Chapitre IV.
Si les divinités du paganisme ont poétiquement la supériorité sur les divinités chrétiennes.
Toute chose a deux faces. Des personnes impartiales pourront nous dire : « On vous accorde que le christianisme a fourni, quant aux hommes, une partie dramatique qui manquait à la mythologie ; que de plus il a produit la véritable poésie descriptive. Voilà deux avantages que nous reconnaissons, et qui peuvent, à quelques égards, justifier vos principes, et balancer les beautés de la fable. Mais à présent, si vous êtes de bonne foi, vous devez convenir que les divinités du paganisme, lorsqu’elles agissent directement et pour elles-mêmes, sont plus poétiques et plus dramatiques que les divinités chrétiennes. »
On pourrait en juger ainsi à la première vue. Les dieux des anciens partageant nos vices et nos vertus, ayant, comme nous, des corps sujets à la douleur, des passions irritables comme les nôtres, se mêlant à la race humaine, et laissant ici-bas une mortelle postérité ; ces dieux ne sont qu’une espèce d’hommes supérieurs qu’on est libre de faire agir comme les autres hommes. On serait donc porté à croire qu’ils fournissent plus de ressources à la poésie que les divinités incorporelles et impassibles du christianisme ; mais en y regardant de plus près on trouve que cette supériorité dramatique se réduit à peu de chose.
Premièrement, il y a toujours eu dans toute religion, pour le poète et le philosophe, deux espèces de déités. Ainsi l’Être abstrait, dont Tertullien et saint Augustin ont fait de si belles peintures, n’est pas le Jehovah de David ou d’Isaïe ; l’un et l’autre sont fort supérieurs au Theos de Platon et au Jupiter d’Homère. Il n’est donc pas rigoureusement vrai que les divinités poétiques des chrétiens soient privées de toute passion. Le Dieu de l’Écriture se repent, il est jaloux, il aime, il hait ; sa colère monte comme un tourbillon : le Fils de l’Homme a pitié de nos souffrances ; la Vierge, les saints et les anges sont émus par le spectacle de nos misères ; en général, le Paradis est beaucoup plus occupé des hommes que l’Olympe.
Il y a donc des passions chez nos puissances célestes, et ces passions ont cet avantage sur les passions des dieux du paganisme, qu’elles n’entraînent jamais après elles une idée de désordre et de mal. C’est une chose miraculeuse, sans doute, qu’en peignant la colère ou la tristesse du ciel chrétien, on ne puisse détruire dans l’imagination du lecteur le sentiment de la tranquillité et de la joie : tant il y a de sainteté et de justice dans le Dieu présenté par notre religion !
Ce n’est pas tout ; car si l’on voulait absolument que le Dieu des chrétiens fût un être impassible, on pourrait encore avoir des divinités passionnées aussi dramatiques et aussi méchantes que celles des anciens : l’Enfer rassemble toutes les passions des hommes. Notre système théologique nous paraît plus beau, plus régulier, plus savant que la doctrine fabuleuse qui confondait hommes, dieux et démons. Le poète trouve dans notre ciel des êtres parfaits, mais sensibles, et disposés dans une brillante hiérarchie d’amour et de pouvoir ; l’abîme garde ses dieux passionnés et puissants dans le mal comme les dieux mythologiques ; les hommes occupent le milieu, touchant au ciel par leurs vertus, aux enfers par leurs vices ; aimés des anges, haïs des démons ; objet infortuné d’une guerre qui ne doit finir qu’avec le monde.
Ces ressorts sont grands, et le poète n’a pas lieu de se plaindre. Quant aux actions des intelligences chrétiennes, il ne nous sera pas difficile de prouver bientôt qu’elles sont plus vastes et plus fortes que celles des dieux mythologiques. Le Dieu qui régit les mondes, qui crée l’univers et la lumière, qui embrasse et comprend tous les temps, qui lit dans les plus secrets replis du cœur humain : ce Dieu peut-il être comparé à un dieu qui se promène sur un char, qui habite un palais d’or sur une montagne, et qui ne prévoit pas même clairement l’avenir ? Il n’y a pas jusqu’au faible avantage de la différence des sexes et de la forme visible, que nos divinités ne partagent avec celles de la Grèce, puisque nous avons des saintes et des vierges, et que les anges, dans l’Écriture, empruntent souvent la figure humaine.
Mais comment préférer une sainte, dont l’histoire blesse quelquefois l’élégance et le goût, à une naïade attachée aux sources d’un ruisseau ? Il faut séparer la vie terrestre de la vie céleste de cette sainte : sur la terre, elle ne fut qu’une femme ; sa divinité ne commence qu’avec son bonheur dans les régions de la lumière éternelle. D’ailleurs, il faut toujours se souvenir que la naïade détruisait la poésie descriptive ; qu’un ruisseau, représenté dans son cours naturel, est plus agréable que dans sa peinture allégorique, et que nous gagnons d’un côté ce que nous semblons perdre de l’autre.
Quant aux combats, ce qu’on a dit contre les anges de Milton peut se rétorquer contre les dieux d’Homère : de l’une et de l’autre part, ce sont des divinités pour lesquelles on ne peut craindre, puisqu’elles ne peuvent mourir. Mars renversé, et couvrant de son corps neuf arpents, Diane donnant des soufflets à Vénus, sont aussi ridicules qu’un ange coupé en deux, et qui se renoue comme un serpent. Les puissances surnaturelles peuvent encore présider aux combats de l’Épopée ; mais il nous semble qu’elles ne doivent plus en venir aux mains, hors dans certains cas, qu’il n’appartient qu’au goût de déterminer : c’est ce que la raison supérieure de Virgile avait déjà senti il y a plus de dix-huit cents ans.
Au reste, il n’est pas tout à fait vrai que les divinités chrétiennes soient ridicules dans les batailles. Satan, s’apprêtant à combattre Michel dans le paradis terrestre, est superbe ; le Dieu des armées, marchant dans une nuée obscure à la tête des légions fidèles, n’est pas une petite image ; le glaive exterminateur, se dévoilant tout à coup aux yeux de l’impie, frappe d’étonnement et de terreur ; les saintes milices du ciel, sapant les fondements de Jérusalem, font presque un aussi grand effet que les dieux ennemis de Troie, assiégeant le palais de Priam ; enfin il n’est rien de plus sublime dans Homère, que le combat d’Emmanuel contre les mauvais anges dans Milton, quand, les précipitant au fond de l’abîme, le Fils de l’Homme retient à moitié sa foudre, de peur de les anéantir.