Chapitre IV.
Des éloges funèbres chez les Égyptiens.
Nous avons vu l’origine des éloges chez presque toutes les nations ; je voudrais maintenant suivre leurs différentes formes chez tous les peuples qui ont cultivé les arts. À la tête de ces pays civilisés, je vois d’abord l’ancienne Égypte, pays de superstition et de sagesse, fameux par ses monuments et par ses lois, et qui a été en même temps le berceau des arts, des sciences et des mystères. On sait que ce pays est un de ceux qui a eu le plus d’influence sur le reste du monde ; il fut l’école d’Orphée et d’Homère, de Pythagore et de Platon, de Solon et de Lycurgue. Il donna ses obélisques à Rome, ses lois à la Grèce, ses institutions religieuses à une partie de l’Orient, ses colonies et ses usages à plusieurs pays de l’Asie et de l’Europe ; il n’eut presque sur tout que des idées vastes ; ses ruines même nous étonnent, et ses pyramides, qui subsistent depuis quatre mille ans, semblent faire toucher le voyageur aux premiers siècles du monde.
C’est dans ce pays que l’on conçut une des idées les plus grandes et les plus utiles à la morale qu’il y ait jamais eu. Les lois, par la nature, n’ont de prise sur l’homme qu’autant qu’il respire ; elles le suivent jusqu’au bord du tombeau : là elles s’arrêtent, et il leur échappe. Les législateurs de l’Égypte eurent les premiers l’idée d’attacher l’homme fortement à quelque chose qui lui survive, et de l’intéresser encore quand il ne serait plus ; ils virent que l’opinion reste sur la terre, quand l’homme en disparaît, et qu’elle porte à travers les siècles, la renommée et le mépris ; ils soumirent donc l’opinion à la loi : alors la loi atteignit l’homme au fond de la tombe, et l’on redouta quelque chose sur la terre, même au-delà de la vie. Tel fut l’effet que produisirent ces fameux jugements exercés en Égypte sur les morts, et qui n’ont été depuis imités par aucun peuple.
Il y avait un lac qu’il fallait traverser pour arriver au lieu de la sépulture ; sur les bords de ce lac on arrêtait le mort : « Qui que tu sois, rends compte à la patrie de tes actions. Qu’as-tu fait du temps et de la vie ? La loi t’interroge, la patrie t’écoute, la vérité te juge. » Alors il comparaissait sans titres et sans pouvoir, réduit à lui seul, et escorté seulement de ses vertus ou de ses vices. Là se dévoilaient les crimes secrets, et ceux que le crédit ou la puissance du mort avait étouffés pendant sa vie ; là, celui dont on avait flétri l’innocence, venait à son tour flétrir le calomniateur, et redemander l’honneur qui lui avait été enlevé. Le citoyen convaincu de n’avoir point observé les lois, était condamné : la peine était l’infamie ; mais le citoyen vertueux était récompensé d’un éloge public ; l’honneur de le prononcer était réservé aux parents. On assemblait la famille ; les enfants venaient recevoir des leçons de vertu en entendant louer leur père ; le peuple s’y rendait en foule : le magistrat y présidait. Alors on célébrait l’homme juste ; à l’aspect de sa cendre, on rappelait les lieux, les moments et les jours oh il avait fait des actions vertueuses ; on le remerciait de ce qu’il avait servi la patrie et les hommes ; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir. L’orateur finissait par invoquer sur lui le dieu redoutable des morts, et par le confier pour ainsi dire à la divinité, en la suppliant de ne pas l’abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d’entrer ; enfin en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait pour soi et pour tout le peuple, le long et éternel adieu. Tout cela ensemble, surtout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément et inspirer des idées augustes de religion et de morale.
On ne peut douter que ces éloges, avant qu’ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une forte impression sur les âmes. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres : mais il y a une différence remarquable, c’est qu’ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité ; le laboureur et l’artisan y avaient droit comme le souverain. Ce n’était donc point alors une cérémonie vaine, où un orateur que personne ne croyait, venait parler de vertus qu’il ne croyait pas davantage, tâchait de se passionner un instant pour ce qui était quelquefois l’objet du mépris public et du sien, et entassant avec harmonie des mensonges mercenaires, flattait longuement les morts, pour être loué lui-même ou récompensé par les vivants. Alors on ne louait pas l’humanité d’un général qui avait été cruel, le désintéressement d’un magistrat qui avait vendu les lois : tout était simple et vrai. Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement, comme le reste des hommes, et ils n’étaient loués que lorsqu’ils l’avaient mérité. Il est juste que la tombe soit une barrière entre la flatterie et le prince, et que la vérité commence où le pouvoir cesse. Nous savons par l’histoire, que plusieurs des rois d’Égypte qui avaient foulé leurs peuples pour élever ces pyramides immenses, furent flétris par la loi, et privés des tombeaux qu’ils s’étaient eux-mêmes construits. Lorsqu’un de ces princes était mort, et que le peuple était assemblé, il paraissait alors différents accusateurs pour déposer contre sa mémoire. L’un venait en habits de deuil, et disait : « Il a fait périr ma femme et mes enfants ; j’apporte ici les dernières plaintes qu’ils prononcèrent en mourant : ô juges, vengez-nous. »
Un autre : « Il m’a ravi ma liberté et j’étais innocent ; voilà mes chaînes, elles déposent contre lui, et je viens les secouer sur sa tombe. »
Des malheureux, en lambeaux, disaient : « Nous avons été arrachés de nos maisons pour bâtir ces pyramides et ces palais : sur chacune de ces pierres que vous voyez, a coulé quelqu’une de nos larmes »
; et souvent des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, étendant leurs bras à la fois, s’écriaient tous ensemble : « Il a causé la mort de nos pères, de nos frères, de nos époux, qui ont tous péri dans une guerre injuste ; ô juges ! en prononçant sur lui, songez à leur sang. »
Ainsi, au pied de ce tribunal de l’Égypte, retentissaient les plaintes des malheureux : mais il manquait quelque chose à la justice ; il eût été à souhaiter que l’oppresseur entendît sous sa tombe, et que sa froide cendre pût frissonner. Mais aussi lorsqu’un prince humain et bienfaisant, tel qu’il y en eut plusieurs, avait cessé de vivre, et que les prêtres récitaient ses actions en présence du peuple, les larmes et les acclamations se mêlaient aux éloges ; chacun bénissait sa mémoire, et on l’accompagnait en pleurant vers la pyramide où il devait éternellement reposer…
Depuis trois mille ans, ces usages ne subsistent plus, et il n’y a dans aucun pays du monde, des magistrats établis pour juger la mémoire des rois ; mais la renommée fait la fonction de ce tribunal ; plus terrible, parce qu’on ne peut la corrompre, elle dicte les arrêts, la postérité les écoute, et l’histoire les écrit.