Section 15, des personnages de scelerats qu’on peut introduire dans les tragedies
Après cela je suis très-éloigné de défendre d’introduire des personnages scelerats dans une tragedie. Le principal dessein de ce poëme est bien d’exciter en nous la terreur et la compassion pour quelques-uns de ses personnages, mais non pas pour tous ses personnages. Ainsi le poëte, pour arriver plus certainement à son but, peut bien exciter en nous d’autres passions qui nous préparent à sentir plus vivement encore les deux qui doivent dominer sur la scene tragique, je veux dire la compassion et la terreur.
L’indignation que nous concevons contre Narcisse augmente la compassion et la terreur où nous jettent les malheurs de Britannicus. L’horreur qu’inspirent les discours d’Oénone nous rend plus sensibles à la malheureuse destinée de Phédre ; le mauvais effet des conseils de cette confidente que le poëte lui fait toujours donner à Phedre, quand elle est prête à se repentir, rend cette princesse plus à plaindre, et ses crimes plus terribles. Nous craignons de recevoir de pareils conseils en de semblables conjonctures. On peut donc introduire des personnages scelerats dans un poëme, ainsi qu’on met des bourreaux dans le tableau qui répresente le martyre d’un saint : mais comme on blâmeroit le peintre qui dépeindroit aimables des hommes ausquels il fait faire une action odieuse, de même on blâmeroit le poëte qui donneroit à des personnages scelerats des qualitez capables de leur concilier la bienveillance du spectateur. Cette bienveillance pourroit aller jusqu’à faire plaindre le scelerat, et à diminuer l’horreur du crime par la compassion que donneroit le criminel. Voilà ce qui est entierement opposé au grand but de la tragedie, je veux dire à son dessein de purger les passions.
Il ne faut point encore que le principal interêt de la piece tombe sur les personnages de scelerats. Le personnage d’un scelerat ne doit point être capable d’interesser par lui-même ; ainsi le spectateur ne sçauroit prendre part à ses avantures, qu’autant que ces avantures seront les incidens d’un évenement où des personnages d’un autre caractere auront un grand interêt. Qui fait attention à la mort de Narcisse dans Britannicus ?
Il est outre cela des scelerats qui ne devroient jamais paroître sur la scene à quelque titre que ce fut : ce sont les impies. J’appelle ici impieté tous les discours brutaux que fait tenir une audace insensée contre la religion qu’on professe, telle que puisse être cette religion. Ainsi mon sentiment est qu’on ne doit point, par exemple, introduire jamais sur le théatre un romain encore païen qui se moqueroit du feu de Vesta, non plus qu’un grec qui traiteroit avec insolence l’oracle de Delphes de fourberie inventée par les prêtres d’Apollon. Il seroit inutile d’expliquer ici que ceux qui, comme Polyeucte, parlent contre une religion l’ouvrage des hommes, parce qu’ils connoissent la verité, ne sont pas de ces impies que je proscris.
Les termes de ma proposition préviennent tout sujet de le soupçonner.
Mais, dira-t-on, Phédre viole volontairement les loix les plus saintes du droit naturel, elle aime le fils de son mari, elle lui parle de sa passion, elle tente tout pour le seduire, enfin ce qui fait le caractere le mieux marqué d’un scelerat, elle accuse l’innocent du crime qu’elle même a commis. Cependant les malheurs de Phédre ne laissent pas d’exciter la compassion, quand on voit la tragedie de Racine. On peut dire la même chose de plusieurs pieces des anciens tragiques.
Je réponds que Phédre ne commet pas volontairement les crimes dont elle est punie ; c’est un pouvoir divin auquel une mortelle ne sçauroit resister dans le sistême du paganisme, qui la force d’être incestueuse et perfide. Après ce que Phédre et sa confidente disent dès le premier acte sur la haine de Venus contre la posterité de Pasiphaé, et sur la vengeance de cette déesse qui détermine notre princesse infortunée à tout le mal qu’elle fait, ses crimes ne paroissent plus être ses crimes, que parce qu’elle en reçoit la punition. La haine en tombe sur Venus. Phédre plus malheureuse qu’elle ne devroit l’être, est un veritable personnage de tragedie.
Speroné Speroni, poëte du dix-septiéme siecle, a fait une tragedie italienne, intitulée Canacée, qui du moins peut passer pour une des meilleures tragedies écrites en italien. Le goût de déclamation y regne bien moins que dans les tragedies de ses compatriotes. Le sujet de la tragedie est l’avanture funeste de Macarée fils d’éole, et de Canacée soeur de Macarée. Venus, pour se vanger des persecutions d’éole contre énée, rend les enfans d’éole amoureux l’un de l’autre, et Canacée commet un inceste avec son frere. L’action de la tragedie revolta contre Speroné Speroni les beaux esprits d’Italie, mais on est obligé de condamner leur delicatesse quand on a lû la dissertation que cet auteur composa pour justifier le choix de son sujet.
Or comme la destinée de Phédre est semblable à celle de Canacée, tout ce que l’italien allegue pour sa défense justifie le françois, et j’y renvoïe mon lecteur.
Il seroit superflu d’avertir ici qu’en lisant une piece de théatre, on admet comme veritables les suppositions fausses qui étoient reçûës au tems où l’action est arrivée ; tout le monde sçait bien qu’il faut se prêter aux opinions qui ont été celles des acteurs. Pour juger sainement de leur conduite, il faut entrer dans leurs idées, et penser comme eux-mêmes ils pensoient. Ainsi en voïant la tragedie de Phédre, on se prête à la supposition qui faisoit les dieux du paganisme les auteurs et les vengeurs des crimes, bien que cette supposition revolte encore plus le bon sens, que ne le fait la plus extravagante des métamorphoses qu’Ovide a mises en vers.