(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6

Mercier

Tableau de Paris.

Non seulement la renommée répète depuis dix et quinze ans les mêmes noms, mais la plupart de ceux qui les portent répètent à leur tour les mêmes choses ! À très peu d’exceptions près, c’est une émulation de redites. Réimpressions d’œuvres contemporaines, réimpressions d’un autre siècle, partout ce signe de la stérilité. Chose naturelle et logique d’ailleurs, loi d’équilibre qui ne trompe jamais ! Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une époque dont la littérature défaille se rejette aux œuvres connues ? — imitant en cela les mères sans fécondité, qui gâtent le petit nombre d’enfants qu’elles eurent dans leur chétive jeunesse ou qui adoptent ceux des autres mères. Les réimpressions sont les gâteries ou les adoptions des époques impuissantes à produire. Ainsi dans les arts, quand ils tombent aussi, comme la littérature, l’archéologie vient remplacer les créations spontanées. Dans l’ordre matériel, réimprimer les anciennes œuvres est un fait qui correspond à la reproduction des anciennes formes dans l’ordre intellectuel et artistique. Hasard heureux quand ces formes sont reproduites avec le double sentiment de l’exactitude et de la vie, et quand ces ouvrages qu’on réimprime sont choisis avec discernement !

Telle est la question que nous nous sommes faite à propos du Tableau de Paris 1. Gustave Desnoiresterres a taillé dans les douze volumes de Mercier un livre substantiel et presque compact, comme Jules Janin tailla autrefois un livre concentré dans les longueurs de Clarisse. Seulement, ce qui fit trembler pour Clarisse ne pouvait troubler personne pour le Tableau de Paris, œuvre informe à peu près oubliée, et sur laquelle Desnoiresterres a pu pratiquer tous les arrangements et retranchements jugés nécessaires dans l’intérêt de l’ensemble.

Et, en effet, le Tableau de Paris serait resté dans la poussière des bibliothèques que la postérité s’en serait, j’imagine, fort peu inquiétée. La postérité n’a de temps, de justice et d’entrailles, que pour les grandes œuvres. Elle s’émeut beaucoup quand on lui déterre un poème de Milton ou une philosophie de Vico, mais les mérites relatifs sont pour elle peu de chose. Or, la postérité est restée, à propos du Tableau de Paris, sous l’empire d’un mot cruel prononcé par un esprit séducteur : « C’est un livre — disait Rivarol — pensé dans la rue et écrit sur la borne », comme si la rue n’était pas un théâtre d’observation tout comme un autre, quand il s’agit des mœurs d’une grande ville, et même meilleur qu’un autre, quand il s’agit de ses monuments ! Et pour ce qui est d’écrire sur la borne, les moralistes, comme les voyageurs, n’écrivent-ils pas où ils peuvent ? Les pantoufles brodées et la table de palissandre ne sont pas, que je sache, rigoureusement nécessaires à un écrivain… Le mot de Rivarol n’est donc qu’un mot, et rien de plus.

Sans exagérer la valeur de Mercier et refaire une réputation posthume à un homme qui de son vivant eut sa part de célébrité, cependant nous croyons que son livre, réduit à des proportions qui le rendent plus clair et plus ferme, et passé, qu’on nous permette le mot ! au philtre d’un homme de goût, peut attirer la curiosité et la satisfaire. L’idée de ressusciter ce livre était excellente. Figurez-vous quel bonheur ce serait pour nous s’il y avait eu autrefois un Mercier à Herculanum et qu’on retrouvât son Tableau ?… Sans doute, nous sommes aujourd’hui bien près du xviiie  siècle pour apprécier le bonheur d’avoir le daguerréotype de cette époque. Les mémoires, les romans, — tout ce que nous n’avons point de l’Antiquité, hélas ! — tout ce que nous avons du xviiie  siècle, rend le Tableau de Paris, fût-il un chef-d’œuvre, moins piquant que ne le serait le Tableau d’Herculanum. Cependant, qu’on en soit certain ! tout importe dans l’histoire des mœurs d’un peuple : non-seulement le détail des mœurs lui-même, mais les moralistes qui en portèrent le poids ou le rejetèrent, en les jugeant. La Bruyère, qui retrouve la grande nature humaine sous le grand costume du xviie  siècle, La Bruyère nous fait comprendre son temps autant par son genre de talent, sa manière à lui, que par la peinture qu’il en trace. Mercier n’est ni de cette portée, ni de ce style, ni de cette époque ; mais, tel qu’il est, c’est un La Bruyère de bas-étage, comme le xviiie  siècle lui-même est un siècle descendu. Il ne manque ni de perçant dans l’observation, ni de nerf dans le style. Cette main, qui n’a pas l’adorable tournure de la main des maîtres, a des muscles et des veines, et sa force, on la sent, même quand elle est gauche ou brutale. Évidemment son siècle, tel que Mercier le représente, n’était pas digne d’avoir un peintre ou un moraliste plus grands que lui.

C’était un siècle didactique et corrompu auquel répondaient parfaitement, ce semble, le Tableau de Paris, c’est-à-dire la topographie et la statistique de toutes choses, et ce moraliste sans croyances livré, comme un autre moraliste (Duclos) auquel il ressemble, à ces instincts d’honnêteté grossière qui ne sont rien quand la religion ne les a pas fortifiés. Échappant aux règles du goût par l’excentricité même de sa nature intellectuelle, — car c’est un excentrique que Mercier, et il a je ne sais quoi dans l’esprit qui rappelle la bizarrerie de certaines imaginations anglaises, — méconnaissant l’autre règle de la vie, plus importante que le goût, c’est-à-dire la religion, qui, en nous éclairant le cœur, fait monter la lumière jusqu’à la pensée, Mercier s’adapte exactement à l’époque qu’il a plutôt inventoriée que peinte. De son temps, on ne peignait plus. Avec la religion, avec le goût, lui manque la vie. Il ne l’a pas, il ne la crée jamais, même quand il se plaint, quand il blâme ou s’indigne, quand ses sentiments sont le plus remués par ce qu’il voit.

Tout son Tableau n’est qu’un dessin, tracé d’un crayon philosophique (dans le sens que le xviiie  siècle donnait à ce triste mot) ; mais voilà peut-être pourquoi il est bon. Tel peintre, tel modèle, est encore la meilleure théorie de la ressemblance ! Une époque qui aurait vécu plus que ce siècle, glacial et forcené tout ensemble, qui niait tout et qui croyait que nier tout c’était vivre, aurait eu un peintre doué de ce don merveilleux de la vie. Voyez le xixe  siècle ! Certes ! ce n’est pas nous qui le flatterons jamais ! mais il faut dire qu’il y a vingt ans2 à peu près (étaient-ce les dernières flammes, plus vives de leur agonie, de notre crépuscule intellectuel ?…) il y eut un moment unique de vie retrouvée. Le siècle se sentait… Eh bien, ce moment de vie trouva son peintre, doué du don de la vie dans des proportions plus grandes que la vie réelle. Ce fut Balzac, l’illustre et à jamais regretté Balzac.

Lui aussi a fait des Caractères comme La Bruyère, et un Tableau de Paris comme Mercier. Mais ce tableau et ces caractères, c’est toute l’époque, vivant, avec quelle intensité ! dans les cent actes d’un drame sublime. Les moralistes de l’avenir qui voudront faire poser devant eux la première moitié du xixe  siècle iront la chercher dans les dix-sept volumes de La Comédie humaine, et ce Tableau-là, personne n’oserait et ne pourrait l’abréger !