Note
Cette suite d’articles sur La Mennais exprime et accuse plus nettement qu’aucune autre l’espèce de difficulté où je me suis trouvé plus d’une fois engagé vis-à-vis de mes modèles contemporains. Je m’étais mis à leur appliquer tout d’abord une forme de critique singulièrement délicate et chatouilleuse ; je me faisais l’introducteur, l’interprète et jusqu’à un certain point le panégyriste de grands écrivains qui allaient se modifiant eux-mêmes pendant que je les peignais, et qui, souvent, par leur prompte métamorphose, déjouaient mes louanges les plus sincères et les plus méritées. — Je dirai tout de suite que pour avoir sous les yeux tout ce que j’ai écrit ex professo sur La Mennais, il faudrait y joindre l’article sur la Correspondance publiée par M. Forgues au tome I des Nouveaux Lundis, et les articles sur la Correspondance publiée par M. Blaize insérés dans le Moniteur des 7, 14 et 15 septembre 1868, et qui feront partie du tome XI de ces mêmes Nouveaux Lundis : on aurait ainsi tout l’ensemble de mon jugement. — En ce qui est des précédents articles, ils s’expliquent assez d’eux-mêmes. Je m’étais prêté volontiers à La Mennais, je ne m’étais point donné, et quand il outre-passa la ligne, d’ailleurs assez élastique et mobile, jusqu’où je croyais pouvoir l’accompagner et le suivre, je m’arrêtai et je ne craignis pas de le marquer nettement. Il m’est arrivé d’exprimer d’un mot cette situation en disant : « M. de La Mennais est, à lui seul, toute une révolution dont je suis resté le girondin. » Après tout, et le premier enthousiasme exhalé, les concessions ensuite et même les complaisances épuisées à leur tour, je redevenais ce que je suis au fond, un critique. Quel effet produisirent sur M. de La Mennais ces articles d’abord tout favorables, puis terminés par un temps d’arrêt et une sorte de holà ? Je le sais trop bien, et, si je l’avais ignoré, M. le pasteur Napoléon Peyrat, dans un livre de Souvenirs intitulé Béranger et La Mennais (1861), aurait pris soin de me l’apprendre. Voici le passage :
« Depuis que M. de La Mennais donnait dans la démagogie, M. Sainte-Beuve, par une évolution contraire, se retournait vers le pouvoir. Le tribun breton fut très-sensible à l’abandon du critique normand, dont les premières hostilités éclatèrent, je crois, contre les Affaires de Rome. « Je l’ai rencontré depuis, disait-il, dans le quartier de l’Odéon, il a d’abord balbutié je ne sais quoi, puis, tout interloqué, il a baissé la tête. Sa critique n’est que du marivaudage. »
Je pourrais répondre à M. Peyrat que d’abord je ne suis pas normand et que la demi-épigramme porte à faux. Il n’est pas exact non plus de dire que je fis en ce temps-là une évolution vers le pouvoir. Quoique ma retraite du National date à peu près de ce moment, je me gardai bien de me rapprocher de la politique dominante ni d’y tremper en rien ; je me tenais en dehors : c’est à tel point que lorsque M. de Salvandy, à quelques années de là, jugea à propos, à l’époque du mariage du duc d’Orléans, de me faire nommer, sans me consulter, pour la Légion d’honneur et de mettre mon nom au Moniteur dans la même promotion qu’Ampère et Tocqueville, je lui écrivis, en le remerciant de sa bonne grâce, que j’avais le regret de ne pouvoir accepter. L’explication de M. Peyrat n’est donc pas la véritable ; mais un critique ne peut, sans s’abdiquer tout à fait lui-même, se prêter du jour au lendemain à des renversements de rôles tels que ceux dont La Mennais nous rendait témoins, et dont il ne lui aurait pas déplu de nous rendre complices. Je crois me rappeler qu’en effet, après l’article sur les Affaires de Rome, je rencontrai un jour sur la place de l’Odéon, au bras de je ne sais plus qui, M. de La Mennais que depuis quelque temps j’avais cessé de voir ; je ne me souviens pas de la mine que je pus faire, car on ne se voit point soi-même. Si réellement je parus embarrassé, comme cela est très-possible, ce dut être pour lui et non pour moi. De quoi pouvais-je avoir à rougir en sa présence ? Je n’avais pas été le premier à le rechercher au début de notre liaison ; lui-même m’avait fait, par Victor Hugo, des avances dès le temps des Consolations ; je l’avais connu prêtre et disant encore la messe, ultramontain et pur romain de doctrine : je l’avais pris avec vivacité et sympathie par tous les points desquels je pouvais me rapprocher et qui m’offraient un moyen de correspondre ; je m’étais efforcé de multiplier ces « points d’attouchement, » comme les appelle Lavater dans son manuel de l’amitié ; je n’avais eu, dès son premier pas dans le libéralisme, que d’excellents et chauds procédés envers lui et lui avais hautement rendu, je puis dire, de bons offices littéraires. De son côté, il n’avait cessé de m’exhorter directement ou indirectement à me fixer, à croire… Mais, je le demande, que pouvais-je faire lorsque, tout d’un coup, je le vis passer du blanc au noir ou au rouge, et dans sa pétulance sauter par-dessus ma tête, m’enjamber comme au jeu du cheval fondu pour aller tomber tout d’un bond du catholicisme dans l’extrême démagogie ? Il y avait de quoi être embarrassé vraiment et de quoi baisser la tête. La vérité aussi, c’est que M. de La Mennais, avec ses jugements absolus, devait assez peu goûter ma forme de critique d’alors et même celle où, de tout temps, ma curiosité n’a cessé de se complaire. Tant qu’il me put croire à lui ou avec lui, il m’appelait dans ses lettres « le bon Sainte-Beuve, » et trouvait ma plume à son gré. Quand je me séparai et que je me hasardai à le contredire (sans y mettre jamais de l’hostilité), il ne vit plus dans ma critique que du « marivaudage. » C’était encore, de sa part, de l’indulgence. J’ai eu depuis occasion de le revoir. Je le rencontrai chez l’excellent d’Ortigue qui était resté, bien que catholique, son disciple fidèle ; on me fit diner avec lui ; il m’engagea à le visiter, et je le retrouvai rue Tronchet à son quatrième, tout à fait le même que je l’avais connu autrefois, naturel et affectueux. Je le dis à son éloge, il m’avait tout à fait pardonné mes libertés de plume. Mais les événements de 1848 l’assombrirent de nouveau ; les colères le ressaisirent ; je ne cherchai plus à le rencontrer, le hasard n’y aida pas, et je ne l’ai pas revu jusqu’à sa mort. Il est resté pour moi un grand écrivain, un grand et surtout un vigoureux esprit dominé par une imagination forte, et plus que tout encore une âme de douleur, d’angoisse et de tourment.