasquin, combat son père avec tant d’avantage, qu’il le force à lui céder Julie. Cette jeune étourdie se trouve prise dans ses propres filets, lorsque Léandre, son amant chéri, arrive fort à propos pour la tirer de peine. Le caractère de Julie est d’un mauvais ton, et tout à fait contraire aux bienséances du sexe ; la soubrette Nérine est une espèce de soldat aux gardes ; les deux valets, Crispin et Pasquin, sont absolument dans le bas comique. Pasquin, époux de Nérine, est jaloux de sa femme comme un vieux Cassandre ; il parle beaucoup trop souvent des soufflets et des coups de bâton que les maîtres distribuaient alors libéralement à leurs domestiques : ce genre de plaisanterie, contraire à l’humanité, est emprunté des anciennes comédies, où les valets sont des esclaves. Dans ce beau siècle de Louis XIV, où il y avait tant d’esprit et de politesse, les gens comme il faut battaient leurs gens, et même les femmes se permettaient une violence si contraire à la douceur de leur sexe. Molière dit d’une prude et d’une dévote :

Mais elle bat ses gens et ne les paie point.

Dans le Tartufe, madame Pernelle donne un grand soufflet à sa servante, et Orgon a bien envie d’en donner un à Dorine : ces façons grossières ne sont plus dans nos mœurs.

Le combat de Pasquin avec Crispin est une mauvaise imitation de la mauvaise farce italienne connue sous le nom de la Joute d’Arlequin et de Scapin. En général, cette pièce, où il y a beaucoup d’esprit, est infectée d’un bout à l’autre de quolibets et de turlupinades, moins triviales dans ce temps-là qu’elles ne le paraissent aujourd’hui.

Le Dissipateur
I

Cette pièce est bien maltraitée dans le Cours de Littérature, et, en général, le théâtre de Destouches y est insulté comme une collection méprisable. La Harpe rend, il est vrai, au Glorieux et au Philosophe marié, toute la justice qu’ils méritent ; mais pour tout le reste il est d’une rigueur impitoyable.

Quam temerè in nosmet legem sancimus iniquam ! disait le sage Horace, en parlant des amis trop sévères pour les défauts de leurs amis : « Avec quelle témérité nous établissons contre nous-mêmes une loi bien dure ! » Le censeur de Destouches oubliait sans doute qu’il avait aussi chez le libraire un recueil très volumineux, dont on ne peut pas accuser l’avidité et l’indiscrétion des éditeurs, puisque c’est lui-même qui a présidé à l’édition. Que dirait-il si quelque critique de mauvaise humeur n’avait pas, pour ses tragédies, plus d’indulgence et d’humanité qu’il n’en montre lui-même pour les comédies de Destouches ? À la longue énumération des titres de ses drames infortunés, ne serait-on pas aussi tenté de répondre comme Chicaneau :

Si j’en connais pas un, je veux être étranglé ?

Ne pourrait-on pas aussi ajouter à ce vers le même sarcasme en prose, que l’Aristarque se permet contre les pièces de Destouches : Et ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas les connaître ? Il me semble que lorsqu’on est soi-même poète dramatique, il faudrait avoir plus d’égards pour ses confrères, de peur des représailles. Un critique auteur, qui souvent a été sifflé sur la scène, devrait avoir plus d’entrailles pour ses compagnons d’infortune, et dire avec Didon :

Non ignara mali, miseris succurrere disco !
Qui ne sait compatir aux maux qu’il a soufferts !

C’est un vers de Voltaire que je prends la liberté de corriger ; car on lit dans toutes les éditions que j’ai vues :

Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts !

Ce qui peut avoir attiré à Destouches les rigueurs de La Harpe, c’est que ce poète a toujours manifesté un grand mépris pour une secte qui commençait alors à couvrir son audace et ses extravagances du beau nom de philosophie. Quoiqu’il fût de l’Académie-Française, il avait composé contre ces nouveaux sages je ne sais combien d’épigrammes. On eût dit qu’il pressentait les maux que de tels brouillons devaient faire à la patrie ; mais des épigrammes étaient des traits beaucoup trop faibles contre cette armée de conspirateurs, qui avait pour auxiliaires toutes les passions humaines. Voltaire maniait beaucoup mieux que Destouches l’arme du ridicule et de la satire, quoiqu’il n’ait jamais pu faire une bonne comédie, ni même une bonne épigramme. D’ailleurs, le succès d’une bouffonnerie était sûre dans ce temps-là, lorsqu’elle attaquait les institutions les plus respectables ; mais quand on essaya de soutenir avec des épigrammes la raison et la société, on n’avait pas pour soi les rieurs. L’esprit public est un peu différent aujourd’hui ; nous sommes payés pour rire des vains systèmes dont nous avons été les victimes.

Il est très rare parmi nous que le gouvernement confie à des auteurs le maniement des grandes affaires : le régent ne craignit pas de charger un poète comique des négociations les plus importantes. L’auteur du Curieux impertinent fut pendant sept ans une espèce d’ambassadeur de France auprès de la cour d’Angleterre : peut-être ce caractère de négociateur a-t-il imprimé à ses comédies cette gravité qui le distingue de ses joyeux confrères. Il y a beaucoup plus de raison dans les comédies de Molière ; mais Destouches a l’air plus raisonnable. On dirait qu’il veut corriger et ennoblir, par la morale, ce qu’il y a de bouffon dans le métier : il ne se permet d’être plaisant qu’autant qu’il convient à un ancien membre du corps diplomatique.

Le Dissipateur est une comédie du second et même du troisième ordre ; on la regarderait comme un chef-d’œuvre si elle paraissait de nos jours. Le caractère principal n’est pas comique. Ce qu’il y a de plus gai dans la pièce, est imité du Retour imprévu de Regnard et de l’Avare de Molière. Les anciens Grecs avaient aussi leur dissipateur ; c’était ce fameux Timon qui, après s’être ruiné par le luxe et la débauche, avait éprouvé l’ingratitude de ses amis : le chagrin l’avait conduit à la misanthropie. Ce sujet moral et même pathétique a été traité par Shakespeare. La Harpe trouve que le Dissipateur de Destouches pèche contre le bon sens, parce que sa maîtresse s’empare de toute sa fortune en un jour, parce qu’il perd en un jour, et même dans une partie de jeu, argent, billets, contrats, meubles, carrosse, hôtel. Il y a dans cette critique un petit défaut d’exactitude, qui ressemble à de la mauvaise foi. Quand la pièce commence, les affaires du Dissipateur sont déjà dans le plus grand désordre ; il a déjà fait à sa maîtresse des dons immenses ; donc sa maîtresse n’engloutit pas toute sa fortune en un jour. L’ouvrage de sa ruine est déjà fort avancé : c’est dans le jour de la représentation qu’il s’achève. Il n’y a rien là contre le bon sens : il y a plusieurs exemples de joueurs qui ont perdu, dans une seule séance, tout ce qu’ils possédaient dans le moment en billets et en argent comptant, et même jusqu’à leur maison et leurs équipages : l’entêtement, ou plutôt la rage des joueurs, donne à cet incident le degré de vraisemblance nécessaire. Sur ce point, la critique est évidemment fausse : ce n’est pas uniquement pour corriger son amant de sa prodigalité, c’est pour lui ménager des ressources, et lui conserver une partie de son bien, que la maîtresse du Dissipateur travaille avec tant d’ardeur à le ruiner. Mais, quelque bonne que soit son intention, son caractère me paraît étrange, et contraire à la bienséance de son sexe : elle a l’air d’une friponne dans le cours de la pièce, et ne rétablit sa réputation qu’au dénouement. Ce qui excuse Destouches, c’est qu’il a eu soin de répandre dans son dialogue plusieurs traits qui avertissent le spectateur qu’il y a du mystère dans la conduite de Julie ; mais cette honnêteté, qui ressemble si longtemps à la friponnerie, a toujours quelque chose de fort bizarre. Le goût du luxe et de la dissipation est aujourd’hui le goût à la mode ; mais nos dissipateurs ne se ruinent pas, comme celui de Destouches, en dons excessifs ; l’avarice a plus de part à leurs banqueroutes que la prodigalité ; ils se ruinent en fausses spéculations, en entreprises téméraires : s’ils tombent dans la pauvreté, c’est en essayant de faire fortune ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’ils dissipent le bien d’autrui beaucoup plus que le leur.

Il y a quelque chose de piquant dans la manière dont Destouches explique la théorie de l’avarice, et ce mystère presque inexplicable d’une jouissance qui ne consiste qu’en privations ; il en résulte que le plaisir de l’avare est dans la possibilité d’avoir tous les agréments et toutes les commodités qu’il se refuse. Je suis surpris qu’un moraliste tel que Destouches mette les belles femmes au nombre des choses qu’on peut se procurer avec de l’argent. « Quand je vois une belle femme, dit son avare, je me dis à moi-même : Je l’aurai si je veux. » Les hommes à argent se persuadent aisément qu’ils ont dans leur caisse la monnaie des vertus les plus rigides : le surintendant Fouquet osa marchander La Vallière, et le grave Boileau a dit :

Jamais surintendant ne trouva de cruelles.

Fouquet en trouva cependant, mais il avait pour rival Louis XIV. Soyons plus réservés que Destouches et Boileau, et croyons, pour l’honneur du sexe, qu’il y a beaucoup de belles femmes qu’on ne peut pas avoir avec de l’argent.

Le grand intérêt du dénouement a beaucoup contribué au succès de la pièce. Je suis fâché que Destouches soit un des premiers qui ait appelé le pathétique au secours du comique. Essayer de faire pleurer quand on n’a pas assez de talent pour faire rire, c’est une supercherie qui ne fait pas d’honneur à Destouches ; c’est réussir en fraude.

II

Lorsque Destouches présenta le Dissipateur aux comédiens, il était au plus haut degré de sa réputation : le Philosophe marié, le Glorieux, l’avaient mis au premier rang des auteurs comiques de cette époque, et cependant les comédiens refusèrent la pièce. Destouches, sans déclamer contre l’injustice des comédiens, fit imprimer sa pièce ; il y joignit une préface modeste. Combien d’auteurs de pièces très justement refusées ont éclaté en plaintes et en reproches, ont exhalé leur dépit et leur colère en déclamations et en invectives !

Le bruit est pour le fat, la plainte est pour le sot.

Destouches s’éloigne et ne dit mot. Cette modération lui fait plus d’honneur qu’une bonne comédie, par la raison qu’une bonne action est encore plus estimable qu’un bon écrit.

Les comédiens sont devenus moins difficiles ; ils ne refuseraient pas aujourd’hui une pièce telle que le Dissipateur, et je crois qu’au train que prennent les choses, ils n’auront guère occasion d’en refuser de pareilles. L’indulgence actuelle des comédiens, et la sévérité des comédiens du dernier siècle, me paraissent également fondées. Le public était autrefois bien plus difficile ; le théâtre était fertile en censeurs pointilleux, et les moyens de faire réussir une mauvaise pièce étaient encore peu connus : le tribunal de la comédie n’avait donc pas tort de soumettre les nouveautés qu’on lui offrait à un examen rigoureux. Aujourd’hui on peut regarder les connaisseurs comme une espèce à peu près détruite ; le peu qu’il en reste rend des oracles auxquels on croit comme les Troyens à ceux de Cassandre ; les spectateurs sont les meilleures gens du inonde. La personne de l’auteur, sa fortune, ses alentours, influent sur le succès plus que son talent ; les comédiens d’aujourd’hui seraient donc ridicules d’exiger dans une pièce des qualités dont le public se passe si bien, et de prétendre qu’on leur fît de bons ouvrages, lorsque l’art d’en faire applaudir de mauvais est si perfectionné.

Peut-être le rôle de l’honnête friponne, de cette Julie qui ruine son amant pour le sauver, effraya-t-il le goût timide des comédiens de ce temps-là : ils craignirent que cette honnêteté, sous les livrées de la friponnerie, ne parût plus bizarre qu’intéressante ; peut-être l’héroïsme du valet Pasquin, et le désespoir tragique de son maître, leur parurent-ils peu convenables au bon genre de la comédie. S’ils avaient reçu et joue la pièce en 1736, il était très possible qu’elle éprouvât une disgrâce, le public n’étant pas encore tout à fait assez mur pour de telles inventions ; mais quand ils jouèrent le Dissipateur, en 1753, l’art avait fait en dix-huit ans de grands pas vers sa décadence : la friponne honnête, le valet héros, firent la fortune de la pièce. Les succès du théâtre sont très subordonnés aux temps et aux lieux, et dépendent singulièrement des circonstances.

Ce qu’il y a de meilleur et de plus plaisant dans le Dissipateur, c’est l’oncle avare qui contraste si bien avec son neveu. C’est le plus éloquent prédicateur d’avarice qu’on ait jamais entendu : je crois qu’il serait capable de convertir des prodigues, si les prodigues n’étaient pas aussi incorrigibles que les avares.

Ce que Destouches trouvait de plus difficile à faire dans sa pièce, c’était de ruiner un homme riche en vingt-quatre heures : si Destouches eût vécu de notre temps, il aurait vu que cette manière expéditive était assez à la mode. S’enrichir ou se ruiner subitement par l’effet d’une chance, c’est l’esprit du jour ; mais cette manière, usitée dans le monde, n’est point théâtrale ; et, pour ruiner progressivement son Dissipateur, l’auteur a eu l’adresse de mettre en récit les dissipations qui déjà ont fort entamé sa fortune : il nous le présente sur le bord de l’abîme.

Destouches a parfaitement exprimé la différence qu’il y a entre l’homme généreux et l’homme prodigue : l’un donne au mérite, à l’amitié ; l’autre paie de vils courtisans et de bas flatteurs : il ne songe pas même à faire du bien ; ses dons n’ont d’autre source que sa vanité : ce caractère est encore celui de quelques jeunes sots qui viennent d’hériter. Les gens d’esprit ne se ruinent point en prodiguant leur fortune, mais en la risquant ; ils ne s’épuisent point par des largesses inconsidérées, mais par des spéculations financières ; ils ne donnent pas leur bien, ils ne le font point manger aux autres ; ils le mettent au jeu ; c’est en voulant l’augmenter qu’ils le perdent ; ils ne sont pas moins fous que des prodigues : ils arrivent au même but ; mais ils mettent à se ruiner un peu plus de finesse.

III

Quel motif put engager Destouches à se priver lui-même des honneurs de la représentation, si doux et si chers pour tout auteur : à décliner la juridiction des spectateurs, dont il avait souvent éprouvé la bienveillance, pour comparaître au tribunal des lecteurs, juges froids, chagrins et rigoureux ? Destouches pouvait seul nous mettre dans sa confidence, et nous révéler les mystères d’une conduite si extraordinaire et si bizarre : il a fait exprès une préface assez longue pour nous découvrir ce secret important ; mais il y fait tant de façons et de cérémonie, que nous ne sommes guère plus avancés que s’il n’avait rien dit.

Il commence par déclarer qu’il ne lui est pas possible de rendre compte des raisons qui l’ont déterminé a renoncer au théâtre pour recourir à l’impression. Il ne pourrait, dit-il, se justifier qu’aux dépens d’autrui ; il faudrait démasquer des ingrats, et il aime mieux les laisser impunis que de leur nuire. Ces sentiments sont nobles et généreux, mais ne font qu’irriter la curiosité du lecteur. Qui sont ces ingrats ? Comme il est naturel de s’épuiser en conjectures sur ce qu’on désire savoir, il y a des chercheurs d’anecdotes qui ont prétendu que Destouches avait présenté son Dissipateur aux comédiens, et que les intrigues de quelques-uns d’entre eux avaient empêché qu’il ne fût reçu ; ils s’étaient, dit-on, récriés sur ce titre honnête friponne. Le rôle de Julie leur avait paru bizarre ; ils avaient insisté sur les invraisemblances de la pièce ; et, sur leur parole, le sénat comique l’avait rejetée. Il y a même de ces faiseurs de conjectures dont la merveilleuse sagacité est allée jusqu’à deviner que ces ingrats étaient les comédiens de la tribu Quinault, et à leur tête le célèbre Dufresne, qui venait de jouer le Glorieux avec tant de succès. Ils ont prétendu que cet orgueilleux Dufresne avait trouvé le rôle du Dissipateur plat et misérable, en comparaison de celui du comte de Tuffière ; que Cléon était un bourgeois enrichi, qui se ruinait sottement en mauvaise compagnie, qui se laissait berner par les femmes ; en un mot, une espèce d’imbécile qui ne méritait pas l’honneur d’être joué par l’illustre Quinault-Dufresne. Ces opinions très hasardées, que je ne garantis point, ne sont pas cependant tout à fait dénuées de quelque vraisemblance.

À la fin de sa préface, Destouches lui-même nous a fait, sur son Dissipateur, un conte qui n’a peut-être d’autre but que de cacher la véritable histoire. Il y avait, dit-il, très longtemps qu’il avait formé Je plan de sa comédie du Dissipateur ; et, suivant l’usage des auteurs, il avait communiqué à ses amis tous les détails de ce plan, soit pour les consulter sur ce qu’il pouvait avoir de défectueux, soit plutôt pour leur en faire admirer les beautés. Les auteurs ont toujours ou croient avoir des amis ; ces amis sont ou des auteurs eux-mêmes (et ce ne sont pas les plus sûrs), ou ce sont des hommes nuls qui s’attachent à un auteur de quelque nom, pour avoir eux-mêmes une certaine existence dans le monde ; ils sont les confidents des premières pensées du patron, et c’est ordinairement à sa table qu’il leur sert les primeurs de son génie : leur admiration est sa première jouissance, et souvent la seule. Quand il s’agit de mettre au jour et de communiquer au public les chefs-d’œuvre secrets dont eux seuls ont encore la connaissance, c’est alors qu’ils signalent leur zèle, et qu’ils travaillent au succès avec une ardeur qu’on croirait sincère, si elle n’était pas immodérée. Les amis ont surtout une grande utilité, celle de conseiller à l’auteur tout ce qu’il a envie de faire, et d’endosser tout ce qu’il fait. L’auteur désire-t-il ouvrir son portefeuille, exposer au grand jour de l’impression des enfants qui ne sont beaux qu’aux yeux de leur père : ce sont, dit-il, mes amis qui m’ont forcé d’offrir au public des amusements que je voulais lui cacher. L’auteur a-t-il l’ambition d’étaler sur la scène une petite pièce qui a eu le plus grand succès dans ses sociétés : il n’a pu, dit-il, résister à ses amis, qui lui ont reproché de priver le théâtre d’un ouvrage fait pour y paraître avec distinction ; ce sont toujours les amis qui ont tout fait, et jamais ils n’ont rien fait que flatter l’auteur.

Revenons aux amis de Destouches : ils n’eurent rien de plus pressé que de raconter à tout le monde le plan de Destouches, qu’ils jugeaient admirable, et peut-être leur indiscrétion ne déplaisait pas alors à l’auteur. Mais un certain jour, où ils faisaient un plus grand étalage du plan qu’à l’ordinaire, il se rencontra un traître d’auteur, un écumeur de plans, un corsaire qui pensa que le plan de Destouches était de bonne prise : il se fit instruire à fond de toutes les particularités de ce merveilleux plan ; il ne craignait point de mettre à l’épreuve la patience des amis par des questions réitérées et fatigantes, jusqu’à ce qu’enfin, parfaitement approvisionné de toutes les idées de Destouches, et aussi bien instruit que lui-même de son plan, il se mit à l’exécuter. Ce petit brigandage n’est pas rare en littérature ; c est la même aventure que celle qui arriva à Corneille et à Gilbert pour Rodogune, à Quinault et à Devisé pour les Amants brouillés, à Regnard et à Dufresny pour le Joueur. Ces procès sont communs au Parnasse, et c’est le succès qui les juge : le plus heureux auteur est le propriétaire légitime ; le bon larron est l’honnête homme ; et, comme dans les anciens combats judiciaires, le bon droit est toujours du côté du vainqueur.

Voilà donc deux auteurs, l’un plein de probité et l’autre un peu fripon, travaillant en même temps à exécuter le plan de Destouches, lorsque la fortune, qui ne favorise pas toujours les honnêtes gens, força le véritable auteur du plan d’interrompre son travail pour faire un voyage en Angleterre. Il put voir à Londres le Timon de Shakespeare, lequel est un dissipateur ; mais il n’y put pas travailler au Dissipateur, dont il avait fait le plan. Il oublia même si bien ce plan, qu’à son retour en France, il composa d’autres ouvrages ; et son Dissipateur serait resté en germe dans son portefeuille, s’il n’eût pas appris par hasard qu’un autre Dissipateur courait le monde ; qu’on lisait dans les sociétés une comédie en cinq actes, sous ce titre, faite sur le même plan que le sien, et que peut-être on allait représenter. Destouches crut alors devoir réclamer son bien ; il se hâta d’exécuter son plan et de composer sa comédie du Dissipateur ; mais, après l’avoir composée, pourquoi ne la fit-il pas jouer ? pourquoi se contenta-t-il de la faire imprimer ? Le secret n’est donc pas révélé ; le mystère n’est point éclairci par tout ce que nous a dit Destouches : nous ne savons point quels sont les ingrats qu’il n’a pas voulu démasquer ; et le champ est ouvert aux faiseurs d’Ana, aux compilateurs d’anecdotes, aux romanciers littéraires.

IV

J’ai déjà observé que les Grecs ont eu leur dissipateur nommé Timon, trahi, abandonné comme le nôtre par ses perfides amis quand ils l’ont vu ruiné ; mais notre dissipateur, désespéré, prêt à se donner la mort, est consolé et rendu à la vie par sa maîtresse Julie, honnête friponne, qui ne l’a dépouillé de ses biens que pour les lui conserver. Timon, le dissipateur grec, ne trouva pas dans son infortune la même ressource que le dissipateur français. Bien en prit à Cléon d’avoir aimé une honnête fille ; c’est là un avantage des mœurs françaises. Un honnête homme, à Athènes, ne pouvait pas avoir pour maîtresse une honnête fille ; il ne pouvait avoir que des courtisanes, et les courtisanes ne rendent point ce qu’elles ont volé ; ce sont des friponnes fort malhonnêtes. Timon, n’ayant donc point rencontré d’honnêtes friponnes ni d’honnêtes fripons, ne se tua point cependant pour cela, quoique la chose parût en valoir la peine ; il aima mieux vivre pauvre, et se fit misanthrope, se consolant de ses malheurs avec la haine qu’il nourrissait dans le cœur pour tous les hommes. Les dieux eurent pitié de lui parce qu’il avait été dévot dans sa prospérité ; ils lui rendirent ses richesses, et il se laissa persuader de retourner à Athènes ; mais Timon, redevenu riche, resta misanthrope.

Un bel-esprit du commencement du dix-huitième siècle imagina de faire une comédie sur ce Timon misanthrope et riche tout à la fois ; mais il n’osa pas la présenter sur la scène française, trop régulière et trop sage pour un ouvrage de ce genre : en effet, c’est plutôt une allégorie morale qu’une véritable comédie. Mercure y joue un rôle de femme, ou plutôt il est l’âme de toute la pièce ; sa mission est d’éclairer et de convertir Timon, qui ne connaît encore que le plaisir barbare de haïr les hommes, et qui ne connaît pas le plaisir si doux de les aimer et de leur faire du bien.

Il fallait absolument à l’auteur un arlequin ; la troupe italienne en avait un excellent nommé Thomassin ; son talent devait beaucoup contribuer au succès ; mais comment, dans un pareil sujet, amener un arlequin ? L’auteur supposa que Timon, dans sa solitude, n’avait pour compagnon et pour ami qu’un âne. Les dieux ont la complaisance de changer cet âne en homme, et cet homme est Arlequin, qui, sous la forme humaine, conserve beaucoup de la simplicité, de l’ignorance et du naturel de son premier état. Cet âne changé en homme est le rôle le plus brillant de la pièce : aucun des comiques du Théâtre-Français n’aurait pu le jouer aussi bien que l’arlequin de la Comédie-Italienne.

Ce Théâtre-Italien était encore tout nouveau ; l’ancienne troupe, ayant osé jouer madame de Maintenon, sous le titre de la Fausse Prude, avait été chassée vers la fin du dix-septième siècle ; mais un an après la mort de Louis XIV, en 1716, le duc d’Orléans régent fit venir d’Italie une nouvelle troupe composée des meilleurs acteurs du pays ; ils s’établirent dans la même salle que l’ancienne troupe avait occupée, dans ce même hôtel de Bourgogne autrefois honoré par la représentation des chefs-d’œuvre de Racine. La curiosité attira d’abord la foule chez ces nouveaux venus ; mais on ne tarda pas à se lasser des farces italiennes, et bientôt le théâtre n’eut plus d’autres spectateurs que ceux qui entendaient et qui aimaient la langue italienne.

Déjà la troupe désolée méditait son retour en Italie, lorsqu’elle risqua une pièce toute française, intitulée le Port à l’Anglais, ou les Nouvelles Débarquées. Cette nouveauté était le coup d’essai d’un auteur de soixante ans, Autreau, qui avait de l’esprit et du talent, mais qui s’avisait bien tard de le produire au théâtre ; elle eut le plus grand succès, et ramena le public aux Italiens : c’est la première pièce française jouée sur leur théâtre ; elle fut suivie d’une infinité d’autres. Le plus célèbre et le plus ingénieux des auteurs français qui ont travaillé pour les Italiens, c’est sans contredit Marivaux ; c’est même le seul dont le nom soit connu, et qui vive encore aujourd’hui. Delille, auteur de Timon le misanthrope, et d’autres pièces qui réussirent beaucoup dans le temps, est aujourd’hui complètement oublié et tout à fait mort : il est enterré, ainsi que beaucoup d’autres, dans le recueil en dix volumes des meilleures pièces françaises jouées au Théâtre-Italien ; et Marivaux eût peut-être été enseveli dans le même tombeau, si quelques pièces restées au Théâtre-Français ne lui avaient sauvé la vie. Il a dû aussi sa renommée à son mauvais goût ; il a fait secte, il a eu des imitateurs : sa manière est devenue à la mode, et le marivaudage, ce terme de mépris, a illustré le nom de Marivaux. Celui qui donne son nom à une rue n’en est pas moins célèbre, quoique la rue ne soit pas belle.

La comédie italienne et française a été tuée par la musique. Les acteurs de la Foire et les opéras comiques introduits sur cette scène étouffèrent les pièces italiennes, et, à la fin même, les comédies françaises. L’hôtel de Bourgogne fut témoin du grand succès des petits opéras et du fanatisme musical, jusqu’au moment où ce vieux édifice tombant en ruine, l’Opéra-Comique en délogea pour se rendre au palais Favart, d’où il s’est réfugié au Théâtre-Feydeau. Le fameux hôtel de Bourgogne, après avoir été, pendant plusieurs siècles d’abord la demeure des princes, puis successivement le séjour chéri de Melpomène, le théâtre des farces étrangères et des jeux du Momus italien, le sanctuaire d’une mélodie nouvelle, l’asile des Grâces, des Ris et des Amours, est aujourd’hui, je crois, la halle aux cuirs.

J’ai laissé à Athènes Timon avec son ami Arlequin, ci-devant âne. Timon effarouche les flatteurs, mais il n’encourage point l’amitié : il était dissipateur, vain et sot ; il est avare, triste et dur ; il refuse même de l’argent à son cher Arlequin, de peur que l’argent ne le corrompe. Mercure, sous le nom et la figure d’Aspasie, amie d’Arlequin, conseille à ce jeune homme simple et naïf de voler à Timon des biens dont il ne fait pas d’usage. Il réussit avec peine à le persuader ; mais enfin Arlequin, aveuglé par ses désirs, croit pouvoir s’approprier en conscience tous les trésors de Timon : il n’est pas plutôt riche qu’il prétend tout avoir avec son or, noblesse, talent, gloire, vertu, grâce, beauté. Bientôt il apprend du philosophe Socrate que l’argent ne donne rien de tout cela, mais qu’avec de l’argent vous avez des gens qui disent et font semblant de croire que vous possédez tout cela. Le voleur Arlequin est bientôt volé lui-même par Aspasie, à laquelle il avait confié les trésors de Timon : voilà Timon et Arlequin redevenus pauvres. Aspasie n’est pas une honnête friponne ; elle ne rend rien, et ne donne que des leçons ; mais il y a une Eucharis dont je n’ai rien dit encore, qui aime Timon, quoiqu’il ne soit guère aimable, et qui s’est insinuée dans son cœur en disant beaucoup de mal de l’espèce humaine. Cette Eucharis arrive quand le misanthrope et Arlequin sont ruinés ; elle ne rend rien, puisqu’elle n’a rien volé ; mais elle offre sa main et sa fortune à Timon : Timon s’en croit indigne et les refuse. Il faut que Mercure en personne se mêle de la négociation ; il révèle le secret de sa conduite pendant la pièce : il a tout fait pour l’instruction de Timon et d’Arlequin ; il les laisse heureux, riches, et sachant user des richesses, persuadés que le premier des plaisirs est de faire du bien. Depuis ce temps-là, tous les auteurs se sont persuadés que la bienfaisance était le premier moyen de réussir au théâtre.

Je crois que Timon le misanthrope, qui eut tant de succès en 1722, n’en aurait point aujourd’hui. Il ne s’en faut que de neuf ans pour que la pièce ait un siècle sur la tête, et quelquefois dans un siècle il arrive de grands changements dans la littérature et dans les affaires de ce monde. La pièce aurait aujourd’hui pour nous trop peu d’action, d’intrigue et d’intérêt, trop de conversations morales, ingénieuses et fines, des aperçus trop délicats sur la nature et sur la société. Ce qui nous paraîtrait surtout ridicule, ce sont des ballets allégoriques et métaphysiques où figurent les passions, les vices, les vertus, les vérités personnifiées. C’était une pièce du genre italien de ce temps-là, et point du tout du genre français d’à présent. Je ne sais cependant ce qui arriverait, si l’on avait à présent pour jouer la pièce un arlequin tel que Thomassin, une actrice telle que Silvia.

Le Philosophe marié
I

On a prétendu que Destouches s’était joué lui-même, et que le mariage qu’il fit en Angleterre lui avait fourni l’idée de sa pièce : ce conte peut figurer, comme tant d’autres, dans des compilations d’anecdotes dramatiques. L’histoire des théâtres n’est pas plus à l’abri du mensonge que celle des nations. Il est possible que Destouches ait eu quelques raisons pour tenir quelque temps secrète son union avec une Anglaise ; mais la honte n’entrait point dans ses motifs : Destouches n’était point philosophe ; il n’en avait ni l’esprit ni le caractère ; c’était un homme sensé.

Je n’aime point à penser qu’un grave moraliste tel que Destouches ait passé sa première jeunesse à se moquer des maris, à faire de mauvaises plaisanteries sur les accidents du mariage. Cependant la faveur dont le régent l’honora, et surtout sa liaison avec l’abbé Dubois, ne sont pas des certificats de bonnes mœurs. Quand on supposerait que Destouches paya, comme les autres, le tribut à l’immoralité du temps, j’ai de la peine à me persuader qu’il ait été capable de la honte puérile et des terreurs ridicules qu’il prête, dans sa pièce, au. Philosophe marié.

Ce titre de Philosophe marié est piquant, parce qu’il semble rapprocher deux idées qui, suivant le fameux mot de l’énigme, forment un contraste. Philosophe exprime un être libre, indépendant, supérieur aux préjugés, qui prétend réunir aux avantages de l’ordre social les privilèges de l’état naturel ; en un mot, un égoïste pour qui la société est un bénéfice simple. Le terme de marié réveille au contraire des idées de dépendance et d’assujettissement ; un marié se trouve grevé de toutes les charges de la société ; ses rapports s’étendent, ses devoirs se multiplient ; il devient, par état, soumis aux préjugés, à toutes les conventions sociales. Les philosophes, dans les siècles de lumières, calculent avec une exactitude scrupuleuse les avantages et les inconvénients du mariage, et il faut convenir que tous les résultats de ce calcul sont en faveur du célibat ; car toutes les douceurs du mariage supposent de bonnes mœurs. Auguste combattit en vain les célibataires avec des lois ; le luxe et la corruption plaidaient avec bien plus d’éloquence contre le mariage : lorsque la femme, les enfants et les domestiques peuvent se dispenser de leurs devoirs, le chef de la famille est malheureux s’il observe les siens, et plus malheureux encore s’il les viole. À toutes les époques de la décadence des mœurs, le mariage a été regardé comme une corvée, comme une charge sans bénéfice. Dans la comédie de Térence intitulée les Adelphes, Micion, l’un des frères, parle du célibat comme d’un avantage généralement reconnu :

Et quod isti beatum putant ,
Nunquam uxorem duxi .

Et ce qu’on regarde comme un bonheur, je ne me suis jamais marié.

Ce n’est pas que du temps de Térence on eût à Rome cette opinion ; mais les Adelphes de Térence ne sont que la traduction d’une comédie grecque ; et Ménandre, qui en est l’auteur, y parle d’après les principes des sages de son siècle.

Un philosophe qui attache du ridicule au titre de mari, un philosophe qui rougit d’être marié, dans la crainte des épigrammes, est un caractère qu’on n’a pu présenter au théâtre que dans un siècle où la fidélité conjugale passait pour une chimère, et le malheur des maris pour une vérité géométrique. La pièce peut être regardée comme une épigramme sanglante contre la philosophie du jour. L’opinion, ou, si l’on veut, le préjugé, qui faisait dépendre l’honneur du mari de la vertu de sa femme, a dû nécessairement s’affaiblir, quand le progrès des lumières et la multitude des expériences ont commencé à rendre la vertu des femmes problématique : c’est alors que les hommes ont dû chercher à séparer leur honneur d’un objet universellement regardé comme si fragile et si casuel. Il est à remarquer que la plupart de nos philosophes les plus célèbres ont courbé leur tête superbe sous le joug du mariage : Voltaire et d’Alembert sont presque les seuls que cette chaîne ait effrayés ; mais Helvétius, J.-J. Rousseau, Diderot, Condorcet, etc., se sont mariés à leurs risques et périls, et n’en ont point rougi.

Depuis que le bon ton, la politesse et les idées libérales ont fait tomber dans le mépris toutes ces ignobles plaisanteries sur les petits accidents du ménage ; depuis que de nouvelles vues politiques ont extrêmement simplifié le mariage, et que les spéculations commerciales ont donné un nouveau degré d’activité à la circulation les femmes, le Philosophe marié a perdu nécessairement beaucoup de l’intérêt qu’il pouvait inspirer autrefois : ses alarmes ne signifient plus rien aujourd’hui ; il y a de la puérilité et même de la sottise dans l’incognito qu’il s’obstine à garder, et dans le violent chagrin qu’il témoigne au moindre danger qui menace son secret ; mais, du reste, son caractère est noble et généreux. toutes les fois qu’il est en scène vis-à-vis de son père et de son oncle. Il y a d’ailleurs tant d’art dans cette pièce, le dialogue en est si agréable et si naturel, qu’on la voit encore avec plaisir lorsqu’elle est bien représentée.

II

Il fallait tout le talent de Destouches pour tirer d’un sujet aussi mince une pièce aussi agréable. Qu’est-ce en effet que le Philosophe marié ? C’est un égoïste, un célibataire systématique qui, après s’être longtemps égayé aux dépens des sots qui courbaient la tête sous le joug vulgaire de l’hymen, a fini par faire la sottise de se marier lui-même : il en est bien honteux ; il craint les railleries de ses confrères les esprits forts, et voudrait cacher son mariage. Cette conduite est d’un petit esprit, d’une âme faible et pusillanime ; ce n’est pas celle d’un sage, mais ce peut être celle d’un philosophe. Ma femme, dit-il lui-même,

                 Est sage et vertueuse :
Plus amant que mari, je possède son cœur ;
Elle fait son plaisir de faire mon bonheur.
Ma femme est tout aimable… Oui ; mais elle est ma femme.

C’est un être inexplicable que ce philosophe : que lui faut-il pour être heureux ? À qui persuadera-t-il qu’il soit plus amant que mari ? L’amour n’a point de fausse honte ; il brave même souvent jusqu’au déshonneur. Et l’on veut qu’un mari amoureux de sa femme aime mieux l’affliger, l’exposer, la compromettre en lui laissant un état équivoque, que de courir les risques d’une méchante plaisanterie en s’avouant son époux ! Cela est faux, absolument faux. Pourquoi donner au public une si mauvaise idée du mariage ? Si une femme sage, vertueuse, tout aimable, occupée du bonheur de son mari, cesse de lui plaire, c’est la faute du mari et non celle du mariage ; tout homme sage, honnête et d’un bon esprit, n’en chérit pas moins une femme vertueuse et tout aimable, parce que c’est sa femme.

C’est en vain que l’on se fortifie,
Par le grave secours de la philosophie,
Contre un sexe charmant que l’on voudrait braver ;
Au sein de la sagesse il sait nous captiver :
J’en ai fait malgré moi l’épreuve malheureuse.

Que signifie ce galimatias philosophique ? Quelle est cette philosophie dont on emprunte le grave secours pour se fortifier contre un sexe charmant ? Ceux qui renoncent au mariage ont ordinairement des motifs très opposés à la gravité de la philosophie : ils ne renoncent pas pour cela aux femmes ; et pourquoi voudrait-on braver ce sexe charmant ? quel est le fou, quel est le sauvage qui pourrait avoir une pareille idée ? Sans doute on a besoin de raison pour ne pas se livrer à une idolâtrie aveugle, à des passions insensées ; mais il y a loin de cet excès à la férocité qui brave un sexe charmant : la sagesse ne consiste pas à détruire les sentiments, mais à les régler. Notre philosophe se représente comme

Un sage désarmé, dompté par la nature.

L’homme rebelle aux doux sentiments de la nature est un grand fou et un être très malheureux Horace faisait consister le bonheur à vivre d’une manière conforme à la nature :

Vivere naturce si convenienter oportet.

Un sage dompté par la nature n’est donc qu’une chimère ; bien entendu qu’il ne s’agit pas ici des mouvements désordonnés d’une nature dégradée et corrompue, trop souvent exaltée par les philosophes comme la règle de toutes nos actions et l’excuse de toutes nos faiblesses : je parle d’une nature cultivée par l’éducation et dirigée par la raison. C’est cette nature qui nous préserve tout à la fois et des extravagances de l’amour, et de cette insensibilité farouche que la société et l’humanité réprouvent. Ariste, le philosophe marié, a deux visages : avec sa femme et sa belle-sœur, avec la soubrette et le marquis du Lauret, c’est un sot et presque un imbécile ; tous ces gens-là le ballottent, le bernent et semblent se jouer de ses frayeurs puériles ; mais avec son respectable père Lisimon, avec son terrible oncle le financier Géronte, c’est un homme courageux et sensé. Destouches, qui, dit-on, s’est peint lui-même dans ce personnage, n’avait garde de s’avilir. Ariste devient presque un héros quand l’oncle veut rompre son mariage ; le spectateur est alors touché des beaux sentiments du philosophe, sans s’apercevoir qu’ils n’ont aucun fondement.

Quel est l’oncle en état de faire casser un mariage approuvé par un père ? Le financier savait trop bien la coutume et l’ordonnance pour faire à son neveu le philosophe une menace aussi ridicule. Et comment Destouches, homme judicieux, employé dans les affaires publiques, pouvait-il être assez ignorant des lois de sa patrie, pour ne pas savoir qu’un mariage contracté à l’insu du père par un fils majeur, ne peut être attaqué que par le père ? Ce mariage devient bon dès que le père l’approuve. Il n’était pas nécessaire que Lisimon et Géronte prissent la peine, comme on le suppose dans la pièce, d’aller

Consulter sur ce point un avocat fameux.

Le père lui-même, en apprenant l’hymen clandestin de son fils, lui dit formellement :

… Vous avez fait un très bon mariage.

Ariste, bien sûr de son père, n’a donc rien à redouter de son oncle que l’exhérédation ; et puisqu’il dédaigne la fortune, il pouvait sourire de l’emportement du financier. Le parti qu’il prend est bien plus théâtral qu’il était raisonnable ; car ce philosophe, jusque-là si poltron, devient tout à coup un prodige d’audace.

Non, l’éclat que j’ai craint n’a plus rien qui m’étonne ;
Votre péril me rend la noble fermeté
Qui des cœurs vertueux fait la félicité.
Je vais d’un front serein faire tète à l’orage ;
Que le public surpris fronde mon mariage,
Que mon oncle irrite me prive de son bien,
On veut nous séparer, je ne ménage rien.
Je vais trouver mon oncle, et moi-même lui dire
Qu’à m’arracher à vous c’est en vain qu’il aspire ;
Et je lui ferai voir, en bravant son courroux,
Que rien n’est à mon cœur si précieux que vous.

Les bravades réussissent toujours au théâtre, et les bravades ne sont souvent que des déclamations. La tirade d’Ariste est risible, s’il n’y a point de danger ; s’il y en a, elle n’est pas fort raisonnable. Tout ce grand éclat n’empêchera pas le mariage d’être cassé ; le philosophe aura beau ne rien ménager, son oncle aussi ne le ménagera pas : quand il ira dire à son oncle que c’est en vain qu’il veut faire casser son mariage, l’oncle répondra : Nous verrons. Au reste, il n’y a point de danger, il ne peut y en avoir ; Ariste se bat les flancs inutilement, et fait le brave de théâtre. Il semble que ce soit de sa part un effort magnanime de déclarer son mariage, quand tout le monde en est instruit, quand ce mariage va, selon lui, faire la matière d’un procès.

Il ne faut pas choisir pour sujet de comédie un travers particulier qui peut passer par la tête de quelque original, mais qui n’est point dans la nature commune des hommes. Telle est la pusillanimité et la terreur extravagante de ce philosophe marié, qui, sur l’article du secret de mariage, est une espèce de Jocrisse. Et cependant Destouches a si heureusement combiné sa matière, il a mis ses personnages dans des situations si piquantes, qu’il en résulte une foule de scènes d’un comique ingénieux, délicat et décent.

Le Glorieux
I

Voltaire, étant à Lunéville en 1747, écrivait à M. le comte d’Argental : « J’ai vu jouer ici le Glorieux : il a été cruellement massacré ; mais la pièce n’a pas laissé de me faire un extrême plaisir. Je suis plus que jamais convaincu que c’est un ouvrage égal aux meilleurs de Molière pour les mœurs, et supérieur à presque tous pour l’intrigue. » J’ignore quel motif secret a pu dicter un éloge aussi peu mesuré d’un écrivain tel que Voltaire, qui, faisant lui-même commerce de louanges, connaissait la valeur de cette denrée, et ne la distribuait qu’à propos à ceux qui étaient en état de la lui rendre avec usure. Destouches était alors un vieillard de soixante-sept ans, retiré dans sa terre auprès de Melun, où il composait encore des comédies fort médiocres, et des épigrammes innocentes contre la nouvelle philosophie, dont Voltaire était l’apôtre le plus zélé : il n’y avait rien dans tous ces titres qui pût lui attirer, de la part du grand homme, une flatterie aussi bien conditionnée.

Opposons à cette sentence rendue par Voltaire, en 1747, un autre arrêt fort différent prononcé dans la même cause, par le même juge, en 1732, lors des premières représentations du Glorieux : « On me jouera immédiatement après le Glorieux. C’est une pièce de M. Destouches, de laquelle on vous aura sans doute rendu compte. Elle a beaucoup de succès, et peut-être en aura-t-elle moins à la lecture qu’aux représentations. Ce n’est pas qu’elle ne soit en général bien écrite ; mais elle est froide par le fond et par la forme, et je suis persuadé qu’elle n’est soutenue que par le jeu des acteurs, pour lesquels il a travaillé. C’est un avantage qui me manque : j’ai fait ma pièce (Ériphyle) pour moi, et non pour Dufresne et pour Sarrasin. »

Comment une pièce, qui n’est soutenue que par le jeu des acteurs, qui n’a été faite que pour les acteurs, fait-elle un extrême plaisir à Voltaire, lors même qu’elle est massacrée à Lunéville par de méchants comédiens de campagne ? Il faut donc qu’elle ait un extrême mérite intrinsèque, absolument indépendant du jeu des acteurs. Comment une pièce froide par le fond et par la forme est-elle égale aux meilleurs ouvrages de Molière pour les mœurs, et supérieure à presque tous pour l’intrigue ? Par les mœurs, Voltaire n’entend pas, sans doute, les bonnes mœurs ; le terme de mœurs, en littérature, ne signifie que la peinture des mœurs et des caractères ; et les mœurs dans la poésie dramatique sont bonnes quand elles sont vraies, fidèles et bien soutenues. Or, Destouches, même dans le Glorieux, est bien éloigné de la finesse, de la profondeur et de l’énergie des mœurs de Molière. On a même plusieurs reproches à faire au caractère principal de cette comédie : le poète a souvent sacrifié la vérité à la charge comique ; quelquefois il a fait de son Glorieux un homme grossier et brutal, ce qui, dans un tel caractère, est un contresens.

Voltaire lui-même a dit, dans un autre endroit de ses lettres, en parlant de cette pièce : « Tous les caractères sont bons, excepté peut-être celui du Glorieux. » Il est difficile de concevoir qu’un auteur comique qui échoue dans la peinture de son premier personnage, soit égal pour les mœurs à Molière, reconnu comme le plus habile peintre des vices et des ridicules. Quant au témoignage que Voltaire se rend à lui-même, de ne pas travailler pour les acteurs, on peut, sans injustice, y soupçonner plus d’amour-propre que de vérité. Car il est évident qu’il vise à l’effet théâtral beaucoup plus qu’aux beautés solides de l’art ; que, suivant sa doctrine, il cherche à frapper fort plutôt que juste ; par conséquent il est impossible qu’il n’ait pas travaillé pour les acteurs ; car l’effet théâtral dépend essentiellement du jeu et de la pantomime : d’ailleurs, le style et la facture de ses tirades annonce assez qu’il les a composées plutôt pour être déclamées sur la scène que lues dans le cabinet.

Quel est le poète que l’amour-propre n’aveugle pas ? Quel est l’auteur qui ne se trompe pas sur son mérite et sur celui des autres ? Je ne dirai pas à Voltaire, comme cet avocat vénitien aux juges qui venaient de le condamner : « En 1732, vous avez jugé de cette manière ; en 1747, vous avez jugé tout différemment, et toujours à merveille ! » Son premier jugement est trop sec ; son second, trop flatteur ; ni l’un ni l’autre ne sont dignes d’un homme qui avait autant d’esprit et de goût : mais, encore une fois, où est l’homme qui ne se trompe pas ? Voltaire, qui ne croyait pas à l’infaillibilité du pape, ne prétendait pas sans doute être lui-même infaillible.

Ce qui a pu faire croire à Voltaire que Destouches avait fait le Glorieux pour les acteurs, c’est qu’en effet la pièce fut admirablement jouée dans la nouveauté, surtout par Dufresne, chargé du rôle principal : il est probable que si le poète n’a pas fait sa comédie pour cet acteur, il l’a faite sur lui. Dufresne était réellement l’original qu’il représentait, et, pour jouer parfaitement, il lui suffisait d’être lui-même : c’était un des plus beaux acteurs, un des plus nobles qui jamais eussent paru sur la scène ; mais en même temps il était d’une fierté et d’un orgueil qui devenait très comique dans un homme de sa profession : c’est lui qui, se plaignant des désagréments attachés à l’état de comédien, disait naïvement : Le diable m’emporte ! j’aimerais mieux être un petit gentilhomme de dix mille livres de rente .

II

Destouches imita ces prédicateurs qui parlent bien et agissent mal ; il se moqua du Glorieux dans sa pièce, et fit lui-même le glorieux dans sa préface. C’est ce qui lui attira l’épigramme suivante, qui n’a que le mérite de la vérité :

Destouches, dans sa comédie,
A cru peindre le Glorieux
Et moi je trouve, quoi qu’on die,
Que sa préface le peint mieux.

Il débute cependant par un trait de modestie assez plat, selon moi, et qui n’est que de la vanité déguisée. « Je me croirais, dit-il, indigne des applaudissements dont le public m’a honoré, si je ne m’efforçais de lui en témoigner ma reconnaissance. J’ose lui protester qu’elle est aussi vive que juste, et je ne trouve point de termes qui puissent l’exprimer. » Quel galimatias ridicule ! Si Destouches n’avait point fait de préface pour remercier le public, sa pièce en serait-elle moins digne des applaudissements qu’elle a reçus ? Le public n’a besoin ni de la reconnaissance ni des remerciements des auteurs ; il ne leur demande que de bons ouvrages. Au fond, quand un auteur a travaillé plusieurs années pour le plaisir du public, et que le public veut bien s’amuser de son travail, je ne vois pas que ce soit lui faire une si grande grâce. Il n’y a que les mauvais poètes qui doivent de grands remerciements au public, quand il a bien voulu applaudir leurs misérables productions.

Après avoir acquitté sa dette envers le public par cette politesse gauche et forcée, Destouches ne s’occupe plus, dans sa préface, que de lui-même et de son mérite. Quoique les caractères soient épuisés, il prétend qu’il lui en reste encore plusieurs à traiter ; et cependant, depuis le Glorieux, il n’a traité avec quelque succès qu’un seul caractère, qui est le Dissipateur ; et même cette comédie est un ouvrage assez faible. À la prétention des caractères se joint celle de la morale. « On sait, dit-il, que j’ai toujours devant les yeux cette maxime d’Horace : Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, et que je crois que l’art dramatique n’est estimable qu’autant qu’il a pour but d’instruire en divertissant. » Destouches a l’air de se regarder comme le seul poète comique qui soit instructif et moral ; il semble reléguer ses confrères dans la classe des farceurs qui n’ont pour but que de faire rire : s’il eût vécu un peu plus longtemps, il aurait vu qu’en fait de morale, il ne pouvait pas même entrer en comparaison avec nos auteurs modernes, qui ne se bornent pas à prêcher, mais qui font des génuflexions et des oraisons avec une dévotion admirable.

Au reste, si l’art dramatique a pour but d’instruire en divertissant, il atteint rarement le but ; il égare plus qu’il n’instruit, et corrompt plus qu’il ne réforme s’il était véritablement aussi instructif et aussi utile qu’on le prétend, il y a longtemps que nous serions les hommes les plus sages et les plus vertueux de l’univers. « J’ai toujours eu pour maxime incontestable, poursuit le modeste auteur, que quelque amusante que puisse être une comédie, c’est un ouvrage imparfait, et même dangereux, si l’auteur ne s’y propose pas de corriger les mœurs, de décrier le vice, de mettre la vertu dans un si beau jour, qu’elle s’attire l’estime et la vénération publique. »

Il ne s’agit pas de ce que l’auteur se propose, mais de ce qu’il exécute. Destouches fait ici le procès à presque toutes les comédies ; car la plupart sont plus nuisibles qu’utiles aux mœurs, et par conséquent elles sont toutes imparfaites et dangereuses. Je n’en vois aucune où la vertu soit mise dans un beau jour, si ce n’est peut-être dans quelque malheureux drame qui ne mérite pas le nom de comédie. Ce qu’il y a de bien pis, c’est que les comédies mêmes de Destouches sont du nombre de ces productions imparfaites et dangereuses, en dépit du but moral que s’est proposé l’auteur. J’aurais trop d’avantage si je voulais relever les plaisanteries libres et indécentes qui se trouvent dans ses autres ouvrages ; je ne tire mes preuves que du Glorieux, son chef-d’œuvre de morale.

Je voudrais bien savoir de quelle utilité peut être pour les mœurs le caractère d’un homme sottement orgueilleux, à qui son orgueil réussit à merveille ; qui, malgré ses hauteurs et sa morgue, enchante un riche financier, se fait aimer de sa fille, et conclut un mariage très avantageux. Être glorieux et insolent, ne gâte donc pas les affaires d’un joli homme ? cela ne l’empêche pas d’être heureux en amour, et de faire fortune : excellente instruction !

Le Glorieux pousse l’orgueil jusqu’à rougir de l’indigence de son père ; il le fait passer pour son intendant devant le financier ; et, après avoir porté la vanité jusqu’à cet excès de bassesse, il en est quitte pour reconnaître son père lorsqu’il y est absolument forcé par la crainte d’un éclat humiliant. On voit que, s’il n’appréhendait pas d’être sur-le-champ démasqué, confondu et déshonoré, son détestable orgueil persisterait à outrager la nature ; et cependant cet hommage pénible et involontaire, arraché par la nécessité, est la seule punition qu’inflige le poète moraliste au misérable qui a osé renier son père. Le Glorieux est, au dénouement, le plus heureux des hommes : voilà ce qui s’appelle instruire en divertissant ; telles sont les leçons édifiantes que donne l’art dramatique.

Ce n’est pas tout : pour rendre la morale plus touchante, le grave Destouches s’est avisé de bafouer la modestie, et de l’immoler à l’orgueil. Le personnage ridicule de sa pièce est un honnête homme, doux, simple et modeste : en lui prêtant une excessive timidité, l’auteur en fait une espèce de niais dont tout le monde se moque. Je sais que ce nigaud, qui craint toujours d’ennuyer et de déplaire, forme un contraste plaisant avec la présomption du Glorieux ; c’est un rôle comique, mais très immoral ; car il en résulte qu’on se fait berner dans le monde avec les qualités et les vertus les plus essentielles, quand on a l’air gauche et la contenance embarrassée, et qu’on est sûr, au contraire, du plus brillant succès dans la société, avec beaucoup de fatuité et d’arrogance, quand on est bien fait et qu’on se présente avec grâce. Le Glorieux, avec son insolence, est l’homme couru, fêté ; c’est l’homme qu’on aime et qui épouse ; car, dans les comédies, être aimé de sa maîtresse et l’épouser, est toujours la preuve et la récompense du mérite.

Quelle instruction peut-on recueillir du caractère du financier Lisimon, vieux débauché, qui cherche à séduire une soubrette, en lui proposant de l’entretenir, et veut prendre avec elle certaines libertés qui la font crier au secours Quelle leçon nous offre ce financier, lorsqu’il affiche une grande aversion pour sa femme, et lui ordonne d’aller à la campagne, parce qu’il revient à la ville ? Cette image naturelle d’une corruption très commune dans la société, est plus contagieuse que salutaire, parce qu’on n’y attache dans la pièce aucune note de ridicule ou de blâme : elle amuse les libertins, les maris dégoûtés de leurs femmes, et ne corrige personne.

On dit que Destouches avait d’abord disposé sa pièce de manière que le Glorieux était puni a la fin ; mais l’orgueilleux Dufresne ne voulut pas être humilié au dénouement ; il refusa de jouer si on ne ménageait pas mieux son amour-propre. Destouches se trouva fort embarrassé : il fallait opter entre la morale de la pièce et l’orgueil de l’acteur. Les mœurs ne tinrent pas longtemps contre le plaisir d’être joué ; l’auteur fit taire le moraliste. Il est bien étonnant que Destouches, après avoir fait un tel sacrifice à sa vanité et à celle de Dufresne, vienne nous faire ici un étalage fastueux de ses intentions morales.

On est bien tenté de rire du sérieux avec lequel il s’écrie : « Tous mes spectateurs ont fait connaître unanimement, et, si je l’ose dire, d’une manière bien flatteuse pour moi, qu’ils se livraient avec plaisir à un objet si raisonnable. Je ne craindrais pas même d’ajouter ici qu’en m’honorant de leurs applaudissements, ils se sont fait honneur à eux-mêmes ; car enfin, qu’y a-t-il de plus glorieux pour notre nation, si fameuse d’ailleurs pour tant de qualités, que de faire aujourd’hui connaître à tout l’univers que les comédies à qui l’ancien préjugé ne donne pour objet que celui de plaire et de divertir, ne peuvent la divertir et lui plaire longtemps, que lorsqu’elle trouve dans cet agréable spectacle, non seulement ce qui peut le rendre innocent et permis, mais même ce qui peut contribuer à l’instruire et à le corriger ? »

Ce style est bien lourd, bien lâche, bien diffus mais les idées sont encore plus répréhensibles : qui jamais aurait imaginé que ce qu’il y avait de plus glorieux pour la France, ce fût son goût pour les comédies morales, et que ce goût fût connu de tout l’univers ? Il me semble qu’à la Chine et au Japon on a fort peu de lumières sur ce penchant tout particulier de la nation française pour ce qui peut l’instruire et la corriger : chercher cette instruction et cette correction salutaire dans les romans et les comédies, c’est assurément une singularité très digne d’être connue d’un pôle à l’autre.

Destouches parle ici le langage des philosophes qui ont établi leur chaire au théâtre, et substitué les comédies aux sermons ; et cependant ce poète était fort éloigné d’adopter les systèmes nouveaux ; mais l’orgueil faisait en lui ce que faisait dans les autres l’esprit philosophique : il voulait relever son métier ; Molière ne lui paraissait pas sans doute assez noble. On peut le regarder comme le précurseur des nouveautés qui, depuis, ont corrompu la comédie, sous prétexte de la perfectionner : dans le Glorieux même, il est déjà romanesque et pathétique ; c’est apparemment à cause de ces deux défauts qu’il se flatte d’avoir introduit dans sa pièce des beautés nouvelles, inconnues à Molière.

« Toute la gloire dont je puisse me flatter, dit-il, c’est d’avoir pris un ton qui a paru nouveau, quoique après l’incomparable Molière, il semblât qu’il n’y eût point d’autre secret de plaire que de marcher sur ses traces. » Il se jette ensuite dans un grand éloge de Molière, qui cependant est démenti par sa doctrine ; car si les pièces qui n’ont d’autre mérite que celui d’amuser sont imparfaites et dangereuses, l’incomparable Molière est un auteur fort médiocre, et même méprisable ; il avait trop de bon sens et de pénétration pour ne pas voir que l’unique objet de la comédie est de plaire ; que la morale au théâtre ne plaît qu’autant qu’elle est relâchée ; et qu’on ne vient point au spectacle pour se corriger et se rendre meilleur, mais pour se procurer un divertissement agréable.

Le Sage. Turcaret

I

La comédie de Le Sage attaque un vice odieux, non moins ridicule, peut-être plus funeste encore à la société que l’hypocrisie : la dureté, l’insolence et la sottise d’un laquais parvenu, qui prodigue à ses maîtresses le sang du peuple. Turcaret est un caractère aussi théâtral, aussi important, aussi moral que Tartufe. Il n’y a plus aujourd’hui d’hypocrites de religion ; il y a dans tous les temps des misérables qui s’enrichissent par le crime, et qui sont aussi coupables que ridicules par l’emploi qu’ils font de leurs richesses. Quand Le Sage donna Turcaret, le corps des financiers n’était pas moins puissant que celui des dévots ; l’auteur éprouva presque autant de persécutions que Molière : attaquer avec des plaisanteries des hommes qui avaient tout l’argent de la France entre les mains, c’était une entreprise hardie ; mais le génie de Le Sage triompha de l’or des traitants ; sa pièce eut le succès qu’elle méritait, malgré les rigueurs du fameux hiver de 1709. La misère publique, dont les usuriers s’engraissaient alors, était une satire sanglante qui confirmait celle du théâtre. Le peuple, en riant de Turcaret, se crut vengé des exactions et des rapines des agioteurs. Il ne faut pas croire cependant que Le Sage, en faisant ainsi justice des financiers, ait arrêté le cours des maux de la finance. J’ai déjà observé que la comédie, qui souvent corrige les ridicules, est impuissante pour réformer les vices. Les gens d’affaires sont devenus depuis plus polis et plus aimables, sans devenir plus scrupuleux : admis dans la classe des honnêtes gens, ils n’en ont pas été beaucoup plus honnêtes ; ils ont pris le bon ton et les belles manières, sans acquérir une conscience plus délicate ; et tout ce que la société a gagné à la représentation de Turcaret, c’est que les fermiers-généraux, devenus petits-maîtres, ont volé le trésor public de bien meilleure grâce, et se sont eux-mêmes laissé piller par les coquettes d’une manière moins sotte et moins gauche.

Les caractères, dans Turcaret, sont d’une vérité frappante : on peut citer l’intrigue comme un chef-d’œuvre d’art et de conduite, le style comme un modèle de précision ; il n’y a pas une scène, ni peut-être un mot inutile : partout le dialogue est animé de cette force comique aujourd’hui presque inconnue, et dont on ne sent point le prix. On reproche à l’auteur d’avoir écrit en prose : je connais les avantages de la versification ; mais je sais aussi combien de mots oiseux et parasites, combien de vices de langage et de constructions forcées la tyrannie de la rime entraîne ; combien de longueurs, de tirades ambitieuses, d’ornements déplacés, de sentences banales, sont amenés par la prétention du versificateur qui veut briller. Je crois que, tout bien compté, l’auteur a fait sagement de préférer la prose.

On me demandera pourquoi Turcaret est maintenant si froidement accueilli, quoique le vice attaqué dans la pièce existe toujours ; quoiqu’on applaudisse même beaucoup, dans les pièces nouvelles, tous les traits contre les nouveaux riches ? Je réponds qu’on ne sait plus ce que c’est aujourd’hui qu’un fermier-général ; que tout le comique et tout le ridicule de la pièce porte sur des formes anciennes qui ne sont pas aujourd’hui assez saillantes, et surtout qu’il y a dans le style une simplicité et une vérité qui n’en imposent point aux spectateurs ; ils s’imaginent qu’ils en diraient bien autant, et ne peuvent concevoir qu’il y ait beaucoup d’esprit dans des plaisanteries si naturelles. Qu’est-ce qu’une pièce en cinq actes où il n’y a pas une sentence, pas une tirade, pas une pensée générale, où chaque interlocuteur parle comme il doit parler, et ne dit que ce qu’il doit dire ? Cette espèce de mérite ne peut être appréciée que par des gens d’un goût délicat ; pour le vulgaire, c’est le plus grand de tous les défauts.

Ce qui nuit surtout aujourd’hui au succès de Turcaret, c’est qu’on y trouve un portrait trop fidèle des mauvaises mœurs ; la nature humaine n’y est point fardée ; les hommes y sont peints comme ils sont la plupart. La pièce est l’image de la société ; c’est un ricochet de fourberies, une réunion de gens occupés à se tromper les uns les autres : la coquette trompe le financier, le chevalier trompe la coquette, le valet les trompe tous les trois ; il n’y a pas un seul personnage vertueux ; et les spectateurs actuels, qui sont tous si honnêtes, si francs, si désintéressés, ne peuvent supporter sur la scène les fripons et les fourbes ; l’aspect de ces gens-là les trouble et les humilie ; ils ne viennent au théâtre que pour reposer leur conscience et se réconcilier avec eux-mêmes, en admirant des vertus, en applaudissant de beaux sentiments ; ils n’ont pas besoin d’aller à la comédie pour voir des coquins : accoutumés aux originaux, ils sont dégoûtés des copies.

La morale de la pièce offre d’ailleurs des vérités qui ne sont pas bonnes à dire ; il n’est pas de l’intérêt général que les hommes apprennent que l’amant qui paie est toujours dupe ; cette doctrine pourrait nuire à la circulation, et faire tomber une des branches de commerce les plus considérables. Du temps de Le Sage, la classe de ce qu’on appelle les femmes entretenues était encore peu nombreuse : on cherchait alors à mériter des bonnes fortunes ; depuis, les hommes ont trouvé plus commode de les acheter, et les femmes, plus utile de les vendre. L’auteur a, pour ne pas choquer les bienséances théâtrales, supposé que Turcaret a promis à la baronne de l’épouser : ce n’est donc point une femme entretenue qu’il présente sur la scène ; c’est une jeune veuve qui ne refuse pas les dons d’un amant riche et libéral, par la raison qu’il doit être bientôt son mari : les présents de Turcaret ne sont pas le prix des faveurs de la baronne, ils ne sont que des avances sur la communauté.

II

C’est une de ces pièces substantielles qu’on peut creuser ; c’est une source inépuisable de réflexions. On reproche à Turcaret de mauvaises mœurs : depuis que le théâtre est devenu un magasin de philosophie, cette pièce est vraiment scandaleuse : il n’y a pas un personnage honnête ; c’est une caverne. Le plus édifiant de la bande est encore un jeune marquis qui pas le loisir de mal faire, puisqu’il passe sa vie au cabaret ; du reste, plein d’esprit et de gaîté, bon plaisant, plus philosophe que ceux qui débitent des sentences, indulgent pour les faiblesses humaines, très tolérant envers les usuriers, puisqu’il ne s’en venge que par des épigrammes ; il ne lui manque enfin, pour être infiniment aimable, que d’être bien représenté par un acteur qui connaisse le bon ton.

Après lui, le personnage le plus estimable est un chevalier joueur qui perd plus souvent qu’il ne gagne, et qui fait payer à l’amour les dettes du jeu ; il n’est fripon que de la seconde main ; il profite du butin sans prendre part au pillage, et les galantes escroqueries de la baronne, en passant entre ses mains, sont les dons volontaires de l’amitié.

Le maître fripon, le voleur en grand, c’est M. Turcaret, l’un des hommes placés dans ce temps-là entre le souverain et la nation, pour endosser la haine et l’indignation publique, fruit de l’oppression des citoyens : ce caractère, le plus vigoureux qu’il y ait au théâtre après celui de Tartufe, produit aujourd’hui peu d’effet ; d’abord, parce que le genre de vexations dont Turcaret était le ministre n’existe plus ; ensuite, parce que l’acteur qui joue ce personnage en fait une caricature ignoble, un vrai Cassandre de parade ; il s’en faut bien que ce soit là l’esprit du rôle. Mettez à la place d’un fermier-général de la monarchie, un homme d’affaires du nouveau régime ; ôtez à Turcaret sa perruque, son air niais, son allure de bonhomme ; présentez un parvenu moderne, jeune, insolent et vêtu à la mode ; substituez aux anciens tours de passe-passe usités dans la compagnie des fermes, et que personne ne connaît plus, la tactique actuelle des financiers du jour, leurs moyens, leurs stratagèmes, leur jargon, vous aurez une pièce beaucoup plus conforme au goût du public ; mais vous n’aurez rien fait encore, si vous ne parvenez à donner de la philosophie et du sentiment à la baronne.

Je ne dis rien des valets et des soubrettes ; on leur permet encore aujourd’hui d’être au théâtre ce qu’ils ne sont que trop souvent dans la société. Dans Turcaret, ils usent si largement de la permission, que les honnêtes gens en sont scandalisés ; mais il faut considérer que Frontin fait son apprentissage de financier, et Lisette celui de jolie femme : cela suffit pour excuser l’irrégularité de leur conduite. Quant à Marine, c’est une très honnête fille, qui veut bien que sa maîtresse pille un traitant, mais qui ne veut pas qu’elle se ruine pour un chevalier : c’est dommage que cette fille si honnête soit encore plus méchante. Elle ressemble aux bigotes qui font du mal par charité ; elle va dénoncer à M. Turcaret les déprédations et les déportements de sa maîtresse. Ce n’est pas là un trait de philanthropie ; c’est une noirceur et une vengeance qui n’est que trop commune : l’exemple de Marine apprend aux coquettes à ne pas se brouiller avec leurs femmes de chambre.

M. Raffle ne paraît que dans une scène, et cette scène est un chef-d’œuvre : elle dévoile tous les infâmes mystères de l’agiotage, de la friponnerie et de l’usure. M. Raffle est l’âme damnée de M. Turcaret ; il vient le chercher jusque chez sa maîtresse pour lui donner des avis importants, et chacun de ses avis est un trait comique d’autant meilleur qu’il est simple et en action. Les mœurs de la comédie de Turcaret ne sont donc point mauvaises, puisqu’elles sont vraies et naturelles sans indécence, puisqu’elles sont morales et instructives, puisqu’elles rendent le vice odieux et ridicule. Turcaret ruiné et traîné en prison ; la baronne trompée par le chevalier, comme elle trompait elle-même Turcaret, et qui perd à la fois son caissier et son amant ; le chevalier dupe à son tour de son valet Frontin, qui lui escroque trente mille francs, sans qu’il lui reste aucun moyen de combler ce déficit ; enfin Frontin lui-même que l’on voit dans l’avenir destiné au même sort que Turcaret : tous ces incidents, en nous montrant la fin que font ordinairement les fripons, sont d’excellentes leçons d’honnêteté. Je sais que c’est aujourd’hui la mode de mettre des vertus sur la scène ; que les comédies ne sont que des romans ; que ces romans sont suivis, parce qu’ils intéressent ; mais je sais aussi que Molière et Regnard n’ont mis dans leurs comédies que des vices et des ridicules ; que le romanesque est le plus grand ennemi du dramatique ; que les esprits justes et droits dédaignent des chimères, et que

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable ;
Il doit régner partout, et même dans la fable.

Je veux voir les hommes tels qu’ils sont ; on ne peut jamais trop les connaître ; je bâille à ces sentences parasites d’humanité et de bienfaisance qui, répétées sans cesse, sont toujours applaudies par le vulgaire, et ne sont jamais pratiquées de personne : tous ces personnages vertueux, tous ces êtres de raison qui parfument les drames de leurs perfections imaginaires, sont bien plus ennuyeux qu’admirables. Pourquoi se nourrir d’illusions et de fables ? Quelle connaissance du monde, quelle idée des mœurs et des caractères de la société un jeune homme peut-il puiser dans ces rêves creux, dans ces déclamations sentimentales ? Il ne peut en remporter qu’un enthousiasme dangereux, qu’un fanatisme philosophique qui enflamme l’imagination, dispose l’âme à tous les mouvements déréglés, inspire le goût des nouveautés, des aventures, et une inquiétude funeste aux particuliers comme à l’État. Les ouvrages, dit-on, où l’on peint les vices et les ridicules n’attachent point assez ; ils manquent d’intérêt ; le cœur veut être remué au spectacle, je l’avoue ; et voilà pourquoi les poètes comiques qui, les premiers, ont renoncé à la gaîté et au rire, pour entretenir des intelligences avec le cœur, ont dénaturé l’art, même en réussissant : ce sont des séducteurs qui ont obtenu des bonnes fortunes par la ruse. Les esprits droits, justes et solides, sont suffisamment attachés par la vérité des peintures, par la finesse du ridicule ; mais le peuple n’aime que le faux et le romanesque : il faut le toucher, et rien n’est si facile ; les plus misérables romanciers font pleurer : on pleure aux boulevards plus qu’au Théâtre-Français. Mais n’est-il pas possible de réunir l’intérêt et le sentiment au naturel et à la vérité des tableaux ? Ne peut-on tout à la fois amuser l’esprit et occuper l’âme ? Si cela se pouvait, ce serait sans doute le dernier degré de la perfection ; et Molière l’a presque atteint dans le Tartufe, qui a sur le Misanthrope et les Femmes savantes l’avantage d’une intrigue plus vive et plus attachante ; mais c’est un bonheur si rare, que, dans l’impossibilité de réunir l’intérêt et le comique, il faut toujours préférer le naturel et le vrai, comme plus digne de l’art, plus glorieux pour l’auteur, à cause de la difficulté : on aurait plus tôt fait dix drames, dix romans, qu’une bonne comédie.

III

Tant que les rois ne furent en France que des seigneurs suzerains, ils n’eurent d’autres finances que les produits de leurs domaines. Lorsque la monarchie s’établit sur les ruines du régime féodal, lorsque les grands vassaux furent devenus des courtisans, les rois, chargés d’entretenir une cour, de solder des armées permanentes, de subvenir aux frais du gouvernement, eurent besoin d’impôts : les hommes auxquels on en confia la perception y firent fortune ; mais ils endossèrent l’exécration publique. La noblesse française, pleine de sa dignité, tout occupée de sa gloire, fière de prodiguer son patrimoine pour le service du roi et de l’État, méprisait tout emploi dont l’objet était de gagner de l’argent. Ce mépris, qui s’étendait même sur les commerçants, tombait plus directement sur les financiers, qu’on ne distinguait pas alors des usuriers. Les gens d’affaires, placés entre le roi et la nation, pour se charger de tout l’odieux des taxes et des vexations qu’entraînait le recouvrement des deniers, furent constamment en butte aux malédictions du peuple. Les richesses, bien loin de leur acquérir de la considération, n’étaient pour eux que des trésors de mépris et de haine ; on regardait leur fortune comme le sang de la patrie, comme les dépouilles de la nation. Les fermiers et receveurs des impositions n’étaient alors que des misérables, nés dans la fange, sans éducation, sans principes, pour qui l’argent tenait lieu d’honneur : de laquais devenus commis, nourris dans l’usure et dans le monopole, élevés par degrés à des emplois très lucratifs, les uns, par une avarice sordide, entassaient des richesses pour lesquelles ils n’étaient pas faits ; les autres les prodiguaient plus sottement encore, ne sachant pas en jouir ; et du moins ils réjouissaient par leur ruine soudaine le peuple, qui n’avait vu leur luxe qu’avec horreur : c’est dans cette seconde classe que Le Sage a pris son Turcaret.

Le désordre des finances sous Louis XIV fut très favorable aux traitants ; on appelait ainsi ceux qui traitaient avec le gouvernement, et affermaient pour une somme fixe l’exploitation de quelque branche du revenu public. Le régent fit rendre gorge à ces sangsues, et employa les restitutions forcées auxquelles ils furent condamnés, à l’amortissement d’une partie de la dette publique. En 1709, huit ans avant la mort de Louis XIV, époque où fut représentée la comédie de Le Sage, les Turcarets triomphaient de la misère publique avec une effronterie scandaleuse, et s’enrichissaient surtout par l’agiotage des papiers de crédit, funeste ressource à laquelle le gouvernement avait été contraint d’avoir recours. Ces hommes étaient d’une figure plus basse encore que leur basse origine.

Dans tous les temps, l’homme dont le cœur est dégradé par la cupidité et l’immoralité, l’homme dont toutes les facultés sont absorbées par le désir de l’or, est également odieux et méprisable ; mais il n’est pas toujours aussi comique. Le Turcaret du jour n’est pas aussi sottement amoureux, aussi crédule, aussi facile à duper que celui de 1709. Il a bien moins de naïveté dans son langage ; il est surtout beaucoup moins prodigue ; il ne donne pas sans compter, et porte jusque dans ses amours l’esprit sordide et mercantile. Ce n’est pas qu’il ne soit trompé comme le financier de la comédie ; mais on y fait plus de façons, et les chevaliers qu’on lui associe ne sont pas si visiblement établis dans la maison de la baronne.

Ce qui nuit au succès de Turcaret au théâtre, c’est la désolante vérité des mœurs et des caractères. Pourquoi vouer au ridicule un riche amoureux et sot qui se ruine pour une femme qui se moque de lui, une baronne qui partage avec l’amant qui plaît les dépouilles de l’amant qui donne ? Pourquoi faire si bien ressortir la différence de ces deux amants incompatibles de leur nature, s’il faut en croire J.-J. Rousseau ? car ce philosophe prétend que tout Monime qui paie est traité comme un mari. N’est-ce pas là une de ces vertus d’une dangereuse conséquence, et qu’il ne faut point prêcher sur la scène ? Une pareille doctrine n’est-elle pas évidemment destructive d’une des branches de commerce les plus riches et les plus étendues ? Heureusement le monde ne se gouverne point d’après les maximes du théâtre. Le Tartufe ne fit qu’augmenter le nombre des faux dévots. Assurément Turcaret ne diminuera point le nombre des femmes qui mettent à contribution les financiers, ni celui des jeunes gens qui mettent à contribution les femmes ; mais un tel sujet de comédie diminuera beaucoup le nombre des spectateurs, par la raison que personne ne veut rire à ses dépens.

Dancourt et Legrand s’égaient souvent aux dépens des financiers : on n’en trouve qu’un dans tout le théâtre de Molière ; mais il est peint de main de maître. C’est un M. Harpin, receveur des tailles, amant de la comtesse d’Escarbagnas, ayant pour elle des manières non moins galantes, non moins libérales que celles de M. Turcaret pour sa baronne. Madame la comtesse a un vicomte comme madame la baronne a un chevalier ; mais M. Harpin n’est pas tout à fait aussi crédule et aussi complaisant que M. Turcaret : le vicomte lui déplaît fort. Il choisit le moment où ce vicomte donne la comédie à la comtesse, pour venir troubler la fête, et faire à son infidèle une avanie sanglante devant tout le monde ; les reproches qu’il lui adresse ne font que trop connaître que si monsieur le receveur est noble et généreux dans ses procédés avec la comtesse, la comtesse se pique de reconnaissance, et n’est point à son égard avare de faveurs. Son infidélité n’est pas aussi réelle que celle de la baronne, et il s’en faut de beaucoup que le vicomte soit aussi bien traité par la comtesse que le chevalier l’est par la baronne. Cependant le jaloux M. Harpin jette feu et flamme ; il étale toute l’insolence et la grossièreté d’un financier payant, persuadé que sa maîtresse, immeuble, est sa propriété. « Vous n’êtes pas, lui dit-il, la première femme qui ait auprès d’elle un monsieur le receveur dont on lui voit trahir la passion et la bourse pour le premier venu qui lui donnera dans la vue. » Voilà le germe de Turcaret, de la baronne et du chevalier ; c’est ainsi que Molière a tout fourni à ses successeurs, et que ses moindres scènes ont fait éclore de bonnes pièces. M. Harpin, moins amoureux, plus ferme que Turcaret, et par là même plus semblable aux financiers d’aujourd’hui, rompt avec la comtesse. « Ne trouvez pas étrange, ajoute-t-il, que je ne sois pas la dupe d’une infidélité si ordinaire aux coquettes du temps, et que je vienne vous assurer, devant bonne compagnie, que je romps commerce avec vous, et que monsieur le receveur ne sera plus pour vous monsieur le donneur. » La comtesse, qui craint de perdre une si bonne pratique, file doux, et dit à cet amant brutal et emporté : « Là, là, monsieur le receveur, quittez votre colère et venez prendre place pour voir la comédie. » Mais rien ne peut apaiser l’intraitable Harpin : « Moi, morbleu ! s’écrie-t-il, prendre place ! cherchez vos benêts à vos pieds : je vous laisse, madame la comtesse, à monsieur le vicomte, et c’est à lui tantôt que j’enverrai vos lettres ; voilà ma scène faite, voilà mon rôle joué. » Et cette scène est excellente, ce rôle est très comique. Ceux qui reprochent de mauvaises mœurs à la comédie de Le Sage, auraient encore plus de raison d’accuser Molière d’immoralité ; car madame la comtesse d’Escarbagnas est bien clairement une femme entretenue par un financier qui la traite publiquement comme un commis à ses gages, et qui la révoque très durement. Il n’y a point là de promesse de mariage qui adoucisse et corrige l’indécence du rôle de femme entretenue ; et la scène n’en est que plus franche, la punition de la comtesse n’en est que plus humiliante et plus théâtrale ; et cependant je crois que c’est par bienséance qu’on a retranché depuis ce rôle de Harpin.

Les Harpins et les Turcarets se sont polis avec le siècle ; leurs enfants, cultivés par une éducation proportionnée à leur fortune, ont fini par être des gens aimables, des gens de goût ; ils ont fait les délices de la société par l’élégance de leur luxe, et quelquefois de leur esprit ; ils ont été recherchés des grands, et même ils se sont alliés aux familles les plus illustres. Ce n’est pas un de ces financiers que Le Sage a voulu peindre. Telle est la force de l’habitude, que dans le temps même où les financiers se distinguaient dans le monde par la politesse et l’aménité de leurs mœurs, on n’a pas cessé de leur lancer sur la scène les plus cruels sarcasmes ; et Voltaire, en 1749, disait encore au théâtre, dans son drame de Nanine :

J’estime plus un vertueux soldat,
Qui de son sang sert son prince et l’État,
Qu’un important que sa lâche industrie
Engraisse en paix du sang de la patrie.

Ce qui ne l’aura peut-être pas empêché, le soir même, après la représentation de Nanine, de souper avec quelques-uns de ces importants alors très aimables, en dépit de la morale convenue au théâtre.

Dallainval. L’École des Bourgeois

C’est un ouvrage du temps de cette bonne régence qui fit dans les mœurs une révolution si funeste. L’esprit et la gaîté remplaçaient alors le génie : l’École des Bourgeois est une pièce fort supérieure à tout ce qu’ont fait Marivaux et Boissy : on y trouve un naturel, une vérité, une force comique, un but moral qu’on cherche en vain dans les productions philosophiques et pédantesques de tous nos petits dramaturges. L’auteur, qui avait un vrai talent, n’en était pas moins un pauvre diable dont le nom est aujourd’hui presque inconnu ; il s’appelait Dallainval. On fait beaucoup de contes sur sa misère ; nous avons cependant de lui une petite comédie intitulée l’Embarras des Richesses ; ce qui prouve qu’on peut fort bien peindre un sentiment qu’on n’a point éprouvé. Les écrivains de ce temps-là avaient plus de sens et de jugement que les nôtres ; ils étaient plus forts en littérature ; mais les nôtres sont bien plus habiles en finance.

Après le Tartufe et Turcaret, l’École des Bourgeois est l’ouvrage de théâtre le plus hardi et le plus profond qui ait paru. Molière avait attaqué les dévots, Le Sage les financiers ; Dallainval osa s’élever contre les nobles et les grands seigneurs. Les dévots et les financiers opposèrent à la plaisanterie des cabales et des persécutions ; les nobles se montrèrent fort tolérants dans un siècle que nos philosophes accusent d’intolérance ; ils se laissèrent berner de la meilleure grâce du monde, et furent les premiers à rire de leurs ridicules : ils auraient eu cependant sujet de crier bien fort, car on leur coupait les vivres.

Les mésalliances sans doute étaient la honte de la noblesse, comme l’hypocrisie était l’opprobre de la religion, et les rapines le déshonneur de la finance : mais ces mésalliances étaient l’unique ressource des seigneurs obérés ; vouloir leur interdire les caisses des bourgeois, c’était les condamner à l’économie, qui est tout ce qu’il y a de plus ignoble au monde : Dallainval tranchait dans le vif lorsqu’il dégoûtait les riches roturiers de l’alliance des courtisans.

Au fond, il n’y avait que l’honneur de la noblesse et l’intérêt des mœurs de compromis dans ces mariages de finance ; la circulation et le commerce y gagnaient beaucoup : les grands seigneurs se ruinaient ; c’était le privilège de la noblesse et le meilleur ton de la cour : un grand seigneur, dit La Bruyère, est un homme qui a des dettes . Des citoyens obscurs s’enrichissaient à leurs dépens ; quand ils avaient rempli leurs coffres, quand ils étaient tout encroûtés de la rouille de l’avarice et de la cupidité la plus sordide, qu’avaient-ils de mieux à faire que de se décrasser ? En donnant leurs filles à des gens de la cour, ils ne faisaient que leur rendre en gros ce qu’ils leur avaient volé en détail.

Ainsi le fruit des rapines d’un vil usurier, au lieu de rester enfoui dans sa caisse, passait entre les mains d’un seigneur, qui bientôt le rejetait dans la circulation : par là, il se faisait un grand déplacement d’espèces, non pas révolutionnairement et par la violence, mais de gré à gré, et par convention réciproque. Les grands et les petits faisaient chacun leur métier ; les grands dépensaient, les petits amassaient pour fournir aux dépenses des grands : ce jeu alimentait le commerce : nos états modernes sont montés sur le luxe et la folie ; tout le monde souffre quand personne ne se ruine.

Un grand seigneur accablé de dettes, dont toutes les terres étaient engagées, avait encore un riche fond sur lequel ses créanciers n’avaient point de prise, qu’il ne pouvait ni jouer, ni aliéner, ni perdre d’aucune manière ; c’était son titre d’homme de cour, ses manières, ses grâces, son langage, sa politesse, sa noble impertinence, qui lui gagnaient le cœur et la bourse des riches bourgeois : les gens de la cour étaient alors pour le peuple ce que les blancs sont pour les nègres.

Dallainval a peint avec beaucoup de gaîté et de naturel, d’un côté, l’engouement stupide des bourgeois, leur aveugle admiration, leur respect involontaire et machinal pour les airs de cour ; de l’autre, ce singulier mélange d’insolence et de politesse, de bassesse et d’orgueil, qui distinguait les courtisans ; cet art de tourner agréablement les plus grossières impertinences, de colorer les plus infâmes perfidies, de subjuguer les sots par de belles apparences, et de plaire aux imbéciles en se moquant d’eux. Il faut en convenir, il entre dans le caractère du marquis de Moncade beaucoup de celui d’un intrigant, d’un fourbe et d’un escroc : ôtez le titre de marquis, l’air de noblesse et de grandeur, la superficie d’homme de cour, les actions au fond sont celles d’un fripon et d’un malhonnête homme. Ce qui le rend peut-être moins odieux au théâtre, c’est que les gens qu’il insulte ne sont pas eux-mêmes fort honnêtes : ce sont des agioteurs, des usuriers, des juifs ; mais il est toujours bas de se moquer de ceux dont on reçoit l’argent et avec lesquels on s’allie : cette bassesse peut être digne de madame Abraham et de M. Mathieu ; mais elle est indigne du marquis de Moncade : aussi l’auteur n’a-t-il pas prétendu nous montrer un seigneur, honnête et vertueux, mais un roué de la cour, un de ces hommes qui déshonoraient leurs titres par leurs vices, et qui n’avaient rien de noble que le nom.

Cette École des Bourgeois n’est pas aujourd’hui d’une grande utilité morale, puisqu’il n’y a plus de bourgeois que les pauvres, et de nobles que les riches ; mais elle est toujours fort amusante pour ceux qui connaissent les ridicules qu’on y peint : on peut d’ailleurs en recueillir cette leçon, que l’intérêt ne doit jamais engager les honnêtes gens à former des alliances mal assorties avec des fripons sans honneur et sans foi, dont la richesse même est un opprobre.

Boissy. Les Dehors trompeurs, ou l’Homme du jour

I

L’auteur de cette pièce était lui-même, par ses succès éphémères, l’homme du jour, et rarement celui du lendemain ; il n’éblouissait qu’un moment par les dehors trompeurs d’un style brillanté. C’était un Auvergnat assez lourd dans ses manières, qui cependant avait dans l’esprit toute la frivolité des gens du monde, toute la légèreté des papillons de société ; admirable pour enfiler de jolis vers sans idées, pour composer d’élégantes et froides tirades sur les modes nouvelles ; unique pour broder et parfiler des riens, et mettant la métaphysique dans la critique des mœurs, comme Marivaux la mettait dans le sentiment ; versificateur ingénieux, et poète à la glace ; étranger à la bonne compagnie, et tournant sans cesse autour d’un petit cercle de ridicules usés et de peintures triviales d’abbés, de financiers, de petits-maîtres : on voit qu’avec des productions d’une étoffe si mince, il pouvait être fécond sans s’épuiser.

Il eut cependant une bonne fortune en sa vie ; il parvint à composer une comédie de caractère qui réussit ; mais on y retrouve encore les traces de son esprit faux et superficiel. Son Homme du jour n’est qu’un tableau de fantaisie, qui ne ressemblait à rien lors même qu’il l’exposa aux regards du public, et qui doit paraître aujourd’hui encore plus bizarre. Des situations plaisantes, des détails piquants, des contrastes bien saisis, une intrigue conduite avec art, et surtout un dénouement heureux, suffisaient pour assurer le succès de l’ouvrage ; mais le personnage principal est manqué. Boissy ne connaissait point assez le monde et les hommes pour mettre du naturel et de la vérité dans ses peintures.

Il a voulu nous représenter, dans son baron, un homme essentiellement frivole, lancé dans le tourbillon des plaisirs, qui sacrifie tout aux vaines apparences, qui caresse tout le monde, et n’a pas un ami ; aimable et charmant au dehors, dur et tyran chez lui ; tout de feu pour les amusements à la mode, de glace pour les devoirs les plus essentiels, et qui finit par être victime de sa frivolité. Le pinceau de Boissy, trop faible pour un pareil portrait, n’en a esquissé que la moitié : il ne montre jamais l’homme délicieux que tout le monde s’arrache ; il ne laisse voir qu’un homme grossier et brutal, un lourd pédant, un sot toujours pris dans ses propres filets, dupe de tout le monde, et jouet d’une petite fille. Les grâces du baron ne paraissent point, on les suppose ; ses sottises crèvent les yeux : ses grands succès dans la société se réduisent au persiflage d’une vieille comtesse, qui ne lui rend visite que pour se moquer de lui, qui l’éclipse totalement par le brillant de son esprit, qui l’écrase par ses éclats de rire et sa gaîté folle.

L’empressement du baron pour plaire à tout le monde, se borne à protéger les amours d’un certain marquis qui est son rival, sans qu’il s’en doute. Ce marquis, encore inconnu dans la société, qui a des mœurs et des principes, qui se pique de bon sens et de raison, doit faire pitié au charmant baron et l’ennuyer prodigieusement : c’est à des hommes titrés, à des gens en place, à des personnes qui marquent dans le monde, qu’il doit chercher à se rendre aimable, et non pas à un jeune homme obscur, ridicule par sa sagesse et sa modestie. Il n’est pas naturel qu’il épouse si chaudement les intérêts de cet amant vertueux et timide ; mais il résulte de cette invraisemblance des situations plaisantes. Lucile, maîtresse du baron, est précisément celle du marquis : il l’avait perdue de vue depuis sa sortie du couvent ; il la retrouve dans la maison du baron ; la reconnaissance se fait sous les yeux du baron ; les deux amants se parlent d’amour en présence du baron ; c’est par les mains du baron que le marquis remet une lettre à sa maîtresse : on juge aisément que cet homme du jour, qu’on suppose pétri d’esprit et de grâce, est complètement berné dans toutes ces scènes, qui sont très jolies et très théâtrales. Persuadé que Lucile est l’amie de la maîtresse du marquis, il veut absolument qu’elle soit l’entremetteuse de cette intrigue ; son erreur et son zèle sont également risibles. Ce n’est plus un homme du monde dont le commerce est enchanteur ; c’est un vieux tuteur que l’on dupe, et qui en donne lui-même le conseil, qui l’exige, qui l’ordonne : cela fait rire le parterre ; mais le personnage est avili et défiguré.

Rien n’est plus commun qu’un homme amusant et gai dans un cercle, qui n’apporte au sein de son ménage que la tristesse et la mauvaise humeur ; mais il est absurde de supposer qu’un jeune homme de qualité, qui fait les délices des assemblées les plus brillantes, ne soit plus, auprès d’une jeune beauté qu’il aime, qu’un vieux bourru étranger aux premières lois de la politesse ; qu’il traite de sotte et de bête une fille dont il n’est pas le mari ; qu’il la gronde comme un maître d’école ; qu’il lui dise : Je vous ordonne, je vous défends. Cette conduite est une charge comique, qui peut être plaisante par la singularité ; mais elle n’en est pas moins hors de la nature et de la vérité. Il faut que le merveilleux baron soit un grand sot lui-même, pour confondre avec la sottise cette candeur et cette ingénuité si précieuse ! L’homme le plus livré aux plaisirs frivoles est enchanté de trouver, en rentrant chez lui, une belle simple et naïve, dont le cœur n’est pas plus fardé que la figure ; cela délasse un moment du tumulte et de la fausseté du monde.

Enfin, cet homme du jour est platement impoli, malhonnête et grossier à l’égard de M. de Forlis, père de sa maîtresse, vieux militaire qui vient de la province pour demander à la cour un gouvernement, et qui loge chez son gendre futur : à peine le baron daigne-t-il le regarder ; il lui fait cent impertinences. Tout cela est outré ; ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’un beau-père si maltraité donne, l’instant d’après, huit cents louis à ce gendre si poli, pour acquitter une dette du jeu : il lui pardonne la brutalité de ses manières, à condition qu’il viendra chez le ministre avec lui pour appuyer sa demande ; mais, dans l’intervalle, une duchesse vient prendre le baron pour le consulter sur le choix de quelques parures ; de là on le mène à une pièce nouvelle. Ce dernier trait paraît plus vrai, plus conforme au caractère du baron ; mais il est encore bien extraordinaire : les gens du monde les plus dissipés ne perdraient jamais de vue un intérêt aussi majeur que celui d’un riche mariage, pour le plaisir d’accompagner une femme chez des marchands et à la comédie. L’Homme du jour n’est qu’un homme faible, sottement complaisant : aujourd’hui cet excès de complaisance est à peine croyable. Nos hommes du jour savent si bien accorder les affaires et les plaisirs ! Sans avoir peut-être plus de principes, plus de sincérité que le baron aux dehors trompeurs, ils ne sont pas si niais et si dupes. Quelle est la comtesse ou la duchesse qui pourrait arrêter un spéculateur allant à la bourse ? Il n’y a ni concert, ni bal, ni pièce nouvelle capable de déranger une combinaison financière. Nos hommes du jour n’ont point de dehors trompeurs ; ils se montrent tels qu’ils sont, et jamais on ne leur reprochera d’avoir manqué une bonne affaire pour plaire à une femme. Soixante ans qui se sont écoulés depuis la première représentation de la comédie de Boissy, ont sans doute changé nos mœurs ; mais le caractère de son Homme du jour a toujours été faux ; aujourd’hui ce n’est qu’un nigaud et un fou, et, qui pis est, c’est un homme brutal et sans éducation.

Le dénouement est très ingénieusement filé. Le baron a surpris Lucile qui écrivait au marquis ; par une suite de sa sottise ordinaire, il croit que la lettre est pour lui. Lorsque le vieux beau-père, furieux de sa négligence, ne veut plus de lui pour son gendre, l’Homme du jour produit cette lettre pour preuve qu’il est aimé de Lucile ; mais on lui fait comprendre que cette lettre n’est pas pour lui ; il reconnaît dans le marquis un rival heureux. Cet honnête jeune homme, pendant que le baron était à la comédie, a travaillé utilement pour faire obtenir à M. de Forlis le gouvernement qu’il demandait, et se trouve tout à la fois le bienfaiteur du père et l’amant chéri de la fille. Tout l’intérêt de la pièce consiste dans le plaisir qu’on trouve à voir berner un sot.

La comtesse est celle qui rit le plus haut de la disgrâce de son cher baron ; elle n’a cessé, dans le cours de la pièce, de le détourner du mariage en le menaçant du ridicule ; elle avait même déjà composé son épithalame :

Ci-gît dans son hôtel, sans avoir rendu l’âme,
Le baron enterré vis-à-vis de sa femme.
Par conséquent elle le félicite d’avoir échappé à l’esclavage conjugal :
Ne soyez plus ami, ne soyez plus amant ;
Soyez l’homme du jour, et vous serez charmant.

Quoiqu’en dise la comtesse, l’Homme du jour de la pièce n’est certainement pas un homme charmant.

II

Lorsqu’il y avait dans la capitale un foyer commun de frivolités, d’amusements et de corruption ; un lieu de ralliement pour les oisifs, les libertins, les sots de toute espèce ; un point central où les deux sexes se donnaient tacitement rendez-vous, pour s’examiner, se tromper et s’ennuyer ; en un mot, lorsqu’il y avait un noyau de société choisie, qu’on appelait par excellence le monde ou la bonne compagnie ; une sorte de tribunal, où l’on décidait en dernier ressort des habits, des manières et des opinions à la mode, et dont les arrêts fixaient le bon ton, le caractère de l’Homme du jour pouvait signifier quelque chose : on pouvait alors opposer l’homme du monde à l’homme vertueux et sensé. Maintenant que chacun vit isolé, indépendant, et ne reconnaît d’autres lois que ses goûts et ses fantaisies ; lorsqu’il n’y a plus ni bon ni mauvais ton, ou plutôt lorsque le seul mauvais ton est celui de la probité indigente, on ne sait trop ce que c’est qu’un baron qui cherche à plaire au monde, et déplaît à tous ceux auxquels il a intérêt de plaire ; un baron qui donne dans son hôtel, à un abbé qu’il connaît à peine, le logement destiné à son futur beau-père, lequel est sur le point d’arriver ; un baron qui aime mieux aller entendre un concerto de violon que d’aller solliciter un gouvernement pour celui dont il doit épouser la fille ; un baron qui perd un riche mariage, pour ne pas résister aux instances d’une duchesse qui l’entraîne dans la boutique d’un marchand de porcelaines, et dans sa loge à la comédie ; enfin, on est tenté de prendre pour un imbécile ce même baron, qui prend pour une bête une jeune beauté ingénue et timide ; qui regarde comme un grand malheur cette simplicité de l’innocence, trésor si rare pour les vrais connaisseurs, et qu’ils cherchent sans cesse, à peu près comme les chimistes cherchent la pierre philosophale.

À présent, l’homme du jour regarderait comme une bonne fortune, pour un mari, une petite fille bien niaise, et trouverait qu’elle parle toujours assez ; il laisserait sur le pavé tous les abbés de la république plutôt que de déloger un beau-père très riche et très libéral ; il enverrait promener tous les violons et toutes les duchesses du monde, plutôt que de manquer, pour le cher beau-père, un gouvernement dont il doit revenir quelque chose au gendre. L’intérêt avant tout, les affaires d’abord ; c’est la maxime du jour. Notre homme du jour, dans le moment actuel, est un homme essentiellement solide, qui veut plaire à ceux dont il a besoin, et croit qu’il n’y a pas de meilleur ton dans le monde que celui qui mène à la fortune. Ainsi changent les mœurs, les goûts et les idées : les auteurs qui ne savent que prendre les ridicules du jour ne sont plus à la mode le lendemain ; pour vivre longtemps, le poète comique doit chercher ses tableaux dans le cœur humain et dans la nature.

On ne conçoit guère comment un brave et loyal militaire tel que le futur beau-père de ce baron, a pu être, pendant dix ans, l’intime ami de l’Homme du jour, malgré la prodigieuse opposition d’humeur et de caractère : un homme du jour tel que celui de la pièce ne peut pas conserver deux jours un ami. La sœur du baron, bonne fille, simple et raisonnable, est un rôle inutile et ennuyeux ; la soubrette et le valet sont nuls : la comtesse tient trop peu à l’action ou plutôt il n’y a point d’action, mais beaucoup de discours et de tirades à prétention. Le plus joli rôle est celui de la jeune personne ; la seule intrigue, le seul comique de la pièce est dans les amours de Lucile avec le marquis, amours dont le baron est l’entremetteur sans qu’il s’en doute, et la dupe au dénouement.

Le dénouement est prévu, mais très ingénieusement filé : l’écueil des autres pièces est le triomphe de celle-ci ; on jouit beaucoup de l’humiliation de ce benêt de baron, et d’autant plus que cet homme du grand monde, s’étant emparé très grossièrement d’une lettre qui n’est pas pour lui, n’a pas manqué de se l’attribuer : enchanté d’une épître aussi spirituelle que tendre, il est devenu tout à coup l’adorateur le plus passionné de celle qu’il régentait auparavant comme un pédant bourru, parce qu’il la croyait bête. L’Homme du jour ne peut pas plus être amant qu’ami ; mais comme il est homme, il doit être fort mortifié de voir cette fille, si bête tant qu’elle était à lui, passer dans les mains d’un autre quand elle a de l’esprit ; car l’esprit est son caprice, c’est de l’esprit qu’il est amoureux ; tout le monde est bien aise de ce juste châtiment de sa vanité et de sa sottise.

III

C’est le chef-d’œuvre de Boissy, c’est la seule pièce qui le fasse vivre aujourd’hui ; car je ne parle pas du Babillard. On jouait autrefois le Français à Londres, l’Époux par supercherie, le Sage étourdi ; les subsistances de l’auteur étaient alors plus assurées. Lorsque les changements que le temps amène parmi les acteurs auront mis de côté l’Homme du jour, Boissy sera tout à fait mort à la scène : de son vivant, il pensa mourir de faim. C’est un des poètes qui a le plus justifié les railleries amères de quelques mauvais plaisants, sur le voisinage du Parnasse et de l’hôpital.

Né sans fortune, Boissy vint fort jeune à Paris, comme tant d’autres, en chercher une, sans autre ressource que de l’esprit et quelque facilité de faire des vers. Autrefois, lorsque tous les collèges de province étaient desservis gratuitement avec beaucoup de zèle et de succès par des congrégations religieuses, une foule innombrable de jeunes gens, dans toute l’étendue de la France, faisaient de bonnes études, et se trouvaient, à l’âge de dix-sept à dix-huit ans, à la charge de parents pauvres, sans état, sans métier, sans moyen d’existence, sans autre provision qu’un peu de littérature et quelques dispositions aux sciences. Ils partaient alors pour la grande ville, pour cette bonne mère de toutes les frivolités brillantes. Malheur à eux s’ils y arrivaient sans recommandation, sans protection ! ce gouffre immense les engloutissait. Ils se débattaient longtemps contre l’indigence, dans cette foule de jeunes gens d’esprit et de talent qui ne savaient où donner de la tête, ni que faire de leur latin et de leurs études, denrée devenue trop commune, dont ils ne trouvaient pas le débit. La plupart, fiers, timides et sauvages, aigris par la solitude, l’abandon et le besoin, se nourrissaient de fiel, ne prenaient conseil que du désespoir ; souvent ils périssaient de misère, avant d’avoir pu faire connaître ce qu’ils valaient.

Boissy, en arrivant à Paris, se jeta dans la satire ; ses plaisanteries indiscrètes n’épargnèrent pas même l’illustre corps de l’Académie-Française. M. d’Alembert est indigné de cette audace ; et quand même Boissy serait véritablement mort de faim à ce métier, on voit bien, au ton et au style du bon et généreux d’Alembert, qu’il n’aurait pas trouvé le coupable encore assez puni ; tant la critique était un crime horrible à ses yeux ! Il s’élève avec une sainte colère contre les jeunes gens qui, par l’avidité d’un faible gain, se perdent pour toujours, se ferment toutes les avenues de la fortune, et se font de tous les gens de lettres autant d’ennemis implacables, lorsque, dès l’entrée de la carrière, ils embrassent cet infâme métier de satirique. À travers une certaine modération forcée, on découvre tout l’emportement, tout le fanatisme d’un sectaire qui ne connaît pas de plus grand forfait que celui d’attaquer les opinions de sa secte, attendu que ces opinions sont des oracles infaillibles et des vérités éternelles. D’Alembert avait sur le cœur les Desfontaines, les Fréron, les Gilbert, les Clément, qu’il regardait comme les plus grands scélérats qui jamais eussent troublé l’ordre public, parce que ces honnêtes gens n’avaient pas tout admiré dans Voltaire, et qu’ils avaient jugé M. d’Alembert plus propre à la géométrie qu’à la littérature.

Aux yeux de ce littérateur mathématicien et algébriste, la littérature n’était qu’une faction dont les membres avaient pour premier objet de tromper le public : ces médecins des âmes se disaient entre eux : « Passez-moi la casse, je vous passerai le séné. » Ils avaient fait un pacte secret de se soutenir mutuellement devant le public, de lui dérober leur ignorance, leurs bévues, leurs erreurs grossières. Je conviens que cette espèce de fraternité peut être extrêmement utile aux charlatans, aux gens sans talent et sans aveu, à tous les écrivains médiocres qui font ainsi leur chemin tranquillement, avancent suivant l’ordre du tableau, parviennent à leur tour aux académies, aux places, aux pensions, sans avoir jamais rien fait que dire du bien de tout le monde.

Les crimes de Boissy sont effacés depuis longtemps. D’Alembert, qui semble l’avoir assisté à la mort, prétend qu’il en a eu une contrition sincère, qu’il en a demandé pardon à l’Académie. Je ne connais point les satires de Boissy, elles n’ont eu aucune réputation : il paraît qu’elles étaient sans sel et sans verve. Dans la manière de Boissy et dans le tour de ses vers, on ne remarque ni vigueur, ni précision, ni chaleur, ni aucune des qualités qu’exige la satire. Si Boissy s’est vu sur le point de mourir de faim, ce n’est pas pour avoir fait des satires, mais pour avoir fait de mauvaises satires, pour avoir fait à la hâte des comédies insipides sans avoir les talents qui dispensent du talent, l’esprit d’intrigue, la hardiesse, le caractère liant, les agréments extérieurs : Boissy était triste, timide, gauche et de la plus malheureuse figure.

Rien n’est plus futile que la remarque de d’Alembert sur un prétendu ménagement de Boileau à l’égard de l’Académie, lequel il a soin d’opposer à la témérité inconsidérée de Boissy ; s’il faut l’en croire, Boileau, n’étant pas encore académicien, avait eu dessein de terminer, dans le premier chant de l’Art poétique, le portrait d’un mauvais poète par ces deux vers :

Et dans l’Académie, orné d’un nouveau lustre,
Il fournira bientôt un quarantième illustre.

Selon d’Alembert, Boileau retrancha ces deux vers à l’impression, par respect pour l’Académie, « où il avait une secrète envie d’entrer…, désirant encore plus d’être le confrère de Bossuet, de Corneille et de Racine, qu’il ne craignait d’être celui de Chapelain, de Cotin et de Cassaigne ». D’Alembert se trompe sur tous les points. Boileau ne retrancha point les deux vers par prudence, mais par goût ; non parce qu’ils étaient injurieux à l’Académie, mais parce qu’ils étaient mauvais et peu dignes d’un chef-d’œuvre tel que l’Art poétique. Boileau n’avait point une secrète envie d’entrer dans l’Académie ; il ne désirait point d’être le confrère de Bossuet, de Corneille et de Racine ; il ne craignait point d’être celui de Chapelain, de Cotin, de Cassaigne. C’est le talent et non le titre qui fait la confraternité. Cotin n’était point le confrère de Bossuet, quoique membre de la même Académie. Boileau, sans être académicien, était le confrère des grands poètes et des grands orateurs de son temps ; il n’avait point une secrète envie d’entrer dans un corps auquel il devait faire plus d’honneur qu’il n’en recevrait de lui. L’Académie tirait sa gloire et sa honte de ses membres ; en admettant les Chapelain et les Cotin, elle s’était dégradée sans leur faire honneur. Boileau connaissait assez bien le cœur humain pour savoir que l’Académie, quelque réparation qu’il lui fît, ne lui pardonnerait point ses satires. Ce fut Louis XIV et non l’Académie qui fit Boileau académicien. Avec la protection d’un grand monarque, ami des lettres et des arts, Boileau se moquait des petites vengeances et des passions basses de l’Académie-Française : il n’avait pas besoin de la ménager.

Les satires de Boileau, dont l’académie était désolée, faisaient dans le monde la réputation de l’auteur, et font encore sa gloire dans la postérité. Il a purgé le sanctuaire des lettres, rétabli les autels du goût, détruit les réputations usurpées : son nom est environné d’estime, de ; considération et de respect ; il est brillant non par les maux qu’il a faits, mais par les services qu’il a rendus. Ses honneurs sont fondés non sur la corruption, mais sur la régénération des esprits ; il a mis sa grandeur non pas à tromper son siècle, mais à l’éclairer. D’Alembert n’est pas digne de parler de Boileau ; auprès de Boileau, le calculateur d’Alembert est un infiniment petit.

La subtilité avec laquelle d’Alembert confond la satire personnelle avec la critique littéraire, est d’un esprit faux ; l’horreur qu’il témoigne pour la critique est d’un auteur qui a une mauvaise ; conscience. Où est donc la justice ? où est la bonne foi ? Quoi ! vous, petit écolier du grand Voltaire, atome imperceptible devant son trône pontifical, vous osez déclamer contre la satire ; et votre maître Voltaire a été le plus violent, le plus virulent, le plus effronté des satiriques ! sa volumineuse collection est un immense répertoire d’injures, de mensonges et de diffamations ! Et, sans aller chercher ailleurs les preuves, je prends un des grands écrivains du dix-huitième siècle, un des philosophes les plus honnêtes, qu’il a couvert de boue pour se venger des éloges qu’il en avait reçus ; et en effet J.-J. Rousseau fut coupable ; il prostitua son caractère, il démentit son rôle en faisant des compliments à Voltaire, qui n’en devint à son égard que plus insolent. C’est encore une question si Voltaire fut plus grand poète que Rousseau ne fut grand orateur ; mais personne ne doute que Rousseau n’ait été plus poli. Quand un homme tel que Voltaire, après avoir épuisé contre le philosophe genevois tout le dictionnaire du père Garasse, en vient jusqu’à l’accuser d’avoir des maladies honteuses, fruit de ses débauches, lui, cet honnête et timide Jean-Jacques, dont les plus brillantes aventures se terminaient par baiser la main ; quand on se rappelle ; les grossièretés abominables que Voltaire n’a cessé de vomir contre Desfontaines, contre J.-B. Rousseau, contre Fréron, contre le savant Larcher, et contre une infinité d’autres, on est fort étonné d’entendre d’Alembert déclamer contre la satire.

La satire, chez les anciens, fut un genre de littérature estimé. Quintilien félicite sa nation d’y avoir excellé : Satira tota nostra est. Lucilius, Horace, Perse et Juvénal ont joui a Rome de la plus grande considération. Cette haine envenimée contre la satire, ces déclamations, cet acharnement, cette rage contre les satiriques, semblent déceler un écrivain qui tremblait sans cesse d’être démasqué, lui et les siens. Ce qui met le comble au ridicule de ces diatribes contre la satire, c’est que d’Alembert les a placées dans un article dont la fin est un éloge brillant de l’Écossaise de Voltaire ; satire infâme, qui n’a déshonoré que son auteur. Ainsi ces prédicateurs de la tolérance, de la politesse, de l’indulgence, défendaient à leurs auditeurs la satire comme un péché capital, tandis qu’ils s’en réservaient l’usage pour la plus grande gloire de la philosophie.

Lafosse. Manlius

I

La génération actuelle n’a point vu jouer Manlius : c’est donc une pièce nouvelle pour l’immense majorité des amateurs de spectacle ; mais ceux qui ne la connaissent pas savent qu’elle n’est pas nouvelle ; ils peuvent la lire avant d’aller au théâtre. C’est un ouvrage apprécié depuis longtemps, et dont la réputation est faite ; voilà pourquoi cette présentation n’a pas excité une curiosité aussi vive que celle d’une nouveauté qu’on aime à juger, qu’on a le droit d’applaudir ou de siffler à son gré ; en un mot, dont on peut fixer le sort. Cette souveraineté flatte le parterre ; mais Manlius n’est plus sous sa juridiction.

Lafosse, auteur de Manlius, a pris son sujet et ses principales situations dans la Conjuration de Venise, de l’abbé de Saint-Réal. Avant lui Otway, poète anglais, avait mis à contribution le même ouvrage. On veut aujourd’hui, pour rabaisser Lafosse, qu’il ait emprunté le plan du poète anglais ; ce qui est vrai, est que les deux poètes ont puisé à la même source. Le poète français est infiniment supérieur à l’anglais, et, pour en convaincre mieux je publie, ces anglomanes du dernier siècle engagèrent M. de La Place à composer, d’après la pièce anglaise, une tragédie intitulée Venise sauvée. C’était Otway tout pur, à l’exception des extravagances et des grossièretés honteuses que l’auteur français n’avait pas osé mettre sur la scène. La faction anglaise, alors composée des philosophes et des voltairiens, procura un succès passager à cette Venise sauvée, aujourd’hui ensevelie dans un oubli profond. Manlius est resté au théâtre, et on le regarde avec raison comme une des tragédies qui, après les chefs-d’œuvre de Corneille et de Racine, font le plus d’honneur à notre théâtre.

La Conjuration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, chef-d’œuvre de narration, a le défaut d’intéresser le lecteur en faveur d’une poignée de misérables qui ont formé le projet d’incendier et de piller Venise. On n’est point touché du sort de cette république, alors si bien gouvernée, si riche et si florissante ; on n’est point sensible au malheur de tant d’honnêtes gens, de sages magistrats, de citoyens vertueux qui vont être la proie des flammes ; on ne tremble que pour cinq ou six aventuriers et brigands vendus à l’Espagne, lesquels s’apprêtent à détruire en un instant ce chef-d’œuvre de la politique et de l’industrie de plusieurs siècles ; et, par la faveur qu’on leur accorde, on se rend presque complice de leur attentat.

Il en est de même de la tragédie de Manlius : le spectateur prend part pour un ambitieux démagogue et pour quelques factieux obscurs, contre le sénat et contre Rome naissante. On s’embarrasse peu que cette ville, destinée à l’empire du monde, soit étouffée dans son berceau ; on fait des vœux pour le succès de quelques scélérats, et, quand leur complot est découvert, on plaint leur infortune. Tel est le prestige de la poésie, et surtout de la poésie dramatique, qui s’adresse aux passions. Le courage, le génie et l’audace des conspirateurs étonnent et séduisent. Ces qualités brillantes, qui passent pour des vertus, éblouissent les hommes, et les aveuglent sur le mauvais usage qu’on en fait. Le poète a l’art de présenter ses conspirateurs comme des opprimés ; et le gouvernement contre lequel on conspire, comme un tyran.

Il ne faut donc pas dire, avec des littérateurs très superficiels, qu’il n’y a point d’intérêt dans Manlius, parce qu’on ne s’intéresse pas au sort du sénat et de Rome ; car on ne s’intéresse pas plus au sort de Venise et de son sénat, et la Conjuration de Venise n’en est pas moins un ouvrage très intéressant, de l’aveu de tout le monde. Dans la tragédie de Manlius, ce n’est pas Rome et le sénat qu’on ne voit pas, ce sont les conjurés que l’on voit qui inspirent le plus vif intérêt : le danger auquel ils sont exposés fait frémir, et l’on attend avec une avide impatience le succès d’une entreprise si habilement concertée par des hommes intrépides, déterminés à périr ou à se venger.

Les disciples de Voltaire n’aiment point Manlius, parce que leur maître a eu la faiblesse d’en être jaloux et d’en faire une fausse critique, absolument indigne d’un homme tel que lui : c’est ce que nous verrons plus amplement dans un autre article, pour lequel je réserve ce qui me reste à dire sur cette tragédie.

II

Le fameux Le Kain venait de débuter sur le Théâtre-Français ; on avait remis pour lui Manlius, et ce rôle avait comblé de gloire l’illustre débutant. C’est dans cette circonstance que Voltaire, qui commençait à décliner, envoya de Berlin à Paris sa Rome sauvée, dans le dessein de la faire représenter. Pour un homme aussi adroit, c’était assez mal choisir son temps. Ses amis de Paris lui firent entendre, avec tous les égards et tous les ménagements possibles, qu’après une tragédie telle que Manlius, sa Rome sauvée ne ferait pas une brillante figure sur la scène ; qu’il fallait laisser au public le temps d’oublier la pièce de Lafosse. Il n’en fallut pas davantage pour émouvoir la bile d’un poète dont la vanité croissait en raison inverse du talent, et qui se montrait plus amoureux des enfants de sa vieillesse qu’il ne l’avait jamais été des productions de ses beaux jours. Rome sauvée, tragédie glaciale, vide d’action et pleine d’amplifications de rhétorique, lui paraissait un chef-d’œuvre digne de Corneille.

Ce n’est pas qu’il en fût venu au point de s’aveugler sur l’effet théâtral d’un pareil ouvrage au théâtre. Je suis toujours d’avis, disait-il, que cela est bon à jouer dans la grand’salle du Palais, devant messieurs des enquêtes ou devant l’université. Il disait en riant la vérité : Rome sauvée, ainsi que la Mort de César, sont de véritables tragédies de collège, bonnes à jouer pour la distribution des prix, dans la grande cour des classes. Cependant, tout en plaisantant de sa pièce, il en était très grand admirateur ; on en peut juger par ce qu’il ajoute immédiatement après cette plaisanterie. J’aime mieux, à la vérité, une scène de César et de Catilina, que tout Zaïre. La scène de César et de Catilina est très bonne pour fournir des matières d’amplification : c’est l’usage que j’en ai fait moi-même lorsque j’enseignais la rhétorique, et plusieurs de mes élèves peuvent se souvenir que j’avais coutume de leur proposer pour sujets le discours de Catilina qui veut engager César dans la conspiration, et celui de César qui refuse d’y prendre part. Il est assez curieux d’entendre Voltaire parler de sa Zaïre avec plus d’irrévérence que je n’aurais osé le faire moi-même. Assurément cette tragédie en totalité me paraît infiniment préférable aux harangues classiques de César et de Catilina ; et même j’avouerai que loin ce qui est avant la lettre dans Zaïre me paraît agréable et intéressant : il est vrai que tout ce qui se dit et se fait après la lettre est absurde. Cependant, malgré son mépris pour Zaïre, Voltaire en connaissait bien le véritable mérite, et personne ne l’a mieux apprécié que lui : Elle fait pleurer, dit-il. les saintes âmes et les amants tendres. Lorsqu’il fit jouer Zaïre, il y avait à Paris beaucoup de saintes âmes et dames tendres : s’il y en a si peu aujourd’hui, c’est en grande partie à l’auteur de Zaïre qu’il faut s’en prendre ; car il s’est beaucoup moqué des saintes âmes, et la corruption des mœurs, introduite par ces écrits licencieux, a fort diminué le nombre des âmes tendres ; car rien n’est moins tendre que les libertins de l’un et de l’autre sexe.

D’après la haute opinion que Voltaire avait conçue de sa Rome sauvée, on juge qu’il dut être extrêmement piqué qu’on affectât de craindre pour lui la concurrence de Manlius. Il prit la peine de lire cette tragédie, et il ne la lut pas sans humeur : le résultat de sa lecture fut que Manlius était une pitoyable tragédie, indigne d’entrer en quelque comparaison avec Rome sauvée. Aussitôt il fit part de cet arrêt à M. d’Argental, son correspondant de théâtre ; et, sans trop s’embarrasser, il se mettait en contradiction avec lui-même, il commença son invective contre Manlius par une politesse forcée et des honnêtetés équivoques : Je viens de lire Manlius ; il y a de grandes beautés, mais elles sont plus historiques que tragiques. Des beautés purement historiques sont des défauts et non des beautés dans un tragédie et s’il y a de grandes beautés dans Manlius, Voltaire est un grand menteur dans le mal qu’il en dit.

Selon lui, cette pièce n’est que la Conjuration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, gâtée ; il n’y a pas à beaucoup près autant d’intérêt que dans l’abbé de Saint-Réal . Serait-ce parce que l’abbé de Saint-Réal ne présente que des aventuriers et des brigands, qui n’ont d’autre motif que le pillage, tandis que Lafosse présente des citoyens romains opprimés par le sénat, et qui n’ont en vue que la liberté ? Serait-ce aussi parce que Rome et ses consuls, dans le premier siècle, ne paraîtraient pas aussi intéressants que Venise et son doge ? Toutes les situations de Saint-Réal se retrouvent dans Manlius, et Manlius en a qui ne sont point dans Saint-Réal.

La conspiration n’est ni assez terrible, ni assez grande ; ni assez détaillée. Est-ce à nous qu’il faut dire qu’une conspiration qui a pour objet une révolution dans le gouvernement, n’est pas assez terrible ? On voit bien que Voltaire ne savait pas ce que c’est qu’une révolution ; et je crois que, s’il l’avait su, il n’en eût pas répandu les germes dans ses écrits avec tant d’indiscrétion ; ses lettres nous apprennent qu’une révolution n’était dans son idée que du tapage. La conspiration est assez grande, parce que Rome, quoique alors faible et peu étendue, se présente toujours à l’esprit, non telle qu’elle était, mais telle que fut depuis la maîtresse du monde : Rome, à toutes les époques, est un grand objet. Quant aux détails, moins il y en a dans la pièce, plus elle est intéressante ; car ce qui intéresse, c’est le danger des conjurés, beaucoup plus que le danger de Rome. L’auteur a dû nous occuper de la situation et des diverses affections des conjurés, beaucoup plus que des détails de leur plan. Manlius est d’abord le premier personnage, ensuite Servilius le devient. Manlius ne cesse pas un instant d’être le premier personnage ; Servilius lui est toujours subordonné, et on pourrait peut-être se plaindre de ce qu’il est quelquefois trop petit auprès de Manlius. Ce chef de conjurés absorbe toute l’admiration, et son caractère est, depuis le commencement jusqu’à la fin, un chef-d’œuvre de profondeur, d’énergie et de grandeur d’âme. Certes, Cicéron, César et Caton sont de bien plus grands hommes dans l’histoire que Manlius ; mais, dans la tragédie de Lafosse, Manlius est bien supérieur à Cicéron, à César, à Caton et à tous les grands hommes de Rome sauvée.

Manlius, qui devait être un homme d’une ambition respectable, propose à un nommé Rutile, qu’on ne connaît pas, et qui fait l’entendu sans aucun intérêt marqué à tout cela, de recevoir Servilius dans la troupe comme on reçoit un voleur chez des cartouchiens. L’ambition de Manlius est bien plus respectable que celle d’un scélérat tel que Catilina, qui ne conspire que pour se dérober à ses créanciers et à la justice : ses associés, très dignes de leur chef, sont véritablement une troupe de cartouchiens. Manlius et ses amis sont présentés comme des hommes vertueux, opprimés par la tyrannie du sénat. Rutile a un intérêt très marqué à tout cela, puisqu’on le suppose un des chefs de la faction populaire ; et, s’il n’est pas connu, l’auteur a pu lui donner le caractère qu’il a voulu. Catilina était trop connu pour que Voltaire pût en faire autre chose qu’un odieux brigand.

Dans la scène vraiment terrible où Servilius est admis au nombre des conjurés, ce Rutile joue un rôle important : il y paraît comme un homme responsable au peuple du succès de l’entreprise, et qui sert de caution à Manlius lui-même, que son titre de patricien pourrait rendre suspect à la faction plébéienne. C’est, après Manlius, le plus beau caractère et le plus imposant de la pièce.

Les plus belles scènes ne trouvent point de grâce aux yeux de Voltaire, qui ne voit que sa Rome sauvée. La faiblesse de Servilius, qui découvre à sa femme le secret de la conjuration, paraît au censeur fort peu tragique . Ailleurs il prétend que cette faiblesse fait toute la pièce , qu’elle éclipse absolument Manlius . Dans un autre endroit, il pense que cet imbécile de mari est un personnage aussi insipide que Manlius . S’il est aussi imbécile que Manlius, il ne l’éclipse donc pas : toute cette critique est un tissu d’injustice, de contradictions ; et Voltaire en conclut, comme de raison, que sa Rome sauvée est bien plus attachante, plus frappante, plus tragique que Manlius ; conclusion qui est un exemple frappant de l’aveuglement de l’amour-propre. Manlius est non seulement très supérieur à Rome sauvée, mais je n’oserais dire combien il y a de pièces de Voltaire qui lui sont inférieures, même pour le style. Cependant le style est la partie faible de Lafosse ; il a du sens, du nerf, de la précision, mais il est souvent dénué de l’harmonie et de la couleur poétique : celui de Voltaire est plus élégant, plus doux, plus brillant ; mais souvent il est flasque, diffus, gonflé d’épithètes, et voisin du galimatias.

III

Le vice secret des tragédies qui roulent sur des conspirations, c’est que le spectateur ne sait s’il doit prendre parti pour ou contre les conspirateurs. Il n’y a pas lieu de douter dans la conjuration de Catilina : c’est pour Rome qu’on doit s’intéresser, mais au théâtre le destin d’un état, d’une nation, intéresse peu : on ne s’attache qu’aux individus. Crébillon et Voltaire ont également échoué en traitant le sujet de Catilina. Crébillon n’a rien oublié de ce qui pouvait répandre de l’éclat et de l’intérêt sur Catilina : Voltaire a pris pour son héros Cicéron, bon citoyen, bon orateur, mais personnage fort peu tragique. La Rome sauvée de Voltaire est une pièce mieux faite, mieux pensée, mieux écrite que le Catilina de Crébillon ; mais elle est moins théâtrale.

Le chef-d’œuvre des conspirations, sur la scène, est celle de Cinna : Corneille a si bien conçu son sujet, qu’on s’intéresse d’abord pour les conjurés, et qu’ensuite l’intérêt passe sur celui qui doit être leur victime. Quand la conspiration est découverte, on n’éprouve point ce sentiment pénible qu’excite dans les cœurs l’idée de l’échafaud et des supplices réservés aux criminels ; on a une espèce de pressentiment de la clémence d’Auguste. C’est le triomphe de l’art d’avoir su rendre Auguste aimable et intéressant après ce récit du premier acte où il est peint avec les plus affreuses couleurs : il n’y a pas de plus grand exemple du prestige de la scène.

La conspiration qui fait le sujet du Brutus de Voltaire est froide et sans intérêt. Titus, qui, pour plaire à sa maîtresse, veut opérer une contre-révolution et livrer sa patrie au tyran qu’elle a chassé, ne peut toucher personne malgré ses remords, parce que l’entreprise a un but trop odieux pour un motif trop frivole : c’est aussi par amour que Cinna conspire, mais c’est pour affranchir sa patrie et non pour l’asservir.

Saurin

Spartacus

Spartacus a des beautés tragiques ; on y remarque quelques tirades d’une grande fierté ; le rôle de Spartacus est très brillant, très théâtral, mais il est le seul. La pièce est froide, la fable mal conçue ; le dernier acte surtout est languissant : le caractère de la fille de Crassus est absolument faux et romanesque : ce qui rend le dénouement insipide et sans intérêt. Cette pièce, quoique restée au théâtre, ne produisit pas, même dans la nouveauté, une sensation bien vive, parce que le sublime y est outré, et ne porte point sur une base solide. Corneille a peint la grandeur romaine, et cette grandeur était réelle ; Saurin abaisse les Romains, et prend plaisir à guinder sur des échasses un vil gladiateur : les Romains chez lui sont des nains, et l’esclave Spartacus est un géant ; le contraste est frappant, mais chimérique.

Rien n’est beau que le vrai……

Tous ceux qui connaissent l’histoire ne peuvent adopter ce héros imaginaire de la fabrique de Saurin. Quoique Rome eût alors perdu ses mœurs, elle avait encore des hommes tels que Caton, César, Pompée, fort supérieurs à tous égards à Spartacus : son projet de délivrer l’univers est extravagant ; il ne peut fournir que des déclamations éloquentes sur l’ambition, la tyrannie et la corruption des Romains. Quelques avantages que ce gladiateur doit à la négligence et au mépris de ses ennemis, n’empêchent pas que l’idée de détruire l’empire romain ne soit une fanfaronnade plus digne de M. de Crac5 que d’un général d’armée et d’un héros tragique. Il y a dans cette pièce une foule de sentences souvent exprimées avec une précision dure et sèche, et la plupart ne présentent qu’une pensée vague ou fausse.

Saurin est un de ces petits auteurs que Voltaire se faisait un plaisir malin d’enivrer d’éloges perfides. Le grand homme se récrie sur les beaux vers d’Aménophis, tragédie justement sifflée ; il trouve dans la mauvaise comédie de l’Anglomane, l’empreinte d’un mérite supérieur. Il est plus réservé sur les louanges de Spartacus, parce que cette pièce vaut beaucoup mieux que les deux précédentes ; cependant il préfère hautement l’épisode de Noricus à celui de Maxime dans Cinna. On ne peut pas soupçonner un homme tel que Voltaire d’avoir voulu insinuer que Spartacus valait mieux que Cinna, pour avoir le double plaisir de décrier Corneille et de tromper son ami Saurin ; il faut même convenir, à l’avantage de Voltaire, que la vérité perce malgré lui à travers ses flatteries : Peut-être, dit-il, le parterre de Paris aura désiré un peu plus d’intérêt ; il y a quelques vers duriuscules. Mais il applique aussitôt le baume sur la blessure : Je ne hais pas qu’un Spartacus soit quelquefois un peu raboteux .

Les Mœurs du temps

Les comédiens moissonnent largement dans le champ de notre ancien comique ; des pièces faites et jugées depuis longtemps leur paraissent meilleures à prendre que des bagatelles à la mode qu’il faut acheter, et qui souvent sont sifflées. Un système diamétralement opposé est établi dans le commerce : l’ancien est l’ennemi du nouveau ; ce qui est fait nuit à ce qu’on veut faire. La nouveauté a peu d’inconvénients pour la société quand elle se borne à des niaiseries inutiles pour le bonheur ; ce n’est que de l’argent qu’elle nous coûte ; elle ruine quelques sots, enrichit quelques fripons : voilà son plus grand mal ; mais la mode est funeste quand elle s’étend sur les opinions et sur les principes.

Les tapissiers, en haine de l’antiquité, ont brisé et détruit tous les anciens meubles, très solides et très commodes, monuments de la sagesse et de l’économie de nos pères. Cette expédition nous a mis dans la nécessité de nous meubler avec de fragiles colifichets, qu’on a besoin de renouveler souvent. La mode est une fée qui vivifie et anime toutes les productions brutes de la nature : l’or, l’argent, les diamants ne périssent point ; mais leur forme vieillit promptement ; l’art créateur n’est occupé qu’à les rajeunir, qu’à les régénérer par une disposition plus élégante et plus moderne de la matière qui les constitue.

Il n’en est pas ainsi de la morale, des lois et des constitutions qui règlent les sociétés : malheur au peuple qui s’aviserait de changer de mœurs et de gouvernement comme d’habits ! Il ne faut pas oublier notre triste aventure, quand un beau jour de beaux-esprits nous ont mis dans la tête de nous constituer à l’anglaise. Le mal peut paraître moins grand quand la manie des nouveautés ne s’attache qu’aux ouvrages d’esprit : le danger ne regarde alors que le goût ; mais le goût n’est que le tact d’un esprit juste, le résultat d’un sens droit ; la raison est la base du goût ; un peuple ne le perd jamais sans un affaiblissement notable dans sa manière de voir et de juger. Voilà pourquoi les époques de la décadence des lettres ont presque toujours été des temps de malheurs et de folie.

La comédie des Mœurs du temps, remise au théâtre, n’est pas du bon temps de la comédie. L’auteur, Saurin, n’avait de talent décidé pour aucun genre ; il faisait avec la même médiocrité des tragédies, des drames, des comédies où l’on connaissait toujours un homme d’esprit. Fils d’un fameux géomètre, il portait dans les lettres la justesse et la précision géométrique ; mais l’invention lui manquait. Le dialogue des Mœurs du temps est très agréable, mais plein de réminiscences et de traits usés ; quelques caractères sont bien saisis, mais communs ; ils traînent dans toutes les comédies ; l’intrigue est d’une extrême faiblesse. Toute la pièce n’est qu’un plagiat évident ; c’est un abrégé de l’École des Bourgeois : le marquis est une copie du Moncade ; M. Dumont, l’intendant, est d’après M. Pot-de-vin. Il y avait plus de trente ans que Dallainval avait peint avec beaucoup plus de force tous ces ridicules. Saurin ne fit que les recrépir.

Les mœurs du temps doivent être l’objet de toutes les comédies, et non pas le titre d’une seule : Saurin a manqué à la précision et aux proportions géométriques, en donnant à sa petite pièce un but tout à la fois si vague et si vaste. Son financier, M. Géronte, n’a point de physionomie ; ce n’est qu’un bonhomme et même un imbécile, esclave des vapeurs et des nerfs de sa sœur. Tantôt il parle en sage : « Il n’y a, dit-il, de vrais plaisirs que ceux du peuple ; ils sont l’ouvrage de la nature ; les autres sont les enfants de la vanité, et sous leur masque on ne trouve que l’ennui » ; tantôt il parle en homme vil et grossier : « L’argent, morbleu ! l’argent ; voilà ce que j’appelle du mérite, moi ; je veux un mérite qui rapporte : dites-moi ce qu’un homme a, je vous dirai ce qu’il vaut : esprit, naissance, qu’est-ce que cela produit par an ? » Nos financiers ne sont ni si bons ni si bêtes ; et quand ils auraient le malheur de penser ainsi, ils n’auraient pas la simplicité de le dire.

Il y avait peut-être dans ce temps-là quelque hardiesse à faire dire à ce Géronte : Le grand avantage d’avoir un tabouret ailleurs, quand on peut avoir un bon fauteuil chez soi  ! L’honneur de s’asseoir à la cour sur un tabouret, dans l’appartement de la reine, n’était alors réservé qu’aux duchesses. Se moquer en plein théâtre d’une pareille étiquette, c’était le fait d’un philosophe, mais non pas d’un citoyen qui vit dans une monarchie, non pas d’un sage qui connaît l’influence des illusions sur la société et sur le monde. Ce serait un grand malheur pour tous si l’on était borné à ce qu’il y a de réel dans chaque chose, et les philosophes eux-mêmes n’y gagneraient pas. Dans une monarchie, le respect pour la cour et ses honneurs est essentiel au maintien de l’ordre. Dans cette espèce de gouvernement, la cour doit être le centre de tout ; et quand elle cesse d’être l’objet de la vénération publique, le gouvernement est perdu. Sous Louis XIV, qui savait régner, la comédie ne se serait point moquée du tabouret.

Il paraît que dans ce temps-là on appelait espèces les dupes qui n’apportaient dans la société qu’un caractère doux et simple ; c’était l’honnête synonyme de bêtes. On le donnait surtout à ceux qui n’adoptaient pas la philosophie du jour et qui conservaient quelques principes du bon vieux temps. Ce mot ne fait plus partie du jargon de société, depuis que nous avons des idées et des mœurs d’une autre espèce que celles qui dominaient alors.

Il faut avouer que ces mœurs du temps ne font pas d’honneur au temps ou l’on suppose qu’elles étaient en vogue. On épouse une femme, dit le marquis, on vit avec une autre, et l’on n’aime que soi. Voilà l’élixir du bon ton, l’extrait de la sagesse que les nouvelles lumières avaient introduits dans le beau monde. Il ne faut pas être étonné si les docteurs qui prêchaient un évangile si agréable et si commode, tirent alors une si grande fortune dans la bonne compagnie.

Il y a des mœurs vicieuses qu’il est dangereux d’exposer sur la scène, parce qu’elles sont beaucoup plus brillantes que ridicules. Des plaisirs où le cœur n’entre point, l’image de la licence, l’égoïsme paré de la légèreté et des grâces, l’impertinence aimable, tout cela est plus propre à flatter et corrompre les jeunes gens qu’à les corriger. Dorante, l’honnête homme de la pièce, est bien froid à côté du marquis ; il n’a sur lui que l’avantage d’épouser la naïve et tendre Julie à la fin de la pièce, avantage qui tente peu les amis de la liberté. La plupart des spectateurs auront plus de penchant à imiter le marquis conquérant que le timide Dorante, qu’on regardera comme un triste Céladon.

Le dénouement de la pièce, fondé sur une méprise de bal masqué, est aussi banal que tout le reste ; ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait encore dans cet ouvrage d’emprunt plus de mérite que dans la plupart de nos nouveautés, dont les auteurs, sans être plus originaux, ont moins d’esprit et de finesse que l’auteur des Mœurs du temps.